E. DEVENIR PROACTIF ET INNOVANT DANS LE DOMAINE MONÉTAIRE

1. Les cryptoactifs : la monnaie concurrencée ?

Les cryptoactifs 206 ( * ) se définissent par leur caractère privé, totalement virtuel et par leur absence d'adossement physique ou financier. Il en existerait près de 1 600 aujourd'hui pour une capitalisation estimée à près de 270 milliards de dollars 207 ( * ) . Votre rapporteur a pu constater qu'il existait une forte ambivalence sur les cryptoactifs : une attirance forte pour les innovations proposées mais un souci constant de protéger les investisseurs, les consommateurs et la stabilité du système financier .

Définir les cryptoactifs

Les actifs numériques, ou cryptoactifs, ont été pour la première fois définis au 7° bis de l'article L. 561-2 du code monétaire et financier comme « tout instrument contenant sous forme numérique des unités de valeur non monétaire pouvant être conservées ou être transférées dans le but d'acquérir un bien ou un service, mais ne représentant pas de créance sur l'émetteur ». Cette définition, indirecte, est apparue dans le cadre de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme .

Dans le cadre de la mise en place d'un régime d'imposition des gains issus de la cession de cryptoactifs par des particuliers, la loi de finances pour 2019 a modifié le code général des impôts. L'article 150 VH bis distingue ainsi deux catégories d'actifs numériques :

- « les jetons, à l'exclusion de ceux remplissant les caractéristiques des instruments financiers (...) et des bons de caisse ». Les jetons sont des « biens incorporels représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits, pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé permettant d'identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien » ;

- « toute représentation numérique d'une valeur qui n'est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n'est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d'une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d'échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ».

Face à leur développement et pour répondre à leur potentiel, la loi Pacte 208 ( * ) encadre de manière plus explicite les intermédiaires en actifs numériques, avec deux volets de régulation .

Le premier volet est optionnel : les intermédiaires, comme les plateformes d'échanges de cryptoactifs, pourront solliciter un agrément auprès de l'Autorité des marchés financiers (AMF), qui est un gage de fiabilité et de sérieux.

Le second volet est contraignant . Il prévoit un enregistrement obligatoire de toutes les plateformes de change entre cryptoactifs et monnaies conventionnelles, au titre de la lutte contre le blanchiment d'argent . Dans son rapport d'activité pour l'année 2018, Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) 209 ( * ) notait en effet que « des marges de progression existent en termes de volume de déclaration chez tous les professionnels des cryptoactifs », alors même que le nombre de déclarations a déjà plus que doublé entre 2017 et 2018 (250 contre 528) 210 ( * ) . Il reste bien sûr à voir si les pouvoirs publics disposeront des capacités nécessaires pour dresser une liste exhaustive de ces plateformes et pour les contrôler .

Votre rapporteur ne peut qu' enjoindre les pouvoirs publics à ne pas relâcher leurs efforts et à ne pas réduire les moyens alloués à la régulation de ces cryptoactifs , en particulier alors que les acteurs du numérique, à l'instar de Facebook, se montrent de plus en plus intéressés par leurs potentialités (cf. infra ).

2. Répondre au défi des cryptoactifs : la perspective d'une cryptomonnaie banque centrale
a) Les projets développés par les acteurs privés doivent inciter la puissance publique à agir plus rapidement dans ce domaine

Comme toute innovation, les cryptoactifs peuvent s'avérer, dans l'usage qui en est fait, positifs et menaçants, en particulier si l'État souverain ne s'en empare pas au bon moment et de la bonne façon. Il risque alors de se voir concurrencé et finalement dépassé par des acteurs privés , sur lesquels la force de sa régulation pourrait se trouver amoindrie.

Les banques centrales et autorités financières considèrent aujourd'hui que les cryptoactifs ne constituent pas une menace pour la stabilité financière mondiale , en raison de leur volume limité et de leur faible acceptabilité 211 ( * ) . Toutefois, les pays du G20 rappellent constamment que les États doivent, par leurs réglementations, s'assurer que ces actifs numériques ne sont pas utilisés pour des actions de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme , étant entendu qu'ils peuvent garantir un quasi-anonymat à leurs détenteurs . La Banque centrale européenne (BCE) a par exemple créé en mai 2018 un groupe de travail informel pour accroître sa connaissance des enjeux soulevés par les cryptoactifs et pour en surveiller les potentiels effets négatifs 212 ( * ) .

