II. COMPTES-RENDUS DES AUDITIONS

Jeudi 9 novembre 2017

Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

La réunion est ouverte à 11 h 50.

1. Rencontre avec une délégation de la commission chargée du suivi de la sortie de l'Union européenne de la Chambre des Communes (jeudi 9 novembre 2017)

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Nous sommes très heureux de vous accueillir devant notre groupe de suivi du retrait du Royaume-Uni, que nous venons tout juste de reconstituer après le récent renouvellement du Sénat.

Sous la précédente mandature, nous avions plaidé pour une séparation ordonnée. Selon notre analyse, un échec des négociations était possible, mais devait être évité. Nous avions aussi souligné le caractère indissociable des quatre libertés : libertés de circulation des biens, des personnes, des services, des capitaux.

Or, nous constatons que les négociations de l'accord de sortie semblent avoir peu avancé. Nous souscrivons pour notre part aux trois conditions posées par l'Union européenne portant respectivement sur la situation des ressortissants européens et réciproquement celle des citoyens britanniques, sur la question de l'Irlande et sur le règlement financier. Quelle est votre analyse ? Pensez-vous que le dossier puisse évoluer favorablement d'ici le Conseil européen de décembre ?

Un accord de transition est par ailleurs parfois évoqué afin d'éviter une rupture brutale à compter du 29 mars 2019, date de sortie de l'Union européenne. Qu'en pensez-vous ?

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Je me joins à ce mot de bienvenue au nom de la commission des Affaires étrangères. Je souhaiterais vous interroger sur le cadre des relations futures entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Nous Européens souhaitons clarifier d'abord les modalités de la sortie. Plusieurs modèles ont été évoqués, allant d'une relation dans le cadre de l'OMC, jusqu'à d'autres formules d'association, avec l'AELE ; certains évoquent enfin un statut spécial, sachant que le Royaume-Uni ne peut obtenir un statut plus favorable en dehors qu'au sein même de l'Union européenne.

Il nous semble qu'il n'y a pas d'accord outre-Manche sur ce point, donc nous serions très intéressés par votre avis.

Enfin, Mme Theresa May a fait à Florence une proposition d'accord d'association sans condition sur les questions de sécurité et de défense. Nous y sommes particulièrement sensibles, une coopération étroite étant nécessaire en particulier dans la lutte contre le terrorisme. Paradoxalement, c'est une partie de l'Europe politique que les Britanniques souhaitent garder. Comment envisagez-vous cette association ? Les traités de Lancaster House nous lient en matière de défense, peuvent-ils servir de modèles pour l'établissement de relations plus étroites avec d'autres États de l'Union européenne ?

M. Hilary Benn, président de la commission du du suivi de la sortie de l'Union européenne de la Chambre des Communes. - Merci. Vous venez de poser plusieurs questions très importantes. Nous avons aussi hâte de vous poser des questions sur la position de la France à l'égard de ce processus, qui comporte deux étapes : un accord sur les droits des citoyens européens en Grande Bretagne et vice-versa. Il y a 1,2 million de citoyens britanniques dans les 27 États membres de l'Union européenne. Dans un accord final qui contiendrait toutes les questions que nous souhaitons voir couvertes, il pourrait y avoir une Cour de justice hybride. Le processus est en cours. Le problème de l'Irlande du Nord est particulièrement important, en raison de la durée du conflit, et du nombre de morts accumulés tout au long de celui-ci. M. Barnier, que nous avons rencontré hier, comprend très bien ce point de vue.

Quant aux discussions sur ce qui se passe ou se passera à la frontière, ce devra être avec et pour les citoyens : il faudra une aire de voyages libres, semblable à celle qui était en vigueur en Europe avant même l'Union européenne.

Sur l'accord financier, Michel Barnier a été très clair hier : nous avons des obligations. Notre Premier ministre a fait des déclarations à Florence. J'espère qu'elles nous permettront d'avancer dans les négociations.

Quant à la lutte contre le terrorisme, nous exprimons notre solidarité après les terribles attaques qui ont eu lieu à Paris et à travers votre pays. L'une de nos assistantes a perdu la vie dans un tel attentat chez nous.

Je rappelle le point de vue du Gouvernement britannique : nous ne souhaitons pas dépendre de la Cour de justice de l'Union européenne. L'avenir de la liberté de circulation est un point très difficile des négociations. Les avis diffèrent au sein de notre commission. Nous espérons tous que nous aurons une période de transition. Il y a un débat très animé, au sein du Parlement britannique, sur les douanes, le marché unique et la gestion de la législation européenne. Qu'allons-nous garder ; changer ? De quoi les Cours britanniques auront-elles la charge ?

Nous comprenons que le Brexit ne soit pas votre priorité ; vous avez vos propres problèmes nationaux. Nous avons l'impression de courir derrière un train en mouvement : actuellement, il bouge très lentement ou est à l'arrêt en gare. Nous souhaitons tous le voir avancer.

Permettez-moi une question très directe : en Grande-Bretagne, beaucoup de personnes croient que ce ne serait pas un problème de ne pas avoir d'accord. Je pense personnellement que ce serait un désastre pour notre pays. Quelles seraient les conséquences pour la France d'une absence d'accord ? J'espère, comme M. Barnier, que nous parviendrons à un accord, mais le risque existe. Les sujets sont complexes et le « tic-tac » de l'horloge se fait entendre...

M. Jean Bizet, président. - Il est vrai que nous redoutons qu'il n'y ait pas d'accord. Ce serait un désastre pour la Grande-Bretagne, mais ce ne serait pas très intéressant non plus pour les 27 États membres. Je rappelle que les flux commerciaux entre la Grande-Bretagne et l'Union européenne s'élèvent à 44 % ; dans l'autre sens, à 8 %. Il n'empêche que pour la France, ce serait financièrement, économiquement, culturellement, un échec. Nous ne le souhaitons pas, mais nous ne l'avons pas voulu : c'est M. Cameron qui a décidé de lancer un référendum. Je le dis avec beaucoup de courtoisie : ce serait une faute stratégique majeure, pour vous, mais aussi pour l'ensemble de l'Unions européenne. Dans un monde très ouvert, très globalisé, tous les États qui comptent sont des États continents. Comment pèseriez-vous davantage, avec 80 millions d'habitants, qu'avec 450 millions ou 500 millions d'habitants ? Une absence d'accord ou un mauvais accord serait une mauvaise nouvelle pour la France.

M. Hilary Benn. - Je suis entièrement d'accord avec vous.

M. Stephen Crabb (parti conservateur). - Merci beaucoup de nous accueillir. J'ai fait campagne pour que le Royaume-Uni reste dans l'Union européenne et j'essaie de m'assurer que le Gouvernement de Theresa May ait une stratégie claire pour quitter l'Union européenne. Nous sortons d'une réunion avec le Medef, qui a souligné l'importance d'une période de transition. Hier, nous avons entendu M. Barnier à Bruxelles. Il nous a dit que la période de transition devait être courte, mais il nous a aussi alertés sur les difficultés à négocier les relations avec l'Union européenne après 2019. Quel est votre point de vue sur la durée de cette période de transition et qu'en pense votre Gouvernement ?

M. Stephen Kinnock (parti travailliste) (s'exprimant en français). - Je suis député du pays de Galles. Je vous remercie, Messieurs les Présidents, pour votre accueil. Il y aurait un accord entre l'Union européenne et le Gouvernement britannique, selon lequel la période de transition serait semblable au statu quo, la seule différence étant que le Royaume-Uni ne participerait pas aux sommets, et n'aurait ni commissaire, ni député au Parlement européen.

L'opinion publique en France a-t-elle compris que les relations ne vont pas changer pendant deux ans ? Pendant cette période seront négociées les relations futures. La France dira-t-elle que la priorité va à l'intégrité du marché intérieur ? Peut-on envisager un compromis, sur le modèle norvégien, ou sous forme d'une association, sur le modèle ukrainien ?

Mme Joanna Cherry (parti national écossais). - Une majorité d'Écossais ont voté pour rester dans l'Union européenne. Pour l'instant, il est possible que le Gouvernement de Theresa May échoue. Quelle serait l'attitude de l'Union européenne si nous décidions que nous souhaitons rester, finalement ?

M. Olivier Cadic. - Je représente les Français de l'étranger et je vis au Royaume-Uni depuis 21 ans, à Canterbury. Je représente donc les Européens du Royaume-Uni, qui sont trois millions, et que je rencontre tous les mois. J'organise une réunion ce samedi. Leur perception n'est pas du tout celle que vous exprimez. Ils n'ont aucune certitude, ne savent pas où ils en sont, ni s'ils vont rester. Ils savent que c'est compliqué ; on leur a demandé de remplir 80 pages de formulaires, puis on leur demande encore autre chose...Pour les entrepreneurs comme moi, la question est de préparer leur départ pour l'année prochaine.

Ce pays est magique. J'y ai vécu 21 années formidables, j'y ai développé mon entreprise, dans un environnement extraordinaire. Lors de la campagne, on parlait de sortir des institutions de l'Union européenne, mais pas du marché unique ! Personne n'imaginait aller aussi loin que là où l'on est en train d'aller.

Si la période transitoire devait durer toujours, cela satisferait tout le monde !

En trois ans, j'ai effectué 217 déplacements, dans 64 pays du monde. J'ai une conviction : plus un seul des États de l'Union européenne n'a la taille critique pour affronter la mondialisation. Le Brexit satisfait des puissances qui veulent affaiblir l'Europe et la démocratie.

Alors, oui, trois millions d'Européens au Royaume-Uni et deux millions de Britanniques en Europe font un rêve éveillé : que ce cauchemar se termine, que pourquoi pas, le Royaume-Uni reste dans l'Union européenne ?

M. Richard Yung. - « What a mess indeed ! » C'est le sentiment que nous avons tous. L'approche de la phase de transition est assez difficile, car cela veut dire que les problèmes ne sont pas réglés. Cet Himalaya de difficultés mettra dix ans à se résoudre. Demeure un fait : le Royaume-Uni est sorti et devient un État tiers, comme l'Afrique du Sud, au moins au début. Ensuite, au fur et à mesure des progrès dans la négociation des différents chapitres, à commencer par les trois premiers que vous avez mentionnés, Monsieur le Président, des ouvertures pourraient avoir lieu, qui correspondent aux intérêts de nos deux économies, compte tenu de l'importance de nos échanges.

Quelle est votre position sur la négociation financière de sortie ?

M. Hilary Benn. - Notre commission n'a pas adopté de position en la matière. C'est une question à laquelle le Gouvernement doit répondre. Dans son discours de Florence, le Premier ministre a évoqué la somme de 18 à 20 milliards, dans un cadre pluriannuel et a assuré que la Grande-Bretagne honorerait ses engagements. Le Royaume-Uni rajoutera-t-il des dispositions supplémentaires lors du Conseil de décembre ? Un progrès n'est pas un accord. Il incombe à M. Barnier et au Conseil européen de décider. C'est un sujet sensible et tout Gouvernement peut légitimement s'interroger sur l'accord final.

On peut différencier l'accord de séparation avec l'Union européenne et les droits citoyens d'une part, l'accord budgétaire d'autre part.

Le Premier ministre a dit très clairement qu'elle souhaitait que les citoyens européens restent. Qu'en pensent les trois millions de personnes qui sont en Grande-Bretagne ? Tout n'a pas été réglé. La question du regroupement familial est très importante. Quoi qu'il en soit, on ne peut aboutir à un autre résultat que le maintien de leur résidence au Royaume-Uni, sinon, ce serait un cauchemar.

L'on nous a parlé hier d'un renversement de procédure : on demanderait aux citoyens une « déclaration familiale » et ensuite le ministère de l'intérieur britannique dirait s'il est d'accord ou pas. Vous faites votre travail en représentant votre circonscription. Nous pensons que tout se terminera bien. S'il devait ne pas y avoir d'accord, cela entraînerait des difficultés majeures pour tous les Européens.

M. Christian Cambon, président. - Je me réjouis de notre rencontre : les Parlementaires, dans cette phase délicate, ont tout intérêt à échanger librement comme nous le faisons aujourd'hui. Contrairement aux négociateurs, aux gouvernements, notre parole est libre. C'est très important. Nous ferons tout pour multiplier nos échanges, pour que nous nous comprenions bien.

Lorsque j'ai accompagné mon prédécesseur, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, quelques semaines après le Brexit, nous avions compris que la réaction britannique tournait autour de l'immigration ; celle d'autres pays de l'Union européenne, perçus comme pouvant porter atteinte aux intérêts économiques britanniques.

Nous regrettons la situation ainsi créée. À part quelques formations politiques extrêmes, l'immense majorité des Français la regrettent, tant les liens d'amitié et d'affection entre nous sont profonds. Nombreux sont nos enfants, nos proches, qui vivent et travaillent au Royaume-Uni. Ils craignent pour leur situation. Ils ressentent, de la part de l'opinion publique anglaise, une certaine hostilité, nouvelle, depuis le Brexit, de nature à précipiter leur départ.

Dans ce contexte, toute expression du souhait de maintenir les liens existants est importante. Ainsi, votre secrétaire d'État au Foreign Office, Boris Johnson, que j'ai entendu ici, dans votre ambassade, souhaiter, dans un français impeccable, que nos compatriotes restent et continuent à apporter leur contribution à l'économie britannique. Il s'est engagé à tout faire pour maintenir ce statut.

M. Yung a eu raison de souligner les montagnes de difficultés juridiques qui sont devant nous : il faudra défaire ce que nous avons fait pendant des années. Quelle majorité sortira des élections européennes de 2019 ? On ne sait ce qui peut se passer... Comment sera constituée la Commission ?

Un accord est absolument nécessaire. Il faut que les Parlements insistent, car nous aurons notre mot à dire. Notre rôle est d'aller vers le meilleur accord possible, pour préserver notamment le secteur de la défense, auquel nous sommes particulièrement sensibles : nous avons les deux grandes armées européennes susceptibles d'intervenir pour la paix dans le monde.

M. Jean Bizet, président. - Lorsqu'il a fait son tour des vingt-sept capitales, M. Cameron avait formulé des demandes très exigeantes qui étaient de nature à faire évoluer l'Union européenne. Ses cinq recommandations auraient pu servir de substrat à une refondation européenne. Il suggérait une Europe plus compétitive et moins bureaucratique : nous sommes d'accord. Quant à une Europe moins étroite, nous souhaitons l'inverse, ce qui laisse supposer la possibilité d'une Europe formée en cercles concentriques. M. Cameron disait tout haut ce qu'un certain nombre d'Européens pensaient tout bas. En ce qui concerne la libre circulation, le paquet Tusk laissait la possibilité de dégager quelques clauses de sauvegarde qui n'auraient pas été en contradiction avec l'ADN européen.

La période de transition est obligatoire. Pascal Lamy, lorsqu'il s'est rendu à Dublin, les 26 et 27 octobre derniers, l'a évaluée à un minimum de cinq ans. Cette période de transition pourrait être extrêmement longue, voire ne jamais se terminer.

Envisager un statut particulier qui ferait du Royaume-Uni un membre associé ne nous heurterait pas. Depuis votre adhésion à l'Union européenne en 1973 - j'ai relu le discours de Mme Thatcher de 1988 - vous avez toujours souhaité un statut à part au sein de l'Union. Les Européens ne veulent plus des modèles norvégien ou suisse. Mais pourquoi pas un modèle norvégien amélioré ? Cette solution ouvrirait la porte à une Europe à plusieurs cercles. Nous sommes à la veille d'une refondation de l'Europe. C'est l'objectif de la mission que le président du Sénat a confiée à ce groupe de suivi.

Dans les traités commerciaux internationaux de nouvelle génération, la problématique n'est plus celle des barrières tarifaires, mais de la préférence collective. C'est désormais de normes qu'il s'agit. Si vous deviez quitter l'Union européenne de façon sèche, il faudrait nous accommoder de normes qui ne seraient plus harmonisées. Toute transaction commerciale implique des normes. Lorsque ces normes sont discordantes, les coûts augmentent de 15 %. Notre groupe de travail doit mener une réflexion concrète, filière par filière, en commençant par celle de la pêche.

Je souhaite qu'il y ait d'abord une période de transition. Si elle pouvait durer longtemps et si la raison finissait par l'emporter avec l'organisation d'un second referendum dont l'issue serait différente du premier, tout se finirait bien.

M. Richard Yung. - Welcome back !

M. Richard Graham (parti conservateur). - Merci pour ces échanges qui sont très importants.

Monsieur Cadic, vous avez manifesté une grande émotion au sujet du référendum. La manière dont le Brexit est perçu a son importance, qu'il s'agisse de vous ou des autres citoyens européens. Nous avons tous entendu des réactions de ce genre. Cependant, comme disait Roosevelt, « nous n'avons rien à craindre que la peur elle-même ».

Monsieur Yung, « quelle pagaille ! » dites-vous. La responsabilité des politiques est précisément de remettre de l'ordre là où il n'y en a pas.

M. Richard Yung. - Good luck !

M. Richard Graham (parti conservateur). - Le résultat du referendum n'est pas celui que nous souhaitions. La réalité est là. Le Sénat doit saisir l'occasion de jouer son rôle, d'autant qu'il pourrait être très utile. Nous sommes tous d'accord : ce qui compte c'est d'abord l'avenir des gens, et notamment celui des 4,5 millions d'Européens concernés, y compris les Britanniques qui vivent en Europe. Si nous pouvions réussir à trouver un accord sur les droits des citoyens en décembre, pourquoi ne pas l'annoncer et dissocier les négociations financières et commerciales ? Cet accord qui concerne directement les gens restera à jamais. Hier, Michel Barnier m'a répondu que la méthode définie par la Commission européenne excluait cette possibilité : il faut traiter ensemble les questions financières et commerciales, celle de l'Irlande et celle des droits des citoyens. Pourquoi ne pas commencer par la question essentielle, à savoir les droits des citoyens ? Nous comptons sur la France pour relayer ce message. Nous ferions ainsi preuve de créativité et cela à des fins très utiles.

M. Jean Bizet, président. - Nous verrons Michel Barnier le 16 novembre. Nous lui passerons le message. Cependant, laissez-moi vous rappeler avec une pointe d'humour que les Français n'ont qu'un seul interlocuteur, alors que vous en avez plusieurs sur le territoire britannique...

M. Peter Grant (parti national écossais). - J'habite la côte Est de l'Écosse. Vous parlez de « pagaille », c'est effectivement la pagaille : nous le savons parce que nous le vivons. Le referendum a eu lieu. Il porte sur notre appartenance européenne et nous concerne tous. Le gouvernement écossais a énoncé très clairement sa position au lendemain du referendum. S'il avait eu la souveraineté pour le faire, il n'aurait pas voté le Brexit. Je souhaite que vous relayiez ce message de la part de notre ministre à tous les Européens qui vivent en Écosse : en Écosse, vous êtes chez vous, l'Écosse est votre pays, de grâce ne la quittez pas !

M. Hywel Williams (parti du Pays de Galles). - On a beaucoup parlé d'accords commerciaux et de défense. La vision du marché commun actuellement défendue dans le projet européen, notamment par votre Président, a eu beaucoup d'écho au Royaume-Uni et les sujets d'inquiétude ne manquent pas : durabilité, paix, problèmes territoriaux... Comme Gallois et Européen - car telle est mon identité - j'aimerais connaître les conséquences budgétaires qu'aura la sortie du Royaume-Uni.

M. Richard Graham (parti conservateur). - Nous regrettons tous le résultat du referendum. Nous avons tous voté contre le Brexit. Cependant, je regrette également l'échec des négociations que M. Cameron avait tenté d'engager avec l'Union européenne, qui aurait pu se montrer plus coopérative. Je crains que l'Union européenne ne refasse la même erreur en acculant le Royaume-Uni dans une impasse, ce qui aurait des conséquences dramatiques. L'Union européenne préconise une frontière dure entre l'Irlande et le Royaume-Uni. Rien ne sera décidé avant la fin de la transition, ce qui conforte la position des Britanniques qui souhaitent que l'accord ne soit pas conclu. Avec le temps, l'absence d'accord fera de plus en plus figure de solution. L'Europe n'a rien à y gagner. Votre rôle est crucial : il faut vous assurer que la possibilité d'un accord reste envisageable et qu'il soit satisfaisant pour le Royaume-Uni.

M. Jean Bizet, président. - Le solde du Royaume-Uni au sein de l'Union européenne est de 10 milliards d'euros. En cas de sortie, il faudra soit une participation supérieure des vingt-sept, soit une diminution de nos politiques, ce qui est difficilement envisageable compte tenu des gros dossiers du moment, notamment en matière de défense.

L'Europe était prête à reprendre certaines suggestions de la Grande Bretagne qui figuraient dans le paquet Tusk. Nous avions trouvé un équilibre sur la libre circulation des personnes. Dans le cas d'une situation intérieure déséquilibrée par l'afflux massif de ressortissants extra-communautaires, on aurait pu mettre des barrières de sécurité. En 2004, vous aviez choisi de ne pas le faire.

Quelle que soit l'issue en mars 2019, l'Europe sera obligée de se repenser. S'il avait eu lieu en France, le referendum aurait sans doute eu les mêmes résultats qu'en Grande Bretagne. Dieu merci, aucun Président n'a osé poser la question d'une sortie de l'Europe aux Français.

Nous voulons une Europe plus compétitive, plus agile, une Europe qui protège tout en restant ouverte et réactive, une Europe plus politique aussi, mais vous n'en voulez pas, car vous souhaitez plutôt une Europe qui ne soit qu'un espace. Nous avons des divergences. S'il nous faut concocter pour vous un statut de membre associé, en créant donc une Europe à plusieurs vitesses, nous serons heureux de le faire. Si nous ne parvenons pas à un accord, tout le monde y perdra. D'autres États-continents nous regardent d'un regard qui n'est pas forcément bienveillant. Il serait très intéressant pour les États-Unis qu'on déconstruise l'Europe.

M. Olivier Cadic. - Et pour la Chine aussi !

M. Hilary Benn. - J'ai senti un frisson traverser la salle à la mention d'un referendum français. L'Europe doit se réformer. Ce principe est au coeur du discours du président Macron. La voix européenne doit continuer à porter sur des sujets comme la défense, les accords commerciaux, etc. Nous devons trouver une façon de nous réconcilier avec les 52 % des Britanniques qui ont voté pour la sortie de l'Union européenne.

Je vous remercie tous pour votre accueil généreux. Nous n'en sommes qu'à la première phase de notre travail.

M. Jean Bizet, président. - Nous essaierons d'aller vous voir à Londres.

M. Christian Cambon, président. - Il faut intensifier nos échanges. Cette crise nous met tous face à notre destin. L'Europe a raté les grands défis : immigration, lutte contre le chômage, sécurité tandis que des normes trop tatillonnes n'ont fait qu'embêter les Européens. Cette crise est grave. Elle peut être bénéfique si nous parvenons à refonder le modèle européen.

La réunion est levée à 12 h 55.

Jeudi 16 novembre 2017

Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées

La réunion est ouverte à 12h30

2. Audition de M. Michel Barnier négociateur en chef de l'Union européenne sur le Brexit (jeudi 16 novembre 2017)

Cette audition s'étant déroulée à huis clos, le compte rendu ne sera pas publié.

La réunion est levée à 13h30.

Mercredi 21 février 2018

Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

La réunion est ouverte à 16 h 10.

3. Audition de S. Exc. M. Stéphane Crouzat, ambassadeur de France en Irlande (mercredi 21 février 2018)

M. Jean Bizet , président de la commission des affaires européennes . - Monsieur l'ambassadeur, nous sommes heureux de vous accueillir aujourd'hui au Sénat. Merci d'avoir répondu à notre invitation. Des trois priorités mises en avant par l'Union européenne dans la négociation de l'accord de retrait avec le Royaume-Uni, la question de l'Irlande est probablement la plus sensible et la plus compliquée.

Nous avons lu attentivement le rapport des négociateurs. Derrière des formules qui ont permis d'apaiser temporairement les inquiétudes, on a du mal à dégager la piste d'une solution viable. Le plus dur reste donc à venir.

C'est pourquoi votre éclairage nous est très précieux. Si le Royaume-Uni confirme son souhait de ne pas rester dans le marché unique et l'Union douanière, comment éviter le retour à une frontière physique entre les deux Irlande, dès lors que l'Irlande du Nord voudrait régler son sort sur celui du Royaume-Uni ?

Peut-on envisager une formule de compromis qui pourrait être opérationnelle ? Laquelle ?

Au-delà, nous souhaitons recueillir vos analyses sur l'appréciation de nos amis irlandais face au Brexit. Quel est leur niveau d'inquiétude pour ce qui concerne l'impact de celui-ci sur les équilibres toujours fragiles entre les deux parties de l'Irlande ? Quelle est leur vision sur le cadre des relations futures du Royaume-Uni avec l'Union européenne ?

Dans le contexte du Brexit, on sent aussi en Irlande une volonté de trouver des appuis sur le continent et de renforcer les liens avec notre pays. Confirmez-vous cette évaluation ? Quelles conséquences devrions-nous concrètement en tirer ?

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. - Nous essayons de trouver les moyens de faire face au paradoxe suivant : comment ne pas réinstaller de frontière tangible entre la République d'Irlande et l'Irlande du Nord alors que le Royaume-Uni souhaite sortir du marché unique et de l'Union douanière. Quelles sont les solutions envisageables selon vous ?

M. Stéphane Crouzat, ambassadeur de France en Irlande. - Messieurs les présidents, Mesdames, Messieurs les sénateurs, je comprends que vous avez un intérêt particulier pour l'Irlande. Cette audition a lieu à un moment opportun puisque Mme Loiseau était à Dublin cette semaine. Je vais commencer par vous livrer quelques éléments pour comprendre les enjeux du Brexit. Les Irlandais ont aujourd'hui, à 87 %, une opinion positive de l'Union européenne. L'Irlande est un pays avec une économie dynamique et un budget à l'équilibre. Toutefois, cette économie est dépendante d'une part des investissements directs américains dont le rapatriement pourrait déstabiliser l'économie, et d'autre part, des exportations vers le Royaume-Uni qui représentent jusqu'à 40 % des exportations agro-alimentaires.

Le Brexit est aujourd'hui une source d'inquiétude pour les Irlandais. Il faut savoir que 80 % des biens exportés par la République d'Irlande vers l'Union européenne transitent par le Royaume-Uni. Le Brexit pourrait coûter à la République d'Irlande entre 2,8 et 7 points de PIB d'ici à 2030 selon un récent rapport commandé par le gouvernement irlandais. 500 kilomètres de frontière avec 275 points de passage séparent la République d'Irlande de l'Irlande du Nord. À titre de comparaison, il n'y a que 137 points de passage sur la frontière Est de l'Union européenne de la Finlande à la Grèce. Aujourd'hui, il s'agit d'une frontière invisible que l'on traverse sans contrôle au niveau des points de passage alors que ceux-ci étaient le théâtre de conflits dans les années 70. Le rétablissement de points de contrôle poserait des difficultés tant économiques que politiques.

L'Irlande s'est beaucoup mobilisée et a fait preuve d'un intense lobbying pour que sa situation particulière soit prise en compte dans le cadre des négociations du Brexit. Elle a reçu un soutien appuyé de la France et de Michel Barnier. La question irlandaise a ainsi été abordée dès la première phase des négociations durant laquelle les 27 ont su montrer un front uni face au Royaume-Uni, permettant de garantir l'intégrité du marché unique.

Le paragraphe 49 du rapport conjoint adopté en décembre dernier définit un mécanisme d'engagement du Royaume-Uni à trois niveaux, visant à protéger la coopération entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande et d'éviter le retour à une « hard border ». Trois options sont prévues pour y parvenir : « la relation globale Union européenne - Royaume-Uni » ; si ce n'est pas possible, le Royaume-Uni proposera des « solutions spécifiques » pour faire face aux circonstances uniques de l'île d'Irlande ; en l'absence de solutions agréées, le Royaume-Uni maintiendra un « alignement complet » avec les règles du marché unique et de l'union douanière qui soutiennent la coopération Nord-Sud, l'économie de toute l'île et la protection de l'accord de 1998.

Le paragraphe 50 a été ajouté à la demande du DUP (Parti unioniste démocrate). Il se concentre sur la relation Irlande du Nord / Grande-Bretagne : en l'absence de solutions agréées, le Royaume-Uni s'assurera qu'il n'y aura pas de barrières réglementaires entre l'Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni.

La sortie du Royaume-Uni du marché unique et de l'Union douanière, l'absence de frontière physique entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande et l'absence de frontière physique entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord sont trois situations qui ne peuvent être agrégées. Est-il possible d'envisager une frontière en mer d'Irlande ? On pourrait concevoir une solution innovante pour l'Irlande du Nord comme celle retenue à l'OMC pour Taïwan, Macao et Hong Kong : un « territoire douanier autonome » qui serait appelé à appliquer « en miroir » l'ensemble des règles douanières de l'Union européenne, comme l'a suggéré Pascal Lamy. L'avantage de cette proposition serait de déplacer la question sur un terrain purement économique.

Il convient de s'interroger dans cette situation de blocage sur la position de l'Irlande. Sur l'accord de retrait, il n'y a pour les Irlandais pas de retour en arrière possible par rapport à ce qui a été convenu dans l'accord du 8 décembre. Les dispositions qui ont été prises alors doivent apparaître telles quelles et juridiquement contraignantes dans l'Accord de Retrait. L'Irlande est très ferme sur ce point.

En ce qui concerne la phase de transition, l'Irlande s'accorde avec les autres États membres sur le fait que cette période doit être rapide, s'arrêtant le 31 décembre 2020. Le Royaume-Uni devra jusqu'à cette date continuer à participer au budget européen ou encore reconnaître la compétence de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), tout en ne participant pas au processus de décisions. L'Irlande est plus souple sur la durée de transition, elle souhaite éviter un Brexit non ordonné et garde donc une certaine flexibilité.

Sur la relation future de l'Union européenne avec le Royaume-Uni, qui sera la phase de négociation probablement la plus difficile, l'Irlande souhaite que celle-ci soit la plus étroite possible. Elle a une forte préférence pour un maintien du Royaume-Uni dans l'Union douanière et un arrangement qui le maintienne aussi proche que possible du marché unique. Pour autant, l'Irlande insiste pour que toute solution s'inscrive dans le plein respect de l'intégrité de l'Union douanière et du marché unique.

Le Gouvernement en Irlande du Nord n'est toutefois pas encore constitué, depuis sa dissolution en janvier 2017 et malgré l'espoir d'un accord la semaine dernière. La situation reste délicate, l'enjeu du Brexit est prédominant.

Sur la vision par l'Irlande du futur de l'Europe, Léo Varadkar a tenu le 17 janvier un discours au Parlement européen sur sa vision de l'Europe, en mettant l'accent sur l'approfondissement du marché intérieur et de l'Union douanière notamment, pour une protection du consommateur pan-européenne. Sur la question du budget, l'Irlande a longtemps bénéficié des aides européennes et était alors bénéficiaire net mais le vent commence à tourner, et l'Irlande deviendra bientôt contributeur net à partir des prochaines perspectives financières. L'Irlande est prête à augmenter sa participation si cela aide à la réalisation de projets concrets comme les programmes Erasmus ou de la Banque Européenne d'Investissement.

Sur la question de l'élargissement, son attitude reste ouverte. Elle pense qu'il convient de continuer à donner une perspective d'adhésion aux Balkans occidentaux.

Les points de convergence avec la France touchent en particulier à l'importance accordée à l'Afrique. L'Irlande souhaite un véritable partenariat de l'Union européenne avec l'Afrique. Le Taoiseach Leo Varadkar a évoqué un « Plan Marshall » de l'Union européenne pour l'Afrique, pour favoriser son développement et lutter contre les causes des migrations depuis ce continent. Sur les listes transnationales au Parlement européen, il semblerait que cet intérêt soit une position personnelle du Premier ministre puisque les eurodéputés de son propre parti n'y étaient pas favorables. En ce qui concerne la défense, l'Irlande a adhéré à la Coopération structurée permanente (PESCO) malgré sa position de neutralité sur les questions de défense.

Il existe toutefois une divergence importante avec la France qui porte sur la question de la taxation des entreprises, en particulier dans le numérique. L'Irlande est viscéralement attachée à son taux de 12,5 %, mais on peut espérer une avancée sur une harmonisation de l'assiette.

Enfin, l'Irlande possède une forte expérience dans le domaine des consultations citoyennes ; elle est en faveur d'un dialogue avec la société civile et a lancé des Dialogues citoyens sur l'avenir de l'Europe, qui s'inscrivent tout-à-fait dans le cadre de la proposition du Président de la République d'instaurer des consultations citoyennes sur l'avenir de l'Europe.

M. Olivier Cadic. - J'étais à Belfast il y a un peu plus d'un an. J'ai été vraiment surpris de constater que tout est en place pour que les affrontements redémarrent. L'enjeu désormais est de maintenir la paix.

Concernant le taux d'imposition à 12,5 %, il faut dire à Bercy qu'il faut changer de message. Les Irlandais ne se privent pas de dénoncer notre crédit impôt-recherche qu'ils n'ont pas. Chaque pays a ses avantages, changeons de message et sortons de cette polémique qui met les entrepreneurs dans une situation compliquée.

