III. AU FINAL : UNE PRISE EN CHARGE TRÈS INÉGALE

A. DES MESURES NATIONALES DE PRISE EN CHARGE PEU SOLLICITÉES, PARFOIS INADAPTÉES, ET UNE COMMUNICATION PERFECTIBLE

1. Un faible recours aux aides de la part des entreprises
a) Délais et reports d'échéances sociales

Pour rappel : les Urssaf, en application de l'instruction ministérielle du 6 décembre 2018 ont procédé à l'octroi de reports de paiement des cotisations sociales (sur une durée de 3 mois), de délais de paiement (pour la part patronale) et de remises intégrales des majorations et pénalités de retard.

Au 30 avril 2019, selon les données fournies par l'ACOSS 56 ( * ) , le nombre d'entreprises en métropole ayant sollicité de telles mesures en raison du mouvement se répartit comme suit :

• Pour les entreprises cotisantes au régime général :

o 6 339 délais de paiements accordés pour un montant de 85 millions d'euros ;

o 4 635 reports de paiements accordés pour un montant de 108 millions d'euros ;

o les remises gracieuses atteignent un montant de 1,7 million d'euros.

• Pour les travailleurs indépendants :

o 896 délais de paiements accordés pour un montant de 4,6 millions d'euros ;

o 88 reports accordés pour un montant de 57 500 euros ;

o les remises gracieuses atteignent un montant de 42 000 euros.

Au total, 11 958 délais et reports de paiements ont été accordés pour un montant total de 204 millions d'euros ainsi que 1,7 million d'euros de remises gracieuses .

Répartition des demandes de délais et reports de paiement
par catégorie d'affiliation

Source : ACOSS

Répartition des demandes de délais et reports de paiement par région

Source : ACOSS

Répartition des demandes de délais et reports de paiement par grandes villes

Source : ACOSS

À La Réunion, en raison de l'ampleur de la crise et de l'intensité des violences , des mesures spécifiques de report de toutes les cotisations de décembre 2018 et janvier 2019 ont été prises. 17 166 reports de paiements ont été accordés pour un montant total de 77,1 millions d'euros ainsi que 373 délais de paiements.

Le nombre total de délais accordés, tous motifs confondus, sur la période novembre 2018-avril 2019 est en baisse de 10 % par rapport à la période novembre 2017-avril 2018 (158 548 contre 175 960). L'ACOSS note toutefois que cette baisse générale est moindre dans le secteur du commerce (- 5,7 %, de 24 828 à 23 417 délais accordés). Dans ce secteur, le baisse n'est que de 1,7 % en Ile-de-France et le nombre total de délais est à la hausse dans certains territoires (Languedoc-Roussillon : + 8 %, Basse-Normandie : + 3 %). De même, dans le secteur des « autres services », la baisse du nombre total de délais accordés est moindre (- 5,2 %, de 87 237 à 82 721 délais accordés).

b) Étalements, reports, et remises gracieuses en matière fiscale

Au 9 mai 2019, selon les informations transmises par la DGFiP, le modèle de demande de délai de paiement ou de remise d'impôt, disponible depuis le 1 er mars 2019 sur le site impots.gouv.fr, a été téléchargé 20 577 fois , tandis que celui à destination des très petites entreprises qui saisissent la Commission des chefs des services financiers a été téléchargé 1 817 fois .

Au 30 avril 2019, le nombre d'entreprises ayant bénéficié de mesures fiscales se répartit comme suit 57 ( * ) :

• 4 491 entreprises ont bénéficié d'un délai de paiement ;

• 162 entreprises ont bénéficié d'un report d'échéance ;

• 260 entreprises ont bénéficié d'une suspension des poursuites ;

• 69 entreprises ont bénéficié d'un remboursement accéléré ;

• 628 entreprises ont bénéficié d'une remise de pénalités ;

• 123 entreprises ont bénéficié d'une remise de droits directs.