Jusqu'ici, les autorités de supervision, nationales, européennes ou internationales, considéraient plutôt les cryptoactifs comme des actifs risqués, réservés aux investisseurs les plus avertis . La plupart des États ont ainsi adopté l' approche dite du « bac à sable » , en allégeant les obligations pesant sur ces acteurs pour qu'ils puissent tester leurs technologies et se lancer plus facilement sur le marché. Le régulateur est ensuite conduit à évaluer les changements induits par ces produits et, éventuellement, à renforcer les obligations à l'encontre des acteurs concernés. En outre, tous les cryptoactifs ne portent pas l'ambition de devenir de véritables « monnaies privées » , certains sont avant tout des actifs financiers ou des moyens de paiement et n'ont pas vocation à concurrencer les banques, mais bien à proposer un nouveau service financier.

Les États et les cryptoactifs

Plusieurs pays et banques centrales ont lancé des travaux de recherche et des projets innovants sur les cryptoactifs, avec des résultats contrastés :

- selon les dernières informations communiquées par la Banque populaire chinoise en août 2019, la Chine pourrait être le premier État à émettre sa propre cryptomonnaie, une stablecoin adossée au yuan. Ce projet, débuté en 2014, serait aujourd'hui entré en phase de test et viserait à progressivement remplacer l'usage de l'argent liquide, mais aussi à mieux surveiller les transactions de ses utilisateurs ;

- l'Estonie souhaitait créer sa propre crypto-devise, l'estcoin, avant que la Banque centrale européenne et les autorités bancaires nationales ne fassent part de leurs réticences ;

- au Japon, le bitcoin a été reconnu système de paiement officiel en avril 2017 et toutes les plateformes d'échange de cryptoactifs doivent s'enregistrer auprès de la Japan Financial Services Agency (JFSA) ;

- le Brésil n'a pas renoncé à son projet d'émettre une stablecoin adossé au real, sa monnaie nationale. Des plateformes brésiliennes devraient bientôt pouvoir le proposer ;

- la Suède étudie depuis plusieurs années la possibilité d'émettre une cryptomonnaie banque centrale, l'e-krona, qui lui permettrait par exemple de répondre à la diminution de l'utilisation de l'argent en espèces ;

- le Canada et Singapour ont conduit plusieurs expérimentations utilisant la blockchain pour les règlements bruts en temps réel (c'est-à-dire dans ce système, une instruction de transfert de fonds ou de titres est transmise, traitée et réglée au moment où elle est émise).

Source : Rapport d'information de l'Assemblée nationale, mission d'information relative aux monnaies virtuelles (janvier 2019). Lien : http://www.assemblee-nationale.fr/15/rap-info/i1624.asp ; Bech et Garrat (Banque des règlements internationaux), `Central bank cryptocurrencies'. Bank of International Settlements, (septembre 2017). Lien: https://www.bis.org/publ/qtrpdf/r_qt1709f.htm ; commission d'enquête.

Dans ce contexte, l'annonce par Facebook au mois de juin 2019 du lancement de son propre cryptoactif au début de l'année 2020, le libra, a provoqué une onde de choc 213 ( * ) . Pour reprendre les mots de Benoît Coeuré, membre du directoire de la BCE à qui le G7 a confié la direction d'un groupe de travail sur le libra : on a maintenant à faire à « un éléphant dans le bac à sable » 214 ( * ) . C'est en effet bien le pouvoir de marché de Facebook et sa puissance de frappe, fort de ses 2,4 milliards d'utilisateurs, qui a conduit l'ensemble des régulateurs nationaux et internationaux à s'inquiéter des velléités de l'entreprise . Le ministère de l'économie et des finances a indiqué devant votre rapporteur qu'il ne permettrait « jamais à une entreprise privée de se doter de cet instrument de souveraineté d'un État qu'est la monnaie » et a ajouté, à l'OCDE le 12 septembre 2019, que « nous ne pouvions pas autoriser le développement du libra sur le sol européen ». Les pouvoirs publics français ont-ils réellement la capacité de s'opposer au libra ?

