AVANT-PROPOS

Lors de l'audition conjointe du ministre de l'économie et des finances et du ministre de l'Intérieur devant le Sénat le 19 mars 2019, Bruno Le Maire s'est dit résolu à « éviter toute défaillance d'entreprise liée à cette crise » et a affirmé que « sa détermination est intacte à apporter des réponses rapides, simples et efficaces aux secteurs économiques touchés ».

La commission des affaires économiques, constatant les dégâts occasionnés par les violences en marge des manifestations des « gilets jaunes », a choisi de créer un groupe de travail afin d'évaluer les conséquences économiques de cette crise et de suivre leur prise en charge par les pouvoirs publics.

Votre rapporteur a mené une dizaine d'auditions, de tables rondes et de rencontres réunissant 45 personnes, et recueilli une trentaine de contributions écrites. Il en ressort que les violences commises sont amenées à accentuer le phénomène de dévitalisation des centres-villes à l'oeuvre depuis de nombreuses années. En poussant la clientèle à fuir les centres-villes et centres-bourgs le samedi, avec souvent une prolongation de ces effets en semaine, les violences accélèrent la désertification des centres-villes et l'augmentation des taux de vacance commerciale.

Les différents préjudices subis par les commerçants et artisans des centres-villes, qui sont, faut-il le rappeler, majoritairement des très petites entreprises ou des PME, sont directement liés aux défaillances de l'État dans le maintien de l'ordre public. Il semblerait en effet inconcevable qu'en France, des violences et débordements puissent être commis de façon récurrente et prévisible pendant plus de six mois sans que l'État ne parvienne à y mettre fin. L'État est le garant de la liberté d'entreprendre et de celle du commerce et de l'industrie, de valeur constitutionnelle ; or, elles sont violées régulièrement par une minorité de manifestants avec des niveaux d'intensité rares et des conséquences dramatiques pour le tissu économique local.

Les premières victimes de ces agissements sont les salariés. Ces derniers souffrent à la fois de traumatismes psychologiques et d'une crainte latente suite aux agressions verbales et physiques. En outre, les violences sont directement à l'origine de pertes de primes, de non-renouvellement de contrats courts (stages, apprentis, intérim) et de non-embauches, voire de licenciements.

Au-delà, ces violences ont eu des conséquences économiques :

• directes : dégâts matériels liés à la casse, aux incendies, aux pillages, que les assurances ont indemnisé partiellement à hauteur de 217 millions d'euros fin mai 2019, et pertes d'exploitation - largement non-indemnisables - qui s'élèvent en moyenne à 30 % du chiffre d'affaires pour les commerçants et artisans des centres-villes depuis six mois. Un tel niveau de pertes est insoutenable. Elles sont liées tout à la fois aux fermetures le samedi et à la baisse de consommation, y compris les autres jours de la semaine, en raison de changements structurels d'habitudes de consommation (par exemple, un report partiel vers le commerce en ligne) ;

• indirectes : assèchement de la trésorerie de ces entreprises, difficultés (voire impossibilité) de régler les cotisations sociales et de s'acquitter des impôts, retards ou défauts de paiement vis-à-vis de leurs fournisseurs, dégradation de la qualité de leur dossier bancaire, hausse des primes d'assurance, difficultés d'approvisionnement, dégradations et ruptures de stocks, répercussions sur le patrimoine et la vie personnelle de l'employeur.

Bien que la participation au mouvement s'estompe, les auditions ont révélé que les conséquences les plus graves et insidieuses sont à venir. Tant que l'ordre public n'est pas entièrement restauré, les clients ne reviennent pas et les pertes d'exploitation s'accumulent.

Par conséquent, la trésorerie continue d'être asséchée alors que les échéances sociales et fiscales, même reportées, approchent, renforçant le risque que des emplois soient supprimés et des entreprises soient mises en faillite. De premiers dépôts de bilan sont déjà enregistrés : il ne s'agit donc pas de crainte théorique, mais d'une réalité bien concrète.

Le groupe de travail considère par conséquent que la responsabilité de l'État doit être engagée en raison de troubles qui découlent directement de la carence de ses services.

