C. LA GESTION DES PROGRAMMES DE MODERNISATION DE LA NAVIGATION AÉRIENNE PAR LA DIRECTION DE LA TECHNIQUE ET DE L'INNOVATION (DTI) DOIT ÊTRE REVUE EN PROFONDEUR

Si le retard et les surcoûts engendrés par les différents programmes de modernisation de la DSNA s'expliquent tous en partie par des raisons techniques liées à chacun d'entre eux, il n'en demeure pas moins que l'ampleur et la récurrence des difficultés rencontrées doivent nécessairement conduire à s'interroger sur la façon dont ces programmes sont gérés.

Cela pose plus particulièrement la question du rôle joué par la direction de la technique et de l'innovation (DTI) au sein de la DSNA.

1. La direction de la technique et de l'innovation (DTI) apparaît comme une organisation rigide, peu réactive et trop repliée sur elle-même

La direction de la technique et de l'innovation (DTI) de la DSNA, basée à Toulouse et à Athis-Mons, rassemble 530 personnes chargées de deux grandes missions.

La première est le maintien en conditions opérationnelles (MCO) des systèmes du contrôle aérien.

Il s'agit tout d'abord de la maintenance dite « préventive » ou « évolutive » , et qui consiste à remplacer des matériels obsolètes ou à organiser les migrations vers des systèmes plus récents .

Mais le MCO implique également un volet de maintenance corrective : corrections de bugs logiciels, réparations de matériels, gestion de pièces détachées, etc.

La seconde mission de la DTI porte sur les études et les acquisitions de nouveaux systèmes de contrôle aérien .

Elle la conduit à prendre part à de nombreux travaux internationaux, et notamment au programme de R&D SESAR, mais surtout à assurer la gestion des grands programmes de modernisation du contrôle aérien qui ont été présentés en détail supra (4-Flight, Coflight, Sysat, Datalink, etc.).

Cette gestion consiste à intervenir à tous les stades de la vie de ces programmes en cours de gestation : recueils des besoins exprimés par les contrôleurs aériens, études, spécifications des futurs systèmes de la navigation aérienne, négociation avec les industriels, achat, développement en interne de certains aspects des programmes, expérimentations, déploiement et, enfin, maintien en conditions opérationnelles.

Désireux de mieux appréhender les problématiques d'une direction qui lui a été présentée par les contrôleurs aériens comme un véritable « État dans l'État » au sein de la DSNA, votre rapporteur spécial est allé à la rencontre des équipes de la DTI à Toulouse puis a entendu son directeur en audition.

Il a tout d'abord été marqué par le très bon niveau de formation de ces équipes , que lui ont confirmé ses autres interlocuteurs, à l'instar des responsables de Thalès Air Systems qui ont évoqué devant lui « des équipes d'une extrême compétence technique et qui bénéficient de l'exploitation technique du système de contrôle aérien en France ».

Les ingénieurs électroniciens des systèmes de la sécurité aérienne (IESSA)

Les ingénieurs électroniciens des systèmes de la sécurité aérienne (IESSA) sont chargés de fournir aux contrôleurs aériens et aux pilotes des systèmes techniques de la navigation aérienne fiables et robustes. Le corps comptait 1 341 membres au 1 er janvier 2017, recrutés sur concours et formé à l'École nationale de l'aviation civile (ENAC).

Très nombreux à la direction de la technique et de l'innovation (DTI), les IESSA interviennent aux différentes étapes du cycle de vie des systèmes techniques de la DSNA (spécifications, intégration, validation, déploiement et maintien des systèmes en conditions opérationnelles).

Source : commission des finances du Sénat

Ces différentes rencontres lui ont néanmoins donné le sentiment que la DTI souffrait d'un certain nombre de maux qui ne sont sans doute pas étrangers au retard pris par les différents programmes qu'elle est chargée de superviser.

En premier lieu, la DTI est une organisation relativement lourde et rigide , peu réactive , alors même que l'innovation, dans le domaine aéronautique exigerait une structure agile en mode start-up . Alors que tout s'accélère, la DTI paraît enkystée dans ses habitudes .

