B. LA LUTTE CONTRE LES INÉGALITÉS EST UNE DES CLÉS DE LA TRANSITION ALIMENTAIRE

Dans un scénario de maintien du cloisonnement social des régimes alimentaires, les classes les plus modestes, qui sont aussi les plus nombreuses, conserveraient leur modèle alimentaire fortement impactant pour l'environnement et pour leur santé. Les indicateurs de santé publique liés à l'alimentation continueraient alors à se dégrader, tandis que les politiques environnementales, notamment sur le plan de la maîtrise des émissions de CO 2 , en seraient fortement handicapées. Le succès de la stratégie de transition alimentaire dépend donc crucialement de notre capacité à lever les barrières culturelles et économiques à la diffusion des régimes durables.

1. Diffuser les régimes durables en levant des barrières culturelles
a) Des barrières culturelles insuffisamment prises en compte dans les politiques nutritionnelles

De Maurice Halbwachs à Pierre Bourdieu, en passant par les époux Grignon, la sociologie a amplement fait la démonstration empirique de l'existence de cultures alimentaires différenciées en fonction de la situation sociale. Ces différences sociologiques de rapport à l'alimentation ont évidemment un impact fort sur la façon dont les individus s'approprient les recommandations nutritionnelles 107 ( * ) . Elles contribuent à expliquer pourquoi ces dernières ont peu d'effet sur les pratiques alimentaires des ménages modestes (ouvriers, employés). Les études sociologiques révèlent en effet un clivage très net entre ces derniers et les ménages plus aisés (cadres, professions intermédiaires) :

- pour les premiers, l'objectif d'équilibre nutritionnel (et le contrôle relativement soutenu des apports alimentaires qui va avec) est perçu comme une contrainte imposée de l'extérieur. Les messages nutritionnels officiels sont connus, mais restent lettre morte, car ils vont à l'encontre des goûts dominants, des habitudes de consommation et, en définitive, du plaisir de manger. En outre, leur respect imposerait d'inclure dans le régime des aliments plus chers que ceux habituellement consommés, ce qui, pour des ménages contraints financièrement, implique de limiter les dépenses dans d'autres postes de consommation et donc de renoncer à des plaisirs non seulement à table, mais aussi dans d'autres domaines. Ces « privations » au nom de la « santé » et de la « ligne » sont d'autant moins acceptées que le lien entre alimentation et santé n'est pas perçu comme évident dans ces milieux. Les individus y considèrent certes qu'il existe certains aliments bons pour la santé, parce qu'ils possèdent certaines vertus, mais ils n'appréhendent pas le lien entre alimentation et santé à l'échelle globale du régime alimentaire ni sur le long terme 108 ( * ) . De la même manière, le lien entre corpulence et santé n'est pas perçu comme évident : dans les milieux populaires, la recherche de la minceur se présente comme une question purement esthétique et non pas de santé. Au contraire même, la minceur ou la perte de poids sont fréquemment considérés comme des signes de santé fragile ;

- dans les milieux aisés en revanche, les recommandations nutritionnelles sont perçues de manière très différente. Elles ne sont pas un diktat dont le respect implique de renoncer au plaisir de manger, mais comme une hygiène de vie, un modèle intériorisé, où ce qui est « bon » du point de vue du goût tend à se confondre avec ce qui est bon pour la santé. De surcroît, les individus y sont convaincus que le bon au goût et le bon pour la santé favorisent également le beau selon leurs normes esthétiques, à savoir un corps mince. L'agréable et le nécessaire sont donc réconciliés dans leur rapport à l'alimentation.

