C. UN RÉTABLISSEMENT FRAGILE DEPUIS 2016 À LA FAVEUR D'UN RAPPROCHEMENT AVEC LA RUSSIE

D'abord fortement ébranlée par la crise syrienne et ses conséquences, la Turquie a retrouvé une meilleure situation au plan international par le biais d'une amélioration soudaine de ses relations avec la Russie.

1. Une réintégration dans le jeu diplomatique via un rapprochement avec Moscou et Téhéran : le processus d'Astana

Après avoir dans un premier temps refusé de présenter des excuses à la Russie à la suite de l'affaire de l'avion russe abattu, le Président Erdogan a ensuite changé radicalement d'attitude. En juin 2016, il a ainsi adressé à Vladimir Poutine une lettre de regret.

En outre, après la tentative de coup d'État de juillet 2016, alors que les Turcs estiment que la condamnation des Occidentaux ne s'est faite que du bout des lèvres, le Président Erdogan a reçu un soutien marqué du Président russe , dont il apprécie l'absence d'allusions aux droits de l'homme et de critiques sur les purges au sein de l'armée et de l'État.

Enfin, l'évolution de la crise syrienne a également favorisé ce rapprochement. Dès lors que, d'une part, le président syrien est soutenu par la Russie et que la perspective de son départ s'éloigne inexorablement et que, d'autre part, les Occidentaux, qui ont fait de Daech leur ennemi public n°1, soutiennent massivement des combattants kurdes qui représentent, par leurs liens supposés avec le PKK, un danger majeur aux yeux de la Turquie, celle-ci fait évoluer ses priorités : la lutte contre les Kurdes syriens et la question des réfugiés priment désormais pour les Turcs sur le départ d'al-Assad . Dès lors, la coopération économique et des bonnes relations sont rétablies entre la Turquie et la Russie.

Le Conseil de sécurité de l'ONU a approuvé le 31 décembre 2016 un cessez-le-feu et le principe de négociations en Syrie en adoptant à l'unanimité la résolution 2336 présentée par Moscou et Ankara. En coopération avec l'Iran, afin de faire respecter ce cessez-le-feu, la Russie et la Turquie ont lancé le 23 janvier 2016 le processus d'Astana, bientôt boycotté par l'opposition syrienne.

Dans le cadre de ce processus, la Russie et l'Iran, alliés du régime de Bachar al-Assad, et la Turquie, soutien des rebelles, adoptent, le 4 mai 2016, un accord de principe portant sur la création de quatre « zones de désescalade ». Ces zones permettent pendant un temps aux rebelles syriens mais aussi à de nombreux islamistes djihadistes, de trouver refuge contre les attaques du régime appuyées par la Russie.

Toutefois, cet accord n'a permis in fine ni l'arrêt des opérations du régime syrien à l'encontre des zones de désescalade, ni l'amélioration à long terme de la situation humanitaire dans le nord de la Syrie, où ces opérations soutenues par la Russie font peser une menace de catastrophe humanitaire sans précédent. Il n'a pas permis non plus de faire avancer la solution politique promue par les Nations unies . Rappelons que par la résolution 2254 (en 2015), adoptée à l'unanimité de ses 15 membres, le Conseil de sécurité a confirmé les Déclarations de Vienne, visant à l'application intégrale du Communiqué de Genève du 30 juin 2012, « fondement d'une transition politique conduite et prise en main par les Syriens et visant à mettre fin au conflit syrien ». Il s'agit de mettre ne place « une gouvernance crédible, inclusive et non sectaire », et arrêter un calendrier et les modalités d'une nouvelle constitution, permettant de mettre en place des élections libres et régulières.

2. Une armée reprise en main et tournée pour la première fois vers l'extérieur : les opérations « Bouclier de l'Euphrate » et « Rameau d'olivier »

Ainsi, grâce à son rapprochement avec Moscou, la Turquie a retrouvé une position importante dans le processus de résolution de la crise syrienne en étant partie à un processus de paix parallèle au processus de Genève 58 ( * ) .