Deuxième travers : une organisation trop repliée sur elle-même et éloignée des contrôleurs aériens . Ainsi qu'il a été rappelé supra , le site principal de la DTI se trouve à Toulouse. S'il s'agit là, après la région parisienne, d'un pôle majeur de l'aéronautique française, la DTI se trouve de fait éloignée des centres en-route et même des centres d'approche car elle n'est pas située à proximité de l'aéroport de Toulouse.

Les contrôleurs aériens estiment que cet isolement constitue un véritable problème , car il complexifie les échanges qu'ils entretiennent avec la DTI. Or celle-ci devrait sans cesse avoir recours à eux pour s'assurer que les programmes en cours de développement parviendront bien à satisfaire leurs besoins.

Du reste, cette anomalie de fonctionnement n'a pas échappé aux industriels qui travaillent avec la DTI.

Les responsables de Thalès Air Systems ont ainsi noté que deux cercles distincts d'équipes intégrées avaient été mis en place pour gérer le projet 4-Flight, au sein de la DSNA d'une part (entre la DTI et les centres) et entre la DTI et Thalès d'autre part.

A contrario , ils relèvent qu'ont été mis en place par les prestataires de services de la navigation aérienne (PSNA) de Singapour ou de l'Australie une équipe intégrée tripartite réunissant les centres de contrôle, les équipes techniques (équivalents de la DTI) et Thalès , avec une présence systématique des équipes Thalès dans les centres, ce qui, selon leurs termes, « favorise la cohérence d'ensemble, l'alignement des acteurs et la boucle d'interaction ».

Toujours selon les responsables de Thalès Air Systems , le mode de fonctionnement retenu par la DTI la conduit « à gérer à son niveau une très grande partie de la complexité des projets », ce qui « peut la conduire à se priver de la capacité de proposition de l'industriel », ce qui est regrettable.

Recommandation n° 8 : revoir en profondeur l'organisation de la direction de la technique et de l'innovation (DTI), s'interroger sur son périmètre et sur ses modes de gestion de projets pour la rendre plus agile et la rapprocher des contrôleurs aériens.

2. L'exemple de 4-Flight montre clairement les carences de la DTI en matière de gestion opérationnelle de projets avec les industriels

Le travail en partenariat avec des industriels est récent dans l'histoire de la DTI , ce qui explique sans doute pourquoi les relations sont relativement difficiles et donnent lieu à des incompréhensions de part et d'autre .

La façon dont a été géré et dont est toujours géré le développement du programme 4-Flight témoigne clairement de ce manque d'expérience dans la relation avec les industriels .

a) Pourquoi avoir systématiquement recours à du sur-mesure et ne pas acheter tout ou partie de certains programmes « sur étagère » ?

Le premier reproche que l'on peut sans doute faire à la DTI, et, au-delà, aux responsables de la DSNA est celui de vouloir quasi-systématiquement bénéficier de systèmes développés sur mesure au lieu d'acheter des programmes « sur étagère » , ce qui serait beaucoup moins onéreux.

La raison avancée est que l'espace aérien français serait d'une telle densité et d'une telle complexité qu'aucun système existant au monde actuellement ne serait susceptible de l'appréhender.

Votre rapporteur spécial est bien conscient qu'un carrefour aérien comme la France n'a pas les mêmes enjeux que des pays de taille plus modeste ou plus excentré s à qui des systèmes déjà réalisés peuvent être vendus « sur étagère » avec des adaptations réduites, principalement liées à l'architecture des systèmes préexistants, à laquelle le système vendu doit venir s'interfacer.

Pour autant il peine à croire que cette complexité soit telle qu'il faille systématiquement repartir de zéro au prix de coûts et de délais exponentiels .

Lors de leur audition, les responsables chez Thalès Air Systems ont fait valoir que dans les pays à forte densité de trafic et/ou environnement opérationnel complexe (ce qui est indéniablement le cas de la France), la tendance du marché depuis le début des années 2000 était de passer de solutions sur mesure vers des solutions à base de briques de base achetées « sur étagère » et adaptées à l'espace aérien concerné .

