B. DES IMPACTS MASSIFS SUR LE CADRE D'EXERCICE PROFESSIONNEL

1. Un besoin d'élévation général des compétences attendues ?
a) L'explosion de l'emploi dans les métiers autour du numérique

L'automatisation, l'adoption de solutions d'IA dans les entreprises et les administrations réclame des compétences « expertes » dans des domaines nouveaux : la programmation, le développement d'applications, la gestion de réseaux, l'analyse de données ou encore la cybersécurité. Des spécialistes doivent aussi intervenir pour assurer la maintenance des robots et pour former leurs utilisateurs.

Publié en 2015, le rapport Empirica indiquait que l'emploi dans le secteur du numérique devait passer en Europe de 7,9 millions de travailleurs en 2014 à 9 millions en 2020. France Stratégie estimait en 2017 que la filière numérique représentait déjà en France 860 000 emplois salariés et 80 000 indépendants. Le secteur des TIC représente déjà entre 4 et 5 % de l'emploi total en Irlande, en Corée du Sud et en Finlande et de l'ordre de 3 % en moyenne dans les pays développés.

Le tome 2 du rapport du COE précité mettait en évidence une pénurie de compétences numériques professionnelles d'environ 80 000 emplois en France, formant un goulot d'étranglement pour le développement des technologies numériques de l'IA. Cette situation n'est pas spécifique à la France puisque l'Union européenne estimait à 900 000 le nombre d'emplois vacants dans ces secteurs à l'horizon 2020.

L'explosion des besoins en main d'oeuvre qualifiée dans les secteurs du numérique, de l'automatisation et de l'IA ne résulte pas uniquement d'une augmentation des besoins dans des métiers existants, comme celui des programmeurs, mais s'explique aussi par la création de nouveaux métiers en lien avec la diffusion de ces nouvelles technologies. Le rapport du COE indique ainsi que sur les 149 nouveaux métiers intégrés depuis 2010 au sein de la nomenclature ROME utilisée par Pôle Emploi, 105, soit plus des deux tiers, appartiennent au domaine du numérique. Ainsi, les métiers d' ingénieur cloud , de data scientist , de yield manager ou de content manager ont fait leur apparition et les personnes capables d'exercer ces métiers sont particulièrement recherchées. On peut s'attendre à une compétition féroce entre entreprises et à l'échelle mondiale pour attirer des talents.

Dans le même sens, l'institut McKinsey avait publié à la mi-2018 une étude consacrée aux évolutions de compétences attendues pour la main d'oeuvre à l'horizon 2030 33 ( * ) , du fait de l'automatisation et de l'IA. S'appuyant sur l'analyse de cinq secteurs (banque et assurance, énergie et mines, santé, industrie et commerce), les auteurs de l'étude concluaient que la demande pour des compétences technologiques allait augmenter de 55 % en 15 ans et que la compétition pour attirer des personnels très qualifiés allait augmenter.

Un nouveau métier : data scientist

Apparu il y a moins d'une dizaine d'années, le « data scientist » est devenu l'un des experts les plus recherchés aujourd'hui dans les entreprises.

Son métier consiste à construire des outils pour collecter des données et les analyser. Il doit aller puiser dans des entrepôts de données et élaborer des modèles d'analyse à partir de ces données, qui peuvent être multiples et dispersées, et sont en tout cas massives ( big data ).

Spécialiste en statistique et en informatique, il doit aussi avoir des compétences sectorielles précises pour élaborer des modèles pertinents d'analyse de données.

b) Le besoin d'élever le niveau de compétence générale de la main d'oeuvre

L'automatisation pose un autre défi, plus large, à l'ensemble du monde du travail. Car elle ne requiert pas seulement le recrutement de « nouveaux spécialistes ». Elle a un impact sur l'ensemble de ceux qui, dans les entreprises ou les administrations, doivent s'adapter à des modifications dans la réalisation de leurs tâches, dont les frontières bougent.

Auditionnés dans le cadre de la présente étude, les membres de l'Association nationale des DRH (ANDRH) soulignaient qu'avec l'IA et la robotisation, parfois, le métier ne disparaît pas mais il change tellement qu'il demande des compétences très différentes . Ainsi, dans les magasins de bricolage, les vendeurs qui connaissaient bien les produits voient cette compétence qui était exclusive se déplacer vers les clients, qui grâce aux catalogues en ligne ont désormais des informations très complètes. Le métier de vendeur se transforme alors : son rôle n'est pas d'orienter vers le bon article mais de rassurer l'acheteur, de l'interroger sur le contexte de son projet et de lui prodiguer des conseils. Ce ne sont plus les connaissances techniques sur les produits qui priment mais des compétences relationnelles qu'il convient de développer.