Enfin, vous êtes en poste depuis peu de temps et vous avez encore un regard neuf sur la situation. J'ai le sentiment que les Anglais se préparent à ce qu'il n'y ait pas d'accord sur le Brexit. Et nous, s'y prépare-t-on ? On le devrait, car ce sera un problème pour nous. S'il n'y a pas d'accord, cela signifie qu'on va rétablir une frontière. Est-ce que c'est jouable ? Quand on va de Dublin à Belfast en train, on se croirait dans le même pays. Peut-on à nouveau faire une partition ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Cette question de la frontière que nous avons déjà soulevée est fondamentale.

J'aimerais vous interroger sur la question de la finance et de l'attractivité de Dublin en ce secteur. Je connais plusieurs Américains qui, dans l'attente du Brexit, ont quitté Londres pour Dublin. L'Irlande bénéficiera-t-elle du Brexit sur ce plan ?

Par ailleurs, est-ce que l'Irlande du Nord a les moyens de demander son indépendance, à l'image de l'Écosse ?

M. Stéphane Crouzat. - La question de l'absence d'accord est plus que jamais d'actualité. Michel Barnier a dit l'envisager.

Il y a une grande nervosité irlandaise au sujet de la frontière. Personne ne veut un retour à une frontière : ni la République d'Irlande, ni l'Irlande du Nord, ni le gouvernement britannique. Et il faut se méfier que ne se joue pas un jeu dans lequel l'Union européenne apparaisse comme celle qui demande une frontière. La situation est potentiellement explosive. On ressent que les Irlandais sont inquiets.

Si on considère impossible une frontière sur l'île d'Irlande, il y a une autre option qui consiste à déplacer la frontière en mer d'Irlande. Il n'y aurait donc pas de frontière entre le nord et le sud de l'Irlande, ce qui pourrait conduire à terme à une réunification de l'Irlande.

M. Ladislas Poniatowski. - Dans ce cas, il faut faire attention à ce que ne s'installe pas une sorte de triche économique. Des entreprises auront des entités en Irlande et d'autres en Irlande du Nord. Et les règles ne seront pas les mêmes de chaque côté de ce qui sera une frontière fictive. Il y aura une tentation de jouer de ces différences pour profiter de la situation.

M. Stéphane Crouzat. - C'est juste et c'est bien pour cela que l'Irlande a affirmé qu'elle préservera l'intégrité du marché unique. Cela a rassuré ses 26 partenaires.

J'en reviens à la réunification. L'Accord du Vendredi Saint a été génialement écrit. Il a permis, en quelque sorte, que ce ne soit plus un sujet. Par exemple, les personnes nées en Irlande du Nord ont la possibilité de choisir leur passeport : britannique, irlandais ou les deux. Tout a été fait pour que le sujet n'ait plus besoin d'être mis sur la table. Et cela a bien marché. Il n'y a plus eu de troubles très peu de temps après la signature de l'accord. Or le Brexit menace ce fragile équilibre.

Au moment du Brexit, Enda Kenny a évoqué la réunification. Il a proposé à ses partenaires européens de confirmer que dans l'hypothèse où un référendum déciderait de la réunification, l'Irlande du Nord, en intégrant l'Irlande, rejoindrait automatiquement l'Union européenne. Et cela a été approuvé par les partenaires européens lors de la réunion du Conseil européen qui a suivi. C'est une garantie importante.

M. Jean Bizet, président . - Une frontière en mer d'Irlande pourrait donc être la solution ?

M. Christian Cambon, président. - Quel est l'état de l'opinion sur ce sujet ?

M. Stéphane Crouzat. - En Irlande du Nord, le DUP est farouchement contre et le gouvernement de Theresa May a besoin de lui pour conserver une majorité à Westminster. Par tradition, le Sinn Fein, qui a sept élus, ne siège pas au parlement britannique parce qu'il refuse l'allégeance à la Couronne britannique.

Il y a le problème financier. L'Irlande du Nord coûte chaque année dix milliards de livres sterlings au Royaume-Uni. Est-ce que l'Irlande est capable de faire face, seule, à l'absorption d'une province économiquement mal en point où deux tiers des emplois sont des emplois publics ? Le débat de la réunification est donc très sensible et encore peu évoqué.

M. Olivier Cadic. - Parce que derrière, il y a l'Écosse, le Pays de Galles, voire la City, qui demanderaient eux aussi à rester dans l'Union européenne et le gouvernement britannique tomberait automatiquement. On se dirigerait alors vers des élections générales qui seraient la seule porte de sortie. Aujourd'hui, je ne vois pas comment on pourrait l'éviter.

J'en reviens à l'absence d'accord sur le Brexit, qui ne gênerait pas un certain nombre de Britanniques. Ils se voient en une sorte de « super Singapour » de soixante millions de personnes, avec une fiscalité avantageuse et une porte d'entrée dans l'Union européenne qui passera par l'Irlande. Et je nous trouve inconscients sur le sujet. Nous pensons aujourd'hui que ce sont les Britanniques qui sont dans la difficulté, mais demain, avec ce schéma, ce sera nous.

M. Stéphane Crouzat. - Sur la question de la réunification, la perspective d'être membre de l'Union européenne pourrait faire évoluer la situation en Irlande du Nord mais cela prendra du temps.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - L'Irlande essaie d'attirer les établissements financiers tentés de quitter Londres en mettant en avant son caractère anglophone.

M. Stéphane Crouzat. - La place de Dublin vient de rejoindre Euronext. 30 milliards d'euros d'obligations vertes ont été émise par la place de Dublin, ce qui représente un volume très important. Pour ce qui est d'attirer des sièges sociaux des banques, celles-ci sont plutôt dans une situation d'attente pour le moment.

M. Christian Cambon, président. - Certains prédisent que la période transitoire pourrait durer indéfiniment. Qu'en pensez-vous ?

M. Stéphane Crouzat, ambassadeur de France en Irlande. - Cette idée ne serait pas tenable même si elle paraît séduisante. Cela reviendrait à prolonger l'incertitude, ce qui n'est dans l'intérêt de personne.

La réunion est levée à 17 h 20

Jeudi 8 mars 2018

Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

La réunion est ouverte à 16 h 40.

4. Rencontre avec une délégation de la commission des affaires étrangères de la Chambre des communes (jeudi 8 mars 2018)

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées . - Nous sommes très heureux de vous accueillir, monsieur le président Tugendhat, ainsi que l'ensemble de la délégation de la commission des affaires étrangères de la Chambre des Communes, après votre réception à l'Assemblée nationale, pour un entretien sur l'avenir des relations diplomatiques avec le Royaume-Uni, dans le contexte du Brexit. En ces moments particuliers de la relation entre le Royaume-Uni et l'Union européenne, plus nous nous voyons, mieux nous nous comprenons et cela est très positif.

Nous suivons avec la plus grande attention les conséquences de la décision prise par le peuple britannique lors du référendum du 23 juin 2016 : nous avons constitué, pour ce faire, un groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne, composé de 20 membres, issus de nos commissions des affaires étrangères et des affaires européennes.

Le Royaume-Uni a choisi la voie du Brexit. Nous avons été nombreux à le regretter. Cette voie est difficile, mais nous respectons bien évidemment le choix du peuple britannique. Si le calendrier est respecté, le 30 mars 2019, le Royaume-Uni deviendra un pays tiers de l'Union européenne. Nous devons tout faire pour que les négociations entre l'Union européenne et le Royaume-Uni aboutissent à un bon accord, qui doit permettre ce que nous appelions de nos voeux il y a un an, c'est-à-dire une « séparation ordonnée ». Rien ne serait plus préjudiciable qu'un échec des négociations, et pour le Royaume-Uni et pour l'Union européenne.

Nous avons été particulièrement attentifs au récent discours, très attendu, de Mme Theresa May, Première ministre. Ce discours exprime, nous semble-t-il, la vision britannique de ce que pourrait être l'accord commercial post-Brexit entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. Cette vision est ambitieuse, et suggère des pistes très intéressantes. Nous nous en réjouissons.

Nous ne méconnaissons pas, néanmoins, les nombreuses difficultés qui sont encore loin d'être résolues. La possible résurgence d'une frontière en Irlande, notamment, nous inquiète quant au maintien des acquis de l'accord du vendredi saint. Comment maintenir un espace de circulation commun dans l'île irlandaise, tout en permettant la sortie du Royaume-Uni de l'union douanière et du marché unique ? La proposition d'un double tarif, en fonction du lieu de destination final des biens importés soulève de nombreuses difficultés. Vos éclaircissements seront les bienvenus.

Nous n'oublions pas que l'avenir des relations entre le Royaume-Uni et l'Europe ne saurait rester uniquement commercial. Nous sommes préoccupés par le risque d'affaiblissement, voire d'éclatement de l'Europe, pour reprendre le mot de certains, alors même que la région constitue un enjeu géostratégique essentiel, face au retour des États-puissance et à l'émergence des « pays-continents ». Par chance, beaucoup nous reste en commun. C'est le résultat de l'histoire mais aussi d'une très longue et très profonde amitié.

Le Royaume-Uni et la France partagent, notamment, une culture stratégique commune et des valeurs communes face à une situation internationale très tendue. Je n'oublie pas que nos deux pays sont détenteurs de l'arme nucléaire et membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. Nous appelons à préserver et à cultiver cette entente, qui constitue une ligne de force du continent européen, et je crois que nous nous retrouverons là-dessus sans difficulté. Nos deux armées sont susceptibles d'intervenir pour la paix et la sécurité de ce continent. Comme le rappelait Mme Theresa May lors du récent sommet franco-britannique du 19 janvier 2018 à Sandhurst, « Le Royaume-Uni se prépare à quitter l'Union européenne, mais le Royaume-Uni ne quitte pas l'Europe ».

L'accord ou les accords futurs entre l'Union européenne et le Royaume-Uni devront aussi permettre de maintenir et renforcer les coopérations dans les domaines de la politique étrangère et de la sécurité, mais aussi dans d'autres domaines qu'évoquera sans doute mon collègue Jean Bizet.

Puissent nos rencontres se poursuivre tout au long de la négociation, car je crois à la liberté de ton des parlementaires, qui peuvent dire ce que parfois les ministres ou les diplomates ne peuvent pas dire. Nous avons tiré profit de chacune de nos rencontres ; soyez, encore une fois, les bienvenus au Sénat.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Nous sommes heureux de vous accueillir au Sénat, et je me réjouis de votre présence parmi nous. Nous devons tous tirer les conséquences du choix qui a été le vôtre, un choix démocratique, mais qui reste, pour nous, incompréhensible. Car nous pensons que le Brexit est un non-sens géostratégique. A l'heure où partout s'affirment de grands ensembles qui prétendent user des armes de la puissance, ce serait une erreur fondamentale d'organiser la désunion des européens. Permettez-moi de rappeler les propos tenus il y a quelques heures, à Bruxelles, par le président du Conseil européen, qui considérait que le futur accord qui règlera les relations entre nous sera, pour la première fois dans l'histoire, un accord chargé de distendre les liens commerciaux entre nos pays.

Nous souhaitons donc, puisque tel est votre choix, la conclusion d'un accord de retrait. Mais cet accord doit répondre aux trois conditions posées par l'Union européenne sur la situation des citoyens, la délicate problématique de l'Irlande et le règlement financier. Tous les engagements pris dans le rapport conjoint des négociateurs devront être juridiquement formalisés. Leur respect conditionnera l'accord sur les relations futures. Une période de transition paraît inévitable. Mais le Royaume-Uni devra respecter toutes ses obligations, et ceci sans pouvoir participer au processus de décision puisqu'il sera devenu un Etat tiers.

Pour ce qui concerne les relations futures, le Conseil européen devra fixer précisément ses objectifs en veillant à garantir l'intégrité du marché unique, premier marché économique mondial, qui, avec 500 millions de consommateurs, devance encore les marchés asiatique et américain, et qui a été central dans nos relations depuis 1973. Les Vingt-sept feront tout pour préserver ce marché unique.

A côté de la question des échanges commerciaux, nous devrons aussi veiller à mettre en place un partenariat qui permette de gérer nos intérêts communs, notamment en matière de sécurité. Il est évident que des accords sectoriels s'élaboreront au fil du temps, parce que, sur un certain nombre de points, nous n'avons pas d'autre solution et considérons que l'union sera la meilleure des solutions. Nous avons bien noté, dans le discours de Mme May à Munich, son insistance pour une coopération sécuritaire privilégiée après le Brexit. Nous avons aussi pris connaissance des analyses intéressantes de votre commission sur l'avenir de la diplomatie britannique en Europe. C'est évidemment sur ce point que nous vous écouterons avec le plus grand intérêt.

A notre sens, il n'est pas possible d'accorder à un Etat tiers les mêmes droits qu'à un Etat membre. Le Normand que je suis voit un ciel identique au vôtre, et seule la Manche nous sépare, mais il fait toujours plus beau sous le ciel qui nous abrite. Tel sera le fil de nos négociations : n'y voyez aucune mauvaise pensée. Il s'agit néanmoins de construire avec votre pays un partenariat étroit qui permette de faire prévaloir, chaque fois que possible, notre communauté d'intérêts.

Comment y parvenir ? Je sais que les Anglais nous ont toujours stupéfiés dans leurs méthodes de réflexion ou leurs solutions, mais j'avoue que je suis un peu dans le brouillard. Comment concilier le nouveau statut d'Etat tiers qu'aura le Royaume-Uni avec la mise en place d'un partenariat étroit ? Je reconnais que je me pose la question depuis longtemps. Peut-être aurons-nous la réponse aujourd'hui.

M. Tom Tugendhat (parti conservateur), président de la délégation. - C'est un grand plaisir que de nous retrouver parmi vous dans ce magnifique Palais du Luxembourg, devant ces beaux jardins où j'ai eu l'immense privilège de me promener si souvent. Ce lieu, l'un des plus beaux de France, nous rappelle les liens étroits qui nous ont unis non pas seulement ces quarante dernières années, mais bien des centaines d'années durant. Nous ne sommes pas la première délégation britannique à vous rendre visite, et nous ne serons pas la dernière. Je vous remercie de votre accueil chaleureux.

Alors que le sujet du Brexit domine, sans surprise, la vie politique britannique, notre commission parlementaire n'a pas charge de se pencher sur le processus du Brexit mais sur « le jour d'après ». Car nous avons la chance d'avoir une commission distincte de la commission du Brexit, ce qui me donne liberté de ne pas évoquer les négociations du Brexit pour regarder un peu plus loin, vers l'après.

La décision est prise, et il ne serait pas sage d'espérer un changement de circonstances. Bien que certains de mes collègues le considèrent possible, l'espérer nous laisserait, à mon sens, impréparés pour le futur.

Un changement de statut se prépare, mais nous ne quittons pas l'Europe : la Manche ne va pas s'élargir et nos amis normands nous resteront aussi proches qu'ils le sont aujourd'hui. Ce changement de statut s'inscrit, au vrai, dans une longue continuité historique, au cours de laquelle le statut des relations entre la France et le Royaume-Uni a bien des fois varié, au long d'un cheminement qui commence avec les pourparlers qui ont jalonné le processus engagé par l'entrée des Français à Hastings, puis passe par ceux qui ont ponctué la guerre de Cent Ans, se poursuit par le sommet du Camp du Drap d'Or, puis par la construction de l'Entente cordiale, jusqu'aux négociations engagées dans les années 1970. Autant dire que les relations entre nos pays ont changé à bien des reprises ; nous en sommes à un nouveau changement, qui n'est cependant qu'un nouveau contrat politique et non pas un changement dans notre relation d'amitié. J'y insiste, car on a beaucoup entendu dire que ce vote était un vote contre la France, contre l'Europe : il n'en est rien.

Il est vrai que notre relation n'est pas tout entière commerciale, même si vous avez eu raison de souligner que l'enjeu commercial est primordial. La coopération en matière de renseignement et de sécurité entre nos deux pays est forte et étroite, et personne ne songe à la remettre en cause. La Première ministre a été d'emblée très claire sur ce point, qui n'est contesté ni au sein du Parlement ni au sein de la population. Lors du récent sommet au cours duquel le Président Macron nous a fait l'amitié de nous rendre visite à Londres, il a été très clair que cet aspect de nos relations, qui engage nos services de sécurité et de renseignement respectifs, serait clairement conforté. Nous sommes, au reste, dans une situation assez unique, puisqu'un brigadier français est commandant en chef adjoint d'une division britannique, tandis qu'un brigadier britannique est commandant en chef adjoint d'une division française. Un tel niveau de coopération est inédit, puisqu'on ne l'a pas même connu lors des deux conflits mondiaux, où nous avons combattu côte à côte.

Si je parle avec passion de ces questions de défense, c'est que je n'oublie pas qu'à l'Académie militaire de Sandhurst, qui forme les officiers de l'armée britannique, nos marches militaires passaient devant un monument commémoratif sur lequel vous auriez reconnu les lauriers napoléoniens, en souvenir du prince impérial Napoléon IV, mort sous le drapeau de la reine Victoria dans une expédition contre les Zoulous. Et nous marchions sur l'air du « Ça ira », ce qui n'est pas sans me faire sourire.

Le moment de transformation dans lequel nous entrons se ressent dans toute l'Europe, et pas seulement au Royaume-Uni. A l'Est, on perçoit un changement profond dans la perception de l'Union européenne, en particulier dans les pays du groupe de Viegrad. Mais en Italie aussi on constate un changement dans l'humeur européenne. Votre Président de la République a lui-même dit, dans un entretien qu'il a récemment accordé lors de son séjour à Londres, qu'un référendum mené en France aurait pu donner le même résultat.

Ce changement, spectaculaire, s'inscrit dans un mouvement d'ensemble qui touche le continent européen : si le Brexit est un enjeu majeur pour le Royaume-Uni, il ne serait pas sage ne n'y voir qu'un enjeu national, car il est européen et mondial. C'est un enjeu qui touche, pour les gouvernements, les parlements, les citoyens, à la légitimité. Nous devons nous souvenir de la leçon de Rousseau dans le Contrat social : ce contrat ne procède pas de gouvernements, d'Etats, de représentants, mais il émane de la souveraineté populaire. C'est pourquoi je suis optimiste pour l'avenir. Vous avez raison d'évoquer le problème de la frontière avec l'Irlande et de souligner l'importance de l'accord du vendredi saint, car il est essentiel au bien-être des Irlandais, dont j'ai le privilège d'être un représentant, et même à celui de tout le continent. Le concept de la représentation, l'idée de la liberté que nous partageons ont développé des liens culturels profonds. Les liens d'amitié que nous partageons, et qui se traduisent plus fort encore, pour moi, dans les liens de mon mariage, puisque ma femme est française, sont à mon sens les pierres d'assise sur lesquelles se bâtira notre future relation.

Il est vrai, bien sûr, que les défis sont devant nous, et il est également vrai que nos gouvernements peinent à percevoir comment les relever avec des idées nouvelles, ainsi que l'a justement souligné le président Cambon. C'est pourquoi j'ai la conviction que le temps est venu pour le Parlement de jouer tout son rôle. Et notre comité, dans notre réunion d'aujourd'hui, est avide de connaître votre sentiment sur la manière de relever le défi du changement. Car il n'y a pas, en Europe, deux pays qui n'aient tant en commun que le Royaume-Uni et la France. Nos économies sont de taille similaires, nos perspectives sur le monde comparables, notre investissement en matière de défense et de sécurité de niveau analogue. La sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne ne saurait avoir sa réplique dans d'autres pays. L'idée que nouer un « bon accord » pourrait en provoquer une n'est pas crédible. L'idée qui voudrait qu'un pays comme le Luxembourg pourrait être amené à quitter l'Union dans les mêmes termes n'est pas réaliste. Si nous voulons bâtir une relation durable, nous devons avant tout considérer les relations qui ont été les nôtres au cours des soixante-dix années passées, sans sauter par dessus. Nous devons nous souvenir que cette relation est fondée sur l'amitié, et ne se mesure pas en livres et shillings ou en rivalités, comme on l'a trop souvent entendu dire par certains à la Commission européenne, dans les années récentes.

Aussi est-ce pour nous un immense privilège que d'être parmi vous aujourd'hui et mes collègues travaillistes, conservateurs, membres du parti national écossais vous livreront leur opinion, qu'ils n'hésitent jamais à exprimer franchement.

M. Simon Sutour. - Vous avez insisté, monsieur le président, sur « le jour d'après ». C'est en effet ce qui compte dans notre rencontre. Je suis de ceux qui regrettent le choix souverain du peuple britannique, d'autant plus que ma mère en vient - une marque de plus des liens qui sont les nôtres. Je suis convaincu que l'Europe et le Royaume-Uni, auraient tout à perdre à ne pas conserver des relations étroites. Nous sommes dans un monde qui compte 7 à 8 milliards d'habitants ; l'Union européenne, avec vous, en compte 500 millions, 440 millions sans vous. Ces 500 millions, qui partagent une culture et une histoire commune doivent conserver une action commune en matière commerciale - c'est votre voeu et c'est pourtant ce qui sera le plus difficile à établir, car lorsque l'on n'est plus dans l'Union européenne, on n'est plus dans le marché unique. Ils doivent conserver une action commune en matière de défense. Nous sommes, en ce domaine, les deux grandes puissances européennes. Nous devons, enfin, préserver les droits de nos nationaux établis de part et d'autre de la Manche.

Je me félicite qu'après un début assez chaotique, les choses commencent à avancer. Nous sommes fiers que le négociateur européen, Michel Barnier, sorte de nos rangs, puisqu'il a été le premier président de notre commission des affaires européennes. Nous avons aussi beaucoup apprécié le discours prononcé il y a quelques jours par Mme Theresa May. Il faut avoir conscience que, comme elle l'a indiqué, le Royaume-Uni n'aura pas tout ce qu'il demande et l'Union européenne non plus.

Ce n'est pas notre dernière réunion, ni la dernière visite parmi nous d'une délégation de la Chambre des Communes. Je veux dire mon plaisir de cette rencontre et mon espoir que les choses se déroulent au mieux pour nos deux pays.

M. Mike Gapes (parti travailliste). - Je suis enchanté d'être à nouveau parmi vous et de poursuivre une coopération et des discussions engagées depuis des années, mais je suis triste, aussi, de l'être dans de telles circonstances.

L'an dernier, en février, vos deux commissions ont publié un rapport commun intitulé Relancer l'Europe : Retrouver l'esprit de Rome. J'aimerais savoir si, à la suite de l'élection présidentielle, qui a recomposé le paysage politique français, les positions que vous exprimiez dans cet intéressant rapport sont toujours les vôtres.

M. Ladislas Poniatowski. - J'ai beaucoup apprécié, monsieur le président, votre intervention, dans laquelle vous insistez sur l'après Brexit. Mais je suis tenté de dire que tous les problèmes demeurent. Sur la sécurité et la défense, je suis très optimiste. La lutte contre le terrorisme passe par des relations étroites en matière de renseignement. Lors du sommet de Sandhurst, vos trois services de renseignement et les trois nôtres étaient présents, et ont clairement montré que le travail très étroit, notamment pour lutter contre le terrorisme, se poursuivait. Car nous sommes à une nouvelle étape, celle du retour des combattants de Syrie et d'Irak, qui est une bombe potentielle pour nos deux pays.

Dans le secteur de la défense, nous continuons à travailler très étroitement ensemble. Au sein de la coalition qui poursuit le combat contre Daesh en Irak et en Syrie, nous sommes des partenaires très proches, tant pour l'aviation que pour les troupes au sol. Je pense, cependant, que l'on pourrait aller plus loin, et c'est en quoi le sommet de Sandhurst m'a déçu. Nous avons des drones de renseignement, mais pas de combat. Pourquoi ne pas engager un projet commun ? Il existe un projet, j'espérais qu'on le sortirait du tiroir, mais tel n'a pas été le cas.

M. Stephen Gethins (parti national écossais). - Je suis membre du Parti national écossais et, comme plusieurs de mes collègues ici présents, je regrette les résultats du référendum, même si je suis très attaché au principe de souveraineté. Je souhaite que nous puissions conserver une relation aussi étroite que possible et que nous retenions les enseignements des erreurs qui ont pu être commises.

Pour autant, comme le disait notre président, Tom Tugendhat, il serait peu avisé de ne pas préparer les prochaines étapes. C'est notre responsabilité en tant que parlementaires. Il nous faut préparer l'avenir, d'où l'intérêt de réunions telles que celle d'aujourd'hui.

Il est vrai que les négociations actuelles ne se passent pas particulièrement bien, en partie à cause du Gouvernement britannique. Or, les pays européens et le Royaume-Uni sont confrontés à des problèmes communs, en particulier en termes économiques, d'éducation ou d'emploi.

Enfin, pour revenir à l'histoire, je voudrais rappeler que Français et Écossais ont partagé une citoyenneté commune durant 700 ans et qu'au Parlement écossais, des monarques français sont toujours présents sur certains tableaux, tout simplement parce qu'ils régnaient aussi sur l'Écosse... Les relations entre nos deux pays sont donc très profondes.

M. Richard Yung. - Nous avons nous-mêmes failli avoir un monarque anglais...

Plus sérieusement, je dois dire que nous sommes dans une période difficile. Oui, nous devons maintenir des liens étroits, mais force est de constater que les négociations n'avancent pas, tout au moins sur les grands dossiers.

Plusieurs questions importantes sont encore sur la table, je n'en citerai que quelques-unes.

Il est globalement convenu que nous aurons une période de transition d'environ deux ans, mais elle ne pourra avoir lieu que dans le cas où nous trouvons un accord de sortie... Et s'il n'y a pas d'accord, je dirais volontiers : What a mess ! Comment organiser nos relations dans les différentes hypothèses ? Je suis quelque peu inquiet à ce sujet.

La Première ministre britannique, Mme May, a indiqué clairement que le Royaume-Uni sortirait de l'union douanière, mais comment faire concrètement ? Votre pays adoptera-t-il son propre code douanier et comment s'articulera-t-il avec celui de l'Union européenne ?

Il y a aussi la question du règlement financier, du « I want my money back »...

En ce qui concerne les citoyens communautaires, le Royaume-Uni envisage de fixer une période de cinq ans à partir de la date de sortie de l'Union européenne, ce qui créerait deux catégories de citoyens, certains avec moins de droits que d'autres. Vous comprendrez que nous sommes peu enthousiastes à cette perspective.

Enfin, je ne peux manquer d'évoquer la question de l'Irlande. Je comprends les efforts fournis par Mme May, mais qu'est-ce qui est véritablement sur la table ? Allons-nous vers un double tarif, ce qui serait délicat ? Quelles sont les solutions possibles ? Il est difficile de voir comment avancer sur cette question.

En tout cas, nous devons désormais avancer rapidement, car la date de sortie se rapproche. Je suis désolé de paraître aussi négatif, mais entre amis, il vaut mieux se dire les choses...

M. Christian Cambon, président . - Ce type de réunion sert aussi à cela !

M. Andrew Rosindell (parti conservateur). - Prenons une autre perspective. L'Union européenne et le Royaume-Uni vont devoir se quitter en mars 2019. Nous avons eu des avis différents sur cette question, mais nous pensons tous que les relations étroites que le Royaume-Uni et la France entretiennent depuis si longtemps doivent se poursuivre. Le processus en cours doit être regardé, d'une certaine façon, comme une occasion à saisir.

Je rappelle que le Royaume-Uni a rejoint l'Union européenne à un moment où celle-ci était d'abord un marché commun. Le problème auquel nous avons été confrontés, c'est qu'au fil des années, le processus d'intégration a dérivé vers une union politique. Au fond, le peuple britannique n'a pas compris cette évolution et il me semble que beaucoup d'autres peuples européens s'interrogent, eux aussi, sur la légitimité démocratique de ce processus sans fin.

Cette remise en question de l'évolution de l'Union européenne doit nous amener à coopérer selon de nouvelles modalités, davantage fondées sur le principe de souveraineté des États et sur le droit des citoyens à prendre les décisions qui les concernent. C'est dans ce contexte que nous devons discuter de la coopération bilatérale entre nos pays, afin de construire ensemble un meilleur avenir.

M. Didier Marie. - L'amitié n'empêche pas le réalisme ! Il reste moins de treize mois avant la date de sortie du Royaume-Uni, le 29 mars 2019, qui marquera le début de la période de transition. Or, beaucoup de questions difficiles restent à traiter : le rôle de la Cour de justice de l'Union européenne, le règlement financier, les expatriés, la future coopération économique...

Sur ce dernier point, Mme May a clarifié les choses : elle refuse le marché unique et l'union douanière et souhaite un accord commercial, éventuellement sur le modèle de certains accords existants, comme celui avec le Canada. Cette position pose toutefois des difficultés, notamment au regard de la situation en Irlande du Nord. Comment voyez-vous les choses de ce point de vue ? Je comprends qu'au-delà des considérations juridiques ou économiques, un problème politique se pose, le Parti unioniste démocrate (DUP), qui a passé un accord avec le parti conservateur, refusant tout statut particulier pour l'Irlande du Nord.

M. Tom Tugendhat, président. - Il n'est pas le seul ! Le parti conservateur non plus !

M. Didier Marie. - On le voit, la situation est donc très compliquée, d'autant que Jeremy Corbyn, leader du parti travailliste, a pris le contrepied de la Première ministre, en soutenant le maintien dans l'union douanière, ce qui - il est vrai - irait à l'encontre du Brexit en tant que tel... En effet, le Royaume-Uni ne pourrait pas, dans ce cas, passer d'accords commerciaux avec des pays tiers. Comment démêler ce noeud de contradictions ?

M. Ian Murray (parti travailliste). - J'ai fait campagne contre le Brexit et je suis élu d'une circonscription d'Édimbourg, où 78 % des électeurs ont voté pour le maintien dans l'Union européenne, mais le résultat est celui que nous connaissons ! À ce stade, je crois qu'il est important que nos collègues français comprennent ce qui s'est passé pour ne pas renouveler les mêmes erreurs. Il faut vraiment que l'Union européenne se saisisse des questions qui ont abouti au Brexit.

Par ailleurs, beaucoup d'hommes politiques européens estiment que la situation actuelle est d'une grande confusion - notre collègue a parlé de « mess » ! La raison de cette confusion vient de la position du Gouvernement britannique, qui a fixé des lignes rouges de facto incompatibles, à mon sens, avec les objectifs affichés... Par exemple, en Irlande du Nord, comment avoir des frontières libres et ouvertes, tout en se retirant de l'union douanière et du marché unique ?

Enfin, je voudrais poser une question à nos collègues français : quelle sera leur position s'ils estiment que le résultat final des négociations entre l'Union européenne et le Royaume-Uni n'est pas du meilleur intérêt pour la France ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je vis une partie de l'année à Londres, puisque je suis mariée à un Anglais depuis trente-trois ans...

M. Tom Tugendhat. - Toutes mes félicitations !

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - J'ai d'abord été représentante des Français de Grande-Bretagne et d'Irlande au sein du Conseil supérieur des Français de l'étranger, puis sénatrice élue par les Français de l'étranger. Je me suis battue pendant des années contre les idées pernicieuses contre l'Union européenne répandues en Grande-Bretagne. De ce fait, je n'ai pas été surprise par le mauvais résultat du référendum, auquel je m'attendais un peu.

En tant que Française, mais comme tous mes amis de Grande-Bretagne, j'ai constaté le travail pernicieux de la presse. Jacques Delors, haï en Grande-Bretagne du fait de cette presse, m'avait dit ne pas comprendre les journalistes britanniques : selon lui, ils étaient les meilleurs, les plus au fait des dossiers, posaient les questions les plus pertinentes, mais leurs articles allaient systématiquement au rebours de ce qui leur avait été dit et de ce qu'ils avaient compris. Cette observation me semble symbolique de la situation et explique la détérioration de l'image de l'Union européenne dans votre pays.

Comment faire pour répondre aux inquiétudes des ressortissants français, très nombreux en Grande-Bretagne, et à celles des ressortissants britanniques, très nombreux dans l'Union européenne, notamment en France et en Espagne ? Certes, lors de la réception qui a eu lieu à l'occasion du sommet franco-britannique, Mme Theresa May a assuré que personne chez vous ne voulait voir les ressortissants européens partir, mais comment répondre concrètement à leur inquiétude ? Comment utiliser cette question pour peser sur les négociations et essayer d'obtenir plus que les cinq années qu'elle a évoquées ? Comment vous aider ?

M. Chris Bryant (parti travailliste). - Nous allons devoir faire preuve de « sagesse normande » ! Il faut que vous compreniez que nous voulons deux choses qui s'excluent mutuellement : nous voulons récupérer le contrôle de nos frontières, mais nous ne voulons pas de contrôles à la frontière entre l'Irlande et le Royaume-Uni. C'est incohérent du point de vue logique, c'est comme croire aux licornes ! De nombreux responsables politiques, chez nous, essaient de trouver comment résoudre ce problème de frontière. Inévitablement, la Commission européenne nous dit qu'elle a une réponse : rester dans le marché unique.

Nous nous trouvons bêtes face à cette question. Mme May a déclaré la semaine dernière, dans le discours le plus détaillé qu'elle ait prononcé jusqu'à présent, que nous serions perdants et que nous n'aurions plus un plein accès au marché unique, contrairement à ce qui se disait il y a un an. Je n'ai pas le souvenir qu'un seul Premier ministre dans notre histoire ait jamais promu une politique dont il était convaincu qu'elle n'allait pas dans le sens de l'intérêt économique du pays. On pourrait dire la même chose du parti travailliste... Cela nous prépare de grandes difficultés politiques.