Les recommandations nutritionnelles des politiques publiques, essentiellement élaborées par des médecins, sont délivrées sans véritablement prendre en compte les conditions socioculturelles de possibilité de leur bonne appropriation par le public. Dans le meilleur des cas, elles sont inaudibles ; au pire, elles sont perçues comme stigmatisantes. Cela contribue à expliquer pourquoi, malgré trois PNNS successifs et vingt ans de campagnes d'information, les recommandations nutritionnelles des pouvoirs publics n'ont finalement eu un impact significatif que sur les ménages les plus diplômés.

b) Passer d'une logique de recommandation à une véritable éducation alimentaire

Faire évoluer les pratiques alimentaires des personnes actuellement les plus éloignées des recommandations nutritionnelles suppose en premier lieu de passer d'une logique de conseils nutritionnels ponctuels à un véritable accompagnement nutritionnel dans la durée, voire à une véritable éducation à l'alimentation durable, à travers toutes ses dimensions : nutritionnelle, mais aussi économique (acheter autrement), et culinaire (préparer autrement).

De telles actions existent déjà, par exemple dans le cadre des structures d'aide alimentaire, à l'initiative de certaines collectivités dans le cadre de programmes territoriaux pour l'alimentation, ou dans le cadre de projets pédagogiques portés par des équipes enseignantes. Toutefois, compte tenu de l'ampleur des problèmes de santé liés à une mauvaise alimentation, il est impératif de changer d'échelle d'intervention. Différents types de mesures peuvent y aider :

- au niveau du système de soins, mettre en place un forfait nutrition dans le cadre d'un parcours de soins coordonné pour les maladies de la nutrition ; développer les centres spécialisés de la nutrition chargés d'assurer la coordination des parcours des patients, le maillage du territoire et de coordonner l'action des différents experts et intervenants concernés ; développer un programme de dépistage et de prise en charge de la dénutrition en France ; faire évoluer la reconnaissance de la formation de diététicien (actuellement à Bac+2) et parallèlement créer les modalités de la prise en charge des consultations 109 ( * ) ;

- au niveau du système éducatif, développer les actions d'éducation nutritionnelle fédérant l'ensemble des compétences et des acteurs pertinents (Éducation nationale, ministères des sports et de l'agriculture, collectivités territoriales, monde associatif, représentants des professionnels de l'alimentation type chambres des métiers) ; utiliser le cadre scolaire et périscolaire pour favoriser l'exposition répétée à des aliments sains habituellement peu consommés ; développer l'éveil sensoriel en faisant découvrir la variété des goûts et des saveurs ; redonner du sens à l'alimentation et aux aliments (expliquer l'origine, les façons de produire, de transformer) ; encourager la création de jardins d'école pour cultiver légumes, fruits, herbes aromatiques ; initier à l'analyse critique des techniques de marketing et de promotion alimentaire.

c) Une responsabilisation inefficace sans un assainissement de l'environnement alimentaire

Faire évoluer les pratiques alimentaires des personnes actuellement les plus éloignées des recommandations nutritionnelles suppose de sortir d'une stricte logique de « responsabilisation » individuelle pour développer aussi une action plus large visant à assainir l'environnement nutritionnel. Cette action sur le contexte alimentaire peut passer par différentes actions :

- fixer un cadre normatif incitant ou obligeant à la reformulation des recettes des plats préparés par l'agro-industrie grâce à la définition de standards de référence fixant leur composition (limite maximale de certains nutriments, par exemple pour le sel ou les graisses saturées) ;

- réguler l'offre de snacking des distributeurs automatiques payants, en limitant par exemple les boissons sucrées ou édulcorées à 50 % de l'offre de boissons ou en définissant une part minimale réservée aux aliments solides de bonne qualité nutritionnelle (par exemple, au moins 50 % des produits classés A ou B en NutriScore) ;

- simplifier l'identification des aliments les plus durables par les consommateurs en généralisant l'étiquetage nutritionnel et environnemental simplifié ;

- dans le domaine du marketing, interdire les produits ayant un NutriScore D ou E dans les couloirs promotionnels des grandes et moyennes surfaces, en bout de rayon et en sortie de caisse ; réguler de façon plus sévère la publicité alimentaire en direction des enfants à la télévision ou au cinéma ; interdire les dispositifs d'incitation à l'achat (types bons offrant aux consommateurs une réduction de prix pour l'achat d'un produit donné) lorsque le produit concerné présente un Nutriscore D ou E ;

