B. DES PRÉJUDICES MORAUX ET ÉCONOMIQUES PROFONDS ET PERSISTANTS

Les rencontres menées par le groupe de travail avec les associations de commerçants de centre-ville, les élus consulaires et les fédérations professionnelles, de même que les nombreuses contributions écrites reçues de la part des élus locaux et de certaines entreprises permettent de brosser un large panorama des préjudices subis par les acteurs économiques privés . À un chiffrage général des pertes économiques totales 18 ( * ) , qui semble hasardeux et prématuré, le groupe de travail a privilégié l'étude et le recensement, au plus près des entreprises impactées, des multiples préjudices subis . Pour ce faire, il a laissé la parole à ceux qui se trouvent chaque samedi en première ligne face à ces violences et débordements.

1. Les salariés sont les premières victimes de ces violences et débordements commis en marge des manifestations

Les différentes auditions menées par le groupe de travail ont permis de mettre en évidence le traumatisme profond vécu par les salariés victimes d'agressions verbales et parfois physiques et témoins au premier rang des violences commises contre leur entreprise. À ce préjudice psychologique s'ajoute en outre un préjudice économique , se matérialisant sous la forme de pertes de primes salariales ou de moindre embauche.

a) Les salariés vivent un traumatisme psychologique profond

« Vraie psychose 19 ( * ) », « véritable traumatisme psychologique 20 ( * ) », « peur de se rendre au travail 21 ( * ) » sont autant d'expressions employées par les artisans et commerçants rencontrés à propos de leurs salariés. Lorsque les entreprises sont amenées à interrompre leur activité temporairement au passage des manifestants, les salariés sont présents et cloisonnés dans les locaux. Ils assistent alors aux débordements . De même, lors des pillages, tentatives d'incendie, affrontements, casses, explosions et jets de gaz lacrymogènes, les salariés sont victimes de ces violences et sont parfois contraints de défendre eux-mêmes, physiquement, le commerce , en lieu et place des autorités publiques. Beaucoup de commerçants et de salariés ont en outre accueilli en urgence des passants pour les protéger des altercations et des gaz lacrymogènes. Nombreux sont ceux qui se déclarent affectés psychologiquement et qui craignent le retour au travail. Selon les données de la CCI Ille-et-Vilaine, 30 % des salariés en centre-ville ont subi un impact psychologique fort .

L'association Marseille Centre recense ainsi des cas de salariés blessés, pris dans la foule en sortant de leur travail et parfois victimes d'interventions policières mal ciblées provocant des arrêts de travail. L'épuisement moral et la réticence à venir travailler touchent également les agents de sécurité, en première ligne lors de ces journées. Ces informations sont partagées par l'ensemble des associations de commerçants. Marseille Centre note également des différences dans la réponse apportée par les entreprises : certains sièges de société sont restés sourds aux demandes salariales de fermeture préventive, de renforcement de la sécurité, de sécurisation des accès ou simplement aux demandes de contact humain afin d'exprimer leur souffrance. D'autres au contraire ont pris très tôt la décision de descendre préventivement le rideau afin de protéger les salariés.

À ce traumatisme s'ajoutent d'autres problématiques : la fermeture des transports en commun pose par exemple des problèmes aux salariés pour se rendre au travail ou en repartir ; la nécessité de compenser les pertes de chiffre d'affaires a contraint certains employeurs à modifier les plannings et les dates des congés. Selon la Fédération des enseignes de l'habillement (FEH), les absences pour cause de maladie et les demandes de mobilité géographique ont augmenté.

L'association « Paris Aide aux Victimes » a ainsi été requise par le Parquet de Paris pour accompagner, entre autres, les personnes souffrant de préjudices psychologiques liés aux violences commises. D'après les informations recueillies par votre rapporteur, la plupart des victimes qui la sollicitent sont dans la quasi-impossibilité de reprendre le travail convenablement . L'association note en effet une anxiété forte qui se manifeste par l'inquiétude liée à la répétition des évènements.

b) Les salariés sont également victimes de préjudices économiques directs liés à la baisse de leurs revenus ou indirects liés à l'emploi

De nombreux salariés perçoivent une part de leur rémunération sous forme variable , indexée sur l'atteinte des objectifs de vente fixés en début d'année. Par conséquent, la forte baisse de l'activité entraîne mécaniquement une diminution du versement de ces primes , constatée par l'ensemble des acteurs économiques interrogés par le groupe de travail.

Par exemple, cette baisse a pu représenter dans le cas de Bordeaux jusqu'à un mois de salaire . À Marseille, dans la plupart des cas, la prime de fin d'année n'a pas été accordée, pas plus que la prime défiscalisée, annoncée par le Gouvernement le 10 décembre 2018, du fait des difficultés rencontrées par les employeurs. La CCI Rouen Métropole recense des cas de pertes de prime dans les grandes enseignes comme Le Printemps, Darty et la FNAC.

De façon plus indirecte, les salariés, apprentis, stagiaires ont également subi un préjudice lié au non-renouvellement de contrats à durée déterminée, à une hausse des ruptures de contrats en période d'essai et à l'impossibilité pour certaines entreprises de faire appel à des extras ou à des apprentis . CMA France rappelle par ailleurs qu'une baisse du nombre de contrats d'apprentis à partir de septembre, très susceptible d'avoir lieu, creusera encore le manque de compétences sur le marché de l'emploi . La CMA Hauts de France a ainsi indiqué que 595 emplois salariés et 124 contrats d'apprentis sont menacés. CCI France a en outre alerté le groupe de travail sur le cas de chefs d'entreprises décidant de mettre un terme à leur aventure entrepreneuriale afin de redevenir salariés , se disant désabusés de la situation économique.

Selon les données de Plein Centre (Nantes), il y aurait eu au total sur la période 10 % d'embauches en moins par rapport à l'année précédente ; le même ordre de grandeur est constaté à Bordeaux, où 664 emplois seraient en outre en danger selon les données issues d'une enquête de la CCI. À Dijon, des contrats temporaires pour couvrir la période de Noël n'ont pas été signés. À Lyon, 20 % des entreprises auraient licencié ou effectué des démarches de chômage partiel , tandis que 500 CDD n'auraient pas été renouvelés à Rouen. D'après la CCI Rouen Métropole, pour l'organisation de L'Armada en juin 2019 (rassemblement de voiliers et navires militaires), le nombre de contrats temporaires, de jobs d'étudiant ou d'embauche saisonnière est en forte baisse . À Rennes, les données de la CCI Ille-et-Vilaine indiquent que 30 % des entreprises ont réduit leur appel à des extras et ont modifié leur planning d'embauche. Cet ajustement à la baisse d'activité est particulièrement visible dans le secteur de l'hôtellerie-restauration et du prêt-à-porter. D'après la Fédération des enseignes de l'habillement, des centaines de CDD n'ont ainsi pas été créés ou n'ont pas été renouvelés durant la période .

