B. DES MESURES LOCALES SOUVENT PERTINENTES MAIS DES CRITÈRES D'ÉLIGIBILITÉ TROP STRICTS

1. Un faible recours aux fonds d'aides locaux

D'après les informations fournies à votre rapporteur par différentes CCI, CMA, mairies et régions, la problématique du faible recours aux aides nationales se rencontre également au niveau local .

A Paris , au 7 juin 2019, 17 dossiers de demande d'aide de la part du fonds de soutien aux acteurs économiques ( cf. supra ) avaient été réceptionnées : 4 dossiers auraient ainsi perçu un total de 19 000 euros tandis que 11 sont éligibles mais incomplets et 2 sont inéligibles. Sur l'ensemble de la région Ile-de-France, 24 commerçants et artisans avaient sollicité cette aide au 31 mai 2019.

Les deux fonds mis en place respectivement en Nouvelle-Aquitaine et sur le périmètre de Bordeaux Métropole ont reçu, début juin 2019, 450 dossiers. 137 entreprises ont bénéficié du fonds local (600 000 euros abondés par la Métropole, la CCI et la CMA) et 51 du fonds régional (2 millions d'euros apportés par la Région) dont 36 situées dans le centre de Bordeaux.

À Toulouse, le fonds d'avances remboursables à taux zéro et sans garantie est intervenu à 30 reprises pour un montant d'environ 200 000 euros, et celui de la Région Sud a débloqué fin mai environ 200 000 euros sur les 2 millions d'euros prévus .

Certaines régions refusent également de mettre en place de tels fonds , considérant que l'indemnisation des commerçants et artisans impactés par les violences relève de la responsabilité de l'État . La CCI Rouen Métropole, par exemple, a été invitée par la Région Normandie à se tourner vers le dispositif régional existant « croissance TPE », qui consiste en des avances remboursables (à condition que l'entreprise existe depuis plus de 3 ans et qu'elle emploie plus de trois salariés). Or, la rigidité des critères et l'exigence de remboursement alors que les commerçants n'ont plus aucune visibilité sur leur niveau d'activité à venir , soit excluent du dispositif un trop grand nombre d'entreprises, soit rendent le dispositif inadapté aux problématiques économiques rencontrées.

2. Des critères d'éligibilité trop stricts et des mesures parfois inadaptées

Au-delà des raisons indépendantes de la volonté des pouvoirs publics ( cf. supra ), le faible taux de recours à ces aides locales s'explique également par la fixation de critères d'éligibilité trop stricts .

L'ensemble des associations de commerçants rencontrées, ainsi que plusieurs CCI, ont alerté le groupe de travail sur le fait que le seuil des 30 % de perte de chiffre d'affaires, retenu dans de nombreux cas de fonds d'aides directes, est trop élevé et rend inéligibles de nombreuses entreprises . Certes, il ressort des auditions menées que les blocages, violences et débordements sont à l'origine d'une perte d'activité de 30 % environ. Cependant :

• ce niveau de perte étant une moyenne, les entreprises subissant une baisse de CA de 10 %, 20 % ou 25 % sont exclues du dispositif . Or, l'impact économique n'est pas moins préjudiciable lorsque la baisse du CA s'établit à 29 % de CA que lorsqu'elle s'établit à 31 % ;

• afin de compenser leur perte d'activité, les commerçants et artisans ont pratiqué des promotions (pour attirer la clientèle) ou ont puisé dans leurs stocks (pour répondre aux ruptures d'approvisionnement). Par conséquent, la perte économique peut être masquée par le fait que la baisse du chiffre d'affaires paraît atténuée, alors que cette compensation s'est faite au prix d'une contraction des marges ou de stocks « bradés » . En temps normal, les promotions n'auraient pas atteint cette ampleur et les stocks auraient été vendus à prix normal. Une entreprise qui affiche une diminution de 15 % de son CA peut donc en réalité être victime de préjudices économiques bien plus importants et liés à ces violences : marges durablement faibles, trésorerie asséchée, stocks vendus à prix « cassés ». Or, tant que la baisse du CA n'atteint pas 30 % en cumulé sur la période, une telle entreprise est inéligible aux fonds d'aides directes.