Pourtant la DSNA a fait en 2011 le choix inverse pour 4-Flight , avec un résultat pour le moins mitigé jusqu'ici.

b) Le perfectionnisme de la DTI la conduit à « surspécifier » les projets

Votre rapporteur spécial se demande en outre si cette complexité n'est pas en grande partie due à un perfectionnisme excessif de la part de la DTI, ses interlocuteurs d'Eurocontrol ayant évoqué devant lui l'existence d'une « couche d'ingénierie » qui contribuerait grandement aux retards des programmes à force de systématiquement vouloir atteindre un mieux devenu l'ennemi du bien.

Le terme de « surspécifications » est revenu à plusieurs reprises au cours des auditions pour désigner cet état d'esprit qui conduit les ingénieurs de la DTI à entrer dans les moindres détails et à sans cesse demander des assurances supplémentaires qui complexifient les projets .

c) La volonté de trop faire soi-même

Autre héritage du passé, la tentation de tout faire soi-même , comme à la grande époque du système Cautra.

Si la DTI a dû progressivement faire de plus en plus appel à des industriels , elle continue à développer elle-même des systèmes de navigation aérienne ou des parties de ces systèmes chaque fois que cela est possible.

Cet état d'esprit n'est pas de nature à apaiser les relations avec des partenaires parfois déconcertés par ce type de réactions peu courantes chez les autres prestataires de services de la navigation aérienne (PSNA).

Ainsi, la DSNA a précisé dans le contrat de 4-Flight qu'elle se chargerait elle-même du simulateur et d'un certain nombre de développements liés à l'analyse des données réalisée par le système.

Cela rajoute des coûts de coordination , oblige l'industriel à intégrer des apports de la DTI et rend plus difficile pour lui la possibilité d'amortir à l'exportation un projet fini dont il ne maîtrisera pas toutes les composantes.

En outre, la DTI veut s'assurer qu'elle pourra réaliser elle-même le maintien en condition opérationnelle (MCO) du système une fois celui-ci livré et le faire évoluer toute seule ultérieurement .

Il en résulte un engagement beaucoup plus court-termiste avec l'industriel, là où de plus en plus de PSNA lui confient non seulement la réalisation de leur système mais également la MCO et les développements futurs .

d) Les critiques de la Cour des comptes sur le caractère insuffisant des analyses coûts-bénéfices préalables et sur le recours croissant aux prestataires externes

Dans son référé n° 71553 du 20 janvier 2015, la Cour des comptes avait cité deux autres carences plus concrètes de la DTI , et, plus largement, de la DSNA, dans la gestion opérationnelle de ses grands programmes .

La première concerne le caractère trop rare et trop rudimentaire des analyses coûts avantages réalisées pour appuyer les décisions de lancement et les étapes décisives des programmes, la Cour relevant notamment que « lorsqu'elles existent, ces analyses sont insuffisantes et ne contribuent pas toujours au processus de décision », ce qui est pour le moins gênant.

Elle en concluait que « la définition d'une méthodologie semble indispensable dans ce domaine , afin de veiller à la réalisation effective de ces analyses, à leur robustesse et à leur prise en compte dans les décisions ».

Compte tenu du coût des différents programmes rappelé dans le détail supra, votre rapporteur spécial ne peut que partager cette préconisation frappée du sceau du bon sens de la Cour des comptes .

La Cour des comptes s'inquiétait en second lieu du fait que la DSNA ait eu recours, de 2009 à 2013, à des prestations d'assistance à maîtrise d'ouvrage (AMO) pour la planification et la gestion de ses projets, pour un coût moyen de 1,4 million d'euros par an et qu'un nouveau contrat ait été passé en 2013 pour huit ans avec un volume annuel de prestations en hausse d'environ 30 %.

Elle en concluait que « si l'ampleur des programmes lancés peut expliquer un besoin accru de coordination et de pilotage , la DGAC doit cependant veiller à limiter le recours à des prestations d'assistance à maîtrise d'ouvrage portant uniquement sur la gestion des projets, car elle s'expose à un risque de perte durable de compétence en matière de gestion de projets ».

