CONCLUSION DU COLLOQUE
PAR
MME NICOLE DURANTON,
SÉNATRICE DE L'EURE, PREMIÈRE VICE-PRÉSIDENTE DE LA DÉLÉGATION FRANÇAISE À L'ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L'EUROPE

Mes chers collègues, Mesdames et Messieurs,

Je tiens à vous remercier d'avoir participé à ce colloque que j'ai eu l'honneur de coprésider avec ma collègue Nicole Trisse, et que nos collègues André Gattolin, Patrick Chaize et Olivier Becht ont animé avec une vivacité et une curiosité qui, je l'espère, vous auront, comme moi, permis de suivre le fil rouge de toutes ces discussions.

Aujourd'hui, les trois quarts des citoyens passent peut-être plus de temps sur le territoire virtuel des GAFAM que dans la vie réelle. Le numérique ne peut plus être considéré, de façon simpliste, comme un outil de partage et de connaissance ; il est aussi devenu une menace pour la démocratie et les droits de l'Homme.

Le Conseil de l'Europe a un rôle essentiel à jouer dans la coordination des efforts de tous les régulateurs des données numériques et algorithmiques. En effet, les entreprises qui vendent en France un service numérique, que les Français utilisent chaque jour, ne sont pas toutes basées en France. Les trafiquants d'influence, d'armes, de contenus illégaux de toutes sortes ne s'embarrassent pas non plus des frontières. Comme le disait très justement le juge à la Cour européenne des droits de l'Homme, M. André Potocki, l'avenir est dans cette coordination ; et à l'échelle européenne, le Conseil de l'Europe permet d'avoir une vision d'ensemble pour adopter une position commune.

Que ce colloque ait eu lieu ici, au Palais du Luxembourg, n'est bien sûr pas anodin. En effet, le Sénat est le lieu où sont représentés les territoires et leurs élus, avec de solides ancrages locaux. Mais aujourd'hui, de nouvelles menaces sont rendues possibles par la vitesse à laquelle l'information circule. Elles concernent très directement chacun de nos territoires, chacun de nos élus, chacun de nos citoyens ; en bref, chacun d'entre nous. Le Sénat se doit d'apporter sa pierre à l'édifice des mesures visant à lutter contre les fake news , la cybercriminalité, le cyber-terrorisme, tout en garantissant le respect des droits de l'Homme. J'espère que ce colloque aura permis à ceux qui étaient venus ici sans attente précise de mieux cerner les contours de ces nouvelles menaces. J'espère aussi que ceux qui s'interrogeaient sur une question précise, et dont le travail au quotidien touche directement à la régulation des données, ont trouvé les réponses qu'ils attendaient de la part des spécialistes de grande qualité réunis autour de cette table.

Notre première table ronde était consacrée aux droits numériques des citoyens comme nouvelle frontière des droits de l'Homme et de l'action du Conseil de l'Europe.

Elle s'est demandé : « Jusqu'où le droit peut-il aller dans la vie privée du citoyen ? » et « Quel est le meilleur échelon pour traiter ce droit nouveau : la France ou l'Europe ? »

Aujourd'hui, nous éprouvons les limites de l'échelon français puisque les problèmes auxquels sont confrontés les citoyens dans les usages numériques sont d'ampleur mondiale. La présentation des efforts réalisés par la France à ce sujet a été assurée par mon collègue André Gattolin et Mme Marie-Laure Denis, présidente de la CNIL, auprès de laquelle le volume de requêtes est en constante augmentation, ayant récemment atteint 12 000. Ces interventions ont été largement complétées par M. Jean-Philippe Walter, Commissaire à la protection des données du Conseil de l'Europe, qui nous a expliqué le travail de l'institution en la matière. M. André Potocki, juge à la Cour européenne des droits de l'Homme, nous a offert un tour d'horizon très complet de la jurisprudence, depuis l'arrêt « Times contre Royaume-Uni » , de 2009, qui reconnaît que le principe général de liberté d'expression s'applique aussi à Internet. Le principe de proportionnalité comme guide de l'action a été affirmé. Il faut aussi en retenir que l'action du juge doit être conjuguée à celle du parlementaire.

