Rapport d'information n° 535 (2019-2020) de Mme Sophie PRIMAS , fait au nom de la commission des affaires économiques, déposé le 17 juin 2020

Disponible au format PDF (2,2 Moctets)


N° 535

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 17 juin 2020

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires économiques (1) sur le plan de relance de la commission des affaires économiques ,

Tome II : Annexes

Comptes rendus des réunions de commission

Par Mme Sophie PRIMAS,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : Mme Sophie Primas, présidente ; Mme Élisabeth Lamure, MM. Daniel Gremillet, Alain Chatillon, Franck Montaugé, Mmes Anne-Catherine Loisier, Noëlle Rauscent, Cécile Cukierman, M. Jean-Pierre Decool, vice-présidents ; MM.  François Calvet, Daniel Laurent, Mmes Catherine Procaccia, Viviane Artigalas, Valérie Létard, secrétaires ; M. Serge Babary, Mme Anne-Marie Bertrand, MM. Yves Bouloux, Bernard Buis, Henri Cabanel, Mmes Anne Chain-Larché, Marie-Christine Chauvin, Catherine Conconne, Agnès Constant, MM. Roland Courteau, Pierre Cuypers, Marc Daunis, Daniel Dubois, Laurent Duplomb, Alain Duran, Mmes Dominique Estrosi Sassone, Françoise Férat, M. Fabien Gay, Mme Annie Guillemot, MM. Jean-Marie Janssens, Joël Labbé, Mme Marie-Noëlle Lienemann, MM. Pierre Louault, Michel Magras, Jean-François Mayet, Franck Menonville, Jean-Pierre Moga, Mmes Patricia Morhet-Richaud, Sylviane Noël, Guylène Pantel, MM. Jackie Pierre, Michel Raison, Mmes Évelyne Renaud-Garabedian, Denise Saint-Pé, Patricia Schillinger, M. Jean-Claude Tissot.

TRAVAUX EN COMMISSIO N

Audition de M. Bruno Le Maire,
ministre de l'économie et des finances
(Lundi 6 avril 2020)

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous nous réunissons aujourd'hui dans des conditions particulières. C'est la première fois que nous auditionnons un ministre en visioconférence.

La crise que nous traversons est d'abord une crise sanitaire. Nos pensées vont à nos compatriotes victimes du Covid-19 et aux personnels médicaux qui se battent au quotidien. C'est aussi une crise économique. Nous pressentons les effets qu'elle aura dans l'avenir. Vous l'avez d'ailleurs comparée à la crise de 1929, monsieur le ministre. On prévoit une diminution de l'activité autour de 50 % pour ce mois, et une récession majeure sur l'année : certains économistes tablent sur 3 % ; d'autres, plus pessimistes, sur 10 %.

Au-delà des chiffres, jamais depuis 1944 la politique économique n'a été confrontée à de telles incertitudes, qu'il s'agisse de la durée de crise, de sa résorption à l'échelon mondial, des effets économiques de long terme, de la reprise ou du déconfinement. Les chefs d'entreprise et les salariés attendent du Gouvernement une traduction concrète de la promesse présidentielle qu'« aucune entreprise ne sera livrée au risque de faillite ». L'exécutif, après l'habilitation du Parlement, a réagi et a mis en place de nombreuses mesures de soutien. À titre d'exemple, en huit jours, 20 milliards d'euros de prêts garantis par l'État ont été demandés par plus de 100 000 entreprises. C'est dire l'ampleur du besoin, donc de la crise.

Nous voulons assurer et renforcer l'efficacité des dispositifs de soutien. Cela implique la mobilisation de tous, à commencer par le Gouvernement et le Parlement. La commission des affaires économiques a mis en place un ensemble de cellules de veille et de suivi par secteur, afin d'effectuer un travail d'évaluation, de contrôle et d'anticipation. L'objectif est de pouvoir bénéficier de remontées directes du terrain et, le cas échéant, de vous proposer des solutions concrètes et applicables rapidement, au service de nos concitoyens.

Les mesures de soutien, par ailleurs bienvenues, sont parfois appliquées de façon hétérogène selon les territoires, voire se révèlent inadaptées à la diversité des situations de nos entreprises. Il y a un risque de « trous dans la raquette », c'est-à-dire d'oubli de situations particulières.

Par ailleurs, il nous faut anticiper la suite, c'est-à-dire, d'une part, la stratégie de sortie de crise et, d'autre part, la stratégie de long terme nécessaire pour tirer les leçons de cet épisode, notamment en termes de souveraineté industrielle et alimentaire. Vous connaissez l'intérêt de notre commission pour ces sujets. C'est dans cette logique partenariale et collaborative que nous souhaitons travailler, car nous partageons bien évidemment tous le même objectif : aider notre pays à traverser cette crise, puis à s'en relever.

Monsieur le ministre, je vous donne la parole, puis je laisserai nos collègues sénateurs chargés de piloter les différentes cellules sectorielles de suivi vous poser leurs questions. Tous les membres de la commission pourront ensuite vous interroger.

M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances. - Cette audition est bienvenue : il me semble indispensable que, même en période de crise sanitaire et économique, la démocratie continue de fonctionner et le contrôle du Parlement puisse s'exercer.

Depuis le premier jour, je n'ai jamais caché que cette crise économique serait violente, globale et durable. Je l'ai comparée à la grande récession de 1929. Vous voyez tous dans vos territoires combien l'économie réelle est touchée. Des entrepreneurs, commerçants et professions libérales n'ont plus un euro de recettes. J'ai parlé de -1 % la semaine dernière en indiquant que ce chiffre serait révisé. Depuis 1945, la plus mauvaise année pour l'économie française a été 2009, après la grande crise de 2008 : -2,2 % de croissance. Nous serons très vraisemblablement au-delà. C'est dire l'ampleur du choc économique.

Nous avons réagi vite et fort. Dès le 6 mars, j'ai proposé au Président de la République un plan d'urgence économique pour apporter des réponses à tous ceux qui étaient touchés par la crise. Nous avons fait des choix stratégiques et économiques novateurs.

Le premier a été un dispositif de chômage partiel, le plus généreux en Europe, qui couvre tous les salariés jusqu'à 4,5 fois le SMIC. Il concerne déjà 5 millions de salariés, pour 11 milliards d'euros. L'objectif stratégique, fidèle au modèle français, est de préserver les compétences et les formations, pour nous permettre de redémarrer le plus vite possible en évitant les licenciements de masse. Aux États-Unis, en dix jours, il y a eu 10 millions de chômeurs en plus.

Le deuxième choix a été de soutenir la trésorerie des entreprises. D'abord, toutes les charges sociales et fiscales sont reportées pour les entreprises qui le souhaitent ; le ministre des comptes publics, Gérald Darmanin, vient d'annoncer le report de l'échéance de début avril. Ensuite, un fonds de solidarité a été institué pour les petites entreprises de moins d'un million d'euros de chiffre d'affaires et de moins de dix salariés ; la Direction générale des finances publiques (DGFiP) verse une aide de 1 500 euros à toutes les entreprises de ce champ fermées par arrêté ministériel ou ayant connu une baisse de chiffre d'affaires de 50 % entre mars 2019 et mars 2020. Ce fonds recueille une adhésion massive : plus de 500 000 entreprises y ont déjà fait appel. L'engagement budgétaire est de 1,7 milliard d'euros par mois ; le dispositif sera reconduit au mois d'avril. Enfin, des prêts sont garantis par l'État jusqu'à 300 milliards d'euros ; 100 000 entreprises y ont déjà fait appel, pour un montant total de 20 milliards d'euros. Ces dispositifs ont le mérite de la puissance et de la simplicité.

Le troisième choix est de protéger nos entreprises stratégiques. Nous sommes prêts à utiliser tous les moyens à notre disposition : montée au capital, recapitalisation, voire, en dernier recours, nationalisation. Il ne s'agit pas de revenir sur notre conception du rôle de l'État dans l'économie. S'il y a des nationalisations, elles devront être temporaires. L'État n'a pas vocation à administrer l'économie. Je crois à la cohérence de notre politique économique.

Le quatrième choix est celui de la réponse européenne. L'une de mes préoccupations concerne la capacité de l'Union européenne, notamment de la zone euro, à faire face à cette crise globale. Le grand risque est que les pays qui se portaient le mieux auparavant puissent mobiliser des sommes astronomiques pour protéger et relancer leur économie, redémarrant ainsi très rapidement en sortie de crise quand d'autres pays très endettés n'en auraient pas la capacité, avec à la clé un accroissement des divergences entre les États. Or une zone monétaire commune ne pourra pas supporter des écarts économiques croissants entre ses membres. Derrière l'enjeu immédiat, protéger et relancer notre économie, il y a donc un enjeu de moyen terme : consolider la zone euro, que de trop fortes divergences économiques feraient exploser. Nous travaillons sur un certain nombre de propositions.

Des décisions ont déjà été prises. Je salue le choix de la Banque centrale européenne (BCE) d'engager un programme de rachats d'actifs de 750 milliards d'euros. L' escape clause , c'est-à-dire la clause qui délivre de toutes les obligations du pacte de stabilité et de croissance, a été activée ; nous pouvons ainsi dépenser de l'argent public aujourd'hui sans être rattrapés par la patrouille demain. La suspension des règles en matière d'aides d'État, qui sont inopportunes en temps de crise, nous permettra d'aider des industries stratégiques.

D'autres mesures restant à prendre devraient être décidées très prochainement. D'abord, l'utilisation du Mécanisme européen de stabilité (MES), qui dispose de 450 milliards d'euros, devrait permettre aux États de faire face à des dépenses immédiates. Ensuite, la Banque européenne d'investissement doit pouvoir faire des prêts aux entreprises. Enfin, la présidente de la Commission européenne a annoncé la création d'un mécanisme d'assurance chômage, pour un montant de 100 milliards d'euros.

Au regard de l'ampleur de la crise, tout cela ne suffira pas ; Thierry Breton, Paolo Gentiloni et un certain nombre d'économistes le disent également. Il faut donc prévoir un fonds d'investissement ou de solidarité permettant de financer toutes les dépenses post-crise. Un tel fonds pourrait financer des services publics, en particulier l'hôpital, qui devra être reconstruit partout en Europe et faire l'objet d'investissements massifs. Nous aurons besoin d'investissements publics pour soutenir des filières dans un état catastrophique, comme l'industrie automobile, l'aéronautique, le transport aérien ou le tourisme. Il faut aussi continuer à investir dans les nouvelles technologies et la recherche. En temps de crise, ce sont les premières dépenses sacrifiées, ce qui fait prendre un retard considérable. Le développement de la fibre risque de ne pas être jugé prioritaire. Or, stratégiquement et économiquement, il l'est.

La Commission européenne ferait un emprunt de plusieurs centaines de milliards d'euros, à des taux d'intérêt évidemment plus bas que si chaque état négociait le sien. La durée serait limitée, de cinq à dix ans. Seules les dépenses d'investissement seraient financées. Ce n'est donc pas la reprise de l'idée des eurobonds , qui a déjà cinq ou dix ans. C'est l'idée nouvelle, forte et nécessaire d'un plan d'investissement massif post-crise sous forme d'un fonds de solidarité mutualisant les dépenses d'investissement. C'est le seul instrument à la hauteur de la crise actuelle. Je me battrai pour qu'il puisse être étudié dans les prochains jours.

Soyons aussi attentifs à la situation des pays en développement. Le coronavirus risque d'avoir des répercussions très fortes en Afrique. Il est donc impératif de soutenir ces pays, en particulier sur le continent africain.

Cette crise d'une gravité n'ayant de comparaison qu'avec la grande récession de 1929 appelle des réponses fortes, nouvelles, massives à l'échelon national ; nous l'avons fait, et nous continuerons. Elle appelle aussi une solidarité de la part de l'Union européenne, pour aujourd'hui comme pour demain ; nous nous battrons pour cela.

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci de ces propos liminaires, monsieur le ministre. Nous entamons notre série de questions avec celles de nos collègues chargés de piloter la cellule sectorielle de suivi consacrée au commerce, aux PME et à l'artisanat.

M. Serge Babary. - Le fonds de solidarité est évidemment bienvenu, mais il faut l'affiner. Le mois de mars 2019, choisi comme période de référence, a été catastrophique pour le commerce, du fait des violences commises en marge du mouvement des « gilets jaunes ». Pourquoi ne pas se baser sur le chiffre d'affaires mensuel moyen au cours de l'année 2019 ? Pouvez-vous nous indiquer le délai moyen de traitement des demandes ? Comment un entrepreneur peut-il avoir la certitude que sa demande a bien été enregistrée ?

Les soldes doivent commencer le 24 juin. Il est absolument vital pour les commerçants de pouvoir reconstituer leur trésorerie. Or nous pouvons légitimement tabler sur un rebond de la consommation post-crise. Il serait donc intéressant de repousser la date des soldes à la fin du mois d'août.

Mme Anne Chain-Larché. - L'indemnisation du chômage partiel est fondée sur une durée hebdomadaire de travail de 35 heures. Mais la saisonnalité de certaines activités impose des dérogations. Je propose d'affiner le dispositif pour tenir compte de ces situations sectorielles en augmentant le plafond d'heures indemnisées ou en prenant en compte le salaire moyen annuel augmenté, le cas échéant, des indemnités de déplacement et de repas.

Les librairies, les jardineries qui ne vendent pas d'alimentation animale, les magasins de fleurs et les quincailleries sont obligés de fermer, car jugés non essentiels. Mais les grandes surfaces autorisées à ouvrir du fait de leur activité alimentaire continuent à vendre les mêmes produits. Il y a donc un vrai problème de concurrence. L'État pourrait-il faire réfléchir ces grandes enseignes pour contribuer à l'effort de solidarité nationale ?

Les entreprises de BTP sont aujourd'hui confrontées à l'arrêt de la commande publique : le report des élections municipales empêche les exécutifs locaux de lancer des appels d'offres. Tout un pan de l'économie est donc au point mort. Or ce secteur est constitué de nombreuses PME artisanales. Ce sont les premières à en souffrir. Qu'est-il prévu pour elles ?

M. Fabien Gay. - Les entreprises ont besoin d'une parole politique claire. Le report des charges concerne non pas les entreprises « qui le souhaitent », mais celles qui démontrent qu'elles sont en difficulté. Nos PME payent leurs charges et cotisations. Ce système va assécher leur trésorerie et les mettre en difficulté lorsque l'économie repartira. Pourquoi ne pas appliquer le report des charges et cotisations à toutes les entreprises ?

Les travailleurs indépendants et ceux des plateformes numériques n'entrent aujourd'hui dans aucun dispositif. Que faisons-nous pour que ces milliers de travailleurs, dont 8 000 VTC en Seine-Saint-Denis, puissent accéder à une protection sociale et à un revenu ?

Les activités économiques non essentielles à la sécurité et à la sûreté de notre pays doivent-elles continuer ? Est-il souhaitable que les salariés d'IKEA reprennent le travail le 18 avril alors que le Gouvernement a, à juste titre, décidé le confinement, qui sera d'ailleurs vraisemblablement prolongé ? Peut-on garantir à ces salariés qu'ils auront des masques dans les prochaines semaines, sachant que les personnels soignants sont prioritaires ? Quid de la responsabilité pénale des entrepreneurs qui vont reprendre leur activité ?

Mme Élisabeth Lamure, présidente de la délégation sénatoriale aux entreprises. - La démarche que vous avez mise en place pour l'accès aux prêts bancaires semble aisée, sauf pour les entreprises qui avaient une trésorerie fragile avant la crise. On leur refuse les prêts, et elles risquent de disparaître. Pourquoi ne pas aider, là aussi, les plus fragiles ?

Votre plan de soutien présente quelques trous. Pensez-vous intégrer les commerçants, artisans et indépendants ayant choisi le statut juridique des sociétés par actions simplifiées (SAS) ou des sociétés par actions simplifiées unipersonnelles (SASU), qui en sont exclus ?

Qu'est-il prévu pour les nombreuses entreprises qui rencontrent des problèmes liés aux délais de paiement ? D'ailleurs, l'État respecte-t-il toujours ces délais ?

Comptez-vous solliciter les entreprises françaises du textile, de l'industrie pharmaceutique ou de la chimie, qui ont un grand savoir-faire, pour constituer le fameux stock stratégique sanitaire dont nous avons tant besoin aujourd'hui ?

M. Bruno Le Maire. - Le fonds de solidarité que nous avons mis en place voilà une quinzaine de jours fonctionne remarquablement bien. Nous sommes en train de faire remonter les critiques. Nous examinerons comment améliorer le dispositif pour en proposer une nouvelle version en fin de semaine. Je suis prêt à étendre la période de référence pour l'examen du chiffre d'affaires, afin que personne ne soit pénalisé et qu'un grand nombre d'entrepreneurs puisse être éligible. Le délai moyen de traitement est de trois jours entre la demande et le paiement ; difficile de faire plus rapide. Nous avons engagé la réflexion sur le maintien ou non de la date des soldes d'été. Il est trop tôt pour prendre une décision. Cela dépendra de la date de déconfinement, de ses modalités et des règles qui s'appliqueront aux clients. Je n'exclus pas le report de cette date.

Je transmettrai la question de Mme Chain-Larché sur l'augmentation du plafond du nombre d'heures indemnisées à Mme Pénicaud. La grande distribution a parfaitement joué le jeu en cette période de crise. Ses salariés ont été exemplaires. Sans eux, nous ne pourrions pas nous alimenter. J'ai pris la décision de laisser aux grandes surfaces la liberté de choisir les rayons restant ouverts ; du fait de la forte baisse du nombre de salariés présents, il s'agit principalement des rayons alimentaires. Les rayons jardinerie sont aussi ouverts, car on y trouve de la nourriture pour animaux. Contrairement à une idée reçue, les chiffres d'affaires sont aujourd'hui en forte baisse dans la grande distribution. Nous avons défini un guide de bonnes pratiques s'agissant du BTP ; quasiment tous les chantiers sont aujourd'hui à l'arrêt. Ce secteur fait partie de ceux qui seront prioritaires en sortie de crise.

Le report des charges fiscales et sociales est automatique pour les petites PME et les TPE ; toutes celles qui le souhaitent l'obtiennent automatiquement. En revanche, au-dessus de cinquante salariés, il faut un justificatif, et le report n'est pas automatique. Cela a permis d'éviter des comportements abusifs. Les annulations de charges fiscales et sociales sont une possibilité, beaucoup de petits entrepreneurs les réclament. Ce sera instruit au cas par cas. Nous y serons ouverts dans les secteurs les plus fortement touchés par la crise et pour lesquels le redémarrage sera long. Les plateformes numériques sont éligibles au fonds de solidarité. J'ai examiné de très près la question des activités économiques non essentielles. Nous avons fait le choix de garantir un service économique minimum dans toutes les activités qui ne sont pas obligées de fermer aujourd'hui. Il est difficile de définir ce qui est stratégique et ce qui ne l'est pas : des entreprises du plastique peuvent être stratégiques si elles produisent les opercules des briques de lait. La réalité est cruelle : l'industrie ne tourne qu'à 50 %. Certains secteurs industriels sont fermés à 80 % ou 90 %, et certaines activités de service à 100 %. IKEA fait partie du champ de l'arrêté du 15 mars, qui prévoit qu'un certain nombre d'activités commerciales sont fermées. L'arrêté sera reconduit, et il est probable que l'activité d'IKEA reste interdite jusqu'à la fin du confinement. La responsabilité des entrepreneurs est d'ouvrir un dialogue social, pour discuter avec les salariés des conditions de travail ; c'est une obligation de moyens, pas de résultat. Personne ne peut établir si un salarié atteint du coronavirus a été contaminé sur son lieu de travail ou ailleurs.

Les entreprises déjà fragiles avant la crise ont effectivement un problème pour accéder aux prêts bancaires. Faisons en sorte que l'argent public aille vers ceux qui en ont vraiment besoin et qu'il y ait le moins d'effets d'aubaine possible. Lorsque l'entreprise fait faillite, c'est une perte sèche pour l'État qui a garanti 70 %, 80 % ou 90 % des sommes prêtées. En intégrant dans le dispositif toutes les entreprises qui étaient en difficulté de trésorerie avant la crise sanitaire, nous nous retrouverions avec des milliards d'euros de dépenses publiques non justifiées. La situation des entreprises sera examinée et traitée, mais au cas par cas et sans automaticité. Les SAS sont éligibles au fonds de solidarité et aux prêts garantis par l'État. Devant la recrudescence des difficultés, j'ai mis en place une cellule pour veiller à ce que les délais de paiement soient respectés. Une grande entreprise qui ne les respecterait pas se verrait refuser la garantie de l'État pour un nouvel emprunt.

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous passons maintenant aux questions relatives au secteur du tourisme.

M. Michel Raison. - Je souhaite tout d'abord obtenir une précision sur les prêts consentis au secteur hôtelier. Dans le cas d'une holding regroupant plusieurs hôtels, dont certains continuent à fonctionner, et d'autres non, Bpifrance ne pourrait-elle pas accorder le prêt à la structure globale, plutôt qu'à chaque société individuellement ?

Il semble par ailleurs que les banques facturent des frais un peu élevés sur les reports d'échéance.

Les acteurs non professionnels du tourisme, ou ceux qui exercent sous la forme d'une entreprise en nom propre, sont-ils concernés par les dispositions de l'ordonnance du 25 mars ? Ont-ils la possibilité de transformer en avoirs les sommes déjà versées pour la réservation de séjours ? Je précise que souvent, dans les communes touristiques, ces acteurs sont des petits commerçants qui complètent leurs revenus par des hébergements touristiques. En outre, ces acteurs ne savent souvent pas comment utiliser le fonds de solidarité.

Enfin, les gros offices de tourisme constitués sous forme d'EPIC sont apparemment traités différemment selon les régions au regard de l'acceptation du chômage partiel. Comment l'expliquez-vous ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Depuis le début de l'épidémie, l'État a investi des milliards d'euros de fonds publics pour permettre aux entreprises de faire face aux conséquences économiques de cette crise sans précédent.

Il me semble important d'associer également les compagnies d'assurance à l'effort. Toutefois, dans la majorité des cas, en l'absence de dommages, les contrats ne couvrent pas les pertes d'exploitation. C'est une expérience que nous avons déjà vécue avec les mouvements sociaux des « gilets jaunes ».

Il existe dès lors deux possibilités pour les entreprises d'être indemnisées par leur assureur : obtenir l'extension de l'état de catastrophe naturelle aux catastrophes sanitaires ou avoir fait l'objet d'une fermeture administrative. C'est le cas actuellement des bars et des restaurants, mais pas des hôtels. Rien ne justifie une telle différence de traitement : ce sont tous des établissements accueillant du public, non indispensables à la continuité de la vie de la Nation, constituant des lieux de rassemblement clos favorisant la propagation du virus. Et l'hôtellerie subit une fermeture de fait, par manque de personnel et par manque de clientèle. Il faudrait donc étendre la fermeture administrative aux hôtels, la plupart ne pouvant plus fonctionner faute de personnel et de clients. Nos voisins espagnols ou grecs l'ont fait.

Une telle extension de la fermeture administrative vous semble-t-elle envisageable ? Plus largement, comment comptez-vous aider ce secteur ? Dans l'hôtellerie, un chiffre d'affaires perdu ne peut être récupéré.

Mme Viviane Artigalas. - Le secteur du tourisme est dans une situation catastrophique. Jean-Baptiste Lemoyne évalue ses pertes à 40 milliards d'euros. En Occitanie, il représente 10,3 % du PIB régional et 100 000 emplois. Mon département des Hautes-Pyrénées est particulièrement impacté.

Vous avez confirmé que ce secteur aurait besoin d'un plan de soutien spécifique, monsieur le ministre. Ne pourrait-on pas d'ores et déjà mobiliser le fonds Tourisme Social Investissement de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) pour aider les entreprises du secteur à passer le cap ?

Seriez-vous également favorable à la mise en place de dispositifs spécifiques d'aide aux vacances pour les familles en difficulté ? Ce serait bénéfique après un long confinement et cela contribuerait à la relance du secteur.

Enfin, de nombreux acteurs du tourisme font état d'un décalage important de trésorerie entre le versement du chômage partiel à leurs salariés et leur remboursement par l'État. Il faudrait accélérer les délais de paiement et autoriser les demandes anticipées d'allocations par les employeurs.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Les groupes hôteliers rencontrant les problèmes évoqués par Michel Raison doivent contacter Bpifrance. En cas de problème, ils peuvent s'adresser au médiateur du crédit.

Je vous confirme que les banques n'appliquent pas de pénalités sur les reports d'échéances. En revanche, des intérêts, très faibles, continuent de courir, ce qui est légitime.

S'agissant du tourisme, la possibilité de rembourser les séjours sous forme de bons s'applique aux particuliers comme aux professionnels.

Madame Renaud-Garabedian, la compensation des pertes d'exploitation pour catastrophe sanitaire n'a jamais été prévue, en effet. Les assureurs savent que nous attendons d'eux une mobilisation encore plus forte. Le président d'Axa s'est montré ouvert à l'ouverture d'une réflexion en la matière. Je souhaite que l'on puisse rapidement définir un dispositif de catastrophe sanitaire qui pourrait être couvert par les assureurs, mais il ne vaudrait que pour l'avenir, bien évidemment.

Enfin, l'obligation de fermeture par arrêté ne change rien au régime assurantiel. En revanche, cette fermeture administrative rend les entreprises automatiquement éligibles au fonds de solidarité.

Madame Artigalas, l'utilisation du fonds Tourisme de la CDC est une très bonne idée et je vais la relayer auprès de son directeur général.

Enfin, s'agissant des délais de paiement du chômage partiel, nous essayons d'améliorer le dispositif en permanence. Nous visons un paiement sous dix jours, ce qui est déjà très rapide en raison du nombre de demandes et de la complexité du système.

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous passons à présent à des questions sur l'industrie.

M. Alain Chatillon. - Les industriels commencent à préparer leurs usines à la reprise de la production. C'est le cas notamment des constructeurs automobiles et aéronautiques. En général, les salariés sont volontaires et l'approvisionnement présent, mais le manque d'informations sur les procédures sanitaires et les mesures de prévention à mettre en oeuvre constitue un obstacle, par exemple dans le secteur du bâtiment. Comment accompagnez-vous les entreprises en la matière ?

J'insiste sur l'impact très lourd de cette crise pour le secteur aéronautique français. À moyen terme, Airbus risque d'être confronté à des annulations de commandes. Préparez-vous des mesures de soutien à l'industrie aéronautique, y compris les sous-traitants, comme le font déjà les États-Unis ou la Chine ? Cette filière exceptionnelle génère plus de 200 000 emplois directs dans nos territoires. Comment pouvons-nous l'accompagner ?

L'idée d'un fonds de reconversion industrielle, évoquée par Thierry Breton, nous semble également très intéressante.

Enfin, dès que cette crise sera terminée, nous devrons mieux accompagner nos agriculteurs et transformateurs en appliquant strictement à tous les produits importés les normes françaises.

M. Martial Bourquin. - La pénurie de masques est d'une ampleur impressionnante, celle des médicaments et des tests également. Les stocks sont limités et la demande mondiale exponentielle. Plus de 80 % de nos médicaments sont fabriqués en Inde ou en Chine. Êtes-vous prêt à opérer les réquisitions nécessaires pour fabriquer de nouveau en France ces produits, ce que nous avions cessé de faire dans un accès de néolibéralisme aigu ? Je pense notamment à l'entreprise Luxfer, ou à Sanofi. Dans une économie de guerre, l'industrie doit s'adapter !

Les assurances doivent davantage participer à la gestion de la crise du Covid-19. Il faut déclarer un état de catastrophe sanitaire au regard des pertes de nos petites entreprises. Pour certaines d'entre elles, nous devons aborder la question des annulations de charges, au-delà du simple report.

J'ai lu votre position sur les dividendes avec intérêt, monsieur le ministre. Il serait scandaleux qu'ils soient versés. On ne peut pas à la fois distribuer des dividendes et solliciter des aides d'État.

Notre économie est actuellement en hibernation, mais aucune entreprise ne doit manquer à l'appel de la reprise. Il faudra pour cela respecter les délais de paiement, mais aussi prendre de grandes décisions. L'Allemagne va investir 750 milliards d'euros pour garder ses entreprises et ses services. Nous devons être à la hauteur de la situation.

Les chantiers doivent reprendre. Y aura-t-il des tests et des masques pour que les salariés soient en sécurité ? Tous les Français se posent ces questions. Si l'on ne réquisitionne pas chez nous, on risque d'avoir une nouvelle crise sanitaire !

Mme Valérie Létard. - De très nombreuses entreprises ne peuvent plus produire faute d'accès à la matière première ou aux pièces détachées nécessaires. Nous partageons votre appel à relocaliser l'industrie en France et en Europe. Mais il faut réagir rapidement à ces ruptures dans les chaînes d'approvisionnement, sous peine de condamner nos entreprises. Que faites-vous pour lever ces obstacles ? Aidez-vous les entreprises à identifier des sources alternatives de matières premières ?

Certaines entreprises nous indiquent par ailleurs que l'indemnisation du chômage partiel leur est refusée, car elles ne sont pas contraintes administrativement de fermer. Ne pourrait-on pas prévoir plutôt un contrôle a posteriori ?

Enfin, comme Martial Bourquin, j'estime que les sommes considérables déboursées par l'État français pour préserver le tissu industriel national ne peuvent bénéficier aux actionnaires. Aucune des grandes entreprises qui fera appel à l'État pour sa trésorerie ne devra verser de dividendes en 2020, et vous avez demandé aux autres de réduire d'au moins un tiers leurs dividendes. Certaines ont déjà annoncé qu'elles suivraient vos recommandations, mais pour d'autres, une simple invitation ne suffira sans doute pas. Cette règle conditionnera-t-elle également l'indemnisation du chômage partiel, le report de charges ou la garantie bancaire ? L'an dernier, les entreprises françaises cotées en bourse ont versé près de 50 milliards d'euros de dividendes, une somme à mettre en regard du coût supporté par les finances publiques pour surmonter la crise.

M. Bruno Le Maire, ministre. - L'automobile et l'aéronautique sont deux grandes filières industrielles absolument vitales pour notre pays.

Les entreprises du secteur de l'automobile ont vu leur chiffre d'affaires baisser de plus de 85 %, et le redémarrage sera long. En Chine, il ne s'effectue pas encore sur les biens de consommation durables. Il faudra donc un plan de soutien spécifique.

Il en va de même pour l'industrie aéronautique. Il faudra d'abord soutenir les compagnies aériennes, dont le chiffre d'affaires est actuellement nul, puis permettre à Airbus de poursuivre une activité minimale. Le stockage d'avions neufs coûte en effet très cher. Nous savons que cette filière aura besoin de soutien, et nous nous y préparons.

Monsieur Bourquin, s'agissant des médicaments, des tests et des masques, je vous confirme que notre objectif est de retrouver notre indépendance. Faisons preuve d'humilité et tirons les leçons de nos erreurs collectives. Voilà peu, des institutions respectées et respectables estimaient encore que stocker des masques en France était une ineptie budgétaire.

L'usine Luxfer, qui fabriquait des bouteilles d'aluminium pour le transport d'oxygène, est fermée depuis juin 2019, et sa réouverture immédiate ne permettrait pas de fournir des bouteilles dans les prochaines semaines. En revanche, si nous jugeons que cette production est stratégique pour notre système de soin, réfléchissons aux différentes options, à commencer par celle d'une reprise par un entrepreneur privé.

Nous examinerons l'option d'une annulation de charges pour un certain nombre d'entreprises dans les secteurs les plus touchés par la crise quand nous sortirons du confinement.

Sur les dividendes, nous avons posé des conditions obligatoires et émis des recommandations. Toute grande entreprise qui bénéficie du soutien de l'État pour sa trésorerie ou qui sollicite un report de charges sociales ou fiscales sera obligée de renoncer à ses dividendes. Si elle en verse quand même, elle devra rembourser ledit report avec intérêts. De même, toute entreprise de plus de 5 000 salariés se verra refuser un prêt garanti par l'État si jamais elle a versé des dividendes.

Enfin, nous recommandons aux grandes entreprises françaises de ne pas verser au moins un tiers des dividendes prévus afin de pouvoir faire face aux difficultés majeures qui s'annoncent pour 2020. Nous ferons le bilan en fin d'année. Ma conviction est que nous dépasserons les 30 % de baisse par rapport à 2019, car la situation économique l'exigera.

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous allons à présent vous interroger sur le secteur des télécommunications et du numérique, monsieur le ministre.

Mme Anne-Catherine Loisier. - La situation que nous vivons aujourd'hui ravive malheureusement la fracture numérique. De très nombreux chantiers sont à l'arrêt. Alors même que la filière connait une explosion, nous risquons de prendre un retard important. Que répondez-vous aux entreprises qui souhaitent poursuivre les travaux dans des conditions sanitaires satisfaisantes ? Que dites-vous par ailleurs aux sous-traitants, qui connaissent des pertes importantes de chiffre d'affaires et qui risquent de ne pas obtenir de prêts ? Préconisez-vous un gel des contrats existants pendant la période de confinement pour les travaux qui ne peuvent se poursuivre ?

Pour les start-up , 80 millions d'euros ont été débloqués pour financer les ponts entre deux levées de fonds, mais certains acteurs préconisent une politique massive d'investissement en faveur de l'innovation par l'intermédiaire de Bpifrance, selon les recommandations du rapport Tibi. Qu'en pensez-vous ?

On constate aussi que certaines grandes entreprises, interprétant la notion de force majeure dans un sens favorable à leur trésorerie, ne paient plus leur licence aux éditeurs de logiciels. Comment comptez-vous répondre à ces abus ?

Enfin, il semblerait que le Gouvernement étudie une stratégie visant à utiliser les données numériques pour accompagner le déconfinement. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Marc Daunis. - J'appuie la demande de ma collègue concernant le plan d'aides aux start-up, qui intéresse notamment celles de Sophia Antipolis.

Ma première question porte sur La Poste, entreprise publique, chargée d'une mission d'intérêt général. Sur les territoires, les décisions prises par La Poste ont pu être ressenties comme unilatérales, en raison notamment de l'insuffisance patente de consultation des élus. Certes, les contraintes de La Poste, notamment la protection due aux salariés, doivent être prises en compte, mais les choses auraient pu être mieux anticipées : il a fallu une mobilisation importante en faveur de la distribution de la presse pour que La Poste évolue, et des améliorations ont été apportées grâce aux interventions de notre commission. Vous êtes-vous assuré que les zones les plus fragiles, rurales ou urbaines, sont toujours desservies ?

Ma deuxième question porte sur la solidarité nécessaire des géants du numérique : on constate qu'ils sont moins atteints que les petits commerces, qui sont frappés de plein fouet. Envisagez-vous de les faire participer à l'effort collectif en leur faisant abonder le fonds de solidarité ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Madame Loisier, en ce qui concerne les chantiers à l'arrêt, je confirme que leur reprise est possible dans le cadre du protocole de sécurité sanitaire des salariés mis en place pour le bâtiment, qui s'applique aussi aux chantiers liés à la fibre ; quoi qu'il en soit il n'y a pas d'interdiction de reprise. S'agissant des start-up , 4 milliards d'euros ont été débloqués pour les soutenir, ainsi que Cédric O l'a annoncé. S'agissant d'une politique d'investissements massifs par Bpifrance, ce pourrait être un élément du plan de relance auquel nous travaillons, mais il est encore trop tôt pour communiquer des informations à ce sujet. S'agissant de l'utilisation des données, le ministre de l'intérieur et la ministre de la défense sont responsables de ce domaine ; vous savez que nous travaillons à des projets reposant sur la base du volontariat, mais je n'en dirai pas davantage, ces questions ne relevant pas de mon domaine de compétence.

Monsieur Daunis, je crois que le président de La Poste a fait amende honorable : des moyens seront engagés, notamment pour desservir les territoires les plus reculés ; la distribution sera également garantie cinq jours sur sept ; dès aujourd'hui, les bureaux sont ouverts pour le versement des prestations sociales. Les critiques qui sont remontées très vite à la direction de La Poste ont été prises en compte ; son président a reconnu la nécessité d'améliorer le dispositif et il l'a fait. Le rôle d'alerte des parlementaires a joué pleinement.

En ce qui concerne la contribution des géants du numérique, nous sommes toujours en négociation sur la taxation digitale au niveau international, reste à savoir si nous pourrons respecter le calendrier : une réunion importante du steering group devait avoir lieu à Berlin en juillet, pour progresser avec l'OCDE et les États-Unis. Nous tenons une solution solide, mais il faut acter ces progrès. J'espère que cela pourra être fait d'ici à la fin de l'année.

Mme Sophie Primas, présidente. - Espérons que M. Trump ne change pas d'idée !

Nous abordons les questions sur le logement.

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Toutes les opérations de promotion immobilière sont au point mort, y compris la construction de logements sociaux en maîtrise d'ouvrage directe par les bailleurs sociaux, et le guide de bonnes pratiques, qui a été heureusement approuvé et publié, ne permettra pas de résoudre tous les problèmes : la capacité de redémarrage à court terme est quasi nulle, et le secteur du BTP est l'un des plus difficiles à redémarrer dans le temps. J'insiste donc sur les conséquences à moyen et à long terme pour toute la chaîne du logement, qui risque d'être bloquée longtemps, avec des objectifs de production qui ne seront pas atteints, alors que notre pays manque cruellement de logements. Nos concitoyens les plus modestes pâtiront de cette situation, parce qu'ils n'arriveront pas à trouver un logement en adéquation avec leurs besoins et leurs revenus.

S'agissant de l'activité partielle, certains secteurs ne savent pas à quoi s'en tenir, notamment le secteur HLM, où certains établissements emploient à la fois des fonctionnaires et des personnels sous statut privé : les fonctionnaires peuvent-ils bénéficier de l'activité partielle, comme cela semble être le cas chez Orange, Engie ou EDF ? Concernant les personnels à statut privé, la part Unedic restera-t-elle à la charge des employeurs ?

Par ailleurs, ma collègue Annie Guillemot aurait souhaité vous poser deux questions.

Concernant l'accès aux prêts garantis par l'État, il semble que le secteur bancaire soit réticent à assurer la trésorerie des agents immobiliers à hauteur de 50 000 à 60 000 euros. Comment pensez-vous assurer la bonne application des mesures annoncées sur l'ensemble du territoire ?

Concernant la compensation des pertes de chiffre d'affaires, certaines professions au mode de rémunération particulier, comme celle d'architecte, voudraient que soit pris en compte un autre critère que le chiffre d'affaires mensuel. Des réflexions sont-elles en cours sur ce sujet ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - S'agissant du BTP, nous avons fait le choix d'adopter un guide de bonnes pratiques sanitaires sur les chantiers. Il est très difficile de définir des règles communes, puisque les conditions sont très différentes d'un chantier à l'autre. Aujourd'hui, tout le secteur est à l'arrêt, il faut qu'il redémarre progressivement, dans des conditions de sécurité sanitaire maximale et nous nous y employons.

S'agissant de l'activité partielle dans le secteur HLM, je ne pense pas que les fonctionnaires soient éligibles à ce dispositif, mais je le vérifierai.

S'agissant des prêts garantis par l'État pour la trésorerie des agents immobiliers, nous allons saisir le médiateur du crédit pour voir si un dispositif spécifique doit être adopté. Je rappelle que les agents immobiliers, contrairement aux SCI, sont éligibles aux prêts garantis par l'État.

S'agissant des architectes, je suis là aussi ouvert à une éventuelle redéfinition de la période de référence. Cela répondra à la préoccupation de nombreuses autres professions.

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous passons aux questions sur le secteur de l'énergie.

M. Daniel Gremillet. - Quel est votre point de vue, monsieur le ministre, sur la crise pétrolière que nous traversons ? Depuis le début des mesures de confinement, la consommation d'essence et de gazole est inférieure de respectivement 70 et 85 % à la normale en France. Le secteur pétrolier fera-t-il l'objet d'un soutien spécifique de la part de l'État, par exemple en élargissant les critères d'éligibilité au fonds de solidarité pour les petites et moyennes entreprises intervenant dans la livraison ou la distribution de carburants ? Je pense notamment aux 2 000 stations-service du réseau routier secondaire, qui ferment les unes après les autres.

À combien évaluez-vous le manque à gagner dû à la crise pour la fiscalité énergétique, en particulier pour la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), dans la mesure où le produit de cette taxe est affecté - à hauteur de 6 milliards d'euros - au financement des énergies renouvelables, à travers le compte d'affectation spéciale Transition énergétique ? Ce financement ne sera-t-il pas fragilisé ? Comment atteindre, dans ce contexte, l'objectif d'au moins 33 % d'énergies renouvelables dans la consommation d'énergie d'ici à 2030 ?

Mon collègue Daniel Dubois voulait vous interroger sur le secteur de la rénovation énergétique, très affecté par la crise. Le Président du Conseil supérieur de la construction et de l'efficacité énergétique (CSCEE) évalue à 90 % le nombre de chantiers à l'arrêt. Quelles mesures le Gouvernement entend-il prendre pour soutenir les opérations de rénovation énergétique, seules à même de nous permettre de réduire de 50 % la consommation d'énergie d'ici à 2050 ?

Ces questions liées à l'énergie soulèvent un véritable enjeu en termes de reconquête de parts de marché pour l'industrie de notre pays : nous aurons besoin dans les prochaines années d'une énergie propre et abordable en France pour y produire davantage.

M. Bruno Le Maire, ministre. - S'agissant de la crise pétrolière, le prix du baril s'est effondré : il est actuellement de 33 dollars mais il est descendu jusqu'à 20 dollars. Mon inquiétude porte moins sur l'avenir notre grande compagnie pétrolière nationale que sur l'impact de cette baisse sur de nombreuses entreprises aux États-Unis. Il nous faut être très attentifs à l'effet de la crise sanitaire sur l'économie américaine. Ce pays est la première puissance économique de la planète et l'un de nos partenaires commerciaux majeurs : si la crise sanitaire a un impact lourd sur l'économie et sur les banques américaines, cela aura aussi des conséquences pour la zone euro, et donc pour la France. Or de nombreux investisseurs américains ont investi dans le pétrole de schiste, dont la rentabilité n'est plus assurée quand le prix du baril de pétrole brut passe sous le seuil de 35 dollars. Si le prix du baril reste longtemps sous ce seuil, cela fragilise les sociétés d'exploitation et surtout le secteur bancaire ayant investi dans ces sociétés, avec un risque important d'effet systémique. Il faut veiller à éviter que la crise pétrolière ne se transforme en crise financière par l'intermédiaire de ces sociétés. Au-delà du choc immédiat sur l'économie réelle, j'ai toujours indiqué qu'il fallait faire très attention aux risques de réaction en chaîne, d'un secteur à un autre, d'une économie développée à une autre. Je suis très attentivement la situation américaine, parce que j'estime que le risque est réel pour les économies européennes et pour l'économie française en particulier.

S'agissant de la TICPE, les recettes destinées aux énergies renouvelables seront évidemment fragilisées. Il va de soi que le montant de ces recettes en 2020 ne sera pas équivalent à celui que nous avons connu ces dernières années. Nous devons réfléchir au dispositif à mettre en place au lendemain de la crise pour assurer le bon financement de la transition énergétique, à laquelle nous sommes profondément attachés, car celle-ci sera sans doute encore plus nécessaire qu'elle ne l'était auparavant.

Enfin, je plaide depuis des années pour la reconquête de parts de marché dans l'industrie. Cette crise ne va qu'accélérer la prise de conscience de la nécessité d'assurer notre indépendance en matière industrielle. Nous avions anticipé ce besoin, notamment dans le domaine des batteries électriques, en mettant en place, avec notre partenaire allemand, une filière de production européenne pour éviter de dépendre de la production chinoise ou sud-coréenne. Il faudra faire la même chose pour d'autres filières industrielles stratégiques. Cela prendra du temps et demandera des investissements mais cela me paraît tout à fait nécessaire.

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous terminons ce tour d'horizon sectoriel par l'agriculture.

M. Laurent Duplomb. - Depuis deux ans, avec la crise des « gilets jaunes » et la crise du coronavirus, nous assistons à des événements sans précédent depuis des décennies. Nous devrions en tirer quelques enseignements.

Tout d'abord, la crise des « gilets jaunes » a montré que le niveau des prélèvements, sous quelque forme que ce soit - impôts, taxes, cotisations... - n'est plus tenable en France. Avec près de 45 % du PIB, nous avons plus qu'atteint la limite du supportable pour le contribuable.

La crise du coronavirus prouve que le fait d'avoir cherché, pendant des années, à externaliser sur d'autres continents la production de la plupart de nos biens de première nécessité par économie ou par manque de compétitivité nous rend très vulnérables, voire nous fait courir des risques insensés.

En résumé, à force de ne pas vouloir regarder les vrais problèmes de la France que sont les coûts beaucoup trop élevés de l'assistanat social et du train de vie de l'État, nous avons été amenés à rechercher des économies par millions d'euros sur l'hôpital, par exemple, ou à créer de nouvelles taxes, comme la taxe carbone, alors que les crises que ces recherches d'économies ont engendrées vont coûter des milliards d'euros.

Comment changer de politique, après cette crise, pour traiter les vrais problèmes de la France ? Les députés allemands viennent de voter un plan de relance de plus de 1 100 milliards d'euros, grâce à l'excédent budgétaire et à une dette publique deux fois moins importante que celle de la France. Comment allez-vous financer le plan de relance français ? Il y a pourtant un réel besoin dans de nombreuses filières agricoles, telles que l'horticulture, estimé entre 600 et 800 millions d'euros.

M. Franck Montaugé. - La résilience de notre économie sera fonction des mesures de soutien que le Gouvernement a prises et de l'efficacité des plans de relance qui seront engagés. Dans la phase actuelle de la crise, les déficits se creusent et notre dette publique s'accumule. À plus long terme, le besoin d'argent sera considérable. Les experts nous disent même que la monétisation par le rachat des dettes publiques et privées limite l'inflation et que la question du remboursement de ces nouvelles dettes ne se pose pas vraiment, à court ni même à moyen terme. On a l'impression d'être entré dans une ère nouvelle, où ce qui n'était pas possible avant la pandémie est désormais le remède, sans effet négatif pour quiconque.

À défaut d'une Union européenne solidaire sur le Mécanisme européen de stabilité, la BCE a installé depuis quelques années une politique monétaire très accommodante de quantitative easing . Que pensez-vous de ce scénario financier où tout est permis parce que c'est nécessaire ? Est-il adapté à la situation actuelle ?

Pour la France, la pandémie a révélé deux grandes faiblesses économiques : une souveraineté nationale faible dans beaucoup de secteurs stratégiques et une décomposition extrême des chaînes de valeur, qui présente quelques avantages et beaucoup d'inconvénients. En quoi la pandémie du coronavirus va-t-elle infléchir votre politique économique et fiscale ? Envisagez-vous une réflexion sur la nature même de la croissance ? Sa dimension qualitative ne doit-elle pas être beaucoup mieux prise en compte ? Avec sa proposition de fonds européen de reconversion industrielle, Thierry Breton semble aller en ce sens.

Enfin, quelles conséquences durables anticipez-vous pour la France en matière de politique agricole et de politique agricole commune de l'Union européenne ?

M. Franck Menonville. - Nos entreprises agroalimentaires sont en ordre de bataille pour alimenter les Français, mais aussi pour valoriser les productions de nos agriculteurs, eux aussi fortement mobilisés. Vous avez annoncé la possibilité du versement d'une prime de 1 000 euros aux salariés, défiscalisée et exonérée de charges sociales. Dans l'agroalimentaire, 98 % des entreprises sont des TPE-PME. La conjoncture étant très variable selon les secteurs, un certain nombre d'entreprises ne sont pas en mesure de verser cette prime, tout en souhaitant valoriser l'action et l'engagement de leurs salariés. M. Darmanin avait annoncé la suspension du versement d'un certain nombre de charges sociales ; pourrait-on envisager, au-delà, une prise en charge de ces cotisations sociales par l'État, au mois d'avril et de mai, pour que les entreprises versent des salaires nets au niveau du salaire brut ?

Parmi les charges qui pèsent fortement sur les entreprises figure le surcoût actuel du transport et de la logistique - une augmentation de 30 %. Pour le transport des productions agricoles, pourrait-on envisager la gratuité des péages autoroutiers ?

M. Bernard Buis. - Ma question porte sur la contribution des assurances à la crise sanitaire actuelle. Je suis assuré à la MAIF et j'ai reçu l'information que, compte tenu de la diminution du nombre d'accidents de la circulation, la MAIF allait reverser 100 millions d'euros à ses sociétaires. Ne pourrait-on pas envisager que cette somme soit employée différemment pour contribuer au redressement de la Nation ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Pour répondre à M. Duplomb, on ne fait pas de relance économique par l'augmentation des impôts. On a pu le faire dans le passé, ce qui nous a conduits à une pression fiscale vertigineuse, insupportable pour les ménages comme pour les entreprises. La relance économique sera indispensable. Je vous confirme que la France devrait connaître, en 2020, sa plus forte récession depuis 1945 - je vous ai indiqué tout à l'heure le chiffre de -2,2 % du PIB pour 2009, mais il avait même été corrigé par l'Insee à -2,9 %. Nous serons très au-delà de ces chiffres, ce qui montre combien nos perspectives sont peu encourageantes pour 2020 et vont demander la mobilisation de tous nos efforts. Le plan de relance devra donc être à la hauteur des nécessités éprouvées par un certain nombre de secteurs économiques.

En revanche, changer de politique n'est pas forcément la bonne option. L'agence Standard & Poor's vient de confirmer la note AA de la France, en estimant que les réformes économiques, budgétaires et structurelles réalisées par ce gouvernement ont amélioré la capacité de l'économie à affronter le choc temporaire actuel. C'est donc le travail très important de transformation de l'économie effectué avant la crise qui explique que notre note ne soit pas dégradée. Au lendemain de la crise, il faudra certainement réinventer notre économie, sans pour autant adopter des orientations contradictoires avec tout ce que nous avons défendu jusque-là.

Quand je dis que l'État doit venir au secours de certaines entreprises, protéger des secteurs industriels, je ne le fais pas sortir du rôle que je lui ai toujours attribué de protection de notre économie et de défense de nos intérêts stratégiques ; cela ne signifie pas pour autant que l'État va gérer, demain, toutes les entreprises commerciales de France. Ce serait aberrant et totalement contre-productif.

Il faudra donc, au lendemain de la crise, mettre en place une relance la plus efficace possible, financée essentiellement par de la croissance, soutenue par la BCE, dont la politique monétaire nous garantira des taux d'intérêt faibles, et soutenue également par ce fonds d'investissement européen que j'appelle de mes voeux, comme Thierry Breton et d'autres commissaires européens.

J'en viens aux observations de Franck Montaugé : ne donnons pas l'impression que nous redécouvrons la roue ! La crise sanitaire a mis en évidence des difficultés, notamment sur l'hôpital public. Tout le monde en a pris conscience et le Président de la République a annoncé que nous y répondrions de manière très forte après la crise. Nous constatons d'ailleurs que le modèle français a du bon, notamment dans la protection sanitaire de nos concitoyens et dans sa capacité à traiter chacun sur un pied d'égalité.

Mais la crise va aussi accélérer un certain nombre de transformations dont nous avions perçu la nécessité avant son déclenchement. J'ai été pendant trois ans le fervent défenseur de l'agriculture française au nom du principe de souveraineté alimentaire - je lui ai même consacré un livre il y a dix ans. Je n'ai pas changé d'avis sur cette question : j'ai toujours considéré qu'il fallait payer pour que notre agriculture nous garantisse une sécurité d'approvisionnement, parce que rien ne serait plus dangereux que de dépendre de l'approvisionnement étranger. Nous y perdrions notre culture, notre âme et notre sécurité alimentaire. Certains veulent réduire le budget de la PAC, parce que l'on pourrait trouver moins cher ailleurs, mais je combats ces fausses bonnes idées pour préserver l'indépendance stratégique agricole française.

Quand nous nous sommes aperçu que notre industrie automobile, qui fait aussi partie de notre culture et de nos intérêts stratégiques les plus essentiels, va basculer vers l'électrique et que notre approvisionnement en batteries provient à 90 % de la Chine et de la Corée du Sud, j'ai mis en place, il y a deux ans, avec mon homologue allemand, une filière de batteries électriques européenne. Nous ne découvrons donc pas maintenant cette idée de souveraineté économique, mais il faut accélérer sa mise en oeuvre.

Enfin, j'ai déjà dit que le capitalisme était dans une impasse, parce qu'il créait trop d'inégalités. Au début de janvier 2020, j'ai dit qu'il était indispensable de traiter la question des petits salaires. En effet, depuis la crise de 2008, ceux qui avaient un bon niveau de qualification et de rémunération ont vu leur salaire augmenter de façon significative et les entreprises ont parfaitement joué le jeu. Mais quand on examine le cas de ceux qui ont un niveau de qualification plus faible, qui sont dans une situation plus précaire, on s'aperçoit que leurs salaires sont ceux qui ont le moins augmenté depuis dix ans. Aujourd'hui, nous constatons que ce sont précisément ces salariés qui sont les plus essentiels à la Nation. Cela mérite que l'on se demande comment mieux valoriser ces métiers. Une fois encore, je l'ai dit en janvier.

Cette crise sanitaire ne fait qu'accélérer la remise en question d'un certain nombre de points du modèle capitaliste et la nécessité de le transformer.

Une dernière réflexion sur le caractère durable de notre économie : démanteler les chaînes de production dans tous les sens, avec des coûts sanitaires et environnementaux excessifs n'a pas de sens. Il faut réduire ces externalités négatives, ce qui suppose de mettre en place, aux frontières de l'Union européenne, une barrière qui serait une taxe carbone, pour frapper les produits qui ne sont pas réalisés dans les mêmes conditions environnementales que celles que nous défendons sur le territoire français et européen.

Les questions posées par Franck Montaugé sont absolument stratégiques et j'y réfléchis tous les jours.

Premièrement : comment sauver notre économie ? Comment sauver ces PME-TPE, ces indépendants ? C'est la première préoccupation du Gouvernement : protéger nos entreprises face à un choc d'une violence qui ne trouve pas de comparaison depuis la crise de 1929.

Deuxièmement : comment relancer notre économie ? Je vous appelle tous à participer à cette réflexion. Je pense que le mot clé de la relance de notre économie nationale sera « investissement » : investissement dans les secteurs sinistrés, investissement dans les secteurs industriels fragilisés.

Troisièmement : comment réinventer notre économie pour qu'elle corresponde aux attentes des Français ? Nous pouvons réinventer notre économie autour d'éléments que le Président de la République avait déjà mis en avant depuis plusieurs mois, dans le cadre du pacte productif : comment garantir notre souveraineté, une production industrielle durable ? Comment rester à la pointe des technologies ? Tous les jours, depuis le début de cette crise, je me pose ces trois questions.

Ce long développement me permet de répondre à la question de M. Menonville : l'agroalimentaire est typiquement un secteur où il va falloir réinventer. Ce secteur doit retrouver des marges de manoeuvre ; il a été fragilisé, mais on s'aperçoit qu'il est crucial pour notre vie quotidienne. Aujourd'hui, il n'y a pas de pénuries, mais quelques secteurs, comme la boulangerie industrielle, connaissent de fortes tensions. En ce qui concerne les exonérations de charges, nous sommes prêts, secteur par secteur, à examiner dans quel cas les reports de charges pourront se transformer en annulations.

J'en viens à la dernière question sur la MAIF : je salue la décision qui a été prise. Nous continuons à travailler avec les assureurs pour envisager comment ils pourraient davantage prendre part à la lutte contre cette crise économique.

Mme Sophie Primas, présidente. - Les questions posées par Franck Montaugé vont effectivement nous occuper pendant les mois qui viennent.

Nous passons à une dernière série de questions.

M. Daniel Laurent. - Je préside le groupe d'études Vigne et vin. La filière viticole française, avant même la crise du Covid-19, était déjà touchée par la baisse de ses exportations, en particulier vers les États-Unis. Depuis le début de la crise, la commercialisation de la récolte de 2019 a brutalement chuté. Pour les vignerons, afin de préparer la prochaine récolte dans les meilleures conditions, il faut disposer de main-d'oeuvre et pouvoir la payer, alors même qu'ils n'ont plus de rentrées d'argent. Il n'est pas possible de mettre les salariés au chômage partiel en ce moment, vu le travail à accomplir.

Le report des cotisations sociales et les prêts garantis par l'État sont des mesures saluées, mais l'absence de chiffre d'affaires pour des entreprises déjà fragilisées doit conduire l'État à aller beaucoup plus loin. Cela sera-t-il le cas, et comment ?

La profession demande une prise en charge exceptionnelle des cotisations sociales pour les exploitants et les salariés des exploitations n'ayant plus de rentrées d'argent, le déplafonnement et la défiscalisation des heures supplémentaires pour faire face au manque de main-d'oeuvre, le report du versement de la contribution sociale généralisée et des droits d'accise - refusé au motif que les intéressés devraient se rapprocher de l'administration : il serait nécessaire qu'une mesure globale applicable collectivement soit mise en place.

