CONCLUSION

La mission d'information de la commission des lois a développé ses investigations dans trois directions.

Nous avons d'abord enquêté sur la manière dont les dérapages constatés en marge des manifestations du 1 er mai 2018 ont été traités par l'Exécutif. De nombreuses anomalies ont pu être mises en évidence au fil de nos travaux : pas d'autorisation donnée à l'échelle appropriée pour l'intégration d'Alexandre Benalla et Vincent Crase en qualité d'observateurs au sein du dispositif de sécurité du 1 er mai 2018 ; pas d'encadrement de niveau suffisant de ces deux observateurs ; pas de déferrement à la Justice d'Alexandre Benalla et Vincent Crase ; symétriquement, pas d'interpellation immédiate et de déferrement des personnes sur lesquelles les intéressés avaient exercé des voies de fait, alors que ces personnes auraient jeté des projectiles sur les forces de l'ordre et qu'il a été procédé à de nombreuses interpellations pour des faits analogues le même jour ; pas de remontée des informations relatives aux agissements des deux intéressés par la voie hiérarchique au sein de la préfecture de police et du ministère de l'intérieur ; absence de saisine par le ministre de l'intérieur de l'inspection générale de la police nationale dès le mois de mai, alors même que des dysfonctionnements dans l'accueil des observateurs avaient été mis en évidence ; pas de licenciement pour faute d'Alexandre Benalla par la présidence de la République le 2 mai 2018 ; au contraire, une sanction administrative légère qui n'a été que partiellement appliquée.

Nous avons ensuite cherché à identifier avec précision le contenu réel de la fonction exercée par Alexandre Benalla à la présidence de la République. Cette fonction ne nous a été dévoilée que partiellement, progressivement et toujours approximativement, au prix de rétentions d'information que nous regrettons. Il en résulte le maintien d'un certain flou en dépit des efforts de la mission d'information. Il est cependant devenu hautement probable au fil des révélations entendues et des contradictions constatées que la fonction d'Alexandre Benalla comportait une forte dimension de sécurité, que celle-ci est apparue indissolublement liée à la mission de préparation et d'accompagnement des déplacements présidentiels, et qu'elle a comporté une action de protection rapprochée et une participation à la mise en oeuvre de la sécurité des sorties présidentielles qui, dans certains cas, semble avoir relevé d'une ingérence dans le fonctionnement des services qui en sont chargés. L'élément matériel le plus probant pour caractériser l'existence de cette mission de sécurité reste l'autorisation de port d'arme délivrée par le préfet de police à la suite de la demande expresse de l'Élysée, au prix d'une irrégularité.

Enfin, la mission s'est attachée à faire des recommandations, étant entendu que ces recommandations visent pour l'essentiel non à modifier en profondeur les règles de fonctionnement de l'État mais à rappeler des principes fondamentaux issus de notre tradition républicaine pour éviter que les dysfonctionnements constatés ne se reproduisent, que ce soit dans le cadre de la politique de sécurité ou dans d'autres domaines de l'action de l'État. Car il faut insister sur un point : il aurait suffi que les règles du fonctionnement normal de notre état de droit républicain soient respectées pour que les dysfonctionnements constatés soient évités.

Aux termes de six mois d'investigations, après avoir procédé à 34 auditions, entendu plus de 40 personnes et adressé une trentaine de demandes de compléments d'information à la présidence de la République ainsi qu'à plusieurs ministres et responsables d'administrations, la mission d'information de la commission des lois du Sénat est parvenue à des conclusions simples.

Alexandre Benalla a acquis la confiance d'Emmanuel Macron, ancien ministre puis candidat à la présidence de la République, en assumant la responsabilité de sa sécurité et de l'organisation des services d'ordre de sa campagne après sa démission du ministère de l'économie. Il aurait alors fait ses preuves et, dès l'installation du nouveau président, il a rejoint son cabinet pour y exercer des missions en rapport avec les compétences qu'il avait démontrées : pour résumer, sécurité et organisation des déplacements publics et privés du chef de l'État, en veillant à l'image du Président et, le cas échéant, de l'épouse de celui-ci.

La définition formelle de la fonction de l'intéressé à la présidence de la République, fournie à votre commission tardivement, ne recouvrait que partiellement la réalité ou n'a été qu'un point de départ. Se dégage la conviction qu'Alexandre Benalla, fort de la confiance du Président de la République et d'une expérience rapidement acquise, a très vite pris un certain ascendant sur les responsables opérationnels de la sécurité présidentielle et s'est imposé comme interlocuteur des autorités de sécurité publique placées sous la responsabilité du ministre de l'intérieur lors de la préparation et du déroulement des déplacements présidentiels.