Ce dernier a annoncé un ensemble de mesures nationales de prises en charge. Dans la pratique, la grande majorité des dispositifs existait déjà et a simplement été rappelée (délais et reports de paiement, remises fiscales, activité partielle, médiation du crédit, ouvertures le dimanche, garanties bancaires). En outre, certaines de ces mesures sont inadaptées à la réalité économique des entreprises et d'autres s'apparentent à des pansements sur une jambe de bois : ainsi des délais et reports de paiement qui ne font que repousser le problème. Par ailleurs, un assemblage d'autant de mesures multiplie les interlocuteurs et les démarches administratives spécifiques. Enfin, les appels à la bienveillance dirigés vers les assurances ou les banques ont été diversement appliqués sur le terrain. Une seule mesure est nouvelle, à savoir l'enveloppe de 5,5 millions d'euros pour cofinancer des opérations de communication dans les centres-villes.

Au regard du montant des mesures annoncées par le Gouvernement pour sortir de la crise, estimé à 17 milliards d'euros, l'ensemble de ces dispositifs de soutien mal calibrés s'apparente à « deux poids deux mesures ». Cette réponse interroge sur la compréhension réelle qu'a le Gouvernement de l'ampleur des préjudices et de la réalité de la situation dans laquelle se trouvent bon nombre d'artisans et commerçants, qui contribuent pourtant de façon décisive au dynamisme de l'économie nationale.

Ainsi qu'il pouvait être attendu, le taux de recours à ces aides par les commerçants et artisans, occupés à sauver leur entreprise et protéger leurs salariés, est très faible.

L'exécutif s'est par ailleurs en partie défaussé sur les chambres consulaires (CCI et CMA), les régions et les communes pour soutenir les entreprises. Ces acteurs économiques locaux ont à nouveau fait la démonstration de leur réactivité et de leur adaptabilité. Ils ont ainsi supplée l'État en finançant des fonds d'aides directes (couvrant le reste à charge lié aux dégâts matériels, compensant les pertes d'exploitation, accordant des avances remboursables) et en accompagnant les entreprises sur le terrain, dès le dimanche matin, afin de les orienter vers les différentes mesures de soutien.

Les mesures locales présentent toutefois également certaines limites, liées notamment à la définition des critères d'éligibilité. En tout état de cause, il n'est pas normal que face à une catastrophe économique nationale, l'État ait laissé le niveau et la qualité de la prise en charge des préjudices varier selon les territoires.

Face à ce constat, le groupe de travail formule un ensemble de recommandations visant à mieux protéger les entreprises en cas de manifestations, à contraindre l'État à assumer ses responsabilités et à favoriser l'accès des entreprises aux aides publiques.

I. DES VIOLENCES RÉPÉTÉES DONT L'IMPACT ÉCONOMIQUE POUR LES ENTREPRISES ET LES SALARIÉS DES CENTRES-VILLES EST DURABLE

A. UN IMPACT ÉCONOMIQUE SOUS-ESTIMÉ

1. Bien que la participation au mouvement s'estompe, de nombreuses violences continuent d'être commises en marge des rassemblements

Le mouvement des « gilets jaunes » a débuté le samedi 17 novembre 2018 à la suite d'une importante campagne de mobilisation sur les réseaux sociaux. Les causes et origines de ce mouvement, dont l'étude et l'analyse ne sont pas les objets de ce rapport, sont variées mais se sont initialement cristallisées sur un point principal, le rejet de l'augmentation de la fiscalité des carburants, avant de s'élargir.

Deux modalités principales d'action se sont succédées, et parfois chevauchées.

La première, qui a eu lieu du 17 novembre jusqu'à la mi-décembre 2018 environ, est l'installation de campements de manifestants sur les ronds-points dans les zones périphériques , qu'elles soient industrielles ou commerciales. Si plusieurs représentants de chambres de commerce et d'industrie (CCI) avec lesquels le groupe de travail a échangé attestent que cette première période revêtait un caractère globalement pacifique, les blocages sur les principaux axes routiers ont eu des conséquences économiques indirectes pour les entreprises. Ainsi, à titre d'exemple, les retards de livraison, consécutifs à ces ralentissements, ou la baisse de fréquentation des zones commerciales en raison des blocages, ont eu des impacts sévères tant pour le secteur du transport routier que pour la grande distribution.

En parallèle toutefois, plusieurs débordements et actes de violences ont été commis dans les centres-villes les plus importants : ainsi des importantes dégradations du quartier de la rue Sainte-Catherine et Victor Hugo à Bordeaux le 8 décembre 1 ( * ) , des affrontements violents avec les forces de l'ordre place de la République à Dijon le 1 er décembre 2 ( * ) , des violences commises dans le quartier Saint-Cyprien de Toulouse le 8 décembre ou du saccage de l'Arc-de-Triomphe à Paris 3 ( * ) . L'objet de ce rapport étant d'étudier les conséquences économiques des violences commises en marge du mouvement, les impacts indirects des blocages et ralentissements intervenus durant cette première période, ne s'éloignant au demeurant pas des mouvements sociaux plus traditionnels, sont exclus du périmètre d'étude.