Les reports de prélèvements et le recours aux prêts garantis par l'État ne suffiront pas. Les vignerons qui ont déjà largement eu recours à l'emprunt pour financer des investissements sont confrontés au paiement d'intérêts intercalaires en cas de demande de report d'échéance. L'État doit donc prendre des dispositions permettant aux banques de renoncer au recouvrement de ces intérêts intercalaires. S'agissant de l'accès des exploitations viticoles aux prêts de trésorerie, le dispositif de Bpifrance, avec les prêts Rebond et Atout, semble exclure les entreprises agricoles ayant un chiffre d'affaires inférieur à 750 000 euros. Les caves coopératives pourraient ne pas y être éligibles non plus.

Nous avons tous oeuvré pour protéger les agriculteurs en créant l'épargne de précaution, mise en place dans le cadre du budget de l'État. Il serait intelligent de réfléchir à défiscaliser la réintégration de cette épargne de précaution ponctuelle, qui pourrait aider les entreprises agricoles après cette crise.

Il y aussi une demande de maintien des couvertures de l'assurance crédit, qui est l'objet même de la garantie offerte par l'État, certains assureurs réduisant les encours garantis ou annulant certains contrats, contribuant ainsi au ralentissement de l'activité et à la déstabilisation des relations commerciales entre les entreprises du secteur viticole et leurs clients.

M. Joël Labbé. - Il faut sortir d'urgence de cette crise, mais il faut aussi anticiper le plan de relance en prenant en compte les autres urgences, en particulier climatique. Monsieur le ministre, envisagez-vous de faire du respect des engagements climatiques, une condition à l'octroi des aides publiques dans le plan de relance ?

Pour la souveraineté alimentaire, il faut parler des territoires, où nous avons besoin de politiques volontaristes.

Enfin, un cas particulier : dans les Côtes-d'Armor, l'usine de Plaintel fabriquait des masques depuis des décennies, 200 millions d'unités par an jusqu'en 2011, date de son rachat par Honeywell - lequel a amorcé la chute de l'usine historique, jusqu'à sa fermeture en 2018. La production ne s'est pas remise, en particulier, du fait que l'État a cessé de lui passer commande de quelque 80 millions de masques par an. Les acteurs de terrain posent aujourd'hui cette question : alors que nous manquons dramatiquement de masques de protection, ne serait-il pas possible de relancer une unité de production sur ce territoire, où les compétences sont encore présentes ?

M. Michel Magras. - Nous rencontrons à Saint-Barthélemy un problème très concret d'accès au fonds de solidarité, car la procédure oblige les entreprises à enregistrer leur demande d'aide sur le site impots.gouv.fr . Or, Saint-Barthélemy étant une collectivité à fiscalité propre, les entreprises, en particulier les TPE, n'ont pas d'espace personnel sur le site gouvernemental, ce qui les empêche d'accéder au fonds. À l'échelle de notre territoire, les conséquences sont très importantes, car ces petites entreprises comptent beaucoup dans l'économie de l'île. Monsieur le ministre, ce point de blocage vous est-il remonté ? Prévoyez-vous une procédure spécifique ? Ou bien ne pensez-vous pas que la collectivité de Saint-Barthélemy puisse instruire elle-même les demandes, soit directement soit via la chambre économique multi-professionnelle ? Les collectivités de Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis-et-Futuna sont dans la même situation.

Mme Cécile Cukierman. - Des petites entreprises, des artisans, des commerçants nous disent que les assurances ne jouent pas le jeu, qu'elles trouvent moyen de limiter leur soutien : comment faire pour que les assureurs jouent pleinement leur rôle ? La question se pose d'autant plus que les compagnies d'assurance vont dépenser moins dans cette période, ayant moins de sinistres à couvrir, c'est ce que démontre l'initiative de la MAIF. Ensuite, je tiens à remercier vos services, monsieur le ministre, pour la rapidité avec laquelle ils apportent des réponses à nos questions.

M. Henri Cabanel. - Vous nous dites, monsieur le ministre, que la grande distribution a joué le jeu ; certes, mais les prix augmentent, chacun le constate dans les grandes surfaces. Est-ce normal, surtout quand les Français vont devoir faire davantage d'efforts, dès lors que leurs revenus vont baisser ?

Mme Françoise Férat. - Le Gouvernement a annoncé une aide forfaitaire de 1 500 euros aux TPE, mais le décret ne mentionne pas ce chiffre explicitement. Ce montant n'est pas élevé, comparé à ce qui se passe en Belgique, avec 4 000 euros, ou en Allemagne, avec 9 000 euros, sans compter les dispositifs d'accompagnement qui s'y ajoutent. Nos TPE peuvent-elles au moins compter sur ce versement forfaitaire de 1 500 euros ?

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Monsieur le ministre, je suis heureuse de vous entendre remettre en cause le modèle capitaliste, cela nous promet de beaux débats. Vous optez pour une politique de l'offre, par l'investissement, mais bien des économistes soulignent le problème du pouvoir d'achat, en particulier pour les ménages modestes, donc l'utilité d'une politique de relance par la demande. Les pistes ne manquent pas, par exemple l'extension de la TVA à 0 % sur tous les produits de première nécessité, une conférence sociale avec les partenaires sociaux pour définir la répartition des moyens entre investissement et pouvoir d'achat, une politique forte d'incitation au made in France ...

Nous connaissons les difficultés criantes de nos horticulteurs, mais cela n'empêche pas des enseignes comme Leader Price et Lidl de s'approvisionner massivement en fleurs aux Pays-Bas : envisagez-vous de leur faire signer une charte de bonne conduite ?

Mme Catherine Conconne. - J'ai été agréablement surprise par la réactivité du Gouvernement dans cette crise - je le dis sans détour, vous savez que je ne partage pas la ligne politique du Gouvernement, mais j'essaie toujours d'être juste. Le fonds de solidarité, en particulier, est un signal utile, positif.

Chacun sait ici que nos collectivités territoriales vivent de recettes fiscales, souvent indexées sur la consommation. C'est le cas en particulier de l'octroi de mer, qui a un impact direct sur les entrées de marchandises, ou encore de la taxe sur les carburants - certaines collectivités tirent jusqu'à 60 % de leurs recettes de ces taxes directement liées à la consommation. Maintenant que la consommation stagne ou s'arrête, imaginez le séisme budgétaire pour ces collectivités, pour les territoires, si les pertes n'étaient pas compensées : il faut y veiller. Enfin, s'il est légitime de faire dépendre l'aide publique du non versement de dividendes, il faut apprécier les effets sur les politiques d'investissement dans certains territoires : qu'en est-il ?

Mme Sylviane Noël. - Vous avez souligné, monsieur le ministre, que les aides publiques ne devaient pas nourrir des effets d'aubaine, c'est bien légitime, mais ce que nous constatons, c'est que des TPE très en difficulté se voient refuser des prêts de trésorerie par leurs banques, alors qu'elles doivent avancer des salaires. Je déplore que des banques ne jouent pas davantage le jeu, alors que Bpifrance garantit leurs avances et qu'elles ne courent guère de risque à aider ces petites entreprises.

Mme Denise Saint-Pé. - Comme dans toute période de crise, nous constatons que des personnes contournent la loi et que des entreprises aussi, celles-ci en sollicitant des aides publiques pour du chômage partiel tout en faisant télétravailler leurs salariés. Quelles mesures de contrôle prenez-vous pour éviter ces exactions ?

M. Roland Courteau. - La loi dite d'urgence sanitaire prévoit deux mesures importantes pour aider les entreprises ou les ménages à faire face à leurs dépenses d'énergie : un étalement ou un report des factures d'électricité et de gaz pour les locaux professionnels des micro-entreprises ; la prolongation de deux mois de la trêve hivernale, interdisant sur cette période la coupure de la fourniture de ces énergies en cas d'impayés. Cependant, quel sera leur impact sur la trésorerie de nos énergéticiens, dont la situation financière est d'ores et déjà très éprouvée par la chute globale du prix de l'énergie ? Disposez-vous d'éléments chiffrés à nous communiquer ? Si nécessaire, les énergéticiens feront-ils l'objet d'un soutien de la part de l'État ? Les éventuels impayés seront-ils pris en charge par lui au titre de la solidarité nationale ?

Compte tenu des conséquences humaines, sociales et économiques de la crise, l'absence de distribution de dividendes aux actionnaires est une bonne chose. Les syndicats d'Engie ont demandé que l'entreprise, dont l'État est actionnaire, ne verse pas de dividendes pour 2019, et pas seulement pour 2020 ; ils nous disent vous avoir écrit dans ce sens, monsieur le ministre : quelle est votre réponse ?

La crise actuelle, enfin, n'est-elle pas propice à ce que l'on écarte des projets qui divisent, en particulier le plan de restructuration « Hercule » ? Quelle est votre intention sur ce sujet, monsieur le ministre ?

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous transmets l'inquiétude de Mme Catherine Procaccia vis-à-vis des quelque mille ruptures de contrat sans mise au chômage par la société Disney : qu'en pensez-vous, monsieur le ministre ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Un rendez-vous téléphonique imminent avec l'un de mes homologues européens m'oblige à être très succinct.

Sur les prêts pour l'agriculture, nous regarderons les dossiers avec Didier Guillaume, très précisément et au cas par cas, en particulier pour le secteur viticole.

Nous avons entendu la demande exprimée par Joël Labbé pour son territoire ; cependant, dès lors qu'il n'y a plus de machine-outil sur le site, ni même sur le marché puisque les machines de ce type ne sont plus fabriquées, il aurait été très long d'en installer, bien plus long que de reconvertir des lignes de production qui tournent, comme nous l'avons fait avec des lignes de production de textile - je salue l'engagement des industriels à ce titre.

L'accès au site gouvernemental impots.gouv.fr pose effectivement un problème dans les territoires à fiscalité propre, nous allons trouver une solution avec Gérald Darmanin.

Je fais entièrement miens les appels à ce que les assureurs s'engagent davantage, nous y travaillons chaque jour - le président d'Axa, par exemple, est prêt à travailler sur un dispositif sanitaire spécifique : il faut saisir la balle au bond.

Je suis de très près, au quotidien, les prix dans la grande distribution : nous ne constatons pas de fortes augmentations des prix alimentaires ; celles que nous constatons jusqu'à aujourd'hui sont liées au prix du transport, qui se renchérit du fait que les charges ne sont pas toujours pleines ; et au fait que l'approvisionnement est plus souvent en produits français, de meilleure qualité. Si nous constations une augmentation indue des prix, nous réagirions immédiatement.

Le fonds de solidarité verse un forfait de 1 500 euros, mais à la condition que la perte atteigne effectivement ce seuil : si la perte est moindre, il est normal que le forfait s'aligne, ou bien l'argent public serait mal employé. L'aide est bien forfaitaire, elle vise les entreprises réalisant moins de 1 million d'euros de chiffre d'affaires et employant moins de 10 salariés, elle se monte à 1 500 euros, qui vous sont versés automatiquement et immédiatement dès lors que votre entreprise est fermée ou bien que vous avez perdu au moins la moitié de votre chiffre d'affaires, exception faite des cas où votre perte est en-deçà de ce forfait. La comparaison avec nos voisins doit être complète : nous disposons d'une aide supplémentaire de 2 000 euros, versée au cas par cas à l'échelon régional, nous sommes prêts à l'améliorer ; il faut compter également les reports de charges. Au total, puisque nous reconduisons ces aides un deuxième mois, nous ne sommes pas loin des 15 000 euros versés sur trois mois en Allemagne.

Sur le plan de la stratégie, je vous accorde que ma priorité va effectivement à l'investissement, ce qui ne nous empêchera pas d'examiner des mesures précises visant la demande. L'horticulture connaît une situation de crise grave, c'est ce qui a motivé l'ouverture à la vente dans les magasins qui ont aussi une animalerie.

Gérald Darmanin a annoncé la suspension de l'octroi de mer sur les matériels de santé, et nous devrons effectivement suivre de très près la situation spécifique outre-mer, où les territoires vont aussi souffrir du recul du tourisme. Je rappelle que nous surveillons déjà de très près l'évolution des prix agricoles.

Sur les prêts garantis par l'État, le médiateur du crédit est l'institution à saisir en cas de difficulté. Sur l'ensemble des aides publiques actuellement mobilisées, nous assurons et continuerons d'assurer un contrôle vigilant, en particulier après le versement.

Enfin, Engie a supprimé le versement de dividendes à ses actionnaires pour 2020, répondant ainsi à vos attentes.

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci, monsieur le ministre, pour votre disponibilité. Nous avons devant nous de beaux débats politiques, sur le fond et dans le détail. Nous vous adresserons par écrit les questions auxquelles vous n'avez pas eu le temps de répondre complètement.

Audition de Mme Élisabeth Borne,
ministre de la transition écologique et solidaire
(Mardi 7 avril 2020)

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire, pour échanger autour de l'impact de la crise du coronavirus sur la politique de transition écologique, en général, et sur la politique énergétique, en particulier.

Le week-end dernier, la Convention citoyenne pour le climat devait se réunir pour la dernière fois. Ce rendez-vous avait pour vocation d'impulser le « tournant vert » du quinquennat. La gestion de l'épidémie est évidemment venue perturber ce processus.

La priorité est aujourd'hui d'assurer les services essentiels : l'énergie, l'eau, les déchets, les transports. Les soignants sont en première ligne, mais pour que les hôpitaux fonctionnent, ces services sont vitaux.

S'agissant de l'énergie, qui est au coeur des compétences de notre commission, les mesures de confinement ont un effet direct sur les acteurs de la filière : des grands énergéticiens aux petits détaillants. À terme, c'est notre capacité à atteindre les objectifs de la transition énergétique qui est en cause. L'enjeu de cette audition, c'est de connaître votre stratégie pour maintenir ce cap.

Je souhaiterais donc vous faire part de quatre interrogations.

Je voudrais commencer par évoquer nos énergéticiens, en général.

Nous le savons, cette crise les soumet à rude épreuve.

D'une part, ils doivent poursuivre leurs activités de production, de fourniture ou de transport d'énergie, indispensables à la vie de la nation, en recourant à leurs plans de continuité d'activité.

Quel est votre avis sur la mise en oeuvre de ces plans ? Nos énergéticiens disposent-ils des équipements de protection sanitaire en quantité suffisante pour leurs salariés ? Pouvez-vous nous rassurer sur la capacité à garantir la fourniture d'énergie ?

D'autre part, nos énergéticiens sont confrontés à une chute massive et globale du prix de l'énergie, pour partie imputable à la baisse de la demande nationale et mondiale. Ainsi, par rapport à l'an passé, le cours du pétrole est en baisse de 60 % et celui du gaz de 40 %.

Ces prix très faibles érodent la rentabilité et la profitabilité des énergéticiens, et donc à terme leur capacité d'investissement.

Dans ce contexte, les opérateurs réduisent leurs investissements : Total Direct Énergie a annoncé réduire ceux-ci de 3 milliards d'euros et un plan d'économies de 800 millions d'euros ; quant à EDF, le groupe juge nécessaire une remise à plat des opérations de maintenance des centrales nucléaires existantes.

Quel est votre avis sur cette succession d'annonces ? Pouvez-vous nous rassurer sur la santé financière de nos énergéticiens ? Anticipez-vous une réduction ou un retard de leurs programmes d'investissement ?

Enfin, nos énergéticiens sont également confrontés aux conséquences des ordonnances issues de la loi d'urgence sanitaire, qui prévoient un report des factures d'électricité ou de gaz ainsi qu'un allongement de la trêve hivernale, interdisant les coupures de ces énergies en cas d'impayés.

Quel est l'impact de ces mesures sur la trésorerie des fournisseurs d'énergie ?

La deuxième interrogation porte sur EDF, en particulier.

Avant la crise, nous avions devant nous : la finalisation du projet « Hercule » mi-2020, l'élaboration d'un programme de travail sur le renouvellement du parc nucléaire mi-2021, la fermeture des quatorze réacteurs nucléaires - dont ceux de Fessenheim de février à juin 2020 - pour réduire à 50 % la part de la production d'énergie nucléaire d'ici à 2035.

Ces échéances sont-elles maintenues ? Le contenu même de ces projets ou orientations va-t-il devoir évoluer, sous l'effet de la crise du coronavirus ?

Dans le même ordre d'idées, qu'en est-il de la réforme de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), pour lequel votre ministère a engagé une consultation au début de l'année ?

Certains fournisseurs alternatifs ont demandé l'activation de la « clause de force majeure » , ce qui leur permettrait de cesser de s'approvisionner par ce mécanisme, au prix de 42 euros le mégawattheure (MWh), pour le faire directement sur le marché, au prix de 21 euros.

Dans sa délibération du 26 mars dernier, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) a exclu une activation globale de cette clause, tout en envisageant son invocation à titre exceptionnel. Un recours a été introduit par les fournisseurs alternatifs à l'encontre de cette délibération.

Quel est votre avis sur les demandes des fournisseurs alternatifs ? Le projet de réforme l'Arenh va-t-il devoir être révisé, dans son contenu ou son calendrier, pour prendre en compte la crise du coronavirus ? Dans l'intervalle, doit-on s'attendre à une modification du plafonnement ou du prix de l'Arenh ?

Troisièmement, je voudrais connaître votre sentiment sur les conséquences de la crise sur la transition énergétique ?

Nous vous avions auditionnée, à la mi-février, sur la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) : où en est la publication de ces documents et vont-ils devoir être revus à l'aune de la crise du coronavirus ?

De son côté, la Convention citoyenne sur le climat a annoncé la suspension de ses travaux en présentiel, qui devaient se clore en juin prochain.

Quand pourront-ils aboutir ? Est-il encore matériellement possible que les conclusions de cette convention, notamment pour ce qui concerne la « fiscalité carbone » , soient intégrées à la PPE ou à la prochaine loi de finances ? Quid du référendum à choix multiples évoqué par le Président de la République ?

En conclusion, j'aimerais connaître votre opinion sur le rôle que pourrait jouer la transition énergétique en tant que levier de sortie de crise.

Dans une tribune publiée le 14 mars dernier, le directeur général de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) a appelé les gouvernements à « mettre l'énergie propre au coeur des plans de relance pour contrer le coronavirus ».

Comment comptez-vous utiliser la transition énergétique comme un levier pour sortir de la crise économique ?

Je ne résiste pas enfin à vous poser deux questions relatives aux transports, qui sont dans tous les esprits : qu'allez-vous faire pour Air France, qui assure vingt vols par jour contre deux mille habituellement ? Quel est l'impact de la crise sur la SNCF, qui fait circuler quarante TGV par jour contre sept cents habituellement ?

Je vous propose de répondre dès maintenant à ces questions, puis à celles que vous poseront les sénateurs « pilotes » sur l'énergie - MM. Daniel Gremillet, Roland Courteau et Daniel Dubois - et le logement
- Mmes Dominique Estrosi Sassonne et Annie Guillemot - ainsi que les autres commissaires.

Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire . - Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je vous remercie de cette invitation. Je pense qu'il est utile et important de répondre à vos interrogations et d'entendre vos retours du terrain, toujours très précieux.

Nous vivons une période totalement inédite ; à la crise sanitaire s'ajoute une crise économique sans précédent et sans perspective connue - à ce stade - de retour à la normale. Dans ce contexte, je voudrais rendre hommage aux salariés qui continuent à être sur le terrain tous les jours : si nous avons de l'eau, de l'électricité, du gaz, si les ordures ménagères sont collectées, si les supermarchés et hôpitaux sont approvisionnés, c'est parce que des gens sont au travail dans ces secteurs. Mon rôle, et celui de mes secrétaires d'État, est de veiller à la continuité de ces activités essentielles et de protéger cette « deuxième ligne » .

Maintenir la vie économique du pays, c'est en particulier veiller à l'interdépendance de nos activités, dont on ne s'aperçoit pas en temps normal. Par exemple, nous avons besoin de la collecte des déchets verts pour la méthanisation des boues dans les stations d'épuration ; nous avons besoin des cimenteries pour incinérer les farines animales issues des opérations d'équarrissage ; nous avons besoin des centres de tri pour que l'industrie agroalimentaire dispose d'emballages pour ses produits et que les chaînes d'approvisionnement ne soient pas rompues. Cette interdépendance concerne les donneurs d'ordres, comme les sous-traitants, dont la pleine coopération sera cruciale pour le redémarrage de l'économie.

Maintenir la vie économique du pays, c'est aussi préserver le dialogue avec les territoires. Depuis le début de la crise, j'ai pris soin d'associer à l'ensemble de nos réflexions les collectivités territoriales et leurs associations, tant leur rôle est central - vous le savez - dans la mobilité, la distribution d'énergie ou le service public de l'eau et des déchets.

Je souhaiterais vous présenter quelques éléments sur la situation des principaux secteurs dont j'ai la charge.

Nous avons volontairement réduit l'offre de transport de voyageurs longue distance. Le trafic de la SNCF est effectivement très bas : seuls 6 % des TGV circulent, 8 % des Intercités, 15 % des TER et 26 % des Transilien. Les offres de transport urbain ont aussi beaucoup baissé : la RATP fait rouler 30 % des bus, 40 % des tramways et 30 % des métros. En région, l'offre de transport varie de 10 % à 30 % en moyenne.

Le trafic aérien - la présidente l'a évoqué - a baissé de 95 % en France et on anticipe une baisse de 50 % sur l'année, ces chiffres devant être actualisés en fonction des conditions de sortie de crise. L'impact est très important sur les entreprises du secteur, y compris les plus grandes. Nous sommes très attentifs au soutien accordé à l'ensemble de ces entreprises, la situation d'Air France, dont l'État est actionnaire, nécessitant une vigilance particulière. Il est trop tôt pour préjuger des réponses qui pourront être apportées mais Air France bénéficie déjà des dispositions générales, qu'il s'agisse de l'activité partielle - à laquelle l'entreprise recourt largement - ou des garanties de prêt. Nous travaillons sur ces leviers avec le ministre de l'économie et des finances.

S'agissant de la SNCF, sa trajectoire économique avait déjà été très secouée par les grèves de fin 2019-début 2020. Compte tenu du niveau d'activité actuel du transport de voyageurs, il faudra redéfinir avec ses dirigeants une nouvelle trajectoire. Il est trop tôt pour redéfinir ces perspectives mais cela fait partie des travaux à mener en sortie de crise.

Le fret ferroviaire se maintient à un bon niveau, en comparaison avec d'autres secteurs, de l'ordre de 60 % de son activité habituelle. L'activité du transport routier de marchandise demeure très soutenue ; les entreprises de la logistique relèvent un impact modéré sur le transport intra-européen malgré des ralentissements à certains passages de frontières. Le secteur a dû réorganiser toutes les chaînes d'approvisionnement et il faut rendre hommage aux salariés.

On observe une baisse de la production des déchets non dangereux, toutes activités confondues. Le tonnage des déchets d'activité économique a baissé de 50 %, ce qui donne une indication de la situation économique du secteur industriel en particulier... Les collectes d'ordures ménagères se poursuivent sans difficulté majeure, même si le taux d'absentéisme a doublé. La majorité des déchetteries sont fermées, seules quelques collectivités territoriales les ayant maintenues ouvertes pour les artisans ou leurs services techniques, afin d'éviter les dépôts sauvages. En outre, 40 % des centres de tri d'emballages sont fermés, la situation s'améliorant dans certaines régions grâce à l'action des préfets.

Les opérateurs de l'eau et de l'assainissement fonctionnent normalement dans le cadre de leurs « plans de continuité d'activité » .

Pour ce qui concerne le secteur de l'énergie, qui intéresse tout particulièrement votre commission, j'échange en permanence avec tous les acteurs du secteur : le nucléaire, le gaz, les énergies renouvelables, la chaleur, les réseaux d'électricité et, prochainement, le secteur pétrolier.

Le premier constat est que l'approvisionnement et la distribution d'énergie se poursuivent sans difficulté majeure - je dirais même, de façon satisfaisante. Tous les opérateurs disposent de « plans de continuité d'activité » pour satisfaire les besoins indispensables. Ces plans ont été instantanément activés. Cela démontre le grand professionnalisme de tous nos opérateurs. Dans le secteur de l'énergie, comme dans les autres secteurs essentiels, ces plans, conçus au moment des épisodes de pandémie grippale, ont permis d'adapter les conditions de travail et d'assurer la continuité de l'activité.

La consommation globale d'électricité a diminué d'environ 15 %, avec des disparités selon les secteurs : - 25 % dans l'industrie, - 75 % dans le transport ferroviaire. On constate une légère hausse dans le résidentiel ; on peut en conclure que les dispositifs de chauffage fonctionnent même quand les gens ne sont pas chez eux...

Le secteur pétrolier s'adapte à la baisse significative de la demande de tous les produits, sauf le fioul domestique. La sécurité d'approvisionnement est bien garantie et les stocks sont à un haut niveau. La demande de carburants reste très faible et a diminué de près de 80 % sur certains produits. Compte tenu de la faible affluence dans les stations-service, certains opérateurs ont réduit les heures d'ouverture. Nous nous assurons en permanence qu'un nombre suffisant de stations sont ouvertes pour l'approvisionnement des transporteurs routiers.

Le secteur gazier fonctionne toujours bien et la continuité de l'activité, à court et moyen termes, est assurée. Les approvisionnements se poursuivent et le remplissage des stockages a commencé, ce qui permettra d'avoir une bonne disponibilité pour l'hiver prochain.

Une composante essentielle de la sécurité d'approvisionnement en électricité repose sur le bon fonctionnement du parc nucléaire. À court terme, EDF a pris les mesures nécessaires pour maintenir la capacité d'exploitation des centrales et le niveau de disponibilité de son parc est satisfaisant et sécurisé au regard de la demande. À moyen terme, l'enjeu important est de minimiser les perturbations sur le programme industriel des arrêts pour rechargement ou maintenance des centrales, afin d'assurer une bonne disponibilité, en particulier pour l'hiver prochain. Nous travaillons très étroitement avec EDF, en lien avec l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), aux adaptations qui peuvent être apportées au programme d'arrêt de tranches. Enfin, nous suivons avec beaucoup attention l'approvisionnement, l'évacuation ou l'entreposage des combustibles nucléaires, en lien étroit avec Orano et Framatome.

S'agissant des énergies renouvelables, la difficulté la plus immédiate est liée à l'arrêt des chantiers. C'est pourquoi nous avons pris des mesures pour que ces projets ne soient pas pénalisés, en accordant des délais supplémentaires par rapport à ce qui était prévu dans les contrats d'achat, sans pénalité de retard. Certains exploitants d'installations de biogaz rencontrent aussi des difficultés d'approvisionnement de leurs méthaniseurs : nous étudions avec eux la possibilité de suspendre temporairement les contrats d'achat pour ne pas les pénaliser.

L'approvisionnement en chaleur et en froid est assuré, aussi bien celui des établissements de santé, des établissements d'hébergement pour les personnes âgées dépendantes (Ehpad) ou des chaufferies des réseaux de chaleur et des autres bâtiments. Les approvisionnements en combustible pour le chauffage collectif et individuel sont également garantis.

Au-delà de ces enjeux de court et de moyen termes, la crise provoque des perturbations majeures sur les marchés de l'énergie dont nous n'avons pas fini de mesurer les conséquences. Le prix du pétrole - la présidente l'a indiqué - a chuté depuis le début de l'année de plus de 75 %, le baril de pétrole étant passé sous la barre des 30 dollars le 16 mars et des 15 dollars les 31 mars et 1 er avril. Les prix des carburants suivent cette évolution : entre la fin janvier et la fin mars, le prix moyen au litre de l'essence et du gazole a baissé de 20 centimes. Le prix du gaz naturel a baissé de 20 % sur les marchés spot et les marchés à terme pour les livraisons en 2020, les baisses étant comprises entre 5 % et 15 % pour les livraisons plus lointaines en 2021, 2022 et 2023.

Les prix sur les marchés spot de l'électricité se sont effondrés, à 20 euros le MWh contre 34 euros à la même période l'an dernier. Sur les marchés à terme, le prix est passé sous la barre des 30 euros, même s'il remonte.

Quelles sont les conséquences de tous ces bouleversements ? Il est encore trop tôt pour en tirer les conséquences et réfléchir à des mécanismes correctifs. On anticipe évidemment une baisse de revenus pour les fournisseurs d'énergie, qui aura sans doute un impact sur leurs investissements. Nous sommes également attentifs à la situation des opérateurs. C'est pourquoi une des ordonnances prévoit d'ouvrir le bénéfice de l'activité partielle aux agents sous le statut des industries électriques et gazières (IEG). Cela permettra à nos grandes entreprises, comme Engie ou EDF, de recourir à cette activité partielle, qui est importante pour éviter un impact trop fort sur leur situation économique.

Ces bouleversements ont également une incidence sur la compétitivité des projets d'énergie renouvelable (EnR), compte tenu de la baisse relative du prix des énergies fossiles. Ce contexte a forcément une répercussion sur les budgets publics, avec à la fois une baisse du produit des droits d'accise sur les produits énergétiques et un renchérissement des dépenses de soutien aux EnR.

Pour autant, nous maintenons le cap de notre PPE et de notre SNBC : la crise sanitaire n'efface pas la crise climatique et écologique. La poursuite de la décarbonation et de la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) est indispensable. Il faudra regarder, dans les prochains mois, comment réajuster les dispositifs, aux plans national et européen. Un conseil informel de l'énergie est prévu, courant avril ; avec l'ensemble des États membres, nous aurons l'occasion de partager les difficultés liées à cette très grande volatilité des prix de l'énergie et du carbone. Le prix du carbone est passé de 25 à 15 euros par tonne ces dernières semaines.

Je regrette que la baisse des prix de l'électricité ait conduit certains fournisseurs à vouloir remettre en cause les volumes d'Arenh qu'ils avaient achetés l'an passé. Ce sont les mêmes fournisseurs qui demandaient à l'époque une augmentation de 50 % de ceux-ci ! Dans le contexte de la crise, il est important de ne pas essayer de tirer profit de la situation en se dédouanant des engagements passés.

Le confinement a un effet important sur le secteur de la construction, dont l'activité a été réduite de 90 %, avec une forte répercussion sur la rénovation énergétique. C'est pourquoi nous avons adopté plusieurs mesures, telle que la prolongation jusqu'à la fin de l'année du dispositif « coup de pouce » pour les travaux d'isolation et de changement de chaudières, et créé un dispositif « coup de pouce » pour le changement de chaudières au fioul des copropriétés dans le cadre d'une rénovation performante. Plus généralement, nous veillons à ce que la filière BTP puisse poursuivre son activité tout en assurant la sécurité de ses salariés. Un guide a été élaboré à cette fin avec les fédérations pour pouvoir relancer en particulier les chantiers urgents ou prioritaires.

La loi d'urgence accorde une attention toute particulière aux ménages modestes et aux entreprises fragilisées par la crise sanitaire. La trêve hivernale a été prolongée de deux mois, et avec elle l'interdiction des coupures pour tous les consommateurs et des limitations de puissance pour les bénéficiaires du chèque énergie. Avec La Poste, nous avons maintenu la campagne de distribution du chèque énergie, qui a démarré la semaine dernière et se poursuivra jusqu'au mois de mai. Coupures et baisses de puissance sont également interdites pour les entreprises éligibles au fonds de solidarité ; le paiement de leurs factures peut être suspendu et étalé sur une période au-moins égale à six mois suivant la fin de l'état d'urgence.

Dans ce contexte, la CRE a instauré des mesures pour accompagner les fournisseurs d'énergie les plus vulnérables, en leur accordant des délais de paiement et des souplesses de trésorerie dans le paiement des tarifs d'utilisation des réseaux et de la fourniture d'électricité nucléaire auprès d'EDF.

Ces différentes mesures reflètent bien l'esprit de solidarité, d'entraide et de responsabilité qui, dans cette épreuve, anime mon ministère et l'ensemble des acteurs de la transition écologique et solidaire.

M. Daniel Gremillet . - Comme notre présidente, je suis inquiet des conséquences que pourrait avoir la crise du coronavirus sur les objectifs de la transition énergétique : nous ne devons surtout pas abaisser le niveau d'ambition adopté à l'occasion de la loi « Énergie-Climat ».

C'est pourquoi je souhaiterais vous poser deux questions sur ce sujet.

Tout d'abord, je voudrais savoir si l'application de cette loi va être retardée par ce contexte de crise.

En effet, la loi « Énergie-Climat » prévoit la publication de plusieurs ordonnances : en mai sur l'accompagnement des fermetures de centrales à charbon et la réforme de la CRE, et en novembre sur l'entrée en vigueur du « Paquet d'hiver » européen, l'hydrogène ou l'harmonisation du code de l'énergie avec le code de la construction et de l'habitation.

Or l'article 14 de la loi d'urgence sanitaire prolonge de quatre mois la durée de l'ensemble des habilitations à légiférer par ordonnance.

Aussi, pour ce qui concerne les ordonnances que je viens de citer, le Gouvernement entend-il maintenir le calendrier de publication initial ou faire usage de ce report ?

Au-delà des ordonnances, l'édiction des mesures réglementaires attendues, à commencer par la prise en compte du critère du « bilan carbone » dans les futurs appels d'offres, prendra-t-elle également du retard ?

Par ailleurs, je souhaiterais appeler votre attention sur les effets de la crise du coronavirus sur les énergies renouvelables.

Tout d'abord, les professionnels sont inquiets de l'impact que pourrait avoir cette crise sur les projets existants, plaidant pour la prorogation des autorisations ou décisions - au titre du code de l'urbanisme, du code de l'environnement ou du code de l'énergie - qui arrivent à échéance.

L'ordonnance du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus est-elle susceptible de bénéficier à ces projets, le code de l'énergie n'étant pas explicitement énuméré dans les visas de cette ordonnance, au contraire des codes de l'urbanisme et de l'environnement ? Si oui, pour quelles autorisations ou décisions ?

Pour ce qui concerne les dispositifs de soutien financier à ces projets - les tarifs d'achat et compléments de rémunération  seront-ils aménagés, à l'instar du gel dont bénéficient les panneaux solaires de moins de 100 kilowatts depuis un arrêté du 30 mars dernier ?

Plus encore, les professionnels sont également attentifs à l'impact de la crise du coronavirus sur les projets à venir, invitant le Gouvernement à modifier le cas échéant les calendriers des futurs appels d'offres

Confirmez-vous les reports évoqués devant certains professionnels, le 1 er avril, en matière de solaire, d'éolien terrestre, d'autoconsommation et de petite hydroélectricité ?

Si oui, je constate que certains appels d'offres ne seront que peu décalés dans le temps - au 30 mai pour la petite hydroélectricité, au 3 juin pour une partie du solaire, au 18 juillet pour l'autoconsommation.

Pourquoi n'accorder qu'un mois de report à ces professionnels pour soumettre leurs candidatures quand quatre mois supplémentaires sont prévus pour permettre au Gouvernement de prendre des ordonnances ?

M. Roland Courteau . - Les énergies renouvelables ayant été évoquées par mon collègue, je souhaiterais aborder l'autre pilier de la transition énergétique : la rénovation énergétique .

Les chantiers conduits par les professionnels de la rénovation énergétique sont à l'arrêt, le « Guide de préconisations de sécurité sanitaire » , publié le 2 avril dernier, n'ayant pas levé toutes les ambigüités quant aux consignes sanitaires devant être suivies par les professionnels.

De plus, la profession est confrontée à une pénurie de main d'oeuvre, aux doutes des maîtres d'ouvrages ou encore à des difficultés liées à l'approvisionnement et à l'acheminement des matériaux ou équipements.

Le président du Conseil supérieur de la construction et de l'efficacité énergétique (CSCEE) estime ainsi que 90 % de ces chantiers sont en suspens.

Dans ce contexte, votre ministère a publié deux arrêtés, le 25 mars dernier, prorogeant d'un an le « coup de pouce isolation » et le « coup de pouce chauffage » , prévoyant une bonification via le « coup de pouce chauffagerie fioul » et assouplissant le dépôt de demandes des certificats d'économies d'énergie (C2E).

Si ces évolutions sont utiles, il est cependant regrettable, d'une part, que la prorogation ne soit que d'un an, ce qui n'offre pas beaucoup de visibilité aux professionnels, d'autre part, que la prise en charge de l'isolation des planchers soit réduite, ce qui augmente le reste à charge pour les ménages.

Entendez-vous corriger les arrêtés sur ces points ?

Par ailleurs, si les entreprises peuvent bénéficier du report ou de l'étalement de leurs factures d'énergie pour les locaux professionnels, en application de l'ordonnance du 25 mars 2020 relative au paiement des facteurs d'eau, de gaz et d'électricité, aucun dispositif n'est prévu pour les particuliers.

Alors que les Français sont confinés chez eux, et auront donc des dépenses d'énergie supplémentaires - leur domicile étant parfois devenu leur local professionnel !  -, il serait paradoxal de ne pas mieux répondre aux situations de précarité énergétique, qui s'aggravent en cette période de crise.

Sur ce sujet, j'observe que le secteur privé est en avance sur l'État puisque EDF a annoncé un plan d'aide au paiement des factures d'énergie pour ses propres salariés ; sa fondation a même institué un fonds de solidarité, de 2 millions d'euros, pour les personnels soignants et les plus démunis.

Cette initiative isolée est remarquable, mais insuffisante.

Pourquoi ne pas revaloriser, pour la durée du confinement, le chèque énergie, dont le montant de 277 euros au maximum est bien trop faible pour permettre la prise en charge des dépenses de rénovation énergétique auxquelles il donne droit ?

Cela pourrait se faire par un décret, sans recourir à une ordonnance.

À l'occasion de la dernière loi de finances, le Sénat avait d'ailleurs adopté, sans que cela soit conservé in fine par le Gouvernement, une revalorisation de 75 millions d'euros de ce chèque - j'avais pour ma part proposé plus encore !

La sortie de crise doit être conçue avec une ambition sociale et climatique. Faute de quoi, les effets de cette crise risquent d'être interminables.

M. Daniel Dubois . - L'essentiel ayant été dit par mes collègues sur la transition énergétique, des énergies renouvelables à la rénovation énergétique, je voudrais concentrer mon intervention sur la crise pétrolière que nous traversons.

Depuis la mise en oeuvre du confinement, la consommation d'essence et de gazole est inférieure de respectivement 70 % et 85 % à la normale en France, les transports n'étant plus utilisés qu'à des fins professionnelles.

Ce contexte a plusieurs conséquences tout à fait fâcheuses.

Premièrement, si de grands énergéticiens, comme Total, sont affectés par cette crise, c'est également le cas des PME intervenant dans le raffinage, la livraison ou la distribution de carburants.

Les deux mille stations-service du réseau routier secondaire ferment les unes après les autres, tandis qu'une raffinerie a été mise à l'arrêt.

Ces entreprises ne sont pas forcément éligibles au fonds de solidarité, qui vise les microentreprises de moins de 10 salariés, ayant fait l'objet d'une fermeture administrative ou perdu 50 % de leur chiffre d'affaires, selon le décret du 30 mars 2020 relatif au fonds de solidarité.

Par ailleurs, ces entreprises sont très exposées au crédit-client, c'est-à-dire aux délais de paiement accordés aux consommateurs.

Des faillites sont à craindre dans ce secteur ; qui joue pourtant un rôle d'approvisionnement essentiel, en particulier en zone rurale.

Ces entreprises seront-elles accompagnées au sortir de la crise ? Ne peut-on pas leur ouvrir l'accès au fonds de solidarité en modifiant le décret précité ?

Deuxièmement, la crise pétrolière a aussi un impact sur la production de biocarburants.

Leur vente des biocarburants a chuté parallèlement à celle du gazole et de l'essence, auxquels ils sont le plus souvent incorporés. La filière souffre également de difficultés d'approvisionnement et de livraison en matière premières agricoles.

C'est fort dommage, dans la mesure où notre commission, mais aussi l'Assemblée nationale et votre ministère, plaidons tous pour soutenir ces filières, utiles à notre transition et notre indépendance énergétiques.

Surtout, la filière bioéthanol est en capacité de produire du gel hydroalcoolique et la filière biogazole du gel glycérique. Ne peut-on encourager davantage cette production temporaire ?

Enfin, la crise pétrolière a des implications financières pour les pouvoirs publics en raison de la baisse du produit de la taxe intérieure consommation sur les produits énergétiques (TICPE), dont les recettes, de 33,6 milliards d'euros en 2020, bénéficient à l'État à hauteur de 43,2 % et aux collectivités territoriales à hauteur de 33,3 %.

Plus largement, la crise du coronavirus, qui pèse sur l'ensemble de la demande et des prix de l'énergie, réduira les recettes liées à toute la « fiscalité énergétique » , évaluées à 47 Mds d'euros par la Cour des comptes.

Disposez-vous d'éléments chiffrés sur les pertes de recettes fiscales à prévoir, pour l'État et les collectivités territoriales ?

Ne se dirige-t-on pas vers une fragilisation du principal outil de financement des EnR - le compte d'affectation spéciale « Transition énergétique » -, encore actif cette année et quasi intégralement financé par une fraction de TICPE, de 6,3 milliards d'euros ?

Mme Dominique Estrosi Sassone . - Le secteur du BTP est quasiment au « point mort » , avec une chute de son activité de plus de 85 %. Son redémarrage prendra beaucoup de temps et se fera chantier par chantier et non pas de manière globale. Vous avez fait référence au guide de bonnes pratiques, qui a enfin été publié. Il semblerait que ce guide ne fasse pas l'objet d'un véritable consensus parmi les différentes filières du secteur. De toute façon, il ne peut pas à lui seul régler tous les problèmes.

Vous avez évoqué les mesures prises en faveur des chantiers de rénovation énergétique, eux aussi à l'arrêt. S'agissant des C2E, des délais ont été accordés pour le dépôt des demandes. Envisagez-vous d'aller plus loin pour les nouvelles demandes, avec des financements à la clé à travers les appels à manifestation d'intérêt ? Le dispositif C2E sera un élément essentiel du plan de relance économique et énergétique d'après-crise, pour que la France atteigne ses objectifs en matière climatique.

Le ministre Bruno Le Maire nous a indiqué hier que la clé de la reprise et de la relance serait l'investissement. Ne faudra-t-il pas donner un gros coup de pouce à la rénovation énergétique des bâtiments, tant à travers les programmes institutionnels que pour les travaux des particuliers ? Ne faudra-t-il pas renforcer les aides de l'Agence nationale de l'habitat (ANAH), dont le budget n'est pas à la hauteur ?

Enfin, vous avez mentionné les chèques énergie. Ne craignez-vous pas des retards dans la distribution des chèques, ce qui poserait problème à un certain nombre de foyers modestes dont la consommation d'énergie, en cette période de confinement, s'est accrue et qui sont confrontés à une perte de pouvoir d'achat ?

Mme Annie Guillemot . - La trêve hivernale est reportée à fin mai, mais combien de foyers et de personnes sont concernés, et pour quel coût ? Cet aspect est-il pris en compte dans la réflexion sur les scénarios de déconfinement ?

Les agents immobiliers et les bailleurs sociaux s'interrogent sur la continuité de service des gestionnaires des réseaux d'énergie. Avec la crise sanitaire, ces gestionnaires, notamment Enedis, n'assurent plus qu'une astreinte pour les urgences de sécurité. Or il est essentiel, pour toute la chaîne du logement, de retrouver de la fluidité ; ainsi, les raccordements doivent être effectués pour assurer les emménagements qui étaient déjà en cours. Que pensez-vous de la reprise de ce service public ?

Mme Elisabeth Borne, ministre. - Monsieur le Sénateur Daniel Gremillet, la volonté du Gouvernement est bien de mettre en oeuvre la loi « Énergie-climat ». Comme vous l'avez indiqué, la loi d'urgence donne un délai supplémentaire de quatre mois pour prendre les ordonnances prévues. Nous allons être amenés à décaler de quelques mois le volet relatif à l'hydrogène, tout en s'efforçant de limiter ce décalage. Nous sommes très attentifs aux dispositions attendues pour accompagner les fermetures des centrales à charbon ; ces textes seront publiés avant l'été.

Plus généralement, notre philosophie, c'est de s'efforcer de sortir un texte lorsqu'il accompagne une transition, comme pour les centrales à charbon. En revanche, lorsqu'un texte vient bouleverser les pratiques d'un secteur, comme certaines mesures d'application de la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, nous pourrons repousser les délais.

J'ai rencontré les acteurs des énergies renouvelables, dont vous relayez l'inquiétude. Je leur ai confirmé que les textes pris permettent de prolonger la validité des autorisations de travaux et que des délais supplémentaires pourront être accordés pour les raccordements par rapport à ce qui était prévu dans leur contrats d'achat. Nous pourrons continuer à ajuster les appels d'offres en fonction de nos échanges avec le secteur. Certains acteurs - dont les dossiers étaient prêts - ne souhaitent pas trop différer les appels d'offres, tandis que d'autres réclament au contraire du temps pour se préparer... Sur cette base-là, nous avons publié un calendrier recalé et pourrons éventuellement envisager de fractionner les appels d'offres. En tous cas, nous ferons preuve de beaucoup souplesse pour ne pas pénaliser les porteurs de projet déjà prêts, et accorder des délais supplémentaires aux autres.

Comme l'ont rappelé M. le Sénateur Roland Courteau et Mme le Sénateur Dominique Estrosi Sassone, plus de 85 % des chantiers sont arrêtés dans le BTP. Je ne sais pas si certaines filières ont des questions sur le guide. C'est l'Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP) qui a élaboré toutes ces règles, en lien avec les fédérations professionnelles et en concertation avec les organisations syndicales. Je crois que nous avons aujourd'hui une base solide pour permettre aux chantiers de redémarrer. Par une circulaire aux préfets, j'ai demandé à ce que des chantiers particulièrement urgents soient repris, notamment pour rétablir des infrastructures - je pense à un éboulement sur la ligne du TGV Est, certaines lignes en Île-de-France, une route nationale dans les Pyrénées orientales... Des lignes électriques ont été endommagées à la suite d'intempéries, des centres de stockage de déchets doivent être réaménagés. La priorité est aux chantiers nécessaires à la continuité de l'activité mais les autres chantiers pourront ensuite redémarrer sur la base de ce guide des bonnes pratiques.

Nous avons publié un arrêté prolongeant les dispositifs C2E et en créant de nouveaux, pour les copropriétés et dans le tertiaire. Les ajustements apportés sur les planchers bas visaient à corriger des surcompensations, qui allaient donc au-delà du coût des travaux. Par ailleurs, des cas de fraude étaient signalés sur le « coup de pouce à un euro »... Nous avons souhaité ajuster les dispositifs - pour s'assurer qu'ils couvrent de manière équitable les travaux en question - et repréciser les modalités de contrôle. Loin d'arrêter l'incitation, nous corrigeons le surdimensionnement du calibrage.

Nous sommes très attentifs à la facture énergétique des ménages précaires. J'ai demandé à l'ensemble des fournisseurs d'électricité et de gaz leur appréciation sur les consommations d'énergie. On constate que la consommation de gaz n'a quasiment pas augmenté et que la consommation électrique n'a augmenté que de quelques pourcents. Les factures ne vont donc pas augmenter significativement - mais cela signifie aussi qu'en temps normal, le chauffage fonctionne y compris lorsque les habitants ne sont pas à leur domicile. Preuve qu'il existe des leviers de réduction de ces consommations.

J'ai échangé avec le président de La Poste, dont les équipes sont très mobilisées. Nous avons choisi d'étaler l'envoi des chèques énergie pour garantir un bon acheminement et avons la certitude que les chèques arrivent bien à leur destinataire.

Monsieur le Sénateur Daniel Dubois, je suis évidemment très attentive à la situation des distributeurs de carburants, qui maillent notre territoire. Ils ont accès aux dispositifs de soutien de droit commun : les prêts garantis par l'État et le report de charges fiscales et sociales. Nous pouvons envisager, au cas par cas, des facilités de paiement des taxes énergétiques. Les plus petites entreprises peuvent aussi être accompagnées par le fonds de solidarité, si elles répondent aux critères applicables à tous les secteurs : chiffre d'affaires inférieur à un million d'euros, activité à l'arrêt - ce qui n'est pas le cas pour les stations-service - ou perte du chiffre d'affaires de plus de 50 %...

La capacité d'incorporation du bioéthanol est effectivement restreinte par la diminution de la consommation de carburants. Nous sommes en train d'examiner les mesures que nous pouvons prendre pour limiter les importations en provenance notamment des États-Unis et du Brésil, afin de protéger nos producteurs nationaux. Nous mettons également en relation les producteurs de bioéthanol avec les fabricants de gel hydroalcoolique, dont la production a très fortement augmenté ces dernières semaines

L'impact de la crise sur les recettes de TICPE est très important, pour l'État comme pour les collectivités territoriales. Une fraction de TICPE alimente le compte d'affectation spéciale « Transition énergétique ». Nous ne faisons pas de pronostics sur l'impact global des baisses de recettes - il faut aussi tenir compte de la TVA, du report des charges fiscales et sociales... Il faudra un ajustement en loi de finances pour prendre en compte ces difficultés, étant entendu que les dispositifs de soutien aux EnR, financés par le compte d'affectation spéciale, devront bien sûr se maintenir.

Madame la Sénatrice Annick Guillemot, je n'ai pas de chiffres précis sur les personnes concernées par des expulsions - cela dépend davantage du ministère en charge de la ville et du logement.

J'ai fait le point avec Enedis sur leur plan de continuité d'activité ; ils réalisent peu de travaux en dehors des urgences, mais sont bien sensibilisés à la nécessité de procéder aux raccordements pour les particuliers et pour les chantiers de BTP. Je pense que la situation devrait donc s'améliorer sur ce point, et nous continuerons à la suivre avec Enedis.

M. Daniel Laurent . - Les collectivités territoriales maîtres d'ouvrage des travaux financés par le fonds d'amortissement des charges d'électrification (FACÉ) sont très favorables à un allongement des délais dont elles disposent habituellement pour transmettre leurs prévisions de travaux, leurs attestations de commencement de travaux ou leurs demandes de solde. Elles souhaiteraient être entendues.

Les premières mesures de soutien à la filière de la chaleur renouvelable ont été bien accueillies. Toutefois, 70 % des chantiers forestiers et des scieries sont à l'arrêt. La pénurie du bois, qui se profile en raison du décalage des ventes, risque d'entraîner une hausse des prix de la biomasse l'hiver prochain, alors que les prix du gaz devraient fortement diminuer. Cela pourrait freiner le développement des réseaux de chaleur renouvelable. Les porteurs de projet, pour l'essentiel des acteurs publics locaux, souhaitent par conséquent vous alerter sur ce risque et vous demander des mesures de soutien supplémentaires, compte tenu de la nécessité de ne pas prendre de retard sur les objectifs fixés dans la PPE, ni de revoir à la baisse les exigences concernant la transition énergétique.

Par son avis du 2 avril dernier, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) a conduit à l'interdiction de l'épandage des boues non hygiénisées produites après le début de l'épidémie, qui sont susceptibles d'être contaminées par le virus. Connaît-on la durée de vie potentielle du virus dans les boues ? Pour les boues hygiénisées, qui ont subi un traitement réduisant à un niveau indétectable les organismes pathogènes, les plateformes de compostage auront du mal à s'approvisionner en bio-déchets en raison de la fermeture des déchetteries.

Mme Denise Saint-Pé . - Les fournisseurs alternatifs d'électricité souhaitent remettre en cause leurs contrats passés au tarif de 42 euros le MWh. J'ai entendu la réponse négative que vous leur avez faite, dans le même sens que la CRE. Or, je pense que la crise que nous traversons peut être assimilée à un cas de catastrophe naturelle.

Dans un contexte économique difficile, n'est-il pas souhaitable de permettre aux fournisseurs alternatifs de faire bénéficier leurs clients de tarifs plus bas ?

M. Laurent Duplomb . - Le monde agricole et agroalimentaire fait un travail formidable pour approvisionner les Français, mais manque de bras. Les salariés de la grande distribution sont très mobilisés mais il faut assurer les livraisons. Or, par manque de salariés et en raison de retours à vide, de nombreux transporteurs ont augmenté les coûts de livraison, qui se reportent sur les industriels, déjà pénalisés par la crise. Ce n'est pas à eux de payer, mais à l'État. Pourquoi ne pas proposer des péages gratuits le temps du confinement, ce qui permettrait des livraisons plus rapides, moins coûteuses, et garantirait le modèle économique des transporteurs, tout en bénéficiant également aux salariés des secteurs essentiels, notamment les personnels soignants ?

Depuis trois ans, avec plusieurs de mes collègues, nous demandons sans cesse plus de retenue lors des débats environnementaux que nous avons dans l'hémicycle. Nous invitons à la mesure dans la condamnation du modèle agricole conventionnel et l'appel au « tout-bio » . Depuis des années, nous appelons à limiter l'addiction normative qui pénalise notre compétitivité. Depuis quelques mois, nous plaidons pour plus d'objectivité dans le procès à charge fait aux emballages plastiques.

Et pourtant, en quelques jours, face à cette crise sanitaire sans précédent, les choses ont radicalement changé : les consommateurs, par souci d'économies, de temps, ont recentré leurs achats alimentaires sur des produits basiques comme le beurre, la crème ou le lait UHT et la viande française, délaissant les produits haut de gamme, AOP ou bio, mettant en lumière la vulnérabilité de ces filières. L'autosuffisance alimentaire, en qualité et en quantité, revient à l'ordre du jour.

La volonté farouche de supprimer tous les emballages, de revenir au vrac, a été balayée en quelques jours par l'exigence de la grande distribution - donc des consommateurs ! - de remettre des emballages partout, voire plus qu'avant la loi relative à l'économie circulaire, pour des raisons sanitaires.

Il y aura un avant et un après coronavirus ; nous devrons en tirer les leçons pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. Le Gouvernement en est-il conscient ? Ne faut-il pas décaler voire annuler dès aujourd'hui les mesures qui devaient entrer en vigueur. Alors que ses commandes explosent, un chef d'entreprise dans l'industrie plastique se plaint que vos services lui enjoignent de répondre à un long questionnaire sur la stratégie 2040 d'ici le 15 mai. Nul besoin de rajouter de tels tracas administratifs.

M. Fabien Gay . - Je remercie vos collaborateurs, madame la ministre, avec qui les échanges sont toujours constructifs et cordiaux.

Le Gouvernement a opté pour un choc d'offre en faveur des entreprises, avec un plan de 345 milliards d'euros. Nous attendons un même choc de la demande, avec des mesures de soutien aux ménages : passer les heures pleines au tarif heures creuses, baisser la TVA à 5,5 % sur les produits de première nécessité, élargir le chèque énergie pour les plus précaires, ou les exonérer de contribution au service public de l'électricité (CSPE)...

Le Président de la République estime qu'il faudra sortir des pans entiers de l'économie des biens marchands, notamment l'énergie ou les transports. Est-il raisonnable d'aller au bout du projet « Hercule » , qui scindera EDF en deux pour en privatiser une partie ? Vous êtes prêts à débattre de la nationalisation d'Air France ; êtes-vous disposés à créer un pôle public de l'énergie et à revenir sur la privatisation d'Engie ?

Les fournisseurs alternatifs d'électricité veulent fromage et dessert. Ce n'est pas sérieux. S'ils veulent sortir du tarif de l'Arenh, ils ne doivent pas pouvoir y revenir. Sur ce point, nous pouvons nous entendre.

Vous avez évoqué, à juste raison, la situation de celles et ceux mobilisés dans cette crise. Pourquoi ne pas créer un régime spécial ou un statut pour l'ensemble de ces salariés en première ligne ?

M. Franck Menonville . - La filière des biocarburants est fragilisée par la crise et le risque est accru par des importations massives. Une réaction s'impose au niveau européen pour activer la « clause de sauvegarde » .

L'industrie agroalimentaire est perturbée. Ne peut-on reporter l'application de certaines dispositions de la loi relative à l'économie circulaire et les mettre en perspective avec des études d'impact, en associant davantage les filières ?

Mme Viviane Artigalas . - Une fois l'urgence passée se posera la question du déconfinement et de la reprise de l'activité, en particulier dans le secteur touristique. Je regrette la déclaration du secrétaire d'État aux transports qui demande aux Français à ne pas prévoir de vacances pour cet été. C'est un très mauvais message envoyé au secteur du tourisme, alors que nous travaillons avec Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État auprès du ministre des affaires étrangères, sur un plan de relance à court et à long termes - même si 2020 sera sans doute effectivement une année blanche pour le tourisme.

Soyons optimistes, laissons aux Français aujourd'hui confinés quand même un espoir de pouvoir partir cet été ! Comment se fera la reprise des transports ? Selon quel calendrier, quelles zones géographiques ? Les transports intérieurs reprendront-ils avant les transports internationaux ? Pour favoriser le tourisme en France, ne pourrait-on baisser exceptionnellement les tarifs autoroutiers cet été ?

M. Alain Duran . - Alors que nous traversons une crise sanitaire et économique violente et durable, pour reprendre les propos tenus devant nous par le ministre Bruno Le Maire, la planète profite de ce répit : nous redécouvrons le ciel bleu....

Le ministre de l'économie et des finances évoquait hier un projet de grand emprunt sur cinq à dix ans, si possible européen, pour relancer les investissements. Puisque l'État deviendra un planificateur économique dans les prochains mois, ne faut-il pas orienter cette relance pour aller plus vite et plus loin, faire du développement durable un levier de sortie de crise ? Je pense à la mobilité propre, à la performance énergétique, qui doivent permettre de renforcer notre durabilité et notre résilience. Pour cela, madame la ministre, il suffirait de conditionner les aides publiques à ces nouvelles orientations ? Quelle est la stratégie de votre ministère dans la perspective de cette relance économique ?