D'une manière générale, l'utilisation d'outils numériques se traduit par une complexification généralisée du trav ail, face à laquelle des compétences transverses sont requises : capacité à travailler en équipe, à gérer un projet, à communiquer avec ses collègues, ses clients ou ses fournisseurs. Les compétences numériques générales sont aussi requises comme savoir naviguer dans un menu informatique et comprendre la nécessité de rentrer des données fiables, vérifiées. Dans ce contexte, les difficultés cognitives, l'incapacité à utiliser des outils numériques, l'illectronisme 34 ( * ) , sont autant de causes d'exclusion de l'emploi ou d'inadaptation au travail.

Le tome 2 du rapport du COE estime que la France est mal placée dans l'OCDE pour le niveau en compétences cognitives : en littératie (capacité à comprendre et réagir de façon appropriée aux textes écrits) et en numératie (capacité à utiliser des concepts numériques en mathématique), la France se classe au-delà de la 20 ème place sur 24 pays étudiés.

Les compétences sociales et situationnelles sont plus difficiles à caractériser. Elles sont réparties de manière différente selon les individus et pas forcément corrélées aux diplômes, puisqu'elles sont peu apprises dans les cursus d'enseignement secondaire et supérieur. Mais on peut constater que ces compétences ne font pas l'objet d'efforts importants de formation continue. Or, la transformation numérique va les rendre stratégiques, davantage que des compétences techniques métiers qui peuvent vite être rendues obsolètes par l'élaboration de nouvelles machines.

Dans un univers en évolution technologique rapide, la polyvalence, l'adaptabilité, un socle solide de connaissances numériques paraissent indispensables pour pouvoir travailler dans un environnement fortement numérisé.

2. L'automatisation : progrès ou danger pour les travailleurs ?
a) Le risque de déqualification

L'automatisation redistribue les tâches et peut même en créer de nouvelles . Elle modifie les compétences requises pour travailler dans un environnement imprégné de nouvelles technologies.

Elle peut aussi conduire à une déqualification des personnes dont les tâches sont automatisées . Les savoirs-métiers accumulés pendant des années par des salariés expérimentés peuvent brutalement ne plus avoir beaucoup d'intérêt, dès lors que la machine prend en charge les tâches routinières.

Le risque de déqualification s'analyse secteur par secteur et métier par métier . Par construction, les personnels peu qualifiés de l'industrie et des services n'encourent pas ce risque. Ils sont en revanche exposés aux aléas économiques et aux statuts précaires comme l'intérim subi, notamment dans le bâtiment et la construction. C'est moins la déqualification que la perte d'emploi ou la précarité de leur statut qui menace les personnes peu qualifiées sur le marché du travail. Dans l'industrie, le mouvement de remplacement du travail non qualifié par des machines a été massif. Selon la dernière « photographie du marché du travail de l'INSEE » 35 ( * ) , les ouvriers non qualifiés ne représentent plus que 1,9 million de salariés en 2018. Dans une analyse datant de début 2017, la DARES indiquait que depuis le début des années 1980, plus de 850 000 emplois d'ouvriers non qualifiés de l'industrie ont disparu 36 ( * ) . Dans les services, les employés non qualifiés représentaient 3,5 millions d'emplois en 2018, contre à peine 2 millions d'emplois il y a 30 ans.

Le risque de déqualification, en revanche, peut frapper durement les ouvriers qualifiés (3,6 millions d'emplois en France), les employés qualifiés (3,7 millions d'emplois) et les professions intermédiaires (7 millions d'emplois), soit plus de la moitié de la population active aujourd'hui ! Cette déqualification peut être brutale : l'installation d'un nouveau logiciel ou d'une machine intégrant des routines de travail de plus en plus sophistiquées, peut rendre inutiles des compétences qu'un salarié a appris grâce à des années d'expérience. La déqualification pose problème lorsque la transformation ou la réorientation du salarié sur un autre emploi est rendue difficile par un manque de compétences transverses. Les compétences fondées sur des savoirs-métiers très étroits constituent un facteur de fragilité des salariés face au mouvement de grande ampleur d'automatisation et d'installation d'outils d'IA dans les entreprises. Les assistants comptables ou les agents des banques, par exemple, pourraient voir leurs tâches remplacées par des algorithmes, et toutes leurs connaissances devenir inutiles aux entreprises qui les emploient.