La deuxième modalité d'action concerne les manifestations en centre-ville et débute à des moments distincts selon les villes concernées . Dans l'ensemble, coexistent de novembre à janvier l'occupation d'axes routiers et de ronds-points et des manifestations au coeur des villes et métropoles. Puis, à partir du mois de février, les campements sont progressivement levés (sauf un regain d'occupation en février, notamment en Meurthe-et-Moselle) et l'expression principale du mouvement des gilets jaunes réside depuis dans les manifestations. En marge de plusieurs d'entre elles sont commises des violences dont le présent rapport étudie les conséquences directes et indirectes pour les entreprises.

L'évaluation du nombre de participants les samedis n'est pas aisée. Indépendamment de l'écart important entre les chiffres annoncés par le ministère de l'Intérieur et ceux estimés par les organisateurs du mouvement, la coexistence des deux modalités d'action complexifie le recensement. Toutefois, il semble clair que la participation au mouvement diminue fortement et durablement à partir de mi-janvier . Selon les chiffres publiés par le ministère de l'Intérieur et les articles de presse, la participation s'établit comme suit :

Évolution du nombre de participants
au mouvement des « gilets jaunes » et principaux débordements

Source : commission des affaires économiques, à partir des chiffres du ministère de l'Intérieur

Toutefois, la diminution de la participation au mouvement social ne signifie pas la fin des violences et débordements. En effet, affrontements avec les forces de l'ordre, pillages, vandalisme et destruction de biens publics et privés continuent d'avoir lieu tout au long des mois de février, de mars (notamment le samedi 16) et d'avril. Une diminution des tensions semble s'observer à partir du mois de mai.

Si la France est habituée aux mouvements sociaux, celui-ci présente une double particularité . D'une part, sa répétition en fait un mouvement historiquement long , qui s'éloigne en cela des mouvements de contestation plus traditionnels comme les manifestations contre la réforme des retraites en 2010, la loi Travail en 2016 ou les grèves dans les transports en 2018. D'autre part, ce mouvement s'accompagne presque systématiquement de violences et de débordements . Si ces dernières ne sont bien souvent pas faites « au nom » des gilets jaunes, elles ajoutent aux dégâts directs une violence plus indirecte et insidieuse liée à la fois à des aspects psychologiques et à la violence symbolique qui est exercée sur l'activité des entreprises et leurs salariés.

Les violences et débordements ont un impact économique direct et indirect sur l'activité des entreprises. D'une part, les casses de vitrines, les pillages qui s'en suivent et les incendies et destructions de biens privés contraignent certaines entreprises à interrompre temporairement voire définitivement leur activité. En outre, toutes ne pourront pas solliciter d'indemnisation à la hauteur de leur préjudice matériel en raison des spécificités de leurs contrats assurantiels. Par ailleurs, ces violences les conduisent à s'équiper à leurs frais de matériels de protection . Ces dépenses sont considérées comme des frais de prévention par les assurances, non indemnisables car non provoqués par la survenue d'un sinistre.

D'autre part, ces débordements entraînent des conséquences économiques indirectes, liées à la perte d'exploitation . La définition par les pouvoirs publics de périmètres d'interdiction de circulation afin de contenir les troubles à l'ordre public, notamment à Paris, pénalise l'activité des entreprises en empêchant tout commerce. Sur vingt-six samedis, le quartier du Faubourg Saint-Honoré a ainsi été entièrement interdit d'accès à sept reprises. Les dix-neuf autres samedis, les chalands étaient autorisés à pénétrer dans le quartier à la condition de se soumettre à une fouille minutieuse des affaires personnelles par des forces de sécurité en nombre impressionnant, de nature à dissuader tout comportement d'achat. De fait, le quartier est resté quasiment sans client vingt-six samedis. A la date de réalisation de ce rapport, le Faubourg Saint-Honoré - quartier du Palais de l'Elysée - continue de faire l'objet d'un « filtrage » par les forces de l'ordre qui pénalise fortement l'activité économique des commerçants. De ce fait, les boutiques sont contraintes de fermer les unes après les autres.