Le végétal sera demain le refroidisseur de la planète. Pourquoi obliger les horticulteurs à vendre uniquement des plantes maraîchères et non florales alors que le jardinage est bénéfique pour la planète, pour occuper les personnes confinées, et que le printemps ne reviendra que dans un an ?

M. Joël Labbé . - Il faut gérer l'urgence sanitaire et éviter des désastres économiques et sociaux, en particulier sur l'emploi. De nombreux scientifiques lient l'apparition de pandémies à la destruction de la biodiversité, à la déforestation et à la crise climatique. La crise environnementale est elle aussi une urgence. Ainsi, dans l'après crise, au moment de la relance économique, quelle sera, madame la ministre, la place pour l'environnement, le climat et la biodiversité ? N'est-ce pas une opportunité pour conditionner une partie des dépenses d'investissement nécessaires à la transition vers un nouveau modèle résilient et plus sobre. À l'échelle locale comme européenne, les plans de soutien à l'économie ne peuvent-ils pas être l'occasion d'accélérer la transition écologique ? Certaines régions françaises proposent un New Deal environnemental, avec des investissements publics dans la transition écologique, pour une économie relocalisée et résiliente. Il faut y réfléchir dès maintenant. Ne continuons pas comme avant !

Mme Anne-Catherine Loisier . - Certaines grandes entreprises basculent de l'approvisionnement bois à l'approvisionnement gaz, profitant du seuil de 50 % d'énergies renouvelables pour avoir accès aux avantages fiscaux. Cela met en difficulté la filière bois, qui perd un débouché essentiel. Ne pourrait-on porter le seuil ouvrant droit à avantage fiscal de 50 % à 80 % de biomasse ?

Envisagez-vous un moratoire sur les textes d'application de la loi relative à l'économie circulaire ? Actuellement, on sollicite sur des sujets non urgents des entreprises mobilisées pour produire des flacons de gel hydroalcoolique...

Mme Patricia Schillinger . - EDF est doté depuis le début des années 2000 d'un plan de continuité d'activité, lui permettant de faire face à la situation de pandémie ; le groupe peut poursuivre son activité pendant douze semaines avec 25 % de ses effectifs en moins, et deux à trois semaines avec 40 % de personnel en moins. Actuellement, de nombreux salariés restent à la maison en raison de la fermeture des écoles et des crèches. La centrale de Fessenheim doit fermer un second réacteur le 30 juin. Est-ce toujours d'actualité, ou sera-t-il prolongé ?

Je m'interroge aussi sur le traitement des déchets - gants, masques, lingettes, surblouses - qui peuvent se retrouver dans la poubelle jaune. Il faut un meilleur recyclage de ces déchets, et interdire de jeter les lingettes dans les toilettes pour éviter de bloquer les stations d'épuration et limiter les risques de propagation de l'épidémie. Les matériaux hospitaliers sont traités séparément de ceux utilisés par les habitants. Des mesures sont-elles prévues en ce sens ?

M. Henri Cabanel . - Selon le Haut conseil de la santé publique (HCSP), il n'y a pas d'argument scientifique en faveur du nettoyage des rues et de la désinfection du domaine public. Le Comité national de la conchyliculture (CNC) demande un encadrement des pratiques de désinfection des rues pour préserver la faune et la flore terrestres et marines. Que prévoyez-vous pour encadrer ces pratiques ?

M. Jean-Pierre Moga . - Les chauffeurs routiers et les transporteurs jouent un rôle essentiel. Ils approvisionnent les entreprises et les hôpitaux, qui peuvent ainsi poursuivre leurs activités. Mais sur les autoroutes comme sur les autres réseaux routiers, les aires de repos sont fermées et ils se trouvent démunis faute de services. Que comptez-vous faire ? Les préfets pourront-ils apporter des assouplissements pour rouvrir certaines aires d'autoroute et mettre à disposition des emplacements dédiés ?

En outre, dans nos départements ruraux, beaucoup de personnes utilisent les transports ferroviaires pour aller au travail. Or il n'y a presque plus de liaisons TER. En temps normal, la ligne Bordeaux-Agen compte chaque jour quinze TER dans chaque sens ; aujourd'hui, il n'en roule plus qu'un ou deux. Peut-on espérer une amélioration de ces dessertes ?

Enfin, la question des déchets inquiète les services départementaux d'incendie et de secours (SDIS). Des individus indisciplinés et irresponsables brûlent eux-mêmes leurs déchets, au risque de provoquer des incendies. Il faut également éviter les dépôts sauvages. Peut-on envisager une réouverture des déchetteries, sous certaines conditions ?

M. Pierre Cuypers . - À la lecture de la presse, les épandages agricoles seraient mis en cause : selon des organismes de surveillance de l'air et un collectif de médecins, ces traitements augmenteraient les émissions de particules fines, qui aggraveraient les symptômes du covid-19 ou faciliteraient sa propagation ! Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

M. Michel Raison . - Les agences de voyage et les transporteurs aériens sont en plein contentieux : les règlements européens imposent aux seconds de rembourser les billets d'avion, ce qu'ils refusent de faire. Dans le meilleur des cas, ils proposent un avoir valable douze mois. Les agences de voyage, qui souffrent énormément, voudraient dix-huit mois, et une garantie en cas de faillite. Pouvez-vous venir à leur secours ?

Les entreprises assurant les transports scolaires souhaitent disposer d'indications au plus vite sur la date de rentrée des élèves. Elles en ont besoin de manière urgente pour prendre leurs décisions de gestion.

Mme Élisabeth Borne, ministre. - Monsieur le Sénateur Daniel Laurent, les prévisions de travaux éligibles au FACÉ pour 2020 ont été définies à la fin de l'année 2019. La règle est la suivante : vous avez jusqu'au 31 décembre de l'année n pour prévoir les travaux de l'année n+1 . Les collectivités territoriales ont donc pu faire part des chantiers qu'elles souhaitaient mener en 2020, et elles ont jusqu'à la fin de l'année pour prévoir les travaux de 2021. Il devrait être possible de respecter ces délais. S'agissant des formalités nécessaires au déclenchement des travaux, il n'y a pas de doute : nous ferons preuve de souplesse - c'est possible avec les textes en vigueur - pour accorder aux collectivités territoriales les délais dont elles auront besoin.

L'effondrement du prix du gaz et les difficultés d'accès à la ressource pénalisent les producteurs de chaleur renouvelable, mais les aides du fonds chaleur sont précisément calibrées pour tenir compte des différentiels de coûts entre la biomasse et les énergies fossiles : cela devra donc être pris en compte. Pour autant, j'entends les difficultés liées aux activités forestières. J'espère qu'à l'instar des travaux publics, elles pourront reprendre rapidement, pour garantir la disponibilité de la ressource. Nous allons y travailler avec mon collègue, le ministre de l'agriculture Didier Guillaume. Plus globalement, nous examinons les moyens de mieux mobiliser les ressources de la filière bois au profit de la chaleur renouvelable comme de la construction. La mission de la députée Anne-Laure Cattelot se poursuit sur ce point pour trouver les bons mécanismes.

S'agissant des boues des stations d'épuration, l'avis de l'Anses précise que, pour celles hygiénisées par compostage, chaulage ou séchage thermique, le risque de propagation du virus est négligeable. Cela représente 84 % des boues. En revanche, l'Anses a préconisé de ne pas épandre les boues non hygiénisées à partir de la date de départ de l'épidémie, précisée par département. Elles devront donc être stockées et réorientées vers les filières d'hygiénisation ou d'incinération. Les préfets accompagneront les petites collectivités qui en auraient besoin.

Madame la Sénatrice Denise Saint-Pé, certains fournisseurs d'électricité veulent maintenant rendre les volumes d'Arenh qu'ils ont réclamés et obtenus à la fin de l'année dernière. Un certain nombre d'entre eux entendent activer la « clause de force majeure » . Cela signifie qu'ils ont bénéficié de l'Arenh pour acheter de l'électricité à un tarif plus faible que celui du marché, sinon ils n'auraient pas eu recours à l'Arenh mais à des contrats à terme. Maintenant, ils souhaitent, tout compte fait, rendre cette électricité. Cela reviendrait finalement à faire peser sur EDF la totalité des risques. Il y a un problème de principe, la CRE l'a fait valoir dans sa délibération. Certains fournisseurs alternatifs ont introduit un recours contre cette délibération et je n'ai pas à commenter ce que sera la décision du Conseil d'État. Je relève simplement que cela pose un vrai problème de principe de recourir à l'Arenh pour acheter à un prix inférieur au marché puis de considérer que l'on est délié de ses engagements en cas de retournement du marché. Un tel dispositif ne peut pas fonctionner durablement. Il n'est pas possible qu'un fournisseur d'énergie soit l'assureur de tous les autres. C'est aussi le sens de nos réflexions sur la nouvelle régulation économique du nucléaire. On ne peut un jour vouloir bénéficier de prix inférieurs à ceux du marché et s'en délier quand le marché se retourne ! Nous aurons à intégrer dans nos réflexions les comportements que l'on peut observer ces temps-ci.

Monsieur le Sénateur Laurent Duplomb, sur les critiques liées à l'envoi de questionnaires à certaines entreprises, sachez que mes services sont particulièrement mobilisés face à la crise que nous connaissons. Ils consacrent l'essentiel de leur énergie à accompagner toutes les entreprises des secteurs de l'eau, des déchets, des transports, de la logistique et de l'énergie, afin qu'elles puissent continuer à fournir les services essentiels à la vie de notre pays. Gardons-nous des caricatures. Les services du ministère de la transition écologique et solidaire ne sont pas là pour embêter le monde mais sont mobilisés depuis trois semaines pour accompagner notre pays dans cette crise sans précédent ! Il faudra bel et bien prendre le temps de tirer les leçons de cette crise, mais, à ce stade, mes conclusions sont à l'opposé des vôtres : il nous faut des circuits courts, des chaînes logistiques plus simples, car on ne peut pas être dépendant des produits importés. Ce débat de l'après-crise devra être mené.

Dans la situation actuelle, les chaînes logistiques doivent se réorganiser en permanence, notamment dans l'industrie agroalimentaire, et elles sont moins bien optimisées que d'habitude. Mécaniquement, si les camions sont à moitié vides, le prix du transport est plus élevé. Nous devons examiner cette question en toute transparence et s'assurer que chacun prend sa part. Le secrétaire d'État aux transports Jean-Baptiste Djebbari participe aux réunions au cours desquelles MM. Le Maire et Guillaume examinent ces sujets avec les acteurs de l'agroalimentaire, des transports et de la logistique.

Les sociétés concessionnaires d'autoroutes sont, elles aussi, frappées par la crise : la circulation des véhicules légers a baissé de 85 %, celle des poids lourds de 45 %. La gratuité des péages pour les transporteurs aggraverait encore leurs difficultés. De plus, juridiquement, on ne peut pas cibler les transporteurs approvisionnant nos seuls magasins et exclure les poids lourds en transit... Cela ne me semble donc pas très praticable. Pour autant, les sociétés concessionnaires d'autoroutes sont mobilisées dans l'accompagnement de la crise. À leur initiative elles sont en train d'instituer un dispositif permettant le remboursement des péages acquittés par le personnel soignant. La société ATMB a déjà mis en place ce remboursement. C'est une action de solidarité importante.

Monsieur le Sénateur Fabien Gay, nous sommes très attentifs à la situation des ménages précaires dans le contexte actuel de confinement. Nous faisons notamment en sorte que les chèques énergie arrivent au plus vite. Le confinement peut en effet poser des problèmes financiers aux familles dont les enfants bénéficient d'ordinaire de tarifs réduits dans les cantines. Nous allons travailler sur cette question avec le ministre des solidarités et de la santé Olivier Véran et sa secrétaire d'État Christelle Dubos.

Au sujet du projet « Hercule » , je tiens à vous rassurer : comme l'a dit le Président de la République, l'ensemble des réformes sont suspendues jusqu'à nouvel ordre, le Gouvernement se consacrant à 100 % à la gestion de la crise. Nous aurons à revenir sur la réorganisation d'EDF - pour répondre à la transition énergétique ! - et la régulation du nucléaire historique - en préservant les intérêts des consommateurs mais aussi les investissements de l'entreprise - mais le sujet n'est pas d'actualité.

Monsieur le Sénateur Franck Menonville, nous sommes très attentifs à la situation des producteurs de bioéthanol. Je suis favorable à l'activation de la « clause de sauvegarde » pour limiter les importations en cas de difficultés ; il faudra notifier la demande d'activation de cette clause à la Commission européenne. Nous veillons à mettre en lien les différents acteurs de la production de gel hydroalcoolique.

Madame la Sénatrice Viviane Artigalas, le Gouvernement a annoncé une réflexion sur le déconfinement mais les Français doivent savoir qu'il ne faut pas relâcher l'effort de confinement, afin de contenir la diffusion de l'épidémie et la pression sur nos hôpitaux. Cette réflexion n'est pas terminée. Nous ne sommes pas en train de dire que les Français ne pourront partir en vacances cet été. Le point de vigilance que soulignait M. Djebbari est que ce n'était sans doute pas le moment d'acheter un billet pour partir à l'autre bout de la planète, avec toutes les incertitudes qui existent sur l'état de l'épidémie en France et dans le monde, alors que nous venons d'accompagner le rapatriement de 150 000 compatriotes. Nous avons tous en tête la situation du secteur touristique. Nous pouvons recommander aux Français de profiter de notre beau pays pour les prochaines vacances, et, ce faisant, de soutenir nos acteurs du tourisme.

MM. les Sénateurs Alain Duran et Joël Labbé ont évoqué la sortie de la crise. D'emblée il faut indiquer que le Gouvernement est d'abord concerné sur la gestion de la crise. De même que le confinement avait été anticipé avec les plans de continuité de l'activité, il faudra anticiper le déconfinement pour les opérateurs d'importance vitale. Il sera sans doute progressif. Cet important travail préparatoire sera piloté par M. Jean Castex, avec qui nous allons échanger étroitement, pour permettre à tous les secteurs relevant de mon champ de compétences de se préparer à cette perspective. Je pense qu'il serait prématuré de donner aujourd'hui des indications.

On ignore combien de temps va durer la crise et dans quel état elle laissera notre pays et l'Europe. Il faudra faire preuve d'humilité et prendre le temps d'établir le diagnostic. A titre personnel, je suis convaincue que cette pandémie et les atteintes aux écosystèmes ont bel et bien un fondement commun ; la déforestation favorise le passage d'agents pathogènes de la faune sauvage aux humains. Il faudra en tirer toutes les conséquences, à ce titre, mais aussi en termes de souveraineté et de résilience. Nous devons préparer une société plus résiliente, plus écologique et plus solidaire, car, effectivement, la crise sanitaire n'efface pas la crise écologique. C'est à cette tâche que nous nous attèlerons.

Madame la Sénatrice Anne-Catherine Loisier, il est bien prévu d'augmenter les obligations d'incorporation de biomasse pour être éligible aux avantages fiscaux ; il faudra être attentif à la mise en oeuvre de ces dispositions, étant donné les difficultés d'approvisionnement signalées par les acteurs du secteur.

Sur la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, j'entends les questions et ferai le point avec mes services. Nous prendrons le temps de mener les consultations nécessaires dans de bonnes conditions avec les nombreux acteurs concernés.

Madame la Sénatrice Patricia Schillinger, on peut saluer la très bonne préparation d'EDF, via son plan de continuité d'activité, tout comme des autres grands opérateurs du secteur, ce qui permet d'assurer la sécurité de notre approvisionnement. Pour ce qui concerne la centrale de Fessenheim, le Gouvernement n'envisage pas de revenir sur les dates fixées qui correspondent à des obligations réglementaires : on ne peut ainsi changer de pied sur les calendriers liés à des arrêts de réacteurs nucléaires.

Le traitement des masques et des gants est une question sensible pour les opérateurs qui les collectent. Il ne faut pas mettre ces déchets dans la poubelle jaune, mais les stocker 24 heures dans un sac séparé, fermé, avant de les jeter dans la poubelle grise. Nous avons communiqué avec la filière et allons continuer à le faire.

Monsieur le Sénateur Henri Cabanel, beaucoup de questions ayant été posées sur ce sujet, nous avons souhaité avoir l'avis du HCSP. Il estime que, dans les pays où la désinfection des rues a été pratiquée, elle n'a pas eu d'impact sur la propagation de l'épidémie. Par ailleurs, nous sommes attentifs aux produits pouvant être utilisés à cette fin. Nous avons prévu une saisine complémentaire de l'Anses pour clarifier la liste des produits susceptibles d'être utilisés pour des désinfections spécifiques, notamment du mobilier urbain ou des établissements recevant du public (ERP). Les informations sont prévues dans le cadre des autorisations de mise sur le marché mais il est utile que l'Anses les explicite, alors que beaucoup de collectivités se posent des questions. Il faut s'assurer que ces produits soient efficaces pour lutter contre le virus et n'aient pas d'impact négatif sur l'environnement, notamment du fait de rejets dans le réseau de collecte ou d'assainissement

Monsieur le Sénateur Jean-Pierre Moga, M. Djebbari et moi-même suivons en permanence la situation des aires de service et de repos à disposition des routiers. Aujourd'hui, 95 % des aires de repos du réseau routier national, concédé ou non, sont ouvertes. Nous avons créé un numéro vert et une boîte aux lettres électronique pour leur permettre de nous signaler les dysfonctionnements qu'ils constatent. Tout le monde est conscient du service tout à fait majeur que le transport routier rend au pays, et les routiers doivent avoir les meilleures conditions de travail.

La réduction du trafic des TER peut créer des difficultés pour certains, mais, sur ce réseau, la fréquentation constatée est entre 0 % et 5 % du niveau habituel. Si nécessaire, les autorités organisatrices de transport peuvent affréter des cars. Cependant, l'offre maintenue de TER est en moyenne de 15 %, soit un niveau bien supérieur à la fréquentation. Si des difficultés persistent, il faut apporter des solutions ponctuelles à certains habitants.

Il n'y a pas eu de décision gouvernementale imposant la fermeture des déchetteries. Toutefois, les collectivités territoriales, chargées de ces services, ont sans doute voulu protéger les personnels concernés et les réaffecter à des tâches prioritaires, telle que la collecte des déchets. Nous allons étudier avec les collectivités territoriales dans quelle mesure ces déchetteries peuvent être rouvertes. C'est un enjeu pour les professionnels du secteur. De surcroît, nous avons besoin de déchets verts pour la méthanisation et il faut prévenir d'éventuels dépôts sauvages. À cet égard, les collectivités territoriales conservent bien sûr tous leurs pouvoirs de police.

La crise actuelle permet de mieux analyser l'origine de la pollution de l'air. Le trafic routier est presque à l'arrêt, et les oxydes d'azote ont beaucoup baissé - preuve qu'ils sont bien émis en grande majorité par les véhicules à moteur. En revanche, pour ce qui est des particules, la part de l'automobile est minoritaire et celle des épandages agricoles est importante. Au-delà du risque général, il n'est pas établi que ces particules favorisent la propagation du virus. Sur ce sujet, il importe de limiter les sources évitables - brulage à l'air libre ou chauffage d'agrément au bois - et de veiller à la qualité des combustibles.

Monsieur le Sénateur Michel Raison, face à une telle crise où tout le monde est en difficulté, les uns tentent nécessairement de se défausser aux dépens des autres. Les voyagistes sont effectivement en grande difficulté, mais les compagnies aériennes le sont également. Chacun doit prendre sa part. Il faut trouver un dispositif en ce sens, par exemple un système de prêts garantis, pour surmonter les difficultés, considérables, de ces secteurs.

Je mesure l'enjeu de visibilité pour le secteur des transports scolaires. Tous les acteurs ont besoin d'anticiper le déconfinement ; c'est précisément pourquoi M. Castex a prévu des concertations avec les différents secteurs, pour que les opérateurs puissent se préparer à un déconfinement dont nous devons encore établir les scénarios.

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci d'avoir répondu à l'ensemble de nos questions. Bien sûr, nous allons poursuivre le dialogue avec vous au cours des prochaines semaines.

Audition de M. Philippe Wahl, président-directeur général du groupe La Poste
(en commun par les bureaux de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et de la commission des affaires économiques)
(Mercredi 8 avril 2020)

M. Hervé Maurey , président . - Monsieur le président-directeur général, nous sommes très heureux de vous auditionner avec le bureau de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et celui de la commission des affaires économiques. La Poste est un acteur majeur de la cohésion des territoires, sujet essentiel pour le Sénat. J'ai d'ailleurs plaisir à rappeler que c'est le Sénat qui a fait inscrire dans la loi de 2010 le fait que le nombre de points de contact du réseau postal ne pourrait pas être inférieur à 17 000, pour l'ensemble du territoire national. Je m'en souviens d'autant mieux que j'avais co-signé cet amendement en commission. Le plan de continuité des services que vous avez mis en place dès le début du confinement a suscité un certain nombre de critiques : sur la forme, les usagers et les élus ont dénoncé un manque de concertation ; sur le fond, l'application des nouvelles mesures, qu'il s'agisse de la distribution du courrier seulement trois jours consécutifs par semaine ou de l'accès aux distributeurs automatiques de billets (DAB), a entraîné de grandes difficultés aussi bien pour les particuliers que pour les entreprises, notamment dans les secteurs de l'agriculture et de la presse. C'est d'ailleurs en matière d'accès aux espèces que l'on recense les cas les plus problématiques pour ne pas dire dramatiques, car certains DAB n'étaient pas alimentés et des clients de La Poste se sont retrouvés sans aucun moyen de paiement et ont parfois dû emprunter des espèces à leur maire... Je connais des maires de mon département qui ont fait cela.

Face à la colère des usagers, vous avez décidé d'augmenter le nombre de bureaux de poste ouverts, y compris en zones rurales. Monsieur le président-directeur général, pouvez-vous nous rappeler les différentes mesures qui ont été prises et nous indiquer si leur mise en oeuvre est effective ? Comptez-vous compléter ce dispositif pour répondre aux attentes de la population ? Je transmettrai vos réponses aux nombreux élus de mon département qui m'ont fait part des problèmes qu'ils rencontraient sur le terrain.

Mme Sophie Primas , présidente . - Monsieur le président-directeur général, nous vous remercions d'avoir accepté cette invitation. C'est votre deuxième audition devant la commission des affaires économiques du Sénat cette année, la première ayant eu lieu le 29 janvier dernier pour le renouvellement de votre mandat, dans des circonstances très différentes ! Certaines décisions prises par La Poste au début de la crise ont été très mal vécues par les particuliers, les entreprises et les élus, qui sont tous très attachés à la présence de ce service public d'intérêt général auquel les Français sont attachés. Je pense qu'il n'y a pas d'autre entreprise en France qui caractérise à ce point la présence des services publics au coeur des territoires. Quand La Poste a des difficultés, c'est l'ensemble du pays, dans sa diversité, qui en souffre.

Cette audition est essentielle, car vous pourrez ainsi répondre à nos interrogations sur la fermeture de bureaux, le paiement des prestations sociales, la mise à disposition de mairies de liquidités et, bien sûr, la distribution du courrier. Nous ne souhaitons pas vous accabler, cela ne serait d'aucune utilité - et nous devons, devons, les uns et les autres, faire preuve d'humilité par rapport à cette crise -, mais savoir quelles dispositions vous avez prises pour y faire face. Vous nous expliquerez comment vous comptez assurer vos missions de service public tout en préservant la santé des 250 000 postiers. Je salue Patrick Chaize, qui a réussi à réunir les commissions départementales de présence postale territoriale (CDPPT) en un temps record la semaine dernière.

Selon quels critères avez-vous distingué les missions de La Poste qui seraient essentielles des activités non essentielles ? Certains considèrent, par exemple, que des activités ne relevant pas de vos missions légales de service public ont pu être mieux traitées que celles relevant de ces dernières.

Comment vos homologues européens s'organisent-ils ? Ont-ils mis au point de bonnes pratiques dont nous pourrions nous inspirer ?

Enfin, quelle est votre réponse aux syndicats à propos d'un stock de masques dont disposerait La Poste ?

M. Philippe Wahl, président-directeur général du groupe La Poste . - Madame la présidente, monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je me réjouis de cette audition, car c'est dans le dialogue que La Poste traverse cette crise. Ce service public doit rester accessible au plus grand nombre de Français sur le territoire. Lorsque la crise sanitaire est arrivée en France et que le confinement a été mis en place par les autorités publiques, notre entreprise en a aussi subi les conséquences.

Pour décrire notre action, je distinguerai trois étapes importantes.

La première, qui est toujours d'actualité, vise en priorité à protéger la santé et la sécurité de nos 250 000 collaborateurs répartis sur l'ensemble du territoire, ainsi que des millions de clients quotidiens de La Poste. Il y va de ma responsabilité de chef d'entreprise telle qu'elle m'est assignée par la loi, y compris dans sa dimension pénale. La Poste a donc dû, dans un premier temps, construire une organisation solide de la distribution du courrier ou des colis et de l'accueil dans les bureaux de poste.

Ce socle industriel doit permettre de respecter les grands principes du service public dans la durée : l'ouverture, la continuité et l'adaptabilité ; nous les illustrons en ce moment. Compte tenu des effets très forts de cette crise, nous devions adapter le service public de La Poste. Nul ne met cette nécessité en doute. C'est plutôt la forme et la profondeur de cette adaptation qui soulèvent des interrogations.

Voilà trois semaines, nous avons posé un principe de prévention des risques et de protection pour tous, agents comme clients : il s'agit de doter tous les postiers de gants, de masques et de gel, puis d'installer des écrans de plexiglas dans les bureaux de poste. La règle était claire : sans équipements, toute l'activité s'arrête. Nous avons maintenu 1 600 bureaux ouverts, en choisissant ceux qui enregistrent les flux les plus importants. Pour le courrier et les colis, en accord avec la médecine du travail, nous avons organisé la distribution trois jours consécutifs par semaine, le mercredi, le jeudi et le vendredi. À la deuxième semaine de cette séquence, le socle est posé.

Les organisations syndicales, que nous rencontrons régulièrement, comprennent et accompagnent ce mouvement, et la plupart des postiers sont au travail en ce moment. Nous avons décidé de réduire l'amplitude des horaires d'ouverture du service public, et je l'assume, du fait du confinement, qui représente pour tous les Français un choc important. Ainsi, la continuité de l'activité est respectée, bien que des postiers ne puissent pas venir travailler, parce qu'ils font partie des populations les plus fragiles ou doivent garder leurs enfants. Enfin, le droit de retrait a été exercé par quelques agents, mais de façon marginale.

La deuxième étape, qui s'achève en ce moment, consiste à donner la priorité absolue au versement des prestations sociales. Nous permettrons ainsi à près de 1,5 million de personnes de percevoir leurs aides au cours du mois. Cela explique que nous donnions une priorité aux bureaux qui sont très fréquentés. Nous avons choisi d'approvisionner au maximum les DAB et anticipé dès ce week-end le paiement des prestations sociales.

Au terme des deux premiers jours de traitement des flux, qui se sont renforcés, la situation est bonne. Je remercie les postiers de leur présence et de leur engagement, ainsi que les clients de leur sagesse et de leur prudence. Je rends hommage aux forces de l'ordre mises à disposition par le ministre de l'intérieur, grâce à la réserve. Je salue également les volontaires qui gèrent les files d'attente dans les bureaux de poste.

Dans le même temps, nous avons organisé le dispositif dans la ruralité. La semaine dernière, nous avons participé à la réunion de l'Observatoire national de la présence postale (ONPP) et réuni avec M. Patrick Chaize les 100 commissions départementales de présence postale territoriale. Ainsi, chacune d'entre elles a pu adapter sur le terrain le dispositif au versement des prestations sociales et diminuer éventuellement l'amplitude des heures d'ouverture de certains bureaux-centres pour maintenir la présence postale aux alentours. Ce choix structurant pour notre réseau est une réussite collective.

Dans nombre des 465 quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), nous avons maintenu un bureau de poste. Toutefois, quand le bureau-centre d'une ville pouvait accueillir de nombreux clients d'un QPV adjacent, nous avons préféré renoncer à maintenir de petits bureaux dont l'ouverture risquait de créer des difficultés.

J'en viens à la gestion de la crise au sein de l'Union européenne. La plupart des postes, notamment en Belgique, en Italie et en Espagne - en Allemagne, le système est différent -, ont fermé de nombreux bureaux, y compris dans les zones rurales ; ceux qui restent ouverts sont certes plus nombreux qu'en France, mais l'amplitude horaire d'ouverture est plus faible. Si nous avions fait le même choix, nous n'aurions pas été en mesure de répondre aux flux considérables liés à la perception des prestations sociales.

C'est parce que cette période se termine que nous pouvons passer à une troisième étape qui devient notre nouvelle priorité, à savoir le renforcement de notre présence postale territoriale. Dès le début de la semaine prochaine, avec Patrick Chaize, nous réunirons une nouvelle fois les 100 commissions départementales de présence postale territoriale afin d'améliorer la situation dans tous les territoires.

À la fin de cette semaine, 2 500 bureaux devraient être ouverts, en ajoutant la moitié des fameux dispositifs de facteurs-guichetiers en zone rurale. L'objectif est que 5 000 bureaux de poste soient ouverts à la fin du mois d'avril, ce qui demande des efforts considérables. En réalité, si assurer cette mission de service public est possible aujourd'hui, c'est parce que s'achève, et de manière satisfaisante, la séquence prioritaire de l'accueil des plus fragiles, qui est la raison d'être de La Poste.

Cette troisième phase va être renforcée. Dès la fin de la semaine dernière, nous avons pris la mesure des difficultés de la presse quotidienne régionale et nationale et recruté 3 000 personnes. Lundi et mardi, les titres de presse qui se sont engagés avec nous ont pu être livrés à neuf abonnés sur dix. C'est un succès pour une opération d'urgence. Notre but est d'arriver mardi prochain au même résultat non plus sur deux jours, mais sur une seule journée, puis la semaine suivante à une distribution normale, c'est-à-dire sur cinq jours, du lundi au vendredi.

S'agissant des colis, en dépit des reports liés à l'arrêt de l'activité d'autres prestataires, nous avons été capables, y compris lors des trois dernières semaines, de distribuer 15 millions de colis par Colissimo et 7 millions par Chronopost tout en garantissant la sécurité et la santé de nos postiers. Les syndicats demandent que nous discriminions les colis. Or ce n'est pas à nous de décider quels sont les colis qui méritent d'être distribués immédiatement. Je ne ferai pas la morale des colis. Selon nous, les priorités absolues sont la fourniture d'espèces, puis les lettres recommandées. Les colis sont également importants pour le maintien de l'activité économique de notre pays, car ils permettent aux entreprises d'écouler leur production.

À cet égard, nous avons mis en place un nouveau dispositif de 1 000 points de retrait des colis, parallèlement aux 5 000 bureaux de poste déjà ouverts. Cela permettra de redistribuer 30 000 colis bloqués par la fermeture de bureaux de poste. Notre méthode, proportionnée et sage, consiste à adapter notre action aux besoins. Je précise que nous avons toujours continué la distribution, six jours sur sept, des médicaments et des repas aux personnes âgées, en ouvrant gratuitement le service « Veiller sur mes parents », auquel ont fait appel de nombreuses collectivités.

Au total, la volonté de La Poste est de protéger ses agents, d'être solide sur le moyen terme et de donner la priorité absolue aux espèces, ce qui est évidemment plus difficile en zones rurales. Grâce à notre collaboration avec l'Association des maires de France (AMF) et son président, François Baroin, 800 agences postales communales sont ouvertes sur les 7 000 que compte notre territoire, et nous envisageons l'ouverture à temps partiel de mairies au service, avec l'accord du maire, ce qui supposera de fournir des matériels de protection supplémentaires et plus d'espèces. Nous cherchons en permanence à garantir le service public tout en assurant la protection des salariés.

Cette protection passe désormais par les masques. La Poste est un opérateur capital pour notre pays, suivi en permanence par le haut fonctionnaire de défense et de sécurité, avec qui nous travaillons en vue de la continuité du service public et de l'ensemble du dispositif de sécurité, informatique et physique. Il existe effectivement un stock stratégique important de masques à La Poste, qui datait de l'épidémie de grippe A/H1N1 de 2009. Lorsque la crise du Covid-19 s'est déclenchée, nous nous sommes rendu compte que ces masques n'étaient pas périmés ; nous les avons donc envoyés en masse dans nos 5 000 bureaux de poste, à destination de nos 250 000 salariés. Cela n'a rien de secret, puisque cela correspond au stock normal d'une entreprise stratégique, et je m'étonne de cette soudaine polémique, car les organisations syndicales ont été informées lors d'un comité national de sécurité et de santé au travail qui s'est réuni le 25 janvier dernier.

En outre, nous avons décidé de donner un coup de main à d'autres institutions en offrant 1 million de masques à l'AP-HP, 500 000 à la RATP, pour les conducteurs de métro et de bus, plus de 535 000 à Intermarché, contre du gel hydroalcoolique, et plus de 300 000 à la police nationale. Je m'étonne du surgissement de cette polémique.

La Poste cherche simplement à réagir de la façon la plus appropriée à une situation d'urgence inédite. Les remarques de la Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP) nous incitent à penser que tel est le cas.

Je comprends le sentiment de nombre de parlementaires concernant le secteur rural, dont je reconnais qu'il n'a pas toujours été bien desservi, en particulier au cours de la première phase axée sur l'approvisionnement en espèces et le versement des prestations sociales. Voilà pourquoi nous voulons, en collaboration avec l'AMF, élargir l'ouverture des agences postales communales (APC). Nous y travaillerons dès la semaine prochaine avec tous les élus dans les départements.

Pour pouvoir prétendre au titre d'employeur responsable, nous devons protéger nos salariés et renforcer notre présence sur la totalité du territoire.

M. Marc Daunis . - Les parlementaires et élus locaux que nous sommes, les entreprises partenaires, nos concitoyens, ressentent un sentiment d'impuissance face à des décisions unilatérales et imposées d'en haut. Le partenariat avec les collectivités territoriales a été dénaturé, puisque La Poste a pu imposer la fermeture d'agences postales communales contre l'avis du maire. Nous sommes conscients que la santé est primordiale, mais notre incompréhension porte sur la méthode employée.

Quelle est la part de bureaux ouverts dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville et dans les zones rurales, qui sont les endroits les plus pénalisés par l'absence de bureaux de poste et qui devraient être les premiers bénéficiaires des réouvertures ? Quels critères ont été initialement retenus pour déterminer sans concertation si tel bureau devait être ouvert ou non ? Comment savoir, en se rendant sur le site internet de La Poste, si le bureau de poste fournit bien tous les services habituellement présentés ? Enfin, un plan de continuité de l'action postale en cas de déstabilisation du pays pourrait-il être inscrit dans le contrat de présence postale territoriale ?

M. Philippe Wahl . - Monsieur le sénateur, vous parlez de non-concertation, alors que nous avons très vite coopéré avec nos interlocuteurs publics. Mais, je le redis, pour un chef d'entreprise, la sécurité du personnel est la priorité.

M. Marc Daunis . - Je suis totalement d'accord !

M. Philippe Wahl . - Vous l'avez vous-même indiqué, monsieur le sénateur, de très nombreux maires, souvent eux-mêmes employeurs, ont donné la priorité à la protection de leurs salariés et ont fermé leur mairie. Toutefois, une fois le socle posé, nous avons travaillé la semaine dernière avec l'AMF, en particulier avec François Baroin et ses collaborateurs, afin de fournir des espèces aux maires qui souhaitent ouvrir un point postal ; nous sommes leurs partenaires, cette mission nous incombe. De plus, je le redis, les commissions départementales de présence postale territoriale se sont réunies.

Le chef d'entreprise doit d'abord organiser l'activité du groupe avant d'adapter les principes. Avec 250 000 salariés répartis dans plus de 20 000 localisations, 17 000 points de contact prévus dans la loi et 6 000 à 7 000 points de contact supplémentaires, il a fallu une semaine pour tout organiser, à commencer par la logistique de la sécurité du personnel, en tenant compte du droit de retrait opposé par certains salariés et syndicats. Notre réponse a été non pas la menace, mais la fourniture des équipements de sécurité agréés par le médecin du travail.

Pour la mise à disposition d'espèces et le versement des prestations sociales, les grandes villes ont certes été mieux couvertes que les zones rurales au départ. Dans la Creuse, département le moins proche des lieux postaux, nous avons consenti des efforts particuliers, avec l'aide de la CDPPT, afin d'augmenter la proximité postale. Bien sûr, le dispositif ne répond pas à 100 %, comme c'est le cas à Paris, à l'exigence d'une présence postale à moins de cinq kilomètres ou de vingt minutes en voiture. Il représente néanmoins une sensible amélioration. Autre exemple : en Corse, île montagneuse aux vallées non convergentes, qui compte habituellement 120 bureaux de poste, nous sommes passés de 18 bureaux ouverts au départ à 70, de façon non permanente, afin d'assurer une présence postale lisible et accessible.

Je n'ai rien contre l'inscription dans le contrat de présence postale territoriale d'un plan de continuité de l'activité. Je crains néanmoins qu'il ne puisse pas s'appliquer en cas de survenue d'un risque différent de ceux que nous avons vécus. La pandémie actuelle n'avait pas été anticipée, mais, heureusement, notre stock de masques stratégique, qui n'a rien de secret, nous permet aujourd'hui d'y faire face.

M. Marc Daunis . - Les fermetures d'agences postales ont été décidées unilatéralement par La Poste. C'est contraire au principe d'un partenariat. Les élus et nos concitoyens ont été mis devant le fait accompli.

M. Philippe Wahl . - Ce que vous dites est vrai, monsieur le sénateur. Dans certains cas, La Poste, faute d'espèces, n'a pu ouvrir des bureaux ; dans d'autres, alors que le maire disposait d'une trésorerie suffisante dans le coffre de la mairie, il a décidé de ne pas ouvrir. D'où la réunion de la semaine dernière avec l'AMF, qui a eu lieu sur notre initiative, afin de tendre vers une plus grande présence postale communale pour répondre à la demande en milieu rural ; nous y travaillons encore aujourd'hui. Les effets ne se sont pas fait attendre, puisque, à la fin de la semaine, 2 500 bureaux et près de 1 000 APC, au lieu de 800, devraient être ouverts.

Je comprends le mécontentement des élus et l'aspiration à maintenir ouverts les bureaux de poste de proximité, mais tout cela prend beaucoup de temps, et nous devions absolument protéger et rassurer nos postiers et les clients. Puis, nous avions à mettre à disposition de nos clients des espèces et à verser aux plus défavorisés les prestations sociales. Maintenant que notre priorité a été traitée, grâce à l'appui des forces de l'ordre, des volontaires, du ministre de l'intérieur et du Gouvernement, que je remercie, nous allons élargir au maximum l'ouverture de tous nos points d'accueil.

M. Hervé Maurey , président . - Merci de ces informations, monsieur le président-directeur général. Je constate que le fait de donner la priorité aux grands centres urbains a provoqué des situations dramatiques pour des usagers de plusieurs communes de l'Eure, y compris des communes de taille importante qui comptent plusieurs milliers d'habitants, qui se sont retrouvés sans aucun moyen de paiement. Quand à Breteuil ou à La Couture-Boussey, c'est le maire qui est obligé de sortir son portefeuille pour que ses administrés puissent faire les courses, ce n'est pas acceptable. Comment avoir la certitude que cela ne se reproduira pas ?

M. Patrick Chaize . - Monsieur le président-directeur général, je vous remercie de votre intervention. Je remercie également l'ensemble des postiers et des membres des commissions départementales de présence postale territoriale ayant répondu présent à mon appel de mercredi dernier, afin que celles-ci puissent jouer pleinement leur rôle. Les CDPPT ont montré leur efficacité pour accompagner l'action de La Poste.

L'effort particulier consenti pour assurer le versement des prestations sociales est-il suffisant au regard des besoins ? Les distributeurs automatiques de billets sont alimentés au maximum à 75 % : quid des 25 % restants ? Prévoyez-vous de mettre en place, dans les semaines qui viennent, un plan en vue de leur alimentation ? Enfin, nous souhaiterions avoir des informations sur le partenariat entre La Poste et les élus pour fournir aux agences postales communales le matériel nécessaire à la protection sanitaire des salariés.

M. Philippe Wahl . - Je vous remercie de la façon dont vous avez fait vivre ce partenariat, illustré par la mobilisation, en deux jours, de 100 CDPPT, auxquelles ont participé un certain nombre de parlementaires et de maires de grandes villes.

Les DAB ont beaucoup été utilisés en ville, mais les paiements par carte bleue ont également été privilégiés. Le versement des prestations sociales, qui était notre priorité, fonctionne très bien en ville, mais se révèle plus délicat dans les zones rurales en raison de l'éloignement d'un certain nombre de prestataires. Les nouvelles ouvertures de bureaux et d'APC devraient profiter à ces milliers de Français qui se sentent aujourd'hui exclus du dispositif postal.

Monsieur Chaize, plus de 70 % des DAB sont alimentés et fonctionnent. Pour les autres, l'idée est de donner la priorité à l'alimentation des DAB de la Banque postale situés là où aucun autre établissement bancaire ne fournit ce service. Nous avons l'obligation de prendre en compte ce critère, mais n'en déduisez pas que je me désintéresse de certaines communes ! En tout état de cause, des négociations auront lieu avec l'AMF, l'ONPP et les CDPPT.

En ma qualité de chef d'entreprise, je devais établir des priorités. Elles peuvent être critiquées, car il existait plusieurs solutions. En choisissant de donner la priorité au versement des prestations sociales, nous avons pris des décisions concernant l'organisation du groupe qui ne sont pas celles qu'ont retenues nos homologues belges ou espagnols : ils ont préféré ouvrir tous les bureaux, mais seulement trois heures par semaine. Nous n'aurions jamais pu assurer le versement des prestations sociales dans ces conditions !

En résumé, le plus important était d'équiper nos salariés de gants, de masques, de les fournir en gel hydroalcoolique, etc. Sans ces équipements, nous aurions tout arrêté, car la santé et la sécurité des agents et des clients sont notre première priorité. L'autre point essentiel, au titre du nouveau dispositif, est de couvrir les zones rurales en termes de présence postale.

M. Patrick Chaize . - L'Observatoire national de la présence postale se réunira une nouvelle fois vendredi. Il faudra encore saisir les CDPPT pour lancer une deuxième vague et accentuer le rôle des territoires dans l'efficacité du dispositif.

Mme Anne-Catherine Loisier . - À vous entendre, monsieur le président-directeur général, la priorité a été la desserte des centres ou des bureaux très fréquentés. Or les conditions d'accès aux DAB et aux bureaux de poste se révèlent très préoccupantes pour certains de nos concitoyens défavorisés, qui n'ont pas pu percevoir leurs prestations sociales, en particulier dans les zones rurales.

En Côte-d'Or, département dont je suis élue, les usagers doivent parfois effectuer soixante kilomètres aller-retour pour rejoindre le bureau de poste ouvert le plus proche. D'ailleurs, sur les 54 bureaux de poste du département, seulement 13 étaient ouverts au départ, et uniquement sur les grands axes urbains. Certes, 60 % de la population est desservie, mais ne faudrait-il pas porter l'objectif à 90 % de la population ?

En outre, l'absentéisme concerne de 25 % à 30 % des personnels. Dès lors, pourquoi plus de 60 % des bureaux de poste sont-ils fermés ? La consigne a-t-elle été donnée de fermer les bureaux ou bien de ne les ouvrir que si les gestes barrières et autres consignes sanitaires sont respectés ? En outre, y a-t-il mobilité des salariés en temps de crise ? Enfin, ne vaudrait-il pas mieux distribuer le courrier un jour sur deux au lieu de trois jours consécutifs ? Le dispositif ChronoFresh a pu être interrompu localement, pourquoi ? Avez-vous engagé un dialogue avec l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) sur les mesures prises ?

M. Philippe Wahl . - Nous avons indiqué à l'Arcep, avec laquelle nous sommes en discussion depuis la troisième semaine du mois de mars, qu'il fallait adapter le plan de continuité de l'activité. Pour ce faire, nous collaborons avec nos partenaires publics, tels que la direction générale des entreprises, la direction générale des médias et des industries culturelles, le ministère de la culture et le Gouvernement.

Concernant ChronoFresh, Chronopost vient de rétablir la livraison de colis le samedi. Au début de la crise, l'absentéisme a augmenté. Puis, lorsque les gestes barrières et autres mesures sanitaires ont été mis en place, les salariés ont été rassurés et beaucoup ont repris le travail.

Les agents sont évidemment mobiles dans une zone, et c'est cette mobilité qui a permis, en Corse - la Côte-d'Or sera bientôt concernée -, de passer de 18 bureaux ouverts à 70 permanences tournantes. L'absentéisme varie selon les métiers et peut atteindre jusqu'à 40 % pour les postières et les postiers, nombre d'entre eux gardant leurs enfants en période de confinement. Nous discutons avec les préfets des moyens de libérer cette force de travail. Par ailleurs, nous avons demandé à certains personnels vulnérables ou âgés de ne pas venir travailler en ce moment.

Concernant l'ouverture d'un bureau sur trois avec ce taux d'absentéisme, il faut savoir qu'un bureau de poste ne fonctionne qu'avec la moitié de son effectif : aujourd'hui, pour six personnes disponibles, seules trois sont autorisées à travailler en même temps. Certes, le flux de clients accueillis est moins important. Mais si l'un des trois postiers est affecté par le coronavirus, les deux autres se retirent, et non une équipe de cinq personnes. C'est souvent pour cette raison que des bureaux de poste ont été ouverts un jour sur deux. À la suite d'une suspicion ou de la découverte d'un cas de Covid-19, deux grandes plateformes situées à Gennevilliers et à Orly ont récemment été totalement fermées, ce qui a ralenti la livraison des colis en région parisienne. Heureusement, les agents ont été rassurés par les mesures de sécurité sanitaire et sont revenus travailler.

L'accès aux DAB est une question essentielle. Il doit devenir notre priorité à tous, car il est vrai que, si les allocataires sociaux peuvent toucher leurs aides dans les grandes villes, c'est loin d'être toujours le cas en milieu rural. Pour favoriser la réouverture des APC, 1 600 plaques de plexiglas auront été livrées d'ici à la fin de la semaine prochaine. Toutefois, j'y insiste, si nous avions opté pour davantage d'ouvertures, nous aurions été incapables de fournir des espèces à tous les demandeurs.

Grâce au travail que nous avons réalisé avec les maires et les buralistes, dont je veux saluer l'engagement, 1 800 des 2 800 relais-poste-commerçants sont ouverts. Pour conclure, nous allons nous fixer des objectifs très élevés concernant l'ouverture des points de contact postaux.

M. Jean-Michel Houllegatte. - La couverture territoriale des services postaux dans le département de la Manche n'apparaît pas satisfaisante. Quels nouveaux leviers allez-vous utiliser, lors de la phase 3, pour améliorer la fourniture de ces services aux habitants ?

Vous avez évoqué le sujet de l'indisponibilité des agents en raison de la nécessité de garder leurs enfants. Combien d'agents sont concernés ? Appelez-vous de vos voeux un système de prise en charge des enfants de postiers similaire à celui instauré pour ceux des soignants ? Je salue à cet égard l'implication des enseignants et des collectivités territoriales dans ce dispositif.

Avez-vous fixé un objectif chiffré pour l'ouverture des agences postales communales dans le cadre de votre dialogue avec l'AMF ? L'opération « commission facteur » permet de confier au facteur le soin de livrer des liquidités aux personnes les plus éloignées des services postaux. Disposez-vous d'informations sur le nombre de facteurs qui y participent ? Il semble que la remontée d'informations vers les postiers concernés ne soit pas optimale.

Mme Cécile Cukierman. - La Poste, vous nous l'avez confirmé, a fait des choix pour gérer l'urgence. En phase 3, elle doit désormais porter une attention particulière aux zones rurales et aux quartiers populaires où, plus qu'ailleurs, elle représente, au-delà de la distribution du courrier et de l'accès aux liquidités, un service public de proximité et une présence rassurante.

J'aimerais que vous nous apportiez des éclairages quant à votre choix de distribuer le courrier sur trois jours concentrés en fin de semaine. Ce rythme pourrait être amplifié, car les lettres comme les colis représentent un moyen - parfois le seul - de conserver un lien indispensable avec les proches. Il convient, en outre, de poursuivre le dialogue avec les élus s'agissant de la réouverture des bureaux de poste.

En cette période de crise, nous mesurons l'importance du service public de La Poste, mis à mal, comme tant d'autres, ces derniers temps. Un grand banquier s'en faisait récemment l'écho dans un quotidien national... À l'avenir, il faudra redéfinir les missions de La Poste et réfléchir au statut de ses agents pour répondre au besoin de proximité sur l'ensemble du territoire de la République.

M. Claude Bérit-Débat. - Dans mon département rural, la Dordogne, dont la population est vieillissante, La Poste joue un rôle majeur. Je salue l'initiative de Patrick Chaize d'avoir réuni les CDPPT. En Dordogne, seuls quinze bureaux de poste sur quatre vingt-six restent ouverts : le maillage territorial apparaît insuffisant, notamment pour une population âgée, qui peine à se déplacer, et l'accès limité aux liquidités pose des difficultés. Quel dispositif avez-vous prévu de mettre en place dans le département lors de la phase 3 ? Qu'est-il notamment envisagé pour les personnes âgées qui, dépourvues de carte bancaire, ont besoin de récupérer des liquidités aux guichets des bureaux de poste ? Quid enfin du secteur de Sarlat, privé de tournée postale en raison du droit de retrait exercé par onze facteurs ?

Mme Noëlle Rauscent. - Les agences postales tiennent un rôle essentiel en territoire rural, notamment pour le retrait de liquidités. S'agissant de la dématérialisation des services postaux - je pense notamment à l'envoi de courriers recommandés - envisagez-vous de vous rapprocher de structures proposant un service similaire ?

M. Jean-François Longeot. - Dans le département du Doubs, les élus sont régulièrement informés du fonctionnement des bureaux de poste. S'agissant des agences postales, seules 29 % demeurent ouvertes. Les habitants des zones rurales prennent d'autres habitudes de retrait d'espèces et je crains que, à l'issue de la crise, ils n'aient définitivement abandonné La Poste.

M. Daniel Gremillet. - Vous indiquez qu'en l'absence de matériels de protection vos services ne fonctionnent pas. Heureusement que les soignants exercent leur mission en toutes conditions... Vous disposiez de stocks de matériels de protection dès le début de la crise ; vous auriez donc pu les fournir immédiatement à vos salariés. Il est vrai, cependant, que le ministre de la santé ne prônait alors pas le port du masque...

S'agissant de l'organisation des services postaux, des adaptations peuvent-elles être mises en oeuvre par la commission départementale - les vallées des Vosges, par exemple, constituent un territoire particulier où le temps de transport doit être davantage pris en compte que le kilométrage - ou cela relève-t-il d'une décision centralisée ?

Enfin, lors de son audition hier par notre commission, Élisabeth Borne a indiqué que La Poste avait été mobilisée pour distribuer les chèques énergie à leurs bénéficiaires. Qu'en est-il effectivement ?

Mme Marta de Cidrac. - Vous avez évoqué les prestations proposées par vos services aux usagers. Les boîtes aux lettres jaunes, dont on constate qu'elles sont parfois bien remplies, sont-elles toujours relevées ? Selon quelle fréquence et quelle procédure ?

M. Hervé Maurey, président. - La question se pose également dans le département de l'Eure.

M. Martial Bourquin. - Avec le confinement, qui représente une terrible épreuve, nous avons plus encore besoin de La Poste. Mes collègues Annie Guillemot et Franck Montaugé m'ont indiqué combien la fermeture des bureaux de poste avait été mal vécue, par les élus comme par la population, dans les territoires ruraux et dans les quartiers. La Poste doit changer d'attitude à l'égard de ces publics ! En cette période d'isolement, recevoir une lettre ou un colis est fondamental pour le moral. La fermeture de nombreux bureaux de poste a entraîné, au moment du versement des prestations sociales, des files d'attente ininterrompues, parfois pendant des heures et au mépris des règles du confinement. Les quartiers sensibles cumulent, pendant cette crise, tous les handicaps !

M. Guillaume Gontard. - J'apporte mon entier soutien aux agents de La Poste, qui assurent, souvent dans des conditions difficiles, la continuité d'un service public de proximité essentiel, notamment pour le retrait des liquidités et le versement des prestations sociales. La priorité doit demeurer leur sécurité. En Isère, le matériel de protection a tardé à être livré et les premiers protocoles sanitaires, parfois limités à la fourniture d'une bouteille d'eau et de mouchoirs, furent plus qu'aléatoires, ce qui a logiquement conduit des agents à exercer leur droit de retrait. La situation s'est heureusement améliorée grâce à la tenue de la commission départementale, à laquelle il serait d'ailleurs utile que participent les parlementaires.

M. Philippe Wahl. - Cela ne tient qu'à vous !

M. Guillaume Gontard. - La Poste s'engage-t-elle à fournir le matériel de protection nécessaire à la réouverture des agences postales communales ? Par ailleurs, la publicité a-t-elle effectivement cessé d'être distribuée par les facteurs depuis le début de la crise ? Enfin, l'existence d'une prime de présence, qui pourrait inciter des agents à travailler au mépris de leur sécurité, ne vous semble-t-elle pas dangereuse au regard de la situation actuelle ?

Mme Nelly Tocqueville. - La ruralité se trouve plus que jamais isolée et la crise que nous traversons exacerbe le sentiment de fracture territoriale. Ces quinze derniers jours ont été particulièrement mal vécus par les élus, privés d'informations sur le fonctionnement des distributeurs automatiques de billets comme sur les horaires d'ouverture des bureaux de poste. Mis devant le fait accompli, des maires ont dû, dans l'urgence, aider financièrement certains de leurs administrés à court de liquidités. Seront-ils informés des réouvertures envisagées et, le cas échéant, des horaires du service ? Ces réouvertures seront-elles temporaires ou définitives ? Je m'interroge également sur les modalités de ramassage du courrier, dans la mesure où certaines boîtes jaunes ont été closes à l'aide d'un ruban adhésif. Il est indispensable d'apporter des réponses aux populations les plus isolées : ne les oubliez pas ! Elles souffrent déjà de la fracture numérique, qui complique fortement la mise en oeuvre de l'école à la maison.

M. Hervé Maurey, président. - Retenu par une réunion de groupe, notre collègue Frédéric Marchand souhaitait vous interroger sur les modalités du soutien de La Poste aux entreprises et aux collectivités territoriales.

M. Cyril Pellevat. - En Haute-Savoie, la proportion des bureaux de poste restés ouverts s'établit à 10 %. Quel est, dans ce département, le plan des réouvertures prévues ? Si je ne m'abuse, vous n'avez pas répondu à notre collègue Anne-Catherine Loisier s'agissant de l'organisation de la distribution du courrier sur trois jours consécutifs. Je partage son interrogation : pourquoi ne pas avoir opté pour une tournée tous les deux jours, plus aisément acceptable pour la population ?

M. Alain Fouché. - Ma question concerne la Banque postale. Le Président de la République Emmanuel Macron encourage les citoyens à investir dans des actions, mais le ministre de l'économie a demandé de limiter le versement des dividendes. Lésés, les petits porteurs risquent de se détourner de ces placements, créant un risque pour les entreprises. Quelles pourraient en être les conséquences pour la Banque postale et pour les collectivités territoriales qu'elle finance ?

Mme Sophie Primas, présidente. - Notre collègue Anne-Catherine Loisier souhaite rappeler la nécessaire attention qu'il convient de porter à la distribution du courrier dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).

M. Philippe Wahl. - Monsieur Houllegatte, plusieurs leviers seront mis en oeuvre lors de la phase 3 : augmentation du nombre de bureaux ouverts, renforcement du traitement du courrier et des colis et travail, en lien avec l'AMF et les CDPPT, sur la réouverture des agences postales communales. Sur ce dernier point, les maires et La Poste doivent trouver des solutions, ce qui suppose que les deux parties s'engagent. Dans ce cadre, La Poste devra fournir les liquidités et le matériel de protection. La semaine dernière, huit cents agences étaient ouvertes ; elles seront un peu plus de mille à la fin de cette semaine. Ce nombre devrait croître après les réunions qui se tiendront dans les prochains jours. Par ailleurs, nous sommes éminemment favorables à la libération de notre force de travail grâce à des solutions de garde d'enfants.

Dans les QPV, la moitié des bureaux de poste demeurent ouverts ; sinon, des bureaux sont ouverts ailleurs dans la commune. Cette organisation donne satisfaction, madame Cukierman, et croyez bien, monsieur Bourquin, que nous faisons le maximum en la matière.

L'accès aux liquidités représente un sujet majeur pour La Poste, mais il existe également d'autres établissements bancaires dans les territoires, d'où ma proposition, s'agissant des distributeurs automatiques de billets, de donner la priorité aux communes où La Poste offre le seul point de retrait.