Le libra en six questions

1. Quelles sont les ambitions du libra ?

En se référant au livre blanc du libra et aux statuts de Libra Networks, l'association basée à Genève et dirigée par David Marcus, ancien dirigeant de Paypal, le champ d'intervention du libra est potentiellement très vaste. Le libra vise en effet à « fournir des services dans les domaines de la finance et de la technologie » . Le libra pourrait servir de moyen de paiement sur internet et sur les applications du groupe Facebook. Il pourrait également s'acheter sur des plateformes d'échange, être stocké et revendu. Il serait convertible en unités de compte officielles, contrairement au bitcoin.

2. Qui sont les partenaires de Facebook ?

Facebook compte déjà près d'une trentaine de partenaires, pour la plupart de grandes entreprises du commerce ou du paiement (Uber, Visa-Mastercard, Paypal, Kiva, Spotify et Iliad, seul partenaire français du projet pour le moment).

3. Quels sont les intérêts des parties prenantes au projet ?

Facebook a conscience des limites de son modèle, basé sur la vente de publicité personnalisée sur ses réseaux sociaux. En lançant sa propre cryptomonnaie, Facebook prendrait de vitesse ses concurrents directs et pourrait à terme développer des services financiers associés, comme l'envisagent d'ailleurs d'autres entreprises, à l'image d'Apple. Enfin, Facebook cherche à se placer aux avant-postes dans la compétition mondiale entre réseaux sociaux : en Chine, WeChat a intégré avec succès un système de paiement à son application. En Asie, mais aussi en Amérique du sud, l'essor des « super-applications » précède de quelques années celui que l'on observe maintenant en Occident : elles visent à compléter une offre de services publics parfois défaillants et offrent des solutions de paiement au champ très vaste (ex. les Chinois peuvent payer leur fournisseur d'électricité via WeChat).

Pour les partenaires de Facebook, l'intérêt est double : élargir leur clientèle, notamment dans les pays en développement, et, pour les acteurs installés du paiement, comme Visa-Mastercard ou Paypal, ne pas se laisser dépasser par les nouvelles solutions proposées par Facebook en s'y associant.

Pour les commerçants qui viendraient à accepter ce système de paiement, les commissions pourraient diminuer, les systèmes opérants sur la technologie de la blockchain étant réputés moins coûteux.

4. Quelle est la gouvernance de ce projet ?

Selon les premières informations communiquées, et confirmées par l'audition du représentant de Facebook en France par votre rapporteur, le 18 juillet, la structure de décision, soit une association à but non-lucratif basée en Suisse, sera collégiale. Facebook ne serait alors qu'un partenaire parmi d'autres au sein de l'association.

5. Sur quelle technologie s'appuie le libra ?

Le fonctionnement du libra s'appuiera sur la technologie de la « chaîne de blocs », ou blockchain , une technologie de transmission d'informations transparente et cryptée. Les noeuds de la chaîne seront opérés par les partenaires. Ainsi, contrairement au bitcoin , tout individu disposant des capacités de minage nécessaires ne pourra pas lui-même ajouter un bloc à la chaîne, cette prérogative sera réservée aux membres de l'association.

6. Pourquoi le libra est-il décrit comme un stablecoin ?

Le libra serait une stablecoin . Ce cryptoactif serait adossé à un panier de devises stables (dollar, euro, yen, livre sterling). Chaque partenaire du projet a dû verser un « ticket » d'une dizaine de millions de dollars. La réserve ainsi constituée permettrait ensuite de stabiliser ce cryptoactif. La valeur du libra dépendrait des réserves investies par l'association, qui se tournerait vraisemblablement vers des actifs peu risqués, comme les titres obligataires.

Pour mesurer la capacité de résilience de nos systèmes, de nos normes et de nos autorités de supervision, face à l'irruption de ce cryptoactif d'un nouveau type, il convient de distinguer les trois applications qui pourraient en être faites :

1°) le libra serait tout d'abord un moyen de paiement , permettant à des particuliers de pouvoir payer ou transférer des fonds en libra. Le Gouverneur de la Banque de France 215 ( * ) a reconnu devant votre commission qu'il existait des marges de progrès dans ce domaine, les paiements transfrontières étant encore soumis à des procédures lourdes et coûteuses. Pour être utilisé comme moyen de paiement, et pour que son lancement ne se traduise pas par une régression des progrès constatés dans ce domaine, le libra devrait respecter toutes les réglementations anti-blanchiment . La question de la protection des données devrait également être observée de près, les données associées aux paiements étant à la fois très nombreuses et très sensibles. Il semble que ce soit l'option choisie par l'association puisque, le 11 septembre 2019, l'Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (Finma) suisse a confirmé que Facebook avait sollicité auprès d'elle une demande d'agrément du libra en tant que système de paiement 216 ( * ) ;

