N° 688

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2016-2017

Enregistré à la Présidence du Sénat le 26 juillet 2017

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication (1) sur la chronologie des médias ,

Par Mme Catherine MORIN-DESAILLY,

Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : Mme Catherine Morin-Desailly , présidente ; MM. Jean-Claude Carle, David Assouline, Mmes Corinne Bouchoux, Marie-Annick Duchêne, M. Louis Duvernois, Mmes Brigitte Gonthier-Maurin, Françoise Laborde, Claudine Lepage, M. Jacques-Bernard Magner, Mme Colette Mélot , vice-présidents ; Mmes Françoise Férat, Dominique Gillot, M. Jacques Grosperrin, Mme Sylvie Robert, M. Michel Savin , secrétaires ; MM. Maurice Antiste, Dominique Bailly, Mme Maryvonne Blondin, MM. Philippe Bonnecarrère, Gilbert Bouchet, Jean-Louis Carrère, Mme Françoise Cartron, M. Joseph Castelli, Mme Anne Chain-Larché, MM. François Commeinhes, René Danesi, Alain Dufaut, Mme Anne-Lise Dufour-Tonini, M. Jean-Léonce Dupont, Mme Nicole Duranton, M. Jean-Claude Gaudin, Mme Samia Ghali, M. Loïc Hervé, Mmes Christiane Hummel, Mireille Jouve, MM. Guy-Dominique Kennel, Claude Kern, Pierre Laurent, Jean-Pierre Leleux, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Lozach, Jean-Claude Luche, Christian Manable, Mmes Danielle Michel, Marie-Pierre Monier, MM. Philippe Nachbar, Jean-Jacques Panunzi, Daniel Percheron, Mme Christine Prunaud, MM. Stéphane Ravier, Bruno Retailleau, Mmes Évelyne Rivollier, Marie-France de Rose, MM. Abdourahamane Soilihi, Jean-Marc Todeschini, Hilarion Vendegou .

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

La 70 e édition du Festival de Cannes, en mai 2017, restera dans les mémoires tant par le souvenir de l'émouvant hommage rendu par la profession au septième art, que par ce qu'il convient désormais d'appeler la « polémique Netflix ». L'objet du délit ? Le 13 avril dernier, Thierry Frémaux, délégué général du Festival, dévoile la sélection officielle, à laquelle figurent Okja de Bong Joon-ho et The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach, deux longs métrages produits par la plateforme américaine Netflix.

Les réactions ne se firent pas attendre. Ainsi, la Fédération nationale des cinémas français (FNCF), s'offusque-t-elle dès le lendemain de cette annonce : « si des films du Festival de Cannes contrevenaient à la réglementation en vigueur sur la chronologie des médias, par exemple en étant diffusés sur Internet simultanément à une sortie en salle, ils seraient passibles de sanctions par le CNC ! En qu'en sera-t-il demain, si les films du Festival de Cannes ne sortaient pas en salles, remettant ainsi en cause leur nature d'oeuvre cinématographique ? » .

À cette interrogation légitime, Netflix, usant de la liberté que lui offre en l'espèce son statut de producteur, apporta une réponse tout aussi légitime considérée à l'aune de l'intérêt économique de la plateforme : les deux films sélectionnés à Cannes ne seront disponibles, en France, que sur la seule plateforme de Netflix. La réaction du Festival de Cannes, embarrassé par cette sélection officielle hors norme, ne se fit pas attendre : à compter de l'édition 2018, les films qui y figurent devront être visibles en salles.

Il serait toutefois illusoire de penser que, la polémique close, le sujet aurait disparu avec elle. Il se reposera tant que des acteurs comme Netflix produiront des oeuvres, qu'ils ne pourront, dès lors qu'elles seraient visibles au cinéma, diffuser sur leur propre plateforme qu'après trente-six mois d'exploitation par d'autres acteurs. Telle est l'une des limites du modèle français de la chronologie des médias et la question qu'elle entraîne n'est pas tant de savoir si la définition juridique d'une oeuvre, qui implique sortie en salles et respect de certaines obligations, doit prévaloir sur la définition esthétique, mais bien d'envisager comment le modèle français, vertueux en termes de financement de la création, peut se maintenir devant l'arrivée de nouveaux et puissants acteurs .