Sans même l'édiction de tels périmètres, l'image renvoyée tant à l'étranger qu'aux consommateurs français semble entraîner des changements profonds dans les habitudes de consommation. Le commerce, ainsi que l'ont rappelé à de multiples reprises les associations de commerçants de centres-villes rencontrées par le groupe de travail, requiert de la spontanéité, du plaisir et de l'envie , autant de facteurs qui ne paraissent plus réunis les week-ends en centre-ville. L'intégralité de ces associations constate ainsi une diminution dramatique de l'activité les samedis, qui se prolonge en outre durant la semaine . Victimes d'un « véritable harcèlement continu depuis plus de six mois 4 ( * ) », les entreprises observent que les clients ont désormais peur de se rendre dans le centre-ville le week-end et décident soit de consommer moins , soit de reporter leurs achats les plus nécessaires vers les zones commerciales périphériques . Une forme « d'effet d'hystérèse » est à l'oeuvre, les conséquences négatives se prolongeant même après la disparition des causes qui les avaient entraînées.

Au surplus, cette diminution d'activité entraîne une dégradation de la valeur des stocks voire leur perte, des loyers impayés, des CDD non renouvelés, des primes salariales non versées , ou encore une baisse de la rémunération de l'employeur .

Plusieurs salons internationaux , à l'instar de VinExpo à Bordeaux, constatent de même une forte baisse du nombre des visiteurs (baisse de 25 % en 2019 pour ce salon), en particulier étrangers. Les organisateurs ont ainsi rapporté au groupe de travail que les plus importants clients, notamment en provenance des États-Unis, parlaient d'un « état de guerre » et expliquaient ainsi leur choix de ne plus participer. D'après CCI France, 20 millions d'euros de retombées économiques auraient été manquées simplement pour les salons de Paris . La baisse de participation pour les activités évènementielles serait de 20 % environ (70 % le samedi). Par exemple : le report du match PSG-Montpellier ou la fermeture du Grand Palais lors de la tenue de l'Usine Extraordinaire. Les violences et débordements ont par ailleurs conduit à la fermeture du salon du Carrousel des métiers d'art et de création du Louvre le 8 décembre, conduisant les CMA franciliennes à rembourser aux exposants les coûts des stands pour cette journée (83 000 euros). Au total, ce salon a enregistré une baisse de 33 % du nombre de visiteurs par rapport à 2018.

Ces conséquences économiques directes et indirectes ont fait l'objet de plusieurs tentatives de chiffrage.

2. Des violences qui interviennent dans un contexte économique déjà difficile pour les centres-villes

Depuis de nombreuses années, les centres-villes et centres-bourgs sont fragilisés économiquement par, entre autres, une progression des ventes en ligne et une augmentation du taux de vacance commerciale . Un rapport d'information du Sénat, fait au nom de la délégation aux entreprises et de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation et présenté par MM. Rémy Pointereau et Martial Bourquin rappelait ainsi en 2017 5 ( * ) que « la dévitalisation des centres-villes et centres-bourgs apparaît comme une question politique de première importance ».

Évolution du taux de vacance commerciale, de 2001 à 2015

Source : Rapport CGEDD-IGF à partir des données de l'Institut pour la Ville et le Commerce retraitées par la mission. Panel de 187 villes.

Or, les violences commises ne peuvent qu' accentuer le phénomène de désertification de ces centres par la clientèle et, in fine , par les entreprises elles-mêmes. En effet, elles sont susceptibles de contribuer aux difficultés d'accès et de stationnement, à la fuite des équipements attractifs, au transfert de consommation des petits commerces vers les grandes surfaces en périphérie et au développement du commerce en ligne, autant d'ingrédients du « cocktail » à l'origine de la fragilisation des centres.

3. Des estimations hétérogènes selon le périmètre retenu
a) L'impact macroéconomique a fait l'objet d'estimations par l'Insee et le montant des indemnisations par la Fédération française des assurances

Au niveau macroéconomique, la première estimation parue est celle de l'Insee 6 ( * ) , qui recense plusieurs canaux de pénalisation de la consommation. L'institut note tout d'abord que les dépenses en services (hôtellerie, restauration, loisir) sont rarement reportées , à l'inverse des dépenses en biens : il s'agit alors de pertes sèches pour l'économie . Surtout, « aux effets directs des blocages, s'ajoute le caractère anxiogène des scènes de violence qui ont marqué le mouvement ». À titre d'exemple, et bien qu'il s'agisse d'évènements de nature profondément distincte, l'impact psychologique des attentats de 2015 avait eu pour conséquence d'ôter 0,2 point de PIB à la croissance annuelle de 2016, notamment en raison de la baisse du tourisme. Dans le cas présent, l'enquête de conjoncture de l'Insee auprès des ménages semble par ailleurs indiquer une forte dégradation de l'indicateur de confiance en novembre , les ménages préférant renoncer à des achats importants. En outre, tant les conséquences économiques directes que celles indirectes peuvent se répercuter sur le marché de l'emploi et entraîner une diminution des embauches, notamment en intérim. L'Insee chiffre ainsi ces conséquences à 0,1 point de croissance du PIB au quatrième trimestre de 2018, soit plus de 2 milliards d'euros .