L a Turquie profite ainsi de la place laissée vacante par le retrait relatif des Occidentaux pour reprendre sa politique de puissance régionale au Moyen-Orient et faire de la lutte contre les combattants kurdes considérés par elle comme liés au PKK le premier axe de sa politique étrangère . La priorité de la Turquie est en effet triple : éradiquer la guérilla du PKK en Turquie, maintenir la pression à Kandil en Irak, refuge du PKK, enfin créer un espace tampon en Syrie le long de la frontière, pour empêcher l'établissement d'une zone continue de l'Est à l'Ouest contrôlée par les Kurdes.

À la différence de la politique menée sous l'égide d'A. Davutoglu avant la crise syrienne, la Turquie est ainsi passée d'une approche fondée sur le « soft power » à une approche que certains chercheurs entendus par vos rapporteurs qualifient de « néo-ottomanisme » ou de « dérive nationaliste », l'alliance de l'AKP avec le parti ultra-nationaliste MHP et la volonté de souder la population autour du pouvoir alors que l'économie connait des difficultés croissantes expliquant en partie cette évolution.

Cette attitude plus offensive trouve une illustration frappante dans l'opération « Bouclier de l'Euphrate » par laquelle le pouvoir turc, dans un double mouvement, affirme son pouvoir retrouvé sur l'armée turque après des décennies de domination des militaires et projette sa puissance à l'extérieur de ses frontières pour, selon lui, lutter contre son principal ennemi, le PKK. C'est en effet la première fois depuis la guerre de Corée et la crise chypriote que l'armée turque, instrument avant tout intérieur, intervient à l'extérieur de la Turquie. Ce retournement s'appuie notamment sur une industrie des armements en pleine croissance et très ambitieuse.

L'opération « Bouclier de l'Euphrate »

Le 24 août 2016, la Turquie a lancé l'opération militaire « Bouclier de l'Euphrate » afin, d'une part, d'empêcher les milices kurdes syriennes (YPG), principal élément des Forces démocratiques syriennes (FDS), de relier les territoires passés sous leur contrôle dans le nord de la Syrie et, d'autre part, d'empêcher Daech de s'approcher de la frontière turque. La Turquie a engagé plusieurs centaines de soldats et de chars lourds et s'est appuyée sur 5.000 à 10.000 combattants de groupes armés appartenant à la rébellion syrienne. Rapidement obtenue, la prise de la ville de Jarabulus a permis de chasser Daech de la zone proche de la frontière. En revanche, l'opération turque fut mise en difficulté lors de l'offensive menée en direction d'un autre fief de Daesh plus au sud, al-Bab.

Le président turc a ensuite affirmé que le prochain objectif de ses troupes était Manbij, prise en août 2016 à l'EI par les FDS, mais la coalition anti-jihadiste a dissuadé Ankara de mettre cette menace à exécution. Dès lors, la Turquie a annoncé, le 29 mars, la fin de l'opération « Bouclier de l'Euphrate ».

Ainsi, l'opération « Bouclier de l'Euphrate », menée par les Turcs du 24 août 2016 au 29 mars 2017, vise à empêcher les Kurdes d'établir une continuité le long de la frontière turque, tout en luttant contre l'État islamique. Si elle a permis de réaffirmer la puissance régionale turque, cette opération a aussi montré les limites de l'outil militaire turc, qui aurait rencontré de grandes difficultés lors de l'offensive. Peut-être les purges affectant une grande partie des officiers à la suite du coup d'État manqué de juillet 2016 peuvent-elles expliquer en partie ces difficultés. En outre, cette offensive contraire au droit international et aux processus de résolutions du conflit alors engagés, et menée à l'encontre de combattants ayant eu un rôle décisif dans la lutte contre Daech en Syrie, n'a fait qu'ajouter au chaos syrien et aux menaces pesant sur de très nombreux civils .