Madame Loisier et monsieur Pellevat, la médecine du travail est aussi à l'origine du choix que nous avons fait d'organiser les tournées de distribution du courrier sur trois jours. Ainsi, les facteurs disposent de plus de deux jours d'affilée pour se reposer, afin d'être moins vulnérables à la maladie. Ce choix répond également à une logique industrielle. Nous travaillons à mettre en place une distribution de la presse quotidienne sur cinq jours. Lorsque cette organisation sera effective, les tournées du lundi et du mardi pourront également livrer courrier et colis.

La Poste représente plus que jamais une entreprise clé pour le pays : nous devons mettre en oeuvre des dispositifs stables et solides pour la durée de la crise. Je vous rappelle, monsieur Gremillet, que la médecine du travail prônait initialement le lavage des mains au savon avant que ne s'impose le port du masque.

Vous avez évoqué, madame Cukierman, un article qualifiant La Poste de « service public mis à mal », mais souvenez-vous que son auteur appelait également à des licenciements massifs de postiers, ce qui semble quelque peu incohérent. Peut-être manque-t-il d'une expérience managériale suffisante...

Monsieur Bérit-Débat, en Dordogne, les efforts de la phase 3 porteront sur la mise à disposition, en lien avec les maires, de liquidités dans les agences postales communales. Je vous rappelle que les retraits d'espèces sont également possibles dans les 1 800 relais poste commerçants. Certaines positions syndicales sont très focalisées sur le droit de retrait des salariés de La Poste. À Sarlat, la situation évolue positivement. Quoi qu'il en soit, l'exercice du droit de retrait est resté marginal parmi nos effectifs, car des mesures de protection ont été rapidement mises en oeuvre.

Monsieur Gremillet, les cinq millions de chèques énergie confiés à La Poste sont en cours de distribution. Par ailleurs, les commissions départementales peuvent adapter l'organisation du réseau postal aux contraintes locales, comme cela a été le cas en Corse, par exemple.

Mmes Marta de Cidrac et Nelly Tocqueville m'ont interrogé sur la levée des boîtes jaunes : si certaines sont fermées, les deux tiers demeurent actives. Nous en partagerons prochainement la cartographie avec les maires.

Monsieur Bourquin, le besoin de poste nous honore. À l'issue de la crise, nous devrons construire davantage de proximité humaine.

Monsieur Gontard, dès le premier jour de la crise la distribution de la publicité a cessé et les salariés de la filiale dédiée ont été placés en situation de chômage partiel. Je réfute l'idée qu'il existe une prime qui pousse à la prise de risque : il n'y a pas de distribution de courrier en cas de risque.

D'aucuns se sont plaints du manque d'information des élus, mais j'ai adressé deux courriers aux parlementaires à cet effet.

Monsieur Fouché, nous resterons la banque des collectivités territoriales, alors que certaines banques se retirent de ce marché. Nous accordons aussi des prêts garantis par l'État aux professionnels et aux petites et moyennes entreprises. Notre application « Ma ville mon shopping » permet, par ailleurs, de faire connaître les commerçants ayant mis en place un service de drive ou de livraison. Quant aux dividendes, la priorité demeure à la reconstruction du potentiel économique et industriel du pays. Nous travaillons sur le sujet avec la Caisse des dépôts et consignations et l'État.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je salue et remercie les journalistes qui ont suivi cette audition.

M. Hervé Maurey, président. - Je formulerai une supplique
- n'oubliez pas les territoires ruraux -, une inquiétude - que la diminution actuelle de la fréquentation des bureaux de poste conduise à des propositions de fermeture à la fin de la crise donc il faut que les statistiques de la période actuelle soient neutralisées -, et un rappel - les 17 000 points de contact de La Poste doivent se trouver à moins de vingt minutes de route ou de cinq kilomètres de chacun des clients.

Audition de M. Didier Guillaume,
ministre de l'agriculture et de l'alimentation
(Jeudi 9 avril 2020)

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous poursuivons nos travaux de contrôle de l'action du Gouvernement sur les mesures mises en place pour limiter les effets de la crise du Covid-19, laquelle fait déjà, a-t-on appris hier par la Banque de France, plonger notre PIB de 6 % au premier trimestre. Cette situation exceptionnelle nous oblige vis-à-vis de nos concitoyens. C'est dans cette logique collaborative que nous souhaitons travailler, monsieur le ministre, car nous partageons tous le même objectif : aider notre pays à traverser cette crise puis à s'en relever plus fort qu'auparavant. Je remercie votre cabinet et vos services, avec lesquels nous échangeons tous les jours.

La situation de l'agriculture et de l'industrie agroalimentaire est au coeur de tous les débats car ces secteurs jouent un rôle déterminant dans la gestion de la crise. Je salue l'engagement exemplaire de toutes nos filières agricoles, des industries agroalimentaires, des coopératives, de la grande distribution, mais aussi de toute la chaîne logistique pour mener à bien leur mission, en faisant preuve d'adaptation, d'imagination et de fraternité.

Cette crise aura rappelé que la vocation première de notre agriculture est, avant tout, de nourrir nos concitoyens, d'où l'importance de la souveraineté alimentaire, notion que certains paraissent redécouvrir.

Si la continuité de l'activité démontre que la chaîne agroalimentaire résiste dans sa globalité, de nombreuses filières souffrent. Perte de débouchés avec la restauration collective et la fermeture de nombreux marchés, modification des habitudes de consommation pénalisant certaines filières de qualité, risque de surproduction en l'absence de débouchés, conséquences négatives de la chute du prix du pétrole sur notre filière bioéthanol : tous ces éléments sont à prendre en compte. L'agriculture et l'agroalimentaire devront être intégrés au plan de relance à venir.

Les situations très difficiles de nombre de nos exploitants justifient des actions urgentes. Pourriez-vous, monsieur le ministre, nous présenter brièvement les mesures gouvernementales applicables au monde agricole et aux industries agroalimentaires ?

C'est pour suivre leur bonne application et réfléchir à l'après-crise que notre commission des affaires économiques a installé des cellules de veille et de suivi, par secteur. Nous travaillons en lien direct avec le terrain et vous proposons des solutions concrètes, applicables rapidement, au service de nos concitoyens.

Animée par MM. Laurent Duplomb, Franck Montaugé, Franck Menonville et Bernard Buis, notre cellule a auditionné la semaine dernière de très nombreux acteurs locaux et nationaux. Elle a élaboré un plan d'actions en quinze propositions concrètes pour soutenir davantage notre agriculture et nos filières alimentaires durant cette crise, que mes quatre collègues rappelleront avant que je vous passe la parole. Vous serez ensuite interrogé par l'ensemble des commissaires.

Je voudrais pour ma part vous interroger sur l'après-crise, à laquelle il faut réfléchir dès aujourd'hui pour redéfinir les « particules élémentaires » de notre souveraineté alimentaire, car notre pays a un potentiel agricole extraordinaire. La diversité de ses sols, de ses climats, de nos côtes ; les savoir-faire ancestraux de nos agriculteurs couplés à un bouillonnement de l'innovation : nous avons le devoir de conserver toutes ses richesses qui garantissent une extraordinaire quantité, qualité et sécurité de notre alimentation tout en garantissant qu'elle demeure accessible à tous, même aux plus modestes, et qu'elle rémunère correctement les producteurs, les transformateurs et les distributeurs.

Il ne s'agit pas de rester figés dans des modèles passés. L'agriculture ne l'a d'ailleurs jamais fait. Mais il ne faut pas perdre de vue, dans notre volonté de transformation, ces objectifs élémentaires.

Il ne s'agit pas non plus pour notre pays de se fermer aux autres pays, notamment européens. Les propositions qui vont vous être soumises repositionnent d'ailleurs l'Europe au sein d'un équilibre mondial élémentaire. Cela m'amène à la politique agricole commune. Le maître mot de demain sera la résilience. Or les négociations en cours pour la nouvelle politique agricole commune (PAC) envisagent une baisse drastique du budget et une renationalisation des politiques agricoles. C'est le contraire des leçons qu'il faudrait tirer de la crise, comme le font d'autres puissances internationales depuis des années ! L'Union européenne a un rôle à jouer dans la crise et dans l'après-crise. Cette crise nous démontre qu'il ne faut pas démanteler la PAC mais la renforcer. Nous avons besoin de votre avis sur ce sujet.

M. Laurent Duplomb. - Nous avons travaillé autour de trois axes : analyser les remontées des élus locaux et des sénateurs, des filières, des professionnels ; suivre les mesures déjà mises en place, pour les corriger ou les améliorer ; faire des propositions pour l'après-crise. Nous avons tenté une synthèse, avec un plan d'actions en quinze mesures - elles se répartissent autour de cinq axes, que nous allons vous présenter à quatre voix.

Je vous parlerai du premier axe : les mesures liées à l'Union européenne, dont le rôle est essentiel. Le règlement européen portant sur l'organisation commune de marché (OCM) prévoit de nombreux instruments, il faut les utiliser. Le stockage privé est un élément important en cas de surproduction : les articles 219 et 222 du règlement du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles permettent de le faire. Pourquoi la Commission européenne ne l'a-t-elle pas déjà autorisé ?

Cependant, à la sortie de crise, le déstockage risque lui-même de faire baisser les prix. Pourquoi ne pas organiser des restitutions à l'exportation, prévues par l'article 196 du même règlement, en les axant sur les arguments de solidarité et de soutien humanitaire - par exemple vers le continent africain, pour contrer la malnutrition et prévenir des migrations ?

Enfin, il y a des mesures de sauvegarde relatives aux importations à prendre, prévues par l'article 224 du même règlement : les importations d'éthanol américain font peser un risque majeur sur notre filière sucre, il faut actionner cet article 224 pour les limiter.

Nous proposons encore d'inclure la conchyliculture dans le champ du Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (Feamp), car les conchyliculteurs ne peuvent pas vendre leur production.

Sur la filière viticole, nous avons deux propositions : le stockage privé et, au besoin, malheureusement, une aide à la distillation, grâce à l'article 216 du même règlement, afin d'éviter l'effondrement des prix.

L'Union européenne doit être au rendez-vous. La France doit jouer un rôle moteur, car chaque jour engorge les filières, et les conséquences seront lourdes.

Enfin, il faudra adapter certaines des conditions d'éligibilité aux aides PAC pour tenir compte des effets de la crise sanitaire, particulièrement sévères dans certains secteurs. Nous pensons en particulier au secteur des ovins, où les producteurs vont devoir garder leurs agnelles comme reproducteurs, ce qui, en dégradant leur taux de chargement, risque de les exclure de certaines aides. Il faut regarder de très près les conséquences sur les critères de chargement et sur les autres aides PAC.

M. Franck Menonville. - Le deuxième axe de nos propositions porte sur les moyens de garantir l'approvisionnement alimentaire des citoyens sans alourdir les charges des agriculteurs et des industries agroalimentaires. Nous avons cinq propositions concrètes.

Premièrement, l'ouverture de places dans les crèches et les écoles pour les enfants des salariés de l'agroalimentaire, car leurs activités sont essentielles - or les industriels nous alertent sur l'absentéisme lié à l'obligation de garder les enfants.

Deuxièmement, la gratuité temporaire des péages autoroutiers pour les produits alimentaires et de première nécessité ; cela compenserait en partie l'augmentation des coûts de transport liée au retour à vide.

Troisièmement, le financement exceptionnel par l'État des cotisations salariales des PME et TPE du secteur agroalimentaire, afin que les salaires nets se rapprochent au plus près des salaires bruts. En effet, la quasi-totalité des entreprises concernées sont de petite taille et ne pourront pas accorder, faute d'un soutien de l'Etat, à leurs salariés la prime de 1 000 à 2 000 euros.

Quatrièmement, décaler l'entrée en vigueur de réformes entrainant de nouvelles contraintes pour les producteurs agricoles et les entreprises de l'agroalimentaire, qui sont tout à la gestion de la crise. Je pense à l'interdiction de l'utilisation de plastique pour la vente de fruits et légumes au 1 er janvier 2022 : les producteurs ne sont pas prêts et les consommateurs plébiscitent désormais, pour des raisons sanitaires, les produits préemballés ; à la responsabilité élargie des producteurs (REP) sur la consommation hors domicile à compter du 1 er janvier 2021 ; aux mesures concernant le réemploi. Pourraient également être décalées dans le temps les mesures prévues par la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi Egalim, sur la séparation de la vente et du conseil, sur le statut des coopératives et sur les zones de non traitement, dont les chartes ne peuvent être établies sans réunion. Nous proposons encore le maintien du dispositif d'exonération de charges patronales pour l'emploi des travailleurs occasionnels demandeurs d'emploi (TODE), menacé de suppression en 2021, alors que la crise démontre toute son importance pour les travailleurs saisonniers. Sur ce sujet, je salue vos annonces, monsieur le ministre, sur les possibilités de cumul entre chômage partiel et emploi saisonnier.

Cinquièmement, il convient d'adapter aux producteurs agricoles les règles d'éligibilité au fonds de solidarité et leur garantir un bon accès aux crédits garantis par l'État. Il faut prendre en compte l'aspect cyclique et saisonnier de l'agriculture, et assouplir en conséquence les critères. Le risque serait d'exclure certaines branches de l'agriculture de ce fonds de solidarité.

M. Bernard Buis. - Le troisième axe consiste à ouvrir un maximum de débouchés aux filières agroalimentaires, dans le strict respect des règles sanitaires requises pour endiguer l'épidémie. La priorité est bien de limiter les effets de la pandémie, mais il nous apparaît possible de stimuler les débouchés de filières qui en manquent brutalement.

Nous avons quatre propositions dans ce sens. D'abord, mobiliser la restauration collective encore ouverte pour s'approvisionner avec les produits des filières les plus touchées - fromages AOP, petites filières de volailles, ovins, caprins. Envisagez-vous d'agir dans ce sens, monsieur le ministre ?

La deuxième proposition concerne la filière horticole, particulièrement touchée par cette crise qui arrive au pic de la saison. Si la vente de plants en jardineries est une très bonne nouvelle, ne pourrait-on aller plus loin en incitant financièrement les collectivités territoriales à embellir leurs villes pour assurer un débouché à la filière ? Une autre solution serait l'ouverture des horticulteurs indépendants et la vente de plants et fleurs sur les marchés autorisés, dans le respect des règles sanitaires prescrites. Enfin, il faudrait octroyer des dérogations pour faciliter l'accès des particuliers aux jardins non contigus aux habitations : il y a des disparités entre les communes et il ne faut pas perdre de vue le rôle des jardins dans l'alimentation.

Troisième piste : la valorisation des produits de qualité qui pâtissent du repli des consommateurs vers des produits connus et préemballés. C'est tout l'effort de montée en gamme qui est menacé. Certaines grandes et moyennes surfaces (GMS) jouent le jeu en mettant en valeur ces produits mais nous proposons d'aller plus loin, avec la réouverture des rayons coupe/boucherie/poissonnerie et la mise en barquettes ou sous emballage des produits sous signes de qualité.

Enfin, quatrième proposition, il faudrait faciliter et favoriser les ventes individuelles de producteurs, notamment en circuit court, ainsi que des drives de producteurs rassemblés, tout en garantissant le strict respect des règles sanitaires. Des gymnases pourraient être utilisés pour organiser de telles ventes locales.

Il serait judicieux d'inciter à la livraison à domicile par les producteurs. Ils sont nombreux à le faire, mais compte tenu des surcoûts induits, ce n'est pas très incitatif. Ne pourrait-on les exonérer de taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) sur les carburants utilisés lors de ces livraisons, comme ils le sont déjà sur le gazole non routier ? Il suffirait de présenter dans le formulaire les factures liées à l'utilisation de carburant, en justifiant les kilométrages effectués.

M. Franck Montaugé. - L'équilibre fragile entre distributeurs, industriels, producteurs et consommateurs évolue du fait des évolutions des comportements de ces derniers. Les filières engagées dans les produits sous signes de qualité sont particulièrement impactées. Fromages AOP, viande ovine dans cette période de Pâques, la pintade, les cailles, le pigeon, mais aussi la filière gras, de nombreux secteurs sont en difficulté et devraient pouvoir bénéficier de dérogations à l'encadrement des promotions.

Nous avons plusieurs alertes sur la baisse des prix d'achat, notamment en viande bovine, ovine et caprine mais aussi sur une augmentation du prix de vente au consommateur sur certains produits. Il ne doit pas y avoir d'effets d'aubaine et les variations doivent être expliquées, et corrigées le cas échéant. Nous souhaitons que vous objectiviez ces tendances en créant une cellule de surveillance des prix d'achat et des prix de vente en grandes surfaces, bénéficiant de l'appui de l'Observatoire de la formation des prix et des marges et du médiateur des relations commerciales agricoles. Cette cellule serait placée auprès de vous, monsieur le ministre, et s'y adjoindraient les interprofessions, ainsi que des parlementaires.

Cinquième et dernier axe, et c'est essentiel, nous proposons de travailler sur la sortie de crise. Nous proposons d'envisager, dès aujourd'hui, des indemnisations particulières en matière de perte d'activités. Les dispositifs prévus sont bienvenus mais ne seront pas à la hauteur des pertes constatées dans les filières touchées par une chute brutale de leur activité, en particulier les filières horticole, conchylicole, ovine, caprine. La volaille également fait beaucoup les frais de l'arrêt de la restauration hors domicile. Les mesures de stockage induites pèseront, en outre, durablement sur les comptes d'exploitation des producteurs et les cours des marchés. Quel sera votre soutien pour ces filières mais aussi pour celles qui ne produisent pas directement des biens alimentaires mais qui sont souvent déterminantes pour la viabilité économique de l'exploitation ? Je pense à la restauration à la ferme, aux chambres d'hôtes et à toutes ces activités à valeur ajoutée qui sont très dépendantes des activités touristiques des départements ruraux. Des mécanismes de soutien spécifique sont à prévoir pour compenser les pertes d'activité dans la durée.

Pour sortir de la crise, des aides européennes spécifiques devront sans doute être mobilisées hors budget de la PAC, dans un fonds européen exceptionnel. D'autres mécanismes sont à inventer.

Ces mesures qui seront essentielles demain doivent être pensées dès à présent, dans l'unité nationale, au travers d'un groupe de travail dédié associant le Gouvernement, les parlementaires et les interprofessions. Il devra évaluer les pertes d'activité et mettre en place un système de sortie de crise indemnisant les producteurs pour ces pertes. Il devra penser le plan de relance agricole et alimentaire qui pourra seul maintenir la souveraineté et la résilience alimentaire de notre pays.

Dans un contexte budgétaire difficile, et je pense au cadre financier pluriannuel qui conditionnera l'avenir en matière de politique agricole commune, en quoi la crise du coronavirus infléchit-elle les orientations du Gouvernement pour la future PAC ? La question environnementale sera plus prégnante encore, le jour d'après. L'agriculture dans le cadre du Green New Deal devra contribuer à l'évolution des systèmes productifs. À cet égard, les services environnementaux que rend l'agriculture devront être reconnus à leur juste valeur.

M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. - Je suis très heureux de participer à cette visioconférence. J'espère que chacun d'entre vous peut se confiner dans de bonnes conditions : la santé, telle est la priorité du Gouvernement.

Cette crise, mondiale, laissera des traces sanitaires, économiques, sociales. Il y aura des morts, physiques mais aussi économiques : des restaurants, des hôtels, des petits commerçants de centre-bourg mettront définitivement la clé sous la porte. Nous devrons repenser notre modèle économique à l'aune de notre résilience. Aujourd'hui, cependant, il faut répondre à la crise, il faut penser aux moyens de s'en sortir, plutôt qu'au modèle que nous connaitrons demain. Le défi est économique et social, et je remercie tous ceux qui travaillent en ce moment même. Le Gouvernement a été au rendez-vous - soit dit en passant, je passe mon cinquième week-end confiné au ministère et je peux vous dire que nos équipes sont à pied d'oeuvre.

Il n'y aura pas de pénurie alimentaire, parce que notre chaîne alimentaire a tenu. Les Français, inquiets, ont fait des provisions dans les premiers jours, on peut le comprendre. Aujourd'hui la situation est plus équilibrée et nous travaillons à ce que la chaîne continue de résister, en s'adaptant sans cesse. Tous les jours, je parle aux producteurs, aux industriels, aux distributeurs. En deux semaines, il a fallu s'adapter à 22 millions de clients nouveaux : tous ceux qui, avec l'arrêt de la restauration collective, mangent désormais à la maison. Cela peut leur poser des difficultés, je pense aux familles modestes qui bénéficient d'ordinaire de la cantine à 1 ou 2 euros, et qui dépensent aujourd'hui bien davantage.

S'il est de bon ton de critiquer la grande distribution, je crois qu'il faut plutôt lui rendre hommage. Les GMS ont répondu rapidement, en protégeant leurs salariés, en mettant en avant les produits français. Je salue aussi la Coopération agricole, l' Association nationale des industries alimentaires (ANIA), les PME, les industriels : c'est grâce à leur action, à leur travail que notre alimentation est sûre, tracée, saine. Je salue tous les salariés qui sont à leur poste, qui font leur travail. C'est pour que la chaîne alimentaire tienne que nous avons poussé à la réouverture des marchés alimentaires : 30 % d'entre eux ont rouvert, c'était indispensable parce que 30 % des fruits et légumes consommés dans notre pays s'y vendent.

Un problème majeur pour le secteur est celui de la main-d'oeuvre saisonnière, qui ne peut plus venir travailler dans nos exploitations agricoles. J'ai lancé un appel à tous les salariés confinés en chômage partiel, nous avons autorisé le cumul du travail agricole avec le chômage partiel. Le succès a été au rendez-vous : 240 000 citoyens se sont inscrits sur la plateforme, 5 000 exploitations agricoles y ont recouru. Il n'est pas question évidemment de faire cinquante kilomètres, mais on peut se déplacer dans un rayon d'une dizaine de kilomètres.

Nous avançons sur l'Europe, les filières, l'outre-mer, qu'il ne faut pas oublier : les transports aériens étant arrêtés, l'Hexagone ne fournit plus de volaille ou d'oeufs, et les produits d'outre-mer ne peuvent plus circuler dans le sens inverse.

Est-il envisageable que la PAC perde des moyens ? Évidemment non, et vous savez que la France se bat pour que le budget ne baisse pas. Nous ne voulons pas renationaliser les politiques agricoles, ce serait un drame.

Monsieur Duplomb, je souscris à toutes vos propositions. Pourquoi la Commission européenne n'a-t-elle pas pris d'initiative ? Bonne question... Elle est encore un peu endormie et n'a pas pris la juste mesure de la situation. C'est pourquoi, avec la ministre allemande de l'agriculture, nous avons demandé une réponse immédiate et concrète à nos demandes. Chaque jour sans réponse est perdu, et coûtera des centaines d'emploi. Autant nous avons obtenu des réponses sur la pêche, autant la Commission tarde sur l'agriculture, ce n'est pas normal. Oui, nous avons demandé le stockage privé, nous devrions l'obtenir. Attention, cependant : l'article 196 que vous citez, sur les restitutions à l'exportation, est obsolète depuis l'accord de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) de Nairobi de 2015. De même, nous avons demandé des mesures de sauvegarde pour l'éthanol face aux importations américaines et brésiliennes ; la demande est en cours d'examen.

Le champ d'application du Feamp fait l'objet de discussions, nous en parlons demain avec les régions. Sur la pêche, très durement touchée, il faut nous organiser pour que la moitié de la flotte aille pêcher pendant que l'autre moitié est arrêtée temporairement. Nous cherchons également à agir vite et fort pour les viticulteurs, nous regardons avec FranceAgriMer comment payer plus vite les dossiers en stock - mais nous rencontrons des difficultés, car on ne peut accorder d'aides sans contrôle, cela prend du temps.

Sur l'adaptation des règles d'éligibilité de la PAC à la crise, nous avons déjà obtenu des avancées. Je n'ai pas voulu, cependant, repousser le délai de télé-déclaration, car cela repousserait mécaniquement le paiement des avances au 16 octobre ; nous avons prévu un mois de plus sans pénalité, ni décalage des avances. Cependant, nous voulons aller plus loin, avec une réduction du taux de contrôle sur place pour les aides 2019 et 2020, et demandons plus de flexibilité.

La filière ovine subit la crise de plein fouet, puisque les fêtes de Pâques se feront sans les banquets habituels. C'est pourquoi nous travaillons avec les producteurs et les distributeurs pour valoriser l'agneau et le chevreau dans les rayons. Il faudra abattre quand même et congeler pour l'automne, où nous valoriserons de nouveau ces viandes. Nous travaillons aussi beaucoup sur les conditions éligibilité aux aides de la PAC ; les éleveurs vont garder leurs agnelles pour la reproduction, mais cela ne doit pas avoir de conséquence sur le taux de chargement pris en compte pour les aides.

Nous nous sommes interrogés sur votre proposition d'ouvrir les crèches et les écoles aux enfants des salariés de la chaîne alimentaire, et cette solution nous est apparue bien plus compliquée qu'il n'y paraît. Certes, les entreprises butent sur de l'absentéisme lié à la garde des enfants, mais si vous accueillez les enfants de ces salariés, pourquoi pas aussi à ceux des commerçants de bouche ? Cela devient très compliqué... Des solutions locales ont été mises en place, je crois qu'il faut les privilégier.

Je ne suis pas certain, non plus, que la gratuité des péages pour les produits alimentaires soit une bonne solution - outre qu'elle ne relève pas de mes compétences mais de celles du ministre des transports. Il y a eu des exagérations dans l'appréciation des coûts et des prix, nous sommes dans une négociation permanente entre les transporteurs et les distributeurs. Si les transporteurs ont des difficultés réelles, si nous les soutenons pour compenser les retours à vide ou à mi-charge, les efforts doivent être partagés par tous.

L'Etat est au rendez-vous. Nous avons débloqué une aide directe de 40 milliards d'euros à l'économie française. Les négociations se poursuivent avec les entreprises, nous sommes en conférence hebdomadaire avec les syndicats et le patronat, les critères d'éligibilité au fonds de solidarité évoluent - nous avons abaissé le seuil de 70 % à 50 % de perte chiffre d'affaires, c'est un élargissement considérable. Nous travaillons aussi avec le secteur bancaire, un numéro spécial a été mis en place pour aider les entreprises à monter les dossiers et obtenir les prêts.

Faut-il repousser l'entrée en vigueur de réformes votées ces dernières années parce qu'elles induiraient des contraintes supplémentaires pour les agriculteurs et les industries agroalimentaires ? La Coopération agricole, avec qui je suis en contact quotidien, ne nous le demande pas. Il n'y a pas lieu d'opposer le Covid-19 à des mesures qui n'ont aucun rapport : s'il y a des aménagements à y porter, cela se fera au Parlement, en temps et en heure. Les nouvelles obligations légales concernant l'usage du plastique ne courent qu'à partir de 2022, nous avons le temps de nous organiser - j'espère bien que nous serons sortis du confinement d'ici là ! La séparation de la vente et du conseil est prévue à compter du 1 er janvier 2021 ; nous examinerons, avec la Coopération agricole, si le délai est tenable - mais pour l'heure, nous nous concentrons sur la gestion de la crise.

Quant au dispositif TODE, c'est un budget annuel ; il est pérennisé évidemment dans la situation de crise que nous connaissons.

S'agissant des règles d'éligibilité au fonds de solidarité, Bercy fera des annonces la semaine prochaine - je ne veux pas anticiper, mais une somme de 5 000 euros serait ajoutée au forfait actuel pour les entreprises de plus de cinq salariés, la période de référence serait calculée sur douze mois, le seuil de perte de chiffre d'affaires ramené de 70 % à 50 %.

Je suis totalement en phase avec M. Buis sur la restauration collective. Nous avons déjà oeuvré en ce sens, en encourageant la restauration collective dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), dans les prisons ou pour l'armée à privilégier certains produits. Il y a une petite difficulté juridique, mais nous essayons d'avancer.

En revanche, nous serons en désaccord sur la filière horticole. L'arbitrage a été rendu : les fleurs ne sont pas un bien de première nécessité. Nous travaillons avec les acteurs du secteur sur des mesures horizontales, voire des mesures spécifiques. Je me suis battu pour que les plants et semences puissent être vendus dans les jardineries qui vendent de la nourriture pour animaux. Mais nous ne pouvons ouvrir plus largement la porte. La priorité, c'est l'alimentation. Nous considérons que plants et semences peuvent être de l'alimentation différée.

J'approuve totalement votre proposition sur la réouverture des rayons « trad » en GMS : fromagerie, boucherie, charcuterie, poissonnerie. Je demande tous les jours à nos interlocuteurs de rouvrir ces rayons, mais ils se heurtent à un problème d'absentéisme du personnel et de faiblesse de la demande. Nous lançons des campagnes de communication pour inciter les consommateurs à manger différemment.

Le secteur de la viande bovine se porte très bien. Il ne s'est jamais autant abattu d'animaux. Les ventes de steaks hachés frais ont augmenté de 35 %, celles de steaks hachés surgelés de 70 %. Malgré cela, le prix payé à l'éleveur a encore diminué. Ce n'est pas acceptable. Je demande aux professionnels du secteur d'y remédier. Ces jours-ci, ce qui se vend le plus en grande surface, ce sont les bouteilles de vin entre 3 et 6 euros, la farine, les oeufs et les steaks hachés. Nous voudrions que les Français achètent aussi du poisson, des fruits et des légumes.

Je pousse à fond pour les circuits courts. Il n'y a jamais eu autant de marchés paysans ou de ventes directes à la ferme. Tant mieux ! Je suis très favorable à votre idée d'ouvrir des gymnases ou des salles communales pour mettre en place des étals et en faire des marchés couverts. Là, les règles sanitaires et de sécurité seraient respectées.

J'ai le sentiment que les Français redécouvrent l'agriculture, l'alimentation et les bons produits. J'espère que cela aura des conséquences durables.

Monsieur Montaugé, avec Bruno Le Maire et les acteurs de la filière, nous avons convenu de ne pas déroger à l'encadrement des promotions en volume sur les produits nationaux. Nous avons interdit la promotion de l'agneau, du chevreau et du chocolat pour le week-end pascal. Il faut qu'il y ait du prix pour le producteur. Des promotions sur les chocolats vendus en grande surface pénaliseraient lourdement les boulangers et les chocolatiers. Mais si nous ne sommes pas favorables à des promotions en volume, nous soutenons la promotion des produits concernés, d'où les nombreux spots télévisés que nous faisons.

Selon une étude réalisée par Nielsen, le mois dernier, les prix dans la grande distribution ont augmenté de 0,01 %. Il n'y a donc eu aucune inflation. Le Gouvernement y veille. Le panier moyen d'un caddie est de 60 euros, et 88 % du budget de la consommation n'est pas alimentaire. Et seulement 12 % des 12 % restants sont des produits frais. Il faudra mener une réflexion sur le sujet.

Si nos concitoyens ont l'impression que les prix ont augmenté, c'est parce que nous avons mis les produits français un peu trop tôt dans les étals. C'était justifié dans le cas des asperges, mais si les gens voient des fraises espagnoles à 2,80 euros puis des fraises françaises à 9 euros, ils pensent que les prix augmentent. Le concombre français est trois fois plus cher que le concombre néerlandais... Pourtant, entre mars 2019 et mars 2020, les prix des fruits et légumes n'ont pas augmenté.

Les chambres d'hôtes, tables d'hôtes et gites ne répondent pas à un besoin alimentaire ou de première nécessité. Le secteur bénéficiera des aides horizontales.

Nous sommes encore dans la crise, qui va frapper fort dans les jours et les semaines qui viennent. Mais il faudra réfléchir à la sortie de crise. Il y aura des groupes de travail, le Parlement y sera associé. Étant un élu du « vieux monde », je ne suis pas sûr que l'après-Covid soit vraiment très différent de l'avant-Covid. Certains partis politiques clament déjà que demain ne sera plus comme aujourd'hui... Certes. Nous avons déjà moins 6 % de croissance, et l'Europe n'arrive pas à se mettre d'accord sur un plan de soutien de 1 000 milliards d'euros, parce que les Néerlandais et les Danois bloquent. Cela va finir par poser un problème. La priorité doit toutefois être de sauver la vie de nos concitoyens, pas l'économie !

Connaissant la sensibilité des uns et des autres sur ces sujets, je sais que nous ne serons pas d'accord. Certains voudront tout relocaliser et ne plus faire que du bio et des circuits courts. Il faudra évidemment tenir compte de l'environnement et de la transition écologique. Mais, qu'on le veuille ou non, pour nourrir la France et la planète, il faudra une agriculture qui produise. Pour l'instant, les discussions sur la nouvelle PAC sont à l'arrêt.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - L'article 222 de l'OCM unique apporte une solution à beaucoup de problèmes. Certaines coopératives de la filière laitière ont demandé une baisse des prix et une baisse des volumes : ces demandes sont inacceptables. Grâce à cet article 222, qui permet les ententes, nous pourrions éviter l'une et l'autre. Il serait pour le moins malvenu de réduire les volumes alors qu'une crise alimentaire suivra sans doute la crise sanitaire dans certains pays. Or il y a un verrou idéologique à l'échelon communautaire sur l'utilisation de cet article 222, qui avait été déclenché très tardivement en août 2016, pendant la crise laitière, avec des effets immédiats. On observe une vraie résistance de la part de la Commission européenne. Les articles 39 et 42 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne prévoient pourtant que l'agriculture prime la concurrence. Dans les faits, c'est la concurrence qui a fini par primer. En inversant cette tendance, nous résoudrions beaucoup de problèmes, y compris au sein de la filière viande rouge. Si seulement nous pouvions faire comprendre au commissaire Wojciechowski qu'il faut utiliser l'article 222...

Vous avez été sollicité par le Conseil national des appellations d'origine laitières (Cnaol) pour rouvrir les rayons de vente à la coupe des fromages sous signe de qualité. Les producteurs normands souffrent. Obtenir de la grande distribution l'ouverture de ces rayons résoudrait le problème.

Il y a eu des avancées au Parlement européen ces 72 dernières heures sur la pêche. Le Feamp pourra être utilisé. Il faudrait pouvoir activer l'article 70 de ce Fonds pour que les régions ultrapériphériques (RUP) puissent également en bénéficier.

Les décisions à l'OMC sur l'éthanol sont lentes, il faut remettre le sujet sur le tapis.

Je vous rejoins, monsieur le ministre, pour dire que le jour d'après ne sera pas très différent du jour d'avant. La mondialisation existera toujours, même si elle sera sans doute davantage axée sur une régionalisation accrue des échanges.

La PAC est plus que jamais nécessaire pour assurer notre souveraineté alimentaire. Or le compte n'y est pas vraiment : il manque 40 à 50 milliards d'euros.

Ne soyons pas naïfs. Si la Chine a pris à la hussarde la direction générale de l'Organisation des nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) ce n'est pas pour faire de la figuration. Nous ne cèderons pas au protectionnisme, mais nous entrons dans l'ère de ce que Pascal Lamy appelle le « précautionnisme ». Sur ce point, la France et l'Europe sont particulièrement bien placées.

M. Didier Guillaume, ministre. - J'ai demandé immédiatement le déclenchement de l'article 222 de l'OCM unique. Nous n'avons toujours pas de réponse. La Fédération nationale des industriels laitières (FNIL) est favorable à une réduction de la production de 2 %. Nous avons travaillé sur le stockage privé. Nous avons reçu hier un courrier du commissaire européen qui ne répond à aucune de nos questions. Ce n'est pas acceptable ; avec mon homologue allemande, nous avons fait un communiqué de presse assez rude.

Nous avons obtenu la modification du cahier des charges sur les fromages sous signe de qualité, avec possibilité de stocker et congeler. C'est une bonne nouvelle.

Je partage totalement votre analyse sur le Feamp et les régions ultrapériphériques. La crise actuelle démontre l'importance de la PAC, dont les détracteurs prétendaient qu'elle ne servait à rien, pour notre souveraineté alimentaire.

Je ne commenterai pas vos propos sur la direction générale de la FAO, mais je ne suis pas loin de penser comme vous.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je me fais le porte-voix de Michel Magras, qui assiste en ce moment à une téléconférence de la délégation sénatoriale aux outre-mer.

La crise sanitaire qui frappe notre pays contraint les outre-mer à s'approvisionner sur le marché local de la pêche, plaçant les RUP face à une problématique de stockage. Parallèlement, cet approvisionnement au prix du marché local entraîne des surcoûts de production pour l'industrie de transformation des produits de la pêche. La Commission est en train de modifier le Feamp en réponse à la crise, mais cet ajustement ne tient pas compte des besoins particuliers des RUP françaises ; ainsi, les règles de stockage n'incluent aucune espèce de nos eaux tropicales. M. Magras s'interroge sur la mobilisation des fonds de compensation des surcoûts. Quelle suite a été réservée à la demande de prise en compte des besoins ultramarins lors de la réunion qui s'est tenue hier à Bruxelles ?

Mme Anne-Marie Bertrand. - Les producteurs de fruits et légumes des Bouches-du-Rhône lancent un cri d'alarme à propos de la main-d'oeuvre saisonnière. Vont-ils devoir laisser pourrir les récoltes dans les champs alors que les besoins alimentaires sont bien là ? Où en sont les contrats Office des migrations internationales (contrats « OMI ») ? Les pays voisins, eux, embauchent des travailleurs clandestins... Quelles solutions avez-vous à proposer aux cultivateurs ?

Les marchés de plein vent doivent bénéficier d'une dérogation préfectorale. Il en résulte des incompréhensions : certaines dérogations sont refusées sans justification, occasionnant des déplacements entre communes. Ne serait-il pas plus juste d'autoriser ces marchés par défaut, en obligeant les organisateurs à y faire respecter des règles sanitaires strictes, notamment de filtration aux entrées ? Nos concitoyens ne comprennent pas pourquoi ils peuvent se rendre dans les supermarchés clos mais pas sur les marchés de plein vent.

La grande distribution a joué le jeu, nous espérons que cela va continuer. Comment comptez-vous contenir l'envolée des prix et garantir qu'ils restent raisonnables ?

M. Roland Courteau. - Pour nombre de viticulteurs de mon département, les cuves sont pleines, la trésorerie est à zéro et les charges continuent de s'accumuler. Il est urgent de mettre en place des exonérations totales de charges salariales et patronales et de cotisations sociales des chefs d'exploitation. Il est aussi nécessaire d'actionner l'outil de distillation : cuves pleines et stocks énormes sont de nature à peser sur les cours et à poser des problèmes dans la perspective des récoltes futures.

Les circuits courts doivent être confortés et réinventés.

La fermeture des établissements scolaires, donc des cantines, va accroître la précarité de nombreuses familles. Des mesures spécifiques de solidarité doivent effectivement être prises. N'attendons pas ; il y a urgence.

M. Michel Raison. - Il est prévu que la possibilité ouverte par l'ordonnance du 25 mars de suspendre les pénalités de retard des fournisseurs aux distributeurs dure encore un mois après l'arrêt du confinement. Or, selon les fournisseurs, au bout d'un mois, il y aura toujours des retards, du fait de difficultés d'emballage, de personnel, de stock, etc. Pourriez-vous examiner la possibilité de prolonger au besoin la période des dérogations ?

Vos services ont-ils regardé de près la situation difficile de l'agrotourisme ?

Tout le monde se félicite d'une baisse de la pollution de l'air. Mais il faudra bien que l'activité économique reprenne, même différemment. Des pseudo-scientifiques ou des scientifiques très écolos montrent du doigt les agriculteurs, comme si ces derniers étaient les seuls à polluer. Or l'indépendance alimentaire suppose l'activité économique agricole. Même s'il y a encore des efforts à faire, il ne sera pas possible de supprimer 100 % des pollutions.

M. Daniel Laurent. - La filière viticole française était déjà durement touchée avant le Covid. La mise en place d'un fonds de compensation aux taxes américaines ou la négociation d'accords de libre-échange avec la Chine ou le Royaume-Uni sont toujours en suspens. Depuis le début de la pandémie, la commercialisation des vins a brusquement chuté. Afin de préparer la prochaine récolte dans les meilleures conditions, il faut disposer de main-d'oeuvre et pouvoir la payer - or les trésoreries sont exsangues. Je salue le report des cotisations sociales et les prêts garantis par l'État. Mais l'absence de chiffre d'affaires par des entreprises déjà fragilisées doit conduire à aller beaucoup plus loin. La profession demande la suppression des intérêts intercalaires bancaires, le maintien des couvertures d'assurance-crédit ou la défiscalisation de la réintégration de la dotation d'épargne de précaution. Dans le cadre de l'OCM vitivinicole, des assouplissements sont-ils envisagés ? Chaque année, nous vous alertons sur les retards récurrents des versements des aides OCM. Dans ce contexte de crise, le respect des délais devient un impératif.

Des autorisations de plantations ne seront probablement pas consommées. Je demande un report de leur validité et une absence de sanction.

Il conviendra de veiller à ce qu'une distillation trop massive ne conduise pas à une déstabilisation des marchés ou à un effondrement des cours.

Je souhaite conclure sur les zones de non-traitement. Des questions restent en suspens sur les zones tampons, les conditions d'application des nouvelles règles et les mesures de compensation économique. Une communication à destination des mairies ou des riverains est-elle envisagée ?

M. Jean-Claude Tissot. - Monsieur le ministre, je vous remercie de votre engagement en faveur des marchés de plein vent. Dans mon département, quasiment tous les maires qui souhaitaient garder leur marché ont obtenu satisfaction.

Peut-on envisager d'ouvrir les jardineries qui ne vendent pas de produits alimentaires pour les animaux ? Les exploitations de mon département qui produisent des plants de légumes en ont besoin, faute de circuit court.

Aujourd'hui, on trouve des gigots néo-zélandais sur les étals des GMS. En période de crise, ne pourrait-on, sans faire de protectionnisme, mettre en avant les produits français ?

Je rejoins Laurent Duplomb sur les déclarations PAC. Il faut faire du sur-mesure pour des contrôles. Il me semble vous avoir entendu indiquer que les éleveurs ne seraient pas pénalisés à cause du surnombre d'animaux dû à la conservation des agnelles.

J'ai bondi en vous entendant déclarer que nous aurions « besoin d'une agriculture qui produise ». Toutes les agricultures produisent, même avec des objectifs différents !

M. Alain Duran. - Je ne comprends pas : on peut acheter des fleurs, généralement produites à l'étranger, en grande surface, mais pas en jardinerie. Les producteurs français sont incités à jeter leur production. Cette distorsion de concurrence suscite incompréhension et colère. Pourquoi une telle différence de traitement ?

Mme Valérie Létard. - Je souhaite intervenir sur les filières AOP dans les Hauts-de-France. Les commandes de maroilles ont baissé de 40 % à 90 %. Des aides au stockage des fromages et à l'écoulement vers les marchés secondaires s'imposent.

La filière laitière nous interpelle. L'article 222 doit être activé pour permettre à la Commission européenne d'adopter des actes d'exécution visant à stabiliser le secteur.

La filière pomme de terre est durement touchée par la crise. Près de 500 000 tonnes de pommes de terre risquent de n'être ni collectées ni transformées en France. Il conviendrait que l'État accompagne les aménagements, voire les reconstructions de capacités de stockage.

L'enjeu pour notre agriculture et nos éleveurs est tel que votre action auprès de la Commission européenne sera déterminante. Nous avons besoin d'un cadre spécifique, suffisamment souple pour être mobilisé afin de compenser les pertes économiques des filières concernées.

Les paiements du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) seront ralentis, et le risque de dégagement d'office fortement accru. Une demande de suspension de la procédure de dégagement d'office cette année nous a été transmise. Quel est votre point de vue sur ce sujet, qui mérite d'être relayé auprès de la Commission européenne ? La mobilisation des dégagement d'office 2019 pourrait-elle faire l'objet de remises gracieuses par la Commission européenne pour rétroflécher vers du soutien régional aux entreprises agroalimentaires ou aux exploitations ?

Mme Cécile Cukierman. - Il y a beaucoup d'inquiétudes sur la saisonnalité. L'appel que vous avez lancé ne suffira pas à répondre aux difficultés. La période des cueillettes commencera par les fruits rouges pour aller jusqu'aux arbres fruitiers. Que peut-on mettre en place pour que ces productions puissent être récoltées, mises en vente et consommées ?

Il y a également beaucoup d'inquiétudes sur la viticulture, filière déjà durement touchée par la baisse des exportations, notamment vers les États-Unis. La forte chute de la commercialisation laisse présager de grandes difficultés.

Les inquiétudes concernent aussi la filière laitière. La forte mobilisation des collectivités territoriales ne suffira pas. Il faut une action à l'échelon tant national qu'européen.

Je peux comprendre votre position sur la filière horticole si l'objectif est de réduire les déplacements et de limiter la consommation aux biens essentiels. Mais dans les supermarchés, on peut tout acheter ! La logique voudrait que l'on ferme les rayons des grandes surfaces qui ne sont pas essentiels. Cela limitera la fréquentation et permettra aux salariés épuisés de se reposer. Il y a deux poids deux mesures quand des producteurs ne peuvent pas écouler leur production alors que les grandes surfaces vendent des produits similaires, de moins bonne qualité...

Il n'y aura pas, nous dites-vous, de grands changements. Dans ce cas, les annonces relatives au « grand discours de refondation » et à la « construction d'un monde d'après » que préparerait le Président de la République n'ont pas lieu d'être. Faut-il comprendre qu'au sortir de cette pandémie, qui confine une grande partie de la population mondiale, il n'y aura aucun changement ? Je crois au contraire qu'il y en aura. Nous ne savons pas encore lesquels. Mais nous aurons collectivement à tirer les enseignements de cette période s'agissant des répercussions de certains comportements sur la vie et la planète.

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Pourriez-vous intervenir en faveur de l'ajout sur le justificatif de déplacement d'une ligne propre à l'activité des associations de protection animale ? Dans mon département, des bénévoles sont verbalisés quand ils vont nourrir des animaux dans des endroits prévus pour cela, alors qu'il y a un risque de voir des chats ou des chiens mourir de faim et de retrouver des charognes dans les rues. Les associations demandent aussi que les stérilisations d'animaux errants ou dans les refuges soient considérées comme des actes vétérinaires urgents et prioritaires.

M. Fabien Gay. - Si les Français ont le sentiment d'une hausse des prix en grande surface, c'est sans doute parce que les caddies sont plus chargés qu'à l'accoutumée. La question des transporteurs se pose également. Nous aurons besoin de soutenir les ménages ; il y aura un enjeu de pouvoir d'achat.

Attention ! Personne n'a la solution. Nous affrontons une crise sans précédent, avec peut-être 10 % de récession, voire 22 % selon certains. Au-delà de nos clivages politiques, nous devrons rechercher des solutions que nous n'avions peut-être jamais envisagées. Certains promettent des discours de refondation. Des ministres jadis adeptes des privatisations parlent désormais de nationalisations. Les choses bougent. Nous avons besoin de faire vivre le débat politique. À défaut, c'est le pire populisme qui pourrait sortir vainqueur.

On parle beaucoup de souveraineté et de sécurité alimentaires. Je ne suis ni un partisan du repli sur soi ni un idéologue de la compétition. Je prône la coopération. Des traités du type du CETA peuvent-ils encore être ratifiés comme c'était envisagé auparavant ?

À mon sens, la question du juste échange nous sera posée. Ne balayons pas le débat politique d'un revers de main. Même des parlementaires membres ou proches de la République en Marche appellent à tout révolutionner. Sont-ce seulement des mots ? Pour ma part, j'ai la volonté de débattre et de construire des solutions communes.

Mme Catherine Conconne. - En Martinique, où nous sommes depuis longtemps autonomes pour la production d'oeufs, de volaille ou de lapin, cette période de repli fait du bien à la production locale. Non seulement l'écoulement est très rapide, mais la production serait presque insuffisante !

Il y aura des leçons à tirer de cette crise : elles devront nous permettre de progresser encore vers l'autonomie alimentaire. Je sais, monsieur le ministre, que tel est aussi votre état d'esprit.

En revanche, les exportations de certains produits à forte valeur ajoutée, comme le melon, sont bloquées par la quasi-suppression des liaisons aériennes - on est passé de sept livraisons par jour à deux par semaine ! Résultat, les producteurs de melon ne peuvent écouler leur production, taillée pour le marché métropolitain - en trois semaines, les revenus se sont affaissés.

Mme Anne-Catherine Loisier. - En Côte-d'Or, la problématique des fromagers est particulièrement sensible. On me parle de possibles réquisitions d'espaces de stockage : qu'en est-il ? Par ailleurs, où en est-on en ce qui concerne la mise en place d'une déclaration de catastrophe sanitaire, qui permettrait de couvrir les pertes ?

Certains producteurs aimeraient donner davantage plutôt que de devoir détruire : les plafonds en matière de dons peuvent-ils être relevés ?

En matière de main-d'oeuvre, pourrait-on autoriser davantage l'entraide familiale pour tous les types d'exploitations, y compris pour la filière équine ?

Enfin, la filière bois est importante dans le contexte de la crise, car le papier sert à la fabrication des masques et des emballages. Si l'activité repart de mieux en mieux, la filière risque d'être durablement fragilisée par de fausses informations, s'agissant notamment d'une supposée rupture d'approvisionnement des chaufferies. Il faut être vigilant, car certains adoptent des comportements opportunistes.

Mme Noëlle Rauscent. - Dans cette période pour le moins catastrophique, vous vous efforcez, monsieur le ministre, d'assurer l'approvisionnement alimentaire des Français dans le respect des mesures destinées à limiter la propagation du virus et de préserver autant que possible l'activité économique agricole.

Vous avez lancé une initiative innovante et solidaire : l'armée agricole. Il semble que l'appel ait été entendu, puisque 200 000 personnes se seraient portées volontaires. Mais cela suffira-t-il ? Sur mon territoire, les grandes surfaces ne trouvent plus à s'approvisionner en fraises. Parlementaires, élus, citoyens, comment pouvons-nous contribuer à amplifier la mobilisation ?

Les centres équestres, naturellement fermés, sont dans une situation économique catastrophique. Quelles mesures comptez-vous prendre en faveur de cette filière ?

Avec l'arrêt du tourisme en milieu rural, les propriétaires de chambres d'hôtes et de gites ruraux subissent un manque à gagner parfois important. M. Le Maire a précisé que les professionnels du tourisme seraient éligibles au fonds de solidarité, mais les structures dont je parle ne sont souvent pas considérées comme des acteurs professionnels. Est-il envisageable de les indemniser via les réseaux dont elles sont membres ?

Enfin, s'agissant des fleurs, il y a une certaine inégalité, car certains commerces qui vendent de tout vendent aussi des fleurs...

M. Daniel Gremillet. - L'Europe a un rendez-vous avec elle-même, le premier de cette importance depuis sa création. Or, sur le plan sanitaire, elle s'est montrée incapable de se hisser à la hauteur de sa mission - certes, des malades du Grand Est et d'Île-de-France ont été transférés dans d'autres pays, mais dans le cadre d'une solidarité entre États, pas d'une politique européenne. Sur le plan économique, aucun accord n'a encore été trouvé. Sur le plan agricole, il y a urgence à agir !

Les entreprises agroalimentaires sont sur le fil du rasoir. Je le vois au quotidien avec ma petite coopérative : s'il vient à manquer deux ou trois personnes de plus, elle cessera de tourner... La situation est très fragile, et le château de cartes menace de s'écrouler. Dans ces conditions, même si le personnel soignant doit être prioritaire, il ne faut pas écarter aussi rapidement le problème de la garde des enfants : 8 % des salariés ne vont plus travailler pour cette raison. Si nous voulons remplir les assiettes, il faut que les entreprises tournent !

La filière laitière va au-devant d'une situation particulièrement difficile, car les cours s'effondrent. L'encouragement indispensable des salariés et des entreprises du secteur agroalimentaire contribuera aussi à soulager les producteurs de lait. La solidarité nationale doit jouer pleinement : on ne peut pas dire à la fois aux entreprises laitières de réduire les volumes et les prix et de verser des primes de 1 000 euros...

En ce qui concerne les marchés, faisons confiance aux maires ! Grâce à l'espace disponible dans nos villages, il est plus aisé de respecter les distances sur un marché local que dans une grande surface.

Alors que le confinement est loin d'être terminé, pensons aux personnes qui subissent une réduction de salaire, aux ménages qui sont contraints à des arbitrages, notamment dans leurs dépenses alimentaires.

Enfin, les activités forestières et sylvicoles sont très perturbées, notamment du fait du fort ralentissement dans le secteur de la construction. Toute la filière est fragilisée et le restera en sortie de crise.

M. Henri Cabanel. - S'agissant de la distillation, déjà abordée par M. Courteau, êtes-vous d'accord avec le volume de 2 millions d'hectolitres demandé par la profession? Celle-ci souhaite aussi que le prix de l'hectolitre soit fixé à 80 euros par l'Union européenne.

Des filières comme la viticulture ou la conchyliculture ne peuvent pas recourir au chômage partiel, puisqu'il faut bien s'occuper de la production. Les salariés sont donc au travail, mais les débouchés manquent. Pour soulager les trésoreries, une exonération de charges patronales et salariales est-elle envisageable pour la période du confinement ?

Pour aider les entreprises, le Gouvernement a ouvert la voie au report d'échéances d'emprunt, mais la question des frais intercalaires reste posée. Puisque tout le monde doit participer à l'effort, fera-t-on pression sur les organismes bancaires pour qu'ils n'exagèrent pas en la matière ?

Enfin, je me félicite que vous ayez décidé de soutenir une campagne promotionnelle. Des produits comme les coquillages ont grand besoin d'être encouragés. Même quand on est confiné, les huîtres sont excellentes, surtout quand elles viennent de l'Hérault !

Mme Patricia Schillinger. - L'encadrement de la chasse des animaux dits nuisibles, comme les sangliers, doit être clarifié dans le contexte du confinement ; dans mon département, le préfet l'a fait hier par voie d'arrêté. Par ailleurs, alors que les agriculteurs ne peuvent remettre en état leur champ tant que les dégâts n'ont pas été estimés, le fonds d'indemnisation de mon département a suspendu les estimations. Quelles mesures d'urgence comptez-vous prendre pour que les estimations nécessaires soient rapidement réalisées ?

Alors que des stocks de pommes de terre, de fromage ou de viande ne peuvent être vendus, des personnes très pauvres souffrent, notamment dans la ruralité - certains de nos concitoyens ne peuvent même pas toucher leur minimum social, parce que leur bureau de poste est fermé. Une redistribution ne peut-elle pas être organisée, en liaison notamment avec les chambres d'agriculture ? D'autant que, dans le contexte du confinement, les banques alimentaires fonctionnent a minima .

M. Jean-Claude Tissot. - Monsieur le ministre, vous avez annoncé que les éleveurs ovins pourraient abattre les agneaux prêts et les stocker : quels financements avez-vous prévus pour cette opération ?

M. Pierre Louault. - Il faut redonner l'habitude aux Français de consommer des produits frais. La surproduction de poudre de lait devient catastrophique. S'agissant de la viande, contrairement aux animaux de réforme, les broutards ne partent pas, ce qui pose un vrai problème. Quant aux céréaliers, inquiets de l'effondrement des cours des oléagineux, ils ont du mal à savoir s'ils doivent semer des tournesols.

M. Didier Guillaume, ministre. - Monsieur Magras, tous les dispositifs horizontaux activés dans l'Hexagone - report de cotisations, activité partielle, soutien à la trésorerie, fonds de solidarité - le sont aussi en outre-mer. Simplement, nous devons adapter les conditions de l'activité partielle aux spécificités ultramarines : les salaires des marins-pêcheurs ne sont pas les mêmes en outre-mer et en métropole. C'est la première fois que des mesures européennes d'arrêt temporaire sont prises avec effet rétroactif et qu'elles concerneront l'outre-mer ; nous travaillons beaucoup sur ce sujet. Sur l'aide au stockage, du fait de l'absence d'organisations de producteurs en outre-mer, nous devons obtenir de la Commission européenne une dérogation, faute de quoi nous trouverons une solution nationale
- mais tout sera fait pour que l'outre-mer bénéficie du dispositif général.

Madame Bertrand, si vous constatez que des exploitations embauchent des clandestins, il faut les dénoncer sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale.

La question des marchés de plein vent a été de nouveau débattue lors de la commission interministérielle compétente ; je ne puis pas faire davantage dans ce domaine. Nous travaillons à réduire les disparités encore trop importantes entre départements. M. Gremillet a dit : faisons confiance au bon sens des maires. Mais ils sont nombreux à ne pas demander l'ouverture de leur marché, notamment parce que l'espace ne permet pas l'application des mesures sanitaires.

Je me suis engagé sur la distillation et je suis d'accord pour 2 millions d'hectolitres à 80 euros l'hectolitre.

M. Courteau a raison d'insister sur l'importance de notre système de circuits courts, dans lequel s'exprime une grande intelligence collective.

Je suis tout à fait d'accord avec M. Raison sur les pénalités de retard. Nous regardons comment allonger les délais.

S'agissant de l'agrotourisme, nous ferons tout notre possible pour le soutenir.

Oui, l'agribashing repart, avec des accusations de pollutions. Sur ces sujets, il est impératif de se baser sur la science.

En ce qui concerne la viticulture et les aides de l'OCM, évoquées par M. Daniel Laurent, je crains 80 millions d'euros d'apurement de l'Union européenne. Je travaille main dans la main avec la filière.

Il y aura des compensations économiques - le Président de la République s'y est engagé - mais il est trop tôt pour en parler. Pour l'heure, nous sommes concentrés sur la gestion de la crise. On me reproche de profiter de l'épidémie pour supprimer les ZNT, mais elles ont simplement été reportées au 30 juin, pour permettre les semis.