La seule demande que je vous adresserai, c'est que nos deux pays continuent de travailler ensemble dans les nombreux domaines de politique étrangère où ils ont des intérêts communs, comme c'est le cas au Moyen-Orient, au Maghreb, en Russie, en Afrique - par exemple, au large des côtes africaines, les marines française et britannique constituent la force européenne qui lutte contre la piraterie et permet au trafic maritime et au commerce international de se poursuivre. Je suis sûr que cette action perdurera. Nous sommes les deux seuls pays européens qui peuvent mener ce type d'opérations. La Grande-Bretagne devra trouver les moyens, si elle veut rester impliquée dans ces actions, de participer aux décisions. Les institutions, telles qu'elles existent actuellement, ne le permettent pas, mais nous devrons trouver une solution et je pense que les Français devront en parler aux Allemands - et aux autres - pour faire en sorte que cela soit possible.

M. Mike Gapes (parti travailliste). - Je voudrais savoir si le document que j'ai évoqué tout à l'heure a été mis à jour.

M. Tom Tugendhat, président. - Vous avez eu raison de poser la question des drones. Le partage de nos équipements militaires n'en est qu'à ses débuts, mais nous devons développer des armements ensemble. Nous avons signé les accords de Lancaster House en 2010 et commencé à réfléchir ensemble au développement de matériels militaires. Il serait bon que cette réflexion se poursuive. Nous avons déjà les drones américains Reapers qui sont excellents, mais construire de tels équipements ensemble serait très intéressant.

Je suis pleinement conscient du problème posé par le futur statut des citoyens français résidant en Grande-Bretagne et des citoyens britanniques résidant dans un autre pays européen. Le problème reste à résoudre. Comme vous le savez, je suis personnellement très impliqué et le Parlement britannique suivra la question de très près. Même si les nouveaux arrivants sont soumis à un nouveau statut, qui reste à définir, nous allons rester un pays ouvert. Il y aura peut-être des contrôles pour certaines professions, mais la porte sera toujours ouverte pour les Français à Londres.

Quand on parle de l'immigration européenne en Angleterre, on parle surtout de l'immigration d'Europe de l'Est. C'est dû à une erreur politique de Tony Blair - en tant que président de commission, je ne devrais pas exprimer un jugement politique - qui n'a pas voulu appliquer le délai de sept ans que l'Allemagne, la France ou l'Italie ont utilisé pour protéger leur marché du travail : il a ainsi provoqué une sorte d'attraction magnétique qui a changé la démographie de plusieurs villes britanniques, ce qui a choqué beaucoup de nos concitoyens et créé une peur qui a influé sur le vote.

En ce qui concerne l'Irlande du Nord, nous avons conscience de demander quelque chose d'énorme. Ce serait une erreur de se dire que tout est la faute du parti unioniste. Il serait inacceptable pour n'importe quel député britannique qu'une partie du Royaume-Uni fasse l'objet d'un traitement différent de celui du reste du pays : comment pourriez-vous traiter la Bretagne ou la Normandie différemment de l'Île-de-France ? C'est un défi énorme, mais nous avons aussi une histoire très forte avec l'Irlande. L'essentiel est de voir que nous ne devons pas construire une Europe qui nuise gravement à l'économie de l'un de ses membres, c'est-à-dire l'Irlande. Une frontière « dure » entre le Royaume-Uni et l'Irlande ne serait pas favorable au Royaume-Uni, mais elle aurait des effets bien pires pour la République d'Irlande, qui dépend énormément du commerce. Nous sommes pleinement conscients de la nécessité de trouver une réponse spécifique et je sais que nous adressons peut-être une requête très exigeante à l'Union européenne en demandant une solution qui ne serait peut-être pas applicable à l'Ukraine ou à un autre pays. Nous le demandons pour nous-mêmes, mais aussi pour nos partenaires et amis irlandais, qui sont aussi vos partenaires et vos amis.

M. Jean Bizet, président. - Monsieur le président Tugendhat, je voudrais tout d'abord saluer votre honnêteté intellectuelle. Vous êtes l'un des premiers responsables politiques anglais qui ait osé dire : « Nous allons rester un pays ouvert et nous sommes conscients que les décisions prises par Tony Blair ne sont pas totalement étrangères au résultat du référendum de juin 2016. » Lorsque David Cameron a fait le tour des 27 capitales en préparant ce référendum, il a obtenu un certain nombre d'avancées, dans ce que l'on a appelé le « paquet Tusk ». Si vous étiez resté dans l'Union, celle-ci ne serait plus la même aujourd'hui. Était prévue, par exemple, la définition de clauses de sauvegarde avec des systèmes de cliquet, susceptibles d'être mises en oeuvre lorsque le nombre de ressortissants d'Europe de l'Est risquait d'être déstabilisant. Le peuple britannique en a décidé autrement, dont acte.

Vous avez choisi de sortir et vous êtes de grands démocrates. Vous êtes donc obligés de légiférer sur une décision « populiste », parce qu'un certain nombre de grandes figures politiques anglaises ont eu recours à la désinformation - je ne citerai pas de noms...

Pour répondre à M. Mike Gapes sur le document que nous avons édité : nous n'avons pas changé de vision depuis l'élection de M. Macron. Ce document fera l'objet d'un suivi et sera affiné au fil de nos consultations. Je n'ai pas fait campagne pour M. Macron, mais il faut reconnaître qu'il a été le seul candidat à tenir un discours européen courageux. Le discours de la Sorbonne du 26 septembre trace de belles orientations, sur lesquelles nous pouvons nous retrouver.

En ce qui concerne l'Écosse, je comprends le dilemme de M. Stephen Gethins : vous êtes embarqués dans une Grande-Bretagne qui a fait un choix. Pour répondre indirectement à MM. Rosindell et Murray, puisque les Anglais ont demandé à partir, c'est à eux de formuler le mode d'accord économique qu'ils souhaitent : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! » Nous tenons au marché unique comme à la prunelle de nos yeux, ce qui implique le respect des quatre libertés. Je me réjouis que vous envisagiez de rester un pays ouvert - nous l'avions déjà pressenti lors de nos discussions avec les milieux économiques. Vous pratiquerez une immigration positive en fonction de vos besoins, notamment pour les emplois les moins qualifiés - bâtiment, restauration, etc.

Je ne suis absolument pas inquiet pour la coopération militaire, la lutte contre le terrorisme, car il y aura des accords et des politiques sectorielles. Quelques esprits malins prédisent que les choses seront plus faciles, car vous tomberez plus facilement d'accord sur une politique spécifique. Les valeurs qui nous unissent - en tant que Normand, je me souviens de ce qui s'est passé il y a soixante-dix ans - font que les échanges d'informations, de données essentielles pour la protection de vos ressortissants et des nôtres sont des enjeux qui dépassent le vote du 26 juin - heureusement !

En ce qui concerne l'économie, le passeport européen, il y aura des équivalences, mais ce ne sera pas pareil. Sur les échanges, il n'y aura pas de droits de douane, selon nos dernières informations, mais attention aux barrières non tarifaires, qui ont un coût.

La balle est dans votre camp et notre intérêt à tous est de trouver le meilleur accord. Il ne nous reste que quelques mois pour déclencher la période de transition. En l'absence de proposition, il n'y aura pas de période de transition et ce sera la « falaise »...

M. Christian Cambon, président. - Tout d'abord, il me semble que ces rencontres sont tout à fait essentielles. Dans ce débat, les Parlements ne font pas assez entendre leur voix. Nous rencontrons régulièrement vos collègues de la commission de la défense, mais il serait utile d'en faire autant avec vous. La dimension démocratique et parlementaire, dans deux pays qui ont une longue tradition dans ce domaine, doit peser de tout son poids. J'ai suivi le débat entre votre gouvernement et votre Parlement sur l'accord Brexit pour définir les rôles respectifs : vous avez fait entendre votre voix. Certains d'entre vous ont demandé ce que ferait notre Parlement si les négociations n'aboutissaient pas ou si leur résultat ne lui convenait pas : celui-ci conserverait sa liberté d'appréciation.

L'observation de Ian Murray est très juste : nous devons, nous aussi, bien comprendre ce qui a pu mener au vote du Brexit. J'accompagnais Jean-Pierre Raffarin à la Chambre des communes quelques jours avant le vote, et nous pensions tous que l'issue serait favorable. Nous avons été surpris, mais plusieurs d'entre vous avaient attiré notre attention sur le risque profond d'un vote négatif, eu égard notamment à la problématique de l'immigration. L'Union européenne n'a pas encore fait l'examen complet des difficultés qui l'assaillent. Quand notre groupe de travail suit le Brexit, mais réfléchit aussi à la refondation de l'Europe, c'est bien de ces sujets qu'il convient de parler. Nous avons attendu la formation du nouveau gouvernement allemand pour pouvoir recommencer à travailler avec nos collègues allemands et, comme vous, nous éprouvons quelques inquiétudes au vu du résultat des élections italiennes.

Nous allons, nous aussi, nous livrer à cet examen de conscience, parce que l'Europe, telle qu'elle continue à fonctionner, s'est séparée de l'opinion publique. Nous avons pu le voir au fil des élections européennes : près d'un quart des députés européens français sont issus d'une formation extrême, c'est déjà un signal très fort.

Il faut un accord, le meilleur possible. Chacun fera des efforts. Nous comprenons bien la problématique de l'Irlande : nous nous sommes d'ailleurs rendus à la frontière pour voir comment les choses se passent. Ce n'est qu'en se penchant sur la réalité concrète que l'on peut comprendre la situation et l'expliquer correctement à l'opinion publique. Nous entendons trop souvent dire dans nos circonscriptions : « S'ils veulent partir, qu'ils s'en aillent ! » Mais, quand ils commencent à réfléchir, les gens comprennent l'intérêt de continuer à travailler ensemble.

Un mot sur la défense : nous avons absolument besoin d'approfondir et d'intensifier notre travail. Nous sommes les seuls pays d'Europe à disposer d'une armée susceptible de relever les défis de la sécurité ; il faut donc aller plus loin.

Je me réjouis de ces rencontres et souhaite qu'elles s'intensifient. Puisque plusieurs d'entre nous ont fait état de leurs liens familiaux, je vous rappellerai que mon arrière-grand-oncle, l'ambassadeur Paul Cambon, a signé le traité de l'Entente cordiale, ce qui lui avait valu de danser avec la reine !

La réunion est levée à 17 h 45.

Mercredi 28 mars 2018

Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères

La réunion est ouverte à 15 h 05

5. Audition de S. Exc. M. Jean-Pierre Jouyet, ambassadeur de France auprès du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (mercredi 28 mars 2018)

M. Jean Bizet , président de la commission des affaires européennes. - Merci, monsieur l'ambassadeur, de prendre sur votre temps pour rencontrer le groupe de suivi sur le Brexit et la refondation.

C'est une lapalissade de dire que nous regrettons profondément le vote du 23 juin 2016. Il s'agit d'une décision britannique dont nous ne pouvons que prendre acte mais, à l'heure où la mondialisation s'appréhende dans toute sa globalité, des réponses non collectives ne constituent pas, selon nous, la bonne solution. C'est même une faute géostratégique majeure.

Nous saluons le travail réalisé par Michel Barnier, qui vient régulièrement nous rendre compte, dont nous lisons parallèlement les travaux en la matière.

Nous sommes particulièrement préoccupés par le règlement de la situation de l'Irlande.

Quelle est votre analyse du débat politique au Royaume-Uni sur le Brexit ? Quel est l'état d'esprit de la population ?

Les derniers développements ont-ils été de nature à rassurer nos compatriotes résidant au Royaume-Uni, qui nous envoient régulièrement des messages que nous écoutons avec beaucoup d'attention ?

S'agissant de l'Irlande, Theresa May n'ayant pas d'idée sur le sujet, la Commission européenne a avancé une proposition quelque peu provocatrice, mais qui a au moins le mérite d'exister.

En effet, nos amis Anglais - et surtout Irlandais - ne veulent pas de frontières et ne souhaitent pas relancer la guerre d'Irlande, mais désirent respecter l'accord du Vendredi saint. Cette proposition, si elle perdure - pourquoi pas ? - porte en elle en pointillé une réunification de l'Irlande.

Pour les relations futures, la solution d'un accord de libre-échange est désormais la seule voie possible. Nous avons toutefois répété hier à l'adresse de M. Cherry, président des PME britanniques, que tout ceci entraînera malgré tout quelques complications et représentera un coût pour les petites entreprises.

Le président Cambon a souligné que les multinationales seraient cependant moins touchées et nous avons répété à M. Cherry qu'il ne saurait être imaginable qu'un marché unique puisse se faire « à la carte », les services financiers étant par ailleurs soumis à des équivalences améliorées.

Comment envisagez-vous cet accord de libre-échange et ce régime d'équivalences pour l'industrie financière britannique ?

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Monsieur l'ambassadeur, la commission des affaires étrangères est heureuse de vous accueillir.

Comme vous le savez, nous avons des contacts très fréquents avec nos homologues britanniques. Le choix du Brexit est irréversible, et un certain nombre de points avancent, comme l'accord de retrait. Il demeure néanmoins encore des zones d'ombre, notamment à propos de l'Irlande, même si un certain nombre de points des négociations, conduites excellemment par Michel Barnier, progressent. Un accord est intervenu le 20 mars au sujet de la période de transition. C'est donc un élément positif.

De la même manière, le discours du 2 mai de Theresa May montre que les bases de la relation future peuvent s'établir et que les négociations peuvent démarrer prochainement. On s'aperçoit cependant que les embûches ne cessent de s'accumuler.

Des études économiques démontrent les impacts excessivement négatifs du Brexit sur l'économie britannique. M. Cherry, qui représente les PME britanniques, ainsi que les collègues parlementaires que nous avons rencontrés, soulignent les difficultés prévisibles en matière économique.

Un rapport récent des membres de la commission sur le Brexit de la Chambre des communes s'est prononcé pour un report du celui-ci.

Tony Blair - encore que son impact soit en ce moment limité dans l'opinion - prend régulièrement la parole pour demander un second référendum.

Comment ressentez-vous l'opinion publique britannique ? Lors de l'incident de Salisbury, le Royaume-Uni s'est immédiatement tourné vers ses alliés européens, ce qui démontre que les vieux réflexes fonctionnent. Tout ceci peut-il modifier la donne ?

Selon vous, quelle serait, en l'état actuel des choses, la position du Parlement britannique sur l'accord de retrait ? Considère-t-il que la situation, telle qu'elle a été négociée, est satisfaisante ?

Nous sommes très surpris, à chacune de nos rencontres, de rarement être en face de parlementaires favorables au Brexit - et nous en avons pourtant rencontré un certain nombre. Sans doute n'avons-nous pas eu de chance...

Ceux dont nous avons recueilli l'avis nous font en général part de leur tristesse et s'attendent à quelques difficultés.

Ressentez-vous une évolution ou s'achemine-t-on, quoi qu'il arrive, vers le Brexit tel qu'il a été souhaité lors du référendum ?

M. Jean-Pierre Jouyet, ambassadeur de France au Royaume-Uni.de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord - Chacun peut regretter le Brexit, qui apparaît à contre-courant d'une évolution européenne et internationale forte. Le monde est en effet extrêmement changeant, exigeant, et les menaces sont loin de s'atténuer.

C'est d'autant plus regrettable que le Royaume-Uni, l'Europe en tant que telle, vont perdre du temps et de l'argent à maintenir des relations, alors que tout va extrêmement vite et se digitalise dans des régimes bien moins démocratiques que les nôtres.

Le Brexit est regrettable parce qu'il symbolise par ailleurs les défis auxquels sont confrontées les démocraties européennes. Confirmé par ce qui se passe en Europe centrale, en Pologne, en Hongrie, en République tchèque, en Autriche, en Allemagne, et en Italie, où la manière de régler ces problèmes ne constitue pas un exemple.

Tout ceci participe à un populisme européen qui s'est très largement développé et qui, aujourd'hui, reste fort. Ce n'est pas à vous, politiques, que je vais l'apprendre.

Je veux également saluer le travail accompli par Michel Barnier et ses équipes. J'ai participé, en tant qu'ambassadeur, à un séminaire européen à Bruxelles. J'ai vu ce qui y était fait. En termes de négociations, d'influence, de visibilité et de propositions, le travail de Michel Barnier et de ses équipes est exceptionnel.

Il y a un mois, je ne pensais pas que l'on allait arriver à l'accord sur la transition auquel on est parvenu au Conseil européen de mars.

Il faut le savoir, la situation, depuis que je suis entré en fonction, en septembre, a varié sans cesse. Il y a deux mois, on donnait à Theresa May l'été comme date butoir, et on prédisait qu'elle allait perdre les élections, faute de pouvoir parvenir à un accord européen.

Je constate qu'elle est toujours là, qu'elle arrive à mettre le Brexit en oeuvre et parvient à maintenir un équilibre entre les différentes sensibilités du parti conservateur.

Lors de l'affaire de l'agent double russe, Theresa May a bien réagi à l'affaire, a pris des sanctions symboliques, et a été relayée par les autres pays européens. Elle a démontré qu'en tant que leader britannique, dans le contexte du Brexit, à la veille d'un important Conseil européen, elle n'était pas du tout isolée.

La France, l'Allemagne, et les autres pays européens l'ont suivie dans ses positions diplomatiques à l'égard de la Russie. La position prise par le Conseil des ministres des affaires étrangères a été extrêmement forte, plus d'une douzaine de pays européens ayant déjà pris des mesures de rétorsion à l'égard de la Russie.

Face à elle, Jeremy Corbyn rencontre actuellement des difficultés après ses prises de position sur l'affaire de Salisbury et les accusations en antisémitisme qui pèsent sur son parti.

David Cameron m'a fait remarquer que le parti conservateur est encore aujourd'hui à 42 % ou 43 % dans les sondages, soit deux points d'avance sur les travaillistes. Aucun parti en Europe n'est à ce niveau ! Le parti conservateur britannique, malgré ses divisions, reste néanmoins un grand parti. L'opinion publique, si j'en crois les sondages, reste dans les mêmes dispositions et apparaît extrêmement divisée.

Chaque famille connaît aussi un débat entre « Remainers » et « Brexiteers ». Je suis allé la semaine passée à 100 kilomètres de Londres, dans une ville qui a voté pour le Brexit, alors qu'il y a plusieurs grosses multinationales dont Airbus qui emploie 1 500 personnes et MBDA 3 000 personnes. Ce ne sont pas de petites entreprises ni de petits salaires. Dans cette ville de plus de 100 000 habitants, le chômage s'élève à 3 %.

La maire de la ville m'a remis une synthèse à propos du Brexit. C'est ce que j'ai vu de plus explicite sur les causes et les conséquences du Brexit. Un Lord m'a dit : « J'étais auparavant "Remainer". Lorsque j'ai vu les faibles concessions de l'UE à David Cameron, je suis devenu "Brexiter" ». Les débats à ce sujet sont toujours aussi passionnés au Royaume-Uni.

S'agissant de l'impact économique, la dévaluation monétaire est en oeuvre depuis 2016, sans qu'il n'y ait eu de gain de pouvoir d'achat. Il n'y a pratiquement pas eu d'incidences sur le taux de chômage. La productivité ayant quant à elle toujours été mauvaise, on ne peut en accuser le Brexit.

Les mouvements concernent plus les PME que les très grandes entreprises, à l'exception des entreprises industrielles. Certaines vont chercher à régler leurs problèmes de sous-traitance en Europe - Airbus, PSA - mais l'industrie va, quoi qu'il en soit, subir un contrecoup important et est forcée de se réorienter.

Pour ce qui est des services, on enregistre à court terme moins de mouvements que ce à quoi on pouvait s'attendre.

Je suis frappé de voir qu'il y a toujours un nombre important de demandes d'inscription d'élèves français au Royaume-Uni, Brexit ou non. Je vois toujours le même intérêt pour les universités britanniques. On enregistre certes des départs de Français, mais pas dans des proportions considérables.

En revanche, toutes les études montrent qu'à moyen terme, il y aura des conséquences économiques. Cela ne fonctionne pas trop mal actuellement peut-être parce que le reste du monde et l'Europe ne fonctionnent pas mal, que la croissance se retrouve un peu partout, et que les taux d'intérêt sont bas, mais des études de la Banque d'Angleterre démontrent que les risques à long terme pour la croissance sont compris entre 5 % et 10 % Ce n'est pas rien.

En outre, même s'il faut prendre ces chiffres avec précaution, on n'enregistre plus de nouveaux investissements de production mais seulement des investissements de distribution..!

Dans ce cadre, la communauté française demande à être rassurée. Elle est inquiète, incertaine sur son statut. Je suis frappé du nombre de demandes de double nationalité et de visas déposées par des ressortissants de pays tiers, notamment des jeunes venant d'Asie ou d'Inde.

Certains disent que le Commonwealth pourrait constituer une alternative à l'UE. C'est une fausse idée : les Australiens et les Néozélandais nous demandent des visas Schengen pour continuer à exercer leur activité sur le continent.

Ainsi que vous l'avez souligné, les véritables sujets sont l'union douanière et l'Irlande du Nord. Techniquement et politiquement, on ne sait comment faire ni à Londres ni à Bruxelles.

C'est l'existence même de l'unité du Royaume-Uni qui est en cause. Nos amis Écossais souhaiteront demeurer dans le marché unique et ne voudront pas de solution différente de la solution irlandaise.

Le maire de Londres, Sadiq Khan, compte tenu de l'importance des services financiers de la City, pourrait également demander un accord spécifique pour la ville.

Ce problème irlandais dépasse donc tout ce qu'on peut imaginer.

Quoi qu'il arrive, il y aura inévitablement des contrôles douaniers. Les Pays-Bas auraient commencé à recruter 700 douaniers. Le Royaume-Uni envisagerait de recruter 1 000 douaniers et 5 000 autres pour le Trésor. Ce ne sont pas des petits sujets.

Sur le plan politique, on comprend l'émigration et les mouvements de personnes. Des dérogations vont être demandées s'agissant des mouvements de personnes - et l'Europe en a besoin. Ce discours commence à se faire entendre de plus en plus fort.

Deuxièmement, l'accord de libre-échange n'intégrera pas les services financiers. Il faudra donc, pour des raisons qui concernent l'Union européenne, renforcer l'Europe en termes de régulation et de supervision financières en matière de banque, d'assurances ou de dérivés. Les Français n'accepteront pas une crise touchant l'épargne ou une nouvelle crise systémique.

Rester dans l'union douanière peut cependant résoudre une partie du problème. Lorsque le Royaume-Uni n'était pas membre de l'Union européenne, il était justement intéressé par la CEE pour rejoindre son union douanière.

On m'explique que Theresa May n'en a pas la possibilité. Je suis cependant certain qu'une majorité au parlement accepterait un amendement sur l'union douanière.

Certains estiment toutefois que la discipline de parti l'emportera sur le réalisme économique. Je pense que les choses vont se jouer entre sept et vingt députés conservateurs. Si tel est le cas, Theresa May se retrouvera dans une situation plus difficile. Le Brexit aura lieu, mais je ne puis vous dire si sa portée intégrera ou non l'union douanière, qui reste pour moi le principal sujet politique.

M. Christian Cambon, président . - Merci pour ces éclaircissements. La parole est aux commissaires.

M. Ladislas Poniatowski . - Il est écrit qu'aucun État membre ne devra pas payer plus ou recevoir moins à cause du Brexit. C'est une équation qui, pour moi, reste un mystère !

Il est également écrit que le Royaume-Uni honorera tous les engagements pris en tant que membre de l'Union européenne. On s'est bien gardé d'ajouter des chiffres pour ne pas mécontenter les Britanniques. Selon la presse anglaise, la facture sera de 40 milliards d'euros à 41 milliards d'euros.

Pouvez-vous nous éclairer sur ces deux points ?

Mme Fabienne Keller. - Pouvez-vous décrire les scénarii dans le domaine financier, du plus favorable au moins favorable pour la place financière de Paris ? Quel est le risque que les Britanniques parviennent à maintenir leur activité en coopérant avec un État membre qui permettrait de labelliser leurs produits ?

Le second sujet qui me tient beaucoup à coeur est celui de nos amis irlandais. L'ambassadeur d'Irlande, l'année dernière, disait qu'il n'y avait rien de bon dans tout cela. Il s'agit de la paix la plus récente d'Europe. Ne risque-t-on pas de raviver les tensions ?

La presse britannique ne l'a pas fait, mais on peut analyser le résultat du référendum en Irlande du Nord sous l'angle des anciens clivages entre catholiques et protestants : peut-on avoir une frontière tout en n'en ayant pas ?

M. Olivier Cadic. - Je partage toutes vos observations.

La semaine dernière, lors d'une grande conférence destinée à indiquer aux Européens ce qu'ils doivent faire, j'ai été rattrapé par l'inquiétude que vous éprouvez. J'en ferai part dans mon prochain tweet. On a souvent l'impression que les autorités françaises, au Royaume-Uni, ne sont pas proches de ses ressortissants : vous avez démontré le contraire !

Theresa May, lorsqu'elle était ministre de l'intérieur, a fait en sorte que les personnes ne faisant pas partie de l'Union européenne quittent le Royaume-Uni. On compte aujourd'hui 15 000 familles « Skype » qui doivent avoir des contacts avec leurs enfants par Internet. Vous imaginez l'inquiétude et l'angoisse que cela peut susciter chez les Européens...

J'ai proposé au président Bizet de recevoir des représentants de ces personnes. Leurs témoignages vous feront frémir !

Pouvez-vous approfondir le point sur les naturalisations ? Quel est leur nombre aujourd'hui ?

Vous avez dit que le Brexit aurait lieu : je souhaite profondément que vous vous trompiez, comme votre prédécesseur qui, avant le référendum, nous avait annoncé que le Brexit n'aurait pas lieu. Il faut sortir de ce mauvais rêve !

M. Richard Yung. - J'ai été extrêmement surpris de la rapidité avec laquelle l'accord de la semaine dernière a été trouvé.

J'avais l'impression que l'affaire était mal engagée, et l'horizon s'est éclairci d'un seul coup ! Tout au plus reste-t-il quelques problèmes mineurs, comme les droits de vote pour l'Irlande. Je ne sais si je dois m'en réjouir ou m'en inquiéter, ne sachant pas si l'Union européenne n'a trop vite lâché prise.

Par ailleurs, cela n'a pas de sens de croire que la période de transition va durer un an et demi. Ce ne sera jamais réalisé pour cette date, compte tenu de l'immense champ de problèmes à résoudre

En matière financière, je ne sais pas ce que sont des équivalences raisonnées ou raisonnables, mais je sais que les systèmes de contrôle ne sont pas les mêmes. Si l'on veut que l'euro continue à s'affirmer, nous devons demeurer très vigilants au sujet des conditions de supervision et de contrôle de la place financière.

Les Britanniques ne sont probablement pas disposés à nous laisser y jeter un oeil. Un Américain est toutefois présent aux côtés du superviseur britannique : peut-être devrions-nous en avoir également un.

M. Jean Bizet, président. - On n'entend guère la voix du Parti unioniste démocrate (DUP) - mais peut-être mon oreille n'est-elle pas assez fine...

Mme Anne-Catherine Loisier. - Vous avez évoqué les étudiants. Pour le moment, les universités anglaises n'ont pas modifié les conditions d'accès pour 2017, notamment les conditions financières, - mais cela peut changer. Avez-vous des éléments à ce sujet ?

Il serait dommage de couper le lien entre la France et le Royaume-Uni dans ce domaine. Quand on connaît les coûts d'inscription et d'enseignement, cela pose question.

M. Jean-Pierre Jouyet. - Je vous remercie pour toutes ces questions, qui sont extrêmement intéressantes, mais peu faciles.

S'agissant du budget, on cherche à financer ce manque.

On étudie pour ce faire notamment un accord entre la Commission européenne et la Banque centrale européenne.

Mme Fabienne Keller. - Aider les Britanniques ?

M. Jean-Pierre Jouyet. - Non, il s'agit d'aider l'Europe par d'autres pistes qui sont explorées, comme via la BEI.

Comme vous l'avez remarqué, on discute au niveau européen du prochain budget pluriannuel sans les Britanniques. On en est toujours à 1,1 %. Je ne vois pas comment nous en sortir. On a en outre un problème de délai, car il faudrait y arriver avant que le nouveau Parlement européen et la nouvelle Commission européenne ne soient installés. Or il reste un an.

La « maison européenne » ferme au printemps prochain et pas pour deux mois ! Il faut auditionner tous les nouveaux commissaires, que le Parlement se mette en place. Les Britanniques le savent bien. C'est là un vrai sujet.

On est obligé, compte tenu de l'agenda européen, de respecter l'accord de retrait, mais on n'aura probablement jamais réglé tous les problèmes techniques avant fin 2020, et ceci implique énormément de domaines, d'Erasmus à la défense.

Les Britanniques sont persuadés qu'ils vont faire partie de la PESC. Je ne le crois pas. De même, en matière spatiale, ils pensent demeurer dans Galileo. Ce que sont les seconds contributeurs européens. On ne peut mener ces sujets à bien sans eux !

S'agissant des aspects financiers, il faut distinguer trois secteurs.

Tout d'abord, le secteur de la supervision bancaire européenne, sur laquelle les Britanniques sont à peu près alignés, restera fort. Il ne faut pas oublier ce qu'ils ont payé en 2008 à la Barclays et à la Royal Bank of Scotland.

Deuxièmement, dans le secteur des assurances, il faut assurer la continuité des contrats. Comment les superviseurs vont-ils faire avec les Britanniques ? Ce n'est pas rien ! Ces contrats dépendent à 80 % du droit anglo-saxon.

Troisièmement, le secteur où la régulation est la plus faible au niveau européen est celui des services financiers. L'Autorité européenne des services financiers (ESMA), qui se trouve à Paris, doit être dotée de pouvoirs pour contrôler les équivalences renforcées, sans quoi, compte tenu de la faiblesse de la supervision et la diversité qui existe entre les autorités allemandes, italiennes, les Britanniques seront tranquilles. C'est pour moi extrêmement important.

Il faut aussi que nous soyons très clairs en matière de régulation à l'égard des pays tiers. Or on ne l'est pas aujourd'hui, et notre approche est très différente de celle des Américains.

Les Britanniques peuvent fort bien se mettre d'accord avec certains Etats membres Il nous faut donc une réglementation commune à propos des pays tiers.

Par ailleurs, il faut que l'Europe trouve un contrôle réglementaire sur ce qui se passera au Royaume-Uni. Les Américains en disposent. On a bien, depuis les affaires récentes, des contrôleurs américains dans les bureaux d'audit des banques françaises !

Cela plaira ou non aux Britanniques, mais il faut que l'on s'assure de leur réglementation, et que l'on sache comment tout cela est fait !

Il faudra enfin traiter les compensations d'opérations devise par devise, régime d'équivalence par régime d'équivalence, et dérivé par dérivé. Cela ne va pas se faire en trois mois.

Concernant les places financières, qu'il s'agisse de celle de Londres, de Paris ou de Francfort, il ne faut pas croire ce qu'on lit dans la presse. Indépendamment du Brexit, la place de Londres sera plus faible du fait de la digitalisation, qui ne nécessite ni beaucoup de place ni beaucoup d'infrastructures.

En outre, les liquidités du monde entier sont aujourd'hui très fragmentées et très nationales. Depuis 2008, les pays souhaitent en effet contrôler leurs liquidités. On n'a donc plus besoin d'une place qui les centralise.

Or le seul pays qui a suffisamment de liquidité pour les contrôler tant que les Chinois ne s'y sont pas intéressés, ce sont les États-Unis. Il convient donc que nous soyons bien plus unis.

Sur la mise en oeuvre du statut des ressortissants européens, nous devons avoir des réunions avec les Britanniques les prochaines semaines à ce sujet.

Demain, je rencontre mon homologue à Paris. Les Britanniques vont faire des propositions pour assurer la mise en oeuvre des droits de ceux qui vont s'installer ou être présents durant la période de transition notamment.

Nous prenons garde à ne pas être co-gestionnaires afin de ne pas avaliser toutes les mesures que vont prendre les Britanniques en matière de statut des citoyens européens, de leur situation, de leurs ressources. Vous ne l'accepteriez d'ailleurs pas en tant que parlementaires.

On compte trois millions de personnes. Les inquiétudes sont assez fortes.

M. Olivier Cadic. - Il s'agit de trois millions d'Européens, non de Français.

M. Jean-Pierre Jouyet. - Les chiffres varient. On est, selon la consule, entre 300 et 350 000 Français, dont 110 000 sont enregistrés.

Les Britanniques veulent régler le sujet tout en nous demandant des concessions en matière de circulation des personnes, en particulier concernant les Polonais et les ressortissants des Balkans.

Sur la libre circulation, ils tirent également les conclusions de ce qui s'est passé dans l'Aude.

Un certain nombre de personnes qui viennent me voir me disent que l'Europe devrait réfléchir à cette question de circulation des personnes et de partage des responsabilités.

Enfin, l'Irlande constitue le problème le plus grave. Je n'ai pas mentionné le problème entre catholiques et protestants, car les autorités religieuses sont extrêmement prudentes. Je n'ai pas vu d'interventions en ce sens.

Quant au DUP, il est clair. Ce que propose la Commission européenne est pour lui inacceptable, mais l'Irlande du Nord n'a pas de gouvernement depuis plus d'un an. Je souhaiterais aller à Belfast, mais je ne sais qui me recevra.

Le DUP fait partie de la coalition gouvernementale. Mme May lui a donné un milliard et il pèse dans le système, même s'il a toujours de fait été l'allié des conservateurs. Il n'acceptera pas ce que propose la Commission européenne. La question va être difficile.

On va étudier une sorte de solution ad hoc , sans divergence réglementaire. On fera les contrôles ailleurs...

