III. LA DÉRIVE DES TERRITOIRES

Il n'y a pas que les continents qui dérivent, les territoires d'une « République indivisible » le peuvent aussi lorsque l'État abandonne aux marchés le soin d'assurer leur cohésion et de garantir l'unité nationale, notion devenue ringarde aux yeux des nouveaux riches, à l'heure de l'Europe et de la globalisation des échanges, enfin de ce qui passe pour tel.

Une situation inédite, l'État français étant par tradition nationalement interventionniste et, par force puis volonté, localement soucieux des intérêts locaux.

On le dit « jacobin » mais il s'agit d'un « jacobinisme bien tempéré », alliage d'un jacobinisme théorique, centralisateur, et d'un « girondinisme » de fait. Sur le terrain c'était un État acteur et pas seulement censeur, un État financier, ingénieur et expert, et pas seulement légiste, un État coopératif. Pierre Grémion 208 ( * ) désignera sous le nom de « pouvoir périphérique » cet attelage improbable d'élus locaux et de fonctionnaires d'État au service des collectivités locales.

Il s'agit donc pour nous d'analyser comment ont évolué des territoires ne disposant ni des mêmes atouts ni des mêmes ressources lorsqu'ils sont abandonnés à la logique des marchés ; autrement dit, la traduction territoriale de la montée des inégalités et des déformations de la pyramide sociale évoquées précédemment ainsi que les effets de la « modernisation » forcée de l'organisation territoriale ces dix dernières années.

Il s'agit enfin d'évaluer l'état de l'opinion face à ces évolutions, le meilleur baromètre restant encore les urnes, même s'il serait hasardeux de chercher une corrélation systématique entre vote et situation sociale ou territoriale.

À en juger par les résultats des présidentielles de 2017, ces opinions sont à la fois incertaines et tranchées.

Si les sentiments positifs sont encore majoritaires dans les urnes comme le montrent les résultats finaux, c'est de justesse et surtout sur fond d'absentéisme et de votes blanc ou nuls massifs.

Les résultats du premier tour, eux sont plus tranchés (carte ci-dessous).

Aux particularismes locaux - l'implantation historique de la gauche en Dordogne, Ariège, Seine-St Denis plaçant Jean-Luc Mélenchon en tête, et la forte implantation du FN dans le sud de la France liée à celle des rapatriés d'Algérie et, comme dans le Var, à une non moins forte présence militaire - la carte montre que c'est essentiellement dans les départements dotés d'une métropole que le vote « Macron » s'est manifesté dès le premier tour.

Candidats arrivés en tête du 1 er tour des élections présidentielles.

Vote des agglomérations

Ce que confirment les votes des grandes villes, encore une fois avec l'exception du sud : Marseille et Avignon particulièrement.

Elle montre aussi la corrélation entre le vote FN et les zones antérieurement industrialisées, celles qui ont le plus pâti du libre-échange version mondialisée.

Ses habitants sont les premiers à avoir le sentiment de l'effondrement de leur monde et à se sentir abandonnés de l'État.

Les autres à se sentir orphelins, sans que cela se traduise forcément dans les votes, sont les territoires victimes de la libéralisation du service public, du désengagement de l'État et de la remise en cause du modèle territorial français.

A. LES LAISSÉS-POUR-COMPTE DE LA MONDIALISATION

Cette réflexion de Lionel Jospin à l'annonce de 7500 licenciements par Michelin (septembre 1999) est passée à la postérité : « Il ne faut pas tout attendre de l'État. Je ne crois pas qu'on puisse administrer désormais l'économie. Ce n'est pas par la loi, les textes, qu'on régule l'économie...Tout le monde admet le marché. »

Ce n'était pas le premier plan social - depuis 1990, ils s'étaient multipliés - mais, sur le moment, la déclaration du Premier ministre socialiste choqua au moins une partie de ses amis politiques puis, construction européenne et libre échange aidant, tous les gouvernements s'habituèrent à la multiplication des Plans sociaux rebaptisés Plans de sécurisation de l'emploi , ce qui, évidemment, changeait tout.