Les représentants des grandes surfaces nous ont expliqué qu'il n'était pas possible d'ouvrir seulement les rayons alimentaires : on peut donc, en effet, acheter des fleurs dans les supermarchés, comme on peut y acheter des casseroles. Mais, globalement, nos concitoyens ne vont pas acheter seulement des casseroles et des chemises : ils achètent surtout des produits de première nécessité, d'hygiène et de santé. Les horticulteurs ne peuvent pas faire l'objet d'un traitement à part, mais ils seront soutenus via les aides aux filières.

Pour les ovins, nous continuons de demander à l'Union européenne les mesures de marché indispensables.

Avec la fermeture des établissements de restauration rapide, on mange moins de frites - et on utilise donc beaucoup moins de pommes de terre. Nous travaillons avec Restau'Co pour essayer d'avancer.

À ma connaissance, il n'y a aucun problème de paiement lié au Feader, sauf dans le Nord. Je prendrai contact avec Mme Valérie Létard à cet égard.

En matière de main-d'oeuvre saisonnière, madame Cukierman, les besoins sont estimés à 61 000 contrats en mai, 84 000 en juin et 106 000 en juillet. L'appel que j'ai lancé était donc nécessaire. J'ignore si les volontaires seront en nombre suffisant, mais je n'ai pas trouvé d'autre solution. En tout cas, nous sommes parmi les plus prêts : les Allemands, eux, affrètent des charters pour chercher des travailleurs détachés dans les pays de l'Est...

Oui, monsieur Gay, il y aura des changements à l'issue de cette crise mais, dans le domaine de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de l'alimentation, le monde de demain ressemblera relativement à celui d'aujourd'hui, même si je ne mésestime pas la nécessité d'évolutions. Nous aurons toujours besoin d'importer et d'exporter.

Madame Estrosi Sassone, je n'ai pas encore été interpellé par la SPA, mais je sais que les entrées de chiens et de chats en refuge en mars et avril ont été moindres en 2020 qu'en 2019 et en 2018. On me dit que les abandons sont peu nombreux et qu'il reste des places dans les refuges. Quant à la stérilisation des animaux errants, c'est une mission prioritaire des vétérinaires.

Sur la souveraineté alimentaire et les traités de libre-échange, il faut assurément des évolutions. Au reste, le Président de la République a parlé dès le mois de janvier d'exception agricole et agroalimentaire.

Madame Conconne, le problème des melons tient aux liaisons aériennes, comme celui des oeufs et des poussins d'un jour. Nous travaillons à faire un peu de place dans les soutes des vols maintenus.

Je ne puis pas répondre pour l'instant sur l'augmentation des plafonds de dons ; je transmettrai la question à la cellule interministérielle. En revanche, la date des dons a été prolongée d'un mois, à la demande de la filière laitière.

La filière équestre est dans la même situation que beaucoup d'autres. Il n'est pas possible de multiplier les dérogations, ou alors il n'y a plus de confinement. Tous les animaux doivent être nourris et soignés par les employés des centres et les vétérinaires, et ils le sont.

Madame Rauscent, je vais me pencher sur votre proposition d'aider les réseaux du tourisme rural.

Monsieur Gremillet, je sais que les entreprises agroalimentaires sont sur le fil du rasoir. Heureusement, nous avons constaté cette semaine une baisse de l'absentéisme dans les PME et TPE du secteur, ainsi que dans les coopératives agricoles, grâce au travail mené avec elles pour rassurer les salariés - je pense au guide des bonnes pratiques et au courrier que j'ai signé avec Bruno Le Maire. Par ailleurs, ces entreprises peuvent verser la prime défiscalisée prévue par le Gouvernement.

Nous surveillons la situation comme le lait sur le feu, entreprise par entreprise ; je m'entretiens quotidiennement avec Dominique Chargé, président de Coop de France, et Richard Girardot, président de l'ANIA.

En ce qui concerne les marchés, le Premier ministre a été très clair : les maires peuvent demander leur ouverture, les préfets étant chargés de coordonner. Dans certains endroits, il est évident que les marchés ne peuvent pas rouvrir. Ailleurs, notamment en zone rurale ou dans nos chefs-lieux de canton, la réouverture ne pose aucun problème. Comme vous l'avez dit, faisons confiance aux maires !

S'agissant de la distillation, monsieur Cabanel, vous savez que l'autorisation de l'Union européenne est nécessaire.

Nombre d'entreprises conchylicoles ont recours au chômage partiel ; mais, dans ce secteur comme dans beaucoup, il faut bien continuer à s'occuper de la production. Par ailleurs, nous travaillons avec l'interprofession à la mise en place d'une campagne promotionnelle, à l'instar de celle lancée pour les fruits et légumes, à laquelle nous avons participé à hauteur de 100 000 euros sur 600 000 et qui, si j'ose dire, a porté ses fruits.

Madame Schillinger, l'encadrement des nuisibles figure dans la liste des activités autorisées : même pendant l'épidémie, il importe de continuer les prélèvements d'animaux qui abîment nos territoires.

S'agissant de la lutte contre le gaspillage, je rappelle que les banques alimentaires ne sont pas confinées.

À ma connaissance, monsieur Louault, les broutards et jeunes bovins partent à bon prix ; si vous avez d'autres informations, transmettez-les-moi.

Je terminerai par les cours des oléagineux : alors que la graine de colza continue de progresser, le tourteau de soja, après avoir connu une forte hausse, est orienté à la baisse. Je suis ces évolutions très régulièrement, compte tenu de leurs incidences sur l'alimentation animale et les biocarburants.

Mme Sophie Primas, présidente. - Comme nombre de mes collègues, je suis inquiète pour le secteur horticole. La livraison à domicile de plantes vivaces est-elle autorisée ? Les horticulteurs et pépiniéristes peuvent-ils vendre au sein des magasins à la ferme ?

Par ailleurs, il est essentiel de dialoguer avec les maraîchers et arboriculteurs d'Île-de-France, qui ont pour habitude de ne rien produire entre le 14 juillet et le 15 août. Si nous devons être plus nombreux à rester dans la région cette année, c'est maintenant qu'il faut planter pour assurer l'approvisionnement en fruits et légumes locaux.

Enfin, M. Duplomb, qui a dû quitter notre téléconférence, estime qu'il est possible de négocier l'activation de l'article 196 s'il est borné à des restitutions à vocation humanitaire.

M. Didier Guillaume, ministre. - S'il est possible de s'appuyer sur la dimension humanitaire, il va de soi que nous le ferons.

Je signale que nous avons mis en place dans tous les domaines des foires aux questions, régulièrement actualisées avec les professionnels.

J'ignore quelles sont les perspectives pour la période du 14 juillet au 15 août, madame la présidente, mais nous allons nous pencher sur le problème que vous soulevez, auquel je n'avais pas pensé.

Je suis interpellé quotidiennement sur l'horticulture. L'arbitrage rendu repose sur une distinction entre les biens essentiels et ceux qui ne le sont pas. Dans ce cadre, celui qui sort n'acheter que des plants n'est pas dans les clous, mais celui qui sort acheter des biens alimentaires et des plants, en revanche, l'est. Quant aux livraisons, il me semble qu'elles sont possibles.

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous vous remercions, monsieur le ministre, de nous avoir consacré ce long temps d'échanges au milieu d'un agenda très chargé. L'organisation d'une nouvelle audition sera certainement utile, peut-être d'ici trois semaines.

Audition de M. Cédric O, secrétaire d'État chargé du numérique,
auprès du ministre de l'économie et des finances
et du ministre de l'action et des comptes publics
(Mardi 14 avril 2020)

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie, monsieur le secrétaire d'État, de vous présenter devant nous pour évoquer un sujet que l'allocution du Président de la République hier a placé au coeur de l'actualité. Cette audition s'inscrit dans le cadre du contrôle de l'action du Gouvernement en cette période de crise, qui est avant tout une crise sanitaire. Notre commission est pleinement mobilisée : nous avons déjà entendu les principaux ministres relevant de nos compétences, et les responsables des cellules de veille, de suivi et d'anticipation qui ont été mises en place auditionnent depuis deux semaines de nombreux professionnels sur différents secteurs, dont le numérique.

Le Président de la République a annoncé hier soir la poursuite de la période de confinement pour au moins quatre semaines, ainsi que la continuation et l'amplification des mesures de soutien à l'économie.

Vous êtes secrétaire d'État chargé du numérique et, avec cette crise, la France, comme le reste du monde, se met au 100 % numérique. Je formulerai trois observations pour lancer ce débat.

D'abord, l'épreuve que nous traversons présente à la fois des opportunités et des risques pour le secteur du numérique. Au chapitre des risques, nous constatons nos faiblesses dans ce secteur stratégique. « Nain numérique », « colonie numérique » : les termes ne manquent pas pour décrire notre situation. C'est sur Google, Facebook ou Twitter que nous recherchons les informations, sur les systèmes d'exploitation d'Apple et de Google que nous surfons... Et c'est en Californie que l'on profite de la crise pour expérimenter les livraisons par véhicule autonome. Même au Sénat, nous peinons à trouver un logiciel de visioconférence aussi performant que le logiciel Zoom, dont nous connaissons pourtant les faiblesses.

Le risque, c'est aussi que la crise conforte l'hégémonie de ces géants. Selon un récent sondage, neuf Français sur dix souhaitent une relocalisation des entreprises industrielles. Monsieur le secrétaire d'État, après la crise, le temps ne sera-t-il pas venu de mettre en oeuvre une stratégie de souveraineté numérique, comme le recommandait la commission d'enquête sénatoriale présidée par Franck Montaugé ?

Toujours sur le plan des risques, la crise touche de nombreuses start-ups du secteur. Vous nous direz en quoi les mesures adoptées par le Gouvernement sont adaptées à la situation particulière de ces jeunes pousses. Vous avez annoncé en début d'année que les investisseurs institutionnels s'engageaient à financer ce secteur à hauteur de 6 milliards d'euros ; qu'en est-il ?

Du point de vue des opportunités, le développement du commerce électronique est évidemment accéléré par la fermeture de certains commerces et les mesures de confinement. Pour éviter que cette opportunité ne profite qu'à Amazon, il faut développer les mesures d'accompagnement du petit commerce vers le commerce en ligne, à l'image de ce que fait La Poste avec la plateforme « Ma ville, mon shopping ». La France est en retard dans la numérisation de ses entreprises, en particulier ses commerces de proximité. Les commerçants en sont conscients : des programmes de formation à leur adresse, autrefois boudés, sont aujourd'hui plébiscités. Il en va de même pour le fonds d'aide au numérique pour les commerces mis en place par la région d'Île-de-France. Que fait le Gouvernement pour se saisir de cette opportunité ?

Par ailleurs, cette crise transforme la fracture numérique en gouffre, au niveau tant des réseaux que des usages. Cette fracture, qui amplifie les inégalités sociales et territoriales, suscite une grande inquiétude dans nos territoires. Peut-être évoquerez-vous également les difficultés que connaissent les déploiements, liées au confinement.

Enfin, le Président de la République a également annoncé hier soir la consultation du Parlement sur l'application de traçage, qui fait en ce moment l'objet d'une réflexion. Il convient que cette consultation prenne la forme d'une véritable saisine, assortie d'une étude d'impact détaillée, reposant sur des analyses scientifiques. Cette saisine devra porter sur un projet précis et détaillé et faire suite à la publication d'avis de tous les experts, a minima le Conseil d'État pour le droit, la Cnil (Commission nationale de l'informatique et des libertés) pour la protection de la vie privée, l'Anssi (Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information) pour la cybersécurité. Monsieur le secrétaire d'État, pouvez-vous vous engager à respecter ces conditions ?

Enfin, le ministre dont dépend votre secrétariat d'État, Bruno Le Maire, a indiqué que son ministère n'était pas chargé du développement de cet outil de traçage, qui relèverait des ministres de l'intérieur et de la défense. Or, on entend que vous travaillez avec le ministre de la santé sur ce sujet. Qui en sont les pilotes ?

M. Cédric O, secrétaire d'État chargé du numérique. - La crise a agi comme un révélateur de plusieurs phénomènes. D'abord, le numérique est devenu l'épine dorsale du fonctionnement de nos institutions, de nos entreprises et de notre société, notamment dans les relations interpersonnelles. Il s'est imposé dans la vie quotidienne des Français, à travers les applications dont ils se servent et sans lesquelles la vie en confinement serait beaucoup moins supportable. Sans les outils numériques, le fonctionnement de nos institutions serait compromis, à commencer par celui du Parlement : cette audition n'aurait, par exemple, pas pu avoir lieu. Cette crise a donc révélé le caractère vital du numérique.

Deuxième constat, la dépendance très forte de l'Europe aux outils américains ou autres. Sans les grandes entreprises américaines, beaucoup de choses seraient beaucoup plus difficiles ; pourtant, il existe aussi des outils français qui fonctionnent presque aussi bien que Zoom dont, d'ailleurs, la Commission européenne a interdit l'usage. Il est important de ne pas faire passer l'expérience client avant toute autre préoccupation - ce qui est le grand problème du numérique.

Le Gouvernement a pris des mesures de soutien à l'économie numérique, pour éviter que l'écosystème que nous avons mis plusieurs années à construire ne disparaisse avec la crise - pour des raisons évidemment économiques, puisque nous estimions avant la crise que les start-ups devaient créer un emploi sur cinq ou six en 2020, mais aussi de souveraineté. Je prendrai l'exemple de la biotechnologie, qui permet notamment de développer des vaccins et autres solutions pour lutter contre la maladie. Il faut dix ans à une entreprise de ce secteur pour atteindre la rentabilité. Si nous abandonnons ce tissu d'entreprises, il faudra donc dix ans pour le reconstruire.

C'est pourquoi Gérald Darmanin, Bruno Le Maire et moi-même avons voulu soutenir ce secteur via à la fois le plan global destiné aux entreprises et un dispositif plus spécifique destiné à garantir un accès aux financements aux entreprises numériques, qui ont une relation au système bancaire plus distante. C'est l'objet du plan de soutien de 4 milliards d'euros pour les start-ups que j'ai annoncé récemment. Il repose en premier lieu sur une adaptation des critères d'éligibilité aux prêts garantis par l'État : le critère retenu n'est pas le chiffre d'affaires, puisque celui de ces sociétés est souvent nul, mais la masse salariale. Nous avons également adapté les règles du chômage partiel au fonctionnement de ces entreprises. Ainsi, les entreprises du numérique auront accès aux prêts garantis par l'État, pour un montant d'environ 2 milliards d'euros selon nos estimations.

Elles bénéficieront en deuxième lieu du versement anticipé du crédit d'impôt recherche (CIR) au titre de 2019, alors que ce versement intervient normalement en octobre, et des crédits du programme d'investissements d'avenir (PIA) pour les aides à l'innovation : au total, cela représente près de 2 milliards d'euros.

Celles qui rencontreront des difficultés dans leurs levées de fonds bénéficieront de prêts accordés par Bpifrance pour leur donner de l'air tant que durera la crise. Bpifrance continuera naturellement, en parallèle, à déployer les crédits prévus pour 2020, soit au total 1,3 milliard d'euros.

A la fin de la semaine dernière, près de 8 500 start-ups avaient obtenu un préaccord auprès d'une banque privée pour un prêt de trésorerie, pour un montant total de 1,2 milliard d'euros.

Cette crise a montré que l'accent mis par le Gouvernement sur cet écosystème, qui avait conduit certains à railler la « start-up nation », était justifié : nous voyons désormais le numérique, avec les applications de conversation, les mails, les clouds , toucher tous les Français au jour le jour. Or, bien souvent, nous n'avons pas d'autre choix que de passer par des entreprises américaines. Ce n'est pas vrai pour tous les secteurs : ainsi de la télémédecine, où un acteur français très résilient - qui pose par ailleurs problème dans le milieu médical - a permis de passer en deux semaines de 10 000 à 490 000 téléconsultations par semaine. Cette transformation n'a été permise que grâce à l'existence d'un acteur majeur dans ce secteur.

Nous avons aujourd'hui en France sept « licornes », ces entreprises du secteur numérique valorisées à plus de 1 milliard d'euros, dont quatre ont émergé au cours de l'année écoulée. Comment faire en sorte que l'Europe aille encore plus loin après la crise ? Le retard ne se résorbera pas du jour au lendemain, mais cette crise doit provoquer une prise de conscience. Le Président a évoqué, dans son discours d'hier, le thème de la souveraineté numérique.

Notre première préoccupation, dans les premiers jours de la crise, a été de faire en sorte que les infrastructures tiennent. Mes équipes ont réalisé un travail acharné, avec les opérateurs, pour éviter ce qui est arrivé en Italie : un ralentissement des connexions internet dû à une très forte augmentation de la consommation de bande passante, liée à la fois au télétravail et aux usages de loisir, en recrudescence. Les réseaux mobiles ont connu quelques problèmes localisés et vite résolus. Nous avons également pris des mesures prophylactiques : invitations à la dégradation, dans certains cas, de la qualité vidéo par les fournisseurs de contenus, report du démarrage de la chaîne de vidéos à la demande Disney +, recommandations d'utilisation du WiFi plutôt que du réseau mobile. Nous devrions arriver à la fin du confinement sans problème majeur.

La crise a également mis en lumière la question des zones blanches de la couverture numérique. Les opérations de couverture ont été affectées par l'épidémie. L'une des priorités du Gouvernement a été de permettre aux opérateurs de maintenir le réseau existant et de continuer à déployer le service, alors que les techniciens eux-mêmes étaient touchés par la maladie ou inquiets. Il faut saluer leur courage. De plus, le déploiement a été perturbé par le fait qu'il n'y avait plus de personnel présent dans certaines mairies pour accompagner les techniciens. Nous oeuvrons au cas par cas pour permettre à ces derniers de circuler et de continuer leur travail ; nous travaillons également avec l'Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes) et les opérateurs pour que le déploiement de la fibre reprenne aussi vite que possible. Avec 19 000 nouvelles habitations connectées par jour en 2019, la France était le pays le plus rapide du monde en la matière et nous voulons en faire l'un des pays les mieux fibrés. Être privé d'accès à internet représente aujourd'hui une double, voire une triple peine.

La résorption de la fracture numérique se pose également quant aux usages : il faut engager un effort de mise à niveau et de formation. Je salue, dans ce domaine, l'initiative citoyenne « Solidarité numérique », lancée par des acteurs de la médiation numérique et soutenue par notre ministère. C'est à la fois un site internet et un numéro de téléphone, le 01 70 772 372, pour aider les citoyens qui ont des difficultés à utiliser internet à télécharger une attestation dérogatoire de déplacement ou à effectuer d'autres démarches en ligne. Au total, 2 000 volontaires traitent 500 appels par jour.

Au niveau des systèmes d'information de l'État, la crise n'avait pas été anticipée : en témoignent, par exemple, les difficultés de l'espace numérique de travail (ENT) de l'Éducation nationale. Grâce à la réaction remarquable des services, les choses sont rapidement rentrées dans l'ordre. Nous avons pu compter sur les entreprises françaises qui, en quelques jours, ont fait monter en compétence l'Éducation nationale afin de lui permettre d'encaisser le choc. Je salue également le travail de la Direction du numérique de l'État, qui a accompagné les ministères dans leur mise à niveau.

Toutefois, le système D ne peut être une solution à long terme : il faut se poser la question du fonctionnement numérique de nos institutions, y compris le Parlement. Vous, sénatrices et sénateurs, êtes les premiers à souffrir des difficultés du fonctionnement à distance. L'impossibilité de voter à distance est un handicap quand il faut examiner en urgence des dispositions législatives. Il faut développer une résilience des institutions en cas de nouvelle pandémie.

Autre question mise en relief par les événements, l'utilisation du numérique pour lutter contre l'épidémie. Les discussions se sont concentrées sur l'application StopCovid, sa faisabilité technologique et son efficacité dans le cadre de la stratégie de déconfinement, mais elle n'est que la partie émergente de notre action. Nous développons ainsi des outils numériques pour prévoir l'évolution de l'épidémie et faciliter la détection des cas graves, comme le site maladiecoronavirus.fr. Destiné à ceux qui se demandent s'ils ont contracté le virus, il contient une trentaine de questions sur les antécédents, les données biologiques, les symptômes et délivre sur la base des réponses une orientation : appeler le 15, contacter le médecin traitant ou attendre. Ce site, que les Français sont invités à consulter en priorité, a permis de désengorger le 15. Il permet aussi de suivre en direct l'évolution de l'épidémie sur la base du nombre de connexions et du code postal des utilisateurs. Au total, quatre millions de formulaires ont déjà été remplis.

Les applications de télémédecine sont devenues indispensables, et les applications de télésurveillance médicale, qui désengorgent les hôpitaux, sont appelées à se généraliser. Au début de l'épidémie, les malades ne présentant pas de symptômes graves restaient à l'hôpital. Désormais, les lits étant réservés aux cas graves, ils peuvent télécharger l'application Covidom, où ils sont invités à renseigner chaque jour leurs constantes pour bénéficier d'une surveillance précise à distance. Grâce à des algorithmes qui assurent le suivi des symptômes, des soignants sont prévenus en cas d'évolution, et peuvent suggérer un rendez-vous médical ou l'appel du 15. C'est cet outil qui a mis en évidence la prégnance du symptôme de la perte du goût chez les malades.

L'intelligence artificielle et le big data ont été mis à contribution pour faire apparaître les liens entre certains symptômes et un historique médicamenteux ou pathologique, et découvrir des comorbidités. Cela nécessite de croiser des bases de données avec des études sanitaires et épidémiologiques. L'hôpital Cochin a lancé un projet de détection automatique des cas graves de Covid-19 à partir d'une base de 10 000 scanners thoraciques : c'est un précieux outil d'aide à la décision pour les médecins. La plupart des projets dans ce domaine sont pilotés par l'Inserm et l'Institut Pasteur. Là encore, notre mode de fonctionnement est probablement trop lent en cas de crise.

Dernier élément : notre réflexion sur les outils numériques dans le cadre d'une stratégie de déconfinement. Deux ministères sont chargés du pilotage au jour le jour du projet StopCovid : le secrétariat d'État au numérique et le ministère de la santé. Les ministères de la justice et de la recherche sont également parties prenantes, notamment à travers l'Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique), qui pilote le projet StopCovid. Le ministre de la santé et moi-même travaillons sur ces outils hors de toute supervision du ministère de l'intérieur. Contrairement à plusieurs de nos voisins, nous ne développons pas d'outils de vérification du respect du confinement. Les options retenues seront examinées dans le cadre d'un débat parlementaire avant toute prise de décision.

StopCovid est un projet européen co-porté par la France, l'Allemagne et la Suisse. Développée dans la perspective du déconfinement, l'application est destinée à prévenir les personnes qui ont été en contact avec d'autres personnes testées positives au virus, afin de les inviter à se soumettre à leur tour à un test. En effet, pour éviter toute reprise de l'épidémie, la priorité consiste à identifier très vite les personnes testées positives et les « cas contacts ». C'est le travail qui a été mené au cours des stades 1 et 2 de l'épidémie en France, autour du foyer des Contamines-Montjoie. Des entretiens très poussés ont alors été conduits par Santé Publique France pour établir un historique des cas contacts.

Il convient de dissiper les fantasmes sur la réussite des Allemands et des Coréens dans ce domaine : d'après le Haut Conseil scientifique, l'outil numérique, en Corée du Sud, est venu en complément du contact tracing mené « à la main » par des centaines de personnes. Ce travail doit être associé à une capacité à tester très rapidement.

L'application StopCovid a vocation à venir en complément. Ce n'est pas la solution magique, mais c'est un outil qui peut aider à identifier et à casser rapidement les chaînes de transmission. Son utilisation ne se conçoit que dans le cadre d'une stratégie globale comportant des tests, des mesures d'isolement, etc. La décision de déploiement de cette application n'a pas été prise : ce que nous avons décidé de développer, c'est un prototype. Nous assumons avoir lancé le travail sur cette application afin qu'elle puisse être opérationnelle le cas échéant : c'est une mesure d'anticipation. Nous assumons pleinement le fait de mettre sur la table des outils technologiques français utiles au déconfinement, car il serait regrettable que les seuls outils disponibles le moment venu soient singapouriens, américains ou allemands.

Ces outils doivent respecter pleinement nos valeurs et nos lois concernant la vie privée et les libertés publiques : ce sera le cas. Ils respecteront la législation en vigueur ; ils ne nécessiteront pas de nouvelles dispositions législatives et seront même « mieux-disants ». L'application sera installée volontairement par l'utilisateur et elle pourra être désinstallée à tout moment. L'anonymat des données sera complet : personne n'aura accès à la liste des personnes contaminées ni à celle des personnes rencontrées. Il s'agit d'une historicisation de la proximité sociale et non pas d'un tracking de la géolocalisation. Il n'y aura pas d'utilisation des données téléphoniques ou GPS. Le principe est le suivant : si deux personnes ayant téléchargé l'application sont proches l'une de l'autre, leurs téléphones enregistreront ce contact ; si l'une d'entre elles est ultérieurement testée positive au Covid-19 et qu'elle le déclare sur l'application - ce sera probablement via un tiers de santé afin d'éviter les déclarations abusives -, l'autre recevra une notification lui proposant de se faire tester. Aucune liberté publique n'est remise en cause par cette application. Les données seront régulièrement effacées et l'application ne durera que le temps de la crise du Covid-19. Elle sera open source : son code source sera mis à disposition de tous et chacun pourra donc juger si elle offre bien toutes les garanties annoncées.

Toutes les garanties de transparence sont donc réunies. C'est indispensable, car, d'une part, ce sont les valeurs françaises qui sont en jeu, et, d'autre part, l'efficacité du dispositif dépendra de son déploiement, sachant qu'aujourd'hui 80 % de nos concitoyens ont un smartphone . Son caractère open source est une question de transparence et de diplomatie européenne. L'application apportera un bénéfice sanitaire à la fois individuel et collectif. C'est un très beau projet européen : développée en commun par plusieurs pays européens, elle sera mise à la disposition de tous les pays qui pourraient en avoir besoin, notamment des pays qui n'auraient pas la capacité de développer une telle application. Cela leur permettra de pouvoir choisir un outil qui respecte les valeurs universelles en matière de libertés publiques.

Mme Anne-Catherine Loisier. - S'agissant des réseaux, il est important d'en poursuivre le déploiement et de réduire au maximum les retards. Mais il y aura des surcoûts et des pertes de productivité pour les entreprises. Le Gouvernement compte-t-il appeler les grands opérateurs à plus de responsabilité et de solidarité envers leurs sous-traitants ?

Certains demandent que l'on étende les dispositions de l'ordonnance, afin d'assouplir encore les procédures administratives et de faciliter la réalisation des travaux, mais le recours éventuel au principe selon lequel « silence vaut accord » pose question. Avant de prendre une telle décision, avez-vous engagé une véritable réflexion et un échange avec les élus locaux ? Ne serait-il pas opportun de s'assurer que les travaux obligatoires dans le cadre du « new deal » ayant déjà fait l'objet d'autorisations sont bien réalisés au préalable ?

Nous manquons de chiffres précis concernant la congestion des réseaux. Pouvez-vous nous dire de quelle marge de manoeuvre - 50 % ou moins ? - nous disposons sur nos réseaux fixes et mobiles ? Vous avez obtenu, avec Thierry Breton, qu'un certain nombre de plateformes particulièrement gourmandes en bande passante diminuent la qualité de leurs vidéos : pour combien de temps ? Êtes-vous également en discussion avec les grandes plateformes de jeux vidéo en ligne, car il semblerait qu'elles ne respectent pas toujours les règles du jeu, notamment en cas de mise à jour ?

S'agissant du plan France très haut débit, pouvez-vous vous engager à définir un objectif clair en matière de déploiements d'ici à 2025 - ainsi que le demande régulièrement le Sénat -, afin que le territoire soit couvert à 100 % en très haut débit ?

Quelque 13 millions de nos concitoyens ne maîtrisent pas le numérique et ne peuvent donc pas accéder à certains services comme Covidom. Comment envisagez-vous de remédier, dans l'après-crise, à cette fracture numérique en matière d'usages ?

Enfin, s'agissant de l'application StopCovid, nous avons enfin compris qui est responsable de quoi ; en particulier, c'est l'Inria qui coordonne les travaux. Pouvez-vous préciser quels organismes, publics et privés, participent à ce projet ? Y a-t-il d'autres pays partenaires que l'Allemagne ? Avez-vous passé un marché avec des entreprises ? Si non, comptez-vous le faire ? Ces entreprises seront-elles rémunérées ? Comment ce projet s'articule-t-il avec d'autres projets portés par nos partenaires européens, dont les approches sont parfois plus coercitives ? Quelle est la fiabilité de la technologie Bluetooth, au regard notamment de la protection des données et du volontariat ? Si seulement 20 %, 30 % ou 40 % des Français utilisent l'application, elle sera peu efficace.

M. Franck Montaugé. - Ma question porte sur les enseignements politiques nouveaux, en matière de souveraineté numérique, que vous tirez du comportement actuel des Gafam, qui voient dans la situation actuelle une occasion de développement et d'hégémonie supplémentaire. Vous avez déjà répondu en partie à cette question, mais je voudrais entrer dans les détails.

Apple et Google, qui sont en situation de duopole sur les marchés des smartphones, des magasins d'applications et des systèmes d'exploitation, ont annoncé qu'ils allaient collaborer pour, dans un premier temps, faciliter les applications gouvernementales de traçage en Bluetooth, via une interface de programmation d'applications permettant l'interopérabilité entre les systèmes Android et iOS, et, dans un second temps, proposer leurs propres applications.?Ne craignez-vous pas que ces géants ne se substituent, une fois de plus, aux États souverains ? Pouvez-vous nous assurer que la solution que vous adopterez sera totalement souveraine, et donc hermétique à toute collecte de données par quelque entreprise étrangère que ce soit ?

S'agissant de StopCovid, pouvez-vous nous assurer que son éventuelle mise en oeuvre s'accompagnera de campagnes de tests massives ? À défaut, cette application ne sera d'aucune utilité. Pouvez-vous vous engager à conduire, avant toute généralisation, une expérimentation ?

Les entreprises dont l'activité est essentiellement numérique tirent très bien leur épingle du jeu. On entend des appels à la solidarité de certains secteurs, comme celui des assurances. Alors que la taxe Gafam a été suspendue cette année, n'est-ce pas le moment d'appeler les grands acteurs du numérique à faire preuve de solidarité, par exemple en abondant généreusement le fonds de solidarité pour les entreprises ? Tous les Français continuent de surfer sur Google, sur Facebook, etc. Le cours de bourse d'Amazon a presque retrouvé son plus haut niveau historique, atteint fin février. Ne serait-il pas bienvenu de leur demander de consentir un geste significatif ?

Mme Sophie Primas, présidente. - Le fait qu'Apple et Android proposent une interopérabilité rejoint une proposition de loi que nous avions votée...

M. Cédric O, secrétaire d'État. - La plupart des grands opérateurs ont mis en place des actions de soutien en direction de leurs sous-traitants, en termes notamment d'allongement des délais de paiement. La situation est difficile pour la filière comme pour toutes les autres, mais je n'ai pas de remontées particulières. Les grands opérateurs m'ont paru conscients de leurs responsabilités.

Sur les ordonnances, nous avons beaucoup discuté avec les collectivités territoriales, notamment sur la question des délais de recours afin de ne pas arrêter les travaux. Mettre en oeuvre la règle selon laquelle le silence vaut acceptation nous a semblé délicat, car, en cette période, il n'y a parfois personne dans certaines mairies. Nous avons pris en compte les demandes des collectivités territoriales. C'est un sujet sur lequel nous travaillons encore.

Concernant le « new deal », des projets peuvent avoir été ralentis ou arrêtés par la crise du Covid-19, mais ils devront aboutir. Les opérateurs sont très clairs là-dessus et ils souhaitent continuer à avancer. Nous ferons un point précis post-crise : les plans de déploiement auront certainement pris un peu de retard, mais nous recalerons un calendrier de travaux afin de revenir le plus rapidement possible au rythme pré-Covid-19.

Nous ne communiquons pas sur les marges de manoeuvre des réseaux, pour des raisons de sécurité nationale. Sachez cependant que nous disposons d'une marge significative, ce qui nous donne à penser que, compte tenu des dispositions que nous avons prises, nous ne courons aucun risque systémique. Quant à l'augmentation de l'utilisation de la bande passante, elle est du même ordre de grandeur que ce que l'on a pu observer dans des pays comme l'Italie ou l'Espagne.

J'ai eu l'occasion de discuter avec les responsables de la plupart des grandes plateformes fortement consommatrices de bande passante, y compris celles de jeux en ligne. Celles-ci ont pris des dispositions, s'agissant notamment des mises à jour, afin de consommer moins de bande passante. C'est ainsi que Twitch a choisi de dégrader sa qualité d'image.

Trois organismes copilotent le projet StopCovid au niveau européen : l'Inria pour la France, l'École polytechnique fédérale de Lausanne pour la Suisse et un troisième opérateur pour l'Allemagne. S'agissant de la France, une task force regroupant des chercheurs et des développeurs de l'Inria est à l'oeuvre, avec l'appui de la Direction numérique de l'État et de l'Anssi et en relation avec la Cnil. Cette task force accueille aussi des développeurs privés issus de start-ups ou de grands groupes français, sur la base d'un engagement pro bono . Des développeurs parmi les meilleurs du pays mettent ainsi gratuitement leurs compétences à notre disposition pour le développement de cette application. Je ne peux cependant pas révéler leur identité. Je tiens à remercier tous ceux qui, entreprises ou particuliers, ont ainsi choisi de venir nous aider sur ce projet national. En outre, la propriété intellectuelle de l'application reviendra à l'État et l'application sera ensuite en open source : il n'y a donc aucun intérêt caché. Je ne vois aucun problème s'agissant de la phase de développement ; une fois l'application développée, d'autres questions se poseront, en termes par exemple d'hébergement.

La plupart des autres pays européens ont choisi une voie plus coercitive, avec utilisation des données de géolocalisation afin de vérifier le respect du confinement : ce n'est pas le choix fait par la France. Notre application reposera sur la technologie Bluetooth et le volontariat. La technologie Bluetooth présente l'inconvénient de ne pas avoir été conçue pour mesurer les distances, mais c'est la seule qui respecte efficacement la vie privée. Sera-t-elle suffisamment précise pour que l'application soit utile d'un point de vue épidémiologique ? À ce stade, je suis optimiste, mais je n'en suis pas encore certain.

S'agissant du taux de pénétration, ne confondons pas les objectifs. Tout d'abord, les données épidémiologiques sont divergentes : une étude de l'Imperial College d'Oxford estime l'efficacité entre 60 % et 75 %. Mais tout dépend de la stratégie de déconfinement retenue : si nous déconfinons par zones, nous devrons réfléchir par zones. La mise en oeuvre de cette application devra être complétée par un travail de reconstitution des historiques de proximité qui devra être mené à la main, par des personnes qui appelleront les gens et les interrogeront. C'est la recette allemande et coréenne. Mais à chaque fois que vous alerterez quelques personnes de plus grâce à l'application, vous prendrez un temps d'avance sur la chaîne de transmission. Nous avons donc intérêt à ce que cette application soit le plus utilisée possible, en lien avec le déploiement de tests.

N'ayons pas peur pour les libertés publiques - toutes les garanties sont données -, mais gardons-nous aussi de tout « solutionnisme » technologique : cet outil ne sera pas magique.

Les propos du sénateur Franck Montaugé sur les Gafam confirment beaucoup de choses que nous avions déjà pointées. J'espère qu'à la faveur de la crise nous assisterons à une plus grande prise de conscience des parties prenantes et de la population. Je constate cependant que nous cédons vite à la facilité d'utilisation : je ne sens pas de mouvement général de la population française vers le recours à des outils autres que ceux, bien souvent américains, qui fonctionnent le mieux et sont les plus aisément utilisables aujourd'hui. Pourtant, d'autres solutions existent. Si nous voulons faire des choix européens, il nous faudra peut-être accepter que cela marche un peu moins bien pendant un certain temps.

Nous n'avons pas encore le détail technique de ce que Apple et Google nous proposent au sujet de StopCovid. Nos équipes sont en contact avec les leurs. Nous devons poser un principe : les gouvernements doivent avoir le choix, car ils sont responsables de la gestion de la crise devant leurs concitoyens. Toute aide est bienvenue, mais elle doit être apportée aux conditions des gouvernements. Ce principe de base doit être respecté, plus encore en période de crise.

Le temps nous est compté. Le Président de la République et le Gouvernement ont annoncé leur volonté de saisir le Parlement sur la question du déploiement de StopCovid, mais tout doit se jouer d'ici au 11 mai. Nous devrons être prêts à cette date et avoir débattu auparavant. Il est donc probable que nous devrons avancer en parallèle : que le Parlement nous fixe des lignes rouges et des principes de fonctionnement, car tous les développements techniques ne seront peut-être pas aboutis au moment du débat parlementaire. Je souhaite que nous puissions présenter l'architecture technique de StopCovid le plus tôt possible, probablement dans une dizaine de jours. Être prêts pour le 11 mai est un défi.

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous serons au rendez-vous.

M. Cédric O, secrétaire d'État. - S'agissant de la solidarité des géants du numérique, si l'on regarde le e-commerce, on s'aperçoit qu'il ne tire pas son épingle du jeu aussi bien qu'on le pense. Ses entreprises rencontrent des difficultés opérationnelles, notamment pour la gestion de leurs entrepôts et de leurs livraisons, comme en témoigne la décision d'Amazon de ne livrer que les biens essentiels. Nous ne sommes pas dans un âge d'or du e-commerce : ses entreprises vont certes moins mal que les autres commerçants, mais elles n'observeront probablement pas de hausse de leur chiffre d'affaires. De toute évidence, d'autres services purement numériques en profitent. Je retiens votre idée d'une contribution au fonds de solidarité pour les entreprises, je pense que c'est une très bonne idée, même si cela va un peu au-delà de mes responsabilités.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Il faudrait que ce soit une contribution définie par la loi, et non pas un simple acte de charité, car sinon cela ne sera pas suffisant. Le e-commerce a quand même été moins touché que les petits commerçants, qui subissent une forme de concurrence déloyale. Cela justifierait une contribution de ces plateformes de vente en ligne au redressement du pays. Ce débat est distinct de celui que nous avons par ailleurs sur la fiscalité.

Quel est le montant de l'investissement de la France dans le projet StopCovid ? Les explications fournies me semblent assez nébuleuses. Je ne suis pas convaincue de l'efficacité de ce projet ; or l'argent est rare. Je préférerais que l'on investisse massivement dans des tests et des masques !

J'entends le plaidoyer permanent en faveur de la souveraineté numérique, mais j'attends des actes. Il faut un volontarisme total de l'État, avec une impulsion publique au démarrage et la constitution d'un consortium européen, comme pour Airbus ou la filière nucléaire, sinon nous n'y arriverons pas. Je me réjouis que des licornes se développent, mais cela ne suffit pas. Le citoyen ordinaire ne connaît pas les outils numériques français : il n'y a aucune information, aucun volontarisme de l'État ! À l'image de ce que les Américains ont fait avec le Small Business Act , ne faudrait-il pas privilégier les outils français ou européens dans nos appels d'offres ?

M. Serge Babary.  - Le Gouvernement a obtenu d'un certain nombre d'acteurs du e-commerce qu'ils proposent des tarifs préférentiels afin de permettre aux commerçants de proximité de poursuivre, autant que possible, leur activité en recourant au numérique. C'est une initiative bienvenue. Parmi ces acteurs figurent de grands noms, tels que Rakuten, Cdiscount ou Leboncoin, mais pas Amazon : pourquoi une telle absence ?

Afin de réduire la fracture numérique entre commerce en ligne et commerce physique, l'initiative « France Num » va-t-elle être renforcée ? On pourrait imaginer, par exemple, de créer un suramortissement dédié à la présence en ligne : qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Pierre Moga. - Le Gouvernement a mis en place un plan, bienvenu, de soutien aux start-ups , qui permettra sans doute d'éviter des faillites ou des arrêts de projets, mais permettra-t-il de maintenir les financements sur leur trajectoire antérieure à la crise ? L'objectif de créer 25 000 emplois dans le secteur en 2020 sera-t-il confirmé ?

Au début de cette année, les investisseurs institutionnels s'étaient engagés à investir 6 milliards d'euros dans les entreprises technologiques françaises. Qu'en est-il de cet engagement ? Vous êtes-vous assuré qu'il sera tenu ?

Je souhaitais également évoquer Bpifrance, mais vous avez déjà répondu à ce sujet. J'ajoute simplement qu'il ne faudra pas oublier d'augmenter sa dotation au titre de 2021.

Je suis certain que vous travaillez déjà sur le plan de relance. Comme l'a annoncé le Président de la République hier soir, nous allons devoir changer. Ce plan s'inscrira-t-il dans un tel changement ? Tendra-t-il vers davantage d'indépendance nationale et de souveraineté européenne ?

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Dans le secteur de l'immobilier, le numérique est un puissant facteur de productivité et de transversalité, mais cette crise sanitaire a montré l'insuffisance de la dématérialisation à tous les stades de la chaîne du logement, de la conception à la maintenance. Tous les segments ne sont toutefois pas au même niveau : si le secteur privé est équipé à 100 %, ce n'est pas le cas du secteur public, ce qui crée un réel blocage, notamment en ce qui concerne la dématérialisation des demandes de permis de construire. Comptez-vous accélérer le processus de dématérialisation, notamment dans les services de l'État, qui sont loin du compte ?

Dans le domaine de l'hébergement d'urgence, la crise sanitaire a agi comme le révélateur des dysfonctionnements. La fracture numérique est notamment très prégnante parmi ces publics défavorisés ; les enfants, en particulier, se trouvent aujourd'hui déscolarisés. Les associations concernées sont disposées à investir pour améliorer la dotation des centres d'hébergement d'urgence en équipements numériques, mais cela entraînera pour elles un surcoût, alors même que leurs budgets sont déjà contraints.

Enfin, je vous indique que quatorze start-ups azuréennes ont répondu à votre appel à aider les entreprises et les Français, en leur permettant d'utiliser leurs services gratuitement ; c'est un beau message de solidarité.

Mme Viviane Artigalas. - Dans cette période, vous l'avez dit, on constate à quel point les usages du numérique sont importants. Disposez-vous d'un plan pour développer et promouvoir des outils permettant des usages simples et sécurisés, au moins pour les institutions et les services de l'État ?

S'agissant de la 5G, la Convention citoyenne pour le climat a remis en cause son déploiement, qui n'apporterait, selon elle, rien de plus en cette période de crise. Qu'en pensez-vous ?

M. Alain Duran. - Monsieur le secrétaire d'État, vous avez évoqué la fracture numérique en indiquant qu'il paraissait impensable de devoir rester confiné chez soi sans connexion internet ; c'est pourtant la réalité vécue par ceux qui ne disposent que de peu de moyens, financiers ou techniques. Il en est ainsi de certains étudiants, dont les forfaits limités ne peuvent absorber le surplus de consommation induit. Une rapide enquête menée par SMS dans une université d'Occitanie a révélé que 400 étudiants se trouvaient dans cette situation. Des opérateurs ont proposé des recharges prépayées ou des débits supplémentaires, mais, si cela va dans le bon sens, ces efforts restent insuffisants. Envisagez-vous de leur forcer la main afin que ces entreprises s'engagent plus fortement auprès des étudiants, de manière que ceux-ci puissent mener à bien normalement leur année universitaire malgré le confinement ?

Mme Sylviane Noël. - Monsieur le secrétaire d'État, cette crise a été interprétée par les fraudeurs comme une excellente occasion d'arnaquer nos concitoyens en profitant du régime de responsabilité limitée des plateformes en ligne. Considérez-vous que cela prouve la nécessité de traiter rapidement le sujet de la responsabilité des places de marché en ligne, après ceux des fake news , de la haine en ligne et de la neutralité des terminaux ? Envisagez-vous de publier une liste des acteurs qui se comportent mal en la matière ? J'en profite pour rendre hommage au travail de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).

S'agissant des opérateurs, leur capacité à garantir le fonctionnement optimal du réseau repose sur la poursuite de l'activité de partenaires ou de sous-traitants, lesquels rencontrent des problèmes, en raison, par exemple, de la fermeture de certains constructeurs de pylônes, de l'impossibilité de se procurer certains matériaux, voire de difficultés administratives pour obtenir des arrêtés de voirie ou le traitement rapide des demandes de raccordement électrique, par exemple. Dans ce domaine, le soutien du Gouvernement et du Parlement serait déterminant pour redonner des perspectives aux sous-traitants et aux opérateurs.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Ce confinement révèle de grandes disparités numériques au sein des entreprises. Par exemple, certains collaborateurs sont en télétravail quand d'autres sont au chômage partiel. Existe-t-il un guide des bonnes pratiques de télétravail, que les employeurs pourraient suivre ?

S'agissant de l'accès aux technologies, les entreprises qui maîtrisent les nouveaux outils, notamment ceux qui permettent la collecte et l'exploitation des données de leurs clients, pourront survivre, de même que les commerces qui auront pu mettre en place des solutions de livraison à domicile, mais d'autres sont fermées aux nouvelles techniques. Quel accompagnement leur proposez-vous dans cette transition numérique, secteur par secteur ?

M. Fabien Gay. - Sur le tracking , vous avez dit l'essentiel. Il me semble que le débat doit se poursuivre jusqu'à son terme, car cette option emporte de lourdes conséquences en matière de libertés individuelles et collectives.

Les plateformes numériques perdent peut-être de l'argent, mais il n'en reste pas moins qu'il y a une distorsion de concurrence aux dépens des commerces physiques : les premières peuvent livrer alors que les seconds sont fermés, par la force des choses. Amazon a ainsi gagné 13 % de chiffre d'affaires dans la dernière semaine du mois de mars et le cours de son action a grimpé de 200 euros... Vous indiquez que cette entreprise entendait limiter son activité à la vente de biens essentiels sous vingt-quatre heures, mais ce sont bien ses salariés qui ont gagné en référé, aujourd'hui même, car il est impossible de respecter les gestes barrières dans les entrepôts. D'une manière générale, tant que la sécurité de l'ensemble des salariés ne peut être assurée, leur donner pour instruction d'aller travailler relève de l'injonction contradictoire.

Je préfère, quant à moi, la loi à l'aumône : les géants du numérique sont des champions de l'optimisation fiscale, nous devons leur demander une contribution au fonds d'urgence ; nous pourrions en débattre lors de l'examen du prochain projet de loi de finances rectificative. Cela me semble nécessaire !

M. Daniel Grémillet. - Monsieur le secrétaire d'État, concernant la télémédecine, je souhaite attirer votre attention sur des témoignages de médecins à ce sujet que j'ai reçus. Environ 40 % de l'activité des cabinets de médecine générale s'est évaporée et certains patients ont disparu des radars, en particulier en raison de la propagande pour la télémédecine, qui incite à ne plus se rendre chez le médecin. Des plateformes se montent dans des pays étrangers, le cadre législatif entourant la responsabilité pénale des médecins dans cette pratique à distance évolue, l'Ordre des médecins a modifié son code de déontologie et de grands groupes anticipent les évolutions à venir en rachetant un grand nombre de pharmacies.

Un médecin m'a ainsi indiqué que son métier était attaqué de toutes parts à grands coups de millions d'euros et de campagnes de communication. Il a le sentiment que des acteurs majeurs cherchent à « ubériser » la pratique. Un des grands sites de référencement des médecins prélève ainsi 5 euros de commission par consultation, un montant plus élevé que le coût de fonctionnement du cabinet. Ces sites mènent une véritable guerre du référencement en ligne, qui oblige les praticiens à rejoindre le leader pour rester visibles. Les tarifs sont démesurés, alors que l'on ne connaît pas le coût réel des services, basiques, proposés par les plateformes. Soyons vigilants : l'aspect humain est important, on ne soigne pas l'être humain seulement avec des algorithmes.

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Madame Lienemann, le développement de StopCovid ne coûte rien en dehors des salaires des personnels de l'Inria, de l'Anssi et de la Direction interministérielle du numérique impliqués dans le projet. Je concède que le contrôle de gestion du développement de l'application n'a pas été notre priorité, mais le projet ne rassemble que des fonctionnaires et des volontaires qui travaillent gratuitement.

Je partage votre volonté que soit menée une réflexion sur la souveraineté européenne, en faisant le lien avec la commande publique, mais nous ne développerons pas le numérique comme nous avons développé Airbus ou le nucléaire, car il s'agit de créer des outils qui seront adoptés par le public. Cela, seuls des entrepreneurs savent le faire. Nous pouvons aider, mais pas étatiser les projets. Nous avons donc besoin d'établir une sorte de partenariat entre le public et le privé pour mener ces projets à bien.

S'agissant du choix de Microsoft pour le Health Data Hub , il illustre le retard technologique que nous avons pris en la matière : il n'y avait pas d'option française. Nous souhaitons recourir aux algorithmes d'intelligence artificielle pour découvrir des interactions médicamenteuses et des patterns qui nous permettent de lutter contre le Covid-19, et il n'y a pas d'équivalent français à ce que proposent les entreprises américaines dans le cloud sur certaines briques technologiques, notamment le Paas et le Saas Il me semble indispensable de faire en sorte que la France puisse disposer d'un tel outil dans les années à venir, mais aujourd'hui ce n'est pas le cas. Nous avons des acteurs très puissants en ce qui concerne les infrastructures - OVH, Outscale et j'en passe -, mais nous sommes encore très loin du compte s'agissant de certaines couches technologiques.

Monsieur le sénateur Babary, vous m'interrogez sur France Num et le e-commerce, et je vais en profiter pour répondre sur le e-commerce et la distorsion de concurrence évoquée par certains sénateurs. Amazon représente 20 % du commerce en ligne en France, alors qu'ailleurs en Europe son taux de pénétration atteint 40 %, voire 50 %. Chez nous, 80 % du commerce en ligne passe donc par d'autres plateformes, notamment françaises, comme Cdiscount, ManoMano, Fnac-Darty et bien d'autres. Si distorsion de concurrence il y a, celle-ci tient au fait que nos PME ne vendent pas suffisamment sur internet et n'est pas du fait d'Amazon. Nous devons faire en sorte que cela change. Que faisons-nous, collectivement, pour aider nos commerçants à vendre en ligne ? Aujourd'hui, il n'y a pas d'alternative à la vente en ligne. Nous avons pris l'initiative de faire la promotion auprès des petits commerçants de la vente sur les plateformes et nous avons mis en place une action pour permettre aux consommateurs de retrouver, par leur nom ou leur localisation, les petits commerces dont les produits sont vendus par ce canal. Amazon n'a pas voulu se joindre à cet effort. Vous trouvez cela problématique, mais, à l'inverse, les e-commerçants français doivent utiliser le fait que les Français peuvent retrouver chez eux leurs petits commerces pour gagner des parts de marché. Nous devons être aussi bons que les autres dans ce domaine. Faut-il pour cela renforcer France Num ? Je ne veux pas préempter l'après-crise, mais la question du numérique au coeur de la société et de l'économie doit être posée ; y répondre nécessite une réflexion globale, dans laquelle France Num a sa place. Il faudra également traiter de la fracture numérique, de la souveraineté numérique et du récit collectif sur ce sujet.

S'agissant de la contribution des assureurs à l'investissement dans les start-ups , françaises, nous comptons bien que les 6 milliards d'euros promis soient au rendez-vous. Une réunion se tiendra à ce sujet fin avril et les engagements pris de part et d'autre devront être tenus. Bpifrance est évidemment en première ligne sur ce sujet et je salue le travail de ses équipes. Sur le plan de relance, je ne veux pas préempter un sujet qui relève davantage du ministre de l'économie et de l'Union européenne, mais je pense que le numérique devra bien sûr en faire partie.

Madame Estrosi Sassone, vous avez raison de souligner les insuffisances de la dématérialisation dans le secteur du logement. Il y a en effet des insuffisances du côté de l'État : les procédures de demande de logement social, par exemple, doivent être améliorées dans les semaines ou les mois qui viennent, de nombreuses photocopies étant aujourd'hui exigées. Nous devons faire des progrès, mais tout le monde doit être au rendez-vous. Mon collègue Julien Denormandie m'indiquait ainsi que ce sont les collectivités territoriales qui ont demandé que l'on repousse d'un an ou deux l'échéance à laquelle les démarches dématérialisées deviendront obligatoires. En la matière, c'est le Gouvernement qui était mieux-disant. Il faut que les collectivités s'adaptent, ainsi que les entreprises ; nous y travaillons.

S'agissant de la fracture numérique, le constat est terrible : le confinement ajoute de nouveaux handicaps aux difficultés sociales et familiales en matière de recours aux services publics, de lien avec les proches ou les enseignants. Nous avons lancé une initiative de solidarité numérique et nous devrons collectivement faire un effort sur ce sujet. Vous évoquiez le fait que l'Éducation nationale a perdu le contact avec 8 % des enfants scolarisés.

En effet, des entreprises numériques azuréennes ont répondu à l'appel que nous avons lancé à l'ensemble de la french tech pour apporter des solutions gratuites aux entreprises et aux Français : 300 entreprises se sont manifestées et plus d'une centaine d'offres ont été publiées sur mobilisation-numerique.gouv.fr.

S'agissant de l'élaboration d'un guide des bonnes pratiques de télétravail, le ministère du travail donne des indications, ainsi que la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Sur le site mobilisation-numerique.gouv.fr , par ailleurs, des entreprises mettent gratuitement à disposition des solutions de télétravail.

Madame Artigalas, vous m'interrogez sur la promotion de solutions auprès des usagers. Nous sommes en train de travailler sur certaines recommandations d'outils d'utilisation courante. Cela nécessite un audit précis, qui est en cours, mais les services de l'État sont actuellement sous tension. Bien entendu, nos recommandations n'auront de valeur exécutoire qu'en ce qui concerne l'État.

Je rappelle qu'aucune étude épidémiologique n'a démontré l'existence d'un quelconque problème de santé causé par la 5G. S'agissant du rapport entre numérique et environnement, je voudrais souligner que sans technologies numériques avancées, il n'y aura pas de transition énergétique. Certes, le numérique est polluant, il consomme de l'énergie et des terres rares, mais aucune transition énergétique n'est possible sans lui. Le fonctionnement énergétique de demain reposera ainsi sur le smart grid , c'est-à-dire sur un réseau de nombreux petits points de production d'énergie - éoliennes, véhicules électriques, etc. -, qui ne pourra être géré que par des algorithmes l'équilibrant en temps réel. Le rêve d'une société ayant intégré la transition énergétique jusqu'au bout ne pourra donc se réaliser que grâce au numérique ; la 5G en fait partie. Ce secteur, à mon sens, permet donc des économies d'énergie et son bilan est probablement positif, même si nous devons travailler sur la consommation et la préservation des terres rares.

Monsieur Duran, j'ai évoqué la question des forfaits étudiants avec M. Blanquer et Mme Vidal. Les opérateurs ont fait beaucoup d'efforts et nous étudions comment aller plus loin, notamment dans la perspective de l'organisation d'examens recourant à la visioconférence. Le sujet est difficile à traiter, dans la mesure où il faut que le débit mis à disposition pour les études ne soit utilisé que pour celles-ci. La question de l'accès à internet des populations fragiles est en effet plus vaste.

Madame la sénatrice Sylviane Noël, vous avez évoqué ce qui est pour moi un sujet de grand agacement : le comportement de certaines plateformes de vente en ligne dans la crise actuelle, notamment Wish, qui relaie des publicités pour des masques ou des produits dont nous ne savons pas s'ils sont aux normes européennes et qui s'abrite derrière la directive e-commerce. Cela ne restera pas impuni : ceux qui ont profité de la crise pour faire ce genre de business sans aucune considération éthique en paieront le prix. Je rends à mon tour hommage aux agents de la DGCCRF, qui travaillent jour et nuit sur ces questions. Nous devrons réfléchir à adapter nos outils de régulation si les moyens dont nous disposons se révèlent insuffisants, car ces plateformes sont dangereuses pour la population française. Il nous faut les clouer au pilori et les forcer à se mettre en conformité. Si les dispositions de la directive e-commerce s'avèrent imparfaites, il nous faut en parler clairement avec nos partenaires. Ce texte fait déjà l'objet de débats, mais la sécurité des produits vendus en ligne est une question très importante. De tels abus sont insupportables, particulièrement en période de crise.

Madame la sénatrice Noël, nous faisons tout ce que nous pouvons pour que les opérateurs de télécoms puissent continuer à opérer. J'ai parlé avec M. Castaner pour que la police, qui effectue un travail extraordinaire, n'empêche pas les agents de leurs sous-traitants de circuler. Nous suivons ce sujet au jour le jour.

Monsieur Gremillet, s'agissant des outils de téléconsultation, je connais le débat qu'ils suscitent. Il est certain, cela étant, que la télémédecine ne peut se faire sans les médecins. Il faut toutefois garder à l'esprit que disposer d'un champion comme Doctolib représente pour nous une chance collective : je préfère en effet devoir m'adresser à Doctolib pour développer la télémédecine, ce qui ne lui confère aucun passe-droit, plutôt que d'avoir pour seule option le recours à un outil américain, comme c'est le cas dans d'autres domaines. La discussion doit avoir lieu, ce site n'a pas tous les droits, mais c'est un champion français.

Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur le secrétaire d'État, vos propos illustrent la difficulté et la nécessité de parvenir à un équilibre entre le physique et le numérique, dans le domaine médical comme dans celui du commerce. C'est une question qui va bien au-delà de la gestion de la présente crise. Merci de nous avoir fait part clairement et honnêtement de vos incertitudes. Nous nous retrouverons pour débattre du traçage dans les semaines qui viennent.

Audition de M. Julien Denormandie,
ministre chargé de la ville et du logement
(Mercredi 15 avril 2020)

Mme Sophie Primas , présidente . - Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir aujourd'hui M. Julien Denormandie, ministre chargé de la ville et du logement, que je remercie d'avoir accepté ce format de réunion. Cela permet au Parlement de poursuivre son travail de contrôle du Gouvernement et de la mise en oeuvre du plan d'urgence.

Monsieur le ministre, votre audition vient clore un cycle d'auditions ministérielles, ouvert la semaine dernière pour faire le point sur les premières mesures prises face à la pandémie. Il s'agit également pour nous de réfléchir, dès maintenant, à la reprise de l'activité économique, puis à sa relance.

Avant d'aller plus loin, je tiens à rendre hommage aux nombreux personnels du secteur du logement, qui, depuis maintenant plus d'un mois, se dévouent au profit des autres et dont on parle trop peu. Je pense aux gardiens d'immeuble, aux personnels des sociétés de propreté, aux techniciens de maintenance, aux électriciens, aux plombiers, aux ascensoristes, aux personnels des offices de logement social... Il nous faut aussi penser aux travailleurs sociaux des associations d'hébergement d'urgence et à leurs bénévoles, qui accueillent, dans des conditions très difficiles et souvent avec peu de protections, des personnes en grande précarité. Tous sont bien en première ligne dans cette crise.

Monsieur le ministre, vous allez nous présenter votre action depuis maintenant un mois. Je souhaite, pour ma part, dès ce propos liminaire, mettre l'accent sur trois domaines particulièrement importants : le blocage de la « chaîne logement », la situation très tendue de l'hébergement d'urgence et la réalité de la crise dans les quartiers de la politique de la ville.

Actuellement, la chaîne du logement est bloquée d'un bout à l'autre. Les chantiers sont arrêtés. Les transactions sont quasi inexistantes, et il est impossible de déménager. À ce coup d'arrêt lié à la crise sanitaire semblent s'ajouter les mesures prises dans l'urgence pour suspendre ou repousser certains délais. Elles pourraient amplifier la situation de blocage bien au-delà de l'été. Les professionnels sont très inquiets. Je sais que vous travaillez à une ordonnance correctrice qui a suscité une vive inquiétude des élus locaux. Vous avez en partie répondu à cette problématique en début d'après-midi, lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement du Sénat. Où en est-on ?

Lorsque l'on parle du blocage de la chaîne du logement, bien que ce ne soit pas directement de votre compétence, il ne nous faut pas écarter le problème de la tenue des élections municipales. Leur date est un réel sujet de préoccupation pour des professionnels inquiets de voir se prolonger, peut-être jusqu'au mois de mars 2021, l'incertitude dans laquelle les plongent la suspension du déroulement du second tour et la non-installation des conseils élus.

J'en viens à l'hébergement d'urgence. Comment mettre à l'abri les personnes qui vivent dans la rue ou dans la plus grande précarité ? Comment protéger les personnels des associations qui doivent les prendre en charge ?

Ces associations, qui sont également des employeurs ayant de lourdes responsabilités vis-à-vis de leurs salariés, ne sont pas destinataires de masques. Je m'explique mal que votre ministère leur recommande de s'équiper de masques réutilisables en tissu quand, dans le BTP, on devrait utiliser des masques chirurgicaux. Il ne faut pas que ces personnels, comme les publics qu'ils accueillent, soient les oubliés de la gestion de crise.

Enfin, il me semble que les quartiers populaires, ceux de la politique de la ville, devraient constituer un point de préoccupation centrale dans la crise que nous traversons. Le Président de la République l'a évoqué, la presse se fait l'écho de la difficulté à se confiner, dans ces quartiers, des ménages les plus modestes. Quelle est véritablement la situation et quelle y est l'action de l'État ? Comment les services publics sont-ils assurés ? Va-t-on pouvoir soutenir le tissu entrepreneurial ? Enfin, se donne-t-on vraiment la possibilité d'intégrer ces quartiers, dont certains sont en rupture avec la République, dans l'effort de la Nation, les élans de solidarité et la dynamique de relance de l'activité ?

M. Julien Denormandie, ministre auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ville et du logement. - À mon tour, je veux rendre hommage à tous les acteurs de la chaîne de l'immobilier. La première des priorités, c'est en effet que les logements continuent à fonctionner.

C'est pourquoi, depuis le début du confinement, tous les trois jours, je fais un point avec la Fédération des ascensoristes, la Fédération des sociétés de nettoyage, etc., pour m'assurer que ces services essentiels à la vie des logements perdurent. J'ai une pensée particulière pour les gardiens d'immeuble, à qui j'ai écrit, pour les travailleurs sociaux qui travaillent au sein des centres d'hébergement et pour le tissu associatif.

La réponse à la crise que nous traversons doit comporter trois volets : le premier est sanitaire, le deuxième est économique, le troisième est social. Il faut rendre hommage à tous les acteurs du monde social.

Au premier jour du confinement, ma première priorité a été de m'assurer que la maintenance et le fonctionnement des logements étaient garantis.

La question de l'activité du logement dans son ensemble se pose également. Celle-ci concerne près de 2 millions de personnes, si l'on ne prend en compte que l'activité de construction et celle des agents immobiliers de manière générale, y compris les notaires, entre autres. Ce secteur est touché de plein fouet : la semaine dernière, neuf chantiers sur dix étaient à l'arrêt, ce qui a des conséquences aujourd'hui, mais en aura surtout demain. Bien évidemment, ces entreprises bénéficient des aides que l'État a mises en oeuvre.

Notre première action a été de permettre la reprise des chantiers, là où c'est possible et en garantissant la sécurité des salariés. A ainsi été mis en place voilà quinze jours, en lien avec d'autres ministères et l'ensemble des fédérations concernées, un guide sanitaire édictant les principales mesures pour assurer la sécurité des salariés et des personnels travaillant sur les chantiers.

Nous nous sommes également heurtés à des questions juridiques complexes, par exemple les pénalités de retard. Comment reprendre un chantier quand on sait que cela entraînera des pénalités de retard ? Nous sommes donc convenus de modifier par la loi les relations entre maîtres d'ouvrage et opérateurs. Un texte en ce sens a été présenté et adopté ce matin en conseil des ministres.

Se pose également la question des surcoûts. Aujourd'hui, les mesures sanitaires prévues par le guide sanitaire ont un impact sur l'équation économique des chantiers. Qui supportera ces surcoûts ? Comment les répartir au mieux ? Les solutions sont-elles d'ordre juridique, organisationnel, contractuel ? Sur ce sujet, la réflexion est toujours en cours avec l'ensemble des parties prenantes.

Le confinement a aussi une incidence sur les délais de l'ensemble des actes liés à une opération de logements, qu'il s'agisse des autorisations (permis de construire), de la mise en oeuvre (droits d'aliénation) ou des délais de recours.

Le 25 mars dernier, il a paru indispensable de figer le cadre juridique pour sécuriser l'ensemble des acteurs. C'est pourquoi une ordonnance a été prise avec la garde des sceaux, mais elle allait beaucoup trop loin dans l'allongement des délais. En cette période de confinement où les dossiers ne pouvaient plus être instruits, il était normal de surseoir aux délais relatifs aux autorisations d'urbanisme, qui fonctionnent sur le modèle du « silence vaut accord ».

De la même façon, il fallait décaler les délais de recours. Cet allongement des délais était dantesque : on prenait le temps de recours restant, allongé de la période sanitaire, c'est-à-dire jusqu'au 24 mai, auquel s'ajoutait un délai tampon d'un mois afin que toute la machine se remette en place, à l'issue duquel le droit de recours repartait de zéro. Ainsi, pour un délai qui aurait dû expirer dix jours avant le confinement, c'est un report de trois mois qui aurait été prévu après la période sanitaire... Cette situation, qui figeait tous les projets, a suscité de nombreuses inquiétudes.

Il en était de même pour les autorisations d'urbanisme. J'insiste sur le fait que les collectivités ont toujours la possibilité de les délivrer et je les invite à le faire, lorsque les conditions de sécurité sont réunies, afin de s'assurer que le tissu des PME et des ETI ne souffre pas davantage au lendemain de la crise. L'ordonnance du 25 mars dernier prévoyait que les autorisations d'urbanisme étaient décalées du temps de la période, plus un mois.

Forts des remontées de terrain que nous avons eues, la garde des sceaux et moi-même avons présenté ce matin une nouvelle ordonnance prévoyant que, pour les délais de recours, le temps qui restait avant l'entrée en vigueur du confinement serait reconduit à l'issue de cette période, avec un minimum de sept jours. Sur les documents d'urbanisme comme sur la préemption, le temps qui restait avant le confinement sera reconduit après. Rien ne change pour les délais de rétractation. Nous avons essayé de remettre de l'ordre en diminuant l'augmentation des délais ; il n'en demeure pas moins que cette période aura un impact sur la construction.

Nous réfléchissons déjà, avec l'ensemble des acteurs, aux mesures à prendre le moment venu pour faire du bâtiment et de l'immobilier un acteur majeur de la relance. Ces mesures porteront sur la construction neuve, l'offre et la demande, mais elles doivent également concerner la réhabilitation. En effet, cette crise a mis davantage en avant encore la nécessité de promouvoir la réhabilitation : rénovation énergétique, rénovation des grandes copropriétés dégradées, rénovation des bâtiments sociaux.

Il faut que tous les maillons de la chaîne du logement soient en mesure de fonctionner : déménageurs, notaires... Un décret tout à fait exceptionnel a été pris voilà quinze jours permettant de dématérialiser l'ensemble des actes notariés.

Enfin, nous aurons un rôle à jouer dans la reprise. Cette année est marquée par le schéma suivant : élections municipales, confinement, élections municipales. Pendant les années d'élections municipales, vous le savez, le nombre d'autorisations d'urbanisme n'est pas le même. Or il faut collégialement réfléchir aux moyens de soutenir les PME et ETI, qui seront pleinement affectées par cette séquence.

J'en viens à l'hébergement d'urgence.

La première priorité a été d'amplifier les mises à l'abri. Nous avons prolongé la trêve hivernale jusqu'à la fin du mois de mai, afin d'éviter toute expulsion locative, et pérennisé l'ensemble du dispositif hivernal, qui avait permis l'ouverture de 14 000 places d'hébergement supplémentaires. Depuis le confinement, 15 000 places de plus ont été ouvertes, dont 10 000 réquisitions ou mises à disposition de chambres d'hôtels. Il s'agit là d'une mesure dont la mise en place est rapide et qui permet d'épauler les associations en s'appuyant sur le personnel des hôtels.

Il a fallu ensuite gérer l'aide alimentaire. De nombreuses associations ont dû s'adapter, car elles s'appuient sur des bénévoles qui sont le plus souvent d'un certain âge et qui ont dû se protéger de la propagation du virus en se confinant.

Dans l'Hexagone et en outre-mer, là où des difficultés ont été constatées, une aide exceptionnelle a été mise en place, d'un montant de 15 millions d'euros et à destination d'environ 60 000 bénéficiaires, par le biais de « chèques-services », sorte de « tickets restaurant », devant être distribués par les centres communaux d'action sociale (CCAS) ou des associations d'aides alimentaires qui ont des difficultés de fonctionnement.

Se pose aussi la question particulière des sans-abris contaminés par le Covid-19, mais ne nécessitant pas d'être hospitalisés. Il est très difficile d'en connaître le nombre exact. Lorsque les centres d'hébergement d'urgence ne peuvent pas les isoler en leur sein, ces malades sont dirigés vers des centres spécifiques : 86 centres de cette nature ont été ouverts depuis le début du confinement, gérés par les associations, ce qui représente environ 3 200 places disponibles.

La protection des personnels travaillant dans les centres accueillant des Covid + constitue bien un enjeu. Tout le matériel leur est fourni par les agences régionales de santé (ARS). Quid des autres centres, qui demandent légitimement à avoir plus de matériel de protection ? Nous avons passé des commandes groupées importantes.

En matière de politique de la ville, notre réponse doit s'appuyer sur trois actions.

Je ne reviens pas sur les débats qui ont pu déshonorer ceux qui les avaient lancés, notamment l'amalgame indécent entre l'origine des personnes vivant dans les quartiers prioritaires de la ville et la capacité à obéir aux règles de confinement. En réalité, le non-respect des règles se produit tout autant dans les quartiers bourgeois que dans les quartiers les plus difficiles.

La première action, c'est l'accompagnement des familles modestes. De plus en plus d'habitants des quartiers prioritaires de la ville se tournent vers les CCAS et les aides alimentaires. C'est notamment dû à l'arrêt de la cantine, à la fermeture de certains lieux d'approvisionnement ou au fait que certains compléments de revenus n'existent plus.

Nous avons annoncé ce matin le versement d'une aide exceptionnelle de solidarité consacrée aux personnes les plus précaires
- bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) et de l'allocation de solidarité spécifique (ASS) -, ainsi qu'à toutes les familles éligibles à l'aide personnalisée au logement (APL). Son principe est assez simple : les bénéficiaires du RSA ou de l'ASS toucheront 150 euros ; en outre, ainsi que les bénéficiaires des APL, ils percevront 100 euros par enfant. Ainsi, une femme seule élevant trois enfants habitant en région parisienne et touchant 250 euros d'APL touchera au mois de mai prochain 300 euros en plus de cette allocation. Le montant de cette mesure, qui concernera 4 millions de foyers, s'élèvera à 850 millions d'euros. Tout sera géré par les CAF, aucune démarche ne sera nécessaire.

La deuxième action, c'est le soutien aux acteurs associatifs sur le terrain. Dans cette période, il est très important d'aider les associations. C'est pourquoi nous avons notamment pris des mesures juridiques, pour permettre aux communes qui n'avaient pas eu le temps de statuer sur un certain nombre d'aides aux associations de le faire. Cela répond d'ailleurs à une demande forte de votre part. Je précise que l'ensemble des aides prévues pour les entreprises valent aussi pour les associations.

Le soutien aux acteurs de terrain passe également par une vigilance accrue dans certains domaines. Je pense aux échanges nombreux que j'ai eus avec le directeur général de La Poste. Vous savez le rôle essentiel que joue La Poste dans ces quartiers, notamment en début de mois. Nous avons suivi avec beaucoup d'attention la mise en place du service public.

La troisième action, c'est la continuité éducative. La crise que nous traversons est à notre société ce que le négatif est à la photographie : c'est un reflet encore plus vif des inégalités sociales. Je travaille avec Jean-Michel Blanquer pour apporter des mesures de soutien sur la continuité éducative
- fourniture de matériel, mentorat, tutorat...

Telles sont les trois priorités que j'ai fixées dans les quartiers de politique de la ville. Tout se fait en lien avec les collectivités locales : des visioconférences sont organisées deux fois par semaine avec les maires de ces quartiers, afin que je puisse m'assurer que ce qui est mis en oeuvre est bien déployé dans les territoires et que des solutions puissent être trouvées dès qu'un nouveau problème est identifié.

Mme Dominique Estrosi Sassone . - Monsieur le ministre, je voudrais tout d'abord vous transmettre les remerciements de beaucoup d'acteurs du monde du logement, qui ont témoigné auprès d'Annie Guillemot et de moi-même de votre écoute et de votre engagement.

Je souhaite vous interroger sur le secteur du BTP, de la gestion immobilière et des bailleurs sociaux.

Dans le BTP, les chantiers sont actuellement à l'arrêt. Comment peuvent-ils reprendre ? Le guide pratique qui a été publié est très difficile à mettre en oeuvre, faute notamment des masques chirurgicaux qui y sont exigés. Les professionnels constatent d'eux-mêmes qu'ils ne peuvent être prioritaires par rapport aux soignants : ils ne peuvent donc reprendre une activité dangereuse - c'est le secteur où se produit le plus grand nombre d'accidents du travail -, alors que les urgences sont débordées. Qui plus est, ils doivent protéger leurs personnels. Comment comptez-vous débloquer la situation ?

Si les chantiers reprennent, qui payera les surcoûts induits par l'application du guide pratique, ainsi que par les retards ? Bien que ceux-ci soient très difficiles à évaluer, certains avancent d'ores et déjà une augmentation de l'ordre de 20 %, avec des surcoûts variables entre la construction neuve, les chantiers de réhabilitation et l'entretien et la maintenance courants, qu'aucun des acteurs de la chaîne du logement
- entreprises, maîtres d'ouvrage, maîtres d'oeuvre - ne peut supporter seul. Ne faut-il pas que se constitue une « chaîne de loyauté économique », pour que tous les acteurs prennent en charge les surcoûts liés au Covid-19 ?

Dans le domaine de la transaction et de la gestion immobilière, on peut relever deux principaux problèmes : les dates des assemblées générales et les délais arrêtés dans les ordonnances du 25 mars dernier sur la gestion des copropriétés. La saisonnalité de cette gestion et le mode de contrat des syndics risquent de conduire à un gigantesque embouteillage, puisqu'il faudrait réunir toutes les assemblées générales au cours de la dernière semaine de juin. Il aurait suffi que la date du report des assemblées générales soit fixée au 30 juin, et non de façon indéterminée à partir d'un mois après la fin de l'état d'urgence sanitaire, a priori le 24 juin.

Quid de la dispense d'un second envoi complet pour les assemblées générales convoquées avant le début du confinement qui n'ont pas pu se tenir, et ce afin d'éviter les surcoûts et les prolongations de contrat ? Avez-vous une solution ? La profession est très inquiète.

Comment organiser la reprise du marché immobilier et remettre en route la mécanique complexe des différents délais, suspendus ou non, entre acquéreurs, acheteurs, notaires, banquiers, services publics d'urbanisme et de la publicité foncière et déménageurs, pour éviter les pénalités de retard et les contentieux ?

Enfin, concernant les bailleurs sociaux, deux sujets méritent une attention particulière.

Premièrement, il est trop tôt pour confirmer ou infirmer les craintes exprimées concernant les impayés. Pour l'instant, il n'y a que des difficultés techniques liées notamment aux services postaux pour l'envoi des chèques, à l'exception des résidences étudiantes et des foyers de jeunes travailleurs. Les organismes gestionnaires, notamment les centres régionaux des oeuvres universitaires et scolaires (Crous), vont perdre des rentrées, car la plupart des étudiants sont partis, et vont donc se retourner vers les bailleurs sociaux. Monsieur le ministre, je vous remercie d'avoir tenu bon face à la fausse bonne idée d'un moratoire généralisé des loyers, qui ne ferait qu'aggraver à terme la situation des locataires. Toutefois, il n'est pas certain que le Fonds de solidarité pour le logement (FSL) soit adapté à l'aide d'urgence qui sera peut-être utile dans les prochaines semaines. Les règles devront éventuellement être simplifiées, et il faudra abonder ce fonds.

Deuxièmement, par le jeu des surcoûts et des diminutions de recettes, notamment celles des ventes de logement, la crise va fortement entamer les capacités d'investissement des bailleurs sociaux. Plus que de trésorerie, ce sont de fonds propres dont vont avoir besoin les bailleurs sociaux pour la relance de l'activité. Comment comptez-vous les y aider ?

Mme Annie Guillemot . - Monsieur le ministre, mes interrogations concernent les domaines de l'hébergement d'urgence et de la politique de la ville. En effet, nous avons auditionné les structures nationales et les acteurs de terrain, pour apprécier la traduction des mesures qui ont été prises.

En ce qui concerne l'hébergement d'urgence, ma première question porte sur la coordination et le pilotage de l'action. Les associations nous ont dit votre investissement et les réunions bihebdomadaires que vous organisez. Toutefois, localement, cela ne suit pas. Que pouvez-vous faire pour impulser une véritable dynamique de travail entre les acteurs ? Beaucoup s'étonnent, par exemple, d'être livrés à eux-mêmes pour acquérir des masques. Il s'agit là d'une question centrale, notamment pour les associations qui sont responsables de leurs personnels. Une mutualisation et une régulation seraient bienvenues.

Dans nos régions, plusieurs gymnases sont encore ouverts pour accueillir des personnes sans domicile. Or ce type d'hébergement favorise la promiscuité et la contamination. Comment y remédier ? J'ajoute à ce problème immédiat une question sur l'après-crise : comment tenir compte de cette crise sanitaire pour adapter nos capacités d'accueil, essentiellement en hébergement collectif ? C'est une question que posent également les associations.

La garde des sceaux a annoncé un nombre important de libérations anticipées, afin de faciliter la gestion des prisons. Nous ne remettons pas en cause cette mesure, mais quelle coordination est assurée avec les acteurs de l'hébergement d'urgence pour accueillir ces personnes souvent sans logement et sans ressources ?

Alors même qu'elles doivent s'attendre à des pertes financières importantes, les associations d'hébergement d'urgence font face à des surcoûts très élevés. Elles avancent ces sommes sur leur propre budget : comment seront-elles prises en charge ?

Le Président de la République a annoncé une allocation de 200 euros pour les familles précaires avec enfants. Nous connaissons le dispositif qui a été présenté ce matin en conseil des ministres. Cette mesure concernera-t-elle les ménages au RSA avec enfants, mais aussi les personnes isolées, notamment les étudiants qui n'ont pas accès au RSA et pas toujours à l'APL ?

Une aide alimentaire a été mise en place sous forme de chèques-services, à hauteur de 7 euros par jour et par personne. Les associations saluent cette solution, mais elles demandent que les montants en soient accrus et que plus d'associations puissent les distribuer. Par ailleurs, un certain nombre d'associations nous ont alertées sur le fait que, dans les hôtels réquisitionnés, surtout quand il s'agit d'hôtels low cost , les gérants étaient absents et qu'aucun service de restauration n'était prévu. Il revient aux bénévoles d'apporter les repas sur les paliers et de distribuer les chèques-services.

Enfin, la trêve hivernale a été repoussée jusqu'au 31 mai et le confinement total jusqu'au 11 mai. Comment organiser le déconfinement de ces personnes qui risquent de se retrouver toutes en même temps à la rue, si rien n'est fait ?

J'en viens à la politique de la ville.

Que va faire l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) ? Sa trésorerie dépasse aujourd'hui les 500 millions d'euros. Ne peut-on prévoir d'emblée dans le plan de relance que l'ANRU prendra en charge les surcoûts pour relancer les chantiers à l'arrêt ?

Par ailleurs, il me semble fondamental de permettre, au plus vite, le retour des travailleurs sociaux et des dispositifs de médiation et d'éducation spécialisée dans les quartiers. Il n'y a plus d'agent de prévention dans les quartiers. Si la situation n'est pas uniforme, il est clair que la prolongation du confinement dans des conditions de vie et de logement difficiles va accroître les tensions.

Sans monter en épingle cette question, je rappelle que le ramadan débutera le 24 avril. Je sais que vous y travaillez, monsieur le ministre.

L'une des fractures de ces quartiers, c'est la déscolarisation. Il est toujours difficile d'obtenir des statistiques de l'éducation nationale. Connaît-on le taux d'élèves ayant décroché ? Les quartiers seront-ils prioritaires pour la réouverture des écoles ? Qu'en sera-t-il des organismes de formation professionnelle ?

M. Julien Denormandie, ministre . - Concernant la reprise du BTP, la première difficulté est la protection des travailleurs. Le guide sanitaire fixe un cadre. Nous en avons longuement discuté avec les fédérations professionnelles et avec le ministère du travail pour essayer de trouver les bons équilibres.

Les masques ne sont pas indiqués pour tous les actes, mais seulement pour ceux où ils constituent la seule barrière sanitaire possible. Nous menons une politique d'achat de masques FFP2 et de production de masques homologués alternatifs dits « grand public », afin de protéger les professionnels lorsque le port du masque est nécessaire.

Le guide sanitaire ne permet sans doute pas de répondre à toutes les difficultés, mais il aborde de multiples questions comme celles des cantines, des bungalows de repos, du transport, etc.

La deuxième difficulté est la multitude de relations contractuelles qui unissent les différents acteurs d'une opération d'aménagement, surtout quand il s'agit d'acteurs privés. L'ordonnance prise ce matin règle en partie ces difficultés, s'agissant notamment des pénalités de retard.

Reste la question des surcoûts, que les bailleurs sociaux estiment entre 8 et 12 % et les fédérations entre 18 et 20 %. Madame Dominique Estrosi Sassone, je partage votre vision d'une « chaîne de loyauté économique » permettant le partage des surcoûts. Nous avons fait le choix, dans l'ordonnance prise ce matin, de ne pas régler cette question de manière législative, afin de préserver les relations contractuelles privées. Pour les opérations publiques, nous travaillons actuellement sur les modalités d'une contribution des financeurs. Je tiens d'ailleurs à remercier mes équipes pour le travail accompli depuis plusieurs semaines.

Concernant les assemblées générales (AG), nous devons corriger les ordonnances du 25 mars, pour prolonger du 24 au 30 juin la période pendant laquelle le mandat des syndics est renouvelé automatiquement. J'espère pouvoir faire adopter cette mesure lors du prochain conseil des ministres.

S'agissant de la dispense d'un second envoi complet pour éviter les surcoûts, je n'ai pas de réponse à cette heure, mais je reviendrai vers vous dès que possible.

J'en viens à la question des délais suspendus. S'il fallait évidemment surseoir tous les délais pendant la période de confinement, le principe doit être appliqué, ni plus ni moins ; Autrement dit, il faut continuer à délivrer les autorisations d'urbanisme quand c'est possible, et je sais que les collectivités s'efforcent de le faire.

Nous avons fait le choix, non pas d'un moratoire, mais d'un accompagnement visant à permettre aux Français de payer leur loyer. L'aide exceptionnelle de solidarité que nous avons mise en place est automatique, et elle sera versée dès le 15 mai. Je le répète, les personnes au RSA ou à l'ASS toucheront 150 euros et 100 euros supplémentaires par enfant, et les personnes bénéficiant des APL 100 euros par enfant.

Par ailleurs, le Président de la République a annoncé qu'une aide exceptionnelle serait versée aux étudiants. J'y travaille actuellement avec Frédérique Vidal et Olivier Véran.

Nous savons que, en dépit de cette aide exceptionnelle de solidarité, certaines familles rencontreront des difficultés pour payer leur loyer. C'est pourquoi j'ai mis en place un accompagnement individualisé, en lien avec les bailleurs sociaux, l'association des départements de France et l'Agence nationale pour l'information sur le logement.

Pour les loyers du parc privé, nous avons mis en place un dispositif « SOS loyers impayés » avec les agences départementales d'information sur le logement (ADIL).

Enfin, nous sommes convenus, le président Bussereau et moi-même, d'utiliser pleinement le FSL.

Nous n'avons pas encore traité le problème des résidences étudiantes, mais ce sujet est remonté jusqu'à nous.

J'en viens aux difficultés rencontrées par les bailleurs sociaux. Il est de ma responsabilité que les bailleurs sociaux traversent l'épreuve. Le dispositif des titres participatifs fonctionne très bien ; il permet de leur apporter des quasi-fonds propres.

Vous m'avez également interrogé sur l'hébergement d'urgence. Nous travaillons étroitement et en toute transparence avec les associations, les préfectures et les services intégrés de l'accueil et de l'orientation (SIAO). Cela nous a par exemple permis de passer des commandes groupées d'achat de matériel.

Nous avons ouvert à ce jour 174 000 places pour les personnes mises à l'abri, soit 30 000 places de plus qu'au 1 er novembre. Nous avons essayé autant que possible de « desserrer » un certain nombre de sites et d'éviter de recourir aux hébergements collectifs comme les gymnases, par exemple en réquisitionnant des hôtels.

Quand nous sommes entrés en confinement, je venais d'annoncer que, sur les 14 000 places que nous avions ouvertes pendant l'hiver, 7 000 seraient pérennisées. Depuis lors, nous en avons ouvert 15 000 de plus. Il est clair que les hôtels qui ont été réquisitionnés n'ont pas vocation à rester des centres d'hébergement d'urgence. Je crois beaucoup à la mise en place après la crise d'un service public « de la rue au logement ».

Le sujet des personnes libérées n'est pas encore remonté jusqu'à moi, mais j'interrogerai les associations dès demain.

J'ai d'ores et déjà ouvert une enveloppe de 65 millions d'euros, dont 15 millions d'euros pour les chèques-services et 50 millions d'euros pour la pérennisation des places hivernales et l'ouverture de nouvelles places, afin d'aider les associations à faire face aux surcoûts, mais nous pourrons aller plus loin si nécessaire. Par ailleurs, nous avons mis en place un groupe de travail consacré à la question du soutien financier.

En matière d'aide alimentaire, nous avons passé un premier marché de 15 millions d'euros pour des chèques-services de 3,50 euros chacun, à raison de deux chèques par jour et par personne, mais nous irons plus loin si nécessaire. On nous a signalé que les associations habilitées à distribuer ces chèques ne sont pas en nombre suffisant, et nous y travaillons.

Il est souvent plus simple de réquisitionner des hôtels que des immeubles nus. Les chèques-services alimentaires ont aussi été mis en place pour les personnes hébergées dans des hôtels ne disposant pas de service de restauration.

L'ANRU est un acteur majeur de la politique de la ville. Elle pourra financer des surcoûts, et peut-être préfinancer davantage les opérations d'aménagement. Nous y travaillons actuellement, car il s'agit d'un vrai sujet.

Les associations et les élus nous remontent très souvent la question de la prévention spécialisée. La modification de l'autorisation de déplacement intervenue il y a dix jours doit permettre aux médiateurs de se déplacer plus facilement. Quoi qu'il en soit, ces derniers travaillent toujours en lien étroit avec les équipes de police.

S'agissant du ramadan, nous avons bien son calendrier en tête.

Je ne dispose pas de chiffres exacts sur la déscolarisation, mais la lutte contre la discontinuité éducative est une priorité. Jean-Michel Blanquer et moi-même y travaillons quotidiennement y compris en termes de matériels et de suivi.

Mme Sophie Primas , présidente . - Monsieur le ministre, nous aurons beaucoup de mal à faire redémarrer les entreprises du bâtiment tant que la question de la responsabilité des employeurs vis-à-vis de leurs salariés ne sera pas éclaircie. Il faut donner des assurances juridiques.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Concernant les impayés de loyers, la stratégie me paraît bonne. La mobilisation des bailleurs sociaux sera un outil précieux. En revanche, le FSL ne pourra pas couvrir tous les impayés dans le privé. Ne serait-il pas nécessaire de constituer un fonds complémentaire avec les assurances, pour que les impayés de bonne foi soient traités en amont ? Et ne serait-il pas opportun de prendre une décision de moratoire des expulsions ?

Dans un premier temps, le monde associatif n'a pas été considéré comme prioritaire dans la répartition des masques. La commande qui a été passée devrait arriver à la fin du mois d'avril. Cela devrait nous amener à réfléchir sur nos capacités productives et notre indépendance en la matière.

Je partage l'idée d'un gentlemen's agreement entre les différents acteurs, qu'ils soient publics ou privés, pour la répartition des pénalités de retard et des surcoûts. Toutefois, les accédants individuels vont faire jouer les clauses de retard. Ne faut-il pas prévoir des mécanismes de précaution assurantiels mutualisés et essayer de dissuader les accédants de faire jouer ces clauses ? Ce problème n'a pas été suffisamment traité.

Mme Valérie Létard . - Monsieur le ministre, je vous remercie pour cette présentation détaillée et pour le travail de synthèse que vous avez réalisé, dans l'ordonnance, entre la protection des collectivités et celle des acteurs du bâtiment et du logement.

Pour que les chantiers puissent reprendre, il faut maintenant se pencher sur les risques juridiques.

Concernant les impayés de loyer, il est nécessaire d'adapter le fonds et de l'abonder. Je vous remercie d'avoir tenu bon sur la question d'un moratoire des loyers.

Les acteurs du logement et du BTP anticipent un impact très significatif en termes de surcoûts. L'application du guide fait l'objet de chantiers tests. Comment généraliser les bonnes pratiques, comme réduire les coûts, et comment s'adapter ? Il va falloir trouver une solution qui ne repose pas sur un seul opérateur.

Les publics fragiles dans les logements sociaux et les quartiers sensibles, ainsi que les personnes âgées isolées, doivent recevoir une attention particulière.

La reprise nécessitera à la fois des assouplissements et des simplifications administratives, ainsi que des dispositifs de soutien financier exceptionnels. Nous serons à vos côtés, monsieur le ministre !

M. Roland Courteau . - Le secteur de la rénovation énergétique est actuellement à l'arrêt : selon le Conseil supérieur de la construction et de l'efficacité énergétique (CSCEE), 90 % des chantiers sont en suspens du fait notamment des réticences des maîtres d'ouvrage, de la pénurie de main-d'oeuvre ou de difficultés d'approvisionnement en matériaux et en équipements.

Les professionnels attendent du Gouvernement qu'il lève les ambiguïtés du Guide de préconisations de sécurité sanitaire pour la continuité des activités de la construction , publié le 2 avril. Il faut aussi se pencher sur le problème de la responsabilité des entreprises.

Ne pourrait-on pas clarifier ce guide, en le complétant d'un volet consacré aux opérations de rénovation énergétique... qui ne sont pas même mentionnées ?

Par ailleurs, les ménages attendent du Gouvernement qu'il leur apporte un soutien dans la prise en charge de leurs dépenses d'énergie... la loi dite « d'urgence sanitaire » ne prévoyant des dispositions dans ce domaine qu'à l'attention des micro-entreprises.

Ne pourrait-on rehausser le niveau du chèque énergie, afin qu'il couvre effectivement les dépenses de rénovation énergétique dont il permet la prise en charge ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - L'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH) a dénoncé la poursuite des activités des plateformes de locations meublées saisonnières du type Airbnb. Les logements sur ces plateformes ne doivent se soumettre à aucune consigne sanitaire particulière. Comme les hôtels ne pourront sans doute pas rouvrir avant juillet, il y a fort à parier que les Français vont multiplier les locations sur ce type de plateformes cet été. Considérez-vous que la poursuite de leur activité constitue une concurrence déloyale à l'égard des hôteliers, et quelles sont selon vous les mesures qu'il convient de prendre ?

M. Joël Labbé . - Au-delà de la crise sanitaire, nous devons mener le combat pour le climat. La rénovation du logement est un secteur clé, tant pour le respect de nos objectifs de baisse de consommation énergétique que pour la réponse à la précarité énergétique.

Dans le même temps, les travaux de la Convention citoyenne pour le climat auront une résonance particulière dans le contexte d'après-crise, où des décisions fortes devront être prises. Nous savons déjà que la rénovation énergétique fera partie des recommandations prioritaires.

La question du logement alternatif, auquel de plus en plus de jeunes aspirent, mérite une réflexion nationale, tout comme celle du repeuplement de nos territoires ruraux et du développement d'une agriculture paysanne.

Enfin, se posera la question du revenu universel.

Mme Sylviane Noël . - Monsieur le ministre, vous avez annoncé vouloir revenir sur l'allongement des délais de recours pour les autorisations d'urbanisme.

Un maire de mon département avait délivré un permis de construire le 15 janvier dernier. Le délai de recours au titre du droit des tiers devait prendre fin le 15 mars, soit trois jours après l'entrée en vigueur de l'ordonnance du mois de mars. Dois-je comprendre que ce délai, qui, dans l'état actuel du droit, est repoussé au 24 août, sera porté au 27 juin par vos nouvelles ordonnances ?

M. Jean-Claude Tissot . - L'entretien des hôtels qui sont mis à disposition dans le cadre des mises à l'abri n'est pas toujours réalisé. Il faut que vous preniez ce problème à bras-le-corps, monsieur le ministre.

Par ailleurs, les associations caritatives comptent des bénévoles d'un certain âge qui sont actuellement en retrait. Ne pourrait-on imaginer un renfort des services de l'État ?

M. Fabien Gay. - Monsieur le ministre, je vous remercie pour vos propos sur les quartiers populaires. En effet, le confinement y est aussi bien respecté qu'ailleurs, bien que les conditions de vie y soient souvent plus difficiles.

On ne connaît pas encore l'ampleur exacte de cette crise inédite. Même si l'on envisage aujourd'hui une sortie du confinement le 11 mai prochain, le risque d'une deuxième vague épidémique en juin ou en juillet, voire durant l'hiver, est réel. C'est pourquoi je pense qu'il faudrait étendre la période de la trêve hivernale au-delà du 31 mai.

Les 8 millions de salariés actuellement au chômage partiel feront-ils partie des ménages précaires qui bénéficieront des aides que vous avez annoncées ? Envisagez-vous de les rendre éligibles au chèque énergie ?

Aujourd'hui, les acteurs du BTP sont soumis à une forme d'injonction contradictoire : d'un côté, on leur demande de relancer les chantiers ; de l'autre, il est conseillé de rester confiné chez soi. Pour moi, les conditions sanitaires d'une reprise de l'activité dans le secteur ne sont pas encore réunies.

Enfin, pourrait-on dispenser les étudiants confinés dans les logements gérés par un Crous de payer leur loyer ? Comment les aider ?

M. Bernard Buis. - Une ordonnance publiée à la fin du mois de mars prévoit plusieurs mesures dans le domaine des marchés publics pour assurer le rééquilibrage du surcoût entraîné par la crise sanitaire, notamment l'adaptation des marchés à la période de confinement, la neutralisation des pénalités de retard et l'indemnisation des entreprises.

Est-il prévu une ordonnance équivalente pour les marchés privés, qui représentent l'écrasante majorité des contrats dont dépend l'activité du bâtiment ?

M. Daniel Gremillet . - Lors de l'examen de la dernière loi de finances, en ma qualité de Rapporteur pour avis sur les crédits « Énergie » pour notre commission, je m'étais inquiété de la transformation progressive en prime du crédit d'impôt pour la transition énergétique (CITE), constatant une baisse des deux tiers du montant et des bénéficiaires de ce crédit d'impôt.

Le Conseil supérieur de la construction et de l'efficacité énergétique (CSCEE) évaluait à 62 000 le nombre de professionnels du bâtiment directement affectés par cette mesure.

Disposez-vous d'éléments permettant de dresser un premier bilan du dispositif « Ma Prime Rénov' » ?

Le collectif budgétaire, qui sera prochainement examiné par le Sénat, ne doit-il pas être l'occasion de corriger les difficultés résultant de sa mise en place ? Pourquoi ne pas élargir, a minima pour la durée de la crise, les conditions d'éligibilité au CITE, comme l'avait adopté le Sénat à notre initiative, ainsi qu'à celle de ma collègue Dominique Estrosi Sassone, l'automne dernier ?

C'est à cette condition que nous pourrons soutenir les professionnels du bâtiment.

Par ailleurs, où en êtes-vous de la publication de la nouvelle réglementation environnementale des bâtiments neufs, la réglementation RE 2020, qui doit prochainement entrer en vigueur ?

Le calendrier et le contenu du dispositif évolueront-ils pour tenir compte de l'actuelle crise sanitaire ? Prévoyez-vous d'accompagner les professionnels, en simplifiant les normes applicables et en renforçant les incitations fiscales, afin que la mise en oeuvre de cette nouvelle réglementation soit perçue comme une opportunité, et non comme une contrainte, par ces derniers ?

M. Daniel Laurent. - Le dispositif proposé par la Banque des territoires pour accompagner financièrement les organismes de foncier solidaire (OFS) est aujourd'hui trop contraignant : il allonge les délais de mise en place des financements et renchérit le coût des opérations. Pourquoi ne pas remplacer les garanties demandées actuellement lors de la phase de précommercialisation par une analyse de la solidité foncière du promoteur social ?

Pourquoi ne pas autoriser les conseils départementaux à garantir les prêts aux OFS, ce que la loi interdit aujourd'hui ?

M. Jean-Marie Morisset. - Monsieur le ministre, je salue l'attention toute particulière que vous avez porté aux structures d'hébergement d'urgence depuis le début de la crise.

Compte tenu de la tension existant déjà au niveau de ces structures, prévoyez-vous une dotation spécifique dans le cadre du prochain projet de loi de finances rectificative, afin de tenir compte du surcoût de 50 millions d'euros que vous avez mentionné ?

Mme Anne-Catherine Loisier . - Je souhaite revenir sur la question du déploiement des infrastructures numériques. J'en profite pour souligner qu'il est difficile pour le secteur de se faire entendre du Gouvernement, alors que plusieurs ministres traitent du sujet ! Je suis ainsi amenée à répéter des questions que j'ai posées à certains de vos collègues, lesquels n'y ont répondu que partiellement... S'agissant de la fibre, on observe une chute de l'activité de l'ordre de 70 %, ce qui handicape les territoires peu ou pas équipés et obère lourdement les capacités de rebond.

Le Gouvernement considère-t-il le déploiement des réseaux comme une activité essentielle ? Envisagez-vous, dans le cadre de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), de mettre en place une plateforme consacrée à l'identification des difficultés rencontrées sur le terrain, ce qui permettrait, en accord avec les collectivités locales, de lancer les chantiers réellement prioritaires et de s'assurer que les travaux qui ont déjà obtenu une autorisation de déploiement sont déjà bien engagés - ce qui peut, par exemple, être le cas d'opérations dans le cadre du New deal mobile ? Comptez-vous appeler les grands acteurs de la filière à faire preuve de davantage de solidarité, alors que le coût de la prise a doublé et que les sous-traitants, notamment de deuxième et troisième rang, ne peuvent supporter seuls ce surcoût ? Êtes-vous prêt à engager un travail avec les collectivités locales et le Sénat, afin d'éviter que les contraintes administratives ne soient un frein au déploiement des projets prioritaires ?

Enfin, la situation met en évidence l'exclusion et la précarité numériques : face à cette réalité, pensez-vous aller au-delà de l'engagement pris dans le cadre de l'examen de la dernière loi de finances, à savoir le recyclage des crédits non utilisés, pour définir un objectif après 2022 et couvrir 100 % du territoire en très haut débit ?

Mme Sophie Primas, présidente . - J'insiste sur la nécessité de poursuivre le déploiement de ces infrastructures numériques : c'est l'équilibre entre ces chantiers et les opérations de maintenance qui permettent de maintenir un volume d'affaires suffisant pour assurer la survie de l'ensemble des acteurs du secteur, opérateurs et sous-traitants compris. Toute la chaîne de production doit être fluide, y compris en ce qui concerne les autorisations d'urbanisme. Et vous l'avez souligné, M. le ministre, ce sont parfois les architectes des bâtiments de France ou les directions départementales des territoires qui sont dans l'incapacité de donner leur avis ou les autorisations le cas échéant, alors même que les communes et intercommunalités poursuivent la délivrance des documents d'urbanisme.

M. Julien Denormandie, ministre. - Madame Lienemann, vous proposez la création d'un fonds complémentaire au FSL pour le logement privé. Pour moi, la question est moins celle des financements que celle de la réussite de l'accompagnement individualisé que nous mettons en oeuvre. Aujourd'hui, les ressources du FSL peuvent déjà être mobilisées pour le logement privé comme pour le logement social.

Vous avez également mentionné les éventuelles pénalités de retard que pourraient réclamer aux promoteurs les ménages accédant à la propriété, et vice-versa. Je dois vérifier ce point, mais il me semble que l'ordonnance prise ce matin en conseil des ministres traite ces deux cas.

Madame Létard, vous avez évoqué les risques juridiques qui accompagnent une reprise des chantiers. Le guide de bonnes pratiques sanitaires, que nous avons préparé en lien avec le ministère du travail, la médecine du travail et les fédérations du bâtiment vise justement à prévenir ces difficultés et à garantir la sécurité des travailleurs.

Tout comme vous, je veux rendre hommage à l'action de la Banque postale, ainsi qu'au travail de l'ensemble des postières et postiers de ce pays.

Pour ce qui concerne la répartition des surcoûts, je le répète, il faudra probablement s'en remettre à la « chaîne de loyauté économique » qu'évoquait Dominique Estrosi Sassone tout à l'heure. Il sera sans doute nécessaire de créer des dispositifs ad hoc pour tenir compte des spécificités des différents secteurs.

Enfin, vous avez à juste titre insisté sur la situation des personnes âgées isolées. Je rappelle qu'un rapport remis par Jérôme Guedj la semaine dernière au ministre de la santé traite de ce sujet. Je veux également saluer le dispositif d'écoute et de livraison solidaire, lancé par la Croix-Rouge et appelé « Croix-Rouge chez vous ». Il reste cependant un important travail à faire pour identifier ces personnes fragiles.

Monsieur Courteau, je suis également convaincu que la rénovation énergétique est l'un des leviers majeurs de la reprise économique. Depuis mon entrée au Gouvernement, ma priorité absolue est la réhabilitation des logements : cela suppose des actions en faveur de la rénovation énergétique, bien sûr, mais aussi des dispositions pour lutter contre l'habitat insalubre et le surpeuplement. S'agissant de votre question sur le chèque énergie, je vous renvoie à l'expertise de ma collègue Elisabeth Borne.

Madame Renaud-Garabedian, vous m'interrogez sur le rôle des plateformes de location de logements de type Airbnb. Comme vous le savez peut-être, je suis à l'origine de l'opération « Appart Solidaire ». Lancée durant la deuxième semaine de confinement, elle vise à mettre à la disposition de professionnels de santé et de travailleurs sociaux des logements proches de leur lieu de travail, et cela gratuitement. Aujourd'hui, cette offre concerne 8 500 logements, pour un total de 28 000 nuitées déjà conclues. Le site d'annonces De Particulier à Particulier adhère aussi à l'initiative et propose 1 800 logements. Au total, plus de 10 000 logements sont donc disponibles via les plateformes locatives.

Monsieur Labbé, j'approuve évidemment votre combat pour le climat. La crise interroge notre relation à l'habitat, ainsi que l'usage que l'on fait de ce dernier. Elle met aussi en évidence les inégalités sociales liées au logement. C'est un sacrifice que d'être confiné ; c'est un sacrifice « au carré » que d'être confiné dans un logement tout petit et insalubre...

Madame Noël, vous avez mentionné un délai de recours qui devait échoir le 15 mars 2020, soit trois jours après l'adresse du Président de la République aux Français. Dans l'état actuel du droit, découlant des dispositions de l'ordonnance du 25 mars, le recours court jusqu'au 24 août prochain. Toutefois, l'ordonnance prise ce jour en conseil des ministres modifie la donne : le recours courra désormais jusqu'au 31 mai, soit sept jours après le 24 mai, nouvelle échéance retenue.

Monsieur Tissot, on ne m'avait pas encore fait part d'un problème concernant l'entretien des hôtels, mais je vais consulter très prochainement les associations à ce sujet.

Pour répondre à votre seconde question, nous avons mis en place de nombreux dispositifs pour tenter de relayer l'action des associations caritatives. Je citerai notamment la plateforme « jeveuxaider.gouv.fr » et le partenariat conclu avec le ministère des sports pour accroître les réserves de travailleurs sociaux.

Monsieur Gay, les aides aux ménages précaires concerneront toutes les personnes percevant le RSA ou l'ASF, ainsi que les parents d'enfants touchant les APL. Parmi ces allocataires, il y a donc probablement une partie des 8 millions de salariés actuellement au chômage partiel. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous lorsque vous opposez confinement et reprise de l'activité économique : l'enjeu est justement de parvenir à concilier ces deux nécessités. Enfin, s'agissant des étudiants logés dans des résidences du Crous, nous sommes actuellement à la recherche d'une solution.

Monsieur Buis, l'une des ordonnances prises ce matin en conseil des ministres répond justement à votre préoccupation au sujet des marchés privés.

Monsieur Gremillet, il me semble qu'un mauvais procès est fait au dispositif « Ma Prime Rénov' ». Contrairement au CITE, il s'agit en effet d'une aide directe, qui n'obère pas les capacités de trésorerie des personnes éligibles, ce qui est un avantage en période de crise. D'ailleurs, nous avons fait en sorte que cette prime reste accessible pour les ménages durant le confinement. J'ajoute que, avant son apparition, les 50 % des personnes les plus favorisées bénéficiaient de 80 % du montant global du crédit d'impôt, ce qui était injuste.

Enfin, concernant la réglementation RE2020, les travaux se poursuivent. Je n'ai pas de calendrier précis à l'esprit. Je puis simplement vous dire qu'une consultation sur les coefficients énergétiques avait été lancée juste avant que le confinement ne débute.

Monsieur Laurent, vous m'interrogez sur l'utilité des financements accordés par la Banque des territoires aux OFS. Jusqu'ici, personne ne s'était plaint auprès de moi de leur lenteur, mais je vais étudier la question avec attention.

Sachez en tout cas que je suis un fervent défenseur des OFS. J'ai même inauguré le tout premier programme lancé par un OFS à Espelette en fin d'année dernière. Ce qui est possible dans cette commune doit l'être ailleurs ! Quant à la Banque des territoires, elle a une vertu : elle propose des financements sur le long terme, soit quatre-vingts ans, ce qui est judicieux lorsqu'il est question de programmes dissociant le foncier du bâti. Je répondrai ultérieurement à votre question sur les garanties des collectivités locales aux prêts des OFS, car je n'ai pas tous les éléments en tête.

Monsieur Morisset, permettez-moi tout d'abord de saluer votre dernier rapport sur l'hébergement d'urgence. Pour vous répondre, nous n'avons pas prévu d'engager des crédits pour financer les surcoûts actuels. Comme vous le savez, les crédits liés à l'hébergement d'urgence ne peuvent être évalués qu'en fin de gestion budgétaire.

Madame Loisier, en ce qui concerne le déploiement de la fibre, nous avons dépassé en 2019 l'objectif que nous nous étions fixés en 2017 : grâce au financement des collectivités locales, à l'engagement des opérateurs et à l'action de mon ministère, nous en sommes désormais à plus de 4,5 millions de prises raccordables, soit un doublement en deux ans. Cela étant, le confinement a un impact sur l'avancée des chantiers, y compris dans le secteur des télécommunications. Aujourd'hui, les opérateurs veulent qu'on les autorise à accéder à la voirie pour poursuivre les travaux durant la période de confinement. Ils demandent aussi que l'on ne suspende pas les délais applicables aux autorisations administratives pour les travaux sur les infrastructures de télécommunication. Nous échangeons avec les opérateurs et les collectivités locales. Je doute cependant que les représentants des élus locaux que vous êtes soient très allants sur cette proposition. Rien n'empêche les collectivités locales à poursuivre l'instruction des demandes.

Je comprends votre impatience au sujet du plan France Très haut débit. Pour ma part, je suis très content d'être parvenu à mettre le dossier du très haut débit et de la téléphonie mobile en haut de la pile quand je suis arrivé au ministère. Cela étant, il faut sans doute aller encore plus loin pour réduire la fracture numérique et faire disparaître les zones blanches, qui sont encore plus insupportables dans la période que nous vivons.

Mme Sophie Primas, présidente . - Merci beaucoup pour vos réponses, monsieur le ministre. J'attire votre attention, ainsi que celle de votre collègue Cédric O, sur les difficultés que rencontrent les personnels des services déconcentrés de l'État à travailler à distance. Le manque de numérisation de ces services n'est pas sans poser des problèmes aux élus locaux que nous sommes.

Je remercie également Dominique Estrosi Sassone et Annie Guillemot d'avoir piloté la cellule de veille, de contrôle et d'anticipation du plan d'urgence pour les secteurs de l'urbanisme, du logement et de la politique de la ville. La richesse de leur travail se matérialisera certainement par la voie d'amendements au prochain collectif budgétaire.

Audition de M. Thierry Breton,
commissaire européen chargé du marché intérieur
(Lundi 20 avril 2020)

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le commissaire, merci beaucoup d'avoir accepté d'être entendu aujourd'hui par la commission des affaires européennes et la commission des affaires économiques du Sénat, alors que vous êtes en première ligne pour ce qui concerne la réponse européenne au choc de l'épidémie qui nous frappe. Nous apprécions particulièrement votre présence ici au Sénat, même si nous regrettons que les nombreux sénateurs qui participent à cette réunion ne puissent être physiquement dans nos murs.

Vous êtes bel et bien au coeur du cyclone : vous avez en effet la mission d'assurer le bon fonctionnement du marché intérieur et de donner un élan à la digitalisation de notre économie. Or l'épidémie a directement entamé ces deux fronts.

D'une part, le confinement, qui s'est imposé comme la solution la plus efficace pour enrayer la contagion à défaut de vaccin, conduit à remettre en cause les libertés fondatrices du marché intérieur et à rétablir des frontières dont l'effacement est une longue conquête. C'est donc le coeur de la construction européenne qui est touché ; mais les États membres ont vite réalisé que leur interconnexion les obligeait à organiser les flux indispensables au maintien des chaînes d'approvisionnement et au rapatriement de chaque Européen dans son pays de résidence.

La crise sanitaire a aussi révélé la dépendance industrielle dans laquelle se trouve l'Europe, d'abord en matière de médicaments et d'équipements sanitaires, mais pas seulement. Sentez-vous évoluer les esprits au regard de l'ambition que vous portez en ce qui concerne la stratégie industrielle et la révision de la politique européenne de concurrence ? Plus globalement, le concept d'autonomie stratégique, défendu par la France, vous semble-t-il mieux compris par nos partenaires, et sa valeur est-elle en passe d'être mieux reconnue dans le domaine industriel, mais aussi agricole, et même en matière de défense et d'espace, sujets qui relèvent aussi de votre portefeuille ? Selon vous, le projet de futur cadre financier pluriannuel, dont la Commission annonce une nouvelle version, attestera-t-il d'une évolution sur ce point ?

D'autre part, la crise sanitaire a brutalement précipité la digitalisation de l'économie européenne : une grande part des Européens a basculé en télétravail avec le confinement, au mépris parfois de la sécurité informatique. Voyez-vous cette mutation comme une chance ou comme un risque ? En outre, la Commission européenne a présenté un cadre pour la levée du confinement qui commence à se dessiner : elle conditionne notamment ce déconfinement à la possibilité de l'accompagner d'un suivi, voire d'une surveillance de la population, grâce à des applications numériques. Comment garantir que la contribution du numérique à la sécurité sanitaire, qui est un impératif absolu, n'empiète pas excessivement sur les libertés publiques ? Comment éviter que les données collectées ne le soient pas au bénéfice des acteurs européens et que notre dépendance aux GAFA n'en soit accrue ?

Nous avons noté que la Commission européenne venait de revoir son programme de travail en raison de l'épidémie et que, de ce fait, serait reporté à 2021 le Digital Services Act , sur lequel nous fondions avec vous beaucoup d'espoirs à cet égard. Comment soutenir l'élan vers l'autonomisation numérique de l'Europe ?

Mme Sophie Primas , présidente de la commission des affaires économiques . - Monsieur le commissaire, nous nous réjouissions de votre arrivée à la Commission, et la situation actuelle n'a fait que renforcer notre appréciation.

Plus que jamais, cette crise met en évidence le besoin de coordination européenne non seulement pour parer à l'urgence économique, mais aussi pour préparer cette fameuse relance puis les futurs chantiers.

La réponse à cette crise, c'est bien sûr le mécanisme européen de stabilité (MES) pour 240 milliards d'euros, c'est aussi le fonds de relance, sur lequel, en tant que présidente de la commission des affaires économiques, je souhaite plus particulièrement vous entendre. Sur quels axes travaillez-vous ? Vers quels secteurs comptez-vous orienter ce fonds ? En quoi permettra-t-il, par exemple, d'accompagner l'évolution de nos économies vers un modèle plus résilient, peut-être plus souverain - je ne parle pas de souverainisme, car notre continent ne doit pas se fermer au reste du monde -, car nos défaillances sont apparues au grand jour ?

Dans le domaine industriel, nous sommes très intéressés par les champions européens. Alain Chatillon parlera tout à l'heure certainement du rapport d'information qu'il a rendu avec Martial Bourquin sur Alstom-Siemens. Mon collègue Franck Montaugé, qui vous avait auditionné dans le cadre de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique, vous interrogera précisément sur ce point.

Par ailleurs, vous avez récemment appelé de vos voeux la création d'un « Fonds de reconversion industrielle européen ». Quels en seraient les missions et les moyens ? Comment s'assurer que l'on mise sur les secteurs d'avenir et les plus innovants, sans oublier pour autant l'industrie traditionnelle ?

Vous pourrez également nous rappeler les actions de l'Union européenne afin de coordonner autant que possible l'approche des pays membres quant à l'utilisation des technologies numériques pour lutter contre le Covid-19. On pense au traçage. Vous pourrez également nous dire ce que vous pensez de l'initiative conjointe d'Apple et de Google, ainsi que de celle d'Orange.

M. Thierry Breton, commissaire européen chargé du marché intérieur. - Je vous remercie de m'avoir convié à cette audition pour faire un point d'étape sur la situation consécutive à cette pandémie et sur ce que certains appellent « le monde d'après ».

Les Français, les Européens, les humains dans leur ensemble vivent une période inédite et très singulière et le combat contre ce virus est commun.