Le cas du théâtre Marigny illustre cette situation alarmante : l'annulation d'un mois et demi de représentations à partir de mi-juin, du fait de la perte d'attractivité consécutive aux violences, fragilise la situation des intermittents embauchés qui auront des difficultés à trouver des CDD sur cette période. En outre, le théâtre a relayé auprès de votre rapporteur des retards dans l'embauche de deux personnes en CDI (une embauchée en juin au lieu de février, l'autre toujours en attente). À 17 reprises, les annulations de journée de travail ont dû être annoncées à la dernière minute.

Toutes les associations mettent l'accent sur le fait que la première variable d'ajustement n'est pas l'emploi, mais la rémunération du chef d'entreprise afin de préserver les effectifs. Les artisans et commerçants sont souvent dans une relation de confiance et presque « affective » avec leurs collaborateurs et préfèrent diminuer en tout ou partie leur rémunération en cas de telles difficultés plutôt que de supprimer des emplois.

Des salariés traumatisés et appauvris

Le 19 juin 2019, le rapporteur du groupe de travail a rencontré plusieurs salariés de brasseries et bijouteries impactées par les violences à Paris. Pour des raisons de confidentialité et de sécurité, l'identité des entreprises n'est pas communiquée.

Pour plusieurs de ces salariés, les difficultés ont été doubles . D'une part, un « choc psychologique énorme » : certains ont participé à la protection du magasin en constituant des barricades à partir d'objets aux alentours, tout en étant copieusement insultés. Pour eux, il n'y avait « aucun respect de l'humain ». Lorsque les risques étaient élevés et connus en amont, nombreuses sont les entreprises décidant de ne pas ouvrir le samedi. Souvent en revanche, la manifestation démarrait calmement avant de soudainement dégénérer. La majorité des salariés a assisté, impuissante, parfois regroupée dans une arrière-salle, à la destruction des vitrines, l'incendie des objets laissés devant, le saccage et le pillage .

Les salariés se sont crus « en temps de guerre ». Dans certaines occasions, ils ont été amenés à évacuer les clients en cinq minutes lorsque la situation dégénérait. Durant plusieurs mois, un stress permanent s'est instillé à l'idée que la manifestation du samedi suivant puisse déboucher à nouveau sur ces actes.

D'autre part, des pertes de revenus : la forte baisse de l'activité consécutive à ces violences a impacté la part variable de leur rémunération (cette dernière étant parfois intégralement indexée aux résultats) et leurs pourboires . Des salariés, notamment des brasseries, ont indiqué avoir perdu 1 000 euros par mois durant cinq mois . La situation s'améliore seulement depuis le début du mois de juin.

Parallèlement, les salariés subissent plusieurs autres préjudices : leur véhicule a parfois été détérioré, se rendre au travail et en repartir nécessite bien plus de temps (transports en commun fermés, déviations, stationnement du véhicule loin de la zone à risque), des salariés ont été placés en activité partielle ou répartis dans d'autres antennes de l'entreprise à Paris.

2. Les commerçants et artisans des centres-villes font face à des pertes économiques atteignant en moyenne 30 % de leur chiffre d'affaires et à des préjudices de diverses natures
a) Au-delà de la casse, le principal préjudice subi par les commerçants et artisans des centres-villes est la baisse drastique du chiffre d'affaires
(1) Un montant de casse considérable, qui contraint commerçants et artisans à fermer temporairement

Selon la mairie de Paris, ce sont 500 entreprises qui ont été dégradées dans les arrondissements centraux de la capitale durant les premiers samedis, puis de nouveaux arrondissements ont été touchés par la suite (le XIIème et le XVème). 220 l'ont été rien que lors de la manifestation du 16 mars 2019 . 24 % des 652 commerces impactés au total sont des commerces de proximité (optique, boulangerie, caviste, pharmacie, cordonnerie), 21 % dans le secteur de l'habillement, 20 % dans la restauration, 15 % dans le secteur bancaire et assurantiel, 6 % dans les services (agence immobilière, agence de voyage, etc.). Pour les artisans , le montant moyen des dégâts s'élève à 7 000 euros.

D'après les données transmises par le Comité des Champs-Elysées , le coût des mesures de protection dont s'équipent les entreprises pour faire face aux violences est situé entre 5 000 et 35 000 euros selon la taille des boutiques. Ces protections sont toujours à la charge unique des commerçants . En outre, les entreprises voisines de celles touchées par des dégâts matériels subissent les conséquences indirectes de ces violences : d'après les informations de la CCI Paris Ile-de-France, les hôtels situés aux alentours du Fouquet's sur les Champs-Elysées accusent par exemple une baisse des réservations en raison de la crainte des touristes de se trouver si près d'un lieu emblématique de la contestation .

Dans le centre de Marseille , certains commerçants ont dû fermer pour travaux : c'est le cas de la boutique Saint-Honoré Paris, pillée le 8 décembre 2018 et toujours fermée à la fin du mois de mai 2019 . La fermeture pour remplacement des vitrines brisées et installation de panneaux de protections en bois a également concerné les boutiques de l'Olympique de Marseille, SFR, Orange, Lacoste, Louis Vuitton et Délices Lamarque . L'association Marseille Centre note également que plusieurs commerçants ont été contraints de réagir dans l'urgence en effectuant l'avance des fonds avant d'engager les procédures d'indemnisation, grevant davantage encore leur trésorerie. Dans la majorité des cas, le paiement de la franchise d'assurance concernant les dossiers de vitrines détériorées est à la charge de l'entreprise.

D'après les informations de la CCI Rouen Métropole , les dégradations matérielles se sont concentrées sur les grandes artères comme les rues Jeanne d'Arc, République, Jean Lecanuet et Général Leclerc. À titre illustratif, le magasin Le Printemps, situé dans la zone piétonne de la ville, est ainsi contraint de financer chaque samedi pour 15 000 euros de matériel de protection . Ces dépenses s'élèvent à 100 000 euros pour le Crédit agricole et à 7 000 euros pour un magasin Yves Rocher situé dans la rue du Gros-Horloge.

À l'inverse, il semble que les commerçants du centre de Dijon n'aient pas eu à subir de casse significative, mais le montant des dégradations de biens publics s'élèverait à 1 million d'euros environ d'après l'association Shop in Dijon.

À Saint-Etienne , les dégâts matériels se sont élevés à plusieurs centaines de milliers d'euros . Les enseignes Histoire d'or, Optique Grenier, Bimp ont en outre connu de véritables pillages et plusieurs d'entre-elles sont restées fermées pour travaux durant plusieurs semaines (cinq semaines pour Histoire d'or).