Votre rapporteur spécial n'interprète pas du tout de la même manière que la Cour des comptes le recours croissant de la DSNA aux AMO.

Il estime au contraire que celui-ci est tout à fait pertinent, voire indispensable, car gérer des projets de grande ampleur comme Coflight, 4-Flight ou Sysat est quelque chose de nouveau pour cette direction , ce dont témoignent, du reste, les difficultés considérables qu'elle rencontre dans cet exercice.

Il considère donc que le concours d'AMO pour mener à bien ces projets peut être justifié eu égard aux enjeux financiers, tant que lesdits projets aboutissent bel et bien .

Recommandation n° 9 : adopter une nouvelle approche dans les relations avec les industriels consistant à acheter au maximum « sur étagère », à éviter toute « surspécification » inutile et à cesser de développer des composants en interne.

Recommandation n° 10 : professionnaliser la gestion opérationnelle des programmes de modernisation, quitte à avoir davantage recours à des prestations d'assistance à maîtrise d'ouvrage (AMO).

3. Conclure des partenariats avec d'autres prestataires de services de la navigation européenne pour mutualiser les coûts et les risques liés à l'achat de nouveaux systèmes

Les programmes de modernisation de la navigation aérienne sont extrêmement coûteux , surtout lorsqu'ils n'utilisent pas ou peu de composants préexistants et entendent introduire de véritables ruptures technologiques .

En outre, les prestataires de services de la navigation aérienne (PSNA) se trouvent souvent dans une situation de faiblesse vis-à-vis des fournisseurs de systèmes de la navigation aérienne , qui, peu nombreux, constituent une sorte d'oligopole , voire de duopole Indra-Thalès .

On peut même parler parfois de position quasi-monopolistique, tant on imagine mal , pour des raisons de politique industrielle, un PSNA avoir recours à un concurrent de l'industriel national .

Il est donc essentiel que les PSNA européens s'associent entre eux pour mener des programmes en commun, afin de partager les coûts , de peser face aux industriels et de faciliter l'interopérabilité entre leurs systèmes .

C'est ce qu'ont bien compris les PSNA espagnol (ENAIRE), allemand (DFS), britannique (NATS), néerlandais (LVNL), norvégien (AVINOR), lituanien (ORO Navagacija) et polonais (PANSA) qui se sont associés pour commander ensemble à l'industriel espagnol Indra le concurrent de 4-Flight , dénommé iTEC .

Si celui-ci a également connu des difficultés, du moins les coûts ont-ils été partagé entre les PSNA , sans compter le fait qu'il est, lui, entré en service dans les centres en-route de Prestwick en 2016 et de Karlsruhe en 2017 .

L'alliance Coopans , composé des PSNA autrichien, croate, irlandais, suédois et danois, c'est-à-dire de PSNA responsables de petits espaces aériens ont également saisi l'importance de faire équipe avec leurs homologues pour renforcer leur position de négociation vis-à-vis de leur fournisseur Thalès.

La DSNA paraît donc étonnamment isolée , sa seule véritable coopération étant celle qu'elle a mise en place avec l'Enav pour Coflight .

Si parler de réussite de ce projet paraît hors de propos, compte tenu de la dérive de son calendrier et de ses coûts, du moins peut-on se féliciter que la DSNA ait entrepris ces dernières années d'internationaliser ce projet .

Une fois Coflight livré, elle espère pouvoir partager les frais de maintenance et de développements futurs avec les membres de l'alliance Coopans ainsi qu'avec les PSNA hongrois, belge et bulgare , qui sont également des clients de Thalès.

Autre projet intéressant, celui du Coflight cloud service qui verrait la DSNA, sur la base de Coflight, fournir à distance des informations en temps réel sur des vols au profit d'autres PSNA étrangers , tels que le PSNA suisse Skyguide.

La DSNA doit donc tirer les leçons des mésaventures qu'elle subit avec 4-Flight et mutualiser davantage à l'avenir les développements de ses systèmes de navigation aérienne .

Recommandation n° 11 : mutualiser les coûts et les risques liés au développement de systèmes de navigation aérienne innovants grâce à des partenariats avec d'autres prestataires de services de la navigation aérienne.

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