- rendre obligatoire l'emploi de diététiciens dans les sociétés de restauration collective ; rendre l'affichage du NutriScore obligatoire en restauration collective ; mettre en place des programmes de formation continue et initiale des cuisiniers pour que l'alimentation hors foyer intègre les pratiques compatibles avec une alimentation saine et durable ; faire évoluer les logiques d'approvisionnement dans le secteur de la restauration, notamment de la restauration collective, de manière à favoriser les aliments durables ; promouvoir un renforcement des exigences en matière de qualité nutritionnelle de l'offre dans le cahier des charges des appels d'offres publics.

2. Diffuser les régimes durables en levant les barrières économiques
a) L'enjeu de l'accessibilité financière des régimes durables

Une diffusion socialement plus large des régimes alimentaires sains et écodurables se heurte à l'obstacle de leur accessibilité financière, à la fois pour les ménages en situation de pauvreté, mais plus largement pour l'ensemble des ménages modestes 110 ( * ) . Les aliments qui composent les régimes vertueux sont en effet généralement plus chers que ceux qu'on retrouve dans les régimes malsains aujourd'hui dominants dans les régimes occidentaux. Ainsi, le poisson, les fruits et légumes frais, de faible densité énergétique, sont plus chers que les produits gras et sucrés qu'ils sont censés remplacer. Il en va de même des aliments recommandés pour leur faible impact environnemental et pour leur teneur plus faible en pesticides ou en additifs alimentaires. Il est incontestablement plus difficile d'avoir une alimentation saine et écodurable avec un petit budget.

Par ailleurs, demander aux ménages les plus modestes de consentir à payer davantage pour accéder à des aliments de meilleure qualité est irréaliste, car leur poste budgétaire « alimentation » (qui mesure l'effort financier consacré aux dépenses alimentaires) est déjà sensiblement plus élevé que celui des ménages plus favorisés.

b) La sobriété alimentaire est une des conditions de la démocratisation des régimes durables

Comment consommer des aliments plus chers sans accroître la pression sur le budget des ménages modestes ? C'est l'équation à résoudre pour réussir la transition alimentaire. La solution à ce problème passe sans doute, en partie, par la sobriété alimentaire. En diminuant la quantité d'aliments ingérés chaque jour jusqu'à un niveau nutritionnellement recommandé et en réduisant leurs gaspillages alimentaires, les consommateurs peuvent en effet réaliser des économies substantielles. Les marges de manoeuvre budgétaires ainsi dégagées rendraient possible une montée en gamme des aliments consommés à budget constant. Ces marges de manoeuvre sont d'autant plus significatives que la réduction des rations alimentaires et la lutte contre les gaspillages se portent en priorité sur des aliments relativement onéreux, comme la viande.

Des simulations chiffrées confirment l'intérêt de cette démarche consistant à consommer moins pour consommer mieux, sans dépenser plus. Une étude du WWF 111 ( * ) a chiffré par exemple le coût du panier alimentaire d'une famille de quatre personnes selon qu'elle adopte le régime alimentaire moyen de la population française aujourd'hui 112 ( * ) ou qu'elle se tourne vers un panier « flexitarien ». Pour un même coût (soit 189 euros par semaine), le panier flexitarien comporte moins de boissons sucrées, de produits transformés, de viande et de poisson sauvage, mais davantage de céréales, de légumineuses et de fruits et légumes 113 ( * ) . Son analyse d'impact montre qu'il est à la fois plus sain (NutriScore de A au lieu de C) et moins émetteur de CO 2 (68 kg équivalent CO 2 au lieu de 109) que le panier alimentaire moyen des Français. Par ailleurs, grâce aux économies réalisées sur certains aliments du panier standard, il peut intégrer des produits labélisés (Bio, label rouge,...) en proportion significative (50 %).