Dans le centre-ville de Bordeaux , plusieurs commerces ont fermé de manière préventive en raison de la « cible » emblématique qu'ils représentent pour les casseurs , notamment sur le cours Pasteur. L'Apple Store, situé rue Sainte-Catherine, a par exemple été contraint de fermer deux jours entiers à la suite de dégâts matériels et de pillage . La pose et la dépose de barricades tous les vendredis et dimanches représente également un coût supplémentaire. L'association La Ronde des quartiers note par ailleurs que les banques, agences immobilières, agences de voyages et agences d'intérim ont fait l'objet de fortes dégradations externes et internes. Fin mai 2019, peu de distributeurs de billets étaient en état de fonctionner dans la zone centrale.

Les dégâts matériels touchent aussi bien les commerçants que les artisans : en Moselle, une enquête de la CMA établit que pour 83 % des artisans touchés, le coût moyen est situé entre 5 000 et 10 000 euros.

Il est à noter toutefois que plusieurs CCI ont informé le groupe de travail que les entreprises ont parfois une réticence à l'idée de leur communiquer le chiffrage des dégradations matérielles.

(2) Une diminution dramatique de l'activité des entreprises

L'intégralité des associations et des chambres consulaires (CCI et CMA) rencontrées par le groupe de travail souligne l'impact désastreux que les violences et débordements ont sur l'activité . Le lien de causalité est protéiforme : dans certains cas, les violences répétitives contraignent les commerçants à fermer ponctuellement leur boutique durant le passage de la manifestation, le centre-ville étant vide à la réouverture. Dans d'autres cas, tout le samedi est « une journée perdue » , les commerçants décidant, pour des raisons de protection des salariés et des biens, de rester fermés. Le « harcèlement continu depuis plus de six mois 22 ( * ) » entraîne par ailleurs des pertes d'activité importantes : les chiffres du dimanche sont également en baisse et la majorité des associations note une diminution de la consommation y compris durant la semaine. En effet, les violences commises en marge du mouvement sont désormais associées aux manifestations dans l'esprit des consommateurs, qui ont décidé de modifier leurs habitudes de consommation . Par exemple, selon l'association Sainté Shopping, « la clientèle s'est adaptée et vient en semaine entre 12h et 14h, mais la plupart des achats « plaisir » du samedi ne sont pas reportés ». Or, votre rapporteur note que les manifestations classiques qui ne s'accompagnent pas de violences répétées impactent certes l'activité économique ponctuellement mais n'ont jamais contraint les commerçants à subir vingt-sept samedis consécutifs de pertes.

Il ressort des auditions menées par le groupe de travail que la perte d'activité est située entre 20 % et 30 % du chiffre d'affaires pour les commerçants et artisans impactés . Selon les données fournies par CCI France, jusqu'à deux tiers des commerçants considèrent que la perte d'activité est irrécupérable, malgré les mesures de soutien comme les ouvertures dominicales, pour plusieurs raisons : d'une part, les préjudices ont été subis durant des périodes commerciales spécifiques qui ne se reproduisent qu'épisodiquement (le Black Friday, Noël, les soldes). D'autre part, de nombreuses marchandises périssables n'ont pu être vendues et ont dû être détruites.

À Bordeaux , près de 80 % des commerçants interrogés déclarent une perte globale de chiffre d'affaires supérieure à 20 % 23 ( * ) , les plus vulnérables étant ceux ayant ouvert dans les deux années précédentes. Sur les principaux axes commerçants de la ville, la rue Sainte-Catherine et la rue de la Porte Dijeaux, la baisse de fréquentation atteint 40 % les samedis du mois de décembre et 10 % en cumulé sur tout le mois . La baisse de chiffre d'affaires se situe, elle, entre 60 % et 70 % le samedi, et atteint en moyenne 20 % sur toute la semaine entre décembre et mars 2019. La violence de la contestation dans cette ville est à l'origine d'une fermeture des transports en commun , qui transforme Bordeaux chaque samedi en « ville morte », selon la CCI Bordeaux Gironde. Durant les soldes de janvier, la baisse atteint encore 34 % les samedis, soit 12 % en cumul sur le mois, ne permettant pas de profiter de cette période commerciale pour compenser les pertes subies. De 10 à 15 % des commerces sont menacés de fermeture. D'après les données transmises à votre rapporteur par le Tribunal de commerce de Bordeaux, le nombre de procédures collectives 24 ( * ) a ainsi augmenté de 20 % sur les quatre premiers mois de l'année 2019 par rapport à la même période en 2018 (490 procédures contre 404), sans toutefois que le lien direct avec les violences commises en marge du mouvement soit toujours précisé par l'entrepreneur 25 ( * ) .

D'après les données de l'association La Ronde des quartiers, les centres commerciaux du centre-ville enregistrent une baisse moyenne de la fréquentation comprise entre 32 et 44 % chaque samedi, et de 9 % en cumulé depuis le début du mouvement. L'Apple Store, pillé le 8 décembre ( cf. supra ), a en outre dû fermer vingt-cinq samedis dont les deux derniers avant Noël, qui restent les week-ends les plus importants en termes de ventes. Par ailleurs, l'une des plus importantes enseignes du quartier indique avoir subi une baisse de chiffre d'affaires de plus de 2,5 millions d'euros. Ces pertes se succèdent et se cumulent : le 30 mars 2019, la présence importante de casseurs et black blocs a ainsi conduit 80 % des commerces à fermer . Si certains commerces avec une offre « haut de gamme » ont pu bénéficier d'un report de la consommation sur le reste de la semaine, l'écrasante majorité a subi les préjudices liés à ces violences. En conséquence, la CCI enregistre une diminution du nombre d'immatriculations de commerces au centre-ville.

À Rennes , la perte subie depuis le début du mouvement s'élève à 47 millions d'euros 26 ( * ) selon les données de la CCI Ille-et-Vilaine, 77 % des commerçants du centre-ville étant touchés (soit 1 521 entreprises). La baisse d'activité est comprise entre 20 et 40 % du chiffre d'affaires (jusqu'à - 60 % pour certains commerces durant les fêtes de fin d'année) et provient notamment du non-déplacement des consommateurs des villes alentours comme Laval, Saint-Brieuc et plus généralement de la Normandie. Pour ces clients, Rennes est « une ville assiégée ». Cette inquiétude se retrouve notamment dans les chiffres de fréquentation des parkings principaux de la métropole, entre - 15 % et - 40 % de novembre à janvier 27 ( * ) . Ces violences frappent en outre un tissu économique local qui commençait tout juste à se remettre des fortes violences commises durant les manifestations contre la loi Travail en 2016. Les conséquences sont amenées à durer , la baisse d'activité étant également constatée au-delà des samedis, durant la semaine.

D'après une enquête menée par la CCI Toulouse , les pertes se situent entre 15 % et 20 % du chiffre d'affaires pour les entreprises du centre de cette ville et il est noté « une forme d'accoutumance des chalands 28 ( * ) » qui décident de consommer uniquement en semaine pour les habitants du centre, et uniquement en dehors du centre-ville pour les habitants extérieurs au centre.