Par ailleurs, la Turquie n'a pu mener cette opération que grâce à l'abstention ou au soutien, modéré, de la Russie et des États-Unis . Elle ne peut donc prétendre mener cette politique étrangère plus interventionniste de manière autonome, les grandes puissances ayant toujours le dernier mot sur les opérations qu'elle est autorisée, ou non, à mener.

La Turquie a ensuite mené contre les YPG une seconde opération militaire intitulée « Rameau d'olivier » au début de 2018 . En effet, la Turquie a considéré comme une provocation l'annonce par Washington de la création d'une force de sécurisation composée d'environ 30 000 hommes dans le nord de la Syrie sur une partie des 920 kilomètres de la frontière turco-syrienne et principalement composée par des combattants des FDS. Dès lors, le 20 janvier 2018, l'armée turque a lancé une offensive en coopération avec les rebelles syriens de l'ASL contre les forces kurdes des YPG afin de les chasser de la ville et de la région d'Afrine, sous leur contrôle depuis 2012. Alors qu'Afrine était initialement protégée par l'armée russe, celle-ci s'est cependant retirée et a ouvert l'espace aérien à la suite de négociations dans lesquelles la Turquie a sans doute mis en balance son rôle dans le processus d'Astana et dans la préparation de l'accord de Sotchi sur la région d'Idleb. Après des combats intenses, Afrine est finalement abandonnée par sa population et prise presque sans combat le 18 mars par les Turcs et les rebelles de l'ASL.

À travers deux opérations militaires menées en Syrie entre 2016 et 2018, la Turquie a ainsi voulu démontrer qu'elle jouait à nouveau un rôle important dans la crise syrienne, tout en parvenant à contenir la montée en puissance du YPG et du PYD le long de la frontière turque . Ces opérations, qui ont débouché sur un succès militaire mitigé, ne sont pas allées dans le sens des efforts de résolution du conflit. En outre, permises par le rapprochement avec Moscou, elles seront cependant difficiles à exploiter dans la durée compte-tenu de la situation syrienne.

Par ailleurs, Ankara apparaît déterminée à maintenir ses troupes au nord de Mossoul en Irak (présentes officiellement pour former les Peshmergas kurdes irakiens et des milices pro-sunnites, officieusement pour tenter de prévenir la progression du PKK dans le mont Sinjar), malgré l'opposition des autorités de Bagdad. La visite du président de la Grande Assemblée Yildirim en Irak le 6 janvier 2019 témoigne toutefois de la volonté turque d'aplanir les divergences avec les autorités centrales irakiennes.

3. La situation difficile de la Turquie dans le nord-ouest de la Syrie

Les zones de désescalade concernées par l'accord du 4 mai 2017 à Astana sont La Goutha orientale, à l'est de Damas, ainsi que les provinces d'Idlib, Homs, Lattaquié, Alep et Hama. Selon l'accord, l'objectif des « zones de désescalade » était de mettre « rapidement » fin à la violence, d'améliorer la situation humanitaire et de créer les « conditions pour faire avancer le processus politique ». Ces zones de désescalade ont été doublées de « zones de sécurité », avec des postes de contrôle et centres de surveillance tenus conjointement par « les forces des pays garants ». Dans ces zones, les forces gouvernementales et les groupes armés de l'opposition devaient cesser d'utiliser tout type d'armes y compris l'aviation. Les avions de la coalition internationale menée par les États-Unis ne pouvaient pas y opérer.

Dans le même temps, les garants devaient séparer les groupes armés de l'opposition des « groupes terroristes ».

Malgré cet accord, les zones de désescalade ont été reconquises progressivement par le régime syrien avec l'aide de la Russie et de l'Iran et ses milices chiites. Seule la région d'Idlib, peuplée d'environ 3 millions d'habitants, est restée rebelle du fait de la protection de la Turquie, qui souhaite éviter d'une part l'écrasement des groupes qu'elle a soutenus contre le régime, d'autre part un afflux supplémentaire massif de réfugiés sur son sol. C'est aussi une question d'image pour la Turquie, qui souhaite continuer à apparaître comme protectrice des sunnites et plus largement des populations civiles contre le régime syrien.