Aucun pays n'était préparé à une telle pandémie. Lorsque la crise est apparue en Chine à la fin de l'année dernière, ce pays non plus n'était pas prêt à subir ce choc. Il a d'ailleurs lancé un appel au secours auprès de la Commission européenne en lui demandant des masques, des gants, des lunettes de protection, des respirateurs artificiels. Nous avons immédiatement mobilisé 56 tonnes de matériel ainsi que des moyens financiers, sans ostentation comme le souhaitait la Chine.

La pandémie s'est ensuite répandue en Europe. Entre-temps, la Chine a mis en place des lignes de production de moyens de protection des personnels de santé, des patients et de l'ensemble de la population. À cette heure, elle produit quotidiennement environ 150 millions de masques, dont elle exporte une partie. Dès que la pandémie a pris de l'ampleur en Europe, avant même qu'elle ne soit saisie par les États membres - la santé ressort de la compétence exclusive des États membres, ce qui m'apparaît légitime -, la Commission européenne a entrepris de superviser l'approvisionnement de ces derniers en protections nécessaires. En quelques semaines, la production a été multipliée par deux à trois. Surtout, j'ai sollicité l'ensemble des industriels du secteur textile pour qu'ils convertissent certaines de leurs lignes de production et je puis témoigner de leur formidable réactivité. À ce jour, on compte en Europe 500 fournisseurs de masques, alors qu'on n'en comptait que 10 voilà trois mois. J'espère que, à terme, nous serons autosuffisants, en particulier lors de la phase de déconfinement. À l'avenir, il nous faudra être autonomes.

S'agissant des respirateurs artificiels, là aussi la mobilisation a été très forte. Par exemple, un consortium s'est créé autour d'Air Liquide, réunissant notamment des constructeurs automobiles et aéronautiques. Auparavant, Air Liquide fournissait entre 500 et 1 000 respirateurs artificiels chaque année ; dans les cinquante prochains jours, l'entreprise en aura fourni 10 000 !

Certains pays, comme l'Allemagne, ont immédiatement fermé leurs frontières, ce qui n'est pas allé sans poser quelques problèmes - il est vrai qu'il fallait éviter que ne se mette en place un trafic autour des moyens de protection. J'ai d'ailleurs dû batailler avec les ministres allemands de l'économie et de la santé. Quasi quotidiennement, j'ai dû m'assurer que chaque fois qu'un pays fermait ses frontières temporairement, il les rouvre le plus rapidement possible. La Bulgarie, la République tchèque et l'Allemagne les ont entièrement rouvertes ; la Slovaquie et la Roumanie les ont rouvertes partiellement. Quelques tensions subsistent, par exemple, avec la Hongrie, qui devraient s'estomper. Ce problème a été évoqué au cours du Conseil européen du 26 mars et j'espère bien que tout sera réglé lors du Conseil européen qui se tiendra jeudi prochain.

Ces réactions, on ne les a pas observées qu'en Europe. Ainsi, aux États-Unis, certains États américains ont tout bonnement fermé leurs frontières. C'est le cas, par exemple, des États de New York et du New Jersey. C'est absolument inédit ! Il faut prendre ces réactions comme des réactions humaines, émanant de responsables politiques ayant comme objectif la protection de leurs compatriotes.

L'Europe, je veux le dire, s'est très bien comportée dans cette affaire et a agi rapidement. Chaque fois que j'ai eu l'occasion de rencontrer un responsable gouvernemental d'un pays ayant fermé sa frontière, je lui ai d'abord dit que je comprenais très bien cette décision, avant d'évoquer avec lui la manière de s'entraider et de trouver des solutions.

Ainsi, pour le passage des camions, nous avons mis en place des corridors spéciaux, les « Green lanes », et avons eu recours aux services de Copernicus pour identifier où se situaient les engorgements critiques en matière de transit. Ces blocages sont désormais derrière nous et le marché intérieur fonctionne de nouveau correctement, ce qui est important notamment pour les flux de matériel de santé.

Je veux corriger un point, s'agissant du numérique : il ne s'agit pas d'utiliser ces technologies pour surveiller nos concitoyens et l'Europe a été très claire à ce sujet. J'en parle d'autant mieux que c'est moi-même qui traite cette question.

La situation actuelle est véritablement extraordinaire, et à mesure que le nombre de personnes confinées de par le monde augmentait, je me suis demandé si le réseau internet allait tenir. L'ancien président de France Télécom que je suis sait que les réseaux n'ont pas été conçus pour une situation de cette nature. L'explosion actuelle des activités en ligne telles que le télétravail, l'éducation à distance, les échanges sur les réseaux sociaux ou la fourniture de contenus, y compris de divertissement, requière énormément de bande passante - dans certains pays, Netflix et Youtube occupent habituellement plus de la moitié de la bande passante ! C'est pourquoi j'ai appelé les principaux utilisateurs de réseaux à réduire leur consommation de bande passante. En particulier, j'ai demandé aux fournisseurs de vidéos de réduire la qualité de celles-ci - sans que cela nuise aux téléspectateurs. Ils ont réagi en moins de vingt-quatre heures, libérant chacun 25 % de la bande passante.

Nos réseaux de télécommunications sont robustes, plus qu'ils ne le sont dans d'autres continents très développés, mais il valait mieux prévenir.

À partir du moment où la Commission s'est vue confier la mission de faire le point sur l'état des stocks de matériel de santé et de veiller au bon approvisionnement là où ils sont le plus nécessaires - nous avons envoyé un million de masques en Italie -, nous avons réalisé qu'il nous fallait des outils pour anticiper l'évolution des pics épidémiques. Il existe des modèles mathématiques fondés sur l'expérience acquise au cours des dernières pandémies. Mais ce qui a tout changé, c'est le confinement d'une large partie de la population, ce qui a rendu difficile de savoir vers quel pays il faudrait acheminer prioritairement le matériel nécessaire. Pour que ces modèles mathématiques soient pertinents, il fallait qu'ils intègrent la dimension du confinement. C'est dans ce contexte que j'ai réuni l'ensemble des opérateurs télécoms européens pour leur demander de nous confier des métadonnées agrégées, totalement anonymisées, afin d'anticiper les conséquences du confinement sur les pics pandémiques. Un seul opérateur par pays a été nécessaire, les modèles mathématiques nous permettant de faire ensuite des extrapolations statistiques. Les données récoltées sont appelées à être ensuite détruites.

Le règlement général sur la protection des données (RGPD) reste le socle de notre réflexion sur ces sujets et nous avons veillé à ce que les propositions de la Commission soient pleinement conformes à celui-ci. Il n'est pas question de tracking , technique qui utilise la géolocalisation, mais de traçage. Aujourd'hui, lorsqu'un médecin reçoit un patient atteint du Covid-19, il lui demande déjà qui il a fréquenté pour s'assurer que son environnement n'a pas été également infecté. Les applications de traçage permettront d'automatiser ce processus, en particulier par l'utilisation du Bluetooth, et uniquement sur la base du volontariat.

Pendant la phase de déconfinement, le virus n'aura pas disparu. Cette application, à laquelle seul son détenteur aura accès, ainsi que, éventuellement, son médecin, permettra d'identifier les personnes - des amis ou des gens dans la rue -avec lesquelles il aurait été en contact plus de dix ou quinze minutes, et à une distance de moins de deux mètres. S'il est porteur du virus, alors il sera possible de contacter ces personnes par SMS pour leur recommander de se faire tester.

Tous les États membres avec lesquels nous avons discuté de ce projet de traçage ont accepté, jeudi dernier, les lignes directrices proposées par la Commission, telles que je viens de vous les décrire. Certains rétorquent que des pays tels que la Corée du Sud et Israël ont eu recours à la géolocalisation. Certes, ces deux pays sont des démocraties, mais ce sont deux pays en guerre. Il est important d'utiliser la technologie tout en respectant nos valeurs. Si un nombre important de nos concitoyens européens a recours à cette technique du traçage, cela nous aidera à réussir cette phase de déconfinement. Il nous faudra être très transparents, expliquer ce qu'on fait, ce qu'on ne fait pas, ce qui est fait des données, qui y a accès.

Pour que les systèmes Bluetooth, ceux d'Apple et ceux de Google, qui fonctionnent respectivement sous iOS et sous Android, puissent communiquer entre eux, les deux entreprises ont accepté de les rendre interopérables.

J'en viens maintenant à la crise économique sans précédent que nous vivons, qui touche tous les secteurs à l'exception de quelques-uns, comme ceux de la santé ou des télécoms. On pense d'abord au tourisme, au transport aérien, à l'ensemble des services de proximité, à la distribution, à l'automobile, à l'aéronautique, au textile, etc. Certains enregistrent des baisses d'activité de 80 à 90 % et ont un besoin urgent de trésorerie. Les États membres ont joué le jeu et ont dû s'adapter très rapidement.

La Commission, quant à elle, a réagi immédiatement, d'une part, conformément aux traités, en dérogeant à la règle des 3 % de déficit pour permettre aux États membres d'intervenir en tant que de besoin. D'autre part, en ce qui concerne les aides d'État, la Commission a assoupli les contraintes qui pesaient sur elles, directement ou indirectement. Sont donc désormais autorisées, si nécessaire, les prises de participation minoritaire ou majoritaire dans le capital de certaines entreprises. Tout cela a été fait en une semaine.

La Banque centrale européenne a également joué son rôle et annoncé un plan de rachat de dettes souveraines à hauteur de 750 milliards d'euros pour permettre un refinancement immédiat.

Il faut maintenant veiller à ce que l'ensemble des États membres ait accès à des financements d'un montant exorbitant par rapport au droit commun, chacun avec son histoire budgétaire. Vous me connaissez, j'ai toujours jugé nécessaire de maintenir un niveau d'endettement acceptable. Et comme vous le savez, la France est passée en dix ans d'une dette représentant 62 % de son PIB à 100 % aujourd'hui - à la même époque, lorsque j'étais à Bercy, la dette de l'Allemagne représentait 67 % de son PIB ; elle en est à 60 % aujourd'hui. Je remarque au passage que, la crise ayant été identique des deux côtés du Rhin, nous aurions donc pu nous maintenir à 60 %.

Je n'ai pas changé de point de vue, sauf que nous vivons une crise systémique exceptionnelle qui rend d'autant plus nécessaire l'accès aux financements. Il n'existe pas un seul pays au monde qui dispose de suffisamment de réserves pour financer cette crise : tous les États vont devoir emprunter massivement. S'ils ne le pouvaient pas, ils seraient tous en faillite. Il n'est plus temps de disserter sur les différences existant entre les pays du nord de l'Europe et les pays du sud de l'Europe : le virus frappe tout le monde. Mais il faut maintenir l'intégrité des marchés intérieurs. C'est pourquoi j'ai défendu avec mon collègue Paolo Gentiloni l'idée qu'il fallait que nous disposions d'un outil particulier pour apporter des financements dans cette situation si particulière. On a parlé de « coronabonds ». La question n'est pas là : il faut chiffrer les financements qui seront nécessaires pour protéger notre tissu industriel sur l'ensemble du continent européen, en veillant à ce qu'ils soient accessibles de manière égale à tous les États membres et à ce qu'ils soient dimensionnés de façon à garantir des conditions loyales de concurrence sur les marchés mondiaux.

Autre problème : la demande n'est plus là. Certains ont envisagé le recours à l'hélicoptère monétaire, mais là n'est pas le sujet comme l'a dit d'ailleurs très justement Jacques de Larosière, dans un récent article. L'enjeu est le suivant : il faut aider les entreprises à passer ce cap et à rebondir, notamment au regard de la politique industrielle telle qu'elle avait été arrêtée juste avant la crise et qui s'articulait autour de trois axes : la relation à l'environnement, la qualité de l'air, la santé ; le numérique ; et une refonte des rapports de force internationaux - certains parlent de confrontation - entre les États-Unis, l'Europe et la Chine.

Il nous faudra ainsi revoir la façon dont sont organisées nos chaînes de production et sans doute produire davantage en Europe.

Nous n'avons guère idée du monde sur lequel va déboucher cette crise. Une chose est certaine cependant : généralement, les crises de cette ampleur sont des accélérateurs de tendances. De fait, les trois tendances que je viens d'énoncer s'en trouveront accélérées sensiblement et il nous appartient de nous y préparer. C'est tout l'objectif du calibrage financier nécessaire à notre économie au sens large. C'est pourquoi j'ai redéfini la politique industrielle européenne à l'échelle non pas des secteurs, mais des écosystèmes économiques. L'industrie automobile représente 5 millions d'emplois ; l'écosystème automobile, ceux qui vivent autour de l'automobile - les distributeurs, les réparateurs, etc. -, représente 15 millions d'emplois. Ce sont ces écosystèmes, qui sont au nombre d'une quinzaine en Europe, qu'il faut préserver, qu'il faut aider à passer ce cap, avec des moyens appropriés.

Je suis heureux que l'Eurogroupe soit parvenu à un accord, cette crise étant la plus grave jamais survenue selon certains, en prenant deux décisions significatives.

Premièrement, un financement de 540 milliards d'euros. La Banque européenne d'investissement (BEI) prêtera ainsi 200 milliards d'euros aux PME, immédiatement ; 240 milliards d'euros, mobilisables sans condition, seront essentiellement dédiés aux dépenses de santé via le Mécanisme européen de stabilité, conçu à l'origine pour permettre aux États en difficulté financière de se financer sur les marchés ; enfin, la Commission va constituer un fonds doté de 100 milliards d'euros afin d'aider les États qui n'en ont pas les moyens à financer les mesures de chômage partiel, dans le but de maintenir leurs forces vives jusqu'au redémarrage de l'activité.

Deuxièmement, l'Eurogroupe a convenu de la possibilité de mettre en place un quatrième pilier pour constituer un plan Marshall - pour reprendre les termes d'Ursula von der Leyen - qui aiderait l'industrie européenne à passer ce cap et à rebondir. Avec mon collègue Paolo Gentiloni, nous avons chiffré l'ensemble du paquet à environ 1 500 à 1 600 milliards d'euros. Voyez ce qu'ont fait les États-Unis, qui ont dégagé l'équivalent de 10 % de leur PIB pour aider leurs entreprises, ou l'Allemagne, qui, avec une rapidité qui nous a surpris, a voté un budget complémentaire de 356 milliards d'euros, ce qui représente là aussi 10 % de son PIB, en complément des 650 milliards d'euros d'emprunts garantis par l'État fédéral, dans le but de soutenir son industrie. J'ai d'ailleurs dit à mes interlocuteurs allemands tout le bien que je pensais de ce plan.

J'y insiste en tant que commissaire au marché intérieur : il faudra éviter les disparités entre les pays européens, mais aussi entre l'Europe et les États-Unis et la Chine, qui ont eux aussi recours à l'endettement. Dans un second temps se posera la question du traitement de cette dette : faudra-t-il la monétiser, par exemple ? C'est un autre sujet, et, à ce jour, il faut tout faire pour sauver notre tissu industriel.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je tiens comme vous à souligner la réactivité de l'Allemagne, dont le plan de soutien représente 10 % de son PIB, alors qu'une telle intervention n'est pas dans sa culture. Pourriez-vous nous éclairer sur le fonctionnement du fonds qui devrait être mis en place ? Enfin, comme tous les États vont être obligés d'emprunter, ne faut-il pas craindre, à terme, un retour de l'inflation ? Mais peut-être sera-t-il temps d'évoquer cette question plus tard, une fois l'urgence passée...

M. Thierry Breton. - J'ai en tête les problèmes que vous soulevez. J'ai été chef d'entreprise et ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Je connais bien la situation. J'ai toujours été un défenseur d'une certaine orthodoxie budgétaire ; toutefois nous vivons un moment particulier. L'Allemagne a réagi vite parce que l'ensemble de son tissu industriel est touché, mais tous les pays d'Europe sont dans la même situation. C'est pourquoi nous devons très rapidement mettre en place un mécanisme d'accès facilité aux financements. La crise appelle un plan Marshall. Quant aux modalités, il appartient aux États membres de les définir. On peut créer un fonds géré par la Commission. Plusieurs dispositifs sont envisageables. Mon rôle n'est pas de me substituer aux États membres, mais de chiffrer l'ampleur des besoins. C'est pourquoi, avec Paolo Gentolini, nous avons cosigné une tribune dans la presse où nous les évaluons à environ 1 500 milliards d'euros.

Vous avez évoqué le risque de surendettement. Historiquement, il existe quatre manières de le résoudre. La première solution est le recours à une inflation massive ; ce n'est pas mon choix. On peut aussi augmenter significativement les impôts, mais il faut être prudent, car il faut accompagner la relance, surtout dans des pays comme la France qui ont déjà un taux d'imposition parmi les plus élevés au monde. J'ai des visioconférences régulières avec les représentants de tous les écosystèmes industriels. Prenez l'exemple de l'automobile : les stocks de voitures s'accumulent faute d'acheteurs. La détresse de la filière est compréhensible. Cela vaut pour d'autres secteurs. Or ce n'est pas en augmentant les impôts que l'on relancera la demande ! La troisième solution est l'annulation des dettes, ce qui serait inédit, et il me semble que ce n'est pas prêt d'arriver. Reste, enfin, la monétisation de la dette. J'avais envisagé cette idée devant la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat, il y a quelques années, lorsque j'avais évoqué la perspective d'un fonds européen de défense, qui a d'ailleurs été créé par la suite. J'avais imaginé un fonds financé par des emprunts à très long terme, afin de profiter des taux d'intérêt nuls ou négatifs pour mener des missions d'intérêt général, quitte à ce qu'il soit abondé, en partie, par le produit de certains impôts.

La dette est un millefeuille composé de plusieurs strates héritées du passé qui s'accumulent au fil de l'histoire. Il est tout à fait possible d'isoler la strate consacrée au financement de la crise sanitaire que nous connaissons, qui pourrait peut-être représenter in fine 15 % de l'ensemble, et de trouver des moyens pour la refinancer à très long terme. Nous devons trouver des solutions innovantes. J'y réfléchis avec mes collègues, mais il est encore trop tôt pour en parler.

M. Alain Chatillon. - La crise sanitaire a mis en évidence le quasi-abandon de certaines productions sur le territoire européen, ce qui met en danger des chaînes de production entières : je pense, par exemple, aux principes actifs de l'industrie pharmaceutique, à certaines matières premières textiles ou aux minerais rares.

Nous suivons avec grand intérêt la mise en oeuvre des projets importants d'intérêt européen commun (Pieec) comme celui qui aboutit en ce moment au lancement d'un champion européen de la batterie électrique. Il faut accélérer leur déploiement : où en est-on aujourd'hui ? Le Pieec sur l'hydrogène verra-t-il bientôt le jour ? La Commission envisage-t-elle aussi un Pieec en matière d'intelligence artificielle, comme l'a demandé le Sénat ?

Au-delà, quelles politiques envisagez-vous pour encourager les entreprises à relocaliser sur le sol européen ? Quels sont les leviers les plus efficaces selon vous : investissement, fiscalité, taxe carbone aux frontières, environnement réglementaire, etc. ?

Dans le cadre de la gestion de la crise économique et de la préparation de la relance, la Commission européenne a annoncé que 240 milliards d'euros pourraient être mobilisés au titre du mécanisme européen de stabilité et une centaine de milliards d'euros par la Banque européenne d'investissement (BEI). Dans un souci d'efficacité, il est crucial que les critères d'éligibilité à ces aides soient souples et clairs. Pourriez-vous déjà nous indiquer les critères qui devraient être retenus ? Certaines catégories d'entreprises sont-elles plus particulièrement visées que d'autres ?

Notre commission des affaires économiques est très engagée sur la régulation des géants du numérique. Elle a fait adopter une proposition de loi sur ce thème à l'unanimité au Sénat, avec, pour principale disposition, la neutralité des terminaux. La Commission européenne semblait très allante sur le sujet, mais nous nous inquiétons des délais inhérents aux procédures institutionnelles alors qu'il y a urgence : la crise risque de renforcer la position dominante de certains grands acteurs. Pouvez-vous nous dire si la régulation économique du numérique, que nous appelons de nos voeux, fait partie de vos priorités de l'après-crise ?

M. Franck Montaugé. - Lors de la présentation de la nouvelle stratégie industrielle de la Commission, vous avez indiqué que les entreprises allaient devoir, de plus en plus, prendre en compte dans leurs chaînes d'approvisionnement, outre le prix, l'empreinte carbone, la numérisation et la proximité des lieux de production par rapport aux clients. La France s'est finalement ralliée à la déclaration commune de onze États membres qui souhaitent que le plan de relance n'oublie pas l'enjeu environnemental et le climat. Les patrons des grandes entreprises ont tendance à privilégier naturellement, dans l'urgence, le redressement de leur société. Cependant, il ne faut pas opposer croissance et décroissance, mais plutôt voir comment la croissance peut être compatible avec la vie sur la terre et contribuer au bien-être. Dès lors, quelles initiatives entendez-vous prendre pour que les modèles décisionnels des États et des entreprises intègrent les problématiques économiques, sociales et culturelles ? En particulier, est-il envisageable d'intégrer dans les normes comptables International Financial Reporting Standards (IFRS) les enjeux liés au climat ou au développement durable ?

En ce qui concerne le numérique, le Sénat, dans le prolongement des travaux de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique, qui vous avait auditionné et dont le rapporteur était Gérard Longuet, a adopté, à l'unanimité, une proposition de loi visant notamment à garantir la neutralité des terminaux, la lutte contre les acquisitions prédatrices et la protection des internautes. L'Allemagne s'est engagée dans une voie similaire. La crise conduira-t-elle à des inflexions des orientations de la politique européenne en matière numérique pour garantir sa souveraineté par rapport aux GAFA, qui justement travaillent sur les modalités d'interopérabilité entre leurs plateformes ?

M. Henri Cabanel. - M. Le Maire s'est félicité de l'accord obtenu au terme de la réunion de l'Eurogroupe jeudi dernier, qui prévoit 540 milliards d'euros pour lutter contre la crise et un éventuel fonds de relance. Mais l'unité est-elle réelle ou n'est-elle que de façade ? Comment le fonds de relance sera-t-il abondé ?

Les crédits non utilisés des fonds structurels pourront être employés pour pallier les effets négatifs de la crise. Les pêcheurs pourront bénéficier de mesures spécifiques de soutien en cas d'arrêt temporaire de l'activité ou pour financer le stockage : selon quelles modalités concrètement ?

Enfin, le Parlement européen a voté, à une très large majorité, une résolution appelant à une mutualisation de la dette, par le biais d'obligations garanties par le budget européen, et à la création d'un fonds de solidarité européen d'au moins 50 milliards d'euros. Qu'en pensez-vous ?

Mme Agnès Constant. - Vous préparez des lignes directrices pour encadrer la mise au point d'applications de traçage. L'objectif est de garantir le respect de la vie privée de nos concitoyens. En particulier, je me félicite que vous ne reteniez que des systèmes reposant sur la base du volontariat. Les GAFA réfléchissent à des applications. Vous avez échangé personnellement avec les dirigeants de Google et d'Apple. Ne faudrait-il pas toutefois privilégier une solution européenne ?

En outre, comment envisagez-vous la transformation numérique de la santé ? Celle-ci est déjà amorcée, comme en témoigne le plan « Ma santé 2022 », qui a permis le développement de l'espace numérique de santé. Sera-t-il nécessaire, à terme, de modifier le RGPD pour simplifier l'utilisation des données numériques et améliorer la prise en charge sanitaire des citoyens ?

M. Thierry Breton. - Les Pieec constituent un instrument que nous voulons développer. La crise renforce l'analyse que nous avions faite lorsque nous avions présenté la nouvelle stratégie industrielle de l'Europe. J'avais indiqué à l'époque que nous entrions dans l'ère de la « glocalisation », l'articulation du global et du local.

La crise sanitaire a mis en évidence, vous avez raison, le quasi-abandon de la production sur le territoire européen de certains principes actifs en pharmacie, comme la pénicilline. Il est nécessaire d'en rapatrier la production. Les entreprises pharmaceutiques ont d'ailleurs spontanément commencé à le faire.

Les terres rares se trouvent majoritairement en Chine. J'ai lancé une mission pour recenser l'ensemble des minéraux et des terres rares dont nous disposons en Europe, avec la perspective, éventuellement, de réactiver certaines activités minières, dans le respect évidemment des exigences environnementales. J'ai déjà évoqué le cas du textile et le rapatriement rapide de certaines productions avec la crise.

Nous avons commencé à réfléchir au Pieec sur l'hydrogène. Sur l'intelligence artificielle, nous avons une approche un petit peu différente. J'ai souhaité que nous menions en amont une vraie réflexion sur les données en Europe. Sans elles, pas d'intelligence artificielle ! Ces données nous appartiennent. Il est donc nécessaire d'en avoir une bonne maîtrise, de savoir ce que l'on en fait, comment elles sont constituées, car ce sont elles qui nourrissent les algorithmes d'intelligence artificielle et les machines apprenantes. L'Europe est le premier continent à développer une véritable stratégie offensive en la matière. J'avais indiqué, avant la crise, que les données industrielles allaient devenir un enjeu crucial et que l'Europe était très bien placée : c'est encore plus vrai maintenant, d'autant que ces avancées contribueront au maintien de notre tissu industriel. Nous avons donc lancé un Pieec pour définir des architectures susceptibles de porter des clouds , des serveurs accessibles à distance, localisés par secteurs et permettant d'héberger des stacks , des piles de données, susceptibles d'être agrégées pour développer des applications d'intelligence artificielle. Notre objectif est de construire des plateformes qui permettront ensuite de concevoir les applications.

La régulation du numérique est une priorité. Les plateformes américaines ou chinoises ont capté les données personnelles parce qu'elles avaient l'avantage d'être adossées à des marchés intérieurs vastes, mais nous avons été les premiers en Europe à développer des applications à partir de données industrielles, car nous avions la base industrielle la plus évoluée, et c'est pour cela que je me bats pour la maintenir. J'espère que nous parviendrons à proposer le Digital Services Act avant la fin de l'année et que la crise ne perturbera pas trop notre agenda numérique.

J'ai toujours dit que ce n'était pas aux pays de s'adapter aux plateformes, mais que celles-ci devaient se conformer à nos règles. J'entretiens une relation personnelle avec les dirigeants des grandes plateformes et à chaque fois que j'aborde un problème, elles font preuve de réactivité et de maturité. Cela ne signifie pas qu'il ne faudra pas encore réglementer en matière de protection des données personnelles, de lutte contre les fake news , contre l'incitation à la haine et au terrorisme, contre la contrefaçon, etc., mais il faut noter aussi que, dans cette période particulière, les comportements évoluent. Je ne suis pas naïf, mais je sens une inflexion de la part des GAFA. Notre dialogue est permanent. Comme je le disais à Mark Zuckerberg, en matière de données numériques, tout ce qui n'est pas interdit n'est pas forcément autorisé !

Vous posez la question de l'intégration des enjeux climatiques, environnementaux et de développement durable dans les normes comptables. Il faut reconnaître que ces enjeux sont de plus en plus pris en compte par les entreprises. On observe une véritable prise de conscience. Les grandes entreprises publient un rapport annuel sur le développement durable et celui-ci est souvent un critère de rémunération des dirigeants. L'empreinte carbone est une nouvelle exigence. Faut-il pour autant inscrire ces exigences dans les normes comptables ? Nous n'en sommes pas là, mais on ne s'interdit rien.

Avec la crise, la solidarité revient en force, alors que l'on avait le sentiment auparavant que l'individualisme était roi, qu'il s'agisse de la solidarité avec les personnels de santé, que l'on applaudit tous les soirs, de la solidarité entre les pays, que je constate chaque jour lorsque l'on essaie de répartir certains matériels médicaux en fonction de l'évolution de l'épidémie, ou de la solidarité entre les continents, entre l'Europe et la Chine par exemple. On ne sortira de la crise que si nous sommes solidaires les uns les autres.

Une mutualisation de la dette ? Nous n'en sommes pas encore là. Mais à chacun son rôle : le mien est de définir les besoins et de les chiffrer. J'ai fait des propositions et la présidente de la Commission les a reprises en évoquant un plan Marshall. Il s'agit désormais de savoir comment les financer et de faire en sorte que chaque pays partage le sentiment de l'urgence. L'essentiel est de mettre en oeuvre rapidement ce plan. Peu importe qu'il prenne la forme d'un fonds, d'obligations, etc. Je n'aime pas l'expression « mutualisation des dettes », qui laisse croire que l'on voudrait mutualiser toutes les dettes passées. Non ! Il est simplement question d'isoler les dépenses qui correspondent à la période particulière que nous traversons. L'enjeu est de réaffirmer notre solidarité et de faire en sorte que chaque pays ait un accès équitable aux financements. Il ne s'agit pas de demander à certains de payer plus que d'autres puisque chacun y aura accès en fonction de sa part dans le PIB européen. Il reste aux vingt-sept à se mettre d'accord sur le montant et les modalités. L'option d'un fonds intégré au cadre financier pluriannuel est aussi sur la table.

Mme Constant a évoqué mes discussions avec les présidents d'Apple et de Google. Je précise que les applications de suivi, et non de tracking , seront développées en Europe, par des entreprises européennes, sur la base des lignes directrices claires que les États membres ont adoptées à l'unanimité jeudi dernier et qui sont accessibles sur internet. L'application, que chacun sera libre d'installer ou non sur son téléphone, permettra de savoir s'il l'on a, au cours de ses déplacements, croisé des personnes infectées par le virus et qui ont déclaré dans l'application qu'elles étaient malades. L'application fonctionnera grâce au Bluetooth. Donc, ce que nous demandons à Google et Apple est simplement de garantir l'interconnexion entre les téléphones par le biais du Bluetooth, qu'ils fonctionnent sous Android ou iOS. En aucun cas on ne leur demande de concevoir l'application.

Enfin, la stratégie pour les données que j'avais présentée contenait tout un volet sur les données de santé. Je suis convaincu que l'on peut traiter cette question en respectant le RGPD.

M. Didier Marie. - Après la crise financière de 2008, qui a affaibli durablement nos entreprises, la Chine a investi massivement dans des entreprises stratégiques, d'infrastructures ou de télécommunications notamment, dans nos pays. Comment éviter que la crise sanitaire ne donne une nouvelle occasion à ce pays, ou à d'autres, de prendre le contrôle d'entreprises européennes stratégiques ?

Vous avez dit que nous étions allés trop loin dans la mondialisation, mais comment relocaliser ?

Enfin, la Commission européenne a considéré que la Chine était à la fois un rival et un partenaire stratégique. Comment l'Europe peut-elle faire entendre sa voix à l'échelle internationale entre la Chine et les États-Unis ?

M. Olivier Henno. - Comment voyez-vous la politique de la concurrence de demain ? Peut-elle rester essentiellement fondée sur le prix au consommateur ? Comment peut-on lutter contre le dumping social et environnemental ?

Mme Mireille Jouve. - L'agriculture est apparue comme le front le plus important après la santé dans la crise actuelle. La question de notre indépendance alimentaire revient souvent dans les débats. Or elle pourrait être fragilisée si certaines de nos filières ne parvenaient pas à surmonter la crise. La Commission européenne a annoncé des mesures de soutien au secteur agricole, mais le déconfinement risque d'entraîner un déstockage important de produits alimentaires susceptible de faire chuter les cours. Comment évaluez-vous ce risque ? Comment réguler l'écoulement des produits ?

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Notre collègue Jean-François Rapin, empêché d'intervenir directement, souhaiterait vous demander si la crise actuelle ne doit pas nous inciter à compléter le programme Horizon Europe avec un nouvel axe consacré au sanitaire ?

M. Thierry Breton. - Monsieur Marie, vous avez raison d'évoquer l'attitude de la Chine. Comme je le disais, la crise historique que nous traversons va certainement jouer un rôle d'accélérateur sur de nombreux plans, y compris en avivant les tensions entre la Chine et les États-Unis - on le constate chaque jour. Je partage totalement à cet égard l'excellente analyse de M. Jean-Yves Le Drian parue aujourd'hui dans le journal Le Monde . J'évoque beaucoup ce sujet avec mon collègue Josep Borrell, Haut Représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

Nous devons maintenir un level playing field , c'est-à-dire un système équitable qui permet à la concurrence de s'exercer dans des conditions justes, entre nous - en limitant les disparités au sein du marché intérieur - mais aussi entre les continents. Les Américains ont débloqué en quelques jours plus de 2 200 milliards d'aides pour soutenir leurs entreprises, dont 25 milliards pour leurs compagnies aériennes. Les Chinois font la même chose. Nous devons donc mobiliser des montants comparables si nous ne voulons pas affaiblir nos entreprises et risquer de les voir être la proie d'un prédateur soutenu par ces États. C'est la raison pour laquelle je me bats pour protéger nos entreprises.

Je n'ai jamais été un ardent défenseur des nationalisations par principe, mais, en l'occurrence, si l'État doit intervenir pour protéger une entreprise, il devra le faire, fût-ce de manière temporaire, car il faut préserver l'équité et la juste concurrence. Les nationalisations constituent un instrument pour défendre des entreprises stratégiques menacées.

Avec Phil Hogan, commissaire au commerce, nous travaillons aussi sur d'autres instruments pour interdire les participations ou les prises de contrôle de la part d'entreprises contrôlées directement ou indirectement par des États étrangers. Nous sommes donc très attentifs sur ce sujet et nous nous sommes dotés des instruments pour y faire face. La France a ainsi prévu 20 milliards d'euros pour aider les entreprises stratégiques ; l'Allemagne, 100 milliards. Il ne s'agit pas pour autant de dilapider l'argent : n'oublions pas en effet que nous l'empruntons et que nous engageons notre avenir et celui de nos enfants. Mais nous devons maintenir notre appareil productif, la compétitivité de notre économie et dépenser dans les mêmes proportions que les autres continents.

Il convient aussi d'éviter que l'Europe ne devienne le terrain de jeu de la Chine et des États-Unis. C'est pour cela que j'ai toujours plaidé pour que l'Europe acquière une plus grande autonomie en matière de défense et de sécurité. Il est essentiel d'avoir la maîtrise de notre outil de défense, de renforcer notre coopération, de mieux doter le Fonds européen de défense pour préparer l'avenir et garantir notre indépendance. J'espère que la crise nous permettra d'aller plus loin en contribuant à lever les réticences de certains États. On se rend de plus en plus compte que, même si nous pouvons avoir des alliances, nous sommes de plus en plus seuls en ce qui concerne notre autonomie et notre défense.

Monsieur Henno, je n'ai pas attendu la crise pour déplorer que le seul but de la politique de concurrence soit de garantir au consommateur des prix bas. La vraie politique de la concurrence doit permettre aux entreprises de rester au centre du jeu. La stratégie industrielle européenne que j'ai présentée avant la crise s'inscrit dans ce sens. Elle me semble plus d'actualité que jamais.

Madame Jouve, l'agriculture est un sujet central. Elle ne relève pas de ma compétence directe, mais de celle du commissaire à l'agriculture ; en revanche, je suis chargé de l'agroalimentaire. Nous sommes très attentifs aux problèmes de déstockage avec le déconfinement. Je l'ai évoqué hier avec la filière laitière. Nous sommes conscients des difficultés et essayons de trouver des solutions.

Il ne me semble pas enfin nécessaire de modifier les programmes d'Horizon Europe pour financer le sanitaire. Grâce à l'accord de l'Eurogroupe, il est déjà possible de mobiliser plus de 200 milliards d'euros au titre du MES qui pourront bénéficier aux industries de santé.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je complète les propos de Mme Jouve sur l'agriculture.

Depuis plusieurs années, le Sénat plaide pour repenser la place de l'agriculture par rapport à la politique de la concurrence. Depuis cinquante ans, on a mis l'accent sur les consommateurs, mais on a oublié les producteurs. Il est temps de s'occuper d'eux. Avec Sophie Primas, nous allons déposer une proposition de résolution européenne pour faire activer les articles 219 et 222 du règlement sur les organisations communes des marchés des produits agricoles (OCM).

M. Thierry Breton. - Vous avez pu constater que je suis aux côtés du Sénat. Chacun à notre place, nous nous battons. Je tiens à saluer votre action sur le terrain aux côtés des maires qui jouent un rôle essentiel pendant la crise.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Nous vous remercions de votre participation.

Audition de M. Frédéric Duval,
directeur général d'Amazon France
(Mardi 28 avril 2020)

Mme Sophie Primas , présidente. - Monsieur Duval, la commission des affaires économiques souhaitait vous auditionner depuis un certain temps, car la numérisation du secteur du commerce nous intéresse beaucoup. Avant la crise sanitaire, un groupe de travail présidé par notre collègue Serge Babary étudiait les mutations du commerce, notamment sa transition numérique, sans poursuivre l'idée d'opposer commerce en ligne et commerce physique, mais, au contraire, celle de souligner leur complémentarité, comme ce fut le cas entre le petit commerce et la grande distribution dans les années 1970. La crise confirme avec douleur l'acuité de ce constat : les commerçants qui se sont déjà lancés dans la transition numérique ont mieux résisté que les autres. Votre entreprise fait partie des solutions qui s'offrent à eux, au travers de sa place de marché sur laquelle les commerçants peuvent vendre en propre par votre intermédiaire.

Amazon, installée en France depuis 2000, réalise environ 4,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires sur le territoire national et y emploie 9 300 salariés. Elle représente le leader du commerce électronique en France - avec 20 % de parts de marché -, secteur dont elle capte 50 % de la croissance. Elle se place également en position dominante dans le domaine du cloud , dont les revenus publicitaires permettent d'équilibrer la faiblesse des marges réalisées dans le commerce en ligne.

Je souhaiterais approfondir notre réflexion sur les évolutions du commerce, mais je ne voudrais pas esquiver un sujet brûlant. L'entreprise que vous dirigez a fait la « une » de l'actualité à de nombreuses reprises ces dernières semaines, au gré d'un feuilleton judiciaire qui cristallise les tensions, sur le nécessaire équilibre, en cette période de crise sanitaire, entre le maintien de l'activité et la protection des salariés par l'employeur. La présente audition permettra de faire le point sur ce sujet. Je n'ai pas personnellement à me prononcer sur une décision de justice : la séparation des pouvoirs emporte le respect du Parlement pour le pouvoir judiciaire.

Pour autant, au-delà du cas d'Amazon, la question de la responsabilité du chef d'entreprise dans la reprise apparaît essentielle pour la réussite du déconfinement. Nous pourrons prendre toutes les mesures en faveur de la demande - les ménages sortiront, en effet, de la crise avec un pouvoir d'achat affaibli et une confiance dans l'avenir réduite - ou de l'offre, élément déterminant pour l'emploi, elles n'auront que peu d'effet si ne sont pas clarifiées les conditions sanitaires et juridiques de la reprise.

La situation n'est pas claire. La jurisprudence a oscillé de l'obligation de résultats à l'obligation de moyens. Les inspections du travail suivent leur interprétation, les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte) la leur ; la justice tranche au cas par cas. Les syndicats et les salariés sont naturellement inquiets ; les chefs d'entreprise aussi. Il faut évidemment protéger les salariés, mais jusqu'où et jusqu'à quand pourra être imputée à un chef d'entreprise la diffusion de l'épidémie parmi ses salariés ? Jusqu'où précisément va sa responsabilité en matière de fourniture de masques, de gants, de blouses, de gel ou la mise en oeuvre de mesures de distanciation ? Si le Gouvernement n'indique pas plus clairement aux chefs d'entreprise les limites de leur responsabilité en matière sanitaire, il crée une incertitude qui va constituer, pour eux comme pour les salariés, un frein majeur à la reprise.

Par ailleurs, selon vous, la crise peut-elle être envisagée comme un rappel à l'ordre pour les commerçants qui n'ont pas encore pris le virage numérique ? Comment les pouvoirs publics peuvent-ils les y aider ?

Plus précisément, pouvez-vous nous présenter votre vision de l'avenir du commerce : quelles seront, d'après vous, les nouvelles formes de commerce et de services dans la décennie à venir ? Quels sont les obstacles au développement du commerce en ligne et les axes stratégiques sur lesquels vous mettez, ou allez mettre, l'accent, notamment en matière de collaboration avec les commerces physiques ? Quelles mesures le Gouvernement devrait-il prendre, selon vous, pour développer le commerce en ligne pour les entreprises qui le souhaitent ?

Dans la course à la livraison à domicile la plus rapide possible, Amazon a déjà beaucoup investi dans l'automatisation des entrepôts et dans la recherche, par exemple en matière de serrures connectées et de livraison par drone. Quels sont votre stratégie et vos axes de développement en la matière ?

Vous serez aussi probablement interrogé par les membres de notre commission sur les sujets de friction régulièrement évoqués dans le débat public s'agissant de votre entreprise, comme les problématiques fiscales, le traitement de vos vendeurs partenaires sur la place de marché ou la question de l'emploi - certains vous reprochent de détruire des emplois, quand d'autres soulignent que, contrairement à Google ou à Facebook, par exemple, vous êtes un géant du numérique pourvoyeur d'emplois.

M. Frédéric Vidal, directeur général d'Amazon France. - Je vous remercie pour votre invitation. Je travaille chez Amazon depuis une quinzaine d'années. L'entreprise est largement implantée en France, avec plus de vingt sites, 9 300 salariés en contrat à durée indéterminée (CDI) et plusieurs dizaines de millions de clients. Elle participe au développement de très nombreuses très petites entreprises (TPE) et petites et moyennes entreprises (PME), grâce à sa place de marché comme canal de distribution de leurs produits.

Amazon poursuit plusieurs activités : le commerce en ligne et la logistique qui lui est liée, le cloud - soit le stockage et le traitement de données pour les entreprises, et non, je le précise, la publicité - et la diffusion d'un bouquet numérique avec Prime Video et Amazon Music. En France, l'entreprise fait vivre, selon nos estimations, 30 000 citoyens, dont 13 000 au sein de ses chaînes d'approvisionnement et de distribution de produits.

Amazon, comme les autres entreprises, subit les conséquences de la crise sanitaire. En cette période, nous avons souhaité jouer notre rôle, certes modeste : servir les Français confinés ou dans l'incapacité, par manque de temps, d'effectuer leurs achats. Pour eux, la livraison que nous assurons représente parfois le dernier recours pour s'approvisionner.

Naturellement, notre mission n'a pas été réalisée dans les conditions habituelles. Notre priorité a d'abord été d'assurer la sécurité de nos salariés via plusieurs mesures constatées par les inspections du travail et une restriction des ventes aux biens jugés essentiels : alimentation, produits d'hygiène et de nettoyage, fournitures nécessaires au travail et à l'étude à domicile, jouets et autres kits de coloriage permettant d'occuper les enfants, notamment lorsqu'ils sont confinés dans des surfaces limitées.

Hélas, en dépit des mesures instaurées, quelques organisations syndicales ont engagé des contentieux devant les cours de justice, lesquelles, par deux fois, en première instance et en appel, ont demandé à Amazon de cesser ses activités. Ce jugement me laisse perplexe, compte tenu de ses conséquences sur nos clients, sur nos salariés et sur nombre de petites entreprises. Je regrette profondément la présente situation, mais ne peux annoncer encore une date de redémarrage.

Je puis vous assurer que, durant la période de confinement, le dialogue social au sein de l'entreprise, avec dix-sept réunions déjà tenues, est intense. Il se poursuivra lors de la consultation à venir, laquelle représente une nouvelle opportunité de discussion. J'appelle, pour ma part, à une reprise, très attendue, de notre activité. Mon attention se porte également sur la restauration du retour d'expérience client tel qu'il existait avant la crise sanitaire ; j'y  travaille.

Je suis heureux de pouvoir échanger avec vous sur les sujets relatifs, notamment, à l'avenir du commerce, au développement du commerce en ligne et à l'automatisation de nos entrepôts et de nos livraisons et suis à votre disposition pour répondre à vos interrogations.

M. Serge Babary . - Le développement massif du commerce en ligne dans de multiples secteurs semble ne pas avoir le même succès en matière alimentaire. Pensez-vous que la crise sanitaire actuelle ait enfoncé un coin dans cette résistance ? Quelles sont vos explications quant à ces difficultés et votre stratégie dans ce secteur ? Pourriez-vous nous faire un premier retour sur l'accord conclu avec Monoprix pour la vente de produits, notamment alimentaires ?

Le développement de l'omnicanalité, c'est-à-dire la combinaison de plusieurs canaux de distribution pour un même vendeur, implique, pour les commerçants physiques, de se numériser, mais également, pour les pure players numériques, de se rapprocher de certains atouts du commerce physique, voire d'implanter de vrais locaux commerciaux. Amazon le fait déjà via les magasins Amazon Go aux États-Unis, dans lesquels il n'existe ni personnel de caisse, ni caisse, ni attente. Quels sont les retours sur ces magasins ? Envisagez-vous d'en développer en France et, si oui, à quelle échéance ? Plus largement, souhaitez-vous vous installer plus durablement dans le commerce physique ? Une telle évolution passerait-elle uniquement par des magasins de type Amazon Go ?

Enfin, quelles raisons motivent vos refus de participer aux initiatives des pouvoirs publics visant à améliorer le commerce en ligne ? Je pense en particulier à la charte du e-commerce pour améliorer les relations entre les places de marché et les revendeurs tiers signée l'an dernier avec le Gouvernement et aux tarifs préférentiels mis en place par de nombreux acteurs du e-commerce à la demande du Gouvernement pour aider les entreprises à prendre le virage numérique.

M. Frédéric Duval. - Tout citoyen a pu constater que les commandes en ligne de produits alimentaires impliquaient une attente beaucoup plus longue chez nos concurrents que chez nous. Cette appétence a été constatée sur le site amazon.fr, où les commandes alimentaires ont enregistré une forte augmentation. Nous réalisons les livraisons avec un partenaire désormais stratégique, la société Monoprix, filiale du groupe Casino, dans le cadre du service Prime Now accessible à nos clients Prime. Étendre cette couverture est une bonne stratégie et un levier important pour donner à nos clients l'accès à une offre de produits frais.

Plus généralement, notre société ne livre pas directement de produits frais via le site amazon.fr ; en revanche, au travers de la Boutique des producteurs, nous donnons à des producteurs locaux un accès à une zone de chalandise très large : je citerai la Maison Victor, à Montélimar, qui expédie du boeuf, de l'agneau, du porc partout en France.

Notre stratégie est donc simple et présente plusieurs déclinaisons : pour le frais, Prime Now, qui assure une réception immédiate ; pour les livraisons à durée intermédiaire, la Boutique des producteurs ; enfin, pour ce que nous appelons la long tail , constituée notamment par le très grand nombre de références en produits secs, le délai peut être plus long.

Concernant les magasins Amazon Go existant aux États-Unis, nous n'avons pas de raison de retarder leur implantation en France, car ils sont plébiscités par la clientèle. Je ne puis, cependant, vous donner de date précise. Amazon Go est un magasin où l'on peut entrer en se connectant par l'application numérique ; une fois à l'intérieur, il suffit de placer ses produits dans le panier : les articles sont facturés automatiquement, sans passage en caisse ni inspection du panier. Des salariés approvisionnent le magasin et rangent les produits en rayon, mais nous n'avons aucun employé en caisse.

Sur la participation d'Amazon aux initiatives gouvernementales sur le commerce en ligne, ma perception ne correspond pas à ce que vous décrivez. Nous discutons régulièrement avec le Gouvernement pour établir des règles et des normes, notamment sur la TVA du commerce en ligne. Quant à la charte des acteurs du e-commerce que vous évoquez, elle consiste à instaurer un tiers, un médiateur étatique entre nos marchands tiers et nous. Or Amazon est en collaboration permanente avec ces marchands tiers depuis plus de quinze ans ; leur part d'activité sur le site amazon.fr est passée de 3 % dans les années 1990-2000 à 60 % en 2018. Cela montre que la relation entre les marchands tiers et Amazon fonctionne très bien, c'est pourquoi il ne nous paraît pas pertinent d'y introduire un intermédiaire. Cependant, nous participerons à toutes les initiatives sur le commerce en ligne qui nous sembleront pertinentes.

Mme Anne Chain-Larché . - Monsieur le directeur général, vous avez souligné le rôle d'Amazon dans l'approvisionnement des familles, que ce soit pour l'alimentation ou les jeux d'enfants. Votre entreprise se porte bien, son cours en bourse est au plus haut.

Or nous avons également auditionné les représentants des commerces physiques, qui font, eux aussi, vivre nos territoires ; faisant, pour une partie d'entre eux, l'objet de fermetures administratives, ils vivent très mal cette concurrence qu'ils jugent déloyale. Ils sont contraints d'avoir recours aux aides d'État et de réclamer une annulation des charges sociales pour la période. Beaucoup d'entre eux risquent de ne jamais rouvrir.

Dans ces conditions, envisagez-vous d'abonder le Fonds de solidarité pour venir en aide à ces commerces physiques nécessaires à nos territoires ?

M. Fabien Gay . - En matière de fiscalité, il est important que les règles soient les mêmes pour tous. Les impôts financent les services publics, à commencer par nos hôpitaux, et les cotisations financent la protection sociale. Vous annoncez avoir payé 250 millions d'euros d'impôts en 2018, mais en mélangeant dans ce total la TVA, les cotisations patronales, la CSG, et l'impôt sur les sociétés. Pouvez-vous donner des taux individualisés, en particulier pour l'impôt sur les sociétés ? Amazon réalise en France 4,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires.

Le rapport du ministère de l'économie et des finances sur la fraude fiscale publié en décembre 2019 évaluait à 14 milliards d'euros la non-facturation à la TVA des vendeurs - autant de milliards qui manquent à nos services publics. Quelles actions envisagez-vous pour résoudre ce problème ?

Sans formuler d'avis sur le jugement de la cour d'appel de Versailles, je n'en ai pas la même lecture que vous. Il ne vous a pas été demandé de cesser vos activités, mais de protéger les salariés dans les entrepôts logistiques et, tant que cela n'est pas assuré, de restreindre les commandes aux activités essentielles. De plus, vous continuez à livrer en France depuis vos entrepôts de Belgique, d'Allemagne, d'Espagne et d'Italie. Vous avez demandé à Amazon Transport, qui compte treize sites dont un au Blanc-Mesnil, de continuer à livrer. Allez-vous assurer la protection des salariés dans ces énormes entrepôts ?

Je m'associe enfin à la question de ma collègue Anne Chain-Larché : il conviendrait qu'Amazon abonde le Fonds de solidarité, car il y a distorsion de concurrence.

M. Frédéric Duval. - Je ne suis pas en mesure de vous donner aujourd'hui une réponse à cette dernière question. La décision n'a pas encore été prise.

Le chiffre d'affaires d'Amazon France en 2018 était, comme l'a dit M. Gay, de 4,5 milliards d'euros. Nos contributions se décomposent entre les cotisations sociales et la TVA, collectées au nom de l'État et des partenaires sociaux, d'une part, et les contributions directes, d'autre part : impôt sur les sociétés, charges patronales, impôts locaux divers et variés. L'impôt sur les sociétés, sur lequel m'interroge M. Gay, ne contribue, d'après l'OCDE, qu'à hauteur de 4 % au produit fiscal français. Raisonner sur la base de cette seule contribution est donc très réducteur. Au total, nos contributions fiscales en France s'élèvent à 250 millions d'euros, dont 150 millions de contributions directes. Ainsi, les deux questions « Amazon est-il assujetti aux mêmes règles fiscales que les autres entreprises ? » et « sa contribution fiscale en France est-elle substantielle ? » appellent une réponse positive, d'autant que le commerce en ligne n'est pas une activité très rentable.

Le jugement de la cour d'appel de Versailles a arrêté, de fait, les centres de distribution. Le jugement initial prévoyait une astreinte de 1 million d'euros par infraction constatée. Or nous traitons entre 5 et 10 millions d'articles par jour : un taux d'erreur, inévitable, de 0,1 % dans le traitement des commandes générerait des milliards d'euros d'amende par semaine. Soit nous prenons le risque de payer ces milliards, et le jeu n'en vaut pas la chandelle, soit nous arrêtons nos activités.

Enfin, ce jugement ne met pas en cause les dispositions que nous avons prises en matière de sécurité des salariés. La cour a simplement estimé que la forme de consultation de nos salariés sur le document unique d'évaluation des risques n'était pas la bonne. Sur le fond, nos centres de distribution ont mis en oeuvre, depuis le début de la crise, l'ensemble des mesures demandées par les agences sanitaires. Nous avons informé régulièrement nos salariés. La distanciation sociale à deux mètres est en place depuis le début, tout comme la distribution de masques ou de gel hydroalcoolique. C'est la forme administrative qui nous est reprochée, et certaines organisations syndicales essaient de l'exploiter.

M. Fabien Gay . - Vous mélangez dans votre présentation recettes, chiffre d'affaires, imposition, cotisations patronales ; et 150 millions d'euros de contributions directes sur 4,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires, c'est un taux de 3,3 %. Or le taux d'imposition de nos commerces physiques est compris entre 25 et 40 %. C'est une distorsion de concurrence considérable. Elle ne sera pas réglée par la taxe Gafam, qu'au demeurant vous répercutez sur vos vendeurs et consommateurs.

M. Frédéric Duval. - Il est faux de dire que le taux d'imposition d'Amazon n'est pas le même que celui des entreprises françaises.

Mme Élisabeth Lamure . - Le Sénat s'est prononcé pour que la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) soit également appliquée aux plateformes de e-commerce , au nom de l'égalité entre surfaces commerciales de plus de 1 000 mètres carrés, qui sont soumises à cette taxe, et les centres de vente directe. Cette mesure n'a pas prospéré, mais pourrait être de nouveau proposée. Considérez-vous qu'elle soit équitable ?

Depuis le début de la crise sanitaire, avez-vous constaté une augmentation du nombre des demandes d'accès à votre plateforme par les entreprises et, le cas échéant, dans quelle proportion et pour quel type de produits ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Je suis impressionnée par vos chiffres. Concernant votre réaction à la décision de la cour d'appel de Versailles, vous avez déclaré : « Nous ne pensons pas que cette décision soit dans le meilleur intérêt des Français, de nos collaborateurs et des milliers de TPE et PME françaises qui comptent sur Amazon pour développer leurs activités. » Pouvez-vous revenir sur vos relations avec les TPE et PME ? Avez-vous des données sur l'utilisation d'Amazon comme canal de vente par ces entreprises et le chiffre d'affaires généré ?

M. Frédéric Duval. - À chaque activité sa fiscalité propre. Les entrepôts de e-commerce ne sont pas assujettis à la Tascom, mais ils le sont à une taxe locale sur les bâtiments industriels, source importante de revenus pour les collectivités territoriales. La Tascom est réservée aux surfaces commerciales qui accueillent du public : je ne vois pas pourquoi nos entrepôts devraient y être soumis.

De plus, au contraire du commerce physique, le e-commerce inclut la livraison au client, activité qui pèse très lourd dans le compte de résultat. Il est donc très difficile de comparer ces deux secteurs.

Je vous confirme, madame Renaud-Garabedian, que la décision de la cour d'appel de Versailles n'est pas dans l'intérêt de nos clients, des TPE et PME qui travaillent avec nous et de nos employés. D'après la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad), le volume d'affaires de cette activité s'élève à 100 milliards d'euros en France. Toutes les TPE et PME françaises peuvent y avoir leur part, pas seulement les acteurs comme Amazon. J'ai évoqué la Maison Victor, mais j'aurais pu citer la papeterie Neveu ou l'entreprise Dodo, qui utilisent les services du e-commerce pour se développer. La décision de la cour d'appel de Versailles est un frein à ces opportunités.

Je signale également que 60 % des citoyens européens sont des acheteurs en ligne, dont 40 % achètent au moins une fois par an un produit dans un pays qui n'est pas le leur. Il est très important que nos TPE et PME puissent vendre à des Allemands, des Anglais, des Espagnols ou des Italiens. Beaucoup d'acteurs français utilisent nos services pour exporter en Europe : comme je l'ai rappelé, 60 % de l'activité réalisée sur le site amazon.fr l'est par des entreprises tierces. C'est cette opportunité que remet en cause la décision de la cour d'appel.

Mme Dominique Estrosi Sassone . - Si vos entrepôts sont sûrs et ont mis en oeuvre toutes les mesures demandées par les autorités, comment expliquez-vous que d'autres acteurs du commerce en ligne comme Cdiscount n'aient pas été sanctionnés ? Combien vous coûte une journée de fermeture ? Enfin, quelle est l'organisation du travail et du dialogue social dans vos entrepôts en Allemagne, en Espagne ou en Italie ?

M. Roland Courteau . - Le groupe Amazon a financé 66 projets d'énergies renouvelables en Europe et aux États-Unis en 2019 : pouvez-vous les détailler ? La crise économique, qui a débouché sur une crise énergétique, conduira-t-elle le groupe à réviser ses activités dans ce domaine ?

M. Frédéric Duval. - Je ne comprends pas l'initiative des partenaires sociaux qui a conduit à ce jugement. Nous allons naturellement l'appliquer, mais nos centres de distribution sont sûrs, les travaux de mise en dévolution ont été constatés par des inspecteurs du travail, les mises en demeure ont été levées. Nous n'avons pas fait l'objet de fermeture administrative. C'est pourquoi ce jugement me laisse perplexe.