Le risque de déqualification concerne aussi les emplois très qualifiés : par exemple, les radiologues sont supplantés par les machines dans la lecture de clichés radiographiques. Les pilotes d'avions sont déqualifiés par l'automatisation de la plupart des opérations de vol, y compris décollage et atterrissage. Si elle est brutale, non anticipée, la déqualification peut réduire l'employabilité des personnes concernées. Mais lorsque ces dernières disposent de compétences transverses, leur requalification peut être assurée plus facilement, d'autant que les machines et systèmes intelligents ont besoin de superviseurs, de personnes ayant conservé leurs anciennes compétences métier et capables de continuer à transmettre celles-ci aux machines.

b) Les nouvelles « cadences infernales »

Un autre risque lié à l'automatisation réside dans l'augmentation de la pression au travail permise par l'accélération des processus. Les technologies peuvent réduire la pénibilité du travail en prenant en charge des tâches physiques (par exemple, dans un entrepôt, trouver un objet et le déplacer) ou des tâches intellectuelles (par exemple, contrôler des factures). On présente aussi souvent la robotisation comme une opportunité d'enrichir le travail, de le rendre plus intéressant en le « désautomatisant » : si un robot prend le travail d'une personne, c'est parce qu'elle avait un travail de robot, donc ce remplacement constitue un progrès .

Mais l'automatisation peut aussi avoir des effets pervers en rendant le travail plus difficile, plus exigeant, en augmenter la charge mentale au travail . Dans le tome 3 du rapport précité du COE, l'impact des nouvelles technologies sur les conditions de travail fait l'objet d'une analyse approfondie. Elle prend appui sur une étude menée par le COE lui-même mesurant trois variables : l'intérêt, la complexité et l'intensité du travail. Ces trois variables augmentent à mesure de la numérisation des entreprises.

Le rapport indique notamment que « les innovations technologiques et organisationnelles peuvent être sources d'une hausse des efforts physiques, des contraintes posturales mais aussi des exigences attentionnelles ». L'utilisation intensive de technologies numériques peut ainsi être la source de nouveaux troubles ergonomiques (fatigue visuelle liée aux écrans par exemple).

Surtout, les machines et l'IA imposent un rythme de travail soutenu et exigent des réactions immédiates , dans le cadre d'une collaboration hommes-machines où c'est plutôt la machine qui dicte sinon sa loi, du moins la cadence de travail. Le temps improductif est réduit à son minimum, ce qui accroît l'intensité du travail et augmente la fatigue.

L'IA permet aussi un contrôle accru sur le travail et la production de statistiques très précises, de tableaux de bord, ce qui augmente la pression qui pèse sur le personnel et peut conduire à une réduction de l'autonomie au travail, de peur de ne pas être « dans les clous » ou tout simplement parce que la machine dicte les comportements admis et laisse peu de marges de liberté dans le travail. Cette perte de liberté dans la conduite de son propre travail est un risque repéré dans le rapport du COE. L'automatisation est ainsi susceptible de n'être pas un progrès mais d'appauvrir le travail, en réduisant les employés à se « robotiser », à renoncer à toute inventivité, à toute créativité.

Un autre risque lié à l'introduction de machines intelligentes réside dans la perte de sens du travail , l'essentiel des processus étant géré par une IA opaque, complexe, dont les rouages ne sont pas compréhensibles pour ceux qui interviennent autour d'elle. La technique devient une sorte de « boîte noire », qui oblige à agir sans que l'on comprenne bien le sens de ce que l'on fait. Dans une telle situation, l'intérêt du travail peut s'effondrer très rapidement.

3. Une modification profonde des cadres sociaux du travail
a) L'automatisation transforme la division du travail

Historiquement, l'automatisation a plutôt eu tendance à renforcer l'organisation taylorienne du travail , en favorisant la concentration de la production dans de grosses unités et en spécialisant chaque maillon d'une chaîne de production sur un petit nombre de tâches. L'IA et les robots ainsi que les nouvelles technologies numériques s'inscrivent à rebours de ce mécanisme en encourageant des décloisonnements et une décentralisation des processus, remettant en cause les formes d'organisation du travail traditionnelles dans des structures massives.

L'utilisation de robots ou d'outils d'IA est loin d'être la seule en cause dans les transformations des formes d'organisation du travail. La recherche d'une meilleure performance, d'une meilleure qualité des biens ou des services produits a aussi fait évoluer l'organisation des entreprises et ce depuis de nombreuses années : le toyotisme n'a pas attendu les progrès de l'IA pour valoriser l'autonomie des équipes, la réduction des gaspillages ou encore la démarche d'amélioration continue qui suppose de remettre en cause la logique de massification rigide de l'usine taylorienne. Mais l'IA offre un outillage moderne permettant d'assouplir les organisations.