Dans une nouvelle note de conjoncture 7 ( * ) datée de mars 2019, l'Insee confirme l'ordre de grandeur de cet impact macroéconomique du mouvement sur la croissance du quatrième trimestre. Toutefois, la consommation atone de ce trimestre (0 % contre + 0,4 % au trimestre précédent) proviendrait davantage d'une baisse des dépenses énergétiques que des conséquences du mouvement social. En revanche, l'institut confirme que si l'impact est peu visible au niveau macroéconomique, des effets marqués peuvent être observés au niveau microéconomique : ainsi, par exemple, de la fréquentation hôtelière (- 1,1 % sur un an et - 5,3 % à Paris, contre + 7,5 % en novembre), qui pourrait pâtir à long-terme de la baisse du tourisme.

Le 29 mars 2019, entendu conjointement au Sénat par la commission des affaires économiques et la commission des lois 8 ( * ) , le ministre de l'Economie et des Finances a précisé le chiffrage de l'impact macroéconomique du mouvement et l'a évalué à 0,2 point de PIB pour les années 2018 et 2019 . Il a ainsi noté que « les conséquences sur la croissance apparaissent significatives, d'autant que la crise a éclaté au moment de consommation le plus important de l'année ».

Par ailleurs, le ministre a indiqué que la Fédération française des assurances (FFA) a enregistré à la mi-mars 2019 dix-mille sinistres pour un coût de 170 millions d'euros . À la suite des violences commises le 16 mars, ce montant a été réévalué à 217 millions d'euros . Toutefois, ce chiffrage correspond uniquement au montant d'indemnités versé, ou qui s'apprêtent à l'être, par les assurances, et non à l'évaluation totale des dégâts matériels et indirects 9 ( * ) .

Il paraît complexe de mesurer au niveau macroéconomique les conséquences des violences et débordements survenus en marge du mouvement. Les mesures budgétaires expansionnistes annoncées par le Président de la République le 10 décembre 2019 sont par exemple amenées à soutenir la consommation intérieure, et donc la croissance, au premier semestre 2019. Selon l'Insee, l'acquis de pouvoir d'achat pour les ménages serait ainsi de 1,8 % à fin juin 2019, soit davantage que sur toute l'année 2018 (+ 1,2 %). Or, d'une part, les secteurs ayant pâti des violences et débordements et ceux bénéficiant de ces mesures ne sont pas forcément les mêmes. Et d'autre part, dans le cas où les secteurs victimes deviendraient les secteurs bénéficiaires, ce ne serait qu'au prix d'un creusement du déficit public que l'impact économique négatif des violences serait atténué.

L'échelle macroéconomique étant par définition entourée de nombreuses incertitudes et intégrant des effets de bouclage qui masquent la disparité des situations microéconomiques, il importe de recenser ces conséquences au plus près des acteurs du terrain, à l'échelle des secteurs . C'est l'objet, entre autres, de ce rapport. L'impact macroéconomique peut en effet se révéler faible en raison du fait que les violences ont eu lieu dans certaines zones précises. Dans ces territoires toutefois, les conséquences microéconomiques pour les entreprises sont dramatiques.

b) Au niveau microéconomique, plusieurs entreprises, secteurs ou organismes publics ont communiqué publiquement sur l'évaluation de l'impact les concernant

Chronologiquement, les premières dégradations sont intervenues sur les axes routiers. Le 16 décembre 2018, Vinci Autoroutes a ainsi annoncé que « les dégâts considérables causés aux équipements et infrastructures du réseau autoroutier [étaient] d'ores et déjà estimés à plusieurs dizaines de millions d'euros 10 ( * ) ». Les destructions concernent six bâtiments d'exploitation, trente-trois véhicules d'intervention incendiés et quinze échangeurs et plateformes de péage entièrement incendiés et des actes de vandalisme sur les caméras de sécurité, les fils électriques, les glissières, les panneaux de signalisations, les sanitaires. SANEF , qui exploite des autoroutes dans le Nord et l'Est de la France, estime le coût des dégâts à plusieurs millions d'euros .