À mesure que le mouvement se poursuit et que les préjudices économiques s'accumulent, le nombre d'entreprises sollicitant une telle mesure croît : si 1 103 délais de paiement avaient été accordés au 28 février 2019, ce nombre était de 4 491 au 30 avril 2019, soit une hausse de 307 % .

c) Un dispositif d'activité partielle insuffisamment sollicité

La mesure d'activité partielle a été sollicitée et accordée à 5 268 reprises entre le 17 novembre 2018 et le 13 mai 2019 .

2. Des dispositifs de prise en charge qui ne font souvent que repousser le problème

De façon générale, l'ensemble des acteurs économiques rencontrés par le groupe de travail considère que ces mesures sont certes utiles, mais que leur conception et application reposent sur le pari que le mouvement ne dure pas et que les préjudices économiques disparaîtront rapidement . Si tel est le cas, c'est-à-dire si l'activité des commerçants repart rapidement à la hausse, repousser une échéance sociale ou étaler les paiements fiscaux peut effectivement alléger temporairement la trésorerie dans l'attente de sa reconstitution rapide.

Or, le mouvement dure depuis sept mois environ et même si le nombre de manifestants diminue fortement, les conséquences économiques des violences et débordements commises à la marge de ce mouvement continuent d'impacter négativement les entreprises ( cf. supra ) 58 ( * ) . Par conséquent, un délai de paiement ou un report d'échéance ne font que repousser la date du paiement effectif alors que les trésoreries ne se reconstituent pas, que les marges continuent d'être comprimées et que les chiffres d'affaires sont en baisse avec des changements d'habitudes qui perdurent. Les entreprises continuent donc de manquer de visibilité sur leur capacité à s'acquitter de ces paiements et de nombreux commerçants ont fait part de leur inquiétude face à l'imminence de cette échéance alors même que leur situation ne s'est pas améliorée. L'effet « bosse 59 ( * ) » en fin d'échéancier risque fortement de précipiter la faillite de plusieurs d'entre elles, les commerçants se trouvant dans l'obligation de payer les charges courantes et les arriérés, à une période où le chiffre d'affaires ne s'est pas encore redressé.

En outre, en matière de cotisations sociales , il semble que l'instruction du 6 mai 2019 , qui permet de reporter le paiement des cotisations sociales de mai et juin 2019, avantage les cotisants payant trimestriellement (auxquels elle s'applique) tandis que les cotisants payant mensuellement ne bénéficient plus de ces mesures après le mois d'avril 2019 . Le groupe de travail s'étonne également qu'il faille simplement mentionner le fait que les difficultés de l'entreprise sont liées aux conséquences du mouvement pour bénéficier d'un délai ou d'un report de cotisations sociales. Cette déclaration semble en décalage avec le quotidien vécu par les commerçants et artisans, nombre d'entreprises n'ayant pu bénéficier de telles mesures .

Par ailleurs, les instructions ministérielles ont été communiquées tardivement alors que les conséquences économiques étaient déjà massives : la première instruction ministérielle a été transmise le 6 décembre 2018, soit trois semaines après le début du mouvement .

En matière fiscale , il ressort des auditions que la mesure la plus utile pour soulager la trésorerie des entreprises est une remise de droits . Or cette dernière n'a été accordée qu'à 123 reprises au 30 avril 2019, et n'est proposée en tout état de cause qu'après qu'un délai de paiement puis un report d'échéance se soient avérés vains . La prudence, voire la franche hésitation avec laquelle cette mesure a été appliquée, est préjudiciable à la capacité des entreprises d'affronter les difficultés actuelles et témoigne d'une volonté de prise en charge de ces préjudices à peu de frais . À titre illustratif, le formulaire simplifié de demande de remise de droit direct n'a été mis en ligne qu'en mars 2019, lorsque le ministre a publiquement communiqué sur ce dispositif, alors que cette mesure fiscale était prévue par la loi depuis longtemps.