2°) si l'association envisage de proposer des services bancaires , que ce soit des instruments de dépôt, de crédit ou d'épargne, elle ne pourra opérer dans aucun grand pays sans avoir au préalable obtenu une licence bancaire ;

3°) à terme, le libra pourrait être acheté partout dans le monde , en tant que monnaie locale en substitution de la monnaie nationale. C'est une menace particulièrement forte pour la souveraineté des pays dans lesquels le système financier n'est pas stable ou a perdu la confiance de la population (ex. Venezuela et les périodes d'hyperinflation, l'Argentine...).

Yves Mersch, membre du directoire de la BCE, a estimé qu'une intervention réglementaire était nécessaire pour statuer sur la classification du libra. Il a également appelé les citoyens européens à refuser de se laisser happer par « les promesses séduisantes, mais perfides du chant des sirènes de Facebook » 217 ( * ) . La capacité pour le libra de toucher une vaste partie de la population mondiale ne fait en effet que renforcer les risques liés à la nature même des cryptoactifs :

- la protection des données . David Marcus a assuré, devant le Sénat américain, que, « pour le moment », il n'y avait aucune raison de partager les données entre libra et Facebook. Cela veut-il dire que cette séparation pourra un jour être remise en cause, selon les besoins de Facebook et de ses partenaires ? Un second risque est celui de la patrimonialisation des données : Facebook pourrait proposer d'octroyer des libras en échange de données personnelles ;

- la capacité de Facebook à conduire un tel projet , après plusieurs scandales liés au détournement de ses produits au profit d'actes malveillants, y compris à l'encontre de la souveraineté des États (ex. les tentatives de manipulation des élections) ;

- la naissance d'une superstructure , avec l'intégration de plus en plus forte des services de Facebook avec Whatsapp et Instagram et le développement de nouveaux services financiers ;

- la perte de souveraineté monétaire , en particulier dans les pays en développement aux devises instables ;

- la stabilité financière et la protection des investisseurs ;

- le contournement des sanctions internationales et du cadre normatif de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme , l'utilisation du libra pour rémunérer les auteurs d'actes criminels (cyberattaques ou autres).

Devant votre commission, Bruno Le Maire a insisté sur trois de ces risques : le contournement des réglementations visant à lutter contre le blanchiment d'argent, le risque systémique du fait du nombre d'utilisateurs de Facebook et le risque pour la souveraineté monétaire des États 218 ( * ) .

Pour répondre à ces inquiétudes, Facebook n'a eu de cesse d'expliquer qu'il ne s'agissait pour lui ni de concurrencer les États, ni de faire « cavalier seul » . L'entreprise a affirmé qu'elle avait d'ores et déjà entamé un travail de consultation avec les régulateurs nationaux et internationaux et qu'elle comptait prendre le temps de répondre à tous les doutes et de recevoir l'approbation des autorités concernées avant de lancer le libra. Votre rapporteur considère que ce changement de méthode ne fait que refléter la sensibilité de ce nouveau projet, la fragilité de la position de Facebook et le risque qu'elle a de perdre la confiance de ses utilisateurs.

Votre rapporteur constate que le projet libra est porté par Facebook, entreprise américaine . L'audition de David Marcus devant le Sénat américain était à cet égard très éclairante : à plusieurs occasions, il a affirmé que si Facebook ne lançait pas son projet, d'autres pays le feraient, avec des valeurs différentes , et sur lesquels le régulateur américain aurait moins de prise. Il a insisté sur la nécessité, pour les États-Unis, de se montrer pionnier dans ce domaine et de saisir cette opportunité pour être les premiers à définir les normes dans ce champ encore relativement inexploré de l'innovation numérique . Les relations étroites entre l'État américain et les entreprises du numérique, à l'origine du développement des plus grandes multinationales, ne doivent pas ici être sous-estimées et sont renforcées par une réelle convergence d'intérêt. Il existe ainsi un lien profond entre le développement d'un projet innovant et l'affirmation de la souveraineté étatique 219 ( * ) .