En septembre 2018, à Sotchi, le président russe et son homologue turc ont abouti à un accord suspendant l'offensive contre la province d'Idlib, avec la création d'une zone démilitarisée de 15 à 20 kilomètres de large le long de la ligne de front entre forces rebelles et troupes progouvernementales.

La province d'Idlib est principalement dominée par Hayat Tahrir al-Cham (HTS), un groupe djihadiste, issu du Front al-Nusra, ex-branche d'Al-Qaida en Syrie. Le HTS refuse de faire allégeance à la Turquie et celle-ci ne parvient pas à contrôler ce groupe très hétérogène. Dès lors, l'allié russe ne pouvant tolérer longtemps la présence de djihadistes près de ses troupes, il était peu probable qu'il s'oppose longtemps à la reconquête de cette ultime région.

De fait, le régime syrien et ses alliés ont repris leurs bombardements et leur progression vers Idlib en avril 2019 . Les arguments avancés par la Russie pour justifier ce soutien à Damas (protection de la basse d'Hmeimin et lutte contre HTS) ne semblent pas crédibles au regard des zones visées.

La politique de rapprochement avec la Russie semble ainsi trouver ses limites sur le terrain puisque celle-ci n'hésite pas à soutenir le régime syrien dans une opération qui s'oppose directement aux intérêts de la Turquie.

4. Dans le nord-est de la Syrie : une relation avec les États-Unis déterminante

À la fin de l'opération « Rameau d'olivier », le 4 juin 2018, la Turquie et les États-Unis avaient trouvé un accord pour régler la situation à Manbij , dans le nord de la Syrie, les Turcs renonçant à attaquer la ville en échange d'un retrait des YPG. Toutefois, en décembre 2018, le président turc manifeste clairement sa volonté d'attaquer les forces kurdes.

L'annonce par D. Trump du retrait américain du nord de la Syrie à la fin du mois de décembre 2018 avait d'abord permis à M. Erdogan d'envisager de relancer la lutte contre les YPG, ou du moins d'obtenir une zone tampon pour protéger la frontière turque. Toutefois, cette annonce a été rapidement tempérée par l'administration américaine qui a fixé des conditions au retrait, comportant notamment l'assurance que la Turquie n'attaquerait pas le YPG. En réponse, M. Erdogan refuse le 8 janvier de recevoir la délégation américaine venue à Ankara discuter des modalités du retrait américain de Syrie. Le 13 janvier, D. Trump menace sur Twitter de « dévaster la Turquie économiquement si elle attaque les Kurdes », tout en demandant aux Kurdes de « ne pas provoquer la Turquie ».

La Turquie semble ainsi se trouver dans l'impossibilité de mener une offensive dans le nord de la Syrie contre le PKK, tant du fait de l'opposition des États-Unis et de la Russie que de l'incapacité de son armée à se projeter à plus de 20 ou 30 kilomètres au-delà de ses frontières.

En juin 2019, le Gouvernement turc s'efforçait toujours de négocier avec les États-Unis une zone tampon dans le nord de la Syrie, d'une largeur d'au moins 30 km, sans présence des YPG et du PYD et avec une présence forte de l'armée turque. Les États-Unis, d'accord sur le départ des forces kurdes, proposaient en revanche une bande de seulement 5 à 15 km et des patrouilles conjointes.


* 58 Les pourparlers de Genève ont débuté dès 2012, mais ce processus n'a réellement démarré qu'en décembre 2015 avec l'adoption de la résolution 2254 du Conseil de sécurité. La feuille de route prévoyait à la fois l'instauration d'un cessez-le-feu, l'acheminement des aides humanitaires pour les zones assiégées et des pourparlers entre le régime et l'opposition pour l'instauration d'une « gouvernance crédible, inclusive et non sectaire », l'élaboration d'une nouvelle Constitution, puis la mise sur pied d'élections « avec le niveau le plus élevé de transparence sous la supervision des Nations unies ».

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page