Le groupe de travail s'étonne par conséquent que face à l'ampleur historique des préjudices économiques et à la longueur du mouvement, l'exécutif n'ait pas donné d'instruction particulière pour :

• que l'administration fiscale propose l'application d'une telle mesure sans attendre inutilement que les autres aient démontré leur relative inefficacité . Les critères d'octroi de telles remises le permettent : aux termes de l'article L. 247 du livre des procédures fiscales, elles peuvent être accordées « lorsque le contribuable est dans l'impossibilité de payer par suite de gêne ou d'indigence ». La gêne subie par les commerçants et artisans semble aisément démontrable ;

• qu'une communication ciblée particulièrement sur ce dispositif, unanimement demandé par les entreprises, soit mise en oeuvre.

Par ailleurs, les délais de procédure concernant les remises de droits directs sont parfois longs . La CCI Rouen Métropole note ainsi que le paiement de la Cotisation foncière des entreprises (CFE) devant être effectué au plus tard le 15 décembre (déduction faite de l'éventuel acompte versé le 15 juin), plusieurs entreprises n'ont pu bénéficier de remise de cet impôt et s'en sont acquittées, charge à elles ensuite de négocier avec l'administration fiscale.

Si le dispositif d'activité partielle semble le plus sollicité parmi les différentes mesures nationales de prise en charge annoncées, il ne répond que partiellement aux attentes des commerçants et est inadapté pour les artisans : l'écrasante majorité de ces professionnels n'ont que quelques employés, voire aucun . Par conséquent, le « chômage technique » est inenvisageable, au risque de ne plus pouvoir ouvrir le commerce et servir la clientèle . Si cette mesure est indéniablement pertinente pour les entreprises pouvant poursuivre leur activité moyennant une baisse du nombre d'heures travaillées, elle ignore les réalités économiques des plus petites entreprises, très présentes dans les centres-villes . En outre, il existe au sein des entreprises aux effectifs réduits une dimension affective dans la relation entre le salarié et le l'employeur, qui diminue d'autant la possibilité effective de recourir à cette mesure.

Parmi les mesures de prises en charge conçues spécifiquement pour répondre aux conséquences économiques de ce mouvement figure l'opération nationale de revitalisation des centres-villes. Or, tant les élus locaux que les réseaux consulaires et les associations de commerçants alertent sur l'impossibilité de démarrer les campagnes de communication prévues pour deux raisons :

• d'une part, toute opération de promotion du centre-ville serait immédiatement annihilée par de nouvelles violences . Or, si la participation au mouvement décroît, des épisodes de violences continuent d'avoir lieu, sans qu'il soit possible de circonscrire en amont leur localisation. Ainsi du samedi 8 juin 2019, place de la Comédie à Montpellier, où des débordements ont encore eu lieu dans la ville proclamée alors « capitale nationale du mouvement » ;

• d'autre part, la communication publique autour de ces mesures de redynamisation peut avoir pour effet d'attirer spécifiquement les casseurs afin de bénéficier d'une visibilité et d'une résonnance médiatiques accrues . Le 27 avril 2019, pour la finale de la Coupe de France, la ville de Rennes avait par exemple décidé, en coordination avec le Carré Rennais, de prévoir des animations spécifiques avant le match, la gratuité des transports en commun et celle de certains parkings. Or, des manifestations interrégionales ont été ensuite annoncées spécifiquement pour ce jour, les transports en commun ont été partiellement fermés ou déroutés et les animations en partie annulées.

3. Une communication perfectible
a) Les moyens de communication employés

La DGE a créé sur son site internet une page dédiée 60 ( * ) et a utilisé les réseaux Twitter et LinkedIn afin de communiquer auprès des entreprises. Les différents supports numériques du ministère de l'économie et des finances ont également été mobilisés (economie.gouv.fr, impots.gouv.fr, lettre Bercy Infos). Sa « task force » a également organisé quinze conférences téléphoniques réunissant les organisations professionnelles nationales des secteurs touchés (commerce, artisanat, hôtellerie, etc.) et a été sollicitée directement par mail par 60 entreprises. La DGE a par ailleurs mobilisé à deux reprises le Conseil supérieur de l'ordre des experts comptables (CSOEC) afin qu'il relaye ces mesures auprès de ses membres.