Sans évincer les fonctionnaires civils et militaires en charge de la protection rapprochée du Président de la République, il apparaît qu'il a en outre assumé directement, au coeur du dispositif de sécurité, une action de protection rapprochée à l'épaule du Président de la République, s'ajoutant sans s'y substituer à la protection assurée par les membres du groupe de sécurité de la présidence de la République, mais pouvant aussi compliquer celle-ci en raison de la position physique qu'il occupait systématiquement à proximité du chef de l'État.

Seule la nature de la fonction réellement exercée par Alexandre Benalla paraît expliquer le permis de port d'arme obtenu du préfet de police, avec l'appui du directeur du cabinet du Président de la République, ainsi que les moyens qu'il a été décidé de lui attribuer (notamment un appartement à proximité du palais et une voiture de fonction dotée d'équipements de police) afin de lui permettre d'être constamment à la disposition du chef de l'État, à la différence de la totalité de ses prédécesseurs comme de ses propres collègues de niveau hiérarchique équivalent. Pour que ces éléments de statut n'aient été ni des privilèges ni des avantages, il fallait bien qu'ils fussent entièrement justifiés par les nécessités absolues de la fonction d'Alexandre Benalla, ce qui ne peut s'expliquer autrement que par les impératifs de la sécurité du Président de la République, de son épouse et des membres de leur famille qui peuvent évoluer jour après jour au gré des besoins des personnes protégées et exigeant donc une disponibilité permanente.

Il nous est ainsi apparu relativement aisé d'écarter la thèse selon laquelle Alexandre Benalla n'aurait rempli au cabinet du chef de l'État qu'une fonction de pure organisation administrative et logistique. L'aveu n'a toutefois jamais été officiellement fait qu'il exerçait une responsabilité de sécurité allant au-delà d'une simple « coordination » de la sécurité présidentielle, coordination présentée comme d'ordre technique et dépourvue de toute attribution d'autorité. La mission d'information a cependant établi l'existence de contradictions telles qu'il faudrait beaucoup de naïveté pour penser que la version invraisemblable du collaborateur constamment positionné à l'épaule du Président de la République pendant ses déplacements, autorisé à porter une arme, mais qui aurait néanmoins été dépourvu de toute fonction opérationnelle en matière de sécurité est plus proche de la réalité que la version du chargé de mission supervisant au moins de fait une partie importante de la sécurité présidentielle et exerçant simultanément la fonction de garde du corps du chef de l'État.

Le plus incompréhensible est que de telles évidences aient pu être escamotées, au prix d'explications d'ailleurs changeantes qui ne postulaient ni l'intelligence ni même le bon sens de ceux auxquels elles étaient destinées, et qui ne s'embarrassaient pas toujours de la moindre vraisemblance. Il est d'ailleurs possible d'y voir la conscience tardivement prise au sommet de l'État de l'incongruité qui pouvait s'attacher à ce qu'un rôle majeur soit dévolu à un membre subalterne du cabinet présidentiel, quelles que soient les qualités professionnelles de l'intéressé, dans la sécurité du Président de la cinquième puissance du monde, qui a la mission constitutionnelle d'assurer la continuité de l'État. À une époque où le terrorisme est constamment à l'affût, la sécurité du chef de l'État ne peut souffrir d'aucune défaillance et doit être assurée par des fonctionnaires particulièrement qualifiés et expérimentés. Cette conscience rétrospective d'une prise de risque inutile et grave aurait certainement dû s'accompagner du regret d'avoir laissé un collaborateur du cabinet abuser régulièrement de sa position en interférant avec les hiérarchies de la police et de la gendarmerie placées sous l'autorité des préfets et du Gouvernement.

On ne comprend pas non plus qu'après avoir appris les fautes commises le 1 er mai 2018 par Alexandre Benalla, le Président de la République lui-même ait, comme il l'a dit publiquement, pris la décision de ne pas mettre fin à sa collaboration. Aux yeux de la mission d'information, l'indulgence témoignée à l'égard d'Alexandre Benalla, après qu'il s'est livré à un comportement pourtant qualifié d'« inapproprié et choquant » 76 ( * ) par sa hiérarchie, était encore plus préjudiciable au bon fonctionnement de l'État que les fautes commises par l'intéressé en marge de la fête du travail.

Sans contester la réalité du licenciement d'Alexandre Benalla fin juillet 2018, on ne peut que regretter le manque de diligences de la part de la présidence de la République dans l'application de cette sanction, en particulier s'agissant de la restitution, qui était obligatoire, de ses instruments de travail et des facilités qui lui avaient été accordées dans l'exercice de ses fonctions. C'est également dans la réaction tardive des autorités compétentes de l'État à la suite de la publication, dans les médias, de diverses informations relatives à l'exercice par Alexandre Benalla d'activités privées qui étaient susceptibles de constituer un point de vulnérabilité pour la présidence de la République, que se mesurent « l'indulgence », pour ne pas dire l'imprudence, dont a bénéficié l'ancien chargé de mission de la part de sa hiérarchie.