À Rouen , le mouvement se concentrait initialement à l'extérieur de la ville et sur les ponts d'accès mais s'étend désormais au centre depuis fin décembre 2018. La CCI Rouen Métropole observe une baisse d'activité comprise entre 20 et 50 % du chiffre d'affaires, touchant prioritairement les TPE du commerce de détail (équipement de la personne, équipement de la maison, petite restauration) et les entreprises de logistique. À titre illustratif, un libraire interrogé note ainsi une perte de 22 500 euros pour la seule journée du 22 décembre , l'approche de Noël représentant ordinairement son pic d'activité. De janvier à avril 2019, les pertes s'établissent encore entre 5 et 15 % du chiffre d'affaires pour les petits commerces de détail selon la CCI. En particulier, Le Printemps enregistre des pertes de 6 %, les Galeries Lafayette des pertes de 15 % et la FNAC des pertes de 4,5 %. Fin novembre 2018, un magasin Décathlon de Caen avait déjà perdu 1 million d'euros de chiffre d'affaires. En outre, les flux touristiques ont diminué de 20 % selon l'Office de tourisme de Rouen. L'association des Vitrines de Rouen estime globalement que les pertes d'activité atteignent toujours, les samedis de mai 2019, de 15 à 20 % du chiffre d'affaires , ce qui correspondrait environ à la clientèle familiale extérieure à Rouen qui a changé ses habitudes et a cessé de se déplacer dans le centre-ville par peur des violences.

À Nantes , si les pertes sont comprises en moyenne entre 20 et 40 % du chiffre d'affaires d'après l'association Plein Centre, elles atteignent de 40 à 70 % pour les enseignes principales comme les Galeries Lafayette, la Fnac ou les cinémas Gaumont. Pour 68 % des commerces interrogés, les pertes ont dépassé le seuil du 30 % durant les périodes particulières des fêtes de fin d'année, des soldes et de Pâques. Une vingtaine d'entreprises, qui présentaient déjà des difficultés avant les violences et débordements, ont fermé depuis. La baisse de fréquentation est particulièrement visible au regard du taux de fréquentation des quatorze parkings de la ville : il a baissé de 4 % à 8 % en moyenne entre les mois de novembre et de février (dernière date communiquée) et de 15 % sur les seules journées du samedi. Les cinémas Gaumont ont enregistré une baisse de fréquentation de 25 % sur les samedis et des enseignes comme la FNAC ou les Galeries Lafayette auraient perdu en cumulé environ 1 million de clients depuis novembre.

Impact du mouvement, des violences et débordements
sur l'activité de Nantes

Sur 5 800 commerçants installés au centre de Marseille , 3 000 ont été et sont toujours impactés, soit 52 % du tissu économique . 37 % des entreprises impactées estiment avoir perdu plus de 30% de leur chiffre d'affaires. Si l'association Marseille Centre n'a pas connaissance de fermeture définitive de commerce, elle note toutefois que ceux qui étaient déjà en situation de vulnérabilité ont été contraints de déposer le bilan . Des commerces identifiés comme la cible des casseurs ont fermé préventivement le samedi à partir de 14h, tous ne rouvrant pas (notamment les enseignes de téléphonie, les grandes marques et les magasins de sport). Ceux ayant fermé temporairement lors du passage des manifestations découvrent toutefois un centre vide, déserté par les consommateurs , à la réouverture. Bien que la Métropole ait pris des mesures d'urgence comme la gratuité du stationnement à l'approche de Noël, « la fréquentation reste terne car une psychose s'est installée chez les consommateurs. Le samedi est désormais un jour « sans » ». Preuve en est, le centre commercial des Terrasses du Port enregistre une forte baisse de chiffre d'affaires le samedi, mais une hausse le vendredi et le dimanche. Pour certains acteurs du luxe, cette psychose s'est traduite par des pertes d'activité de l'ordre de deux-cents mille euros par samedi .

Marseille, une ville touchée par une succession d'évènements dramatiques

La situation de Marseille est spécifique à un calendrier particulier d'évènements. Le 5 novembre 2018, deux immeubles s'effondrent dans le quartier de Noailles provoquant un terrible choc et la désertion du centre-ville dans les semaines qui suivent.

Depuis, les manifestations des gilets jaunes se sont fréquemment accompagnées de violences et de dégradations, notamment sur la Canebière. Par ailleurs, un grand chantier d'aménagement urbain, prévoyant la piétonisation du centre sur vingt-deux hectares a débuté en 2019 provoquant des difficultés d'accès et de circulation.

« L'ensemble de ces évènements est durement ressenti par tous », selon Marseille Centre. Une des conséquences est le taux de vacance commerciale élevé, à 17 % du parc.

À Dijon, d'après les informations fournies par l'association Shop in Dijon, la perte est estimée entre 30 et 40 % du chiffre d'affaires . Un report de la consommation semblant avoir lieu vers le commerce en ligne et vers les zones commerciales périphériques, certaines commerces connaissent des baisses d'activité atteignant 60 %. En outre, le tribunal de commerce enregistre en début d'année 2019 une augmentation de 35 % des procédures de liquidation judiciaires . Selon la CCI Côte d'Or, 50 % des commerçants du centre-ville sont impactés tous les samedis. Si les fermetures préventives d'entreprise ont eu de fortes conséquences en fin d'année 2018 et début d'année 2019, la baisse de fréquentation perdure aujourd'hui, pèse sur l'activité et témoigne d'une modification structurelle des habitudes de consommation.

Selon les données de la CCI Lyon Métropole, 80% des entreprises de la presqu'île déclarent une baisse de CA, cette dernière étant située entre 20 et 30 % pour 34 % des commerçants et artisans et dépassant les 30 % pour 20 % d'entre eux. L'impact des violences sur la fréquentation touristique est fort, les pertes liées à la baisse des flux étrangers étant évaluées à 10 millions d'euros sur la période novembre-mai 2019.

À Paris , la CCI Paris Ile-de-France et la CCI Paris font état de difficultés à obtenir des informations chiffrées de la part des commerçants. Par pudeur, par méfiance ou par résignation, un refus psychologique de communiquer sur les préjudices subis s'est installé . Une enquête en janvier 2019 a toutefois permis d'établir que les pertes d'activité seraient comprises entre 20 et 50 % du chiffre d'affaires. Par ailleurs, les préjudices ne sont pas les mêmes selon les secteurs (les commerces alimentaires ont subi des préjudices de moindre ampleur sur la durée) et la typologie de clientèle (l'hôtellerie-restauration est plus particulièrement touchée par la baisse des flux touristiques). Les deux chambres consulaires observent par ailleurs qu'un changement d'habitude de consommation, se traduisant par une diminution des dépenses non-contraintes (loisir, restauration, etc.), semble s'opérer et est amené à fragiliser de façon assez durable l'activité économique.

L'artisanat est fortement touché, les pertes s'échelonnant entre 20 et 50 % du chiffre d'affaires . Ces violences sont intervenues dans une période particulièrement active, notamment pour les métiers de l'alimentaire (boulangerie, boucherie, fromagerie, etc.) : les chocolatiers ont perdu par exemple jusqu'à 70 % de CA durant fêtes de fin d'année.