Les services de l'État ont également participé aux guichets uniques locaux ou aux « brigades » mises en place par les acteurs locaux (notamment les CCI) visant à se déplacer auprès des entreprises ou à répondre à leurs questions lors de réunions d'informations. Les CODEFI (comité départemental d'examen des problèmes de financement des entreprises) ont organisé des réunions de manière systématique à partir de mai 2019 afin d'orienter les entreprises confrontées à des difficultés.

La page internet dédiée de la DGE a été consultée 14 336 fois , le dossier d'information à destination des commerçants a été téléchargé 292 fois et les publications Twitter et LinkedIn ont été vues 3000 fois environ.

L'article Bercy Infos relatif aux dispositifs de prise en charge a été consulté 12 612 fois et la page internet dédiée du ministère de l'économie et des finances a enregistré 57 294 visites. Par ailleurs, 7 communiqués de presse ont été diffusés.

En ce qui concerne l'ACOSS, plusieurs canaux de communication ont été utilisés afin de faire connaître les possibilités de délai ou de report de paiements des cotisations sociales : communiqués et articles de presse, des réunions en préfecture, des documents d'explications mis en ligne sur les sites des préfectures ainsi que sur les sites internet des Urssaf et en participant aux réunions organisées, entre autres, par les CCI. En outre, l'ACOSS a parfois ciblé les quartiers les plus impactés afin d'échanger par mail ou par téléphone avec les commerçants et artisans en amont de tout débit.

b) Une communication nationale et un ciblage des aides perfectible

Un nombre important de canaux de communication a été utilisé par l'exécutif afin de diffuser l'information sur ces mesures de prise en charge.

Toutefois, le nombre limité de consultations sur les supports numériques et le faible taux de recours aux aides , de même que le décalage important entre les déclarations des associations représentants les commerçants de centres-villes et celles de l'exécutif à propos de la diffusion de l'information, interrogent. Certains éléments explicatifs sont certes indépendants des efforts de l'exécutif et relèvent davantage de mécanismes d'autocensure de la part de certaines entreprises : ainsi du geste de solliciter spontanément l'administration fiscale, même à bon droit, rarement considéré comme naturel ou rassurant pour une entreprise.

D'autres éléments explicatifs témoignent en revanche d'une communication perfectible .

L'administration centrale s'est trop fortement appuyée sur différents acteurs, notamment locaux , afin de diffuser ces informations sur le terrain : CCI, CMA, organisations professionnelles, ordre des experts comptables, services déconcentrés. Si ces organismes ont réalisé un important travail de communication, dans des délais serrés, et parfois alors même qu'il ne relevait pas de leur compétence initiale, le recours à de multiples relais implique nécessairement une déperdition de l'information . Par exemple, il semble que les recommandations énoncées au niveau national en matière, entre autres, de pratique assurantielle ou bancaire n'aient été que peu suivies par les agences locales. Il en découle une asymétrie d'une part entre les dispositifs nationaux et la réalité du terrain et d'autre part entre les entreprises ayant les moyens logistiques (service comptable, département de ressources humaines, etc.) et humains de connaître et étudier l'ensemble des mesures et celles qui ne les ont pas .

Les mesures d'information nécessitent, dans leur ensemble, une démarche proactive de la part du commerçant : abonnement au compte Twitter ou LinkedIn de Bercy et à lettre Bercy infos, déplacement aux réunions organisées par les acteurs locaux, recherche d'informations sur le site internet du ministère. Or, tous les acteurs économiques n'ont pas le temps de procéder à ces recherches ni les moyens d'en déléguer la tâche à autrui , plus particulièrement encore en période de difficultés économiques nécessitant un investissement quotidien des salariés et des employeurs.

La communication autour des délais et reports de cotisations sociales
gagnerait à être renforcée

Alors que les informations fournies par l'ACOSS font état de « contacts téléphoniques systématiques » entre ses services et les entreprises des zones touchées, les associations de commerçants et chambres consulaires rencontrées par le groupe de travail relativisent ces affirmations . Nombre de commerçants ou artisans n'ont en effet été ni rencontrés physiquement, ni contactés à distance , ce qui peut expliquer en partie le faible recours à ces mesures.