Qu'est-ce d'abord que la chronologie des médias ? Le modèle pourrait être défini comme l'exploitation des oeuvres par les diffuseurs selon un calendrier correspondant au niveau d'investissement de chacun dans la création desdites oeuvres, chaque fenêtre de commercialisation disposant d'une durée d'exclusivité garantie, soit par la loi soit par accord professionnel étendu par arrêté. Le principe au fondement de la chronologie des médias repose donc sur la cohérence et la proportionnalité des différentes fenêtres d'exploitation par rapport au poids et aux obligations de chacun dans le préfinancement des oeuvres .

En application de la directive 97/36/CE du 30 juin 1997, « la question des délais spécifiques à chaque type d'exploitation télévisée des oeuvres cinématographiques doit, en premier lieu, faire l'objet d'accords entre les parties intéressées ou les milieux professionnels concernés » . Les délais d'exploitation sur les services de médias audiovisuels à la demande (SMAD) et de télévision ont ainsi été fixés par l'accord professionnel étendu du 6 juillet 2009 , regroupant trente-cinq signataires, conformément à la directive 2007/65/CE du 11 décembre 2007 dite « Services de médias audiovisuels » et aux accords de l'Élysée du 23 novembre 2007 signés à la suite de la mission confiée à Denis Olivennes. Ils sont de dix mois pour une chaîne payante ayant signé un accord avec les organisations du cinéma, de douze mois pour la télévision payante en générale, de vingt-deux mois pour une chaîne coproductrice, de trente mois pour toute autre chaîne, de trente-six mois pour la vidéo à la demande (VàD) par abonnement et de quarante-huit mois pour la VàD gratuite.

En revanche, la fixation des délais applicables à la vidéo physique et à la vidéo à l'acte -et donc, en miroir, du délai précédent applicable à la salle- ressort de la compétence du législateur , qui en a fait d'ailleurs usage lors de l'examen de la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet (dite loi Hadopi) pour renouveler les bases juridiques de la chronologie des médias, désormais prévues aux articles L. 231-1 à L. 234-2 du code du cinéma et de l'image animée.

Concernant l'exploitation sous forme de vidéogrammes, le délai minimum, fixé par la loi a été avancé à quatre mois après la date de sortie en salles, contre six mois, en pratique, dans le régime précédent. Une possibilité de dérogation, accordée par le président du CNC, est prévue pour l'application contractuelle d'un délai inférieur, lorsque le film concerné enregistre moins de 200 entrées au cours de sa quatrième semaine d'exploitation. Elle n'est toutefois jamais soulevée par les producteurs.

Faute d'avoir été dénoncé par une ou plusieurs organisations professionnelles représentatives dans un délai de trois mois avant sa date d'échéance, l'accord du 6 juillet 2009, initialement conclu pour trois ans, est reconduit tacitement chaque année.

Le statu quo est apparu ces dernières années fort délicat à maintenir dans un contexte où les plateformes occupent une place désormais majeure sur le marché , sans pour certaines se plier ni aux règles de la chronologie des médias ni aux obligations de financement de la création , tandis que des acteurs traditionnels, à l'instar de Canal+, se trouvent en grande difficulté, alors même que les préachats, notamment des chaînes payantes, sont au coeur du financement des films . Conformément à ses obligations, Canal+ a préacheté 107 films en 2016 pour un total de 141,7 millions d'euros. Toutefois, cet investissement étant directement corrélé au chiffre d'affaires de la chaîne, dont il doit représenter 12,5 %, toute diminution de ce dernier entraîne mécaniquement un moindre transfert de valeur au bénéfice de l'industrie cinématographique.

Les craintes exprimées en 2013 à ce sujet par notre ancien collègue Jean-Pierre Plancade dans le cadre du groupe de travail de la commission de la culture sur l'avenir de la production audiovisuelle 1 ( * ) sont devenues aujourd'hui réalité : « les éditeurs de services de médias audiovisuels à la demande seront soumis, à terme, à une concurrence accrue des éditeurs qui se développent sur Internet, dont certains acteurs extracommunautaires. (...) La commercialisation sur le territoire français d'offres de vidéo à la demande par abonnement par Amazon et Netflix est régulièrement annoncée. Ces deux sociétés sont déjà présentes en Grande-Bretagne. Ces acteurs auront deux spécificités principales : ils seront issus d'univers faiblement règlementés (...) [et] ils disposeront, selon toutes probabilités, de capacités financières dépassant largement celles des groupes audiovisuels les plus puissants » .