Pour autant, le rapport du COE précité note que le taylorisme n'a jamais véritablement disparu dans la nouvelle économie marquée par l'utilisation massive de robots et d'outils d'IA : une grande entreprise comme Amazon est considérée par le COE comme appliquant les principes tayloriens les plus stricts pour le coeur de son activité : la logistique.

L'externalisation des tâches, autre grande tendance actuelle, a aussi été permise par la codification des procédures : elle ne s'analyse pas forcément comme un progrès vers une plus grande autonomie mais comme une nouvelle subordination, qui simplement ne se déploie pas dans le cadre d'un contrat de travail mais dans le cadre d'un contrat commercial.

L'automatisation bouleverse également les relations entre clients et fournisseurs. Le numérique permet notamment de se passer d'intermédiaires : les tâches d'intermédiation sont effectuées par des algorithmes. On le voit par exemple dans le tourisme : les agences de voyage subsistent mais de manière résiduelle, alors que l'essentiel de la mise en relation entre clients et fournisseurs passe par des plateformes numériques. Le même phénomène est à l'oeuvre dans la banque, l'assurance, dans le transport urbain, etc...

Enfin, notons que dans leur fonctionnement interne, les entreprises et les administrations tendent à raccourcir les chaînes hiérarchiques, à accélérer les circuits de prise de décision. Le partage de l'information empêche que le pouvoir soit lié à la rétention d'information. En réalité, c'est plus la capacité à traiter une information que la disponibilité de celle-ci qui apporte la valeur ajoutée dans le processus décisionnel.

b) Une remise en cause des statuts sociaux et du financement de la protection sociale ?

Les transformations de l'économie et du travail provoquées par le déploiement de robots intelligents sont-elles susceptibles de mettre à bas toute l'organisation sociale qui repose sur le travail depuis près de 150 ans ?

Il s'agit là d'une profonde inquiétude. En faisant le travail des hommes, les robots modifient la chaîne de valeur : le travail humain n'est pas forcément celui qui crée de la valeur. C'est l'outillage numérique qui fait la différence dans la compétition entre firmes.

Les firmes du numérique sont d'ailleurs dans des stratégies de recherche de position hégémonique sur les technologies, leur permettant de capter tout un marché. Ainsi, le moteur de recherche Google, grâce à des algorithmes toujours plus puissants et une combinaison d'instruments, capte une majorité d'internautes et constitue un point d'entrée quasi obligatoire pour les commerçants souhaitant faire connaître leur activité sur Internet.

Un domaine suscite une inquiétude particulière : celui du financement de la protection sociale . Dans une publication de l'institut Bruegel de juillet 2019 37 ( * ) , trois chercheurs ont examiné la manière dont la digitalisation de l'économie pouvait remettre en cause le travail et le financement de la protection sociale, essentiellement basé en Europe sur le travail. Ils notent tout d'abord que le niveau de protection sociale offert aux salariés est bien supérieur un peu partout à celui offert aux autres catégories de travailleurs, en particulier les travailleurs des plateformes digitales, souvent sous statut d'indépendants. Cette situation n'est pas considérée comme très juste, car le travail réalisé par les uns et les autres peut n'être pas si différent. Le grignotage progressif du salariat par d'autres formes d'emploi, risque cependant de poser un problème de ressources aux systèmes de protection sociale fondés sur des prélèvements sur le travail (modèle bismarckien). Dès lors, les systèmes de protection sociale devront immanquablement évoluer avec plusieurs directions possibles : le transfert du financement de la protection sociale de cotisations vers l'impôt (système beveridgien), la taxation des robots comme s'ils étaient des salariés (voir ci-après) ou encore l'instauration d'un système de revenu universel.


* 33 https://www.mckinsey.com/featured-insights/future-of-work/skill-shift-automation-and-the-future-of-the-workforce

* 34 L'illectronisme désigne la difficulté, voire l'incapacité, que rencontre une personne à utiliser les appareils numériques et les outils informatiques en raison d'un manque ou d'une absence totale de connaissances à propos de leur fonctionnement. Ce terme a été élaboré par homologie avec l'illettrisme qui concerne l'incapacité à lire et écrire. On estime que plus de 20 % de la population française pourrait être concernée (à des degrés divers).

* 35 https://www.insee.fr/fr/statistiques/3741241?sommaire=3900836

* 36 https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2017-003.pdf

* 37 https://bruegel.org/2019/07/digitalisation-and-european-welfare-states/

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