La presse 11 ( * ) a par ailleurs relayé des estimations financières des dégâts réalisées par les enseignes concernées. À la suite du pillage de la boutique Dior le samedi 24 novembre, le groupe LVMH chiffrerait à 1 million d'euros le préjudice. L'entreprise Go Sport évaluerait à 200 000 euros les dégâts matériels et vols commis dans son point de vente place de la République tandis que les dégradations subies par Faguo s'élèveraient à 60 000 euros.

Les violences et débordements commis en marge des manifestations ont également eu des impacts indirects , notamment pour les secteurs dont le dynamisme est lié à l'image du pays à l'international et à son attractivité . L'Insee, dans sa note de décembre 2018 ( cf. supra ), estime ainsi que la fréquentation hôtelière a reculé en décembre 2018 par rapport à décembre 2017 (- 1,1 %) . Le nombre de chambres occupées a diminué plus fortement encore à Paris (- 5,3 %) alors qu'il avait augmenté de 7,5 % sur un an en novembre 2018. En outre, tous les professionnels du secteur interrogés par le groupe de travail estiment que cette dégradation de l'image de la France à l'international vient leur porter un coup dur alors que l'hôtellerie se relevait à peine des conséquences économiques des attentats de 2015 et de 2016.

Évolution de la fréquentation touristique dans l'hôtellerie en 2015 et 2016

Alors que la fréquentation des hôtels a augmenté au mois de janvier 2019, les dégradations commises le samedi 16 mars dans toute la France et plus particulièrement sur les Champs-Elysées, ces derniers bénéficiant d'une couverture médiatique internationale forte, fragilisent gravement l'activité hôtelière pour la saison touristique estivale . Or, dans le cas de l'Ile-de-France, de mauvais chiffres de fréquentation durant l'été viendraient s'ajouter à une baisse d'activité du secteur de 5 à 30 % dans les semaines précédentes , ce qui « met en péril des emplois et des entreprises 12 ( * ) » selon l'Union des Métiers et des Industries de l'Hôtellerie (UMIH).

D'autres secteurs font état publiquement d'une forte baisse de leur activité. Bien que le lien ne soit pas toujours direct entre les violences et ces pertes économiques, le climat de « psychose générale » qu'elles engendrent en raison de leur régularité et de leur intensité est à l'origine de changements de mode de consommation particulièrement préjudiciables à certaines entreprises ( cf. infra ). Ainsi du secteur de la distribution : alors que les blocages d'axes routiers en périphérie des villes sont à l'origine de la baisse de fréquentation de ces enseignes, ils ne peuvent toutefois pas être considérés comme des violences à proprement parler. Pour autant, votre rapporteur ne peut que constater que les mouvements sociaux pacifiques intervenus précédemment n'ont pas induit de baisse d'activité de cette ampleur, ni de changement d'habitudes de consommation aussi structurels. Les débordements et dégradations intervenus sur certains ronds-points, les menaces physiques et verbales dont ont été victimes certains automobilistes se rendant dans ces commerces, le blocage des accès aux centres commerciaux et les menaces de représailles ont transformé une baisse d'activité qui aurait pu se concentrer sur un seul week-end en un préjudice sévère et durable. D'après la FCD, le groupe Auchan aurait ainsi perdu 140 millions d'euros, Fnac-Darty 45 millions d'euros, Casino 50 millions d'euros et Système U de 30 à 40 millions d'euros. Plusieurs personnes entendues par le groupe de travail notent en effet que l'occupation de ronds-points effectuée de manière pacifique, ou des manifestations sans débordement, n'auraient pas eu de conséquences économiques aussi profondes et structurelles . Selon eux, la différence est en effet à rechercher du côté des violences, excès et débordements qui ont accompagné ces opérations et qui différencient, de fait, l'impact de ce mouvement de l'impact des actions plus traditionnelles.

La Fédération du commerce et de la distribution (FCD) estime ainsi que les ventes de ses adhérents ont diminué de 35 % le samedi 17 novembre, de 20 % au cours du week-end du 24 novembre 13 ( * ) . Les effets sont multiples pour « [les] clients qui ne peuvent plus faire leurs achats à la veille des fêtes, [les] fournisseurs qui ne peuvent plus livrer, [les] salariés empêchés de travailler et qui risquent d'en subir les conséquences financières ou sur leur emploi et pour [les] magasins, qui enregistrent de lourdes pertes ». Au total sur la période de novembre et décembre 2018, la fédération évalue entre 300 et 500 millions d'euros la perte de chiffre d'affaires liée aux blocages .