Le modèle actuel souffre également d'un profond bouleversement des usages : alors que la chronologie des médias devait garantir la valeur des films pour chaque diffuseur, la révolution numérique, en encourageant une consommation volatile et immédiate des oeuvres , n'a cessé de leur en faire perdre. Les spectateurs-consommateurs réclament des oeuvres rapidement disponibles, quitte à se tourner, nombreux, vers le piratage.

Les salles de cinéma seules semblent résister à la révolution des usages : la fréquentation a atteint en 2016, avec 213 millions d'entrées, son deuxième meilleur niveau depuis cinquante ans (l'année 2011 avait enregistré 217 millions d'entrées) grâce au succès des films d'animation de Disney ( Zootopie et Vaiana ) et à la vitalité de la production française, résultat qui place la France en tête des pays européens en termes de fréquentation des salles de cinéma.

Au Journal Officiel en date du 13 juillet 2017, les termes de la question écrite n° 00510 de notre collègue sénateur Rachel Mazuir illustrent parfaitement le poids de l'impératif de disponibilité des films dans la réflexion sur l'évolution de la chronologie des médias. Interpellant la ministre de la culture, il constate ainsi que « lors de la signature de cet accord [de 2009] , les plateformes de diffusion en ligne par abonnement, telles Netflix ou Amazon, n'étaient pas présentes en France. Leur arrivée a bouleversé les usages et remet en cause la chronologie des médias. (...) Les délais, jugés trop longs par certains et favorisant le piratage, font régulièrement l'objet de débat. Début 2017, des discussions sur la révision de la chronologie des médias avaient à nouveau été engagées sous l'égide du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) et en partenariat des principaux acteurs du secteur. Mais elles ne semblent pas aboutir » . Ce faisant, il interroge le Gouvernement sur « les éventuelles mesures qu'il envisage pour adapter la chronologie des médias aux attentes des opérateurs de la filière cinématographique et des consommateurs qui souhaitent un accès plus rapide aux films » .

La critique faite à l'actuelle chronologie des médias s'agissant de la disponibilité des oeuvres ne se limite pas à l'accès aux films les plus récents ; elle porte également sur le système des fenêtres garanties exclusivement à chaque diffuseur, qui conduit à ce que, à titre d'illustration, un film disponible sur Canal+ ne soit plus, pendant le temps de diffusion accordé à la chaîne, visible sur une plateforme de VàD à l'acte.

Cette situation, peu compréhensible en pratique par les spectateurs, est par ailleurs contraire à l'objectif d'une exploitation suivie des oeuvres , telle que rappelé par l'article 38 de la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine. Ce fut d'ailleurs l'une des raisons invoquées par la Société des auteurs et des compositeurs dramatiques (SACD) pour ne pas s'engager dans l'accord du 6 juillet 2009.

L'article L. 132-27 du code de la propriété intellectuelle prévoit une obligation pour le producteur de rechercher une exploitation suivie des oeuvres, les conditions de mise en oeuvre de cette obligation devant être définies par accord interprofessionnel. Cet accord est intervenu le 3 octobre 2016 sous l'égide du CNC ; il a été étendu par arrêté le 7 octobre. Une évolution de la chronologie des médias, notamment s'agissant du dégel des droits , permettrait de mettre en oeuvre effectivement un principe vertueux déjà réclamé par notre commission dans le cadre du rapport d'information précité.

Devant l'absolue nécessité d'adapter la chronologie des médias, le législateur n'est pas resté impuissant. Pour tenter de faire évoluer la réglementation, l'article 28 de loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine complète l'article L. 234-1 du code du cinéma et de l'image animée relatif à l'extension par arrêté du ministre en charge de la culture des accords professionnels portant sur l'exploitation des oeuvres cinématographiques sur les SMAD et les services de télévision.