Si votre rapporteur estime que ce projet doit être surveillé avec la plus grande vigilance, du fait des risques qu'il représente , il considère également qu'il faut savoir en prendre la bonne mesure . Tout d'abord, il n'est pas certain que le libra voit le jour, et certainement pas comme une monnaie à part entière. Ensuite, l'histoire a montré que les devises privées achoppent toujours sur leur absence d'adossement : en cas de panique financière, les épargnants et les investisseurs finissent toujours par se tourner vers la puissance publique, garante de la monnaie et de leurs dépôts. Enfin, les États n'ont aucunement l'intention d'abandonner leurs prérogatives : les impôts, les documents comptables, les prestations en argent public... tout ceci ne s'exprime que dans les monnaies légales.

Prudent, Facebook a laissé entendre, dans ses documents trimestriels transmis à la Securities and Exchange Commission (SEC), qu'il pourrait retarder, voire ne jamais lancer, le projet libra, devant la méfiance des régulateurs et des représentants nationaux. Pour autant, et même si le projet libra ne devait jamais advenir, la force des réactions qu'il a suscitées et les ambitions qu'il porte doivent conduire nos autorités financières à agir plus rapidement et plus fortement dans le domaine des cryptoactifs .

Les risques du projet libra selon Facebook

Ces risques sont de plusieurs ordres :

- la participation à l'association libra soumettrait l'entreprise à une supervision accrue des régulateurs, ce qui pourrait affecter négativement ses affaires, sa réputation et ses résultats financiers ;

- libra est basé sur une technologie relativement nouvelle, la blockchain , et la régulation des cryptoactifs n'est encore ni définitive, ni claire ;

- en participant à ce projet, l'entreprise serait soumise à une très grande diversité de législations et de réglementations, aux États-Unis et ailleurs, ce qui pourrait générer d'importants conflits de normes. L'application de l'ensemble de la régulation pourrait en outre retarder ou empêcher le lancement du libra et le développement d'autres produits/services, et accroître les coûts de fonctionnement de l'entreprise ;

- il n'y a aucune garantie sur l'acceptabilité du libra par le marché et ses agents.

Source : document transmis par Facebook à la SEC, disponible ici : http://d18rn0p25nwr6d.cloudfront.net/CIK-0001326801/69ea7934-e26b-499f-85ca-eb67cd2a9fc1.pdf , p. 60

Le projet libra présente moins une menace pour l'État et sa souveraineté monétaire que pour le système bancaire traditionnel . Libra compte en effet tirer profit des avantages de la technologie de la blockchain : transfert d'argent plus rapide et moins onéreux, transactions plus fluides, registre transparent des transactions, sécurité des échanges, opportunité pour les personnes débancarisées. Le lancement de ce projet part donc d'un constat que votre rapporteur partage : comment se fait-il qu'il soit aujourd'hui devenu aussi facile de transférer des données, des documents, des photographies mais pas de l'argent à l'heure des services mondialisés ?

b) Une piste de réaction à explorer : la cryptomonnaie de banque centrale

Il est intéressant de noter que le bitcoin , le plus célèbre des cryptoactifs, est apparu en 2009 , au moment où le système financier traversait l'une des plus graves crises de son histoire . Les promesses des cryptoactifs, notamment en termes de transparence et de décentralisation, seraient autant d'atouts dont pourraient se saisir nos banques centrales nationales et la BCE. La naissance d'une cryptomonnaie banque centrale ( central bank digital currency - CBDC) pourrait ainsi soutenir les levées de fonds en jetons et le financement des innovations numériques, les investisseurs pouvant alors faire appel à cet actif garanti, sans risque de subir les incertitudes liées à la volatilité des cryptoactifs privés. Plaide également en faveur d'une CBDC la diminution de l'utilisation de l'argent liquide en France 220 ( * ) .

La question est donc de savoir si les entreprises et les particuliers ont besoin d'avoir accès à des services de paiement dématérialisés en monnaie banque centrale et si la banque centrale peut offrir aux agents économiques des services fiables et sécurisés en conservant ses missions traditionnelles (superviser et s'assurer du bon fonctionnement du marché interbancaire, garantir la fluidité des paiements, fournir des liquidités aux banques commerciales). Le développement d'une cryptomonnaie banque centrale aurait des coûts d'élaboration et pourrait avoir des implications inattendues sur la stabilité financière, sur la transmission des décisions de politique monétaire à l'économie réelle, sur l'efficacité du système de paiements ou encore sur la capacité à répondre aux « paniques » bancaires 221 ( * ) .