Mme Fabienne Keller. - Où ?

M. Jean-Pierre Jouyet. - Ils préfèrent que ce soit nous qui les fassions.

Mme Fabienne Keller. - Comme à Calais !

M. Jean-Pierre Jouyet. - Ce sont là les accords du Touquet.

Il va falloir également être attentif à la transition si tout cela se prolonge. Les Britanniques affirment avec un grand aplomb que la pêche est un secteur très important et qu'il faut conserver l'accord commercial, rappelant toutefois qu'ils ont le contrôle de leurs eaux territoriales et qu'ils pourront choisir. Ils estiment que ceci ne posera cependant pas trop de problèmes pour les Français, mais qu'est-ce que cela signifie pour les pêcheurs des Hauts-de-France, de Bretagne ou de Normandie ?

M. Jean Bizet, président. - Vous avez certainement les mêmes informations que moi au sujet des accords de la baie de Granville : les pêcheurs britanniques qui, au moment du Brexit, voulaient en découdre, considèrent à présent qu'il est aussi bien de rester ainsi. On enregistre un certain recul.

Le Comité régional des pêches et le préfet de la Manche m'ont indiqué que les pêcheurs de Guernesey et de Jersey ne souhaitent pas toucher à l'accord. Je vous adresserai un courrier officiel à ce sujet le moment venu.

M. Jean-Pierre Jouyet. - J'ai le même sentiment que vous.

Ils prétendent que leurs associations sont réalistes. Je dois rencontrer le ministre des finances de Jersey à ce sujet. Je pense qu'ils ne veulent pas en découdre.

M. Jean Bizet, président . - Il faudrait profiter de l'occasion. Les événements peuvent parfois devenir sanglants entre les populations.

M. Jean-Pierre Jouyet. - Ils ont intérêt à être pragmatiques.

M. Jean Bizet, président. - Merci beaucoup.

Ces sujets intéressent le Sénat au premier chef. Derrière tout cela se profile en effet la refondation de l'Union.

M. Jean-Pierre Jouyet. - Il faut distinguer le Brexit, le processus du Brexit et ce qui devrait être de la refondation d'une Europe à plusieurs vitesses. Vous retrouverez alors les Britanniques autour d'un certain nombre de sujets, comme la défense, l'immigration, et la sécurité. Ils savent - et c'est pourquoi ils soutiennent l'initiative du Président de la République - que cela ne se fera plus dans le même cadre européen.

M. Ladislas Poniatowski. - C'est ce qui fonctionne qui pose problème !

M. Jean Bizet, président. - On n'a pas su exploiter ce concept au travers des coopérations renforcées. Je pense qu'une Europe à plusieurs vitesses, à cercles concentriques, avec des intégrations plus ou moins importantes, se dessine avec le Brexit.

Nous commençons à être affaiblis face aux États-Unis et à la Chine, d'où l'intérêt, même si ce n'est pas toujours facile ni populaire, d'utiliser la carte que le président Juncker nous invite à jouer, celle des accords de libre-échange, des standards européens et de la digitalisation franco-allemande.

Les Échos ont publié hier un article extrêmement intéressant à ce sujet : les Chinois et les Américains sont les seuls à posséder aujourd'hui de supercalculateurs qui leur permettent une projection bien supérieure à la nôtre en matière de digitalisation.

Les Chinois ont investi plusieurs milliards dans ce domaine, qui leur permet de réaliser des milliards d'opérations par seconde.

Monsieur l'ambassadeur, merci pour votre éclairage concernant les problématiques financières. Je sais que c'est votre sujet de prédilection : il est fondamental.

La réunion est levée à 16 heures 20.

Mardi 10 avril 2018

Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères et

La réunion est ouverte à 15 h 35

6. Audition de Mme Sandrine Gaudin, Secrétaire générale des affaires européennes (mardi 10 avril 2018)

M. Jean Bizet , président . - ous sommes heureux de vous accueillir au Sénat. Nous suivons avec une attention particulière le processus de retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne. Des progrès significatifs ont été réalisés en vue d'un accord de retrait. Je veux saluer le travail accompli par le négociateur de l'Union Michel Barnier. Mais nous restons préoccupés par le règlement de la situation de l'Irlande. Tout cela doit être réglé d'ici octobre.

Quelle est votre analyse des négociations en cours de l'accord de retrait ? Peut-on être rassuré sur le sort des ressortissants européens installés au Royaume-Uni ? Comment voyez-vous le règlement de la question de l'Irlande ?

Comment appréhendez-vous l'accord de libre-échange qui devra être négocié dans le cadre des relations futures ? Soyons clairs : il ne saurait y avoir un marché unique à la carte. L'intégrité de celui-ci doit être préservée. Les services financiers seraient soumis à un dispositif d'équivalences améliorées.

La coopération devra aussi être maintenue dans des domaines variés, en particulier la défense et la sécurité. Quelles formes pourra-t-elle revêtir ?

Votre présence est aussi l'occasion d'échanger sur l'avenir de l'Union européenne. Nous attendons la position commune franco-allemande dans la perspective du Conseil européen de juin.

Enfin, l'énergie et le numérique doivent être des priorités. Comment l'Europe se positionnera-t-elle ?

Tels sont les sujets sur lesquels nous aimerions vous entendre, d'autant que vous les connaissez parfaitement pour avoir été entre 2008 et 2010 chef du bureau de la stratégie et de la coordination européenne de la direction générale du Trésor et de la politique économique, devenue depuis lors direction générale du Trésor, au ministère de l'Économie, de l'Industrie et de l'Emploi. Vous avez également exercé les fonctions de ministre conseiller pour les affaires économiques, chef du service économique régional « Royaume-Uni et Irlande », en résidence à Londres. Vos analyses seront précieuses, car nous devons auditionner, demain, l'ambassadeur d'Irlande à Paris, Mme O'Brien.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - L'Europe est à un tournant de son histoire. « Il n'y a d'accord sur rien tant qu'on n'est pas d'accord sur tout » : voilà qui résume parfaitement l'état des négociations du Brexit. Des zones d'ombre demeurent.

Le président du Sénat nous a confié la mission de réfléchir sur la refondation de l'Union européenne. Le Sénat avait émis des recommandations à ce sujet, dans un rapport publié, il y a un an. La stabilisation de la situation allemande devrait permettre de fixer une feuille de route d'ici la fin du mois de juin. Quelles seront les pistes privilégiées ?

Les négociations financières avec le Royaume-Uni s'annoncent compliquées. Sur l'Europe de la défense, Mme May a pris des engagements dans son discours de Florence. Y aura-t-il un saut qualitatif dans le cadre de la coopération structurée à 25 ?

L'Europe doit également relever les défis de la sécurité, de la crise migratoire, de la réforme institutionnelle et financière. Quelle relance des perspectives d'élargissement aux pays des Balkans occidentaux faut-il envisager sous présidence bulgare ? Le calendrier suscite déjà une certaine méfiance, sans parler de la Turquie...

Enfin, le président des États-Unis a annoncé la remise en oeuvre de certains droits de douane. N'y a-t-il pas un risque de guerre commerciale avec l'Europe ?

Mme Sandrine Gaudin, Secrétaire générale des affaires européennes. - Nous avons ouvert une salle de consultation, au Secrétariat général des affaires européennes, pour donner accès à toutes les analyses et études d'impact dont nous disposons sur le Brexit. Cette négociation inédite est d'une ampleur gigantesque. Nous travaillons sur des concepts que nous croyons bien connaître, comme le marché intérieur, le level playing field ou l'autonomie décisionnelle de l'Union européenne. Cette négociation peut les remettre complètement en question.

Je suis restée peu de temps à Londres. Cependant, il a suffi de deux mois pour que j'acquière la conviction qu'il n'y aura pas de retour en arrière. Les Anglais iront jusqu'au bout et il faut admettre que le Royaume-Uni deviendra un pays tiers, le 29 mars 2019 à minuit. D'où notre volonté d'accélérer les négociations, avec Michel Barnier à la tête d'une task force qui coordonne la position des 27. Du coté anglais, la négociation se déroule au rythme des discours de Mme May qui précise peu à peu la position du Royaume-Uni.

M. Jean Bizet, président. - À chacun ses tweets.

Mme Sandrine Gaudin. - Nous nous sommes accommodés de cette méthode et nous serons prêts à affronter dans un an le choc que représente la désolidarisation d'un État membre qui deviendra un État tiers, tout en maintenant une relation économique, politique et commerciale bénéfique aux deux parties, et sans que cela porte atteinte au marché intérieur, ou cause des dommages collatéraux sur la refondation de l'Union européenne.

Le Conseil européen du 23 mars a permis des progrès importants dans les discussions sur l'accord de retrait, notamment en ce qui concerne le chapitre sur le droit des citoyens, celui sur le règlement financier et celui portant sur la période de transition qui durerait jusqu'au 31 décembre 2020 pour se préparer avant le grand saut.

Si ces trois chapitres sont clos, l'accord n'est pas pour autant finalisé. Il reste à décider du statut à donner à l'Irlande du Nord et de la gouvernance de l'accord. À quel type de règlement des différends sera-t-il soumis ? Celui de la Cour de justice de l'Union européenne ? La date de la période de transition ne deviendra effective que lorsque la totalité de l'accord aura été approuvé par le Parlement européen, et le Conseil, ainsi que par le Parlement britannique. S'il faut vivre avec l'espoir que cette période de transition sera appliquée, il reste possible que les efforts collectifs n'aboutissent pas à un accord, et que le grand saut se fasse dès le 29 mars 2019. Le scénario est peu probable, mais il existe. Les administrations et les acteurs économiques doivent se préparer au rétablissement de la frontière avec le Royaume-Uni. Et nous devons travailler vite et bien, car un an, c'est très court.

Le statut de l'Irlande est un sujet intellectuellement et politiquement complexe qui relève du défi. Si nous trouvons une solution, nous aurons résolu neuf dixièmes des difficultés. Cette complexité vient de la nécessité de préserver le Good Friday Agreement, dont on célèbre le vingtième anniversaire, et qui a posé comme principe l'abolition de la frontière physique entre les deux territoires, principe que le Brexit vient remettre en cause. Les Irlandais qui tiennent beaucoup à ce que la frontière ne soit pas rétablie servent de trait d'union dans les discussions que nous avons avec le Royaume Uni.

Le rapport du 8 décembre entériné par le Conseil européen du 15 décembre prévoit comme scénario possible une forme d'alignement réglementaire sur les règles du marché intérieur pour l'Irlande du Nord. Autrement dit, on maintiendrait un bout d'Union européenne au sein du Royaume-Uni. Cependant, les Britanniques, confrontés à une situation politique complexe, sont difficiles à convaincre. Les Européens ont demandé à plusieurs reprises que le Royaume Uni fasse des propositions concrètes.

Le Conseil européen de juin permettra d'évaluer les progrès sur cette question. La task force de Michel Barnier est confiante. Les négociations ont bien fonctionné depuis le début de l'année. On peut espérer un accord sur l'Irlande d'ici juin.

Lors du Conseil européen du 23 mars, Michel Barnier s'est vu confier un mandat pour négocier le cadre des relations futures, qui pourrait comprendre un accord de libre-échange et des accords de coopération structurant une relation encore inédite. On a beau faire référence aux modèles norvégien ou canadien, vietnamien, cet accord sera construit ad hoc, car il n'y a aucun précédent d'accord de libre-échange avec un État sortant de l'UE, qui pourra recourir à une divergence règlementaire pour promouvoir ses intérêts.

Quoi qu'il en soit, cet accord sera large. Si le rétablissement des droits de douane de part et d'autre de la frontière reste une hypothèse peu probable, rien ne garantit qu'on n'y aura pas recours. L'accord couvrira la circulation des marchandises, des biens et des services, ainsi que la coopération douanière. Il couvrira aussi le domaine de la pêche, sujet majeur dans les négociations, car il est inscrit dans le mandat du 23 mars que l'accès aux eaux et aux ressources halieutiques sera maintenu pour les pêcheurs de l'Union européenne et réciproquement.

Pour ce qui est des services financiers, l'accord prévoit non pas un accès des services britanniques au marché intérieur des 27 sur le mode d'un passeport financier, mais la mise en place d'un régime d'équivalences sur un modèle élaboré, comparable aux accords que nous avons avec la Suisse ou les États-Unis. Les demandes d'équivalence seront très nombreuses. Il faudra permettre un accès approprié aux services financiers du Royaume-Uni en vérifiant qu'ils sont au même niveau que les standards de l'Union européenne.

L'accord inclura des dispositions en matière de développement durable. Il réglementera la libre circulation des personnes, car le flux d'échanges doit se maintenir. Nous développerons des partenariats de coopération sur la sécurité intérieure, le terrorisme et l'exécution des mandats d'arrêt.

La défense européenne est en voie de construction. Le Royaume-Uni pourrait continuer à bénéficier de programmes communautaires comme Galileo et conserver un accès de pays tiers au Fonds européen de la défense et au projet ITER, contre compensation financière, bien évidemment.

Nous devrons préserver le level playing field, c'est-à-dire les règles de concurrence équitables pour les entreprises, afin d'éviter que le Royaume-Uni développe un modèle économique et commercial s'appuyant sur des divergences réglementaires à proximité de l'Union européenne.

Michel Barnier ne cesse de réaffirmer sa confiance dans la construction de la relation future avec le Royaume-Uni, tout en rappelant qu'une absence d'accord, un no deal, reste possible. Nous tentons de sensibiliser les entreprises et d'informer les régions françaises et les collectivités locales sur les conséquences que le Brexit pourrait avoir sur leur tissu économique, notamment en matière de transports. Le Brexit est un saut dans l'inconnu. Il implique d'inventer une forme de relation nouvelle.

Quoi qu'il en soit, le régime à la carte est exclu, car un marché intérieur en peau de léopard porterait atteinte au level playing field. On ne remettra pas non plus en question l'autonomie décisionnelle de l'Union européenne. Les britanniques, fins négociateurs, souhaiteraient rester à la table des discussions européennes. Dans la mesure où ils ont décidé de quitter l'Union, ils ne pourront y être invités qu'à titre exceptionnel, si par exemple la coopération pour lutter contre le terrorisme le justifie. Les précédents existent : lors de la crise de 2008, Nicolas Sarkozy avait invité Gordon Brown à la table de l'Eurogroupe. Pour autant, le Royaume-Uni ne doit pas faire entrave aux décisions européennes.

La refondation de l'Union européenne, déjà engagée avant le Brexit, doit se poursuivre, avec notamment l'approfondissement de l'union économique et monétaire et la finalisation de l'union bancaire. La France a déjà transféré au niveau européen la supervision d'une grande partie de son secteur bancaire. Il reste à peaufiner le mécanisme de mutualisation des risques en cas de difficulté.

Achever la construction de l'euro, c'est aussi tenter de se doter d'un budget dédié à la zone euro pour aider les États membres à faire face aux chocs éventuels et à davantage converger.

Il est essentiel de renforcer l'accord franco-allemand sur l'un et l'autre de ces chantiers. Nos deux pays ont des divergences sur le sujet, car les Allemands considèrent que la tâche est déjà achevée en matière d'union bancaire. Pas moins de 90 % du secteur bancaire français est passé sous supervision européenne ; la part du secteur bancaire allemand est bien moindre. Le ministre des finances travaille intensément à renforcer la coopération avec l'Allemagne.

La crise liée à l'afflux des migrants en 2015 et 2016 a montré la nécessité de renforcer l'arsenal des règles européennes sur l'asile. Ce sujet divise et l'octroi de l'asile donne lieu à bien des débats. Pendant longtemps, la convention de Schengen a régulé la libre circulation des personnes dans une Europe sans frontières. Son fonctionnement a été mis à l'épreuve par les questions de sécurité, de sorte qu'il faut en revoir les règles. Dans quelle mesure peut-on renforcer Europol ? Faut-il partager davantage les informations ? Ou bien doit-on considérer que les questions de sécurité relèvent de la compétence des États ? Le terrorisme implique une coopération plus forte que jamais entre les États. D'où le souhait des Anglais de continuer à bénéficier des bases de données développées dans le cadre de la convention de Schengen.

Une nouvelle feuille de route verra le jour à partir du mois de mai, date à laquelle le projet de la Commission européenne pour le budget de l'Union européenne entre 2020 et 2027 aura été présenté. Ce projet financera de grandes politiques communautaires et sera orienté vers des priorités qui ont trait au financement de biens communs comme la protection des frontières et la politique de la défense. Ce prochain budget sera bâti sans la contribution du Royaume-Uni. Il faudra trouver 10 à 12 milliards d'euros supplémentaires pour compenser ce départ, soit 1,8 à 2 milliards d'euros chaque année. Nous devrons donc faire des choix, payer davantage, ou les deux ! Les notes de position transmises à Bruxelles disent notre opposition à des coupes budgétaires qui iraient au-delà des conséquences mécaniques du Brexit, mais nous n'en devons pas moins nous préparer à des évolutions sur certaines dépenses. Ce peut être l'occasion de débattre sereinement de certaines questions : la politique de cohésion ne mérite-t-elle pas d'être repensée, modernisée, mieux ciblée sur les territoires fragiles, par exemple pour lutter contre la fracture numérique ou améliorer la politique de la ville de certains États-membres ? J'ignore si nous accepterons une coupe sur le budget de la PAC ; nous nous sommes pour l'heure bornés à rappeler l'importance fondamentale de cette politique pour la souveraineté et la sécurité alimentaire de l'Union européenne.

Partenaire en moins, nouveaux défis, priorités à pérenniser... Ce budget sera en tout cas très intéressant à négocier. Pour le président de la République, il devra aussi concrétiser les ambitions annoncées par le discours de la Sorbonne : rendre l'Europe plus protectrice des citoyens, plus unie grâce à des politiques de cohésion et de solidarité renforçant la convergence entre les États-membres, plus souveraine, tournée vers les défis du numérique, de l'innovation et de la recherche, et capable de développer des programmes d'aide au développement contribuant à résoudre le problème migratoire, notamment en Afrique.

La politique commerciale de l'Union européenne, vous le savez, est intégrée ; nous sommes donc vingt-huit États unis derrière la Commission européenne pour contester les mesures voulues par le président Trump de relèvement des tarifs douaniers sur l'acier et l'aluminium. Le consensus est fort : nous pensons tous que le président américain se trompe de débat : celui-ci doit porter sur la Chine, qui ne respecte pas les règles du commerce international, et non sur l'Europe, qui les respecte !

S'agissant de l'élargissement dans les Balkans, nous avons fait savoir que les critères de Copenhague devaient être respectés. Autres critères à considérer : la capacité européenne à intégrer de nouveaux membres, et à s'assurer que les pays susceptibles d'être admis conduisent les réformes nécessaires pour reprendre l'acquis communautaire. Ce dernier n'est pour l'heure pas rempli. Ne reproduisons pas les mêmes erreurs que par le passé...

M. Christian Cambon, président. - Nous voyons bien la difficulté du chemin emprunté pour le Brexit : il faut trouver un système qui fonctionne, sans le rendre trop séduisant aux yeux d'autres États-membres - je songe aux déclarations de certains responsables politiques néerlandais ou polonais...

M. Richard Yung. - Je fais partie de ceux qui pensent que l'important est ce que nous allons construire à vingt-sept : le Brexit, nous en prenons note, mais il n'est pas de notre fait. Or de ce point de vue, je ne suis guère optimiste : l'union bancaire, le marché commun des capitaux, la politique en matière d'asile, semblent un peu enlisées, sans doute en partie à cause des difficultés politiques rencontrées par l'Allemagne. Nous devons, nous Français, trouver des alliés, espèce qui devient rare de nos jours... du côté espagnol, peut-être ?

Nous avons tous été frappés par la foudre de cet accord sur le Brexit, alors que l'on nous expliquait que rien n'avançait... Ces trois chapitres sont-ils réellement débloqués ? La proposition britannique sur les citoyens communautaires mérite, à tout le moins, d'être discutée ! La transition commencerait dans un an... sauf que, compte tenu des sujets à aborder, je ne crois pas à un accord dans un an, même dans deux ans ! Et faute d'accord, je peine à voir ce qui se produira.

M. Simon Sutour. - Merci pour cet exposé très intéressant, qui me laisse penser que nous devrions auditionner plus souvent le secrétariat général aux affaires européennes - à la commission des affaires européennes, en tout cas...

Les Anglais veulent toujours être autour de la table. Nous l'avons constaté lors de la négociation du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, alors qu'ils ne sont pas membres de la zone euro ! Nos collègues britanniques étaient alors très prompts à nous surveiller pour, supposément, nous empêcher de faire des bêtises...

Placer l'élargissement de l'Union européenne aux Balkans dans le cadre du droit commun, comme vous le faites, m'inquiète. Le président Juncker a certes annoncé qu'il n'y aurait aucun élargissement durant son mandat, mais celui-ci peut servir à préparer des choses... Or un tel élargissement a un caractère exceptionnel et extraordinaire, car il serait facteur de paix. Nous avons amorcé le processus avec la Slovénie et la Croatie ; nous le poursuivons avec la Serbie et le Monténégro. Mais ne faut-il pas qu'eux-mêmes fassent des efforts ? Il faut certes éviter de réitérer les erreurs du passé - le mécanisme de coopération et de vérification insiste plus sur la coopération que sur la vérification, dit-on - mais il ne faut pas non plus les désespérer.

M. Ladislas Poniatowski. - Ce weekend, les pêcheurs anglais ont manifesté et bloqué les ports, moins pour protester contre les vingt-sept que pour faire pression sur leur gouvernement. Que veulent-ils et que refusent-ils ? Que sommes-nous prêts à accepter et que n'accepterons-nous jamais ?

Les Anglais vont perdre avec le Brexit une part importante de leur activité financière. Ils essaient en conséquence de trouver de nouveaux marchés, et semblent avoir jeté leur dévolu sur la finance islamique. Londres serait déjà la première place mondiale, devant les places américaines. Que représente ce marché ? Son potentiel est-il si important ?

M. Olivier Cadic. - Installé au Royaume-Uni depuis plus de vingt ans, je suis moins catégorique que vous, car je crois, de plus en plus fermement, que les Anglais pourraient revenir en arrière. Un vote aux Communes aura bientôt lieu sur ce sujet. Or nous ne nous y préparons pas du tout. N'abandonnons pas toute vision positive et optimiste. Le départ du Royaume-Uni de l'Union européenne, je continue à le croire, serait une grosse perte pour le Royaume-Uni et pour l'Union européenne.

Si les choses se passent comme vous le dites, si nous entrions dans l'inconnu faute d'accord, les Français seraient nombreux à rentrer en France, et je n'ai pas vu non plus la première esquisse d'un plan pour les recevoir. L'ambassadeur de France au Royaume-Uni, M. Jean-Pierre Jouyet, nous a fait part de leur inquiétude. Certains vont faire leurs valises alors qu'ils n'ont jamais vécu en France : préparons-nous à les accueillir !

Sur l'élargissement aussi, notre vision manque d'optimisme. Le Monténégro compte autant d'habitants qu'un petit département français. La Serbie, elle, présente d'importants enjeux géopolitiques : les intérêts de la Chine ou de la Russie y transitent. La Bulgarie soutient leur candidature, de même que la Roumanie et la Croatie. Ramenons le dossier à sa juste mesure : il ne s'agit pas d'intégrer la Turquie...

Mme Fabienne Keller. - Merci pour vos explications, utiles et éclairantes.

Nous devons renforcer notre capacité à travailler avec les Allemands sur les sujets essentiels, notamment la gestion des flux migratoires, dont s'emparent les populistes de tous les pays. Comment progresser sur la gestion de l'espace Schengen, la convergence des procédures, la question des pays sûrs ? Comment construire un axe franco-allemand de nature à entraîner les autres États-membres sur ces questions ?

Les Britanniques demanderaient l'opt-in pour Schengen... ai-je bien entendu ? Ils sont dehors, mais voudraient être dedans... L'enjeu est-il irlandais ?

Mme Sandrine Gaudin. - L'Europe est enlisée, ne va pas assez vite, ne va pas assez loin : nous sommes bien d'accord, mais nous passons la moitié de nos journées à travailler sur le Brexit ! Et nos moyens, au secrétariat général aux affaires européennes, sont limités. Facteur aggravant : l'Europe est un peu en panne. Les élections nationales le montrent : la frustration et la tentation du repli sont très fortes. Les citoyens, ne voyant pas les bénéfices concrets de l'Europe, s'en détournent. Le discours du président de la République fait donc beaucoup de bien psychologiquement, dans certains pays, par son côté visionnaire - que l'on approuve ou non les buts qu'il s'est donnés.

M. Barnier a trouvé le moyen de débloquer les négociations en engageant rapidement une discussion sur la période de transition, sous réserve qu'ils acceptent le reste de l'accord. Une sortie sans accord aurait des conséquences qui seraient catastrophiques. Nous préparons nos douaniers à effectuer les contrôles qui s'imposeraient : contenu des camions, licences des transporteurs, autorisations de travail, visa pour les citoyens britanniques arrivant dans les aéroports français... Le Premier ministre a tenu une réunion hier avec tout le Gouvernement pour sensibiliser chaque administration à toutes les éventualités. Des plans de contingence seront établis dans chaque administration.

Il n'y aurait rien à préparer dans l'hypothèse où les Britanniques changeraient d'avis avant la sortie effective du Royaume Uni le 29 mars 2019.

M. Ladislas Poniatowski. - Il est dangereux de faire croire qu'ils peuvent revenir sur leur décision !

Mme Sandrine Gaudin. - Les pêcheurs anglais sont furieux que le chapitre sur la transition autorise, en échange de leur accès au marché intérieur, l'accès des pêcheurs français aux eaux anglaises : ils imaginaient recouvrer une liberté totale dans leurs eaux ! Ils se sentent en conséquence trahis par leur gouvernement. Nous cherchons pour notre part à maintenir l'accès de nos pêcheurs aux eaux britanniques, sous réserve de contreparties naturellement - car les poissons ne sont pas les mêmes chez eux et chez nous -, afin de maintenir un équilibre dans l'accès aux eaux territoriales.

Je n'ai pas d'éléments particuliers sur la finance islamique. Le marché n'est pas nouveau ; il a toujours été un marché de niche pour certaines places, celles du Golfe au premier chef, Londres également. Compte tenu du poids de ces pays dans l'économie mondiale, le Qatar en particulier, la finance islamique est sans doute amenée à progresser, mais peut-être pas jusqu'à devenir un business model.

Je ne voulais pas vous sembler trop négative sur l'élargissement. La vocation européenne des pays des Balkans est indéniable, et légitime. L'Europe, avec la Grèce, la Slovénie, la Croatie est déjà balkanique ! La question qui se pose est davantage de savoir quand et comment procéder. Or les derniers élargissements n'ont guère été des succès au vu des jugements portés par les opinions publiques. Le screening de la législation nationale a été fait de façon très inégale. Pour la Roumanie et la Bulgarie, le compte n'y était sans doute pas puisque nous avons dû maintenir des mécanismes de vérifications particuliers ; on peut se demander s'ils ne sont pas entrés trop tôt. Bref, ne risquons pas de déclencher les mêmes symptômes que précédemment : les citoyens européens ne l'accepteraient pas. La position française consiste à appeler à la consolidation de la zone, avec laquelle nous avons un destin commun, à les aider à procéder aux réformes qui s'imposent. Et en parallèle, à réformer l'UE. Le Monténégro ne pose pas de problème de taille : 600 000 habitants, ce n'est pas beaucoup. Mais cet État a adopté l'euro sans l'autorisation de personne, alors que sa circulation implique le respect de certains critères et d'une certaine réglementation - anti-blanchiment par exemple. Le renforcement de l'axe franco-allemand est en effet un enjeu majeur. Le président de la République souhaite la création d'une agence européenne chargée de centraliser les demandes d'asile. Pour l'heure, Français et Allemands divergent sur la conception de l'accueil des migrants, ou la notion de pays tiers sûr, par exemple. Nous trouverons une voie commune, comme nous l'avons toujours fait, mais cela sera difficile.

M. Jean Bizet, président. - Vous avez parlé d'un accord de nouvelle génération qui nous liera jusqu'en décembre 2020. Préfigurera-t-il de futurs accords que nous pourrions signer avec des pays tiers ? Nous aurions ainsi certes fait des efforts financiers dans la conduite du Brexit, mais aussi mené un exercice grandeur nature.

Mme Sandrine Gaudin. - Nous devrons en effet sans doute revoir toutes nos relations de voisinage et de partenariat commercial à la lumière des négociations menées avec les Anglais.

M. Christian Cambon, président. - Nous vous remercions.

La réunion est levée à 16 h 45 .

Mercredi 11 avril 2018

Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées

La réunion est ouverte à 16 h 05.

7. Audition de S. Exc. Mme Patricia O'Brien, ambassadeur d'Irlande en France (mercredi 11 avril 2018)

M. Jean Bizet , président de la commission des affaires européennes. - Nous sommes heureux de vous accueillir aujourd'hui au Sénat. Merci d'avoir répondu à notre invitation. Des trois priorités mises en avant par l'Union européenne dans la négociation de l'accord de retrait avec le Royaume-Uni, la question de l'Irlande est probablement la plus sensible et la plus compliquée.

Nous avons lu attentivement le rapport des négociateurs. Derrière des formules qui ont permis d'apaiser temporairement les inquiétudes, beaucoup d'interrogations demeurent. Le plus dur reste donc à venir.

D'autant plus que le temps est compté. Nous avons pris connaissance avec intérêt des récents propos de votre ministre en charge des affaires européennes, Mme Helen Mc Entee. Elle souligne que la question de la frontière devra être réglée d'ici juin. Elle relève qu'en l'absence de proposition alternative du Royaume-Uni permettant de garantir un statu quo, le « filet de sécurité » - comme on le qualifie - devra s'appliquer.

C'est pourquoi votre éclairage nous est très précieux. Compte tenu de la volonté du Royaume-Uni de ne pas rester dans le marché unique et l'Union douanière, comment éviter le retour à une frontière physique entre les deux Irlande, dès lors que l'Irlande du Nord voudrait régler son sort sur celui du Royaume-Uni ?

Peut-on envisager une formule de compromis qui pourrait être opérationnelle ? Laquelle ?

Au-delà, nous souhaitons recueillir vos analyses sur l'appréciation plus générale de l'Irlande face au Brexit. Quelle est votre évaluation de l'impact de celui-ci sur les équilibres toujours fragiles entre les deux parties de l'Irlande ? Quelle est votre vision sur le cadre des relations futures du Royaume-Uni avec l'Union européenne ?

Dans le contexte du Brexit, l'Irlande peut trouver intérêt à consolider des appuis sur le continent et, en particulier à renforcer les liens avec notre pays. Que pouvons-nous faire dans ce sens ?

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - A la lumière des différentes auditions du groupe de suivi, il apparaît clairement que la question de l'Irlande est cruciale. Selon le mot de la Secrétaire générale des affaires européennes, que nous auditionnions hier, si nous trouvons une solution à cette question, nous aurons résolu neuf dixièmes des difficultés. Nous devons prendre en compte la géographie et l'histoire, qui font que cette question est infiniment complexe.

Quelle est la vision du gouvernement irlandais à ce sujet ? Quelles relations imaginez-vous pour l'avenir avec le Royaume-Uni ? Comment éviter que ne ressurgissent les fantômes du passé, tout en faisant en sorte que le Brexit se traduise par une vraie séparation ?

Il convient, en effet, de ne pas mettre en place, pour le Royaume-Uni, un statut qui soit si favorable que d'autres pays de l'Union européenne risqueraient, à sa suite, de demander un statut similaire, avec de nombreux avantages et très peu d'inconvénients. Nous savons que des tentations existent. Le groupe de suivi, qui se penche non seulement sur le Brexit mais aussi sur la refondation de l'Union européenne, a une double responsabilité.

Mme Patricia O'Brien, ambassadeur d'Irlande en France. - Nous vous remercions de l'occasion qui nous est offerte de présenter la position de l'Irlande sur le Brexit et de discuter de ce sujet qui est important pour la France et l'Irlande.

Je suis bien consciente qu'en tant que membres du Groupe de Suivi, vous avez examiné de très près les évolutions du Brexit, ainsi que les développements relatifs à l'Irlande. Je crois savoir que vous avez déjà entendu le commissaire Barnier, les hauts fonctionnaires français, y compris Sandrine Gaudin hier, et, mon cher collègue, l'ambassadeur de France en Irlande, Stéphane Crouzat, qui, j'en suis sûr, vous a donné un bon aperçu de nos préoccupations en Irlande.

Permettez-moi de dire d'emblée que la décision du Royaume-Uni de quitter l'Union européenne est une décision que le gouvernement irlandais respecte bien entendu, mais regrette infiniment aussi.

Le Brexit représente des enjeux politiques, économiques et diplomatiques sans précédent pour l'Irlande.

Nous devons faire face à deux problèmes plus particulièrement. En premier lieu, le processus de paix en Irlande. En second lieu, les enjeux commerciaux et économiques.

Sur l'impact du processus de paix en Irlande du Nord, si vous le permettez, j'aimerais commencer par vous faire le récit d'un témoignage.

En février dernier, il m'a été donné de visiter la frontière entre l'Irlande et l'Irlande du Nord avec notre ministre des affaires européennes et son homologue, Nathalie Loiseau.