La deuxième table ronde a porté sur les réponses apportées aux fake news . Ces dernières posent en effet problème dans le cadre de la liberté d'expression et de la liberté de la presse puisque le caractère viral d'une information repose de moins en moins sur sa véracité et son caractère vérifiable. Le législateur est parfois mis face à un paradoxe, puisque son action peut rapidement ouvrir la porte aux théories du complot, et à la défiance face à l'idée de « vérité officielle », de « pensée unique ».

M. Patrick Chaize, président du groupe d'études Numérique du Sénat, a mis l'accent sur l'ambivalence de l'information sur Internet, partie essentielle du processus démocratique et, simultanément, danger pour la démocratie. Qu'elles soient de nature publicitaire, commerciale, ou même électorale, les fake news perturbent l'exercice de la décision du consommateur, de l'usager, du citoyen. Il a rappelé les résolutions adoptées par l'APCE depuis 2014, et les motifs légitimes pour lesquels le Sénat a rejeté le texte sur les fake news , qu'il jugeait imprécis et dangereux pour les libertés individuelles.

M. Thomas Schneider, président du Comité directeur sur les médias et la société d'information au Conseil de l'Europe, a rappelé que les experts n'apprécient pas l'expression globale « fausse information », en distinguant trois formes : la fausse information, sans intention de nuire ; la désinformation, qui cherche à nuire ; et l'information malveillante, vraie mais cherchant également à nuire. Il a rappelé la déclaration du Comité des Ministres de février 2019, qui insiste sur la nécessité d'une base financière saine pour les médias si l'on ne veut pas qu'ils se tournent vers des financements liés au « buzz » et donc à la désinformation potentielle.

M. Camille Grenier, chargé de mission information et démocratie à Reporters sans frontières, a tenu à distinguer quatre grands défis : le financement, la régulation, l'autorégulation et la définition de l'espace public numérique.

Mme Divina Frau-Meigs, professeure et sociologue des médias à l'Université Sorbonne Nouvelle, nous a présenté plusieurs points de vue : celui de membre du groupe d'experts européen sur l'éducation aux médias, celui du groupe d'experts sur la désinformation et celui du groupe « éducation à l'information » de l'UNESCO, en soulignant le caractère difficile de la recherche dans le domaine. Elle a toutefois terminé sur une perspective optimiste, en considérant que ces menaces sur la démocratie ont mis à jour le besoin de l'intégrité de l'information et le besoin de mieux éduquer aux usages numériques.

Enfin, la troisième table ronde a traité de la lutte contre les discours de haine, la cybercriminalité et le cyber-terrorisme, qui sont des manifestations extrêmes des libertés extrêmes laissées aux citoyens sur Internet.

M. Jan Kleijssen, directeur « société de l'information - lutte contre la criminalité » au Conseil de l'Europe, nous a exposé les travaux du Conseil.

M. Olivier Becht, député du Haut-Rhin, vice-président de la délégation française de l'APCE et rapporteur général sur l'évaluation de l'impact de la science et de la technologie à la commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias de la même APCE, a également permis une meilleure compréhension de ce qu'est l'avenir de la démocratie à l'heure numérique.

M. Jean-Paul Lehners, président de la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance, a distingué les différentes difficultés dans le traitement de l'information reçue.

M. Andrea Cairola, spécialiste du programme « section pour la liberté d'expression » au sein du secteur de la communication et de l'information de l'UNESCO, nous a permis de mieux comprendre les enjeux liés à la manière dont l'information circule.