Les cas particuliers à Paris des Champs-Élysées et du Faubourg Saint-Honoré

Si les entreprises de l'ensemble des centres des grandes et moyennes villes ont subi de forts préjudices économiques, celles situées sur les Champs-Elysées et dans le Faubourg Saint-Honoré font en outre face à des problématiques spécifiques.

Ces deux zones géographiques représentent deux des trois plus grandes zones de chalandise à Paris et cumulent des difficultés partagées par les autres centres-villes et des enjeux propres. Parmi les difficultés partagées, le Comité des Champs-Elysées évalue la baisse d'activité à hauteur de 25 % du chiffre d'affaires et celui du Faubourg Saint-Honoré entre 10 et 30 % . Les deux secteurs les plus touchés sont l'hôtellerie et la restauration assise , avec des interruptions répétitives de service le samedi soir. Par ailleurs, huit kiosques sur dix sont sinistrés pour un coût dépassant le million d'euros. Pour des raisons de confidentialité, de nombreux adhérents n'ont pas souhaité communiquer publiquement sur le chiffrage de la perte d'activité subie. Au total, cette dernière atteindrait plusieurs dizaines de millions d'euros (une des enseignes subissant à elle seule un préjudice de plus de dix millions d'euros).

Les enseignes de ces quartiers font également face à des problématiques particulières . En raison de son emplacement géographique proche du Palais de l'Élysée, le Faubourg Saint-Honoré, regroupant environ 150 enseignes, a été totalement fermé à la circulation (automobile ou piétonnière) à sept reprises. Les quatre samedis 29 ( * ) précédant Noël ont ainsi été déclarés « zone sanctuarisée ». Durant les autres samedis, de nombreux barrages filtrants avec fouille au corps et contrôle des affaires personnelles ainsi que de fortes restrictions de circulation aboutissent, dans les faits, au même résultat : les boutiques sont quasiment inaccessibles aux clients et aux salariés . Les achats qui y sont d'ordinaire réalisés mêlent plaisir et spontanéité. Or, selon le Comité du Faubourg Saint-Honoré, « notre quartier ressemble à un camp retranché donnant un accueil très négatif à notre clientèle qui fuit notre secteur également les autres samedis ». Le Comité souligne ainsi le caractère disproportionné des mesures de « sanctuarisation » alors que les manifestations sont connues des pouvoirs publics à l'avance et que le nombre de participants est faible.

Les enseignes des Champs-Elysées rencontrent des problématiques différentes. Lieu principal des manifestations les plus violentes, l'avenue a été le théâtre à plusieurs reprises de pillages et d'incendie , contraignant les commerces à fermer préventivement pour assurer la sécurité de leurs salariés et à s'équiper en matériels de protection onéreux. Si l'activité redémarre légèrement depuis l'édiction d'arrêtés d'interdiction de manifester, l'avenue reste désertée par les familles : les samedis sans manifestation enregistreraient toujours des baisses d'activité de 50 % environ . Par conséquent, le Comité des Champs-Elysées se prononce favorablement au maintien d'un dispositif de protection surdimensionné, au risque d'accentuer la baisse d'activité, afin de rétablir l'ordre public et d'initier ensuite des campagnes de promotion de l'avenue.

En outre, le tourisme représente une part majeure de l'activité de ces deux quartiers . Or, les images des violences, qui ont fait le tour du monde, ont eu un impact immédiat et dramatique sur les flux touristiques. À titre illustratif, le nombre de détaxes aurait augmenté en 2019 de 10 à 15 % dans les principales villes des pays voisins, mais aurait baissé de 4 % à Paris . Le nombre de visiteurs internationaux aurait diminué de 10 % en Ile-de-France sur la période janvier-avril 2019 par rapport à la même période en 2018. Or, 70 % du chiffre d'affaires réalisé par les boutiques du Faubourg Saint-Honoré proviennent des achats de touristes étrangers, ce qui explique que le secteur de l'hôtellerie soit celui le plus touché du Faubourg Saint-Honoré . La CCI Paris Ile-de-France constate ainsi un départ des touristes en fin de semaine. Cette diminution des flux touristiques concerne également la restauration et les boutiques de souvenir.

Carte des commerçants impactés sur les Champs-Elysées

Source : CCI France

Un exemple de l'accumulation des préjudices : le cas du théâtre Marigny

Le Théâtre Marigny, situé au bas des Champs-Elysées et rouvert récemment au public à la suite de travaux de rénovation, a été contraint d' annuler 17 représentations de ses spectacles au 15 mai 2019 , pour une perte de 1,9 million d'euros , dont 750 000 euros au titre des samedis. Alors que son taux de remplissage était de 70 % pour Peau d'Âne, il est en revanche de 35 % pour Guys & Dolls. Ce spectacle, initialement programmé jusque fin juillet, a été annulé à partir de mi-juin.

En raison de son emplacement dans le périmètre d'exclusion et de l' impossibilité d'accès en transports en commun, à pied ou en véhicule , seuls les spectateurs munis de billets et patientant longuement à l'entrée de la zone afin de se plier à des fouilles corporelles et matérielles systématiques par des forces de sécurité suréquipées étaient autorisés à rejoindre le théâtre. De fait, les familles, personnes âgées et personnes à mobilité réduite ont informé le théâtre qu'ils ne souhaitaient plus s'y rendre . À six reprises, ce dernier est resté entièrement fermé, entraînant pourtant le maintien de certains salaires (artistes, musiciens, techniciens) et fragilisant l'amortissement des productions.

b) De nombreux autres préjudices économiques

Au-delà de la casse et de la baisse d'activité, les violences commises en marge du mouvement ont également entraîné d'autres préjudices économiques pour les entreprises.

Tant les associations de commerçants que les chambres consulaires soulignent que les débordements touchent avant tout des entreprises de petite taille , détenues de façon patrimoniale par les commerçants et artisans. La première mesure prise par ces chefs d'entreprise pour pallier la baisse de résultat est la baisse de leur propre rémunération . Par ailleurs, des biens comme le logement de nombreux entrepreneurs sont mis en caution au soutien de leur activité économique. Une baisse d'activité entraîne donc des préjudices larges et indirects dont les effets se font ressentir jusque dans la sphère personnelle de ces acteurs économiques.

La baisse du chiffre d'affaires a des conséquences en chaîne . Tous les commerçants rencontrés, de même que les chambres consulaires, rappellent qu'elle entraîne une baisse de la trésorerie (parfois compensée par un apport personnel du gérant) débouchant sur un faible maintien des autorisations de découvert bancaire . Les entreprises se trouvent dès lors prises dans un engrenage qui les place en porte-à-faux vis-à-vis de leurs fournisseurs, de leur banquier et des services fiscaux en raison d' une défaillance dans le maintien de l'ordre public dont elles ne sont en rien responsables .