C'était un matin frais, au début du printemps, nous roulions sur une petite route sinueuse de campagne bordée de collines verdoyantes se déversant par intermittence en Irlande du Nord. Alors que nous longions la frontière, les seuls et uniques panneaux que nous croisions étaient des panneaux de signalisation routière, tantôt marqués en kilomètres et tantôt marqués en miles. Le marquage de la signalisation au sol, lui passait tantôt du jaune au blanc et vice et versa !

Nous nous sommes arrêtés dans un petit café pour prendre une tasse de thé. M'adressant aux ministres présents, je leur ai fait remarquer que nous étions assis là tout bonnement en Irlande, à contempler sereinement, à un jet de pierre, les collines couvertes de moutons qui s'étendaient devant nous, en Irlande du Nord. « Et pourtant, il n'y a pas si longtemps », ai-je déclaré le coeur gros, « le tableau était tout autre. Dans ce paysage si paisible aujourd'hui, se trouvaient là des postes frontières lourdement fortifiés, cibles de choix pour les terroristes ». Alors que nous étions assis et buvions notre thé sous un soleil radieux, il était difficile d'imaginer un seul instant que dix-huit personnes dont un enfant avaient été tuées alors qu'ils étaient en voiture sur ces même routes frontalières que nous avions empruntées.

Mesdames et Messieurs, par ce témoignage, mon point est de vous faire prendre conscience de l'enjeu que représente la sortie du Royaume-Uni, et de l'Irlande du Nord par voie de conséquence, de l'Union européenne, pour l'Irlande. Il n'est pas question de revenir en arrière. Nous ne pouvons pas nous permettre que ces postes frontières défigurent à nouveau ces collines.

Hier, Le 10 Avril, a marqué le vingtième anniversaire de l'Accord du Vendredi Saint.

Cet accord est le socle de la paix en Irlande du Nord. Tout au long du processus du Brexit, il est resté un élément phare. Le gouvernement irlandais a la responsabilité, avec le gouvernement britannique, de veiller à protéger l'accord du Vendredi Saint, et les acquis ainsi que les bienfaits du processus de paix, qui ont été laborieusement édifiés au cours des trois dernières décennies, voire plus.

L'accord du Vendredi Saint, et en particulier ses dispositions sur la coopération entre l'Irlande et l'Irlande du Nord, a permis aux deux juridictions partageant l'île d'Irlande de coopérer dans toute une série de domaines : la santé, l'environnement, l'agriculture, l'énergie, le tourisme et les transports, et où, travailler ensemble a toujours eu du sens. Cette coopération a contribué à la normalisation des relations sur l'île, et en particulier dans la région frontalière. La frontière ouverte et effectivement invisible, importante pour l'Irlande du Nord et l'Irlande, économiquement, politiquement et socialement, est également au coeur des relations chaleureuses et étroites que nous entretenons aujourd'hui. La frontière ouverte n'est pas seulement un aboutissement du processus de paix, mais elle est également indispensable pour maintenir la paix et renforcer la réconciliation.

C'est la raison pour laquelle, mon gouvernement a privilégié, dans les négociations sur le Brexit, la nécessité d'éviter une frontière « dure » pour soutenir la coopération Nord-Sud, et la protection de l'Accord du Vendredi saint.

En plus d'avoir des répercussions sur le processus de paix, le Brexit aura également un impact important sur le commerce et l'économie de l'Irlande.

Pour comprendre l'ampleur de ces répercussions, un simple coup d'oeil permet de saisir à quel point les économies irlandaise et britannique sont interdépendantes aujourd'hui.

L'Irlande est l'une des économies les plus ouvertes au monde. Les échanges commerciaux sont déterminants pour notre pays en raison d'un marché intérieur réduit. Notre histoire, notre géographie et notre culture ont fait qu'une grande partie de notre commerce s'est toujours faite avec le Royaume-Uni. Bien que nous ayons réussi à diversifier les exportations vers les marchés internationaux, bon nombre de nos exportations de biens et de services sont destinées encore au Royaume-Uni.

De plus, ces exportations proviennent principalement des secteurs locaux de notre économie. Ce sont des secteurs qui emploient le plus grand nombre de personnes.

Le secteur agricole sera particulièrement touché par le Brexit. Près de la moitié de nos exportations alimentaires et d'animaux vivants sont destinées à la Grande-Bretagne ou à l'Irlande du Nord.

Nos liens ne se limitent pas uniquement aux exportations. Nous dépendons aussi beaucoup du Royaume-Uni pour nos importations. Près d'un quart de nos importations proviennent de Grande-Bretagne.

Notre industrie touristique qui est dynamique repose beaucoup sur la venue de touristes en provenance du Royaume-Uni.

L'accès aux eaux autour de la Grande-Bretagne est très important pour nos pêcheurs et l'industrie des produits de la mer - comme c'est le cas d'ailleurs pour la France.

Nous dépendons aussi du Royaume-Uni pour le transport de nos exportations vers d'autres marchés internationaux et de l'UE. Le Royaume-Uni est notre «pont terrestre» et notre «pont aérien» vers le reste du monde.

Il est dans l'intérêt de l'Irlande qu'il y ait une relation des plus étroites entre le Royaume-Uni et l'Union européenne après le Brexit, y compris dans les échanges commerciaux.

À cet égard, le Conseil européen de mars a marqué un autre pas dans les négociations. L'Union européenne a adopté des lignes directrices pour les futures relations de l'UE avec le Royaume-Uni et un accord conditionnel sur une transition.

Nous nous félicitons vivement de cette avancée et de la volonté du Conseil européen d'avoir un partenariat aussi étroit que possible avec le Royaume-Uni à l'avenir. Le Conseil européen a confirmé qu'il était prêt à commencer à oeuvrer en faveur d'un accord de libre-échange équilibré, ambitieux et de grande envergure avec le Royaume-Uni.

Du point de vue du gouvernement irlandais, notre préférence ne va pas vers un accord de libre-échange. Nous avons clairement indiqué dès le début que, selon nous, la solution idéale serait que le Royaume-Uni reste dans le Marché Unique et dans l'Union Douanière.

Cependant, la décision en revient au Royaume-Uni, qui a exprimé son souhait de quitter le Marché Unique et l'Union Douanière. Le Conseil européen doit en tenir compte. Ce qui limite malheureusement la portée du futur partenariat entre l'UE et le Royaume-Uni.

En même temps, nous espérons un partenariat économique ambitieux et à grande échelle entre l'UE et le Royaume-Uni. Il devrait comprendre un accord de libre-échange qui éliminerait les droits de douane et réduirait les barrières non tarifaires. Cela devrait garantir des conditions de concurrence équitables pour nos entreprises. Et il devrait garantir l'intégrité du marché intérieur.

En parallèle, le travail se poursuit sur l'accord de retrait. Nous nous félicitons de la confirmation, lors du Conseil européen de mars, de l'accord conclu par les négociateurs sur certaines parties, dont les droits des citoyens, les règlements financiers et la transition.

En particulier, l'accord conditionnel sur une période de transition ordonnée est le bienvenu. L'Irlande a toujours préconisé de tels arrangements, qui sont extrêmement importants, offrant une sécurité aux individus et aux entreprises.

Il reste toutefois, des parties de l'accord de retrait sur lesquelles il y a eu moins d'avancées. Et cela m'amène aux problèmes spécifiques à l'Irlande.

Pour toutes les raisons que je viens d'énoncer, le gouvernement irlandais a veillé à ce que les négociations UE-Royaume-Uni accordent une attention prioritaire à la dimension nord-irlandaise. Je suis ravie de souligner que nous avons bénéficié du soutien total et de la solidarité de la cellule spéciale de la Commission européenne, dirigée de main de maître par Michel Barnier, et de nos partenaires de l'UE, dont la France, pour cette approche. Il a été clairement identifié que les questions irlandaises faisaient partie des trois thèmes prioritaires à traiter lors de la première phase des négociations avec le Royaume-Uni l'année dernière, ainsi que les droits des citoyens et les questions financières.

Nous étions très heureux d'avoir atteint les objectifs que nous nous étions fixés dans cette phase. Nous avons pris des engagements concrets pour maintenir la Zone de circulation commune entre l'Irlande et le Royaume-Uni. Nous avons obtenu des engagements du gouvernement britannique que l'Accord du Vendredi Saint et les acquis du processus de paix seraient protégés. Le gouvernement britannique a également donné des assurances importantes sur la protection des droits de l'homme et sur l'exercice par les citoyens irlandais en Irlande du Nord de leur droit à la citoyenneté de l'UE. À la frontière, le Royaume-Uni a donné la garantie qu'une frontière « dure » sera évitée, y compris toute infrastructure physique ou vérification associée ou contrôle.

Le gouvernement britannique a l'intention de respecter cet engagement dans le cadre de l'accord de partenariat futur entre l'UE et le Royaume-Uni. Une approche qui rencontre l'assentiment du Royaume-Uni et du gouvernement irlandais. On parle de l'option A. Le gouvernement britannique a également déclaré qu'il proposera des solutions spécifiques pour la frontière. On parle de l'option B. Au sein du gouvernement irlandais, nous sommes prêts à examiner toute solution spécifique proposée par le gouvernement britannique, si nécessaire.

Toutefois, en parallèle, il est important d'avoir une troisième option si cela s'avérait nécessaire. Une option «par défaut» ou «backstop», au cas où il n'y aurait pas d'accord possible avec les options A et B. On parle de l'option C, que je vais intituler maintenant l'option « backstop ». Selon cette approche, qui a été entérinée en décembre par le Royaume-Uni, ce dernier s'est engagé à respecter pleinement les règles du Marché Unique et de l'Union douanière indispensables pour protéger l'accord du Vendredi saint et éviter une frontière dure sur l'île.

Il était très important que ces engagements soient ensuite traduits en un texte juridiquement contraignant par la Commission européenne dans le projet d'accord sur le retrait du Royaume-Uni de l'UE. La Commission européenne a proposé un protocole spécifique à annexer à l'Accord de retrait sur l'Irlande et l'Irlande du Nord.

Sur le fond, la Commission propose, pour éviter une frontière « dure » et protéger la coopération Nord-Sud, que l'Irlande du Nord reste dans une zone de réglementation commune avec l'Irlande et l'UE, en particulier pour les marchandises. Le projet de protocole propose que l'intégralité de l'acquis douanier et les dispositions du droit de l'Union en matière de contrôles vétérinaires et phytosanitaires continuent de s'appliquer à l'Irlande du Nord.

Des mécanismes sûrs de contrôle et d'application seraient mis en place pour garantir l'intégrité du marché unique et de l'union douanière. Je sais que c'est un point important pour la France et je peux vous assurer que c'est aussi un point important pour l'Irlande.

Le Protocole comprend également un certain nombre d'autres dispositions importantes reflétant d'autres domaines adoptées en décembre et qui protègent l'Accord du Vendredi saint dans son intégralité, y compris les droits des individus, et le maintien de la Zone commune de circulation entre l'Irlande et le Royaume-Uni.

Je tiens à être très claire, le « backstop » s'appliquerait si et seulement s'il n'y a pas d'autre solution quant à la question de l'Irlande du Nord.

Au risque de se répéter, le gouvernement irlandais a toujours affirmé sans ambiguïté qu'il était préférable d'éviter une frontière « dure » au moyen d'un accord de partenariat futur plus large entre l'UE et le Royaume-Uni. C'est un point de vue que nous partageons avec le gouvernement britannique. Nous sommes également prêts à discuter de solutions spécifiques proposées par le Royaume-Uni. A la fois, si cela s'avérait nécessaire, il est important que l'option « backstop » soit approuvée et insérée dans le Protocole de l'Accord de retrait.

Ce protocole définit un « backstop » pour garantir l'absence d'une frontière « dure » sur l'île. Cependant, le « backstop », tel qu'énoncé dans le Protocole, est une assurance pour tous, en Irlande du Nord, qui a bénéficié du processus de paix, que nous n'allons jamais revenir à une frontière, synonyme de violence et de division.

Au cours des prochaines semaines, en plus d'examiner d'autres propositions du Royaume-Uni, nous continuerons à combler les lacunes qui subsistent en conformité avec le Protocole. À cette fin, les négociateurs de l'UE et du Royaume-Uni poursuivent actuellement d'intensives négociations à Bruxelles sur les questions irlandaises.

Le Conseil européen de mars a clairement indiqué que rien n'est conclu tant que tout n'est pas conclu. Les négociations globales entre l'UE et le Royaume-Uni ne peuvent progresser que si tous les engagements pris jusqu'à présent sont pleinement respectés. Le Conseil européen continuera donc de suivre de près les négociations, et reviendra sur les questions en suspens, y compris le protocole sur l'Irlande et l'Irlande du Nord, lors de sa prochaine réunion en juin. Des progrès significatifs sur l'accord du texte du Protocole, y compris sur le « backstop » pour éviter une frontière dure, doivent être faits d'ici-là.

Le message du gouvernement irlandais aujourd'hui est : trouver une solution à la question de la frontière ne peut pas attendre la fin de l'année. La solution de protection doit faire partie de l'accord de retrait qui doit se conclure d'ici octobre. C'est dire l'urgence de la tâche à accomplir en ce moment.

La France et tous nos partenaires de l'UE partagent pleinement ce sentiment d'urgence et conviennent de l'importance de faire des progrès significatifs sur ces questions avant le Conseil européen de juin.

En attendant, nous sommes très concentrés sur la préparation au Brexit en Irlande.

Le gouvernement irlandais ne se fait aucune illusion sur la complexité des défis que représente le Brexit, et nous n'avons de cesse de trouver des réponses adéquates aux répercussions possibles du Brexit. Ceci comprend l'élaboration de plans d'urgence face à tous les scénarios possibles.

Il est un aspect très important de nos préparatifs face au Brexit, ce sont nos efforts pour diversifier nos échanges, à la fois nos exportations et nos importations, ailleurs que vers le Royaume-Uni, vers de nouveaux marchés.

La France étant notre voisin le plus proche dans l'UE, elle représente un intérêt manifeste pour le gouvernement irlandais à cet égard. Avec les agences nationales, nous cherchons à identifier les possibilités d'exportations irlandaises en France, et nous voyons donc de nouvelles perspectives pour les entreprises françaises en Irlande pour l'avenir.

Le développement d'une interconnexion électrique directe, le «Celtic Interconnector», est une démonstration tangible des liens solides et toujours plus étroits que nous voulons voir se tisser entre l'Irlande et la France.

Notre Premier ministre, le Taoiseach, Leo Varadkar, a pris l'initiative de renforcer nos relations avec la France. Il a rencontré le président Macron à Paris en octobre dernier. Ils ont fait le point sur une série de domaines dans lesquels ils souhaitent travailler ensemble pour notre bénéfice commun. Bon nombre de nos ministres se sont rencontrés ces derniers mois, notamment nos ministres des finances, de l'Europe, d'Agriculture du travail et de la protection sociale, pour faire progresser notre programme commun.

Je suis ravie de dire que les relations entre la France et l'Irlande ne se sont jamais aussi bien portées.

En guise de conclusion, permettez-moi de dire que malgré les nombreux défis que le Brexit représente pour l'Irlande, je reste optimiste.

Le Royaume-Uni et l'UE partagent les mêmes objectifs : éviter une frontière « dure » sur l'île et protéger les acquis du processus de paix en Irlande du Nord.

Plus largement encore, nous partageons le même objectif, à savoir conclure un retrait ordonné du Royaume-Uni de l'UE, avec une période de transition suffisante et une relation future qui soit proche et qui permette à nos pays de croître et de prospérer.

Je vous remercie encore une fois de m'avoir donné l'occasion de vous exposer la position du gouvernement irlandais sur le Brexit.

Je serais ravie de répondre à vos questions et je me réjouis à la perspective d'engager ce dialogue avec vous.

M. Jean Bizet, président. - Je vous remercie, Madame l'ambassadeur, mais je tiens à faire remarquer que l'option C signifie l'instauration d'une frontière entre l'Irlande et la Grande-Bretagne et alors je m'interroge sur qui pourra en assurer le contrôle. Au fond, l'Irlande du Nord risque de devenir le cheval de Troie des Britanniques. C'est toute l'ambiguïté de cette situation.

Mme Patricia O'Brien. - Je reconnais que c'est un défi extraordinaire. Mais avons-nous le choix ? Hier nous avons longtemps évoqué ce qu'a été la frontière entre l'Irlande et l'Irlande du Nord pour les Nord-Irlandais, et j'ai trouvé intéressant et révélateur de toucher du doigt ce que fut la vie pendant les années noires d'avant l'Accord du Vendredi Saint. Lors de ma visite récente je me suis souvenue ce qu'avait été la vie des Nord-Irlandais et ce qu'ils avaient enduré.

Maintenant je dirais pour nous résumer que rester dans une zone réglementaire commune à toute l'île est un principe primordial qu'il faut chercher à maintenir. Dans le projet d'accord, des dispositions ont été ajoutées de manière à garantir cette unité et cette intégrité du marché irlandais.

D'ailleurs le gouvernement irlandais a toujours affirmé qu'il était nécessaire d'éviter une frontière physique dure. Nous sommes prêts à discuter de solutions spécifiques, mais à défaut d'élaborer ces solutions et de les accepter, il restera l'option C, celle du « backstop ». Nous espérons bien sûr que Londres a des propositions à faire pour résoudre la question irlandaise et l'option « backstop » constitue une garantie essentielle pour l'Irlande.

M. Olivier Cadic. - C'est très intéressant de vous entendre développer ce concept de « backstop ». Je dois cependant vous dire que je suis allé récemment en Irlande et que la situation est très tendue à Belfast. Cet accord du Vendredi Saint qu'il faut à tout prix maintenir est en partie un acquis de l'Union européenne, reconnaissons-le. Quant à établir une frontière entre l'Irlande du Nord et la Grande-Bretagne, c'est tout simplement impensable tandis que l'absence de frontière entre le Sud et le Nord est souhaitable mais impraticable. Sur ce chapitre, j'ai bien peur que nous nous bercions d'illusions.

J'aimerais savoir, Madame l'ambassadeur, combien de Britanniques ont demandé la nationalité irlandaise depuis le referendum.

M. Ladislas Poniatowski. - Vous nous confirmez que le problème central du Brexit est le problème irlandais. En outre, le choix que vous nous indiquez est très difficile ; pour ma part, je pense que c'est la solution dite de repli (« backstop ») qui l'emportera à la fin, car le Royaume-Uni n'a aucune proposition à nous faire. On pourra toujours le solliciter, nous n'obtiendrons aucune réponse. La solution de repli l'emportera alors que nous avons peu de temps pour la mettre en oeuvre et nos amis britanniques ont très peu de temps pour y préparer leur opinion. Le problème est donc essentiellement britannique.

Mme Gisèle Jourda. - Nous avons vécu le drame de l'Irlande du Nord et l'Union européenne a apporté la paix. L'impossible question de la frontière ravive le sentiment identitaire. Avec l'Accord du Vendredi Saint pourtant, on pouvait être Irlandais et Britannique. Qu'en sera-t-il après à la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne ? Pourra-t-on conserver la double nationalité ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Il faut se souvenir qu'il y a énormément d'Irlandais qui vivent en Grande-Bretagne et qu'ils jouissent de droits importants et même plus importants que ceux des ressortissants de l'Union européenne. Ils ont eu le droit de vote aux élections locales bien avant les ressortissants européens. D'ailleurs, je me suis battue -sans résultat, hélas- pour que les ressortissants européens aient le droit de voter au referendum de 2016 car les Irlandais du Royaume-Uni ont eu de droit et ils ont participé au referendum. J'ai moi aussi connu la terrible période des années noires de l'Irlande avant 1998 et je me réjouis que l'Accord du Vendredi Saint y ait mis un terme.

Je m'interroge aujourd'hui sur la possibilité de mobiliser les citoyens irlandais qui vivent au Royaume-Uni pour qu'ils deviennent un groupe pression et exigent un nouveau referendum. Rappelons-nous que 56 % des Irlandais du Nord ont voté pour rester dans l'Union européenne. Votre gouvernement a-t-il fait quelque chose dans ce sens ?

M. Pascal Allizard . - J'ai beaucoup apprécié, Madame l'ambassadeur, la clarté de votre intervention. Naturellement, nous pensons tous que le retrait du Royaume-Uni est une décision respectable mais regrettable, et sur la question actuelle du Brexit, je partage votre point de vue. Cependant il me semble que sans attendre le Brexit, les relations commerciales et industrielles entre l'Irlande et la France se sont développées et que le Brexit leur apporte l'occasion de se développer davantage ; nous avons une façade maritime importante et de nombreuses compagnies de transport maritime. Je crois qu'il serait intéressant d'avoir une rencontre spécifique sur cette question des échanges directs entre l'Irlande et la France, car en tant que Normand, j'ai l'intuition que nous avons là avec le Brexit une vraie opportunité de développement. Je pense ainsi au triangle possible avec l'Espagne et le Portugal par le port de Santander.

Mme Patricia O'Brien. - Sur la question de savoir combien de citoyens britanniques ont demandé la nationalité irlandaise au lendemain du référendum, je ne dispose pas de chiffres exacts. Ce qui est certain, c'est que le nombre des demandes a explosé, signe que le Brexit constitue un traumatisme pour beaucoup de gens. Nous recevons aujourd'hui encore beaucoup de demandes, tout autant à l'Ambassade d'Irlande à Paris, qu'à Londres et dans les autres capitales.

Concernant l'accord du Vendredi Saint et son articulation avec l'Union européenne, il est tout à fait juste que l'Union a grandement contribué à sa signature. L'accord du Vendredi Saint est étroitement lié à notre appartenance à l'Union européenne. Par ailleurs, il est important de rappeler que les droits des individus, plus spécifiquement des citoyens irlandais en Grande-Bretagne et en Irlande du Nord, sont contenus dans cet accord. L'Accord du Vendredi Saint reconnait le droit aux personnes nées en Irlande du Nord le choix d'être irlandais ou britannique, ou les deux. En décembre, l'UE et le Royaume-Uni ont convenu que les nord irlandais qui sont citoyens irlandais continueront à bénéficier de leurs droits de citoyens de l'UE. Le projet de Protocole reconnaît cet engagement. C'est donc une question importante qui se pose et qui est en discussion.

M. Poniatowski, je suis absolument d'accord avec vous, il est urgent de trouver une solution.

Je suis de votre avis M. Allizard pour dire qu'il y a un grand potentiel, après le Brexit, à développer davantage les liens commerciaux et les liaisons de transport entre l'Irlande et la France, surtout avec la Normandie et la Bretagne. Avec mon équipe à l'ambassade, ainsi que nos collègues des agences de Tourism Ireland et d'Enterprise Ireland, nous sommes à la recherche de débouchés. Par exemple, Brittany Ferries va ouvrir de nouvelles lignes maritimes entre l'Irlande et la France cet été. Avec mon équipe, nous serions ravis de discuter de ce sujet plus avant avec vous Mesdames et Messieurs les sénateurs.

M. Jean Bizet, président. -Merci, Madame l'ambassadeur. Je reviens à cette option C de « backstop ». La paix doit être privilégiée et l'Union européenne ne prendra probablement pas le moindre risque sur ce sujet. C'est pourquoi j'insiste sur le fait qu'il faut travailler aussi sur la frontière maritime. Nous vous serions très reconnaissants de nous informer, au cours des prochaines semaines, des éventuels progrès des négociations ou des réflexions en la matière. Nous suivrons aussi avec attention les dossiers agro-alimentaires, en particulier la question des contrôles sanitaires et administratifs, ainsi que le dossier de la pêche.

Mme Patricia O'Brien. - Le gouvernement irlandais n'a jamais suggéré qu'une frontière en mer d'Irlande puisse être une solution. Nous avons toujours été convaincus que nous préférions que les problèmes spécifiques à l'Irlande soient résolus à travers l'accord de partenariat futur entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. En même temps, il est d'une importance vitale pour l'ensemble de l'UE que l'intégrité du marché unique et de l'union douanière soit préservée. Je sais que la France partage cette préoccupation avec l'Irlande.

L'industrie de la pêche est une priorité absolue pour nous. Le Brexit pose de sérieuses difficultés dans ce secteur. Il est indispensable de parvenir à une solution pour protéger les pêcheurs. Dans le cadre de ces négociations, nous voulons maintenir l'accès actuel aux zones de pêche et que nos quotas de pêche soient protégés. Nous travaillons en étroite collaboration avec la Commission et d'autre États membres intéressés, y compris la France pour garantir la protection des intérêts de nos pêcheurs. Nous nous réjouissons que les lignes directrices adoptées lors du dernier Conseil européen identifient la pêche comme une priorité dans le cadre des négociations sur les relations futures. Là aussi, il est urgent de trouver une solution. Il est important que, dans le contexte global des futurs accords commerciaux entre l'UE et le Royaume-Uni, l'accès réciproque existant aux eaux et aux ressources de pêche soit maintenu.

La réunion est levée à 17 h 30.

Mercredi 18 avril 2018

Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Ladislas Poniatowski, membre de la commission des affaires étrangères

La réunion est ouverte à 15 heures.

8. Conséquences pour les secteurs de l'agriculture et de la pêche du retrait du Royaume-Uni (mercredi 18 avril 2018)

M. Jean Bizet , président de la commission des affaires européennes . - Nous sommes très heureux de vous accueillir aujourd'hui au Sénat. Merci d'avoir répondu à notre invitation.

Le Sénat est particulièrement attentif à la procédure de retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne. C'est l'objet de notre groupe de suivi constitué à la demande du président Larcher et qui est commun à nos deux commissions des affaires étrangères et des affaires européennes.

Parmi les nombreux sujets sur la table avec le Brexit, ceux qui concernent la pêche et l'agriculture retiennent particulièrement notre attention.

Pour ce qui concerne l'agriculture, les analyses prévisionnelles montrent que l'Irlande serait le pays le plus touché en raison de sa forte interconnexion avec le Royaume-Uni. Pour l'Union dans son ensemble, il semblerait que la viande rouge et les produits laitiers seraient les plus concernés. Des cabinets spécialisés estiment que les barrières tarifaires pourraient représenter jusqu'à 41 % du prix du lait par exemple. Mais évidemment les conséquences du Brexit seront très différentes selon que l'on pourra aboutir ou non à un accord de libre-échange du type de ceux que nous avons avec la Norvège ou le Canada. Aujourd'hui, on ne sait pas bien ce que veulent nos amis britanniques et je salue le travail de Michel Barnier qui, grâce à ses propositions, fait avancer les négociations.

Nous entendrons avec beaucoup d'intérêt vos explications et vos attentes pour la suite des négociations.

S'agissant du secteur de la pêche, nous avions organisé ici-même au Sénat une audition du Comité national des pêches en avril 2017. Nous avions bien pris la mesure des préoccupations légitimes que le Brexit suscitait. Nous avions alors sensibilisé le négociateur en chef de l'Union européenne, Michel Barnier, qui nous avait semblé bien conscient des enjeux pour le secteur.

Nous savons désormais que le statu quo devrait être préservé jusqu'au terme de la période transitoire, fixé au 31 décembre 2020. Nous en sommes satisfaits. Les pêcheurs des pays de l'Union européenne, notamment les équipages français, continueraient ainsi à pouvoir accéder aux eaux du Royaume-Uni. Réciproquement, il en irait de même pour leurs homologues britanniques dans les eaux de l'Union. Les échanges commerciaux des produits de la mer ne seraient pas davantage modifiés durant cette période transitoire. En résumé, l'économie générale de la Politique Commune de la Pêche serait maintenue pour 19 mois supplémentaires, du 29 mars 2019 au 31 décembre 2020. In fine, le Royaume-Uni recouvrera la pleine souveraineté sur ses eaux à compter du 1er janvier 2021. C'est à cette échéance que seront redéfinies les relations entre les parties, dans une perspective à long terme.

Nous souhaitons donc connaître vos analyses sur cette période transitoire et surtout sur les perspectives au-delà.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Merci d'avoir accepté de participer à cette table ronde. Je vous prie de bien vouloir excuser le président Christian Cambon, qui ne pouvait être présent et m'a demandé de le représenter.

L'impact économique du Brexit nous préoccupe tous à de nombreux titres. Cet impact dépendra bien sûr des modalités de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, c'est-à-dire du contenu du futur accord entre les deux parties, que nous appelons de nos voeux. Sur ce point, nous ne pouvons que nous livrer à des suppositions, et examiner différents scénarios. Sans doute nous aiderez-vous à y voir plus clair, dans les multiples effets parfois contradictoires du Brexit, qui dépendent des caractéristiques de chaque marché, au sein de chaque secteur et sous-secteur.

Mais si le Brexit nous préoccupe, bien sûr, c'est aussi au regard de son impact sur les ressources de l'Union européenne. Le Président de la République a évoqué hier à Strasbourg la nécessité d'une « refondation » du budget de l'UE. Cette tâche sera difficile. Le Brexit oblige à repenser tant la politique agricole commune (PAC) que la politique commune de la pêche (PCP), c'est-à-dire à revoir des équilibres complexes et fragiles.

La puissance agricole est une composante à part entière de la puissance d'une nation ou d'une région du monde ; l'Union européenne est une puissance agricole, et doit veiller à ne pas se laisser affaiblir et distancer par d'autres grandes régions du monde, États-Unis, Chine notamment, qui soutiennent leur secteur agricole.

Voilà quelques questions que nous souhaitions vivement aborder avec vous aujourd'hui. À vous la parole !

M. Sylvain Lhermitte, chef du service politique agricole et internationale de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA). - Je vous remercie de nous recevoir. Je voudrais commencer par excuser M. Puech d'Alissac qui a été retenu à Bruxelles. Il est très important de maintenir nos échanges et d'assurer ainsi une pression politique tout au long des négociations. Je voudrais mentionner trois conséquences importantes du retrait du Royaume-Uni.

Tout d'abord, l'impact est politique. Le Royaume-Uni avait depuis longtemps négocié différentes dérogations et essayait constamment de réduire l'approche communautaire de la PAC. C'est peut-être là une opportunité pour approfondir le caractère communautaire de la politique agricole.

Le deuxième point concerne la révision du cadre financier pluriannuel qui accompagne le retrait du Royaume-Uni. En effet, celui-ci est aujourd'hui contributeur net au budget de l'Union européenne pour 10 milliards d'euros. Toutefois, cela doit être relativisé car le Royaume-Uni s'est engagé à honorer l'ensemble de ses engagements financiers ce qui représente entre 40 et 60 milliards d'euros. De plus, le Royaume-Uni souhaite continuer à participer à certains programmes européens qu'il continuera donc de financer. Je voudrais également ajouter que si l'on veut de nouvelles politiques européennes pour répondre aux défis actuels, notamment en matière de sécurité, il faut de nouvelles ressources, que ce soit des ressources propres ou des contributions des États membres. Le secteur agricole doit également faire face à de nouveaux défis, à un moment où des pays comme la Chine ou les États-Unis augmentent les budgets consacrés à leurs agricultures. L'agriculture reste un secteur géostratégique qui mérite un budget à la hauteur des enjeux. Aujourd'hui, les crédits alloués à la PAC correspondent à 0,4 % du PIB de l'Union européenne alors qu'ils représentaient 0,6 % il y a 20 ans. Je pense que l'on ne pourra pas aller plus bas.

Enfin, le dernier enjeu majeur, c'est le commerce. En effet, le Royaume-Uni importe l'essentiel de ses produits alimentaires pour un montant de 30 milliards d'euros dont 25 milliards en provenance de l'Union européenne et 3 milliards en provenance de France. L'objectif serait donc d'obtenir des échanges sans droits ni contingents. C'est aussi ce que veut le Royaume-Uni. Toutefois, le fait qu'ils quittent l'Union européenne pose des difficultés. C'est la première fois que l'on doit partir d'une situation où l'on a des règles convergentes pour aboutir à des règles divergentes dans le cadre d'un accord de libre-échange. En outre, le Royaume-Uni a des accords de libre-échange avec le Commonwealth et les États-Unis notamment. Il ne faudrait pas que le Royaume-Uni devienne une plateforme de réexpédition de produits provenant de pays tiers vers l'Union européenne. Il faudra être attentif dans le futur accord avec le Royaume-Uni aux règles relatives aux origines des produits, au suivi et aux contrôles à mettre en place. Sur ce sujet, il est clair que nous ne pourrons pas accepter des produits qui ne respectent pas nos normes sanitaires. Enfin, la situation est très différente d'une filière à une autre et des analyses très précises devront être réalisées. La filière irlandaise de viande bovine par exemple serait gravement touchée si les barrières tarifaires et non tarifaires venaient à être trop élevées.

Sur la volaille, les enjeux sont également importants, en raison des volumes consommés au Royaume-Uni. Nous pourrons, si vous le souhaitez, vous faire passer des analyses précises par secteurs.

Nous devrons négocier chacun nos propres intérêts dans le futur accord de partenariat. La négociation de l'accord de retrait est aujourd'hui commune. Il s'agit de déconsolider l'ensemble des accords OMC vis-à-vis des pays tiers. L'ensemble des flux commerciaux doivent être répartis entre le Royaume-Uni et l'Union à 27. Les accords bilatéraux doivent également faire l'objet d'une répartition, notamment celui conclu avec le Canada, qui a donné lieu à des demandes d'augmentation de contingents de viande de la part du Royaume-Uni. Or la commission ne semble pas vouloir mettre ce point sur la table.

Enfin, soyons conscients que le Royaume-Uni défendra ses intérêts dans les différents secteurs, lors de la négociation de l'accord de partenariat. Il est important de préserver l'unanimité des 27. Mais la France devra être très attentive à ses propres intérêts défensifs et offensifs dans la négociation.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Des chiffres très inquiétants ont été publiés. Les exportations de viande bovine de l'Union européenne vers le Royaume-Uni diminueraient de 50 % à 60 %. Qu'en pensez-vous ?