Concilier accessibilité financière, faible impact carbone, bonne qualité nutritionnelle et acceptabilité culturelle est donc parfaitement envisageable, mais suppose en pratique une véritable révolution dans le comportement d'achat. Les consommateurs doivent en effet passer de décisions d'achat à partir du prix de chaque aliment considéré isolément à des logiques d'optimisation, plus complexes, au niveau du coût du panier alimentaire. Consentir à payer plus chers certains aliments tout en comprenant que cela n'implique pas nécessairement un budget alimentation en hausse suppose un travail d'éducation et d'accompagnement. C'est la raison pour laquelle les programmes d'accompagnement nutritionnel doivent absolument intégrer une dimension économique : il ne suffit pas d'expliquer aux personnes qui s'alimentent mal comment mieux se nourrir ; il faut aussi leur apprendre concrètement comment mieux acheter.

c) Créer des incitations ou des aides financières pour acheter des aliments plus durables

Une autre voie pour accroitre l'accessibilité sociale des produits les plus onéreux nécessaires à la transition alimentaire est de créer des dispositifs d'aides directes ou indirectes pour faire baisser le prix de ces produits. Cette intervention financière publique se justifie sur un plan doctrinal par le fait qu'une mauvaise alimentation produit des effets externes sanitaires et écologiques considérables, dont le coût final est supporté par la collectivité. On pourrait imaginer par exemple de taxer, sur le modèle de la taxe soda, certains aliments en raison de leur mauvaise qualité nutritionnelle (par exemple ceux classés D ou E dans le Nutriscore) et utiliser le produit de ces taxes pour financer des actions d'éducation nutritionnelle ou pour distribuer des chèques « alimentation saine », sur le modèle du chèque « énergie » permettant par exemple d'acheter des fruits ou des légumes frais 114 ( * ) . De tels chèques seraient distribués sous conditions de ressources ou attribués aux familles dont l'un des membres est identifié comme en surpoids ou obèse à l'occasion d'un programme de suivi médical. Compte tenu du coût des pathologies chroniques liées à une mauvaise alimentation, on peut aussi imaginer que l'assurance maladie participe, dans le cadre d'une politique de prévention, au financement de ces subventions.


* 107 Cf. en particulier : F. Régnier, A. Masullo, Le régime entre santé et esthétique ? Significations, parcours et mise en oeuvre du régime alimentaire, Revue d'Études en Agriculture et Environnement, 91(2), 185-208

* 108 Dans les milieux modestes, la notion de régime, c'est-à-dire de contrôle au long cours de son alimentation a un sens seulement quand on est malade, autrement dit dans une visée curative, mais pas dans une perspective préventive de long terme.

* 109 La barrière financière pèse sur les milieux modestes qui sont aussi les plus concernés par les pratiques alimentaires mauvaises pour la santé.

* 110 Il est important de ne pas cibler l'accompagnement vers une alimentation saine uniquement sur les ménages les plus en difficultés. Comme on l'a vu, l'insécurité alimentaire en France ne concerne pas que les ménages en situation de pauvreté ni ceux qui ont recours aux banques alimentaires. C'est un phénomène beaucoup plus vaste.

* 111 WWF et Eco2 Initiative, Vers une alimentation bas carbone saine et abordable, 2017. Dans cette étude, l'assiette flexitarienne se compose de 2/3 de protéines végétales et 1/3 de protéines animales.

* 112 Tel qu'il ressort de l'enquête Inca 3.

* 113 Cette assiette a été composée à partir de 163 aliments les plus consommés par les Français. Elle se caractérise par une diminution de la viande (-31 % au total avec -66 % de boeuf et de veau), des poissons sauvages (-40 %), une diminution des produits transformés industriels, gras, salés et sucrés (-69 %), une diminution des produits à base de farines raffinées (-46 %) au profit de farines complètes et une augmentation de la part des légumes, céréales et légumineuses (95 %).

* 114 On peut par exemple imaginer des aides financières sous forme de bons de réduction avec codes-barres scannables lors du passage en caisse, qui imputent la réduction si le panier contient les aliments adéquats.

Page mise à jour le

Partager cette page