SECONDE PARTIE : UNE RECOMPOSITION DES LIENS ENTRE LES GÉNÉRATIONS DANS PLUSIEURS SPHÈRES DE LA VIE SOCIALE

Vos rapporteurs, souhaitant ne pas se focaliser uniquement sur les transferts économiques et matériels entre générations, ont étendu leur travail à ce qu'on pourrait appeler la dimension « symbolique » des relations intergénérationnelles. Ils ont cherché à identifier les transformations susceptibles de provoquer une mutation des rapports intergénérationnels dans diverses sphères de la vie sociale - qu'il s'agisse de la politique, du travail ou encore de la culture et de la transmission du savoir.

Une attention particulière a été portée à la façon dont se transforment les représentations que chaque génération se fait d'elle-même, de sa place et des liens qu'elle entretient avec les autres générations. En particulier, concernant les nouvelles générations, on s'est demandé comment elles appréhendaient la politique, le travail, l'éducation, la famille et quelles étaient leurs aspirations : les générations montantes sont-elles porteuses de manières de sentir, de penser et d'agir susceptibles de bousculer l'organisation et le fonctionnement actuels de la vie sociale ? Si oui, dans quel sens et comment la société peut-elle intégrer ces attentes nouvelles ?

Il ressort de ces travaux que l'on assiste effectivement, parmi les jeunes générations, à une reconfiguration assez profonde des rapports au travail, à la vie politique, ainsi qu'au savoir et à l'éducation. Le résultat est en revanche moins net pour ce qui concerne les représentations et les pratiques relatives à la consommation.

I. UNE RECONFIGURATION DU RAPPORT DES GÉNÉRATIONS À LA POLITIQUE

A. PARTICIPATION ÉLECTORALE : LE GRAND ÉCART ENTRE JEUNES ET SÉNIORS MET LA LÉGITIMITÉ DÉMOCRATIQUE SOUS TENSION

1. Effets de l'âge et de la génération sur la participation électorale : les principaux constats

La forte participation électorale des séniors est régulièrement soulignée à chaque élection, quelle que soit la nature de cette élection, tandis que le constat inverse est fait pour les jeunes : c'est parmi ces derniers que le taux abstention atteint son maximum. Ainsi, 30 % des moins de 35 ans ne se sont pas déplacés au moment du premier tour de l'élection présidentielle en 2017, contre seulement 16 % des 60-69 ans. De tels écarts sont en fait la norme : quel que soit le scrutin, on observe un taux d'abstention des jeunes supérieur de 10 points au taux d'abstention moyen.

Au-delà de ce premier constat général, largement connu, certains aspects de l'abstention des jeunes méritent d'être mis en évidence :

- On reste politiquement jeune de plus en plus longtemps . Selon Anne Muxel, un individu peut désormais être considéré comme jeune du point de vue de la participation électorale jusqu'à 40 ans 22 ( * ) . L'observation du profil de la participation en fonction de l'âge montre en effet un pic de participation entre 18 et 20 ans, qui coïncide avec l'accès à la majorité et au droit de vote, puis un « décrochage électoral » chez les 20-30 ans. La participation ne rattrape le taux moyen de participation que vers 40 ans. Cette prolongation de la jeunesse électorale est cohérente avec les grilles d'analyse sociologique classiques, qui opèrent un lien entre les conditions d'insertion socio-économiques et la participation politique. Fin des études, accès à un emploi stable, accès à un logement autonome, installation en couple et fondation d'une famille : tout cela intervient plus tardivement au cours de l'existence. Au fur et à mesure que la jeunesse s'allonge, les comportements électoraux typiques de la jeunesse tendent donc eux-aussi à se prolonger ;

- Si l'abstentionnisme des jeunes est un phénomène anciennement observé, il n'en possède pas moins un caractère surprenant. La forte hausse du niveau de formation des jeunes observée depuis la fin des années 1980 aurait en effet dû théoriquement entraîner une participation électorale plus importante, du moins si on se réfère aux grilles d'analyse sociologiques classiques que nous venons de mentionner. Le lien statistiquement très fort longtemps observé entre niveau d'éducation et participation politique tend donc à s'affaiblir . C'est un élément important pour la compréhension de la participation politique des jeunes. Ce sont des générations de jeunes plus éduquées que les précédentes qui se détournent aujourd'hui du système électoral ;

- Ce dernier point témoigne d' une transformation du sens de l'abstention : celle-ci correspond de plus en plus à un comportement électoral utilisé pour envoyer des messages politiques. Elle s'apparente donc à un acte d'expression démocratique critique. C'est une différence importante entre les jeunes et les séniors concernant leur rapport au vote. Pour les séniors, voter est avant tout un devoir. Chez les plus jeunes, le vote comme devoir cède la place à une revendication du vote comme droit - ce qui implique le droit de refuser de voter.