Il applique un délai maximal de trois ans à la validité de l'arrêté ministériel d'extension . Dès lors, les négociations bilatérales ont été relancées sous l'égide du CNC avec la contrainte d'une date butoir, tentant d'inciter les diffuseurs à investir derechef dans la création, malgré leurs difficultés financières, en échange d'une avancée de la chronologie en leur faveur . Malgré les avancées proposées par certaines parties, elles n'ont pas abouti à ce jour.

Votre commission de la culture, de l'éducation et de la communication, convaincue qu'il convient d'avancer rapidement sur ce sujet sous peine de voir le modèle français par trop souffrir de la concurrence des acteurs internationaux, a organisé à l'initiative de sa présidente, le 12 juillet 2017, une journée d'études sur la chronologie des médias . Introduite par Christophe Tardieu, secrétaire général du CNC en charge des négociations avec les professionnels, elle a rassemblé les professionnels du cinéma et de l'audiovisuel autour de trois tables rondes thématiques.

Les questions abordées ont été multiples : comment la réglementation française, qui jusqu'à présent a fait les beaux jours de la création et de l'exception culturelle, peut-elle s'adapter, sans trop se fragiliser, aux nouveaux acteurs du marché comme aux nouveaux usages des consommateurs ? Faut-il envisager d'intervenir autoritairement si un accord entre les professionnels n'était pas prochainement acté ? Quelles solutions devraient être alors privilégiées pour faire cohabiter harmonieusement les différents modes de diffusion et intégrer les nouveaux acteurs au financement de la création ?

Les échanges, approfondis, ont fait apparaître des points durs et de possibles convergences . Le présent rapport en retrace le contenu : l'état des lieux dressé par chacun et les différentes propositions des parties.

D'ores et déjà, votre commission de la culture, de l'éducation et de la communication a pu forger trois convictions à l'issue de cette journée d'auditions :

1° Même si la chronologie des médias constitue d'abord une compétence des organisations professionnelles, le législateur ne doit pas s'en désintéresser soit pour en fixer dans la loi les principes généraux , soit, à l'issue d'un délai à déterminer, pour suppléer à l'absence d'accord . En l'espèce, nécessité doit faire loi ;

2° Une réforme de la chronologie des médias doit s'inscrire dans un cadre plus large de modernisation du cadre légal et réglementaire dans lequel se meuvent les médias français. La recherche d'une régulation plus souple appliquée à l'ensemble des acteurs doit constituer une priorité. Lever des contraintes anciennes, qui ont perdu leur légitimité avec l'évolution des usages, pourrait être nécessaire (troisième coupure de publicité dans certains films, jours interdits de diffusion des films, secteurs interdits de publicité...). La réforme doit être globale ;

3° Dans un univers très mouvant, dans lequel l'innovation est permanente, l'adaptation du cadre légal et réglementaire doit également être régulière . C'est la raison pour laquelle la négociation entre organisations professionnelles doit être chaque fois que nécessaire privilégiée et que des clauses de rendez-vous ou des durées d'application limitées peuvent être fixées. La chronologie des médias ne cessera pas d'évoluer dans les années qui viennent pour s'adapter aux nouvelles offres et aux nouveaux usages .

Il convient désormais d'agir. Votre commission est convaincue, à l'aune de cette journée d'études, qu' un accord global est possible . Les professionnels ont en effet porté un diagnostic partagé quant à la nécessité de faire évoluer les obligations de chacun pour les rendre plus conformes aux nouveaux usages et plus à même de se confronter à la concurrence.

Il n'en demeure pas moins qu'une modification des règles de la chronologie des médias ne pourra faire l'économie d' une politique plus efficace de lutte contre le piratage , ainsi que l'avait déjà appelé de ses voeux votre commission à l'occasion des travaux menés par les sénateurs Loïc Hervé et Corinne Bouchoux sur l'avenir de la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la promotion des droits sur Internet (Hadopi) 2 ( * ) .


* 1 Production audiovisuelle : pour une politique industrielle au service de l'exception culturelle - Rapport d'information n° 616 (2012-2013).

* 2 Hadopi : totem et tabou - Rapport d'information n° 600 (2014-2015).

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