Par ailleurs, afin de compenser les pertes d'activité, CCI France rappelle que de nombreux commerçants ont puisé dans leurs stocks et réalisé de fortes promotions , ce qui a comprimé les marges. Or, non seulement cela représente un manque à gagner par rapport au résultat qui aurait été tiré d'une vente à prix normal, mais l'atténuation de la baisse du chiffre d'affaires qui en découle exclue de fait, en outre, ces entreprises des critères d'éligibilité des fonds d'aides directes mis en place par les collectivités territoriales ( cf. infra ).

Par ailleurs, le maintien de stocks d'hiver du fait de l'impossibilité de les écouler, notamment dans le secteur de l'habillement, a pour conséquence que les entreprises constituent des stocks d'été a minima . En outre, les magasins pillés ont été amenés à reconstituer en urgence leur stock, ce qui a pu entraîner des coûts supplémentaires.

Un cercle vicieux s'est créé qui propage les préjudices économiques subis par les entreprises aux sociétés en amont de la chaîne de production . Si les fournisseurs sont directement touchés par la baisse des ventes de leurs clients, ils le sont également par les difficultés de trésorerie de ces derniers. Les marchandises étant fréquemment payées postérieurement à leurs livraisons, certaines entreprises ne peuvent que difficilement régler la facture en raison de l'impact des violences sur leur trésorerie. Si elles choisissent d'accroître leur découvert bancaire, elles prennent le risque de voir leur cotation Banque de France dégradée .

En outre, il ressort des auditions menées par le groupe de travail qu'en raison de la crainte d'une éventuelle sanction des services fiscaux, de nombreuses entreprises privilégient l'acquittement de leur dette fiscale et délaissent le paiement de celle qui les lie à leurs fournisseurs . Par ailleurs, les dépenses de communication sont les premières à être diminuées par les entreprises lorsque l'activité diminue, fragilisant et retardant d'autant une hypothétique reprise des ventes et pénalisant les entreprises d'impression.

Plusieurs associations de commerçants constatent une recrudescence du nombre de vols , y compris en dehors des périodes de manifestation. Selon le Carré Rennais, cette dernière s'explique par une moindre présence policière , les forces de l'ordre étant mobilisées sur d'autres missions.

Les blocages des principaux axes routiers, entrepôts et plateformes logistiques, de même que l'impossibilité de circuler dans les centres de nombreuses villes le samedi, ont eu des conséquences financières et logistiques pour certaines entreprises , notamment pour les artisans (par exemple du bâtiment) dont le métier implique souvent des déplacements véhiculés (interventions, livraisons). Au-delà de l'impact pour le secteur du transport routier, les livraisons des commerces et artisans ont parfois enregistré des retards, entraînant des ruptures de stocks et la destruction de denrées périssables . Certaines associations ont fait part à votre rapporteur de coûts supplémentaires liés à la réorganisation de la réception des marchandises (modification des dates de livraison, frais de conservation des denrées périssables).

Il convient enfin de noter que les TPE représentent 90 % du tissu économique français : à ce titre, la multiplication des démarches administratives constitue autant de temps passé par les chefs d'entreprise sur des taches complexes et chronophages ainsi que des coûts supplémentaires. Cette diminution de la trésorerie intervient en outre au moment où le prélèvement à la source est mis en place, qui est lui aussi à l'origine d'une hausse des charges (facturation des prestations des comptables, par exemple).

c) Une baisse de la consommation peu compensée par des achats en ligne ou en zone périphérique

La majorité des professionnels rencontrés par le groupe de travail indique qu'il n'y a pas eu de report de consommation, ni vers les sites internet des entreprises impactées ni vers les zones périphériques commerciales. Plusieurs raisons semblent l'expliquer. Concernant le commerce en ligne, certains secteurs recourent très peu à ce canal de distribution , à l'image du secteur du luxe. La chambre de commerce et d'industrie de Paris Ile-de-France rappelle ainsi que le caractère unique de la marque et de l'emplacement joue en défaveur d'un report, le client préférant renoncer à son achat plutôt que de le réaliser dans une enseigne concurrente ou plus éloignée. En tout état de cause, s'il y a eu report vers le commerce en ligne, « il s'agit de l'accentuation d'un phénomène préexistant, d'une hausse mais pas d'un envol 30 ( * ) ». D'autre part, la majorité des commerçants de centre-ville sont indépendants 31 ( * ) et ne disposent pas de possibilité de vente en ligne 32 ( * ) . Enfin, les achats réalisés dans les centres-villes obéissent souvent à une logique de flânerie et de spontanéité . Or, les violences commises à intervalle régulier annihilent ces deux moteurs d'achat impulsif , ce qui représente une perte sèche pour les entreprises du centre-ville, le commerce en ligne ou en zone commerciale impliquant à l'inverse une forme de planification de l'achat en amont.

Les données nationales fournies par la Direction générale des entreprises corroborent cette absence de report, y compris vers les « pure player » du commerce en ligne. Les chiffres de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (FEVAD) témoignent d'un fléchissement de la croissance du secteur du e-commerce : celui-ci a crû de 8 % en décembre 2018 contre 14 % en novembre et 16 % en octobre. Quant au report sur les centres commerciaux de périphérie, les statistiques du Conseil national des centres commerciaux (CNCC) montrent une baisse de la fréquentation , au niveau national, de 2,2 % en décembre 2018 et de 0,7 % en janvier et février 2019. Une attention particulière devra être portée aux statistiques du premier semestre 2019.

Dans certains cas toutefois, un tel report vers les zones périphériques semble exister . D'après les informations fournies par les commerçants de Bordeaux, les centres commerciaux de la périphérie auraient ainsi bénéficié d'une hausse d'activité de 15 à 20 % les samedis (sans aucun report, en revanche, vers le commerce en ligne). L'explication semble liée, paradoxalement, aux manifestations : en tant que cible emblématique du mouvement , un nombre significatif de participants, en provenance d'Agen, Limoges ou Bergerac, se sont rendus à Bordeaux et ont consommé dans ces centres commerciaux.

À Saint-Etienne, les consommateurs semblent également privilégier d'autres quartiers que le centre-ville pour réaliser les achats « plaisir ».

La CCI Rouen Métropole observe quant à elle une augmentation des ventes pour les commerçants des communes d'Elbeuf, d'Isneauville, de Bonsecours et de Mesnil-Esnard , situés sur les plateaux Nord et Est de la ville. Certaines entreprises lui ont également signalé des campagnes de marketing « opportunistes » sur internet de la part de concurrents étrangers. Dans l'ensemble, les services de la région Normandie constatent un report des centres-villes vers les zones périphériques, notamment rurales. Certaines villes moins impactées ont également bénéficié d'un surcroît de consommation, à l'instar de Saint-Lô dont les habitants ne se sont pas rendus à Caen pour les courses de Noël afin d'éviter les blocages.