Cette regrettable affaire porte la marque d'une légèreté certaine vis-à-vis des règles de bon fonctionnement de l'État et aussi d'une certaine fébrilité. Sa gestion s'est révélée calamiteuse à toutes les étapes :

- des pouvoirs excessifs laissés à un collaborateur inexpérimenté dans un domaine - la sécurité du Président de la République -, pourtant essentiel à la continuité de l'État ;

- une confiance maintenue et une collaboration poursuivie après les graves dérapages commis par ce collaborateur le 1 er mai place de la Contrescarpe à Paris ;

- des faits dissimulés à la Justice pendant plusieurs mois du fait de l'absence de saisine du procureur de la République au titre de l'article 40 du code de procédure pénale ;

- la rétention d'informations utiles au travail de la mission d'information sous le prétexte fallacieux d'une séparation des pouvoirs à laquelle il n'a en définitive été porté atteinte que par la mauvaise volonté opposée à plusieurs reprises par des responsables de l'Exécutif à l'accomplissement de la mission de contrôle du Parlement ;

- de nombreuses incohérences constatées sur des points essentiels (permis de port d'arme et nature des fonctions réelles exercées par Alexandre Benalla) entre les personnes entendues, y compris entre les collaborateurs du Président de la République eux-mêmes.

La recherche de la vérité a de ce fait été rendue plus compliquée.

Nous nous sommes cependant efforcés de retranscrire loyalement tous les éléments recueillis, sans pouvoir toujours dégager une interprétation certaine. Ainsi, chacun pourra se faire une opinion à partir des éléments que nous avons rassemblés.

Il faut cependant rappeler que les pouvoirs d'investigation des commissions d'enquête parlementaire sont limités. Si nul n'a le droit de refuser son concours au Parlement agissant en vertu de ses pouvoirs de contrôle, si chacun est tenu de dire la vérité sous serment, le Parlement n'a pas d'autre moyen de contrainte en cas de doute que de demander à la Justice de se prononcer. Nous le ferons ici en demandant au bureau du Sénat qu'il saisisse le procureur de la République de Paris.

Mais au-delà de cet aspect de nos conclusions, nous avons aussi voulu énoncer plusieurs recommandations. Aucune n'est révolutionnaire puisqu'elles tendent toutes à assurer le bon fonctionnement de l'État dans le respect de la tradition républicaine :

- la sécurité du Président de la République doit être exclusivement prise en charge par des policiers et des gendarmes d'élite sélectionnés, entraînés, coordonnés et évalués sous le contrôle du ministre de l'intérieur, agissant en parfaite articulation avec les forces de sécurité intérieure lors des déplacements présidentiels ;

- les collaborateurs de cabinet n'ont ni légitimité politique ni responsabilité administrative, leur seule mission étant d'assister l'autorité politique ; ils n'exercent aucune autorité hiérarchique et ne reçoivent pas de délégation de pouvoir ; ils n'ont donc aucune instruction à donner aux fonctionnaires de l'État placés sous l'autorité des ministres, des préfets et des ambassadeurs. Il en va ainsi pour les collaborateurs du chef de l'État comme pour ceux, nécessairement distincts, du Premier ministre et pour ceux des ministres ;

- la composition des réserves de la gendarmerie nationale doit être mieux définie et les règles d'accès à celles-ci et de promotion en leur sein doivent être régies par des textes précis, en toute transparence.

Enfin, à la lumière des obstacles qu'elle a dû surmonter pour l'accomplissement de son mandat, la mission considère qu'une réflexion doit s'ouvrir sur le renforcement des pouvoirs de contrôle du Parlement, dans le respect du principe de la séparation des pouvoirs auquel elle est particulièrement attachée :

- le contrôle du Parlement sur les moyens des cabinets des autorités politiques doit être renforcé à l'occasion de l'examen du projet de loi de finances de l'année par la communication d'informations détaillées ;

- les pouvoirs de contrôle du Parlement sur le fonctionnement administratif de la présidence de la République doivent être précisés ;

- les enquêtes parlementaires et judiciaires doivent pouvoir se dérouler simultanément dans le respect des prérogatives et des missions respectives du Parlement et de l'autorité judiciaire, qui sont complémentaires et non antinomiques ;

- cette complémentarité doit être particulièrement approfondie sur deux points : tout d'abord, les conditions dans lesquelles les autorités publiques doivent appliquer l'article 40 du code de procédure pénale ; ensuite, le déclenchement d'une enquête du procureur de la République en cas de doute sur la sincérité de témoignages recueillis dans le cadre d'une enquête parlementaire.


* 76 Audition du directeur de cabinet du Président de la République, Patrick Strzoda, le 25 juillet 2018.

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