2. Des écarts intergénérationnels de participation qui pèsent sur la légitimité du système représentatif
a) La thèse du « pouvoir gris »

Certains observateurs s'appuient sur le constat du fort différentiel de participation électorale entre générations pour alerter sur un risque de « confiscation » ou de « verrouillage » de la démocratie par les plus âgés : le système représentatif surreprésenterait les séniors et favoriserait donc la prise en compte de leurs intérêts spécifiques dans les choix collectifs. Il serait ainsi le lieu d'un conflit masqué entre générations assurant la prédominance d'un silver power de plus en plus influent au fur et à mesure que le poids des seniors dans la population augmente.

Cette thèse d'un verrouillage de la vie démocratique par les plus âgés à leur propre profit n'a cependant jamais été mise en évidence de manière claire sur le plan empirique. Constater que les séniors « fabriquent » la représentation démocratique par leur influence électorale prédominante n'implique en effet pas pour autant qu'ils font preuve d'homogénéité dans leurs choix politiques ni que leur vote exprime des intérêts générationnels spécifiques - autrement dit qu'il existe un « vote de classe » d'âge des séniors.

Pour qu'on puisse présenter la vie politique comme un terrain d'affrontement ouvert, ou même simplement comme le lieu d'une lutte d'influence ou d'une concurrence entre des générations, il faudrait au moins qu'on puisse identifier des parties prenantes générationnelles qui cherchent à se confronter dans le jeu politique. Or, on constate que les campagnes électorales et le débat politique ne se sont jamais structurés, jusqu'à présent, en termes d'oppositions générationnelles d'intérêts ou de projets. Comme le souligne Brice Teinturier, « nous constatons un effet d'éviction plutôt qu'un effet d'imposition de cette problématique. En effet, chaque candidat à la présidentielle a soigneusement évité de construire cet affrontement. » 23 ( * )

D'ailleurs, les enquêtes électorales et les études politiques montrent que les électeurs ne pensent pas les choix politiques en termes d'oppositions générationnelles. Les séniors s'inquiètent de l'avenir du pays et des générations plus jeunes. Quant aux jeunes, si certains considèrent que la génération précédente est avantagée et qu'ils ne bénéficieront pas de la même retraite, cela n'entraîne pas pour autant de ressentiment à leur égard.

b) Demain des séniors abstentionnistes ?

L'étude des liens entre âge et participation soulève un autre enjeu politique, sans doute plus sensible pour l'avenir de la démocratie représentative. Il concerne le risque de voir la désaffection pour la vie politique gagner progressivement l'ensemble des classes d'âges, y compris les séniors, au fur et à mesure que les générations d'électeurs plus volatils vieilliront .

Comme l'a souligné Brice Teinturier devant la délégation à la prospective : « Nous constatons un désintérêt croissant des plus jeunes à l'égard (...) de la vie politique telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui et telles que les élections leur apparaissent, c'est-à-dire des moments ritualisés, mais vides de contenu, où un individu est choisi, mais sans espoir que la politique qu'il conduira puisse apporter des solutions . » 24 ( * )

Cette désaffection est la conséquence d'une triple crise. Crise de la représentation d'abord : aujourd'hui, les trois quarts des Français (et davantage chez les jeunes) estiment que leurs idées ne sont pas représentées. Crise de l'efficacité du politique également : la croyance en la capacité du politique à agir sur le réel diminue depuis le début des années 1990. C'est à la fois un effet des alternances (changer de dirigeants ne change rien à la situation) et du constat que la situation nationale est largement déterminée à l'international (par les institutions européennes, par les stratégies des firmes mondialisées, etc.). Crise de l'exemplarité enfin, qui sape la confiance dans les personnes détentrices du pouvoir.

Si cette crise perdure, on pourrait voir apparaître des séniors abstentionnistes au fur et à mesure que vieillissent ceux que Brice Teinturier appelle les « PRAFs » 25 ( * ) (ceux qui n'en ont plus rien à faire).


* 22 Délégation à la prospective du Sénat, Atelier de prospective, « L'avenir des relations entre les générations : démocratie, patrimoine, emploi », 7 juin 2018

* 23 Brice Teinturier, Délégation à la prospective du Sénat, Atelier de prospective, « L'avenir des relations entre les générations : démocratie, patrimoine, emploi », 7 juin 2018

* 24 Brice Teinturier, Atelier de prospective, « L'avenir des relations entre les générations : démocratie, patrimoine, emploi », 7 juin 2018

* 25 Brice Teinturier, Plus rien à faire, plus rien à foutre, Robert Laffont, 2017

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