CCI France note toutefois qu'une augmentation de la thésaurisation des ménages semble l'emporter . Selon elle, l'augmentation du pouvoir d'achat consécutive aux annonces gouvernementales du 10 décembre ne se retrouve pas dans les chiffres de la consommation et du commerce. Cela attesterait d'une modification plus structurelle des habitudes de consommation, les clients préférant épargner par prudence et renoncer aux achats « plaisir » du week-end en centre-ville .

La CCI Paris Ile-de-France note également un léger report sur les commerces de banlieue et les centres commerciaux de périphérie, en particulier dans les domaines de la restauration et des spectacles.

Au total, que le report vers les zones périphériques ou le commerce en ligne soit plus élevé, ou non, que les chiffres ne le laissent paraître, les violences ont fait fuir la clientèle , au moins le samedi, et parfois même en semaine. Or les centres-villes et centres-bourgs sont en situation de fragilité économique depuis de nombreuses années . De tels actes semblent donc accentuer et accélérer une désertification et une dévitalisation des centres-villes qui luttent déjà contre un taux élevé de vacance commerciale .

d) Des conséquences économiques qui s'aggraveront au deuxième semestre 2019

Il ressort des auditions menées par le groupe de travail que les difficultés économiques subies aujourd'hui par les commerçants devraient s'accroître au courant de l'année, pour plusieurs raisons :

• Le mouvement n'est toujours pas terminé en juin 2019 : si la participation semble s'essouffler et les débordements se faire plus épisodiques, la durée du mouvement et l'intensité des violences ont modifié les habitudes de consommation . Dès lors, la clientèle qui fuit aujourd'hui le centre-ville le samedi, et même les autres jours, n'est susceptible de revenir qu'à la stricte condition que l'ordre public soit respecté et que le calme revienne durablement, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Par conséquent, les commerçants et artisans continuent d'enregistrer de fortes baisses de chiffre d'affaires, qui viennent se cumuler avec celles subies depuis novembre . D'autant que les associations de commerçants et les communes retardent le lancement des opérations de communication visant à redynamiser les centres-villes tant que le mouvement perdure, afin de ne pas subir de nouvelles violences qui viendraient annihiler tout le potentiel attractif récupéré ;

• Les réponses apportées en urgence par les commerçants ont été de diminuer la rémunération de l'employeur et les marges de l'entreprise, pour préserver l'emploi des salariés dans l'attente d'un retour au calme. Or ces solutions ne peuvent durer éternellement. Le groupe de travail s'alarme de la prolongation des conséquences économiques de la violence initiale commise en marge du mouvement : les pertes d'exploitation s'accumulent, la trésorerie s'assèche, entraînant de graves difficultés de paiement des fournisseurs et une dégradation du dossier bancaire (découverts non-autorisés, retards de remboursement, etc.). C'est au second semestre qu'une vague de cessations et défauts de paiements devrait intervenir, de même qu'une augmentation critique du nombre de procédures de sauvegarde, de redressement judiciaire voire de liquidation judiciaire . Les échanges entre votre rapporteur et plusieurs membres de tribunaux de commerce confirment cette crainte ;

• Les entreprises qui ont bénéficié des délais ou reports de créances fiscales et sociales vont être amenées à rembourser ces montants à l'issue des échéanciers prévus . Elles devront donc, à ce moment, s'acquitter des cotisations sociales et des impôts dus au titre de leur activité régulière, auxquels s'ajoutera le paiement des créances accumulées et non-encore remboursées. Un tel effet « bosse » représente un important décaissement et est susceptible de contraindre de nombreuses TPE et PME à la cessation de paiement ;

• Bien que le nombre d'investissements étrangers à destination de la France continue de progresser en 2019 33 ( * ) , il est plausible que les images de violences qui ont fait le tour du monde aient un impact sur les décisions d'investissement à plus long-terme . Ces projets nécessitent souvent plusieurs années pour être réalisés, et les débordements ont eu lieu fin 2018 et début 2019 : l'impact en termes d'attractivité économique se mesurera donc plus concrètement en 2020 et 2021 .

3. Deux exemples de secteurs particulièrement touchés : l'habillement et l'hôtellerie-restauration

Le secteur de l'habillement traverse une crise structurelle avec une baisse de l'activité de 15 % en valeur depuis 2008 . Dans ce contexte, les violences et débordements qui fragilisent les enseignes aggravent d'une part la fragilité économique de nombres d'entreprises du secteur (en les contraignant à interrompre leur activité ou en faisant fuir les clients) et d'autre part accentuent les modifications des habitudes de consommation des clients (qui ne se rendent plus dans les centres le samedi). Dans pratiquement toutes les grandes villes de province, les vitrines des adhérents de la FEH ont été brisées, et plusieurs magasins ont été pillés sur les Champs-Elysées. Les surcoûts liés aux impératifs de protection s'élèvent à plusieurs centaines de milliers d'euros (réparations, protections, vigiles supplémentaires).

D'après les données fournies par la FEH à votre rapporteur, la baisse du chiffre d'affaires constatée sur la période atteint de 2 à 17 % selon les enseignes. En décembre 2018, l'ensemble du marché de l'habillement et du textile, tous canaux de distribution confondus, était en baisse de 5,2 % , soit le plus mauvais chiffre observé pour un mois de décembre depuis 2008.

Au cours du premier trimestre 2019, la baisse d'activité a été de 1,3 % du chiffre d'affaires, mais de - 2,2 % dans les enseignes très présentes dans les centres-villes . Dans les grandes villes, la fréquentation des magasins le samedi a diminué de 15 à 25 % . Par conséquent, les réductions de prix pratiquées durant les promotions ont été plus élevées, contraignant d'autant les marges.

La FEH ne constate pas de report de consommation vers le commerce en ligne , qui enregistre au contraire une performance très en-deçà de sa croissance habituelle (+ 2,2 %) au premier trimestre 2019. En revanche, elle note que la crise a accentué la divergence entre le commerce à bas coûts très présent dans les zones commerciales périphériques et les enseignes du milieu de gamme plus présentes dans les centres-villes et les grands centres commerciaux.

L'activité du secteur de l'hôtellerie , quant à elle, est directement dépendante de l'attractivité de la France et du dynamisme du tourisme domestique et international. Si le mouvement social et les violences qui l'ont accompagné ne semblent pas avoir eu d'impact sur les investissements internationaux dirigés vers la France, selon les données fournies par Business France, les hôteliers interrogés notent tous une diminution de la clientèle étrangère . Pour certains, le nombre de réservations effectuées par des clients résidents est également en baisse.

Alors que 2018 a globalement été une année dynamique pour l'activité du secteur, avec une hausse du taux d'occupation de 1 % par rapport à 2017 34 ( * ) , les violences survenues dans les métropoles et diffusées dans le monde entier, ont atténué la tendance. Les annulations et baisses de réservations ont notamment concerné la clientèle étrangère et sont intervenues à partir de la deuxième quinzaine de novembre .