Le Conseil national des centres commerciaux (CNCC) estime quant à lui que la perte totale de chiffre d'affaires s'élève à 2 millions d'euros pour la fin d'année 2018 14 ( * ) , en raison notamment de l'interdiction d'accéder aux zones commerciales. Or, cette dernière a régulièrement été imposée avec violence par certains manifestants. Le samedi 17 novembre, la fréquentation des centres commerciaux a ainsi diminué de 39 %, puis encore de 15 % le 24 novembre et de 14 % le 8 décembre.

Comparaison annuelle de la fréquentation des centres commerciaux
en France les samedis

Source : Quantaflow, à partir de données issues de compteurs répartis dans 400 centres commerciaux français

À La Réunion , la CCI estime que les pertes concernant les 36 000 entreprises implantées atteindraient des montants compris entre 600 et 700 millions d'euros . 20 900 salariés seraient concernés par une mesure d'activité réduite. Le secteur agricole a ainsi été contraint de laisser pourrir des fruits et légumes, de réduire l'alimentation des bêtes et de jeter des milliers de litres de lait en raison des blocages qui empêchaient l'accès aux exploitations. Le déroutage de onze paquebots de croisière transportant 11 300 touristes ainsi que les images de violence diffusées à l'international sont en outre amenés à laisser des séquelles importantes pour l'activité touristique de l'île .

Des conséquences graves, touchant l'ensemble des secteurs et départements :
l'exemple de « L'enquête Gilets Jaunes » de la CCI du Lot-et Garonne

La CCI du Lot-et-Garonne a réalisé une enquête du 18 au 25 janvier 2019 auprès de chefs d'entreprise de sa circonscription. Il en ressort notamment que 54 % des entreprises se disent impactées (contre une moyenne régionale de 49 %). Près de 70 % des sondés ont constaté une baisse de fréquentation en décembre 2018 ainsi qu'une baisse du chiffre d'affaires, comprise entre 20 et 40 % pour le quart d'entre eux, tandis que 50 % des employeurs interrogés notent des retards d'expédition ou de livraison .

Les professionnels du secteur des matériaux de construction déclarent souffrir d'une mauvaise image à l'export , tandis que le secteur des services aux professionnels observe un climat général de mal-être . Les entreprises du commerce de gros dans le secteur maraîcher déplorent quant à elles des pertes de marchandises et des délais d'attente anormaux compte tenu des camions bloqués.

Dans un courrier à la préfète de Lot-et-Garonne, en date du 29 novembre 2018, la CCI relaye par ailleurs « l'état d'épuisement moral et de désabusement ressenti par les chefs d'entreprise ».

Dans une précédente enquête, réalisée du 12 au 17 décembre 2018, 67 % des chefs d'entreprise constataient déjà une baisse du carnet de commandes. Plusieurs entreprises du Marmandais déclaraient enregistrer une baisse du chiffre d'affaires de 25 %, tandis que des commerces du Villeneuvois relataient « une grosse inquiétude sur la trésorerie et la pérennité de l'entreprise ».

Val de Garonne Agglomération , qui regroupe 43 communes et 60 000 habitants environ, a ainsi indiqué au groupe de travail que les violences et débordements ont instillé un climat de crainte et de peur chez les clients, contribuant à la désertion des magasins de Marmande en fin d'après-midi (entre 17h et 19h). Des commerces ont vu leur chiffre d'affaires diminuer, à l'image d'Etam (- 50 % le premier samedi, - 25 % le deuxième, - 18 % le troisième) ou de Studio Fitness. Certains secteurs sont particulièrement affectés : les pertes pour les commerces de bouche sont irrattrapables (l'activité de la boulangerie Secrets de pain a ainsi diminué de 20 à 30 % depuis le début du conflit), le secteur du transport et de la logistique a dû faire face à de nombreuses annulations de commandes et a dû composer avec d'importants kilométrages de détour et le secteur du BTP a été privé de matières premières au début du conflit . Le Président de l'EPCI alerte en outre sur les effets négatifs pour l'emploi , notamment en termes de report de contrats d'intérim.

Si la fin de l'occupation de certains ronds-points à partir du mois de février a pu permettre un redémarrage de l'activité dans les zones périphériques, l'importance de ces conséquences économiques et leurs impacts structurels sur la viabilité des entreprises continuent de produits leurs effets.