C'est d'autant plus préjudiciable que les contacts directs auprès des entreprises facilitent la vie des entreprises en n'exigeant d'eux aucune démarche complexe ou chronophage , à l'inverse des réunions en préfecture, de la navigation sur le site internet de l'Urssaf ou de la lecture des communiqués de presse. Dans un contexte où les difficultés des commerçants s'accumulent et où l'employeur ne compte pas ses heures pour assurer la pérennité de son entreprise , cette nécessité de chercher par soi-même les mesures représente autant de freins à la possibilité d'en bénéficier.

La communication autour de ces mesures donne le sentiment d'un travail précipité, consistant principalement à activer des dispositifs déjà existants et à le faire savoir par les relais locaux.

4. Une indemnisation des préjudices qui s'apparente à un parcours du combattant pour les entreprises
a) La responsabilité de l'État semble juridiquement difficile à engager

Durant son audition devant le Sénat le 19 mars 2019, le ministre de l'économie et des finances a rappelé qu' « évidemment, les commerçants ont le droit de se retourner contre l'État s'ils estiment avoir subi un préjudice grave du fait d'un défaut de maintien de l'ordre ; il reviendra alors au juge administratif de trancher ». Le groupe de travail considère néanmoins que le Gouvernement tente de se défausser sur la justice et les commerçants, dès lors qu'il ne peut ignorer que les chances de tels recours sont quasiment nulles .

Certes, l'engagement de la responsabilité sans faute de l'État évite, comme son nom l'indique, qu'il faille prouver l'existence d'une faute, ce qui présente un intérêt certain : la faute commise à l'occasion d'une opération de maintien de l'ordre aussi conséquente que celle-ci serait probablement qualifiée de « faute lourde », ce qui restreindrait les chances de succès d'une action devant le juge.

En revanche, les critères légaux ou jurisprudentiels permettant d'introduire un tel recours sont assez restrictifs. Si les dommages sont le fait d'un groupe qui s'est constitué et réuni dans le but prémédité de les commettre, s'ils ont lieu après la fin du rassemblement , ou dans un autre quartier que celui de l'attroupement , un tel régime de responsabilité est écarté par le juge administratif 61 ( * ) . Pour autant, un arrêt récent du Conseil d'État 62 ( * ) semble témoigner d'une inflexion de la jurisprudence du juge administratif : il a reconnu que la seule circonstance du caractère prémédité des dommages n'était pas suffisante pour écarter la responsabilité de l'État 63 ( * ) . Des dégradations, bien que préméditées , commises à l'occasion d'une manifestation plus large organisée par des syndicats pour protester contre les difficultés économiques et contre des mesures gouvernementales, seraient donc susceptibles d'engager la responsabilité de l'État.

Il se peut qu'en cas de rejet par les services de l'État des recours indemnitaires, le juge administratif soit amené à appliquer cette évolution de jurisprudence aux demandes indemnitaires nées des violences commises en marge du mouvement. Il devra alors se prononcer sur des dégradations parfois préméditées (le cas des « black blocs ») mais commises à l'occasion d'une manifestation organisée non pas par des syndicats, mais par des particuliers .

Les chances de succès d'un tel recours dépendent enfin de l'établissement d'un lien direct et certain entre les agissements délictueux et le dommage et d'autre part la démonstration que les violences n'ont pas été commises par des groupes isolés du rassemblement principal, complètement étrangers aux organisateurs, et qui auraient prémédité leur geste, mais par les participants au mouvement revendicatif des « gilets jaunes ». Or, s'il semble aisé de démontrer le lien direct et certain entre un magasin saccagé et la perte d'exploitation qui s'en suit durant les travaux de réparation, il semble délicat de démontrer le lien direct et certain entre les crimes ou délits commis à l'occasion des manifestations et la perte d'exploitation subie par des entreprises « intactes » qui s'étend tout au long de la semaine ou qui est la résultante des limitations de circulation.

Une première question devra avant tout être tranchée par le juge : celle de savoir si les dommages sont le fait de « gilets jaunes » ou de groupes de casseurs préméditant leurs gestes et n'ayant rien à voir avec les organisateurs de la manifestation.