Plusieurs sources indiquent que le ralentissement des réservations a été particulièrement fort à Paris au mois de décembre (- 4 % par rapport à 2017, soit - 8 % par rapport à la fréquentation escomptée compte tenu des excellents résultats de l'année précédente). Alors que les deux années précédentes avaient enregistré un recul de l'activité, l'année 2018 marquait, sur les dix premiers mois, une reprise nette, avant la diffusion des images de violence. D'après des informations recueillies auprès d'élus consulaires installés en Chine, la presse locale et les réseaux sociaux ont en effet souligné régulièrement la violence des manifestations et le chaos engendré , le China Daily, organe de presse officiel du Parti communiste chinois, inscrivant même le mouvement dans sa revue des évènements marquants de 2018. Les guides touristiques et les sites Internet ont également enjoint les touristes chinois à éviter de sortir le samedi. Dans la zone consulaire de Pékin, le nombre de demandes de visas à destination de la France a ainsi diminué de 34 % entre la période novembre 2017-mai 2018 et novembre 2018-mai 2019. Ce chiffre est de - 16 % pour l'ensemble de la Chine . Il convient toutefois de souligner que d'autres facteurs sont à l'oeuvre, comme le ralentissement économique en Chine qui diminue la part de tourisme de longue destination au profit de celui dans la région de l'Asie du sud-est, moins onéreux.

Selon les informations fournies par la ville de Paris, le début de l'année 2019 est marqué par une décroissance de l'activité touristique à la fois sur la clientèle individuelle (- 14 % de réservations aériennes au mois de janvier, dont - 13 % pour les États-Unis et - 17 % pour l'Asie du sud-est).

Variation du taux d'occupation de novembre 2018 à avril 2019 dans l'hôtellerie parisienne vs. n-1 et n-4

Source : In Extenso TCH

La baisse de l'activité hôtelière « haut de gamme et luxe » à Paris a été plus particulièrement marquée durant les week-ends .

Variation du taux d'occupation en semaine et week-end dans l'hôtellerie Haut de gamme & Luxe parisienne vs. n-1 et n-4

Source : STR

Selon les informations fournies par le Club des dirigeants de l'hôtellerie internationale et de prestige à votre rapporteur, l'impact des violences sur l'activité hôtelière en Ile-de-France se décompose ainsi : la baisse du taux d'occupation des hôtels impactés directement du fait de leur positionnement géographique dans Paris est comprise entre 5 % et 32 % (moyenne à - 14,6 %), celle des autres hôtels de Paris est comprise entre - 9 % et + 8 % (79 % des hôtels déclarant subir une chute du taux d'occupation) et la baisse pour les hôtels d'Ile de France hors Paris se situe entre - 8 % et + 4 % (81 % des hôtels déclarent une baisse). La baisse du chiffre d'affaires s'est quant à elle située entre 24 et 48 % pour la période des fêtes de fin d'année. À 55 %, cette baisse du chiffre d'affaires est liée à une diminution du prix moyen de la chambre et à 45 % à la chute du taux d'occupation. Selon le Club des dirigeants, les grandes capitales européennes ont bénéficié d'un effet de report , les touristes modifiant leur destination au dernier moment. En outre, l'intéressement et la participation des salariés concernés par une rémunération partiellement variable ont été réduits dans des proportions allant de 24 % à 80 % de leur salaire.

Les informations fournies par la ville de Bordeaux indiquent par ailleurs une diminution du nombre de nuitées sur le périmètre de la Métropole au mois de février (- 3 %) et mars (- 13 %), et sur le périmètre de la ville (- 6 % et - 13 %).

A l'inverse, certaines villes notent une augmentation de l'activité touristique (peut-être liée aux modifications de destination) : la taxe de séjour a ainsi progressé au premier trimestre 2019 de 4 000 nuitées sur le territoire de Caen la mer.


* 18 Un chiffrage global des conséquences économiques subies supposerait d'avoir accès à l'exhaustivité des données d'activité de l'intégralité des entreprises. En outre, un tel chiffrage n'aurait de sens qu'après intégration des effets de bouclage macroéconomique (les pertes d'un secteur pouvant être, en tout ou partie, compensées par les gains d'un autre). Au surplus, parvenir à un chiffre global ne saurait être envisagé avant le terme définitif des violences et débordements, certains effets ne se faisant au demeurant ressentir qu'avec retard (ainsi des dépôts de bilan, qui interviennent à l'issue de procédures de sauvegarde parfois longues). Enfin, les préjudices subis sont de natures hétérogènes : par exemple, il paraît inopérant de comptabiliser ensemble le manque à gagner pour la restauration issu de la baisse des flux touristiques et la dégradation de la qualité des dossiers bancaires des entreprises dont la cotation à la Banque de France a été dégradée suite à des retards de remboursement.

* 19 Audition de Marseille Centre, 22 mai 2019.

* 20 Audition de la CCI Rouen Métropole, 29 mai 2019.

* 21 Audition de La Ronde des quartiers, 22 mai 2019.

* 22 Le Carré Rennais, audition du 22 mai 2019.

* 23 Selon les données de la CCI Bordeaux Gironde, les pertes atteignent entre 30 et 60 % du chiffre d'affaires sur le parcours des manifestations.

* 24 Les procédures collectives regroupent la procédure de sauvegarde, le redressement judiciaire et la liquidation judiciaire.

* 25 À moins que l'entreprise ne le signale dans sa déclaration de cessation des paiements ou lors des débats à l'audience, il est difficile d'établir avec certitude le lien entre les violences et les pertes d'exploitation. Toutefois, trois entreprises faisant l'objet d'une procédure collective ont déjà signalé en 2019 au Tribunal de commerce que l'origine de leurs difficultés se trouvait dans les conséquences de ce mouvement et des violences qui l'ont accompagné.

* 26 Soit une perte s'élevant à 11,8 millions d'euros par mois.

* 27 - 40 % de fréquentation le samedi 17 novembre, - 21 % le 25 novembre, - 16 % le 8 décembre, - 20 % le 19 janvier.

* 28 Audition du 3 juin 2019.

* 29 Le jour le plus important de l'année en termes d'activité pour ces commerces aurait dû être le samedi 15 décembre 2018.

* 30 Audition du 29 mai 2019.

* 31 À titre illustratif, les commerces indépendants représentent 40 % du tissu économique du centre-ville de Dijon.

* 32 Lorsqu'un commerçant indépendant propose des ventes en ligne, il s'agit principalement d'atteindre une clientèle lointaine, attachée particulièrement à un produit ou une marque.

* 33 Il s'est élevé à 1 027 en 2018 (+ 1 %), contre 973 pour l'Allemagne (- 13 %) d'après les données du Baromètre de l'attractivité en de la France en 2019.

* 34 La hausse du taux d'occupation est de 4 % par rapport à l'année 2014.

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