M. Sylvain Lhermitte.- Différentes études ont été menées. Leurs résultats dépendent de leurs hypothèses sur la politique qui sera menée par le Royaume-Uni. Si des accords sont conclus avec l'Australie et le Mercosur, les Britanniques sont susceptibles de réorienter 50 % de leurs importations. Actuellement, ils importent plus de 200 000 tonnes d'Irlande. Mais leurs circuits commerciaux pourraient être bouleversés, ce qui n'a pas échappé à un certain nombre de pays tiers.

C'est pourquoi nous demandons la mise en place d'un fonds de réserve de l'Union européenne. Celle-ci doit se donner les moyens de réagir à un « hard Brexit ». Le Royaume-Uni importe quasiment 40 % de son alimentation.

M. Michel Nalet, directeur de la communication et des relations extérieures de Lactalis, président de la Commission Export et international de l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA). - Le taux d'autosuffisance alimentaire du Royaume-Uni est en effet de 62 %. Les échanges agro-alimentaires entre la France et le Royaume-Uni représentent 4,4 Mds€, dont 1,1 Md€ pour le vin, 600 M€ pour les produits laitiers, 266 M€ pour les confiseries et produits assimilés et 160 M€ pour la boulangerie et les céréales. L'enjeu est donc majeur pour l'ensemble des secteurs agro-alimentaires.

Compte tenu de la place du Royaume-Uni, nous souhaitons un Brexit ambitieux, équilibré, qui permette un maintien des échanges. Des mesures de transition adaptées sont nécessaires. Un minimum de divergence réglementaire serait souhaitable, notamment afin d'éviter que le Royaume-Uni ne devienne une plateforme d'import-export.

Il faudra d'une part, prendre en considération l'ensemble des accords de libre-échange que le Royaume-Uni est susceptible de conclure et, d'autre part, tenir compte du Brexit dans tous les accords de libre-échange que l'UE doit renégocier.

Le volet réglementaire est majeur. Nous sommes très inquiets des évolutions tarifaires mais tout ce qui est non tarifaire doit aussi être surveillé de très près.

L'autre sujet qui nous préoccupe beaucoup est afférent à la logistique : plus de 7000 camions circulent chaque jour à Douvres et 1175 à la frontière avec l'Irlande. Ce sujet est peu traité.

La Grande-Bretagne est le premier marché export de l'Europe laitière. Le volume d'importation du Royaume-Uni est proche de 5 milliards de litres, à comparer à la production française, qui est de 24 milliards de litres. L'Irlande est le premier pays d'origine du lait britannique, avec plus d'un milliard et demi de litres sur une production globale de 7 milliards de litres. Pour les Irlandais, le sujet est donc majeur. La France exporte 720 à 750 millions de litres de lait au Royaume-Uni et les Allemands 600 millions de litres. Le quatrième pays le plus concerné par le sujet laitier est le Danemark.

Un tiers des exportations irlandaises de lait se font vers le Royaume-Uni. Les Irlandais considèrent aujourd'hui qu'un hard Brexit aurait sur leur production des effets aussi négatifs que l'embargo russe, avec de possibles effets en chaîne.

Enfin, 600 millions de litres de lait circulent aujourd'hui chaque année entre des unités industrielles d'Irlande du nord et de la République d'Irlande. C'est également un sujet très important.

M. Jean Bizet, président. - En fonction de ce que sera le futur accord de libre-échange, la société Lactalis pourrait-elle envisager des investissements industriels au Royaume-Uni ?

M. Michel Nalet .- Les industriels laitiers français sont peu nombreux en Grande-Bretagne. Lactalis est toutefois présent en Ecosse, au Pays de Galles et dans le sud de Londres. Nous pourrions continuer à développer nos activités locales, comme nous l'avons d'ailleurs fait en Russie, pour éviter que d'autres que nous ne prennent les parts de marché. Le monde laitier anglais est déjà aux mains des étrangers : les deux premiers laitiers anglais sont le danois Arla et l'allemand Müller.

Le secteur agricole alimentaire est l'un des plus riches en termes de réglementation. C'est le sujet qui nous préoccupe le plus.

Les Anglais ne semblent pas encore percevoir tous les enjeux de la remise en cause des accords laitiers conclus au sein de l'UE. Nos concurrents, en revanche, s'en rendent parfaitement compte et viennent frapper à leur porte pour essayer d'avancer. C'est le cas, par exemple, de la Nouvelle-Zélande. Les Américains y voient aussi une opportunité d'entrer sur le marché européen. Le risque majeur est celui de l'apparition d'une plateforme de réexportation anglaise. Les règles d'origine ne seront probablement pas suffisantes, dans la mesure où il pourrait y avoir des produits retraités, dont la traçabilité sera difficile à établir. Ce qu'il faut bien percevoir, c'est que nous avons un voisin qui sera bientôt un pays tiers. Il nous faut éviter de subir de fortes pertes d'activité.

M. Jean Bizet, président. - Compte tenu des habitudes alimentaires anglo-saxonnes, que vous devez bien connaître, imaginez-vous des évolutions normatives ?

M. Michel Nalet. - Non, pas à ce stade. Certes, les Anglais prendront en considération leur intérêt, par rapport à leur propre production. Mais nous travaillons très activement avec les fédérations professionnelles anglaises, notamment avec Dairy UK, qui est très en phase avec nous et ne souhaite pas remettre en cause des réglementations sur lesquelles sont fondées beaucoup d'unités industrielles.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Est-ce que l'on peut s'attendre à un changement de comportement du consommateur anglais à l'égard des produits en fonction de leur origine ?

M. Michel Nalet . - Cette dimension n'est pas spécialement envisagée et il ne devrait pas y avoir de logique anti 27 à court terme.

M. Jean Bizet, président. - Et qu'en est-t-il de l'impact sur le consommateur anglais de l'instauration de profils nutritionnels ?

M. Michel Nalet . - Cela pourrait impacter les choix de consommation mais cet impact ne sera pas majeur, il faudrait consulter des études sur la question, mais les changements seront négligeables.

M. Didier Marie. - Quel serait le coût, pour l'agriculture française, d'une potentielle réorientation des échanges du Royaume-Uni au profit de partenaires non européens ? Et leur impact notamment financier et sur l'emploi ?

M. Sylvain Lhermitte. - Les chiffres pourraient être catastrophiques selon la réorientation réalisée. À titre d'exemple, l'UE exporte 260 000 tonnes de viande bovine au Royaume-Uni, provenant essentiellement d'Irlande. Qualitativement, l'impact de ces réorientations sera majeur. Un équilibre de marché instable pousse vers des scénarios catastrophistes, selon plusieurs modèles. Ainsi, pour 2021, lorsque le Royaume-Uni sera un pays tiers, certains modèles prévoient une augmentation des prix aux consommateurs de 60 à 80 %, ce qui n'est pas raisonnable, d'où la nuance à apporter et la limite de ces modèles.

M. Jean Bizet, président. - M. Tusk a exprimé le souhait qu'il n'y ait pas de barrières tarifaires mais a insisté sur le coût de l'établissement de barrières non tarifaires.

M. Richard Yung. - Dans les faits, le calendrier ne serait-il pas plus long que ce que vous avez indiqué, nous menant vers 2023-2024 ? Le Royaume-Uni est-il membre à part entière de l'OMC, ou en tant que pays de l'UE ? Par ailleurs, ne doit-il pas appliquer la clause de la nation la plus favorisée ? Autrement dit, les Britanniques ne devront-ils pas donner à l'Irlande ou à la France les avantages qu'ils accorderont à l'Australie ou à la Nouvelle-Zélande ?

M. Bruno Hot, président du Syndicat national des fabricants de sucre (SNFS), président du groupe de travail politique commerciale internationale de l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA). - Le Royaume-Uni peut commencer à négocier des accords avant 2021. Le processus peut ensuite être très rapide mais il devra, en effet, être compatible avec les règles de l'OMC.

En ce qui concerne la filière du sucre, les flux avec le Royaume-Uni sont importants. Un accord est souhaité pour ne pas entraver le commerce. Nous saluons la période transitoire négociée par Michel Barnier. L'accord trouvé au Conseil européen retient, pour la négociation future, le principe d'une liberté totale du commerce de biens, sans droits de douane ni restrictions quantitatives. Cet accord retient, par ailleurs, le principe d'une discipline sur les barrières techniques au commerce et les normes sanitaires et phytosanitaires, ainsi que la nécessité d'un cadre de coopération réglementaire volontaire. Ce sont des points importants, susceptibles d'être quelque peu contradictoires. Notre intérêt est de disposer d'une liberté totale du commerce, comme c'est le cas actuellement. Toutefois, une divergence des réglementations et tarifs est possible. Il faut donc prendre des précautions.

S'agissant du sucre, les exportations de l'UE vers le Royaume-Uni ont dépassé les 500 000 tonnes ces deux dernières années, sur une production communautaire de l'ordre de 16 à 17 millions de tonnes. Le Royaume-Uni exporte aussi 450 000 tonnes vers l'UE, mais uniquement 70 000 tonnes à destination de la France, qui lui en exporte, elle 300 000 tonnes. La France a un intérêt offensif important sur ce marché, mais elle y a aussi un redoutable intérêt défensif.

Le marché britannique représente un marché de consommation de 1,8 million de tonnes de sucre. Leur production, issue de la betterave, transformée par British sugar, est de 800 000 tonnes. Le potentiel d'importation est donc de plus d'un million de tonnes. Une grande partie est achetée dans les pays ACP et au Brésil par Tate & Lyle, à droits zéro ou réduits. Il y a une forte compétition entre le sucre de canne raffiné blanc, importé, et la production locale britannique de sucre de betterave. En maintenant un droit à 98 euros vis-à-vis du Brésil, l'UE protège les productions françaises des importations de sucre raffiné. Nous risquons donc de perdre ce que nous exportions vers le marché britannique. L'autre risque, c'est qu'une arrivée massive de ce sucre raffiné sur le marché britannique ne conduise à une réorientation de la production locale à l'exportation vers l'UE à 27. C'est la double peine. Il faut donc prendre des précautions en termes de droits, de quantités et de contingents tarifaires. Les règles d'origine sont insuffisantes face au risque de swap, car c'est effectivement du sucre britannique qui nous sera exporté.

Nous sommes d'autant plus inquiets que le négociateur en chef britannique, David Davis, est un ancien responsable de Tate & Lyle. C'est d'ailleurs la seule grosse entreprise alimentaire qui était pro-Brexit.

Il faudra que l'Union Européenne prévoie un système où il sera possible de revenir sur une liberté totale des échanges, au cas où le Royaume-Uni serait amené à devenir une plateforme tournante.

Nous pouvons vous transmettre une note spécifique sur ce risque de swap. C'est un sujet que l'on retrouve pour les amylacées, produits à base de céréales.

Mme Gisèle Jourda. - Pourriez-vous nous éclairer sur l'impact sur les filières des départements d'outre-mer qui produisent du sucre roux, notamment l'île de La Réunion ? Ces filières sont fragiles.

M. Bruno Hot. - Il s'agit de sucres spéciaux bénéficiant de clauses spéciales. Le raffinage du sucre de canne pourrait poser problème s'il en arrive du Brésil à droit nul sur notre marché européen, par le biais de Tate & Lyle.

M. Jean Bizet, président. - Le sucre est un cas d'école.

M. Sylvain Lhermitte. - C'est en effet un cas d'école, au même titre que la volaille, importée du Brésil et retransformée en plats préparés, que le Royaume-Uni pourrait nous exporter. L'effet de swap pourrait être majeur pour toutes les filières agro-alimentaires.

M. Jean Bizet, président. - Avez-vous par ailleurs pris des contacts avec des régions françaises, au sujet de la création d'éventuelles zones franches ?

M. Michel Nalet. - Non, mais les zones franches sont une idée intéressante.

M. Jean Bizet, président. - Dans les grandes entreprises que vous représentez, a-t-on créé des départements spécifiques traitant du Brexit ?

M. Michel Nalet. - Pas vraiment. Nous vous remercions d'ailleurs de parler de ce sujet, sur lequel les milieux professionnels français sont encore peu actifs, alors que dans d'autres pays, notamment l'Irlande, ils le sont déjà bien davantage.

M. Bruno Hot. - Sur les zones franches, il faut garder à l'esprit que cela facilite les échanges dans les deux sens, ce qui pourrait constituer une porte ouverte à des pays tiers pour pénétrer le marché européen.

M. Gérard Romiti, président du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM) - Avant tout, je souhaite vous remercier pour votre invitation de ce jour mais surtout de l'intérêt que vous portez à notre activité.

Lors de la précédente audition du 4 avril 2017, nous vous avions exposé les risques pesant sur notre secteur tenant tant à la question de l'accès aux eaux britanniques qu'à celle du partage des ressources.

En effet, accéder à des zones sans disposer des quotas nécessaires pour nos flottes n'aurait aucun sens, tout comme la perspective d'une révision des clés de répartition de quotas, qui nous fait craindre le pire. Nous sommes par ailleurs tout à fait conscients que du point de vue du droit, nous n'étions pas en position de force, mais heureusement les négociations ne reposent pas uniquement sur des prescriptions légales.

L'an dernier, quelques jours avant l'audition que vous aviez consacrée à la pêche, nous venions de rendre publique l'existence de la coalition européenne des professionnels impactés par le Brexit (EUFA), créée à l'occasion pour faire face à ces défis et porter une voix unique auprès des négociateurs.

La très bonne nouvelle est que cette coalition existe toujours. Elle est très active. Je fais donc écho à l'une de vos lignes rouges identifiée dans le rapport de votre groupe de suivi : nous faisons en sorte de préserver l'unité et la cohésion, à notre niveau, des pays pêcheurs.

EUFA regroupe donc les professionnels espagnols, français, belges, hollandais, allemands, danois, suédois, polonais et irlandais. Nous avons contribué à différents forums au niveau du Parlement européen, nous échangeons avec la Commission européenne (tant l'équipe de M. Barnier que la DG Mare) et avec nos ambassadeurs respectifs.

Nous avons organisé un évènement de rencontre avec des élus à Saint Jacques de Compostelle en octobre dernier et rencontré nos collègues en novembre.

Aujourd'hui, où en sommes-nous ? Sur le fond, quant à notre demande initiale d'éviter de faire de la pêche une variable d'ajustement ou de l'isoler dans la négociation, nous avons été particulièrement attentifs et proactifs pour faire en sorte que dans les différents mandats du Conseil à la Commission, il y ait des éléments spécifiques reconnaissant la particularité et la nécessité d'un traitement particulier de notre activité. Et cela a été entendu. En termes de résultat nous avons donc fortement apprécié la rédaction du projet d'accord de retrait par la Commission et accueilli avec un certain soulagement le fait que le Gouvernement britannique l'acceptait.

Je tiens à rappeler que d'ici mars 2019, rien ne changera. Entre mars 2019 et décembre 2020 s'ouvrira une période de transition afin de préparer l'après, les relations futures. Pendant cette période, les pêcheurs britanniques devront respecter l'intégralité du droit communautaire sans pour autant que leur Gouvernement dispose d'un droit de vote.

Cela nous garantit accès et quota maintenus à leurs niveaux actuels jusqu'à la fin 2020. Pour l'après nous disposons à ce jour de la confirmation du soutien de la Commission et du Conseil pour trouver une solution à ces défis.

M. Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêches. - Nous travaillons actuellement pour faire en sorte que le contenu de la déclaration politique qui devrait être annexée à l'accord de retrait conduise à la sécurisation de plusieurs éléments, comme les principes généraux. Les principes généraux doivent être codifiés dans le futur texte de l'accord de libre-échange afin de servir de base à la négociation d'un futur accord de pêche. Les principes renvoient l'accès réciproque aux eaux et aux ressources, sans ambiguïté liée aux futurs accords commerciaux. Cela comprend le maintien de la stabilité relative des possibilités de pêches, les accès existants aux eaux (y compris dans les 6-12 marins). Est également visé un engagement clair en faveur d'une gestion commune s'appuyant sur la science et la gestion durable des stocks en assurant des conditions de concurrence équitable fondée sur des principes tels que le rendement maximal durable (RMD), la régionalisation, la gestion par les totaux admissibles des captures (TAC) et quotas, le respect des règles de contrôle et la lutte contre la pêche illégale. Cet engagement devra également inclure des dispositions couvrant la collaboration dans la recherche scientifique ainsi que les travaux d'évaluation de la ressource, à l'image de ceux définis par la politique commune des pêches (PCP). D'autres engagements seront nécessaires, en faveur d'un instrument juridique établissant des règles à long terme incluant des dispositions telles qu'un mécanisme de consultation obligatoire si l'une des parties cherche à modifier l'accord ou à y déroger unilatéralement, pour protéger les principes de la liberté d'établissement puis pour que soit négocié un accord d'investissement réciproque. Nous demandons également à l'Union européenne d'envisager un mécanisme prévoyant de maintenir le statu quo en cas d'échec des négociations.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Serait-il possible de revenir sur l'organisation de la chaîne logistique ?

M. Hubert Carré. - La chaîne logistique débute au débarquement des pêcheurs à la criée. Ce n'est pas le pêcheur qui fixe le prix mais l'acheteur. Ensuite, les produits sont expédiés vers des centrales, des poissonneries individuelles ou bien envoyés pour qu'ils soient transformés.

Enfin, la France ne produit que 50 % de la demande nationale, elle est donc dépendante des importations. Si l'on rajoute les saumons et les crevettes, les importations s'élèvent à 80 %.

Prochainement, le Royaume-Uni pourrait devenir un hub. Dans ce contexte, il sera important d'accorder une attention particulière aux conditions sanitaires.

Un autre sujet est celui de la pêche illicite. Un système de protection devrait être mis en place. Il faut éviter que le Royaume-Uni ne devienne un pays de « blanchiment » des flux halieutiques.

M. Jean Bizet, président. - Je m'inquiète des multiples sources possibles de distorsion de la concurrence.

M. Gérard Romiti - Les navires de pêche battant pavillon français respectent les dispositions de notre droit social. Il apparaît singulier que les organisations non gouvernementales ne soient pas plus sensibles aux conditions de travail des équipages des pays tiers.

D'une façon générale, le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins souscrit pleinement aux analyses formulées, dans son rapport, par le Groupe de suivi du Sénat sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne. Au regard des effets potentiellement dévastateurs du Brexit, qui pourraient se traduire par une véritable déconstruction de l'édifice européen, un échec des négociations commerciales avec les autorités britanniques ne saurait être envisagé.

M. Benoît Huré. - Trouver une issue satisfaisante supposera que tous les États membres fassent preuve de bonne volonté.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Les pêcheurs britanniques ont récemment fait valoir bruyamment leur mécontentement, y compris même sur la Tamise, devant le Parlement de Westminster, quant aux modalités de l'arrangement conclu entre le Royaume-Uni et l'Union européenne, jusqu'au terme de la période transitoire.

M. Gérard Romiti - Ces manifestations d'humeur s'expliquent par la déception ressentie par les professionnels de la pêche britanniques, au regard des attentes démesurées suscitées par le « Brexit ». Ils imaginaient apparemment pouvoir pêcher sans contrainte dans leurs eaux à partir du 30 mars 2019, tout en en excluant leurs homologues des 27 pays de l'Union. Le compromis accepté par le Gouvernement de Theresa May a brutalement douché ces espoirs. Il est largement considéré par les pêcheurs britanniques comme un mauvais accord transitoire, préfigurant de façon négative les termes de l'accord définitif, à intervenir pour la période postérieure à la date du 31 décembre 2020.

Les pêcheurs français réalisent jusqu'à 60 % de leurs captures dans les eaux britanniques : l'enjeu du « Brexit » apparaît, dès lors, comme décisif pour la filière.

Il ne s'agit toutefois pas, loin s'en faut, de la seule difficulté structurelle entravant le développement de la pêche française. En dépit de réelles possibilités d'ascension dans l'échelle sociale et de perspectives professionnelles attrayantes - le salaire d'un capitaine de pêche peut atteindre 12.500 euros nets par mois - la profession est, en effet, pénalisée par le « manque de bras ». La pêche française dispose de bateaux performants et de technologies de pointe, mais force est de constater que les hommes rechignent désormais à s'embarquer sur les navires pour une durée de deux mois, d'où une véritable crise des vocations.

La réunion est levée à 16 h 40.

Mercredi 16 mai 2018

Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères

La réunion est ouverte à 17 heures.

9. Aspects économiques et financiers du retrait du Royaume-Uni (mercredi 16 mai 2018)

M. Jean Bizet , président de la commission des affaires européennes. - Depuis le début de ses travaux, notre groupe de suivi prête une attention particulière aux conséquences économiques du Brexit. Disons-le sans détours : le Brexit est un non-sens géostratégique ; c'est aussi un non-sens économique. Mais c'est la décision souveraine du peuple britannique. Il faut donc faire avec en essayant d'en limiter les effets néfastes pour l'économie européenne.

Nous sommes heureux d'accueillir les représentants des Entreprises du médicament (LEEM), du Comité des constructeurs français d'automobiles (CCFA) et de Paris Europlace. Ma première question portera donc sur l'état d'esprit et les initiatives des entreprises européennes implantées au Royaume-Uni ou ayant des échanges commerciaux avec ce pays. Que pouvez-vous nous en dire ?

Les négociations d'un accord de retrait ont progressé mais la question de l'Irlande demeure très sensible et non résolue à ce jour. Comment appréhendez-vous cette question pour ce qui concerne les enjeux économiques ?

La mise en place d'une période de transition est acquise. Au-delà, il faut définir un cadre pour les relations futures. Le gouvernement britannique a jusqu'à présent maintenu sa position de sortie du marché unique et du refus de l'union douanière. Dès lors, à quelles condition, selon vous, ce futur cadre pourrait répondre - au moins partiellement - aux légitimes préoccupations des entreprises européennes ?

Nous sommes par ailleurs très attentifs aux conséquences du Brexit sur les places financières. Nous avions débattu de l'attractivité de la place de Paris avec Gérard Mestrallet. Nous souhaitons donc avoir de nouveau votre éclairage sur l'évolution de cette question et sur le positionnement de la place de Paris.

M. Pascal Allizard, président. - Je vous prie de bien vouloir excuser le président Christian Cambon, qui ne pouvait être présent cet après-midi et m'a demandé de le représenter. Nous sommes tous inquiets de l'impact économique du Brexit, qui dépendra bien sûr des modalités de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, c'est-à-dire du contenu du futur accord entre les deux parties, que nous appelons de nos voeux. Nous ne pouvons pour le moment que nous livrer à des suppositions et examiner différents scénarios. Sans doute nous aiderez-vous à y voir plus clair, dans les multiples effets parfois contradictoires du Brexit, qui dépendent des caractéristiques de chaque marché, au sein de chaque secteur et sous-secteur. L'attitude des États-Unis est aussi une source de préoccupations : quel pourrait être l'impact d'un éventuel rapprochement du Royaume-Uni et des États-Unis, alors que le président Trump a initié un conflit commercial avec plusieurs pays dont l'Union européenne ? Voilà quelques questions qu'il était indispensable que nous puissions aborder avec des représentants des secteurs de l'industrie et de la finance, comme nous l'avons fait récemment avec des représentants des secteurs agricole et agro-alimentaire.

M. Patrick Errard, président de l'organisation professionnelle des Entreprises du médicament (LEEM). - Je suis président de l'organisation professionnelle des entreprises du médicament (LEEM) depuis 5 ans. Je suis médecin, praticien hospitalier de formation, et je dirige aussi un groupe pharmaceutique japonais implanté en France. Le LEEM représente 270 entreprises, réalisant un chiffre d'affaires de 23 milliards d'euros, employant 100 000 salariés en France. Il s'agit d'entreprises innovantes qui investissent chaque année 35 milliards d'euros en recherche et développement (R&D) en Europe. Les médicaments ne connaissent pas les frontières. La R&D comme la production sont internationalisées. Les laboratoires pharmaceutiques mènent une recherche globale, produisent partout dans le monde, pour approvisionner tous les marchés. La Fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques (EFPIA en anglais) a créé un groupe de travail pour évaluer l'impact du Brexit. Nous identifions cinq risques.

Tout d'abord le Brexit pose la question des conditions douanières. Les sites industriels étant répartis sur l'ensemble du territoire de l'Union européenne, les flux d'importations et d'exportations de médicaments entre l'Angleterre et le reste de l'Europe sont très importants. Il importe donc d'assurer la continuité de ces approvisionnements en maintenant des conditions de commerce transfrontalier favorables pour ne pas priver les populations de médicaments produits ailleurs. Le LEEM espère que la France prendra une initiative en faveur de procédures douanières simplifiées et propose la mise en place d'accords tarifaires avec zéro droits de douane.

Ensuite, le Brexit a aussi des conséquences sur les ressources humaines des laboratoires implantés au Royaume-Uni. La plupart des laboratoires pharmaceutiques ont des filiales dans tous les pays européens. Beaucoup ont leur siège social (headquarter) à Londres. Plusieurs milliers de travailleurs français travaillent ainsi dans la pharmacie en Angleterre avec un contrat de travail local. Avec le Brexit, ceux-ci n'ont aucune visibilité sur leur statut, leurs conditions de résidence ou leur situation juridique à venir. Nous avons déjà commencé à rapatrier certains expatriés en transformant leur contrat de travail en contrat de droit français, mais ce n'est pas satisfaisant car il est paradoxal d'avoir un contrat français pour travailler en Angleterre. Le LEEM a donc demandé à son homologue britannique de recenser le nombre d'entreprises et la main d'oeuvre impactés. Nous souhaitons aussi une clarification des règles d'employabilité des ressortissants français sur le territoire britannique. Il appartient au gouvernement britannique de clarifier la situation faute de quoi certains sièges sociaux risquent de migrer du Royaume-Uni vers la France et surtout l'Allemagne ou les Pays-Bas.

Le Brexit risque aussi de fragiliser l'approvisionnement des produits. Une fois produits, les médicaments doivent être « libérés », c'est-à-dire qu'ils doivent obtenir un certificat de validité. Si l'Angleterre quitte l'Union européenne, les libérations de lots réalisés outre-Manche ne seront plus reconnues en Europe. Il faudra donc relocaliser les lieux de contrôle sur le continent. Cette démarche est longue (18 à 24 mois) et coûteuse. Ces délais peuvent provoquer une rupture d'approvisionnement, notamment pour les produits fabriqués au Royaume-Uni. Nous proposons donc une convergence réglementaire par le biais d'accords de reconnaissance mutuelle entre la France et le Royaume-Uni, comme il en existe déjà avec le Canada ou la Suisse.

Le Brexit bouleverse également le cadre réglementaire existant pour les Autorisations de mise sur le marché (AMM). Les AMM sont délivrées en Europe par l'Agence européenne des médicaments (EMA en anglais) qui migrera à Amsterdam. Une AMM n'est valable en Europe que si son titulaire est juridiquement localisé en Europe. Le retrait du Royaume-Uni oblige donc les entreprises, dont les titulaires des Autorisations de mise sur le marché (AMM) sont localisés au Royaume- Uni, à modifier leurs AMM pour les rapatrier vers une entité localisée en Europe. Là encore c'est une procédure longue et coûteuse. C'est pourquoi les entreprises souhaitent une période transitoire au-delà de mars 2019 pendant lesquelles les AMM en cours resteraient valides à titre temporaire, le temps de procéder aux nouvelles certifications et de transférer les entités en Europe.

Le Brexit menace aussi les essais cliniques en cours menés au sein de l'Union européenne et du Royaume-Uni. Les essais cliniques sont internationaux, réalisés dans plusieurs pays à la fois, à l'instigation d'un promoteur unique, selon un même protocole. Avec le Brexit, les protocoles des essais menés par des promoteurs de droit anglais ne seront plus automatiquement reconnus par les autres États membres de l'Union européenne. Cela crée un vide juridique pour les essais en cours. Il faudra donc que les promoteurs deviennent des entités juridiques de droit européen. En attendant, le LEEM est favorable à une période de transition pour garantir la reconnaissance des essais débutés avant le Brexit, avec un promoteur britannique.

Ainsi la plupart des problèmes soulevés par le Brexit concernent les procédures de reconnaissance mutuelle. En nous inspirant des accords avec la Suisse, il importe de préparer en amont des accords de transition et des accords de reconnaissance mutuelle. Des accords bilatéraux seront aussi nécessaires. Nous souhaitons continuer à travailler avec le Royaume-Uni pour assurer la continuité des activités de recherche et de développement, de production et de commercialisation, dans l'intérêt des patients. Vu la complexité des sujets, nous plaidons pour la mise en place d'un comité de dialogue et de suivi multipartite entre les industriels et les pouvoirs publics français et britanniques.

Mme Maria Ianculescu, directrice des affaires internationales du Comité des constructeurs français d'automobiles (CCFA). - Le Comité des constructeurs français d'automobiles (CCFA) est composé en 2018 de trois adhérents : le Groupe Renault, le Groupe PSA et Renault Trucks. Le marché automobile britannique représente 18,5 % du marché européen, avec 2,7 millions de véhicules vendus chaque année (contre 2,1 millions en France). Il représente 7% des ventes mondiales des constructeurs français et 15% de leurs ventes européennes. C'est un marché très rémunérateur, orienté vers le moyen et le haut-de-gamme. À titre d'exemple, BMW y réalise 10 % de ses ventes. C'est aussi un marché solide qui avait bien résisté à la crise, même si la situation se dégrade depuis un an en raison des incertitudes liées au Brexit. La part de marché de Renault et PSA oscille entre 15 et 20 %. La part de marché de PSA va s'accroître avec le rachat d'Opel-Vauxhall, Vauxhall étant un groupe britannique. Surtout leur part de marché s'établit à 23 % pour les véhicules utilitaires légers, véhicules qui surtout sont fabriqués en France avant d'être exportés. Globalement nos exportations automobiles s'élèvent à un milliard d'euros chaque année pour les véhicules, et à deux milliards pour les pièces détachées et les moteurs. Le solde commercial est positif pour la France avec le Royaume-Uni. Ce pays est aussi un lieu de production important pour PSA qui y possède deux usines via Vauxhall-Opel.

La filière automobile française est donc inquiète. Nous identifions cinq risques. Le premier est le risque logistique. Aujourd'hui 1 000 camions chargés de composants automobiles franchissent chaque jour la frontière à Douvres sans difficulté. Il suffirait que le temps des formalités douanières à la frontière augmente de deux minutes pour chaque camion pour déclencher un embouteillage de 27 kilomètres à Douvres !

Le deuxième risque concerne les tarifs douaniers. Dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), en l'absence d'accord de libre-échange, le Royaume-Uni pourrait instaurer des tarifs douaniers de 10 % sur les voitures, de 22 % sur les véhicules industriels, de 4,5 % sur les composants, de 2,7 % sur les moteurs. Cela pénaliserait évidemment les échanges dans les deux sens. Le Royaume-Uni est toutefois très dépendant de l'Union européenne qui représente 80 % de ses exportations automobiles. De plus, seuls 40 à 45 % des composants des véhicules fabriqués au Royaume-Uni sont d'origine locale. Aucune des deux parties n'a donc intérêt à une hausse des droits de douane. En cas de nouvel accord de libre-échange, se poserait aussi la question des règles d'origine qui permettent aux produits incorporant un certain nombre de composants fabriqués localement de bénéficier d'un tarif douanier préférentiel. En général ce niveau est fixé à plus de 50 %, ce qui pose un problème au Royaume-Uni car la proportion de composants produits localement y est très inférieure. Cela pose aussi un problème pour les véhicules électriques que nous exportons car les batteries sont souvent fabriquées dans des pays tiers à l'Europe.

Un autre risque concerne les barrières non tarifaires, d'ordre réglementaire. Actuellement l'homologation d'un véhicule réalisée dans un État-membre est valable dans toute l'Union européenne. Le pays d'homologation peut être différent du pays de production. Avec le Brexit, les homologations risquent de ne plus être reconnues de part et d'autre de la Manche. Il est a priori dans l'intérêt des deux parties de prévoir un régime de reconnaissance mutuelle, faute de quoi ce système imbriqué ne fonctionnerait plus.

Le quatrième risque est le risque financier. Les constructeurs ont des filiales financières de crédit liées à leur activité. Elles travaillent dans toute l'Europe grâce au passeport financier européen. Si ce système de reconnaissance mutuelle disparaît, les filiales installées au Royaume-Uni devront se transformer en banques britanniques, avec des procédures longues et coûteuses.

Le dernier risque concerne la mobilité des travailleurs. Ce risque existe, même s'il est plus limité. Il concerne surtout quelques centaines d'ingénieurs ou de membres d'équipes de direction.

En conclusion nous souhaitons donc éviter l'instauration de droits de douanes comme de barrières non tarifaires. Les procédures douanières doivent rester simples et rapides. Toute modification par rapport à l'existant aura un coût. Nous appelons donc les uns et les autres à la prudence.

M. Arnaud de Bresson, délégué général de Paris Europlace. - La place financière de Paris a regretté le Brexit, même si celui-ci ouvre des opportunités de relocalisation potentiellement favorables à Paris, car l'enjeu européen nous apparaissait plus important. L'industrie financière représente entre 1 et 1,2 million d'emplois en France, 4,5 % du PIB. En Ile-de-France, elle représente 6,5 % des emplois et 12 % du PIB de la région. Le rôle de la finance est avant tout d'assurer le financement des entreprises. C'est pourquoi Paris Europlace, à la différence de la City qui a longtemps fonctionné comme un club de banquiers, a pris le soin de placer les entreprises au coeur de son dispositif dès l'origine. Elle est présidée par Gérard Mestrallet, président d'Engie. Développer notre industrie financière constitue aussi un enjeu de souveraineté économique, permettant de réorienter l'épargne vers nos entreprises et de garantir le contrôle de nos centres de décision économique.