Mi-février 2019 15 ( * ) , l'impact sur les finances publiques locales des violences et débordements était estimé par l'association France urbaine à 30 millions d'euros . Ce coût inclue les frais de remise en état, de propreté (effacement des tags, heures supplémentaires des agents de nettoyage), de rachat du mobilier urbain détruit ainsi que les pertes de recettes liées au caractère non-fonctionnel des automates de parking. À cette date, le montant des dégâts s'élevait à 18 millions d'euros à Paris 16 ( * ) , 5 millions d'euros à Toulouse, 1,2 million d'euros à Bordeaux (dont 428 000 euros au titre des frais de remise en état des lignes du tramway Keolis dégradées par les incendies et 160 000 euros liés aux travaux de voirie), plus d'un million d'euros à Rennes, Dijon et Saint-Etienne selon l'Association des maires de France . À Marseille, les dégradations constatées s'élèvent à 102 000 euros, comprenant les frais de restauration d'une oeuvre d'art prêtée à la ville et exposée sur le Vieux Port.

Ces estimations ont été mécaniquement revues à la hausse à la suite des violences commises en marge des manifestations suivantes, notamment celle du 16 mars , dans un contexte où les collectivités territoriales les plus importantes 17 ( * ) sont tenues de maîtriser leurs dépenses de fonctionnement. A ces coûts directs doivent être ajoutés les coûts indirects liés, par exemple, à la baisse de fréquentation des musées publics (- 1,6 % pour les musées bordelais en décembre), aux moindres recettes fiscales dues à la baisse d'activité , etc.


* 1 Ces violences ont fait 26 blessés et ont conduit à l'interpellation de 44 manifestants.

* 2 Ces violences ont fait 10 blessés du côté des forces de l'ordre et 9 du côté des manifestants.

* 3 Ces violences ont conduit à l'interpellation de 1 082 personnes et au placement en garde à vue de 900 d'entre elles.

* 4 Carré Rennais, association fédérant les commerçants du centre-ville de Rennes, auditionnée le 22 mai 2019 au Sénat.

* 5 Rapport d'information n°676 (2016-2017) de MM. Rémy Pointereau et Martial Bourquin, fait au nom de la délégation aux entreprises et de la délégation aux collectivités territoriales du Sénat.

* 6 Insee, Note de conjoncture, 13 décembre 2018.

* 7 Insee, Note de conjoncture, 19 mars 2019.

* 8 Audition du 19 mars 2019 du ministre de l'Economie et des Finances, du ministre de l'Intérieur et du secrétaire d'État auprès du ministre de l'Intérieur par la commission des affaires économiques et la commission des lois sur les moyens mis en place pour faire face aux nouveaux actes de violence et de vandalisme commis à Paris.

* 9 Ainsi, ce montant n'inclut pas les pertes d'exploitation subies par les commerçants ni l'estimation du manque à gagner à plus long-terme lié à la baisse de l'activité et de l'attractivité. Il n'inclut par ailleurs que la part des dégâts matériels effectivement indemnisés par les assurances, excluant de fait les montants franchisés et les dégâts matériels dont le coût est supérieur au plafond d'indemnisation.

* 10 Vinci, Communiqué de presse, 16 décembre 2018, « Vinci Autoroutes exprime son indignation devant les violences et actes de vandalisme inacceptables commis sur les sites autoroutiers depuis le début du mouvement des « gilets jaunes » ».

* 11 Le Monde, 14 décembre 2018, « Gilets jaunes : le manque à gagner serait de 2 milliards d'euros pour le commerce ».

* 12 UMIH, Communiqué de presse, 17 mars 2019, « Réaction de l'UMIH, acte XVIII des gilets jaunes ».

* 13 FCD, Communiqué de presse, 29 novembre 2018, « Un troisième samedi de blocage des magasins et des entrepôts serait catastrophique pour le commerce ».

* 14 CNCC, Communiqué de presse, 17 décembre 2018, « La fréquentation des centres commerciaux toujours en baisse ».

* 15 France urbaine, Communiqué de presse, 13 février 2019, « Manifestations des Gilets Jaunes, France urbaine reste en attente de réponses concrètes »

* 16 Dont 3 à 4 millions d'euros de dégâts pour la seule journée du samedi 1 er décembre 2018.

* 17 Celles dont les dépenses de fonctionnement réel dépassent 60 millions d'euros par an.

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