En effet, il ne s'agit pas ici de jouer aux « apprentis sorciers » , rien ne dit que cette cryptomonnaie banque centrale devrait être immédiatement accessible à l'ensemble des acteurs économiques. Il est vrai que l'utilisation de l'argent liquide demeure importante, et que la BCE vient de lancer un système de paiement transfrontalier très performant. Votre rapporteur considère toutefois que si nos banques centrales n'agissent pas, elles prennent une fois de plus, le risque d'être dépassées par des acteurs privés, dans un domaine où tout change très vite . La BCE et les banques centrales nationales doivent au moins approfondir leurs connaissances sur les éventuels impacts de l'émission d'une CBDC. Conserver une position attentiste ne leur permettra pas d'être capables de répondre rapidement à la concurrence des acteurs privés . Force est de constater que, sur ce point, le projet libra a joué un rôle d'accélérateur.

La cryptomonnaie de banque centrale : une idée qui se diffuse en Europe

Lors de la conférence annuelle des dirigeants de banque centrale de Jackson Hole, le 23 août 2019, le gouverneur de la Banque d'Angleterre, Mark Carney, a relancé le débat autour de l'émission d'une cryptomonnaie banque centrale. Il s'est montré optimiste sur la perspective d'une « monnaie hégémonique synthétique », émise par un réseau de banques centrales et qui viendrait concurrencer l'influence du dollar dans le commerce international. Cette monnaie s'appuierait sur un panier de devises pouvant ensuite servir de valeurs refuges pour les pays émergents, qui disposeraient alors d'une alternative au dollar.

Le ministre de l'économie et des finances, M. Bruno Le Maire, a estimé qu'il fallait engager « une réflexion sur une monnaie numérique publique, émise par les banques centrales, qui garantirait la sécurité totale des transactions, leur rapidité, leur simplicité et leur gratuité ». Lors de son audition devant votre commission, il a indiqué qu'il proposerait de lancer une réflexion sur ce sujet à l'occasion de la réunion des ministres des finances du G7 à Washington en octobre prochain. Christine Lagarde, candidate à la direction de la Banque centrale européenne, a également jugé l'idée d'une stablecoin de banques centrales « très intéressante ».

Sources : Bruno Le Maire favorable à une monnaie numérique publique, La Tribune, 06 septembre 2019 ; audition de Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances, devant votre commission le 10 septembre 2019.

Imposer à tous les acteurs impliqués dans l'émission et l'échange des cryptoactifs les réglementations auxquelles sont aujourd'hui soumises les institutions financières traditionnelles (licence bancaire, lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, accompagnement des investisseurs...).

Encourager les banques centrales nationales et la Banque centrale européenne à accélérer leurs efforts de recherche sur le déploiement d'une cryptomonnaie banque centrale , qui présenterait tous les avantages des cryptoactifs privés, tout en étant garantie par la puissance publique.

c) Soutenir le développement d'acteurs européens des systèmes de paiement : un enjeu de souveraineté méconnu mais crucial

Dans la remise en cause de l'ordre fiscal et monétaire, le sujet des systèmes de paiement est rarement abordé . Il est pourtant crucial et beaucoup moins hypothétique que le libra . Il fait partie des « communs » dont la neutralité devrait être, selon Henri Verdier, garantie par l'État 222 ( * ) .

L'Inde : un pays très actif sur le front des systèmes de paiement

Lors de son audition devant la commission d'enquête, Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique, a utilisé l'exemple de l'Inde pour illustrer son propos sur la neutralité des « communs ». Depuis la fin des années 2010, l'Inde a en effet adopté deux grandes réformes visant à la fois à donner accès à chaque citoyen à des moyens de paiement et à favoriser le développement d'acteurs nationaux :

- en 2016 : le gouvernement lance l'application Aadhaar Payment , qui permet à chacun de payer ses achats en utilisant son empreinte digitale. Aadhaar est un projet de l'Autorité d'identification unique de l'Inde, qui entend doter chaque citoyen d'une carte d'identité virtuelle. À noter que Morpho, filiale de Safran jusqu'en 2017, et Idemia, issue du rapprochement de Morpho et d' Oberthur Technologies , collaborent à ce projet en fournissant des capteurs biométriques. Toutefois, ce système est encore fragile et a déjà été victime de plusieurs cyberattaques. Il présente des risques importants pour la protection de ces données personnelles très sensibles ;

- en 2018 : la banque centrale indienne (RBI) décide que toutes les informations relatives aux paiements réalisés en Inde devront être enregistrées localement. Si elle justifie cette restriction par la nécessité de mieux superviser les transactions, d'aucun considère qu'il s'agissait surtout d'entraver la collecte et la revente de données de plus d'1,3 milliard de citoyens au profit des entreprises américaines, afin de favoriser plutôt l'émergence de start-up nationales.