En tout état de cause, en vertu de l'article R. 421-1 du Code de justice administrative, la requête tendant au paiement d'une somme d'argent « n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle ». Un recours indemnitaire doit donc être formulé auprès de la préfecture : en cas de refus, la décision peut être déférée devant le tribunal administratif dans un délai de deux mois. Toutefois, seuls 150 dossiers sur 1 285 déposés à la Préfecture de police seraient complets au 13 juin 2019 (en raison notamment d'éléments manquants de la part des assureurs).

Par ailleurs, dans le cas de la responsabilité pour faute (carence dans le maintien de l'ordre public), la faute lourde pourrait être caractérisée dans le cas de figure où l'État se serait abstenu de faire usage de ses pouvoirs de police alors qu'un tel usage n'aurait pas créé de risque sérieux de troubles graves à l'ordre public 64 ( * ) . Or, il semble aisé de démontrer, de la part de l'État, que l'usage de ses pouvoirs de police aurait empiré la situation et crée un désordre plus grave .

Enfin, en matière de responsabilité pour rupture d'égalité devant les charges publiques , si le préjudice concerne un nombre important de victimes (ce qui semble être le cas au regard du nombre de commerçants ayant subis de la casse ou des pertes d'exploitation), le critère « spécial » ne sera pas réuni 65 ( * ) , et la responsabilité de l'État ne pourra pas être engagée sur ce fondement.

Une difficulté supplémentaire, d'ordre financier, risque de pénaliser certains requérants dans leurs démarches : de façon générale, si le recours à un avocat est facultatif en première instance devant le juge administratif, il est obligatoire lorsque le recours a pour objet une demande d'indemnités en réparation de préjudices 66 ( * ) . L'aide juridictionnelle, qui peut être accordée à une personne physique ne disposant pas de ressources suffisantes 67 ( * ) , peut participer à la prise en charge des frais d'avocat, mais son plafond est bas, excluant un grand nombre de requérants « physiques » et, en tout état de cause, les personnes morales que sont les entreprises.

b) Des assurances qui ont plus ou moins « joué le jeu »
(1) En matière de dommages matériels

Selon les informations fournies par la Fédération française des assurances, au 29 mai 2019, les dommages consécutifs au mouvement représentaient 12 500 sinistres pour un coût d'environ 217 millions d'euros 68 ( * ) . 55 % des sinistres ont été déclarés par des artisans, commerçants ou TPE de services. En termes de répartition géographique, 23 % des sinistres ont été déclarés à Paris (et représentent 41 % des montants d'indemnisation).

Estimation de la sinistralité

Note : résultats extrapolés à l'ensemble du marché sur la base d'une représentativité comprise entre 63 % (entreprise) et 80 % (automobile)

Source : FFA

Toutefois, il ressort des auditions menées par le groupe de travail que si des recommandations ont été émises par la FFA tendant à ce que les dommages matériels des artisans et commerçants 69 ( * ) soient indemnisés sans application d'une franchise jusqu'au 16 janvier 2019, elles ne semblent n'avoir été que rarement suivies sur le terrain . À plusieurs reprises, les acteurs économiques interrogés, qu'il s'agisse d'entreprises ou de villes et régions, ignoraient que les agences locales avaient reçu pour consigne d'être « bienveillantes » et de prendre en charge cette franchise. Selon eux, la réalité du terrain était différente. Le groupe de travail ne peut que s'étonner d'une telle différence d'information entre les recommandations nationales et leur application concrète au plus près des entreprises .

Par ailleurs, les délais d'indemnisation des dégâts matériels sont dans l'ensemble considérés comme trop longs par les professionnels entendus, notamment les artisans.