Les emplois étant localisés, les vagues de fermetures d'entreprises finirent par avoir des effets dévastateurs dans les régions françaises les plus industrialisées où étaient traditionnellement implantées les grandes entreprises industrielles : sidérurgie, textile et confection, chantiers navals, chimie, automobiles, etc.

La carte ci-dessous rappelle les implantations des emplois industriels lors des Trente glorieuses (Jacques Sapir Blog 25/04/2017).

Et, si on recoupe cette carte avec celle des votes au premier tour des élections présidentielles de 2017, on constate à quelques exceptions - qu'explique l'histoire locale ou l'implantation plus récente d'industries employant beaucoup de cadres, comme l'aéronautique à Toulouse - une forte coïncidence avec le vote pour Marine Le Pen.

« Ce sont, conclut Jacques Sapir, les zones d'ancienne industrialisation, les zones qui ont été le plus touchées par l'impact de la mondialisation puis par l'impact de l'euro, qui ont fourni à Marine le Pen ses meilleurs résultats. »

Un vote qui ressemble fort à du ressentiment devant l'abandon de ces territoires au nom de Ricardo, alors même que nombre de ces industries (la sidérurgie par exemple) avaient été modernisées.

Tous les pays européens n'ont pas fait le choix de laisser leur industrie se réduire comme peau de chagrin, l'Allemagne certes mais aussi d'autres, bien moins puissants économiquement : Hongrie, Pologne, Autriche, Finlande, Danemark, Suède ... (voir ci-après).

Même si, avec l'Italie et le Royaume-Uni, en termes de valeur ajoutée, la France figure parmi les premières nations industrielles européennes, l'industrie y occupe nettement moins de place que dans beaucoup d'autres pays européens.

« L'Industrie dans les territoires français : après l'érosion, quel rebond ? » (Observatoire des territoires - 14 novembre 2018)

Mais le plus difficile à accepter par les intéressés, c'est, comme l'a montré, une fois encore les palinodies qui ont précédé la fermeture des hauts fourneaux d'Arcelor Mittal de Florange (Moselle) en avril 2013, l'impression que les pouvoirs publics trouvent naturels ces abandons 209 ( * ) .

En 2014, la mairie d'Hayange passe au Front National. « En politique, la lâcheté a un prix », estimera plus tard, Arnaud Montebourg qui, « ministre du Redressement productif », avait alors milité pour une nationalisation temporaire de l'entreprise 210 ( * ) .


* 208 Pierre Grémion « Le pouvoir périphérique » (Seuil).

* 209 Un an avant, lors de sa campagne, en 2012, le futur président de la République, François Hollande, sur les traces de Nicolas Sarkozy quelques années plus tôt, était venu « prendre des engagements » à Florange (Moselle). La fermeture des hauts fourneaux en avril 2013 aura été précédée d'un imbroglio dont le gouvernement et le président de la République ne sortent pas à leur avantage. Le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, pensant avoir l'appui du Président et de son conseiller spécial Emmanuel Macron milite pour la nationalisation temporaire de l'entreprise... avant d'être désavoué par le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, qui compte sur la volonté d'Arcelor Mittal d'investir sur le site. Selon Les Echos, le gouvernement craignait que cette nationalisation ne soit « un mauvais signal envoyé aux investisseurs internationaux » et une porte ouverte aux demandes des salariés d'autres entreprises menacées.

Seul résultat, un peu mince, l'adoption de la loi dite « Florange » en février 2014 qui oblige les dirigeants d'entreprises à informer les salariés et le comité d'entreprise de leur volonté de fermer un site avant de chercher un repreneur pendant trois mois. À noter que le Conseil constitutionnel s'est opposé à toute pénalité financière en cas de non-respect de cette obligation de chercher un repreneur.

* 210 Documentaire Danse avec le FN (Canal +)

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