Mme Béatrice Oeuvrard, manager chargée des affaires publiques de Facebook France, a permis d'avoir un point de vue très important, en tant que représentante du travail des GAFAM sur les usages et la notion de citoyenneté numérique, en défendant ces services qui aujourd'hui, ne le cachons pas, nous sont à tous d'une très grande utilité !

À court terme, le Sénat va discuter la proposition de loi Avia en séance publique au mois de décembre et doit prendre en compte cette double exigence de protection des données et d'encouragement de l'économie, et intégrer les préoccupations spécifiques de nos territoires et de nos élus. Il nous reste à traduire par le droit ces préoccupations, en ne laissant pas Google, Facebook, Amazon, Apple ou Microsoft remplacer la loi par le code informatique, et sans pour autant brider le potentiel incroyable de nos entreprises et de nos jeunes. Comme vous vous en doutez, c'est tout un programme !

Je voudrais en conclusion vous faire part de quelques idées fortes que je retire de nos échanges.

D'abord, pour reprendre l'analyse de Thomas Schneider ce matin, chaque nouveau média présente un caractère déstabilisant et chaque rupture technologique présente à la fois un potentiel de démocratisation et de manipulation, un risque aussi de fragmentation de la société.

On voit qu'au travers des questions abordées, c'est bien la cohésion de nos sociétés qui est en jeu. Divina Frau-Meigs a évoqué la société numérique. Mais l'enjeu est bien au fond de continuer à « former société », et non d'être simplement une collection de groupes d'individus.

J'ai bien retenu les propos tenus ce matin sur la rapidité des évolutions des usages numériques, des plateformes, et des conséquences qui en découlent, notamment dans la perception qu'a la jeunesse, mais aussi les exclus d'Internet, de nos valeurs fondamentales.

Au travers des différents débats que nous avons eus, je crois que ce colloque permet de confirmer une prise de conscience partagée des déstabilisations en cours et la quête d'un nouvel équilibre qui nous interroge tous, parlementaires, juristes, acteurs économiques.

Quand on cherche un nouvel équilibre, il faut avoir des fondamentaux, un cap. Nous avons évoqué les enjeux des médias et c'est à la présidente du Huffington Post , Ariana Huffington, que je voudrais emprunter ces mots : « Quand nous devenons hyper-connectés avec les technologies et déconnectés de nous-mêmes, nous perdons la trace de notre sagesse, de notre bien-être et de notre volonté ».

Au Conseil de l'Europe, nous avons un cap : ce sont les valeurs que nous avons en partage, auxquelles nous devons nous reconnecter ! Et nous avons la chance de pouvoir faire partager ces valeurs au travers des instruments internationaux que nous portons, comme la convention 108 ou la convention de Budapest sur la cybercriminalité.

Nous avons besoin d'échanger pour partager et pour ne pas laisser les plateformes seules face à des défis qui les dépassent en partie : Mme Oeuvrard, j'ai entendu votre appel ! Le Conseil de l'Europe est une structure adaptée dans cette perspective.

J'en retire aussi une conviction, un impératif pour nous les parlementaires qui sommes en quête de nouveaux équilibres : c'est la nécessité pour le Parlement d'évaluer la qualité de la réponse législative ou réglementaire.

Le Parlement n'est pas seulement « législateur » : il a aussi une mission de contrôle et d'évaluation des politiques publiques qui est essentielle, en particulier dans un contexte aussi novateur et déstabilisant que le numérique.

Le but, il est clair, cher Jan Kleijssen : c'est de conjurer la perspective d'être ramenés au rang de « poissons rouges » ! Et pour cela, au-delà des régulations ou modes d'autorégulation, l'éducation jouera un rôle majeur. C'est une conviction qui a été largement partagée aujourd'hui et qui doit nous guider. C'est notre « responsabilité sociétale et humaine » !

Je tiens à remercier et féliciter encore une fois tous nos intervenants pour leurs exposés et leurs réponses aux nombreuses questions que vous avez posées.

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