Le Brexit représente un défi majeur pour la finance. Il entretient un climat d'incertitude politique et économique très fort au Royaume-Uni. Avant même le référendum, la division politique était telle que les entreprises financières devaient commencer à se poser la question d'une éventuelle relocalisation sur le continent. Très tôt, la place de Paris s'est mobilisée en lien avec Christian Noyer pour mener une mission de réflexion et nouer des contacts avec les établissements financiers. Aujourd'hui, l'incertitude se prolongeant, il se pourrait que le mouvement de relocalisation des activités des banques s'accélère à la rentrée. Les grandes banques internationales ont préparé leurs contingency plans, conformément aux exigences des autorités de régulation.

Le Brexit confronte le secteur de la finance à quatre enjeux majeurs. S'agissant d'abord des passeports des entreprises financières installées à Londres, je puis vous indiquer, avec une quasi-certitude puisque les négociations l'ont confirmé, que le Brexit entraînera leur perte. Les banques, les sociétés de gestion et les assurances devront, en conséquence, s'implanter sur le territoire de l'Union européenne pour accompagner leurs clients européens. Concernant ensuite la période de transition, en faveur de laquelle nous avions plaidé, elle est désormais acquise. Nous l'aurions certes préférée plus limitée que les vingt-et-un mois fixés, mais l'hypothèse retenue demeure raisonnable. Tout prolongement de l'incertitude apparaît, en effet, bien souvent source de difficultés. Le Brexit sera effectif à la fin de l'année 2020. Quant au débat opposant la reconnaissance mutuelle à l'équivalence, rappelons que les Britanniques étaient favorables à une reconnaissance réciproque de la régulation. Or, il ne fait guère de doute que la régulation britannique risque de diverger des standards européens au lendemain du Brexit si le Royaume-Uni était tenté d'instaurer un système plus souple. L'Union européenne devra veiller à ne pas se comporter en château fort et le Royaume-Uni à respecter le level playing field, c'est-à-dire les mêmes conditions réglementaires et fiscales. Michel Barnier, dont nous partageons l'analyse, s'est déclaré favorable au régime plus contraignant de l'équivalence, qui repose sur une reconnaissance établissement par établissement et peut faire chaque année l'objet d'un nouvel examen. Le Royaume-Uni a, de fait, accepté cette exigence. Mais il essayera fort probablement de négocier les termes de l'équivalence pour en assouplir les conditions. L'Union européenne devra se montrer alors vigilante pour que ne s'installent pas les conditions d'une distorsion de concurrence. Enfin, en matière de délégation de gestion, qui concerne la gestion d'actifs et l'assurance, le risque existe que des entreprises installées à Londres mettent en place, sur le continent, des boîtes aux lettres vides de contenu et d'emploi. Là encore, la vigilance devra être de mise pour éviter toute distorsion de concurrence au détriment des entreprises européennes, d'autant que l'European securities and markets authority (ESMA) semble, sous la pression des banques et des sociétés de gestion, assouplir quelque peu sa position. Les préoccupations des entreprises financières ne diffèrent donc guère de celles des entreprises du médicament dont Patrick Errard s'est fait l'écho.

Pour ce qui concerne les perspectives de relocalisation d'entreprises et d'emplois sur le continent européen, l'évolution n'en est qu'à ses prémices. Toutefois, grâce aux réformes engagées par Emmanuel Macron, la France fait désormais figure de place de choix. Les dernières annonces de relocalisation, et même si le phénomène demeure encore modeste, la voient ainsi préférée à Francfort. Parmi les 10 000 emplois quittant la City dans les mois à venir, près de 4 000 seraient installés à Paris : 1 000 salariés pour HSBC, 400 traders de Bank of America, qui a investi dans un immeuble pouvant accueillir un millier de salariés rue La Boétie, 250 personnes employées par JP Morgan et 1 000 par les quatre principales banques françaises, sans compter les salariés des sociétés de gestion d'actifs, d'assurance et de private equity. Le mouvement de relocalisation devrait ensuite s'accélérer : nos prévisions, établies en collaboration avec le cabinet Ernst & Young, s'établissement entre 30 000 et 70 000 emplois, tandis que certaines études annoncent 250 000 retours d'emplois sur le continent. Toutefois, pour que la place de Paris bénéficie pleinement du Brexit, il convient de poursuivre les réformes au bénéfice d'une amélioration de notre attractivité. À titre d'illustration, sans évolution favorable du droit du travail et de la fiscalité, les headquarters continueront à s'établir en Allemagne et aux Pays-Bas, où les charges sociales demeurent bien inférieures. La réforme annoncée de l'épargne longue et de la retraite devraient être favorables à la compétitivité de la France. Quoi qu'il en soit, il m'apparaît bénéfique que les entreprises de la City soient obligées, en raison du Brexit, de répartir leurs emplois de façon plus équilibrée sur le territoire européen, même si Londres restera une place privilégiée de la finance.

M. Jean Bizet, président. - Je vous remercie pour vos analyses aussi complètes que synthétiques.

M. Ladislas Poniatowski. - Avez-vous fait évaluer, pour ce qui concerne l'industrie automobile et celle du médicament, les conséquences du Brexit sur le consommateur britannique, notamment s'agissant du prix d'achat des produits concernés ? Un recul des ventes est-il à craindre pour les entreprises que vous représentez ?

M. Olivier Cadic. - Je suis moi-même entrepreneur au Royaume-Uni, destination que j'ai choisie pour les raisons juridiques, fiscales et sociales que vous avez évoquées. Combien de Français disposent, au Royaume-Uni, d'un contrat de travail de droit français ? De fait, il ne me semble guère évident d'assurer le transfert de milliers de contrats à l'occasion d'une relocalisation. Disposez-vous de données en la matière ? Par ailleurs, je puis témoigner de la complexité à faire homologuer outre-Manche un véhicule produit en France, où s'épanouit un certain protectionnisme. Pensez au volant... Le Brexit ne va-t-il pas empirer la situation ? Quelle est la réaction des constructeurs automobiles japonais ? Enfin, si la question irlandaise ne se règle pas, il faudra alors envisager un hard Brexit. Vous y préparez-vous ?

M. Richard Yung. - Nous entendons les difficultés propres aux secteurs de l'automobile et du médicament et les raisons qui poussent certains à promouvoir un tarif douanier nul après le Brexit. Il convient toutefois de rappeler qu'il ne s'agit nullement - et nous y tenons - d'une négociation bilatérale entre la France et le Royaume-Uni mais d'une position défendue par l'Union européenne. J'ai cru, par ailleurs, comprendre que les licences des banques françaises au Royaume-Uni pourraient être remises en cause. Qu'en est-il exactement ? Enfin, s'agissant des chambres de compensation, il me semble que l'Union européenne souhaiterait les voir localisées sur son territoire. Or, 80 % des actes de compensation sont réalisés à Londres. Comment alors contrôler des organismes financiers, qui utiliseraient l'euro hors du territoire européen ? En cas de revers, elles pourraient se retourner vers Bruxelles...

M. Jean Bizet, président. - Compte tenu de la proportion élevée de voitures allemandes dans le parc automobile britannique, l'Allemagne ne sera-t-elle pas tentée de faire cavalier seul en matière de droits de douane ? Sans être favorable à l'hypothèse d'un hard Brexit évoquée par notre collègue Olivier Cadic, il me semble indispensable que le Royaume-Uni ne se voit pas appliquer, à sa sortie du marché unique, un régime identique à celui dont il bénéficiait précédemment. Une trop grande mansuétude de l'Union européenne à l'égard du Royaume-Uni pourrait inciter d'autres États membres, notamment ceux auxquels est reprochée une application incertaine de l'État de droit, à négocier également une sortie favorable... Pour que perdure l'esprit de l'OMC, il convient, à mon sens, de conserver des droits de douane pour tout pays extérieur à l'Union européenne.

M. Patrick Errard. - Chaque année, trente-sept millions de boîtes de médicaments entrent en Grande-Bretagne en provenance d'autres États membres de l'Union européenne. Toutefois, dans la mesure où, à la faveur d'une taxation favorable instaurée dans les années 1990, de nombreuses usines de production sont installées sur le sol britannique et irlandais, un nombre supérieur de boîtes de médicaments quitte le Royaume-Uni pour l'un des vingt-sept États membres. Pour le consommateur britannique comme pour les entreprises du médicament, le Brexit n'aura guère de conséquences puisque le prix des médicaments est régulé par les États. Existe en revanche un risque de rupture d'approvisionnement, en raison notamment des difficultés créées par l'instauration d'un droit de douane. La menace sanitaire est réelle : n'aggravons pas la situation !

Mme Maria Ianculescu. - Plusieurs études ont évalué le coût du Brexit pour les consommateurs britanniques en fonction de ses conséquences sur les prix des produits en provenance du Royaume-Uni ou des autres pays de l'Union européenne. Pour les véhicules automobiles, l'augmentation tarifaire a été évaluée, compte tenu des taxes douanières, des variations de la livre sterling et des surcoûts réglementaires, entre 3 000 et 4 000 euros. Avec un enchérissement douanier de 10 % seulement, les constructeurs européens sortiront du marché britannique et réciproquement. L'établissement d'un taux de douane nul après le Brexit serait donc favorable aux deux parties, d'autant que l'homologation des véhicules continentaux, déjà complexe et coûteuse comme le mentionnait M. Cadic, devrait le devenir davantage, quand bien même était conclu le meilleur accord commercial possible. Les constructeurs japonais, Nissan, Honda et Toyota en tête, sont très présents au Royaume-Uni, où ils disposent d'usines plus ou moins compétitives. Dans le cadre de l'accord de libre-échange conclu avec l'Union européenne après le référendum sur le Brexit qui l'inquiétait grandement, le Japon a négocié une transition de sept ans avant extinction des droits de douanes, ce qui représente pour lui une avancée remarquable. Quant à l'hypothèse d'un hard Brexit, qui reviendrait à conférer au Royaume-Uni un statut OMC, elle serait catastrophique pour l'industrie automobile, même si elle est évoquée dans les contingency plans. La période de transition est, en ce sens, indispensable, bien qu'elle n'en soit pas véritablement une : nous l'avions initialement imaginée brève, le temps pour les entreprises de s'adapter, mais, dans la mesure où les négociations ne débuteront au mieux qu'au mois de mars 2019, elle devra durer jusqu'à l'entrée en vigueur de l'accord de libre-échange qui liera le Royaume-Uni et l'Union européenne. Lorsque l'on sait que, dans le meilleur des cas, ce type de négociations durent a minima cinq ans et que les sujets afférents à l'Irlande et à l'Ecosse sont bien loin d'être réglés, il est fort à craindre que la période transitoire soit prolongée. Certes, monsieur Yung, les négociations entre l'Union européenne et le Royaume-Uni sont du ressort de Bruxelles, mais nous espérons que la France porte au Conseil nos préoccupations. Enfin, monsieur Bizet, si l'Allemagne peut faire cavalier seul sur certains dossiers commerciaux, tel n'est pas le cas du Brexit : nous partageons avec les constructeurs allemands les mêmes intérêts et le souhait de voir s'établir des droits de douane nuls. Je comprends votre souci d'un Brexit qui ne soit pas trop indolore, afin de décourager d'autres États membres de suivre une voie similaire, mais la moindre mesure en ce sens a un coût, toujours élevé, qu'il convient d'évaluer.

M. Patrick Errard. - En évoquant les négociations bilatérales, je pensais évidemment, monsieur Yung, à celles entre le Royaume-Uni et l'Union européenne.

M. Arnaud de Bresson. - Je n'ai jamais entendu parler de difficultés que rencontreraient les banques françaises pour conserver leur licence, mais je le vérifierai afin, monsieur Yung, de vous répondre précisément. Il est toutefois exact que, par crainte des autorités de régulation britanniques, les entreprises étrangères demeurent prudentes dans leur communication, notamment s'agissant de leurs plans de relocalisation. La relocalisation des chambres de compensation sur le territoire de l'Union européenne représente effectivement un enjeu pour la France, d'autant que, lors de récentes crises, la City a trop souvent eu tendance à favoriser ses intérêts par rapport à ceux de l'euro.

M. Jean Bizet, président. - Nous regrettons tous le Brexit mais, soyons honnêtes, les relations n'étaient guère simples avec la Grande-Bretagne depuis son entrée dans l'Union européenne en 1973. Dans vos secteurs économiques, le Brexit est-il considéré comme une fragilité tendancielle de l'Europe ou comme l'opportunité d'un renouveau ?

M. Arnaud de Bresson. - Comme je vous l'indiquais précédemment, le rééquilibrage des places financières en Europe, à l'issue du Brexit, nous apparaît positif en termes d'emploi, de souveraineté et d'accès des entreprises au financement. N'oublions pas, en outre, que la France et la Grande-Bretagne s'opposaient fréquemment lors des négociations au sein du Conseil. Nous oeuvrons désormais à la relance de l'union des marchés de capitaux, pour le rendre plus compétitif et ouvert. Lors d'une récente rencontre à Evian, les chefs d'entreprise français et allemands ont d'ailleurs fait état de leur souhait de voir accélérer la mise en oeuvre d'un marché des capitaux européen pour diversifier les sources et les canaux de financement des entreprises.

M. Jean Bizet, président. - L'excellence de l'expertise financière de la City est-elle, selon vous, réelle ou exagérée par rapport à celle de Paris ?

M. Arnaud de Bresson. - Elle est bien réelle mais repose en grande partie sur la main d'oeuvre française...

M. Jean Bizet, président. - J'attendais cette réponse !

M. Patrick Errard. - En matière d'expertise scientifique, le Brexit ne modifiera guère les positions française et britannique. Certains ont évoqué ici le vent d'espoir qui soufflerait sur l'économie française depuis l'élection d'Emmanuel Macron. Mais les industries du médicament attendent encore un geste ! Le conseil stratégique des industries de santé (CSIS) va proposer, en juillet prochain, des mesures en faveur de la compétitivité de la France, afin d'attirer la recherche, les investissements et les outils de production sur le territoire national. En matière de localisation, les entreprises recherchent l'attractivité et la compétitivité. Or, ces deux éléments sont encore insuffisants en France, d'autant que nulle réforme n'a été annoncée s'agissant de notre désormais daté système de soins. Prenons garde à « l'effet Macron » : il faut maintenant des résultats tangibles !

M. Ladislas Poniatowski. - Vos doléances ne sont pas propres au Brexit...

Mme Maria Ianculescu. - Il n'existe, monsieur Bizet, aucun effet d'aubaine dans le Brexit pour l'industrie automobile. C'est d'ailleurs avec tristesse et déception que nous avons observé que les ouvriers de nos usines en Grande-Bretagne avaient également voté en faveur du Brexit. Comme les entreprises du médicament, notre conseil stratégique de filière travaille sur l'amélioration de l'attractivité et de la compétitivité de la France.

M. Olivier Cadic. - Mon rapport d'information relatif à l'accompagnement du cycle de vie des entreprises, établi au nom de la délégation sénatoriale aux entreprises, propose justement une trentaine de mesures en ce sens. J'ai moi-même choisi de m'installer en Grande-Bretagne pour entreprendre en raison de l'attractivité du pays. Au-delà des discours, le Gouvernement doit désormais agir concrètement pour améliorer la compétitivité de la France. Prenons garde également à ne pas saborder nos entreprises par un Brexit trop sévère ! Pensez que le Royaume-Uni représente le principal excédent commercial de la France depuis dix ans, notamment pour le secteur agro-alimentaire ! Or, deux minutes d'attente à la douane créé, nous dit-on, vingt-sept kilomètres d'embouteillages : l'ensemble du trafic de marchandises souffrira donc de l'instauration d'un passage douanier à Douvres et les supermarchés britanniques pourraient rencontrer des difficultés d'approvisionnement. Quelle folie !

M. Jean Bizet, président. - Merci à tous pour ce débat d'un grand intérêt.

La réunion est levée à 18 h 30.

Mercredi 30 mai 2018

Présidence de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Ladislas Poniatowski, membre de la commission des affaires étrangères et de la défense

La réunion est ouverte à 16 h 05.

10. Audition de l'association « The 3 million », regroupant des citoyens européens vivant au Royaume-Uni (mercredi 30 mai 2018)

M. Jean Bizet , président de la commission des affaires européennes. - Nous sommes très heureux de vous accueillir aujourd'hui au Sénat. Permettez-moi de remercier notre collègue Olivier Cadic qui nous a opportunément suggéré cette audition, laquelle est particulièrement bienvenue dans le contexte de la négociation de l'accord de retrait du Royaume-Uni. Depuis la mise en place de ce groupe de suivi à la demande du Président Gérard Larcher, la question de la situation des citoyens européens installés au Royaume-Uni, singulièrement de nos compatriotes, a été au coeur de nos préoccupations. Nous avons soutenu la position de l'Union européenne qui en a fait l'une des trois priorités de la négociation avec le règlement financier et la question très difficile de l'Irlande. Nous avons ensuite appuyé l'action du négociateur de l'Union, notre compatriote Michel Barnier qui a fait preuve d'une grande fermeté dans la défense des droits des citoyens européens. Mais il nous revient d'évaluer précisément la situation à l'approche d'échéances importantes dans le processus de négociation avec le Royaume-Uni. C'est pourquoi votre témoignage nous est particulièrement précieux. Quel est d'abord votre sentiment général sur le regard des Britanniques à l'égard des citoyens installés sur leur sol ? Quelle est votre appréciation plus précisément sur l'attitude des autorités britanniques ? Quelle est enfin votre analyse sur l'état des négociations concernant la situation des citoyens européens ?

M. Ladislas Poniatowski, président. - Je parle au nom de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères et vous remercie de votre présence. Quelles réponses avez-vous obtenues, suite à l'envoi au Home Office de votre liste de 150 questions concernant le futur des citoyens de l'Union européenne? Par ailleurs, vous représentez nos compatriotes qui se trouvent en Irlande du Nord où le Brexit a été rejeté. Aujourd'hui encore, 69% des Nord-Irlandais se déclarent opposés à cette mesure. Or, l'accord de paix en Irlande prévoyait la possibilité de recourir au référendum pour assurer la réunification de l'île, avec toutefois la décision laissée à Westminster en la matière. Le Brexit pourrait-il donner lieu à un autre référendum susceptible d'aboutir à la réunification de l'Irlande ? Quels échos avez-vous de la situation de nos compatriotes en Ulster et en République d'Irlande ?

Mme Anne-Laure Donskoy, coprésidente de l'Association The3Million .- Je remercie le Sénateur Olivier Cadic d'avoir facilité l'organisation de cette audition, ainsi que les membres du groupe de suivi de nous recevoir. Depuis la publication du rapport conjoint de décembre 2017 et le Conseil européen de mars 2018, le dossier des citoyens européens au Royaume-Uni est annoncé comme réglé. Des représentants du gouvernement britannique répètent à l'envi depuis quelques mois ce message. Or, il n'en est rien, ce que je vais vous exposer en cinq points !

Premier point : le principe selon lequel rien n'est conclu tant que tout ne l'est pas, avive donc les incertitudes depuis près de deux ans, soit 705 jours ! Bien des questions n'ont toujours pas trouvé de réponse, comme la réunification des familles, la reconnaissance des diplômes, ou la situation des personnes précaires. Soit ces questions n'ont pas trouvé de réponses, soit elles n'ont même pas été abordées par les négociateurs, lorsqu'elles ne sont pas explicitement exploitées comme objets de marchandage lors des négociations.

Le second point concerne le processus de documentation des citoyens européens. Le 29 mars 2019, à 23 heures, heure anglaise, les citoyens européens perdront tous leurs droits issus de l'Union européenne et devront obligatoirement postuler à un nouveau statut afin de pouvoir demeurer au Royaume-Uni. Il n'y existe pas de processus d'enregistrement systématique des ressortissants européens sur le sol britannique. Si cette situation n'a pas posé de problème jusqu'à présent, le Gouvernement britannique risque de devoir faire face à un désastre administratif, susceptible de se transformer en désastre humain. En effet, trois millions et demi de citoyens européens devront être correctement documentés d'ici la fin de la période de transition et, au plus tard, le 30 juin 2021. Comment seront recensés et documentés ces citoyens à partir du 30 mars 2019 ? Le Conseil européen a confirmé le changement radical de statut d'immigration des citoyens européens vivant au Royaume-Uni. En vertu du droit européen, les citoyens européens résidant dans un pays de l'Union n'ont pas besoin de demander le droit de résidence ; la législation leur donne déjà ce droit. Ils n'ont ainsi qu'à démontrer qu'ils sont bel et bien résidents en s'enregistrant sous un système appelé « résidence permanente » selon un processus déclaratoire. Le nouveau système proposé au Royaume-Uni impose aux citoyens européens d'émettre une demande de droit de résidence, appelé « Settled Status », ou statut d'établissement, qui s'inscrit dans la loi d'immigration, au terme d'un processus considéré comme constitutif. Le droit de résidence va donc être délivré par les autorités britanniques qui peuvent toujours le retirer. Le processus de mise en oeuvre d'une telle mesure n'a cependant pas été précisé.

Notre association a également identifié cent cinquante questions, auxquelles il faudrait désormais en ajouter une vingtaine, qui ont été adressées au Home Office qui n'a pas encore réagi par écrit. Nous venons d'apprendre, cet après-midi, suite à notre entretien à l'Ambassade du Royaume-Uni à Paris, que les réponses sont en cours de finalisation, sans qu'aucune date ne nous ait été confirmée. Nous assistons aux réunions sur la mise en place du nouveau statut aux contours encore incertains. L'avenir de nombreuses personnes, qui se trouvent déjà en situation précaire, nous inquiète : celles en situation de handicap ou de maladie de longue durée, les membres des communautés des gens du voyage ou les personnes incarcérées, en maison de retraite, les personnes illettrées ou ne disposant pas d'un accès à internet, voire les personnes présentes sur le territoire britannique depuis de nombreuses années mais non reconnues. Qu'adviendra-t-il des personnes qui n'obtiendront pas à temps le nouveau statut ? L'optimisme béat affiché en permanence par le Ministère de l'intérieur britannique ne convainc personne. Ce ministère souffre, en effet, d'un manque chronique de personnels. Le niveau de formation y est inégal. En outre, les données personnelles qu'il détient présentent un taux d'erreur de l'ordre de 10%. Or, un tel taux peut être la source de nombreux litiges, suite à la promulgation de la nouvelle loi sur l'exemption du droit à communication des données personnelles en matière d'immigration qui interdit l'accès au dossier personnel pour préparer un appel. Notre organisation vient d'ailleurs de démarrer une action en justice qui vise l'annulation de cette interdiction. Le Gouvernement devra traiter quotidiennement entre six et sept mille dossiers, ce qui ne manquera pas de susciter de nombreux litiges.

Mon troisième point concerne l'inquiétante évolution du climat social depuis le référendum et suite à la politique migratoire britannique conduite depuis 2012. Les bailleurs locatifs, qu'ils soient sociaux ou privés, ainsi que les agences immobilières, sont dans l'obligation de contacter le ministère de l'intérieur si une personne n'est pas en mesure de prouver sa situation régulière. Il en va de même pour les banques qui doivent vérifier tous les comptes, ainsi que pour les organismes sociaux qui refusent parfois, à tort, aux citoyens européens certaines allocations. Certains cas de discrimination, au nom ou au faciès, ont été constatés dans les hôpitaux, en raison d'une surinterprétation zélée ou xénophobe de la réglementation. La possession d'un passeport britannique est désormais exigée pour l'obtention des emplois proposés, notamment dans les universités. Sans oublier, l'exemple des citoyens du Commonwealth, arrivés au Royaume-Uni dans les années 1950, victimes du scandale Windrush, qui démontre la possibilité de destruction de vies entières pour des motifs purement administratifs. Officiellement, le Gouvernement reconnaît qu'environ soixante personnes ont été expulsées à tort. Ce chiffre nous paraît minoré. En outre, certaines personnes, de retour de vacances à l'étranger, se sont vues interdites de retour sur le sol britannique. Ce climat malsain est renforcé par l'impunité dont semblent jouir les responsables d'actes de xénophobie et de racisme au quotidien. Parler sa langue d'origine dans la rue peut être le motif d'une agression verbale ou physique, à l'instar de ce qui s'est produit pour des élèves du Lycée français de Londres. Les statistiques officielles parlent d'elles-mêmes : les crimes de haine ont connu une hausse significative dès le début de la campagne référendaire de mai 2016, sans oublier le meurtre de la parlementaire Jo Cox. Ma collègue Véronique Martin abordera, de manière plus précise, la facture humaine du Brexit.

Le quatrième point concerne la surveillance et la protection de nos droits à long terme. Le Royaume-Uni conteste tout rôle que pourrait jouer la Cour de justice de l'Union européenne en cas de litige lié aux questions migratoires et a insisté pour qu'on lui accorde une clause crépusculaire. La Commission européenne, quant à elle, renvoie tout ce qui toucherait aux processus de surveillance locale au gouvernement britannique, lequel n'a toujours rien proposé de viable. Le rapport conjoint de décembre et l'accord de mars soulignent l'importance d'une autorité administrative indépendante dans ce domaine. Cependant, celle-ci sera-t-elle réellement indépendante et disposera-t-elle des moyens logistiques à la hauteur de la tâche qu'il lui faudra assumer ? Le risque sera d'autant plus grand, au terme de la clause crépusculaire de huit années, surtout si les droits ne sont pas retranscrits dans la législation primaire.

Enfin, cinquième point, l'échec des négociations induirait la disparition des droits des citoyens européens. Notre association demande, depuis le début des négociations, que les droits des ressortissants européens fassent l'objet d'une discussion séparée ; notre équipe juridique préparant un dossier de protocole qui sera soumis, la semaine prochaine, à la Commission européenne. Si les négociations échouent, les citoyens européens devront alors postuler au statut réservé aux citoyens des pays tiers et dont l'obtention relève d'une procédure, qualifiée, y compris par la Chambre des Lords, de byzantine, tant elle apparaît comme longue, onéreuse et restrictive. Nos contacts au sein des instances représentatives du patronat britannique prévoient que 90% des ressortissants européens installés en Grande-Bretagne ne seront pas en mesure d'obtenir ce nouveau statut ; situation critique dont, du reste, l'ambassadeur de France au Royaume-Uni, M. Jean-Pierre Jouyet, est tout à fait conscient. Ma collègue Sylvie Jucobin pourra également évoquer ces retours en France que l'évolution de la législation britannique risque de provoquer.

En conclusion, les promesses du Gouvernement britannique que notre situation ne changerait en rien n'ont pas été tenues. Des enjeux politiques et idéologiques ont ainsi pris le dessus sur des considérations éthiques et juridiques, tandis que les ressortissants européens au Royaume-Uni continuent d'être traités comme des pions sur l'échiquier d'un jeu politique insensé. Les citoyens français pris dans cette tourmente attendent que le Gouvernement réagisse et exige des précisions ainsi que des garanties fermes. Notre situation n'est pas réglée et exige une réponse exceptionnelle.

Mme Véronique Martin, coéditrice du livre In Limbo . - Je suis la coéditrice du livre In Limbo, un recueil de témoignages de citoyens européens vivant en Grande-Bretagne et qui sont affectés par le Brexit. Je viens vous parler aujourd'hui du prix humain derrière les statistiques. Car le Brexit, c'est aussi et surtout un drame humain et même, dans certains cas, une véritable tragédie. Nous ne sommes pas une masse sans visage, comme voudraient le faire croire les tabloïds britanniques ; nous sommes des individus en situation de détresse, car on nous menace de tout perdre - sécurité, emploi, maison et même famille -, alors même qu'on nous a retiré le pouvoir de nous défendre. En effet, nous n'avons pas eu le droit de voter au référendum et nous ne pouvons rien faire quand le Gouvernement menace de nous retirer nos droits rétrospectivement et même de nous expulser en nous séparant de nos familles, s'il décide soudain que nous sommes illégaux. Le drame humain du Brexit nous affecte tous, mais je n'ai le temps de vous parler ici que de quelques cas emblématiques. Ainsi, de nombreuses personnes âgées se sentent menacées parce qu'elles ne contribuent plus directement à l'économie et craignent d'être expulsées, comme cela est arrivé aux citoyens britanniques de la génération Windrush ; un scandale très récent dont vous avez dû entendre parler. Les gens comme moi, mariés à des Britanniques depuis des années ou des décennies, ont appris que leurs années de vie en couple ne comptent pour rien et craignent de faire partie, après le Brexit, des 15 000 familles séparées par Theresa May depuis 2012, ces familles déchirées qu'on appelle les « Skype Families ». Tous ceux et celles qui ont perdu leur emploi à cause du Brexit et ne peuvent pas en trouver un autre à cause de la préférence nationale, favorisée par la rhétorique du gouvernement et des tabloïds, se retrouvent dans des situations extrêmement précaires. Tous ceux et celles enfin qui sont affectés par la xénophobie vivent dans la peur et souffrent mentalement et physiquement.

Murielle a dû quitter sa vie en Grande-Bretagne après huit ans, en laissant, la mort dans l'âme, sa fille et sa petite-fille ; incapable de trouver un emploi à cause de sa nationalité, vivant dans l'incertitude de pouvoir continuer à toucher des allocations-chômage et écrasée par la xénophobie rencontrée au quotidien à cause de son accent français. Comme elle n'avait plus de famille en France, elle a dû tout recommencer de zéro.

Marianne, mère de quatre jeunes enfants et divorcée, qui, pour les mêmes raisons que Murielle, ne peut pas trouver d'emploi, craint elle aussi de perdre ses allocations, suite à des menaces en ce sens. Elle ne peut quitter la Grande-Bretagne, sous peine de perdre ses enfants. Sa situation n'est déjà pas facile, mais le Brexit l'a rendue tragique.

Nathalie, mère de trois enfants et de santé fragile, et son mari britannique, ont été obligés de vendre leur maison en Angleterre, car elle craignait de se retrouver sans accès à la médecine anglaise et ne voulait pas que ses enfants grandissent dans une atmosphère toxique de xénophobie. Elle est partie en France avec ses deux plus jeunes enfants et a dû laisser son mari, qui travaille en Angleterre, et son fils aîné. Pour elle, repartir en France, même si elle aime son pays natal, ce n'est pas rentrer chez elle, mais s'exiler de sa famille.

La xénophobie est en plein essor depuis le référendum ; le mois dernier, des jeunes du Lycée français de Londres se sont fait insulter dans le bus par des lycéens anglais, parce qu'ils parlaient français et que le Brexit signifiait qu'ils n'étaient plus les bienvenus. Lorsqu'ils sont descendus du bus pour éviter leurs agresseurs, ces derniers les ont suivis pour les attaquer physiquement.

Une de mes amies, Virginie, s'est fait insulter et attaquer dans un train bondé il y a quelques semaines avec son jeune fils métis de onze ans. Ses attaquants étaient quatre Anglais dans la cinquantaine, qui les ont menacés avec des propos xénophobes et racistes. Ils ont eux aussi mentionné le Brexit comme justification de leur attitude. Une autre Française, Caroline, qui a travaillé dans la même entreprise depuis des années, s'est fait récemment convoquer par son patron qui lui a demandé de changer son accent français au motif qu'il ne faisait pas professionnel. Pour couronner le tout, son petit garçon est rentré en larmes de l'école quelques jours après, parce qu'il était maltraité à cause de sa nationalité française.

Nombreux sont les enfants traumatisés par le Brexit. Comme cette petite-fille de sept ans qui n'a demandé qu'une seule chose au Père Noël : pouvoir garder sa Maman européenne en Grande-Bretagne avec elle et son papa anglais. Nous entendons tous les jours des histoires analogues. Et je ne vous parle pas des attaques physiques graves qui sont, elles aussi, trop nombreuses. Je ne vous mentionne pas non plus les détentions d'Européens innocents dans des centres de rétention pour des périodes illimitées, ni des expulsions qui ont dramatiquement augmenté depuis le référendum. Nous n'avons aucune confiance dans ce Gouvernement. La détresse humaine suscitée par le sentiment d'être rejetés et trahis par notre pays d'adoption est extrêmement profonde. Nombreux sont les Européens qui souffrent de dépression et d'angoisse, au point de devoir prendre des congés maladie. Nous avons aussi enregistré quelques cas de suicide.

Le prix humain du Brexit est terrible. Nous, Français du Royaume-Uni, avons besoin de nous savoir soutenus par l'Europe et surtout par la France. Besoin d'être soutenus sur le terrain au niveau du Consulat ou de l'Ambassade et aussi, comme va l'expliquer Sylvie, lors de notre séjour en France. J'espère avoir pu vous sensibiliser à notre situation pénible et précaire. Merci de votre aide et de votre compréhension.

Mme Sylvie Jucobin, Association The 3 Million .- La Grande-Bretagne n'est plus le pays où il est possible d'élever mes enfants. J'ai été agressée verbalement par les parents d'élèves au motif que j'étais française, à Colchester, dans l'Essex, alors que j'ai longtemps participé aux activités scolaires et que notre famille y était intégrée. Depuis ces quatre derniers mois, où je suis retournée vivre en France avec l'un de mes deux enfants, ma famille est déchirée entre la France et l'Angleterre.

