B. EN SOUMETTANT LES COOPÉRATIVES À LA RESPONSABILITÉ POUR « PRIX ABUSIVEMENT BAS », LE GOUVERNEMENT N'A PAS RESPECTÉ LA VOLONTÉ DU PARLEMENT

1. Des coopératives pouvant voir engagée leur responsabilité pour le fait de fixer une rémunération des apports abusivement basse

Surtout, l'article 1 er soumet les coopératives au mécanisme des prix abusivement bas .

La responsabilité de la coopérative serait engagée pour le fait « de fixer une rémunération des apports abusivement basse » par rapport aux indicateurs. Cela transpose la notion de prix abusivement bas issue du code de commerce au droit coopératif.

En pratique, la partie lésée pourra saisir le juge après une médiation tout comme le ministre chargé de l'économie après avis motivé du ministre de l'agriculture et du HCCA.

La sanction pourra s'élever à 5 millions d'euros ou à 5 % du chiffre d'affaires réalisé par l'auteur. Les pénalités dues par la coopérative pénaliseront, mécaniquement, les autres coopérateurs. La décision de justice serait publiée, diffusée et affichée.

L'adjonction selon laquelle le juge doit « tenir compte des spécificités des contrats coopératifs » risque de ne pas apporter de solides garanties aux coopératives.

2. Un élément dont il n'a pas été question lors des débats parlementaires

Cet article pose tant des problèmes de fond que de forme.

L'ordonnance assimile une relation entre un associé coopérateur et sa coopérative à une relation commerciale entre un client et un acteur privé. Or les coopératives opèrent dans un cadre différent : les apports des coopérateurs ne sont pas des ventes (la coopérative a d'ailleurs l'obligation de prendre tous les apports et ne peut, sauf exception limitée, se fournir auprès de tiers), la coopérative appartient à ses coopérateurs (les coopérateurs prennent des décisions en assemblée générale et il est impossible d'évincer un coopérateur avant la fin de la durée d'engagement sauf sanction).

C'est au reste l'ensemble de la rémunération qu'il convient de prendre en compte (d'autant qu'elle est décidée, in fine , en assemblée générale par l'ensemble des coopérateurs) et non la rémunération des apports, qui n'inclut pas les ristournes et compléments de prix qui constituent un élément important et typique du statut de la coopération agricole.

Les pénalités dues par la coopérative à un coopérateur qui s'en plaindrait semblent disproportionnées et pénaliseront, mécaniquement, les autres coopérateurs. Cela remettra en cause le principe de solidarité entre les associés coopérateurs, quel que soit le volume de leur production, qui est au coeur du modèle coopératif.

Au-delà du fond de la mesure, qui mériterait un débat apaisé, c'est le passage en force du Gouvernement face au Parlement au détour d'une ordonnance sur un sujet aussi important pour nos territoires qui doit être dénoncé.

Cette mesure n'a pas été prise sur le fondement de l'habilitation de l'article 11 de la loi Egalim mais sur celui de l'habilitation de l'article 17 qui entend réformer le code de commerce .

L'article 17 habilite le Gouvernement à prendre « toute mesure relevant du domaine de la loi nécessaire pour mettre en cohérence les dispositions de tout code avec celles prises par voie d'ordonnance » en matière de réforme du code de commerce. L'article ayant modifié le régime des prix abusivement bas du code de commerce, le Gouvernement estime qu'il est habilité à l'étendre à d'autres sociétés dont les statuts doivent respecter des dispositions d'un autre code, en l'espèce le code rural et de la pêche maritime.

Or l'application d'un nouveau régime déjà existant dans le code de commerce aux coopératives semble aller bien au-delà de la simple mise en cohérence.

Lors des débats sur la loi Egalim, le Sénat avait pourtant obtenu, après une lecture intégrale d'un amendement de compromis en commission mixte paritaire par un des rapporteurs du Sénat, un encadrement du champ de l'habilitation qui avait été finalement porté en nouvelle lecture par le rapporteur de l'Assemblée nationale.

L'objectif était de ne pas donner un blanc-seing au Gouvernement pour réformer le droit coopératif sans intervention du législateur.

C'est sans doute cet encadrement qui a contraint le Gouvernement à s'appuyer sur une autre habilitation de la loi Egalim pour justifier sa proposition de réforme.

Un contentieux est en cours devant le juge administratif pour connaître de la légalité de l'ordonnance, notamment au regard du respect du champ d'habilitation déterminé par le législateur.

Le juge administratif tranchera et s'appuiera, dans ses analyses, sur les débats parlementaires pour comprendre les intentions du législateur sur ce point.

Vos rapporteurs, pour leur part, estiment que la sortie du champ est manifeste et délibérée. À aucun moment des débats parlementaires n'a été évoquée ou délibérée et acceptée comme telle l'hypothèse d'une assimilation des coopératives à des sociétés commerciales au regard de l'applicabilité de la responsabilité pour prix abusivement bas.

L'hypothèse d'une sortie du champ de l'habilitation est partagée par le rapporteur de l'Assemblée nationale, M. Jean-Baptiste Moreau, lequel affirme dans un rapport d'information sur l'application de la loi Egalim que « lors des débats parlementaires relatifs aux articles 17 et 11, il n'a pas été question de réformer les coopératives agricoles sur d'autres aspects que celui de la transparence et du contrôle de informations données à l'associé-coopérateur 33 ( * ) . »

Le Gouvernement a présenté fin juin en conseil des ministres un projet de loi de ratification de l'ordonnance en l'inscrivant à l'ordre du jour pour mi-juillet selon la procédure accélérée.

Ce traitement fort inhabituel pour une ratification d'ordonnance (qui n'est pas exigée pour que l'ordonnance entre en vigueur) laisse songer que les risques que l'ordonnance se fasse retoquer par le juge administratif ne sont pas négligeables. En effet, une ratification de l'ordonnance par le législateur revient à lui conférer une valeur législative : l'adoption du projet de loi de ratification d'une ordonnance valide a posteriori le contenu ou le champ d'habilitation de l'ordonnance. Dans la mesure où sa ratification lui donne une valeur législative, le Conseil d'État n'a plus le pouvoir de l'annuler.

Lors des débats pour préparer l'examen du projet de loi en commission, une solution de compromis semblait avoir été trouvée entre le rapporteur de l'Assemblée nationale, soutenu par son groupe, pour réduire les effets de bord de la mesure proposée par le Gouvernement dans son ordonnance.

Or cette solution de compromis n'a pas pu être examinée dans la mesure où le Gouvernement a subitement retiré le projet de loi de l'ordre du jour. Ce retrait de l'ordre du jour est sans doute expliqué par un rejet par le Gouvernement de la position du rapporteur et du groupe majoritaire. Pourrait-on assimiler ce refus de débattre d'une telle position en séance publique à l'Assemblée nationale par un nouveau passage en force après le non-respect du champ d'habilitation de l'ordonnance initiale ?

*


* 33 Rapport d'information n° 1981 (2018-2019) de MM. Jean-Baptiste Moreau et de Jérôme Nury, déposé en application de l'article 145-7 alinéa 1 du règlement par la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale sur la mise en application de la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page