Les géants numériques américains ont su très vite s'adapter aux nouvelles réglementations. Après avoir tenté de repousser l'entrée en vigueur de la réforme et avoir été brièvement interdites d'opération sur le territoire indien, Visa et Mastercard ont rapidement consenti aux investissements nécessaires pour localiser les données visées en Inde (sans toutefois préciser s'ils n'en gardaient pas une copie ailleurs).

S'il est tout à fait possible de réaliser des paiements digitaux et instantanés dans tous les pays de la zone euro , les systèmes de paiement sont encore largement nationaux, sans harmonisation entre les pays de la zone euro, et les acteurs dominants du marché des paiements transfrontières sont tous non-européens .

Quel est l'intérêt des géants du numérique à se développer dans le domaine des systèmes de paiement, longtemps considéré comme une simple activité d'intendance ? Ce secteur est en réalité une interface entre l'univers bancaire et le reste du monde . Comme l'a expliqué devant votre commission le Gouverneur de la Banque de France, M. François Villeroy de Galhau 223 ( * ) , les entreprises du numérique, dont le modèle repose sur l'exploitation des données, peuvent collecter, par le biais des paiements, des données précieuses et commercialisables, sans pour autant devoir se soumettre aux contraintes réglementaires fortes qui pèsent sur les acteurs proposant de « vrais » services bancaires (dépôt, épargne, crédit...). Cette conjugaison de faibles barrières à l'entrée et intérêts économiques élevés explique la pénétration des acteurs du numérique, américains ou asiatiques, dans ce secteur.

C'est pour répondre à l'ensemble de ces risques que votre rapporteur soutient les efforts en faveur d'une stratégie européenne des paiements , permettant d'éviter que nos citoyens deviennent les consommateurs de services produits par d'autres et voient leurs données les plus personnelles et sensibles exploitées et traitées par des acteurs américains ou asiatiques. Par le passé, les banques européennes n'avaient pas su répondre à Visa et Mastercard, il serait dommageable que l'Union européenne continue aujourd'hui à creuser son retard dans ce domaine 224 ( * ) .

Le Gouverneur de la Banque de France a alerté votre commission sur le fait que le temps était désormais compté : il estime que les pays européens disposent de deux ans pour promouvoir une initiative européenne avant de se trouver de fait exclus de ce marché pourtant stratégique .

La création d'une solution de paiement paneuropéenne s'appuierait sur une consolidation des schémas nationaux existants, ainsi que sur une infrastructure existante et performante : le Target Instant Payment Settlement (TIPS). Lancé par la BCE en novembre 2018, c'est une offre de règlement brut des virements instantanés. Similaire à Visa-Mastercard, il n'a pourtant pas encore réussi à convaincre toutes les banques européennes. Défendre TIPS, c'est également lutter contre la fragmentation de ce marché, où coexistent de très nombreux acteurs, des plus traditionnels aux entreprises du numérique et de la fintech. Ce système dispose en outre d'un avantage non-négligeable vis-à-vis de ses concurrents : la transaction est réalisée en monnaie banque centrale, ce qui veut dire qu' il n'y a plus de risque de crédit, risque contre lesquels les acteurs privés des systèmes de paiement doivent s'assurer, en en faisant porter la charge au consommateur.

Les systèmes de paiement : la BCE, un temps d'avance sur la Fed

La Réserve fédérale américaine (FED) semble tout juste prendre conscience du caractère stratégique des systèmes de paiement. Elle vient d'annoncer qu'elle travaillait au déploiement d'un système de paiement en temps réel d'ici 2024. Lael Brainard, membre du conseil des gouverneurs, n'a pas hésité à souligner le retard de la FED dans ce domaine, notamment vis-à-vis de l'Europe. Elle a également confié que la FED entendait ainsi réagir aux initiatives d'entreprises privées, à l'image de celle de Facebook et du libra.