(2) En matière de pertes d'exploitation

Il existe deux types de garantie :

• une clause d'indemnisation de la perte d'exploitation lorsque cette dernière est la résultante de travaux de réparation du fait d'un dommage matériel . 50 % des entreprises environ souscrivent une telle garantie 70 ( * ) . En revanche, cette clause ne couvre pas les pertes liées au fait d'avoir fermé l'entreprise sans que cette dernière ait été victime de dommages (rues fermées à la suite des attentats, zones d'interdiction de circuler pendant les manifestations, etc.). La FFA considère en effet qu'il s'agit là d'un aléa économique constitutif du « risque d'entreprise » ;

• une clause d'indemnisation de la perte d'exploitation lorsque cette dernière survient à la suite d'évènements extérieurs (décision administrative de fermeture ou d'interdiction de circuler, évènement intervenu dans un voisinage proche comme un incendie). Seules les plus grandes entreprises souscrivent cette garantie, en raison de son coût élevé.

En ce qui concerne les pertes d'exploitation liées aux dommages matériels , une recommandation a également été émise par la FFA visant à ce que les différents samedis de violence soient considérés comme un seul et même évènement et non pas comme 28 sinistres différents . Ce faisant, cela évite l'application d'un délai de carence de 3 jours sur chaque sinistre, qui aurait rendu quasi-inexistante l'indemnisation de la perte d'exploitation. Le ministre lui-même s'est fait l'écho de cet engagement, lors de son audition au Sénat le 19 mars : « les assureurs ont ainsi accéléré les indemnisations de sinistres matériels et de pertes d'exploitation et se sont engagés à ne pas cumuler les franchises pour les dommages matériels causés par les manifestation ». Or, là encore, les échanges qu'a eus le groupe de travail attestent que cette recommandation n'a été que partiellement suivie sur le terrain .

Interrogée à ce sujet, la FFA rappelle que ces deux recommandations étaient effectives jusqu'au 16 janvier 2019 , « c'est-à-dire jusqu'à l'ouverture du grand débat 71 ( * ) ». Au-delà du caractère surprenant du choix d'une telle date , les violences et sinistres matériels et économiques étant alors peu susceptibles de s'interrompre subitement pour cause de débat national, le groupe de travail ne peut que s'interroger sur le manque d'information exacte qu'avait le ministre, le 19 mars, à propos d'un dispositif...échu deux mois plus tôt .

Davantage de communication institutionnelle auprès des entreprises sur ces recommandations aurait peut-être permis certaines d'entre elles d'aborder le sujet avec leur compagnie d'assurance. La FFA a néanmoins préféré ne pas communiquer officiellement sur ces mesures spécifiques en raison du risque que cela « renforce la détermination des casseurs ». Le groupe s'étonne de cette prudence : il lui semble qu'un casseur ne se pose que rarement la question de savoir si le bien qu'il s'apprête à détruire se verra appliqué une franchise ou non...

Par ailleurs, une augmentation des primes d'assurance n'est pas exclue : à cette question, la FFA a répondu 72 ( * ) que cet épisode représente 5 % de la charge habituellement constatée annuellement pour les catégories des artisans, commerçants et prestataires de services. Et de conclure qu' un relèvement des tarifs relève de la politique technique et commerciale de chaque compagnie d'assurance .

c) Une multiplication des interlocuteurs préjudiciable à l'efficacité de la prise en charge

Différents acteurs économiques (chambres consulaires et associations de commerçants notamment) ont alerté le groupe de travail sur le trop grand nombre d'interlocuteurs administratifs : Direccte, Urssaf, service des impôts, préfecture, réseau consulaire, CCSF, CODEFI, Médiateur des entreprises, Médiateur du crédit, Bpifrance, mairies et régions (pour les fonds locaux). À nouveau, et bien que des « guichets uniques » aient été parfois mis en place, cette multiplicité d'acteurs aux compétences et moyens hétérogènes entraîne davantage complexité et découragement des commerçants qu'efficacité des mesures .

Un trop grand nombre de mesures nationales de prise en charge ont été annoncées. Ce saupoudrage des aides est d'autant plus inefficace que chacune présente des critères d'éligibilité et des points de contact différents. Le résultat final en est un sentiment de confusion face à une myriade de « mesurettes » et de perplexité face à la complexité des démarches à entreprendre 73 ( * ) . En outre, ce patchwork de mesures nationales se double d'un ensemble de mesures locales (fonds d'aides directes, prêts à taux zéro, avances remboursables, opérations de revitalisation) qui diffèrent d'une région à l'autre, voire d'une ville à l'autre 74 ( * ) , et qui instaurent autant de nouveaux critères d'éligibilité.