Le précédent de Rennes en 2016 :
un fonds d'aide significatif mais une enveloppe sous-utilisée

En 2016, les manifestations liées à la loi Travail ont occasionné de nombreux dégâts matériels dans le centre-ville de Rennes. Un fonds d'aide de 600 000 euros a été débloqué par l'État et annoncé par le préfet en septembre 2016, avec l'objectif de « consommer l ' enveloppe [...] d ' ici la fin de l ' année ». Les commerçants réalisant moins de 1 million d'euros de chiffre d'affaires et ayant subi une perte supérieure à 30 % de ce chiffre (seuil ramené ensuite à 25 % à la demande de la CCI et du Carré Rennais) pouvait être indemnisés jusqu'à 3 000 euros ou 10 000 euros si la perte dépassait 50 %.

Au 21 novembre, date limite de dépôt des dossiers, seules 86 demandes avaient été déposées et 21 dossiers étaient éligibles. Au total, 68 000 euros ont été débloqués.

Les critères d'éligibilité ont en effet été considérés comme trop stricts : 25 % de perte d'un chiffre d'affaires dont le montant total doit être inférieur au million d'euros. De nombreuses entreprises dont la perte pouvait atteindre 20 %, ou plus de 30 % mais dont le CA était inférieur au seuil d'1 million d'euros, s'en sont trouvées exclues.

D'autres critères d'éligibilité restreignent l'accès à ces aides :

• le critère de la date de création de l'entreprise, qui doit souvent être antérieure de plus d'un an au démarrage du mouvement . Or, les commerces ouverts récemment sont par nature fragiles économiquement (activité en démarrage, investissements non amortis, remboursements élevés, etc.) et sont les premiers à avoir été victimes de ces violences ;

• le critère du nombre maximal de salariés , souvent fixé à 10. De fait, cela exclue des PME victimes pourtant des mêmes préjudices et exerçant parfois leur activité dans les secteurs les plus impactés (hôtellerie, restaurants) ;

• le critère du chiffre d'affaires maximal , souvent fixé au million d'euros. Une entreprise de 8 salariés réalisant 1,2 million d'euros de chiffre d'affaires, bien que victime de ces préjudices et ne disposant pas de la même solidité financière qu'un grand groupe, se voit exclue de ces aides ;

• certaines entreprises sont exclues du dispositif en raison de critères exogènes à leur performance ou taille. Ainsi du fonds d'aide de Bordeaux Métropole qui ne couvre pas les entreprises bénéficiant d'une assurance pour perte d'exploitation . Or, l'activation de cette clause se heurte dans de nombreux cas ( cf. supra ) à l'application de délais de carence parfois successifs, qui rendent l'indemnisation de la perte d'exploitation marginale . En outre, c'est à l'entreprise de fixer la période de garantie au moment où elle souscrit ce contrat : il est peu probable que des commerçants aient souscrit un contrat couvrant désormais sept mois de perte d'exploitation.

Le dispositif d'aide le plus efficace pour les commerçants reste un fonds d'indemnisation des pertes d'exploitation aux critères d'éligibilité assouplis . Certaines collectivités ont toutefois privilégié la mise en place de fonds d'avances remboursables ou de prêts à taux zéro . Bien que l'objectif soit le même, à savoir soutenir la trésorerie des commerçants et les aider à surmonter les difficultés économiques, ces mesures de prêts présentent un inconvénient majeur pour les acteurs économiques : le remboursement. Si dans le cas de difficultés temporaires, il est aisément envisagé que l'avance soit remboursée lorsque l'activité retrouve son rythme de croisière, il en va autrement dans le cas de préjudices économiques plus durables. En effet, rien n'indique que l'activité soit revenue à son niveau initial lorsque l'entreprise devra s'acquitter de ses dettes financières . Par conséquent, les entreprises hésitent à s'endetter, même à taux zéro ou en disposant de la garantie de Bpifrance, ces dettes pouvant se transformer en charge fatale pour leur trésorerie à venir.

Par ailleurs, des fonds d'aides exceptionnels pour les travaux de remise en état ou les frais de sécurisation consécutifs aux dégradations ont été mis en place afin de couvrir le reste à charge payé par les entreprises à la suite d'une indemnisation assurantielle. Or, les échanges avec les associations de commerçants indiquent que les subventions allouées sont définies sous forme de fourchette 75 ( * ) et que le montant de nombreuses réparations est situé en-deçà , vidant la mesure de sa substance. En outre, la constitution des dossiers nécessite au préalable que les assureurs aient transmis les documents nécessaires au commerçant ou artisan ; la longueur observée des délais d'envoi est par conséquent un obstacle supplémentaire à l'indemnisation des entreprises.


* 75 Par exemple, les aides de la région Occitanie sont comprises entre 2 000 et 8 000 euros. Un reste à charge de 1 500 euros pour une vitrine réparée en est exclu.

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