Coordonner les innovations européennes afin de développer une solution de paiement européenne , protectrice des données personnelles et capables de répondre aux produits de plus en plus sophistiqués proposés par les entreprises américaines et chinoises.


* 206 Votre commission d'enquête reprend ici l'appellation officielle des autorités publiques et des banques centrales, qui ne qualifient pas ces actifs de « cryptomonnaies ». Ces actifs ne remplissent en effet pas les trois fonctions dévolues à la monnaie : une unité de compte, un intermédiaire des échanges, et une réserve de valeur.

* 207 Ce chiffre est à prendre avec précaution, du fait de la volatilité très forte des cryptoactifs. Il est tiré du rapport remis au ministère de l'économie et des finances par MM. Landau et Genais sur les cryptomonnaies (juillet 2018). Lien vers le rapport :

https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/184000433.pdf

* 208 Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte.

* 209 Tracfin est un service à compétence nationale placé sous l'autorité du ministère de l'Action et des Comptes publics chargé du renseignement financier en vue de lutter contre les circuits financiers clandestins, le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme.

* 210 Rapport annuel d'activité de Tracfin Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins, 2018, p. 28.

Lien vers le rapport : https://www.economie.gouv.fr/files/web_RAA_tracfin-2018.pdf

* 211 Banque centrale européenne, Crypto-assets : implications for financial stability, monetary policy and payments and market infrastructures (Mai 2019). Lien : https://www.ecb.europa.eu/pub/pdf/scpops/ecb.op223~3ce14e986c.en.pdf

* 212 Op. cit.

* 213 À noter que d'autres acteurs du numérique sont déjà présents dans le domaine des paiements, à l'image d'Apple. L'entreprise propose, depuis 2014, Apple Pay, un service qui permet de réaliser des paiements sans contact avec un iPhone ou l'Apple Watch, et vient de lancer aux États-Unis l'Apple Card, une carte de crédit en partenariat avec la Goldman Sachs.

* 214 La taxe GAFA et la cryptomonnaie libra, principaux sujets de discussion entre ministres des finances du G7, article publié dans Le Monde par Marie Charrel (17 juillet 2019). Lien vers l'article : https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/07/17/libra-et-la-taxe-gafa-au-menu-des-ministres-des-finances-du-g7_5490152_3234.html

* 215 Audition de M. François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France, devant votre commission d'enquête le 11 juillet 2019.

* 216 Communiqué de presse de la FINMA disponible à l'adresse suivante : https://www.finma.ch/fr/news/2019/09/20190911-mm-stable-coins/

* 217 La Tribune, Pour la BCE, le Libra de Facebook pourrait nuire à l'euro, 2 septembre 2019. Propos tenus lors de la conférence sur les enjeux juridiques au sein du système européen de banques centrales, le 2 septembre 2019.

* 218 Audition de Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances, devant votre commission le 10 septembre 2019.

* 219 Ceci vaut également pour la Suisse, acteur souvent méconnu dans le domaine numérique. L'actuel président de la Confédération, M. Ueli Maurer, a depuis longtemps fait part de son intention de faire de la Suisse une « cryptonation », un projet qui se concrétiserait avec l'installation de l'association libra. Pourquoi la Suisse ? De nombreuses organisations internationales et organisations non-gouvernementales sont installées en Suisse et beaucoup travaillent sur des programmes visant à promouvoir l'accès à des services financiers et bancaires dans les pays en développement, un marché explicitement visé par le libra, qui veut devenir un recours pour les 1,7 milliard de personnes débancarisées. La Suisse présente également une fiscalité et une réglementation favorable, ainsi qu'une réserve de main d'oeuvre hautement qualifiée.

* 220 Même si son usage demeure bien plus répandu que dans les pays du nord de l'Europe, où il ne représente plus que 10 à 20 % des transactions.

* 221 Pour une présentation approfondie du sujet, voir l'article de Bech et Garrat et l'étude de la BCE sur les implications des cryptoactifs pour la stabilité financière, précédemment cités.

* 222 Audition de M. Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique, devant votre commission le 4 juin 2019.

* 223 Le 8 juillet 2019.

* 224 Paypal a par exemple lancé « Xoom » dans 32 pays européens. Ce service permet d'envoyer de l'argent à l'étranger, de transmettre des espèces récupérables rapidement dans des points de retraits locaux, de créditer le forfait téléphonique d'un proche ou encore de régler ses factures.

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