Au total, l'inadaptation et la relative inefficacité de plusieurs de ces dispositifs dégagent une impression de « deux poids deux mesures » par rapport aux efforts et dépenses budgétaires engagés par le Gouvernement afin de répondre à la crise des gilets jaunes. Si des mesures d'ampleur sont naturellement nécessaires face aux situations économiques que vivent nombre de citoyens, les artisans et commerçants impactés ne doivent pas être les grands oubliés de la solidarité nationale . D'une part, plusieurs d'entre eux, notamment les artisans, souffrent au quotidien de difficultés économiques et financières importantes. D'autre part, les violences fragilisent la survie d'entreprises qui contribuent fortement au dynamisme de l'économie nationale.


* 56 L'ACOSS est la tête de réseau des Urssaf.

* 57 Le cumul de ces mesures est possible : une entreprise peut ainsi bénéficier d'un délai de paiement, puis d'un report, et si nécessaire, d'une remise de droits.

* 58 Cette impossibilité de prédire la date du retour effectif à l'ordre public explique, par exemple, qu'une grande partie des opérations de communication prévues par les associations de commerçants, les mairies et les chambres consulaires pour redynamiser les centres-villes soient repoussées afin que les évènements festifs ne soient pas dénaturés par la violence de quelques-uns et ne produisent pas l'effet exactement inverse.

* 59 C'est-à-dire le fait pour une entreprise de devoir s'acquitter non seulement de sa dette sociale et/ou fiscale du moment mais également de celle qui a fait l'objet d'un report ou d'un étalement.

* 60 https://www.entreprises.gouv.fr/politique-et-enjeux/gilets-jaunes-accompagnement-des-entreprises

* 61 Conseil d'État, 11 juillet 2011, n° 331-669 et CAA Nantes, 15 décembre 2015, n° 14NT01609.

* 62 CE, 3 octobre 2018, Commune de Saint-Lô, n° 416352.

* 63 « En déduisant de cette seule circonstance que les dommages n'étaient pas le fait d'un attroupement ou d'un rassemblement [...] alors que les dégradations, bien que préméditées, avaient été commises à l'occasion de manifestations sur la voie publique, organisées à l'appel de plusieurs organisations syndicales pour protester contre les difficultés économiques du monde agricole et contre diverses mesures gouvernementales et auxquelles avaient participé plusieurs centaines d'agriculteurs, et non par un groupe qui se serait constitué et organisé à seule fin de commettre des délits, la cour administrative d'appel a inexactement qualifié les faits ».

* 64 CAA de Douai, 6 novembre 2014, n°13DA00411.

* 65 CAA de Nantes, 15 décembre 2015, n°14NT1609.

* 66 Article R. 431-2 du code de justice administrative.

* 67 Le plafond de ressources mensuelles est de 1 031 euros pour 2019 pour l'aide juridictionnelle totale et de 1 546 euros pour l'aide juridictionnelle partielle.

* 68 D'après les données de la FFA, 76 % des entreprises au niveau national souscrivent la garantie optionnelle « bris de glaces » dans les contrats multirisques.

* 69 Ces recommandations visent expressément les petits commerces et artisans comme les boulangeries, restaurants, bars, tabac, magasins d'alimentation, etc.

* 70 Selon la FFA, ce taux est probablement supérieur de 5 à 10 points à Paris.

* 71 Audition de la FFA au Sénat, le 5 juin 2019.

* 72 Idem.

* 73 Il est à noter toutefois qu'un formulaire simplifié de demande de remise d'impôts directs a été mis en ligne à partir de mars 2019.

* 74 Par exemple en Nouvelle Aquitaine ( cf. supra ), les critères d'éligibilité aux deux fonds d'aides directes ne sont pas les mêmes selon que l'entreprise est établie dans la Métropole de Bordeaux ou dans le reste de la région.

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