M. Olivier Cadic. - Je vous remercie d'avoir organisé cette audition. Je suis élu des Français du Royaume-Uni et ces témoignages sont hélas quotidiens. Ce mouvement citoyen a été créé à la suite d'une conférence que j'avais organisée à Bristol. Pour le moment, nulle réponse n'est parvenue au questionnaire, alors que se renforcent les comportements inacceptables. Ne nous berçons plus d'illusions, malgré les déclarations d'intention du dernier Conseil européen ! Il nous faudra évoquer cette détresse avec Michel Barnier, lors de sa prochaine audition. Notre groupe de suivi a un rôle à jouer vis-à-vis de l'Union européenne. La Constitution irlandaise prévoit l'organisation d'un double référendum, si l'Ulster devait rejoindre la République d'Irlande. D'ailleurs, à Dublin, les milices militaires se reconstituent, les frontières seront réinstaurées en cas de « Hard Brexit » ! Merci d'avoir évoqué le prix humain du retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne. Néanmoins, un article récent du Telegraph fait état d'une budgétisation de l'organisation des prochaines élections européennes !

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Votre initiative est essentielle et mon expérience, tant de sénatrice que de représentante des Français de l'Étranger, est ancrée en Grande-Bretagne. Notre groupe de suivi s'est rendu à Westminster. Vous avez été auditionnés au Parlement européen, mais l'avez-vous été par le Parlement britannique ?

Mme Anne-Laure Donskoy . - Nous l'avons été à maintes reprises depuis janvier 2017. La semaine prochaine, je devrais être auditionnée à nouveau par le comité pour les affaires européennes de la Chambre des Communes, ainsi que par la Chambre des Lords. En fait, nous demandons à être entendus dès que possible par la Représentation britannique.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Quels sont vos liens avec les associations de ressortissants britanniques en Europe ?

Mme Anne-Laure Donskoy. - Toutes nos notes techniques ont été rédigées ensemble ; nos soucis étant communs. Notre collaboration est organique et automatique.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - C'est une question qui intéresse l'Europe tout entière !

Mme Anne-Laure Donskoy. - À chaque fois que nous nous rendons à Bruxelles, nous rencontrons les différentes représentations permanentes. Certains pays ont plus naturellement accueilli ce genre de requête que d'autres. L'association « British in Europe » rassemble, quant à elle, des juristes, alors que nous sommes des citoyens ordinaires pris dans cette tourmente.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Les Britanniques me semblent pourtant tolérants. Les cas de xénophobie sont-ils si fréquents ?

Mme Véronique Martin. - Le changement de rhétorique du Gouvernement de Theresa May donne libre cours aux préjugés qui préexistaient dans la société britannique. Bien qu'anglophiles, nous constatons l'accroissement du nombre des intransigeances à l'endroit des étrangers. La Grande-Bretagne a manifestement changé !

Mme Sylvie Jucobin. - Dans mon village britannique, j'ai pu constater le silence de la majorité de la population face aux agressions racistes dont j'étais victime. Ma fille n'était plus invitée aux anniversaires de ses camarades !

M. Ronan Le Gleut. - Je tiens à saluer notre collègue Olivier Cadic pour son initiative. Vos témoignages sont poignants. Le Royaume-Uni vous semble-t-il pouvoir faire marche arrière et remettre en cause le Brexit ?

M. Jean Bizet, président. - Quand bien même cette remise en cause interviendrait, le mal est-il fait à vos yeux ?

Mme Véronique Martin. - Certains Anglais se battent contre cette xénophobie ambiante avec détermination. Ils proposent ainsi d'organiser un référendum sur les propositions de Theresa May, une fois le Brexit acté.

M. Jean Bizet, président. - Avez-vous le sentiment que ce message est reçu par la population ?

Mme Sylvie Jucobin. - Il nous est impossible, pour des raisons matérielles, de demeurer au Royaume-Uni. Notre amour pour la Grande-Bretagne, où nous avions décidé de nous installer, se heurte à une hostilité croissante.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Quel a été l'accueil de votre questionnaire auprès des négociateurs du Brexit ?

Mme Anne-Laure Donskoy. - Nous rencontrerons ces négociateurs la semaine prochaine. Cependant, la Commission européenne nous a indiqué que ces questions concernaient, au premier chef, Westminster.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Les Anglais rêvent de la division des 27 et d'avoir face à eux un négociateur non soutenu par les autres États européens. Le Gouvernement français ne peut vous aider sur les points précis que vous avez soulevés, à l'inverse du négociateur, seule instance capable de relayer efficacement vos préoccupations.

Mme Anne-Laure Donskoy. - Mais en tant que ressortissante française, je souhaite que le Gouvernement français demande des clarifications à Westminster !

M. Ladislas Poniatowski, président. - Ne vous trompez pas de combat !

Mme Sylvie Jucobin. - Organiser un retour en France, c'est se heurter à de nombreuses difficultés. Il est d'ailleurs possible que des milliers de Français y soient contraints de façon précipitée !

M. Jean Bizet, président. - C'est la première fois que nous appréhendons le drame humain du Brexit. Nous recevrons Michel Barnier le 5 juillet prochain et lui soumettrons cette problématique. Nous en étions restés au côté fair play de la vieille Angleterre. C'est, à nos yeux, une découverte.

Mme Anne-Laure Donskoy. - C'est un drame existentiel qui se déroule devant nous qui sommes des objets de marchandage. Comme chercheur, je participe au projet Euro-children et Euro-families, qui étudie les réactions des individus face au Brexit. Une profonde tristesse émane des membres de notre association qui sont autant d'enfants du projet européen, dont certains, comme ma collègue Véronique Martin, sont issus d'Erasmus, ayant décidé de faire leur vie au Royaume-Uni. Certaines personnes, qui vivent sur la frontière entre l'Ulster et la République d'Irlande éprouvent également une crainte réelle quant à l'évolution de la situation, susceptible d'aboutir à la résurgence des troubles passés. Les milices, qui n'ont jamais disparu, reprennent de l'activité. Les personnes ordinaires ne savent pas si elles pourront y demeurer.

Mme Véronique Martin. - Le dernier chapitre de notre ouvrage « In limbo » contient néanmoins un message d'espoir. En Irlande du Nord, aucune xénophobie n'a été constatée. Les Irlandais du Nord, qui sont majoritairement en faveur du maintien dans l'Union, savent que la paix est, pour partie, la conséquence du processus européen.

Mme Sylvie Jucobin. - Certains nord-irlandais ont fait le choix d'un passeport irlandais, afin de pouvoir demeurer européens.

M. Olivier Cadic. - Les membres de « British in Europe » observent une même attitude. Il y a là un effet miroir avec les témoignages que l'on a pu recueillir. Suite au Brexit, la réunification de l'Irlande va peut-être s'opérer pacifiquement !

Mme Véronique Martin. - Toutefois, la minorité du Democratic Unionist Party (DUP), qui soutient le gouvernement de Theresa May, va peut-être poser problème dans ce processus.

M. Jean Bizet, président. - La xénophobie, qui s'est d'abord cristallisée sur les Polonais, ne retombe-t-elle pas, en définitive, sur l'ensemble des Européens ?

Mme Véronique Martin. - En effet, deux Polonais ont violemment été agressés suite au Brexit. Dans ma ville de Bath, un étudiant italien a été agressé, alors qu'il téléphonait à sa mère. Comme lui, nombreuses sont les personnes agressées, pour ces motifs, qui n'osent se plaindre. Lorsque mon amie Virginie et son enfant ont été agressés par quatre individus, seule une jeune Britannique s'est portée auprès d'elle. La police ne s'est guère montrée réconfortante et ce n'est qu'à la suite de la mobilisation des associations de lutte contre le racisme, relayée par les réseaux sociaux, que les auteurs de son agression ont été interpellés.

M. Ladislas Poniatowski, président. - Que font vos collègues qui représentent les autres nationalités concernées ?

Mme Anne-Laure Donskoy. - Nous représentons les ressortissants de l'ensemble des États membres et tentons d'informer les gouvernements concernés sur notre situation. Si l'expérience de notre collègue Virginie a été évoquée dans The Guardian, d'autres ne le sont pas. Certaines personnes du troisième âge, après des décennies de présence, sont également menacées d'expulsion ! Nos questions sont désormais au nombre de 170 et il est essentiel de déterminer, à ce stade, un cadre juridique pour couvrir l'ensemble des personnes. Enfin, l'échec des négociations du Brexit représenterait une catastrophe pour les 90 % des ressortissants potentiellement sujets à expulsion.

M. Jean Bizet, président. - La Grande-Bretagne serait alors considérée comme un pays tiers. Je tiens à vous remercier de votre témoignage surprenant, tant la gravité du drame humain entraîné par le Brexit ne m'était jusque-là apparue avec une telle acuité. Notre ambassadeur est-il informé de la situation ?

Mme Anne-Laure Donskoy. - Nous l'avons interpellé lors de son déplacement à Bristol, la semaine dernière. Il nous a également exprimé ses craintes quant aux conséquences de l'échec des négociations.

Mme Sylvie Jucobin. - Je suis revenue en France avant le Brexit, ce qui fait de moi une privilégiée ! En matière de sécurité sociale, je suis en mesure de payer mes soins, dans l'attente de la délivrance d'une carte vitale. Tout ce processus administratif rend le retour en France plus qu'hasardeux ! Qu'adviendra-t-il en cas de retour précipité de milliers de personnes ?

M. Olivier Cadic. - Au début des Années 60, notre pays a été en mesure d'accorder une aide ponctuelle à ses rapatriés, ce qui constitue un précédent. Aussi, je souhaite que notre groupe de suivi émette le voeu d'une aide au retour en masse de nos ressortissants, si celui-ci venait à se produire.

Mme Anne-Laure Donskoy. - L'Assemblée nationale a émis exactement la même suggestion. Nombreux sont ceux parmi nous qui n'ont plus de points de chute !

Mme Sylvie Jucobin. - Il est en effet difficile de louer un logement lorsqu'on arrive de l'étranger.

M. Jean Bizet, président. - Je vous remercie, Mesdames, de vos interventions. Nous ne manquerons pas d'évoquer cette problématique du retour dans le cadre de nos échanges sur le Brexit.

La réunion est levée à 17 h 15.

Mercredi 27 juin 2018

Présidence de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

La réunion est ouverte à 15h10

11. Audition S. Exc. Lord Edward Llewellyn, ambassadeur du Royaume-Uni en France (mercredi 27 juin 2018)

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires étrangères . - Merci, Monsieur l'ambassadeur, d'avoir répondu à l'invitation de notre groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne. Nous sommes très heureux d'échanger avec vous à l'approche d'échéances cruciales. Début juillet, nous nous rendrons à Dublin, Belfast et Londres pour évoquer la question irlandaise et, au-delà, évaluer l'état d'esprit de nos interlocuteurs. Votre audition nous permet de préparer au mieux ce déplacement.

Nous ne vous cacherons pas notre scepticisme croissant par rapport à un processus laborieux. Nous constatons chaque jour davantage les divisions de la société britannique, y compris au sein du gouvernement de Mme May. Nous recueillons les témoignages d'entreprises très inquiètes d'un possible fiasco économique, qui aurait des conséquences désastreuses pour la population. Nous voyons se cristalliser deux cas de figure, avec ou sans accord de libre-échange. Cette inquiétude est collective. Récemment, les ressortissants européens résidant parfois depuis longtemps au Royaume-Uni nous ont fait part de leur profonde inquiétude.

La question irlandaise est cruciale, et conditionne tout accord de retrait. Mais nous sommes sceptiques devant la proposition de Mme May, qui prolongerait d'un an l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union douanière pour éviter le retour de frontières physiques.

En vue de nos relations futures, nous serons vigilants pour garantir l'intégrité du marché unique, qui n'est pas un libre-service. Un accord de retrait pourra-il être conclu en dépit des difficultés actuelles ? Comment pourra être réglée la question irlandaise ? Je ne comprends pas très bien les propositions actuelles, sauf à imaginer une frontière maritime - et donc l'unification de l'Irlande, ce qui ne fait pas partie des projets de Mme May. Quel sera l'avenir des ressortissants européens au Royaume-Uni ? Nous avons eu des témoignages poignants. Selon vous, quel sera le cadre de nos relations futures ?

Pouvez-vous nous en dire plus sur le vote de la Chambre des Communes qui permettrait au Speaker de la Chambre de reprendre la main en décidant si la motion d'acceptation de l'accord final proposé par le Gouvernement pourra être amendée ou non par le Parlement.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées . - Monsieur l'ambassadeur, merci de votre venue. Notre perplexité est grande sur l'état d'avancement des négociations. Une large partie des parlementaires britanniques s'est opposée au Brexit ; certains finissent par nous persuader que le Brexit n'arrivera pas à son terme et qu'une situation de transition pourrait perdurer. Quelle est votre analyse ?

Sur la défense, nous venons d'adopter un projet de loi de programmation militaire en France accordant 295 milliards d'euros sur cinq ans pour remettre à niveau notre modèle d'armée et ses capacités opérationnelles. Nous avons obtenu du Royaume-Uni des réaffirmations successives de son engagement de participer au dispositif de sécurité européenne. Le Royaume-Uni a participé aux frappes en Syrie. Il a la seule armée en Europe - avec l'armée française - capable de le faire. Après l'attaque de Salisbury, nos stratégies ont été convergentes. Le somment de Sandhurst a acté la poursuite des accords de Lancaster House. Nous avons des armées comparables quant à leur capacité de projection et de réaction, mais l'opinion britannique n'est-elle pas tentée d'être non interventionniste ?

Au lendemain du Brexit, un traité serait peut-être nécessaire sur la sécurité et la coopération militaire. Par rapport aux avancées entre l'Allemagne et la France pour concevoir du matériel militaire commun, quelle place tiendra le Royaume-Uni ? La France se tourne aujourd'hui vers l'Allemagne pour le système de combat aérien futur (SCAF). Quelle devrait être dans ce contexte la coopération avec le Royaume-Uni ? Nous attendons votre éclairage sur ces sujets.

M. Jean Bizet, président . - Nous sommes dans le plus grand fog !

M. Edward Llewellyn, ambassadeur du Royaume-Uni en France . - Il fait très beau et il n'y en a pas aujourd'hui, ni à Londres ni à Paris ! Merci de votre invitation. J'ai peine à le croire, mais cela fait déjà 18 mois que nous ne nous sommes pas rencontrés -- hormis individuellement, notamment il y a deux semaines, le lendemain du 74e anniversaire du Débarquement pour des exercices amphibies...

M. Christian Cambon, président . - ... qui furent magnifiques !

M. Edward Llewellyn, ambassadeur du Royaume-Uni en France . - De nombreux événements sont survenus depuis en France et au Royaume-Uni. Nous avons déclenché les négociations sur le Brexit il y a presque un an. Malgré les commentaires et la complexité du sujet, nous avons fait de bons progrès durant une période relativement courte.

En décembre dernier, nous nous sommes accordés sur les points principaux de la première phase. Lors de ma dernière venue, durant les négociations, la facture de la sortie du Royaume-Uni était considérée comme un défi majeur, de même les principes selon lesquels sera gérée la frontière avec la République d'Irlande et la gestion des ressortissants de chaque côté de la Manche - un million de Britanniques et 4 millions de ressortissants de l'Union européenne vivant au Royaume-Uni. En décembre, nous avons trouvé un accord sur la plupart de ces points. En novembre, certains estimaient que le sujet de la facture serait impossible à régler. La solution a été trouvée deux semaines après. La négociation était difficile et inédite : un pays n'a jamais quitté l'Union européenne. Mais avec de la bonne volonté et des négociateurs habiles des deux côtés, nous avons réussi. De même, nous voulons maintenir la fluidité de la circulation en Irlande - cette préoccupation existe depuis presque un siècle, et est bien plus ancienne que notre adhésion à l'Union européenne.

Nous avons trouvé un accord sur les ressortissants. En mars, nous nous sommes accordés sur une période de mise en oeuvre jusque fin 2020. Il est important que nos entreprises et nos concitoyens, des deux côtés de la Manche, aient l'assurance de ne pas devoir changer deux fois de système. Nous nous focalisons sur l'avenir, et souhaitons obtenir un accord qui régira les relations entre le Royaume-Uni et ses partenaires européens, si possible pour des décennies, sur trois piliers : économique et commercial, sécuritaire, et sur des programmes trans-sectoriels - sur l'éducation, la science, la recherche - auxquels le Royaume-Uni est prêt à continuer à participer, y compris financièrement. Il est très important de sauvegarder autant que possible ces liens.

Être membre de l'Union européenne diffère évidemment de ne plus être membre de l'Union. On m'avait dit au début du mandat que je voulais « le beurre, l'argent du beurre et le sourire de la crémière ». Ce n'est pas le cas. Nous avons entendu ce que nos partenaires nous disent : ils veulent préserver leurs quatre sacro-saintes libertés, l'intégrité du marché unique et l'autonomie de l'Union européenne. De notre côté, nous devons respecter nos électeurs qui ont voté en faveur de la sortie de l'Union. Nous devons dire à nos électeurs que nous sommes en mesure de légiférer nous-mêmes et que les lois britanniques seront jugées par nos tribunaux et non la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Nous devons aussi pouvoir dire qui peut et qui ne peut pas venir au Royaume-Uni - même si nous resterons une économie très ouverte.

Enfin, si nous sommes prêts à payer pour participer aux programmes spécifiques de l'Union européenne, nous ne sommes pas prêts à débourser des sommes très importantes. Nous souhaitons un futur partenariat économique inédit : le Royaume-Uni ne sera pas n'importe quel pays tiers, mais votre plus proche voisin, et le marché le plus important à l'extérieur de l'Union européenne. Nous resterons un pays majeur pour la défense et la sécurité, comme vous venez de le rappeler. Il est important que ce futur partenariat économique soit unique, comme chaque accord de libre-échange - j'ai travaillé à la Commission européenne durant trois ans. Celui que la Commission a négocié avec le Canada diffère de celui avec le Japon, car il inclut par exemple la pêche. Nous souhaitons un accord ambitieux, qui maintienne au maximum la fluidité de notre commerce, même si cela ne sera pas comme avant.

Dans le domaine de la sécurité, notre objectif est clair : nous voulons maintenir autant que possible le même niveau de coopération qu'actuellement pour la lutte contre le terrorisme ou contre le crime organisé. Nous avons un niveau important de relations bilatérales avec la France, mais avons aussi des relations importantes avec l'Union, notamment pour le mandat d'arrêt européen, ou des bases de données comme le système européen d'information sur les casiers judiciaires (ECRIS) : tout cela protège nos concitoyens. Si le Royaume-Uni exclut de participer à certaines opérations, alors qu'il y contribuait fortement auparavant, et qu'un attentat était perpétré et non prévu à cause de cela, nous ne pourrions jamais l'expliquer à nos concitoyens. Mettons le pragmatisme avant « l'idéologie ». Mais nous sommes inquiets de l'approche de Bruxelles sur ce sujet.

Sur les programmes trans-sectoriels, nous souhaitons trouver des moyens pour que le Royaume-Uni continue autant que possible à travailler sur ces programmes, et nous sommes prêts à payer pour cela si nécessaire. Nous sommes prêts, si vous en êtes d'accord, de continuer à participer à l'agence européenne - certes, cela a à voir avec le rôle, limité dans ce domaine, de la CJUE.

L'accord de décembre répond à de nombreuses interrogations sur les droits de nos concitoyens. Leur inquiétude principale, c'est « serais-je capable de rester et de mener ma vie soit au Royaume-Uni, soit ailleurs en Europe, comme avant » ? L'accord de décembre le permet. Certes, des questions restent en suspens, en cas de nouvelle installation dans un autre pays de l'union, ou le droit de vote. Nos citoyens - comme les vôtres - s'inquiètent fortement du système qui sera mis en place par le gouvernement du pays où ils vivent pour qu'ils aient le droit de rester. De notre côté, nous voulons un système léger et simple. Nous avons annoncé la semaine dernière le lancement d'un tel système, en ligne, disponible par une application téléchargeable, qui prend en compte uniquement trois critères : l'identité, le casier judiciaire, l'installation actuelle au Royaume-Uni. Dans la majorité des cas, la réponse est fournie dans les deux semaines. Cela coûte 65 livres par adulte, 35 par enfant. Si la personne est déjà installée et a sa résidence permanente au Royaume-Uni, la procédure est gratuite.

J'ai assisté à une réunion avec Jean-Pierre Jouyet et Olivier Cadic avec des ressortissants français. Je sais à quel point ils sont inquiets, et j'espère que nous répondons à leurs inquiétudes. J'espère que le ministère de l'intérieur français fera la même chose. Hier, je participais à une réunion à Nîmes avec une centaine de ressortissants britanniques qui avaient les mêmes interrogations.

Tout le monde comprend que les négociations sont difficiles et complexes, mais nous souhaitons qu'en sortant de l'Union européenne, nous restions un partenaire européen, un allié, un ami et surtout avec la France, pour des raisons évidentes. Avec de la bonne volonté, de l'imagination, de la créativité, et entre amis, nous espérons que cela soit possible.

M. Christian Cambon, président . - Merci de ces précisions importantes. Nous sommes troublés par les mouvements au sein du Parlement, les parlementaires britanniques nous affirmant qu'ils sont opposés au Brexit. Quel est l'état actuel de l'opinion publique au Royaume-Uni ?

M. Edward Llewellyn . - Vous avez vu mon homologue Jean-Pierre Jouyet il y a quelques semaines, je suppose que vous lui avez posé la même question. !

Il y a un débat qui perdure sur l'avenir de l'Europe et le rôle du Royaume-Uni. C'est paradoxal que le débat soit plus énergique et passionné dans les pays qui vont rester dans l'Union européenne que dans le pays qui souhaite sortir de l'Union européenne ! Selon les sondages au Royaume-Uni, il n'est pas évident que l'opinion publique ait changé d'avis, au contraire. Ce référendum, comme le sujet de l'Europe, a été très clivant au sein de la vie politique britannique.

Le Royaume-Uni connaît l'inverse de ce qui s'est passé en France. Lors des élections législatives l'année dernière, les deux partis majeurs du Royaume-Uni ont récupéré à eux seuls 83% des voix. Ils ont tous les deux affirmé qu'ils respecteraient le résultat du référendum. Tenez compte de ce contexte important, même si les modalités de mise en oeuvre du référendum continuent de faire débat entre les partis politiques.

M. Olivier Cadic . - Merci de votre présentation et pour votre écoute attentive. Merci d'avoir fait recevoir l'association « The Three Million » pour qu'ils puissent échanger avec vous.

Il faut partir de la réalité quotidienne de chacun. Un vote populaire a amené à ce résultat et à ces conséquences. Lors de nos auditions, une maman de trois enfants nés au Royaume-Uni a raconté s'être fait traiter de vermine, d'étrangère, à l'école, et personne n'a réagi. Ses enfants ont refusé de rester en Angleterre, elle a déménagé, et la France ne semblait pas si pressée de l'accueillir. Les relations s'étaient améliorées un peu après le vote, et cela se tend à nouveau. C'est plus difficile de trouver un emploi ou un logement. Samedi dernier, une grande manifestation a eu lieu près de Westminster. Je n'ai jamais vu flotter autant de drapeaux européens à cet endroit !

Votre application est pour l'instant disponible sur Googlephone, mais pas encore sur iPhone. L'annonce ne correspond pas immédiatement à la réalité, ce n'est pas si simple...

J'appartiens à la génération venue au Royaume-Uni avec Eurostar. Depuis 25 ans, le Royaume-Uni s'est construit avec de nombreux Européens, et nos économies sont intimement imbriquées. Comment sortir le Royaume-Uni du marché de l'Union européenne ? Quand je suis arrivé, j'avais les avantages du Royaume-Uni, mais au sein de l'Union européenne. Les industriels automobiles qui attendaient auparavant deux minutes à la frontière feront face à 28 kilomètres de bouchons. Le Kent passerait ainsi de jardin de l'Angleterre à parking de l'Angleterre...

Quand disposerons-nous d'une évaluation de l'impact économique du Brexit ? Je croyais que le Royaume-Uni était un pays plus pragmatique que dogmatique : par pragmatisme, est-il prêt à consulter de nouveau les Britanniques ?

S'y ajoute la question irlandaise : les Britanniques vont-ils consulter l'Irlande du Nord par référendum, pour savoir si elle préfère ou non rester dans l'Union européenne ?

M. Ladislas Poniatowski . - Vous nous assurez que le Brexit aura bien lieu. Mais, qu'il y ait un accord ou non, le temps ne va pas s'arrêter. En particulier, la vie économique va continuer : le volet commercial du futur accord est donc d'une importance primordiale.

Qu'il y ait accord ou non, le Royaume-Uni ne pourra pas se porter candidat pour la quatrième et dernière partie du programme Galileo : ce dernier est réservé aux entreprises européennes, en vertu d'une clause que le Royaume-Uni a, en son temps, vivement défendue. Voilà qui revient à faire un beau cadeau à la France.

Airbus, de son côté, fait travailler 15 000 salariés outre-Manche, répartis sur vingt-cinq sites. L'entreprise représente même 100 000 emplois indirects au Royaume-Uni. Or elle a laissé entendre qu'elle ne pourrait pas y rester. Il ne s'agit pas d'un chantage politique, mais de l'application de clauses techniques revenant à privilégier les Européens, clauses que vous avez toujours défendues quand vous étiez dans l'Union européenne. En vertu de ces dispositions, le Royaume-Uni ne pourra plus être compétitif dans ces domaines de haute technologie.

Bref, les règles que le Royaume-Uni a ardemment défendues vont se retourner contre lui. À ce titre, je ne suis pas sûr que l'opinion britannique connaisse toute la vérité.

M. Richard Yung . - Le pilier commercial de l'accord nous intéresse au plus haut point, et pour cause, la France souhaite continuer à exporter vers le Royaume-Uni.

Les entreprises exportatrices françaises ont déjà perdu 4 milliards d'euros à l'exportation du fait du Brexit. L'industrie automobile est notamment touchée. Comment voyez-vous, à l'avenir, ces relations commerciales ?

L'Union européenne dispose d'un tarif extérieur commun. Allez-vous vous aligner sur ce tarif et sur l'ensemble des réglementations non fiscales qui vont de pair ? Allez-vous inscrire ces dispositions dans la législation britannique ? À défaut, les divergences vous infligeront des difficultés considérables.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam . - Il me semble que les Britanniques sont moins inquiets qu'il n'y paraît à l'extérieur du Royaume-Uni. La situation économique du pays n'est pas si mauvaise ; en particulier, le chômage est plus faible que dans les autres États européens, notamment en France.

Le directeur de Chatham House, institution dont j'ai été membre pendant des années, m'assure que, désormais, les Britanniques ont réellement envie que le Brexit ait lieu, ce qui m'a beaucoup étonnée. Vous êtes un très fin observateur du système britannique : selon vous, reste-t-il un espoir que le Brexit n'ait pas lieu ?

Enfin, la question de l'Irlande du Nord est essentielle. Je connais bien ce territoire, et je n'ai pas envie de revoir ce que j'ai vu à Belfast à la fin des années quatre-vingt.

M. Jean Bizet, président . - En ce moment même, le Sénat débat, en séance publique, des états généraux de l'alimentation. La France a l'art de complexifier et d'alourdir les normes phytosanitaires. Ainsi, le Président de la République a décidé que le glyphosate serait interdit dans trois ans, alors que l'Union nous permet de l'utiliser pendant encore cinq ans.

Le 29 mars 2019, le Royaume-Uni quittera l'Union européenne, et vos produits, qui, auparavant, étaient considérés comme tout à fait sains, cesseront d'être jugés tels ! Il faudra donc revoir tout un ensemble de règlements. J'ai bien peur que nous ne soyons à la veille d'un suicide économique collectif.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam . - Absolument.

M. Edward Llewellyn . - Quel gala de questions ! (Sourires.)

Monsieur Cadic, pour ce qui concerne les enfants des autres États de l'Union présents au Royaume-Uni, nous sommes on ne peut plus clairs : le Royaume-Uni doit rester ouvert au monde entier. En arrivant à Londres, on est frappé par une énergie unique, liée au fait qu'il s'agit d'une des villes les plus cosmopolites qui soient : il faut préserver cette force. Les cas que vous citez sont évidemment inacceptables, et notre gouvernement ne les tolèrera en aucune façon.

De plus, afin de faciliter les démarches des ressortissants étrangers, nous avons créé, avec les consulats présents sur notre territoire, un point de contact unique.

Un second référendum n'est pas à l'ordre du jour. Le Parlement a autorisé le déclenchement des négociations pour le Brexit, et les principaux partis politiques ont déclaré qu'ils respecteraient les résultats du référendum de 2016.

Madame Garriaud-Maylam, je vous le confirme, nombreux sont ceux qui, au Royaume-Uni, estiment désormais qu'il faut mettre en oeuvre le Brexit.

Certes, en matière économique, le Brexit n'a pas encore produit ses effets. Mais il faut également souligner que l'économie britannique fonctionne bien : le taux de chômage a encore baissé outre-Manche, pour s'établir à 4,2 %, soit son plus bas niveau depuis quarante ans. De plus, deux ans après le référendum relatif au Brexit, le Royaume-Uni reste le premier pays destinataire d'investissements en Europe, notamment pour ce qui concerne la haute technologie.

Monsieur Poniatowski, vous m'interrogez au sujet d'Airbus. Les propos que vous citez correspondent à l'hypothèse où aucun accord ne serait conclu.

M. Ladislas Poniatowski . - Exactement.

M. Edward Llewellyn . - C'est précisément ce que nous voulons éviter : même s'il n'est pas facile à atteindre, un accord ira dans l'intérêt de tous - dans le cas contraire, les conséquences seraient dommageables, non seulement dans le Kent, mais aussi de l'autre côté de la Manche.

Galileo me conduit à aborder, en creux, une question plus générale, celle de la sécurité. Dans un courrier adressé à la fin de janvier dernier, la Commission européenne a suggéré que le Royaume-Uni pouvait désormais représenter une menace pour la sécurité européenne. L'opinion britannique l'a très mal pris : dois-je vous rappeler combien le Royaume-Uni a contribué à défendre la sécurité et la liberté du continent européen ?

Si le Royaume-Uni est exclu de Galileo, les conséquences seront pénibles pour l'ensemble de l'Europe. Le programme subira divers retards et des coûts additionnels. La couverture générale à travers le monde en pâtira également. Nous devrons créer notre propre système avec d'autres alliés.

M. Ladislas Poniatowski . - Un tel système coûterait une fortune...

M. Edward Llewellyn . - Certes, monsieur le sénateur, mais nous serions obligés de le déployer.

Néanmoins, tous ces effets négatifs sont parfaitement évitables.

Le Royaume-Uni a beaucoup contribué à de nombreux autres dispositifs de sécurité, et il doit continuer à y participer. Pour chaque personne arrêtée dans l'Union européenne sur la base d'un mandat d'arrêt émis par le Royaume-Uni, le Royaume-Uni arrête huit personnes sur la base d'un mandat d'arrêt émis par d'autres pays de l'Union.

Il faut absolument faire preuve de pragmatisme, et c'est maintenant qu'il faut agir. À cet égard, la France a un rôle essentiel à jouer.

Enfin, monsieur Bizet, les questions phytosanitaires ont effectivement toute leur importance. Les consommateurs britanniques n'accepteront jamais une réduction des standards en vigueur, et notre pays maintiendra un très haut niveau de normes. Cela étant, ce que nous cherchons dans cette négociation économique, c'est un équilibre entre les droits et les obligations. Nous ne saurions accepter toutes les contraintes exigées par nos partenaires.

M. Jean Bizet, président . - Par son vote du 20 juin dernier, la Chambre des communes a prévu le cas où un accord ne serait pas conclu. La plus vieille démocratie du monde est chargée de mettre en oeuvre la décision du peuple britannique. Mais est-il réellement impossible de prévoir un autre référendum ?

Les sommes avancées par divers cabinets spécialisés sont tout à fait atterrantes : s'il n'y avait pas d'accord, le coût serait de 70 milliards d'euros, contre 37 à 38 milliards d'euros en cas d'accord. En Russie, ou de l'autre côté de l'Atlantique, on ne pouvait pas rêver mieux pour ce qui concerne l'évolution de l'Union européenne.

M. Edward Llewellyn . - Je sais combien le résultat du référendum a déçu les Français. Mais vous êtes, comme nous, des démocrates.

L'accord que nous souhaitons négocier doit être soumis au Parlement britannique. Nous espérons que le vote aura lieu à la fin de l'année 2018.

Après de longs débats, la loi autorisant le Brexit a finalement été adoptée. C'est peut-être l'un des textes législatifs les plus importants, outre-Manche, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Désormais, il est très peu probable que le gouvernement britannique présente au Parlement un accord dont il ne serait pas assuré d'obtenir l'adoption.

La question d'un second référendum sera débattue avec le Speaker, en vertu de nos procédures parlementaires.

Enfin, je tiens à le souligner, nous sommes très heureux du rôle majeur que la France a joué à nos côtés en Syrie. Comme vous, nous sommes en train de renouveler nos forces armées. Nous disposons d'un nouveau porte-avion, qui, avec le précédent, sera en action pendant les cinquante années à venir. Nous venons de recevoir nos nouveaux avions F35 et nous nous préparons à jouer un rôle majeur, auprès de vous.

M. Jean Bizet, président . - Merci, monsieur l'ambassadeur, de toutes ces explications.

La réunion est levée à 16h20.

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