Monsieur Courteau, Amazon finance en effet de nombreux projets d'énergie renouvelable, notamment l'installation de fermes éoliennes et solaires, ainsi que de panneaux solaires sur les bâtiments. Notre organisation n'est pas modifiée par la crise. Nous avons lancé le climate pledge avec l'objectif de prendre une avance de dix ans sur les accords de Paris : décarbonation totale de nos activités en 2040, utilisation à 100 % des énergies renouvelables à partir de 2030, et à 80 % dès 2024. Amazon a passé à la société Rivian la commande de 100 000 véhicules électriques, soit la plus importante jamais réalisée, pour décarboner entièrement nos livraisons.

Enfin nous avons doté des fonds de reforestation pour participer à l'effort international de lutte contre le réchauffement climatique.

Pour répondre à l'une des questions de Mme la présidente, la livraison du dernier kilomètre est source de malentendus. La tournée d'une camionnette chargée de 120 colis qui dépose un colis tous les cent mètres engendre beaucoup moins de pollution que 120 acheteurs allant récupérer leur produit en voiture en périphérie. Si le transport collectif de personnes est moins polluant que le transport individuel, il en va de même pour le transport de marchandises. La livraison du dernier kilomètre chez Amazon est très efficace au point de vue environnemental, comparée à l'activité classique d'un commerce en magasin.

M. Daniel Gremillet . - Je voulais vous interroger sur votre engagement en matière de neutralité carbone, en avance de dix ans sur l'objectif de notre pays. Allez-vous tenir ce calendrier très ambitieux ? Les milliards de dollars d'investissement annoncés en février 2020 risquent-ils d'être remis en cause par cette crise mondiale ? Mais vous y avez déjà répondu...

M. Franck Montaugé . - Dans ce contexte de crise, on peut souhaiter que votre entreprise facilite la relance des commerçants français travaillant avec vous - ils ont compris que le numérique était incontournable pour améliorer leurs ventes. Mais, personnellement, je vois deux types d'obstacles.

D'abord, votre business model présente la particularité d'intégrer sur une même plateforme la vente de vos propres produits et celle des produits similaires de vos concurrents. Il s'agit d'un quasi-conflit d'intérêts qui a justifié l'ouverture d'une enquête par la Commission européenne. Il existe des cas, notamment aux États-Unis - le Wall Street Journal s'en est fait
l'écho -, où des produits originaux d'entreprises partenaires ont été copiés par Amazon. Quelles mesures entendez-vous mettre en oeuvre afin d'arrêter de telles pratiques, aussi dommageables qu'inacceptables pour ces entreprises ?

Ensuite, Amazon n'a pas signé la charte des acteurs du e-commerce , mais devra l'appliquer dans le cadre du règlement Platform to business qui entrera en vigueur en juillet prochain. Les petits commerçants, en tout cas ceux qui ne craignent pas de parler, font état de déréférencements sauvages, en l'absence de tout motif fondé en droit, accompagnés d'un blocage de leurs fonds, sans possibilité d'appel ni de dialogue. Cette situation peut être dramatique pour des entreprises dont Amazon est à la fois le principal vecteur de commercialisation et le partenaire qui leur permet d'agrandir leur zone de chalandise. Amazon peut s'avérer être un concurrent féroce et les obliger à fermer boutique. Quelle est la politique d'Amazon France à l'égard de ces pratiques anticoncurrentielles ?

M. Frédéric Duval. - Sur nos sites, plusieurs acteurs peuvent vendre le même article, par exemple des marchands tiers et Amazon. Cette situation est absolument nécessaire.

M. Franck Montaugé . - Ce n'est pas le cas que j'évoque. Je fais allusion à Fortem.

M. Frédéric Duval. - Je termine mon propos. Il est important que plusieurs acteurs puissent vendre le même article : en cas de rupture de stock, l'un complète l'autre, ce qui permet de livrer le produit au client.

Pourriez-vous préciser votre question ?

M. Franck Montaugé . - Je veux parler de la réutilisation par Amazon des données stratégiques de marchands utilisant votre plateforme.

M. Frédéric Duval. - Ces pratiques sont totalement interdites dans l'entreprise. Si nous avons vent de ce genre de cas, nous enquêtons très sérieusement en interne.

M. Franck Montaugé . - Il existe bien un cas qui est en ce moment même devant la justice aux États-Unis.

M. Frédéric Duval. - Quand cela arrive, nous faisons en sorte que cette situation cesse - je peux vous l'assurer.

Lorsque la règlementation Platform to business entrera en vigueur en France, nous l'appliquerons, comme toutes les entreprises.

Les relations que nous avons avec nos marchands tiers sont très bonnes. Mais il faut aussi être en mesure de contrôler l'expérience client de notre plateforme. Quelques petits vendeurs peuvent écorner la confiance des clients, et c'est alors l'ensemble des acteurs qui en pâtit. Nous avons une discussion avec les marchands en cas de fraude ou de vente de produits illicites pour leur demander d'arrêter ces pratiques ou de mettre en place des plans d'action. À l'issue de ces procédures, qui peuvent durer plusieurs mois, nous pouvons être conduits à fermer un compte parce que les règles d'utilisation de notre marketplace ne sont pas respectées.

M. Franck Montaugé . - Nous avons auditionné certains de vos marchands tiers qui, du jour au lendemain, se retrouvent sans rien. Je tenais à vous faire part de la situation préoccupante dans laquelle ils peuvent être.

M. Frédéric Duval. - Je vous invite à venir à l'Amazon Academy : vous aurez devant vous des milliers d'entrepreneurs qui utilisent nos services. Ils vous diront que leurs relations avec l'entreprise sont très bonnes !

Mme Sophie Primas , présidente . - Ils ne vont pas dire le contraire s'ils sont là...

M. Frédéric Duval. - Tout le monde est invité.

Mme Dominique Estrosi Sassone . - Vous n'avez pas répondu à deux de mes questions : combien vous coûte un jour de fermeture ? Comment fonctionnent vos entrepôts dans les autres pays européens en termes d'organisation du travail ? Alors que les Allemands étaient très peu friands de commerce en ligne, la crise du coronavirus les a conduits à se tourner très majoritairement vers votre plateforme.

M. Frédéric Duval. - Je ne connais pas le coût d'une journée de fermeture. Nos services financiers procèdent actuellement à des calculs. Je regrette que nos centres soient fermés, j'espère qu'ils rouvriront le plus rapidement possible. Expédier depuis d'autres pays coûte un peu plus cher.

Amazon a des standards d'organisation, qui sont en général mondiaux. Ceux qui sont appliqués en France sont les mêmes que ceux qui régissent les centres de distribution allemands, espagnols, anglais, italiens, américains. Ces standards ne posent pas de problème dans les pays européens : l'activité des centres de distribution n'a été arrêtée dans aucun autre pays.

Le dialogue social est assez nourri chez Amazon. Depuis le début de l'épidémie, nous avons organisé 17 réunions d'information relatives à l'évaluation des risques dans les centres de distribution. L'organisation du travail et les relations sociales sont à peu près les mêmes dans tous les pays européens.

Mme Sylviane Noël . - Votre entreprise est souvent accusée de permettre à des vendeurs chinois peu scrupuleux de vendre des produits de mauvaise qualité ou, pire, des contrefaçons. Des appels à mettre fin au principe d'irresponsabilité des plateformes en ligne pour les contraindre à faire elles-mêmes le contrôle qualité des vendeurs tiers se multiplient. Êtes-vous prêt à appliquer un nouveau régime de responsabilité des places de marché en ligne, en renforçant les exigences de contrôle envers les vendeurs tiers ?

M. Marc Daunis . - Vous avez évoqué vos ambitions en matière de décarbonation de votre activité. Quel est votre impact carbone aujourd'hui ?

Lors d'une précédente audition, vous aviez estimé que l' e-commerce était l'allié du commerce de centre-ville. Vous aviez notamment cité l'Amazon Academy. On le sait, les spécificités locales sont importantes dans la problématique des commerces de centre-ville. Entendez-vous territorialiser votre intervention, en vous adaptant aux politiques locales ?

M. Frédéric Duval. - Madame Noël, la situation que vous décrivez montre la nécessité d'avoir un gendarme sur une place de marché. Chez Amazon, lorsque des offres sont considérées comme non valables - produits illicites, violant un brevet, dont le prix est trop élevé, etc. -, nous les supprimons. Nous avons nos propres moyens d'appréciation. Nous examinons également avec grande attention les signalements qui nous sont faits pour supprimer les offres frauduleuses.

S'agissant de l'application de nouvelles réglementations, je ne commenterai pas les projets qui sont actuellement à l'étude.

J'estime qu'il existe une complémentarité entre commerce en ligne et commerce physique. Depuis trente ans, le commerce physique a subi un certain nombre de transformations : l'avènement des hypermarchés à la périphérie des villes, puis l'arrivée des magasins thématiques, toujours en périphérie des villes. L'aménagement des centres-villes a contribué à modifier les plans de circulation, à réduire le nombre de places de parking. Le nombre de chalands a baissé, ce qui a mis les commerces de ces centres-villes en péril.

Aujourd'hui, l' e-commerce doit redonner de l'espoir à ces commerçants. Un magasin proche du Sénat - la papeterie Dubois, rue Soufflot - a vendu des produits en ligne via Amazon, ce qui lui a permis d'augmenter de plus de 5 % son chiffre d'affaires. Une entreprise peut garder son pas-de-porte tout en accédant à une zone de chalandise plus vaste, européenne.

Sur la territorialisation des activités, voulez-vous dire, monsieur Daunis, qu'un Breton pourrait acheter des produits de vendeurs bretons ?

M. Marc Daunis . - Ma question portait davantage sur votre capacité à vous adapter aux besoins des territoires, et non l'inverse. Vous pourriez nouer des partenariats, apporter des soutiens.

M. Frédéric Duval. - Amazon a un impact sur les territoires. Je prendrai l'exemple de L'artisan du cristal, maître cristallier, compagnon de France depuis 1982 : depuis qu'il s'est lancé sur Amazon Handmade, il a constaté une hausse de 30 % de son chiffre d'affaires. On peut se développer sans avoir à se déplacer, ce qui est très important pour les territoires.

Ce qui est vrai pour L'artisan du cristal l'est aussi pour la Maison Victor à Montélimar, pour la papeterie Neveu du Havre, pour l'entreprise parisienne Dodo. Grâce à l' e-commerce , ces entreprises peuvent développer leur commerce et accéder à une zone de chalandise européenne sans avoir à créer des réseaux complexes de distribution.

M. Marc Daunis . - Quid de l'impact carbone ?

M. Frédéric Duval. - Il est calculé au niveau mondial. Je n'ai pas la réponse à votre question.

Mme Catherine Procaccia . - Je ne suis pas d'accord avec Fabien Gay : heureusement que vous avez continué à livrer par d'autres canaux que les centres français de distribution, car bon nombre de personnes attendent vos produits. Comment choisissez-vous les produits de première nécessité ? Si vous reprenez vos activités en France, comment allez-vous vous organiser, alors que les produits jugés nécessaires diffèrent complètement selon les foyers et le lieu du domicile ?

Vos salariés sont pour l'instant payés, bien que vos entrepôts soient fermés. Quel sera leur sort si vous ne rouvrez pas ? Aurez-vous recours au chômage partiel ?

Mme Élisabeth Lamure . - Vous avez parlé des entreprises qui utilisent le réseau d'Amazon pour vendre leurs produits. Avez-vous noté une demande plus forte des entreprises d'accéder à votre plateforme ? Si tel est le cas, dans quelle proportion et pour quels types de produits ?

M. Frédéric Duval. - On a constaté une baisse de l'activité des entreprises. Un grand nombre de PME qui utilisent nos services ont fermé pendant la période de confinement. Les études statistiques de Foxintelligence ou SimilarWeb montrent qu'Amazon n'y a pas gagné par rapport à ses concurrents ; nous aurions même perdu six points. En se focalisant sur les activités que j'ai mentionnées - alimentaire, hygiène, nettoyage, travail et études à la maison, occupation des enfants -, nous n'avons pas privilégié une activité particulièrement rétributrice.

Madame Procaccia, merci de reconnaître que nos services sont utiles. Pour déterminer les produits prioritaires, nous avons regardé ceux qui étaient le plus demandés après le confinement.

Sur les salaires, il est trop tôt pour en parler. Pour l'instant, nos salariés sont payés à 100 %. Nous allons reprendre le dialogue avec nos partenaires sociaux. J'espère que nous allons trouver une solution pour rouvrir rapidement.

Mme Sophie Primas , présidente . - Je n'ai pas très bien compris ce que vous reproche la justice sur le document unique. Pourriez-vous nous apporter davantage de précisions ?

Vous appelez de vos voeux une stratégie de complémentarité entre l' e-commerce et les magasins physiques, notamment de centre-ville. Comment voyez-vous le commerce dans dix ans ? Réfléchissez-vous à des services qui n'existent pas aujourd'hui ? Comment pourrait évoluer la demande des consommateurs ?

Quel est l'impact de la crise sur Amazon France et Amazon Europe en termes de chiffre d'affaires ?

M. Frédéric Duval. - La justice remet en cause non pas la façon dont nous assurons la protection de nos salariés dans nos entrepôts, mais la forme suivant laquelle nous avons associé les salariés à l'établissement de l'évaluation des risques relatifs à cette épidémie. Elle nous demande de consulter nos comités centraux et nos comités d'entreprise sur ce point.

Il est très difficile d'imaginer l'évolution du commerce dans dix ans. Ce que l'on sait, c'est que trois exigences ne changeront pas : les clients voudront toujours un large choix ; ils voudront toujours des prix bas et compétitifs - actuellement, certains s'inquiètent de leur pouvoir d'achat et d'une éventuelle inflation ; à ce titre, Amazon met à égalité l'ensemble des consommateurs français en termes de choix et de prix ; ils voudront toujours disposer rapidement de leurs achats, soit en allant les chercher dans un magasin, soit en étant livrés par un e-commerçant comme Amazon. Nous essayons de travailler sur ces trois points invariables - le choix, le prix et la livraison rapide - plutôt que de deviner le futur.

Sur l'impact de la crise sur l'entreprise, nous sommes encore au milieu du gué. Nous ne pourrons répondre à cette question qu'au début du troisième trimestre, voire du quatrième trimestre.

Mme Sophie Primas , présidente . - Vous devez en avoir une idée en regardant votre volant d'affaires.

M. Frédéric Duval. - En février, mars et avril, il est resté stable. Il a changé dans son mix.

Mme Sophie Primas , présidente . - Les trois invariants sont donc le choix, le prix et la rapidité d'acquisition. Comment voyez-vous la répartition de la valeur ajoutée entre le producteur et le distributeur ? Le Parlement réfléchit beaucoup à cette question depuis des années. Pour que l'économie tienne, il doit y avoir de la valeur ajoutée à tous les niveaux.

Dans la relation entre un commerçant et son client, il y a un aspect conseil. Vous engagerez-vous dans cette voie ?

M. Frédéric Duval. - Je l'ai dit, 60 % de l'activité d'Amazon est réalisée par des marchands tiers, qui fixent librement le prix de leurs produits.

Mme Sophie Primas , présidente . - Vraiment ?

M. Frédéric Duval. - Oui ! Les marchands tiers sont libres de définir leurs prix et les quantités vendues.

Nous mettons en relation directe une entreprise et un client, sans intermédiaire, ce qui permet une bonne répartition de la valeur ajoutée. Nous prenons entre 12 et 15 % de la valeur de la transaction. Si l'on compare ce niveau de commission au coût que représente la succession d'intermédiaires dans d'autres filières, je peux vous assurer que le partage de la valeur ajoutée est très satisfaisant.

Sur les sites amazon.fr, les pages articles sont évaluées. Des vidéos de conseils et des pages « A + », enrichies en contenu, sont de plus en plus disponibles, ce qui donne davantage de pertinence aux produits vendus.

Par ailleurs, les meilleurs conseillers du monde sont les autres clients, qui postent sur le site des revues de produits, souvent nombreuses et très intéressantes pour les acheteurs éventuels. Ces revues apportent une véritable valeur ajoutée à la page article.

Mme Sophie Primas , présidente . - Merci, monsieur le directeur général, d'avoir accepté cette audition.

Audition de M. Philippe Varin,
président de France Industrie
(Mercredi 29 avril 2020)

Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur le président, je vous remercie d'avoir à nouveau répondu à l'appel de notre commission : nous avons toujours plaisir à vous recevoir, que cela soit dans le cadre des cellules de veille que notre commission a récemment mises en place ou en réunion plénière.

Nous souhaitons évoquer avec vous les défis que la crise actuelle pose à notre économie, dans une vision prospective. La question qui se pose à notre pays et aux pouvoirs publics est la suivante : quelles devront être nos priorités de politique publique, en prenant en compte la fragilisation de nos entreprises durement touchées par la paralysie de l'activité, tout en gardant le cap sur les grands objectifs de transition écologique, d'innovation ou de souveraineté économique - un thème qui a émergé avec force durant la crise ?

Si les mesures de soutien d'urgence qui ont été mises en place ces dernières semaines et qui ont été élargies à plusieurs reprises sont saluées par les acteurs que nous avons entendus, elles s'inscrivent pour l'instant dans le court terme. Vous l'avez dit : l'indemnisation par l'État du chômage partiel ne pourra pas durer.

Pourtant certains secteurs, comme l'aéronautique, ne prévoient pas de retrouver leur niveau habituel d'activité avant 2023. Les plus petites entreprises, qui font face aux problèmes de trésorerie les plus pressants, peuvent certes contracter des prêts garantis par l'État, mais elles s'endettent, et leurs fonds propres restent trop bas. Dans quelques mois, nous risquons de voir certaines d'entre elles sombrer ou être victimes d'acquisitions prédatrices, alors qu'elles sont essentielles au bon fonctionnement de nos filières industrielles. La R&D, qui est un impératif pour assurer la transition écologique et énergétique, et qui sous-tend notre innovation et notre compétitivité, risque d'être sacrifiée pendant plusieurs années. Le travail est donc loin d'être fini.

Malgré une lente reprise, la France a aujourd'hui un niveau d'activité industriel inférieur à tous ses voisins européens. Comment s'assurer que nous ne prenions pas de retard, cette fois, dans la relance et dans la transformation de notre économie ? Quels sont les leviers que nous pouvons activer : investissement public, numérisation, aides à la décarbonation, structuration des filières ? Comment les entreprises s'engagent-elles pour atteindre ces objectifs ? Que pensez-vous aussi de la politique européenne ?

M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Je suis très heureux d'échanger avec vous. M. Alexandre Saubot, vice-président, M. Vincent Moulin-Wright, directeur général et M. Jean-Marie Danjou, directeur général délégué de France Industrie, m'aideront à vous répondre.

Je dirai tout d'abord un mot de la situation, avant d'aborder la question du plan de relance.

Les taux d'activité sont très faibles dans l'industrie - autour de 56 % ou 57 % en moyenne -, avec une grande hétérogénéité entre les secteurs : si la santé, l'alimentaire, la chimie, l'emballage et les télécommunications fonctionnent bien et ont un taux d'activité supérieur à 80 %, d'autres secteurs fonctionnent au ralenti, comme l'automobile, l'aéronautique, la construction - à la différence de certains de nos voisins -, l'ameublement ou la métallurgie.

Dans la construction et les travaux publics, l'important est la reprise des chantiers. Le secteur a élaboré un guide sanitaire pour préparer la reprise, mais celle-ci n'est pas encore en vue, sauf dans quelques domaines particuliers, comme la rénovation. Les appels d'offre publics sont suspendus, et l'on ne sent pas d'enthousiasme à reprendre les chantiers de la part des maîtres d'ouvrage publics.

Dans l'automobile, le redémarrage sera graduel, peut-être plus rapide chez certains équipementiers, mais les grandes lignes d'assemblage des constructeurs ne reprendront pas tant que les concessionnaires seront fermés et que les Français n'auront pas repris leurs achats de véhicules. Il faudra du temps, car les stocks sont élevés, même si je note avec satisfaction que Toyota a déjà repris sa production.

Dans l'aéronautique, la situation actuelle semble malheureusement amenée à durer. Le niveau d'activité est de 35 %. Les vols commerciaux sont interrompus. La situation des compagnies aériennes sera un sujet de long terme.

Outre ces disparités sectorielles, l'absentéisme des salariés, de l'ordre de 20 % à 30 % par exemple dans l'agro-alimentaire, constitue une autre source de préoccupation. La réouverture des écoles sera lente et ne favorisera pas la reprise de l'activité.

Nous observons aussi avec vigilance la situation dans les collectivités locales, car les appels d'offre sont gelés. Des factures trimestrielles doivent être passées mensuellement... C'est là notre constat, et nous sommes préoccupés par le maintien de l'activité des délégations de service public, ainsi que dans les transports et la logistique.

La santé des salariés constitue aussi une priorité. Si toutes les mesures ne sont pas prises pour la garantir, on ne redémarrera pas. Nous avons élaboré des guides par branches, une trentaine environ, et pas seulement dans l'industrie d'ailleurs, afin de rassembler les bonnes pratiques sanitaires et d'aider les responsables des sites à préparer des protocoles de reprise en lien avec les représentants du personnel. Organisation du travail, marquage de la distanciation sociale au sol, restauration, nettoyage des postes de travail et des zones communes, etc., ces aspects sont spécifiques à chaque entreprise font l'objet d'un protocole qui doit être défini dans le cadre du dialogue social.

J'en profite pour dire un mot de la responsabilité juridique des patrons et des responsables d'entreprise. Avec la CGT, notamment, ce sujet a pris une dimension aiguë ; d'où un redémarrage plus lent que chez nos voisins. Les entreprises ont une obligation de moyens, notamment en définissant des protocoles de reprise, mais beaucoup de dirigeants pensent qu'ils ont une obligation de résultat et sont inquiets. Cette crainte peut les inciter à préférer prolonger le chômage partiel.

Avec les industriels, nous nous sommes mobilisés pour contribuer à l'effort de santé ; cela a commencé par la production de gels hydroalcooliques, grâce aux industries de la chimie et du luxe, puis par la fabrication de masques : l'Union des industries textiles et le secteur du luxe ont réalisé des efforts remarquables, et la production atteint 15 millions d'unités par semaine. Je pourrais aussi citer la production de 10 000 respirateurs artificiels, autour d'Air Liquide, ou de blouses et d'équipements pour les salles de réanimation.

Je salue les mesures d'urgence prises par le Gouvernement, ainsi que la réactivité du Parlement, qui a adopté rapidement les textes proposés. J'ai aussi été auditionné par la cellule de veille sur l'industrie de votre commission ; M. Chatillon, Mme Létard, et M. Bourquin nous ont écoutés avec attention.

La question maintenant est de savoir comment sortir de cette situation. La France compte 10,5 millions de salariés en chômage partiel, soit la moitié des salariés du privé, ce qui n'est pas soutenable. Il convient donc de faciliter la reprise et de préparer un plan de relance. J'évoquerai successivement les modalités de soutien à la consommation, puis à l'investissement, au travers notamment du renforcement des fonds propres et d'un effort en faveur du capital humain, et je terminerai par la dimension européenne.

Quelques remarques générales, tout d'abord. Les défis sont considérables. Dans le monde d'après, les citoyens auront besoin de sécurité et de protection face à la montée des risques, sanitaires ou environnementaux par exemple. Il faudra probablement mieux assurer notre souveraineté, on parle ainsi beaucoup de relocalisation ou de la sécurisation de nos chaines d'approvisionnement.

Le deuxième enjeu est environnemental. Il n'y a pas, à cet égard, de changement par rapport à la période d'avant la crise. Ce qui avait été décidé dans le cadre du Pacte productif reste d'actualité. La crise offre autant d'opportunités que de contraintes pour l'industrie à cet égard. Le cap en tout cas ne changera pas, contrairement à ce que certains articles dans la presse pourraient laisser croire.

Il faut aussi prendre en considération le niveau des fonds propres. Beaucoup d'entreprises sont très endettées. Or on ne peut compter sur une relance de l'investissement si elles manquent de fonds propres.

De même, compter sur une hausse de la consommation me paraît difficile. Je ne pense pas que les Français vont se précipiter pour consommer massivement. Ils ont augmenté leur épargne de 50 milliards d'euros ces dernières semaines, et ce mouvement me paraît durable. La situation de l'emploi est préoccupante. Le maintien de la cohésion sociale est un enjeu collectif fondamental.

Ces éléments de contexte appellent deux remarques. La première, qui est une remarque personnelle, c'est que l'on ne peut pas sortir de cette situation sans mobiliser l'intelligence collective - l'État, les entreprises, les partenaires sociaux, les régions, l'Europe - pour réinventer notre modèle productif. Cela demande de la détermination et du temps long, ce qui n'est pas toujours le mode de fonctionnement de l'économie libérale ; c'est là un changement de point de vue.

Ensuite, nous devons rester compétitifs, ce qui signifie à la fois régler les problèmes qui existaient avant la crise - poids de la fiscalité de production, poids du chômage structurel, qui est supérieur de quatre points à celui de nos voisins immédiats - et intégrer les contraintes nouvelles qui sont liées à la continuité d'approvisionnement sur certains maillons stratégiques, autrement dit les relocalisations, et à la transition écologique. Du point de vue du capital humain, l'effort de formation pour accompagner ces mutations sera colossal. Pour la mise en oeuvre d'une stratégie industrielle renouvelée, nos dix-huit filières réfléchissent depuis près d'un mois, secteur par secteur, à ces nouvelles préoccupations.

Après ce préambule, j'en viens à la pratique. Le premier enjeu, c'est le soutien ciblé à la demande. Plus qu'un soutien général à la demande, compte tenu des comportements d'épargne, un soutien ciblé et l'utilisation de la commande publique pour des préoccupations liées à la trajectoire carbone seraient souhaitable.

En ce qui concerne la mobilité, par exemple, nous pourrions sortir par le haut d'une situation extrêmement difficile. « Dans le doute, on accélère », ai-je retenu de la période que j'ai passée dans le secteur automobile... Accélérer, en la matière, c'est aider au développement des véhicules électriques et hybrides de manière plus volontariste, notamment en réintroduisant les aides à la consommation pour les flottes de véhicules et développant plus massivement les bornes de recharge. Le plan existe, mais il convient de l'accélérer. Je pense également aux infrastructures de transports en commun, domaine où la commande publique joue un rôle essentiel.

Autre sujet important : l'isolation thermique des logements privés et des bâtiments publics. C'est un angle mort dans le plan carbone du pays, avec à la clé des gains sur la trajectoire carbone et beaucoup d'emplois. Contrairement à la mobilité, ce sujet est moins identifié et nous manquons cependant d'un véritable plan national bien financé. C'est l'occasion ou jamais d'élaborer un tel plan, les propriétaires privés n'ayant pas forcément les capacités d'endettement correspondantes.

Il conviendrait également de développer la séquestration du carbone dans les sols pour l'agriculture et la sylviculture. Un soutien à la demande doit exister. À cet égard, au-delà des crédits publics, il faut favoriser l'épargne des Français. Il y a là beaucoup d'emplois à la clé.

Le deuxième enjeu est l'investissement ; il comporte trois volets.

Le premier concerne la relocalisation des maillons stratégiques de nos approvisionnements qui sont en situation de rupture - équipements médicaux, pièces automobiles, moules en plasturgie, pièces électroniques... Une évaluation des nécessités de relocalisation est en cours. Spontanément, les entreprises vont agir, notamment dans le secteur santé, où le coût d'une rupture est supérieur au surcoût éventuel d'une solution française : on l'a vu avec les principes actifs de médicaments. Pour d'autres sujets, la relocalisation, en France, en Europe ou dans les pays du Maghreb qui sont moins risqués en termes d'approvisionnement, nécessitera un soutien. En pratique, nous devons établir, au niveau national, filière par filière, une évaluation des risques et un registre des pièces et équipements stratégiques, afin de prévoir à chaque fois une relocalisation ou la mise sous contrôle des approvisionnements en cas de nécessité.

Le deuxième volet est celui de la transition écologique. Les procédés industriels représentent 18 % des émissions. Dans le Pacte productif, auquel nous travaillons avec le ministère de l'environnement, nous cherchons à assurer la trajectoire écologique des procédés industriels, en utilisant les outils actuels comme le Fonds chaleur, mais en les redimensionnant pour soutenir l'investissement. Sur ce sujet, il n'y a pas de changement.

Le troisième volet est lié aux marchés du futur, à la digitalisation. Nous y avons beaucoup travaillé, ces deux dernières années. Vous connaissez le plan d'accompagnement de 10 000 PME vers l'industrie du futur, soutenu par l'État et maintenant piloté par les Régions ; la mise en place de plateformes d'accélération ; et les centres techniques industriels (CTI). Il faut accélérer ces initiatives.

En ce qui concerne les marchés du futur - les batteries, l'hydrogène, la santé digitale, la bioproduction -, le Conseil de l'innovation a identifié des segments pouvant bénéficier des crédits du quatrième programme d'investissements d'avenir (PIA 4). En lien avec la dimension européenne et les écosystèmes promus par notre commissaire Thierry Breton, le passage à l'industrialisation doit être accéléré pour les batteries, l'hydrogène ou la décarbonation des procédés industriels.

Le plan de relance doit contenir un plan d'investissement massif des entreprises, avec le soutien de l'État. Si les problèmes de liquidités à court terme ont été pour beaucoup réglés, l'endettement empêchera les entreprises d'investir. Nous réfléchissons, avec l'État, aux différentes manières de renforcer leurs fonds propres. L'amélioration de leurs résultats nets permettrait d'augmenter mécaniquement leurs fonds propres, mais ce sera loin d'être suffisant. Nous pensons à la consolidation à long terme des dettes PGE (Prêt garanti par l'État) ou à des interventions directes de l'État ; Bruno Le Maire en a évoqué quelques-unes pour les cas extrêmes comme Air France. Il faudrait engager une réflexion plus large. Les Régions, avec leurs fonds d'investissement, ou des partenariats public-privé peuvent trouver le moyen de soutenir les entreprises. D'autres réflexions sont en cours avec Bercy sur ce thème. Le renforcement des fonds propres des entreprises est indispensable.

Pour ce qui est du capital humain, nous sommes face à un changement radical de perspective. Trois mois avant la crise, l'offre d'emploi de l'industrie était de 250 000 emplois par an, dont 50 000 non pourvus. Nous travaillions sur cette inadéquation de l'offre et de la demande. Aujourd'hui, notre sujet sera de contrer le gel des embauches et de faire face à une inévitable montée du chômage. En pratique, les entreprises devront prendre le relais de l'abandon progressif du dispositif de chômage partiel, le plus généreux d'Europe. Nous réfléchissons à de nouvelles organisations dans les entreprises, en nous appuyant sur le principe des accords de performance collective, qui permettent une flexibilité plus importante de la force de travail. Les outils juridiques existent, mais ils n'ont guère fonctionné dans la pratique ces dix dernières années. Il va falloir rouvrir la réflexion, avec ce maître mot : flexibilité.

Hors des entreprises, nous devrons accompagner le retour vers l'emploi de nouveaux chômeurs, dont des « cols blancs ». Au niveau régional, des groupes d'études regroupant les différents acteurs devront y travailler avec une réactivité décuplée.

Sur les questions de l'apprentissage et de l'alternance, nous rencontrions un vrai succès, et le soufflet ne doit pas retomber. Il faut maintenir la dynamique.

La dimension régionale est essentielle pour un certain nombre de sujets. Un plan national non coordonné avec des plans régionaux ne serait pas efficace, qu'il s'agisse du financement, du capital humain ou du soutien à l'investissement. Je ne sais pas aujourd'hui quel format serait le plus adapté, mais l'articulation de ces plans régionaux avec un plan national pourrait être clarifiée dans le cadre du conseil économique État-régions créé l'année dernière.

J'en viens à mon dernier point : l'Europe. Les nouveaux éléments du modèle productif que j'évoquais doivent intégrer la profonde et croissante rivalité entre les États-Unis et la Chine, d'où l'enjeu critique d'une Europe forte. Dans ce contexte, nous devons nous coordonner à l'échelle européenne. C'est actuellement le cas sur le plan financier, avec le soutien bienvenu de la Banque centrale européenne (BCE) ; il faudra certainement aller plus loin et engager une réflexion sur la manière de traiter la dette collective.

En ce qui concerne la politique industrielle, l'approche verticale promue par la Commission sur la maîtrise des chaînes de valeur stratégiques du futur doit être cristallisée. Les projets comme l'hydrogène, la décarbonation des procédés industriels et l'électronique devront faire l'objet d'un PIIEC (projet important d'intérêt européen commun), qui permet des partenariats d'entreprises de pays différents, exonérés du droit commun de la concurrence. La Commission doit préciser les secteurs concernés dans les mois à venir.

L'Europe a également un rôle à jouer sur les questions de défense, de décarbonation de l'économie et, peut-être, dans les domaines de la santé et de la lutte contre les pandémies, nouveaux pour l'échelon européen.

Comme le dit Thierry Breton, le temps d'une Europe ayant pour seul but de réduire les prix pour le consommateur est fini. Nous devons intégrer cet élément à notre réflexion.

M. Alain Chatillon. - Une Europe plus forte pour soutenir l'investissement des entreprises et l'innovation stratégique est une bonne chose. Mais le besoin d'investissement dans les fonds propres des entreprises sera très fort, afin de sécuriser leur capital et celui des fournisseurs stratégiques.

Comment l'investissement en fonds propres pourra-t-il être soutenu dans l'industrie, dans les secteurs de l'aéronautique et de l'automobile par exemple ? On parle d'une prise d'investissement public via Bpifrance ou l'Agence des participations de l'État, mais il faut pouvoir assurer des entrées au capital à long terme, pour que les entreprises aient le temps de se développer. Un fonds comme Aerofund 3 a permis à des TPE de devenir des ETI. Beaucoup de propositions voient le jour, mais il faut privilégier l'efficacité, pour permettre aux entreprises françaises d'assurer leur développement, en liaison étroite avec leurs fournisseurs. Qu'en pensez-vous ?

Mme Valérie Létard. - Je remercie le président Varin de ce riche exposé liminaire. Comment va s'articuler le plan de relance national dans les territoires, en lien avec les régions, mais aussi les intercommunalités
- compétentes en matière d'aménagement du territoire - et les communes ? Quels échanges avez-vous avec le ministère sur ces questions ? Vous avez évoqué le conseil économique État-Régions : des réunions sont-elles envisagées avec les Régions dans les semaines à venir, pour définir cette stratégie partagée ?

Nous sommes dans une phase intermédiaire de sortie de crise où tous les continents ne sont pas au même niveau, beaucoup ayant déjà relancé leur économie industrielle. Quelles mesures de protection ou de vigilance faut-il appliquer aux frontières de l'Europe dans cette période intermédiaire et pour l'avenir ?

M. Martial Bourquin. - Je remercie à mon tour M. Varin de sa hauteur de vue. Vous attirez notre attention, monsieur le président, sur trois points : un soutien à la demande ciblée, l'utilisation de la commande publique et l'articulation stratégique au niveau régional. Vous avez abordé la rénovation globale des bâtiments, secteur qui permet de lutter contre les émissions de CO 2 et qui est fortement créateur d'emplois, ce qui est décisif.

Que pensez-vous de contrats passés entre les entreprises et la SNCF pour développer de façon inédite le fret ferroviaire et faire baisser les émissions de CO 2 ? La reprise pourrait s'accompagner d'une augmentation du fret ferroviaire, qui ne cesse de se réduire dans notre pays. Les pays voisins ne sont pas dans cette situation ; nous pourrions faire mieux.

La filière batterie se met en place. Au-delà d'une simple usine d'assemblage, pour ne pas simplement copier les batteries chinoises, ne faudrait-il pas prévoir de la R&D sur les batteries bas carbone, en lien avec les universités et les pôles de recherche, dans le cadre d'un véritable projet franco-allemand ?

Pour la reprise, l'État ne devrait-il pas renforcer fortement les mesures incitatives à l'achat de véhicules électriques et hybrides, l'autonomie de ces derniers atteignant à présent cinquante à soixante kilomètres ?

Enfin, vous avez évoqué, monsieur le président, la relocalisation de la production. Il peut s'agir de médicaments, mais aussi des énergies renouvelables. Ne faut-il pas accompagner ces relocalisations par un suramortissement ? Ce pourrait être un levier intéressant pour ne pas en rester au stade des voeux pieux et obtenir des résultats immédiats.

En ce qui concerne la filière hydrogène, ne devrait-on pas mettre en place un projet européen impliquant des entreprises comme Faurecia, par exemple, pour massifier la filière et faire baisser le prix de cette énergie ? Des aides d'État et européennes très fortes pourraient-elles permettre à l'hydrogène de devenir, dans les dix ans à venir, l'énergie qui s'impose ? La France se doit d'être à la pointe dans ce domaine.

Mme Élisabeth Lamure. - Nous sommes très nombreux, depuis longtemps, à demander une simplification des normes pour faciliter la vie des entreprises - simplification administrative, allégement des procédures, réduction des délais, arrêt des surtranspositions de directives... Cette crise pourrait-elle servir de déclencheur pour nous départir de nos lourdeurs ? Avez-vous des pistes et des exemples à nous proposer ?

Au début du mois d'avril, sur Public Sénat, Mme Pannier-Runacher indiquait que le Pacte productif serait un moyen de sortie de crise très adapté à la relance économique. Qu'attendez-vous de ce Pacte, et comment devrait-il être orienté pour répondre aux défis actuels ?

M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Monsieur Chatillon, je partage votre sentiment : renforcer le passif des entreprises, c'est-à-dire leurs capitaux propres, d'une manière ou d'une autre, est une obligation absolue, à moins de rallonger leur dette. À défaut, elles ne pourront plus investir et risquent de s'affaiblir.

Nous réfléchissons tout d'abord à la manière d'améliorer la trésorerie des sociétés, afin de renforcer leurs résultats. La transformation des déficits fiscaux en trésorerie immédiate est une option pour renforcer les fonds propres des entreprises. Il n'existe pas de solution miracle. Il faut mettre en place une panoplie de mesures.

On peut aussi réfléchir à la manière de transformer les prêts garantis par l'État (PGE) et autres situations d'endettement en prêts à très long terme sous forme de quasi- equity ou d'obligations soit perpétuelles soit de très long terme. Ces outils permettraient aux agences de rating de considérer ces sommes comme de quasi-fonds propres.

Enfin, la troisième possibilité, plus simple, consiste à injecter des capitaux ciblés. Il ne s'agit pas de prendre des participations majoritaires, mais d'apporter du capital dans des sociétés très saines ayant un problème de liquidités. C'est vrai de l'industrie, mais encore plus des services. Cela peut se faire soit au niveau national avec Bpifrance, soit au niveau régional
- certains présidents de région ont lancé des fonds d'investissements. Des partenariats public-privé permettraient d'établir des critères d'investissement et de rentabilité dans la durée. Ce serait une très bonne chose pour les 5 000 entreprises de taille intermédiaire (ETI) françaises à forte dimension régionale.

M. Alexandre Saubot, vice-président de France Industrie. - La question fondamentale est celle de la durée de la crise. Les mesures prises par le Gouvernement ont permis de pallier les problèmes de trésorerie à court terme. Mais à quelle vitesse l'activité va-t-elle revenir à un niveau équivalent à celui d'avant la crise ? En fonction des situations, des activités, le type de réponse peut être assez différent. Pour les entreprises qui reviendront assez rapidement à ce niveau, il faudra simplement se demander si la consolidation du PGE et l'étalement du remboursement leur permettront de redevenir viables.

Pour le secteur aéronautique, par exemple, qui table sur une baisse de 30 % de son activité sur deux, trois, voire quatre ans, il faudra faire plus, c'est-à-dire injecter des capitaux, soit par consolidation de déficits fiscaux, soit par d'importantes réductions d'impôts, temporaires ou définitives, soit par consolidation de la dette, abandon de créances ou recapitalisation... Il faut rester très pragmatique.

Nous, industriels, avons besoin de commandes. À défaut, nous entrons dans des schémas de destruction des capacités de production, donc d'emplois. Nous avons connu cette situation très douloureuse en 2009. Nous réfléchissons à tout ce qui pourrait permettre de limiter au maximum ces effets négatifs sur le « produire en France ». Nous regardons tous les sujets. Il faut être imaginatif et ne pas se donner de limite.

Le redémarrage de l'économie - du commerce, de la construction - aura indirectement des effets très forts sur l'industrie, car nous aurons alors de premières perspectives sur le niveau de commandes. À quelle vitesse le système repartira-t-il ? Avec quelles dynamiques et quelles aides ? Nous aurons besoin de construire les réponses avec vous, à mesure que nous prendrons conscience de l'ampleur des dégâts et de la vitesse du redémarrage.

M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Madame Létard, en ce qui concerne le lien entre État et Région, une grande partie de la réponse est entre vos mains. Il faut mettre en place, à l'échelle régionale et intra-régionale, une véritable organisation à même de porter le projet industriel régional. Nous avons créé, dans chaque région, un « collectif industrie », émanation de France Industrie regroupant les industriels de la région. Ce collectif doit travailler avec les instances de développement économique régionales. C'est sur l'initiative des présidences de Région, en intégrant les grandes métropoles, qu'il faut mettre en place un véritable plan de relance régional.

Beaucoup de mesures à très court terme ont déjà été prises. Il faut aller au-delà de des problèmes de liquidités et de financement. Chaque région doit déterminer ses priorités de relance et les formaliser. Les dispositifs actuels comme les centres de recherche et d'innovation industrielle (CR2I) et les schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (Sraddet) ne sont pas très opérationnels. Si ces plans de relance sont mis en place, je pense que le conseil économique État-Régions est la bonne enceinte pour discuter de l'articulation entre priorités nationales et priorités régionales. Cette interaction n'est pas aussi formalisée, agile et interactive qu'il le faudrait pour être efficace aujourd'hui. Nous soutenons une telle démarche, mais la balle est dans le camp de l'État et des élus. Le Sénat a bien évidemment un rôle particulier à jouer en la matière.

En ce qui concerne la vigilance aux frontières européennes, il y a deux sujets. D'abord, il existe des dispositifs de filtrage des investissements propres à chaque pays - la France a le sien, tout comme l'Italie ou l'Allemagne, par exemple, qui sont en train de le renforcer. Il en existe également un à l'échelle européenne. Tous les outils existent, il n'est question que de les mettre en oeuvre.

Par ailleurs, nous voulons placer la question du carbone au coeur des différents projets de relance européens. Or, si certains pays importent massivement du carbone en Europe, des distorsions de concurrence rendront ces efforts vains. Le mécanisme d'inclusion carbone, promu par l'État français et par de plus en plus de pays européens, est en devenir. Il s'agit, selon moi, de l'autre priorité européenne en termes de vigilance.

Les écosystèmes me semblent la bonne structure pour promouvoir certains secteurs comme celui de l'hydrogène. Nous allons faire en sorte d'assurer le meilleur lien possible entre ces écosystèmes européens et les plans français.

Monsieur Bourquin, je voudrais élargir la question du fret ferroviaire à celle de la logistique. Il s'agit d'un sujet majeur de compétitivité, à côté de la fiscalité de la production. Une étude de France Logistique, réalisée voilà quelques mois, s'est intéressée au transport depuis Shanghai jusqu'à une ville française : elle a montré un différentiel de coût de 20 % selon que l'entreprise concernée passe par Rotterdam ou par les ports français... France Logistique a commencé à travailler avec plusieurs filières pour tenter de diminuer le coût de transport à l'unité. Je pense que le fret ferroviaire est inclus dans la réflexion, mais je ne dispose pas de tous les éléments pour vous répondre.

M. Vincent Moulin-Wright, directeur général de France Industrie. - Le fret ferroviaire fait partie des sujets, mais France Logistique est d'abord la réunion de la logistique et du transport routier. Toutefois, un lien peut s'opérer avec le ferroviaire.

M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Se pose aussi la question de la logistique multimodale, notamment avec le projet multi-réseaux des voies navigables. Nous allons étudier cette question, monsieur Bourquin, pour faire en sorte d'intégrer le fret ferroviaire à nos réflexions.

Mme Sophie Primas, présidente. - Il ne faut pas oublier le fret fluvial. Je songe notamment aux efforts importants entrepris par la Compagnie du Rhône...

M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Ils sont importants et déjà intégrés dans nos réflexions.

En ce qui concerne les batteries, il existe un projet européen, largement soutenu par Bruno Le Maire et Peter Altmaier, de développement des batteries lithium-ion solides. Mais il ne faut pas oublier la production immédiate de batteries lithium-ion liquides, dont la technologie a atteint un tel degré de maturité qu'il est possible d'en produire en Europe. Certains projets ont vu le jour dans le nord de l'Europe, notamment en Pologne. Il serait tout à fait possible de produire de telles batteries en France de manière compétitive : une batterie pèse lourd, mieux vaut ne pas avoir à trop la transporter ; le besoin en main d'oeuvre est assez modéré ; le recyclage des batteries, question de plus en plus prégnante, serait facilité par la proximité du circuit de recyclage français. Le plan de relance devrait donc s'intéresser aussi aux batteries de première génération. Un consortium est en train de voir le jour, à l'instar de ce qu'a fait la Norvège avec le projet Northvolt.

Tout cela pourrait être intégré au plan de relance de l'automobile. À cet égard, la partie développement des batteries lithium-ion solides et la question du recyclage supposent de mener d'importants efforts de recherche dans le cadre de l'écosystème du véhicule électrique européen.

Nous avions demandé le maintien des primes de 6 000 euros sur les véhicules électriques. Nous avons été entendus pour les consommateurs privés, mais pas pour les flottes de véhicules, ce qui est regrettable. Nous avions aussi demandé l'instauration de primes sur les véhicules hybrides, secteur où la France est en très bonne position, mais nous n'avons pas été suivis. Sans doute faudrait-il revenir sur ces deux décisions.

Vous avez aussi évoqué la question du suramortissement. Nous avons repris notre plan de travail avec l'État sur la fiscalité de production et l'incitation à l'investissement. Nous avons travaillé sur différentes dispositions comme la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), sur toute la fiscalité territoriale, notamment la cotisation foncière des entreprises (CFE), la contribution économique territoriale (CET) et la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Nous devons reprendre notre réflexion. L'objectif reste le même, à savoir la baisse de la fiscalité de production. Nous sommes conscients de la très forte pression financière que vont connaître les collectivités territoriales dans les deux ou trois prochaines années. L'État devra jouer un rôle particulier durant cette période.

Au-delà de ces dispositions fiscales, il faut aussi développer l'incitation propre à l'investissement dans certains secteurs ou dans certains territoires. À cet égard, le suramortissement est un outil intéressant, simple et compréhensible, qui existe déjà, notamment dans le secteur du digital, et qui est très apprécié des entreprises. En revanche, il n'est intéressant que si les sociétés ont fait du résultat, ce qui n'est pas forcément le cas en sortie de crise... L'idée est bonne, mais il faut réfléchir si c'est la bonne dans la période actuelle.

Monsieur Bourquin, la question de l'hydrogène n'est pas simple. Il s'agit d'un écosystème complet. Faire de l'hydrogène vert suppose aujourd'hui de disposer d'une énergie à coût presque nul, ce qui en fait un outil idéal pour utiliser l'énergie excédentaire des centrales nucléaires ou les énergies renouvelables. Après l'avoir produit, il faut transporter et stocker l'hydrogène. On peut enfin l'utiliser pour le transport, pour la production de matière première décarbonée - je pense, par exemple, à l'acier ou à la chimie. Mélangé à du gaz traditionnel, il peut être utilisé pour le chauffage.

La massification que vous évoquez, essentielle pour la compétitivité de cette énergie, implique un plan global. C'est la raison pour laquelle nous travaillons avec l'Europe au développement d'un PIIEC hydrogène. Des acteurs français et allemands ont noué des partenariats. L'hydrogène, secteur dans lequel Chinois et Japonais sont extrêmement actifs, devra bénéficier d'un soutien très important de la part du programme européen Horizon Europe.

Madame Lamure, en ce qui concerne la simplification administrative, nous ne demandons pas de remise en cause ni de moratoire sur les dispositions liées à la transition écologique. Nous demandons simplement quelques ajustements temporels sur les modalités d'application de la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire.

M. Vincent Moulin-Wright, directeur général de France Industrie. - Les sénateurs ont déjà pris ce sujet en main et souligné qu'il faudrait sans doute aménager les délais de concertation. Les mesures applicables dès 2021 à certains secteurs qui vont être très affaiblis pourraient être quelque peu décalées dans le temps. Il pourrait en aller de même de mesures prises à l'échelle européenne.

Je voudrais revenir sur le sujet de la logistique. France Logistique et France Industrie travaillent ensemble à l'élaboration d'un plan. Une première proposition a été faite sur l'abaissement du taux de TVA du fret ferroviaire à 7 %, sur le modèle allemand. La priorisation des « slots » du fret ferroviaire par rapport au transport de voyageurs a également été avancée. En ce qui concerne le fret fluvial, nous proposons de modifier la politique des frais de stationnement pour assurer une égalité de traitement entre le transbordement fluvial et les autres modes.

M. Philippe Varin, président de France Industrie. - Nous avons beaucoup travaillé sur le Pacte productif depuis six mois. Le plan de relance devra bien évidemment intégrer quelques-unes des idées du Pacte.

Le Pacte productif comportait trois volets : fiscalité de production, décarbonation et capital humain. Le volet décarbonation, comme je l'ai souligné, est inchangé, sinon renforcé. Il faut faire évoluer le volet consacré à la fiscalité de production, en gardant les mêmes objectifs, mais en y consacrant des moyens différents, notamment une aide plus marquée à la relocalisation d'un certain nombre de secteurs. Il faudra également le renforcer au travers d'un nouveau volet investissement. Le volet capital humain aura toujours sa place dans le plan de relance, mais il aura peu de choses à voir avec le volet initial.

M. Alain Duran. - Vous avez souligné, monsieur le président, qu'il n'y aurait pas de changement de cap en matière de transition écologique. Dans le secteur de l'aéronautique, le développement de l'avion « propre »
- plus électrique, plus léger - pourrait être générateur d'emplois. Seriez-vous favorable à un conditionnement des aides publiques à des engagements environnementaux encore plus forts pour renforcer le volet décarbonation ?

Vous avez dit de la dimension régionale qu'elle était essentielle. Je partage cette approche à 110 % ! Je pense à l'initiative Territoires d'industrie, lancée par le Premier ministre à la fin 2018 et qui prend aujourd'hui tout son sens. Vous nous avez indiqué qu'il était nécessaire de mettre en place une véritable organisation pour aboutir à des plans régionaux. Quel serait, selon vous, le meilleur pilote pour y parvenir ?

M. Franck Menonville. - La crise a mis notre économie à rude épreuve. Dans ce contexte, les entreprises fragilisées peuvent être la proie d'acquisitions étrangères intempestives. Cette crise a également montré combien il était nécessaire de protéger certains enjeux stratégiques et de souveraineté.

Vous avez évoqué le mécanisme de filtrage des investissements directs étrangers. Cette politique, encore conduite à l'échelle de chaque État, est-elle suffisamment puissante et pertinente en France ? Ce n'est pas le cas dans tous les pays. Ne devons-nous pas être beaucoup plus exigeants et volontaristes à l'échelon européen ?

Que pensez-vous de l'entrée temporaire de l'État, le cas échéant, dans le capital de certaines entreprises fragilisées ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - La crise actuelle a mis en évidence la fragilité de l'économie dans sa version mondialisée et le manque de matériel basique de fabrication française. Nombreux sont les industriels à avoir réagi immédiatement. Quelle doit être la participation de l'État dans la profonde réorganisation à venir de notre industrie ?

Enfin, vous avez souligné à plusieurs reprises que notre taux d'activité était plus faible que celui de nos voisins européens. Comment l'expliquez-vous, et que faire pour y remédier ?

M. Philippe Varin, président de France Industrie. - En ce qui concerne le conditionnement des aides de l'État au respect des réglementations environnementales, nous venons d'avoir un bon exemple avec Air France : aucune condition explicite n'a été posée, mais une référence à la trajectoire carbone figure bien dans le texte. Il va falloir soutenir le secteur aéronautique, et les questions liées aux biocarburants, à l'hydrogène, aux différents moyens de propulsion vertueux en carbone sont bien évidemment au coeur des discussions.

Il y aura une très grande cohérence entre le soutien de l'État, quelque forme qu'il prenne, et la trajectoire carbone. Je ne suis pas inquiet. Le soutien au secteur de l'automobile va se faire en accélérant sur la trajectoire carbone.

S'agissant de la dimension régionale, j'ai omis de mentionner, dans mon propos liminaire, les Territoires d'industrie. Cette initiative, lancée il y a un peu plus d'un an, fonctionne extrêmement bien lorsque le ticket formé par le responsable local et le responsable industriel est très actif. Elle doit absolument faire partie du dispositif régional que devront piloter les présidents de Région. C'est en effet à l'échelon régional qu'un certain nombre de grands schémas d'infrastructures et de mesures sur le financement ou les ressources humaines doivent être pilotés. Mais la coordination avec les communautés de communes devra aussi être renforcée, comme l'a souligné Valérie Létard. Quant au lien institutionnel entre l'État et les Régions, il pourra se faire au travers du comité économique prévu dans chaque région.

La France dispose d'un système de filtrage des investissements. Les Italiens et les Allemands viennent de renforcer le leur. Il en existe également un au niveau européen, qui doit fonctionner de manière efficace, et je fais confiance pour cela à la Commission. Ce sujet devra être évoqué lors du prochain Conseil européen, qui est prévu début mai. D'autres thèmes généraux devront y être abordés : les mesures de sauvegarde dans l'acier, l'encadrement des aides d'État dans les secteurs en crise, le lancement de projets européens d'intérêt commun sur l'hydrogène, la bio-production, les dispositifs médicaux et la e-santé.

Bien évidemment, l'État va jouer un rôle majeur dans la mutation de notre modèle productif. Il permet de prendre en compte le temps long et d'intégrer de nouvelles dimensions dans nos critères de choix - celui-ci ne seront plus nécessairement les critères traditionnels -, comme la stratégie carbone ou les questions de souveraineté. L'État devra jouer son rôle tout en conservant une interaction efficace avec les entreprises, qui sont celles qui doivent prendre les décisions.

Je crois beaucoup à l'intelligence collective lorsque l'on met autour de la table des représentants de l'État, des industriels et des organisations syndicales, comme cela se passe au Conseil national de l'industrie. Il me semblerait intéressant qu'un dispositif du même type soit décliné au niveau régional. Ce modèle est à élaborer ensemble, et le Sénat a rôle majeur à jouer - il le joue d'ailleurs depuis déjà longtemps.

L'Allemagne connaît aujourd'hui un taux d'activité de 80 %, quand la France n'affiche que 57 %. Ces écarts sont très importants, notamment dans le secteur de la construction, où la France connaît un taux de 10 % d'activité, contre 50 % en Allemagne. Cet écart peut s'expliquer, d'une part, par les inquiétudes des chefs d'entreprise sur l'insécurité juridique, et, d'autre part, par l'ample couverture du chômage partiel : en France, mieux valait ne pas travailler plutôt que de prendre des risques. La performance du système de santé allemand a également pu jouer, alors que la France a été plus durement touchée.

M. Alexandre Saubot, vice-président de France Industrie. - Dans le système français, la bonne indemnisation du dommage repose sur la recherche de la responsabilité de l'employeur. La deuxième grande différence, c'est l'inquiétude relative à la capacité de résistance du système de santé ; c'est pourquoi la capacité à continuer à travailler a été plus forte en Europe du Nord qu'en Europe du Sud, où les systèmes de santé semblaient saturés. La France a combiné les deux aspects, contrairement à l'Allemagne.

M. Serge Babary. - Je vous remercie de vos propos. Dans les perspectives de relance, n'oublions pas l'exportation et le made in France . Les marchés internationaux sont particulièrement bousculés, la demande internationale s'est contractée, la concurrence s'est exacerbée, certains marchés ont sans doute été perdus. Or les charges qui pèsent sur nos entreprises sont inchangées, notamment la fiscalité de production. Préconisez-vous des actions d'accompagnement, nationales ou régionales, en direction notamment des petites et moyennes industries ?

M. Marc Daunis. - Je vous remercie moi aussi de la qualité de nos échanges.

Il y a un an déjà, lors d'une audition du ministre François de Rugy, j'avais alerté sur la question de l'hydrogène, qui me semblait stratégique.

Avez-vous identifié des filières qui seraient en danger de disparition et proposé des actions pour éviter un tel scénario ? En effet, j'ai conduit, avec ma collègue Anne-Catherine Loisier, des auditions sur le déploiement du très haut débit, et nous sommes inquiets pour la sous-traitance de deuxième et de troisième rangs.

Avez-vous des propositions législatives à faire quant au mécanisme d'inclusion carbone (MIC) ?

Je partage totalement votre souhait de donner à la relance une dimension régionale. Le dispositif actuel des contrats de plan État-Région (CPER) se termine en 2020. Une nouvelle génération de plans devrait être négociée d'ici à la fin de l'année pour la période 2021-2027, avec une volonté de différenciation. Attention à ne pas empiler les dispositifs, alors que celui-ci existe. Ne serait-il pas souhaitable d'utiliser pleinement cet outil et de le réorienter autour des orientations du plan de relance et des actions européennes, afin d'articuler tous les niveaux - national, régional, départemental et intercommunal ? Cela permettrait opérationnalité de terrain et adaptation aux réalités locales.

M. Laurent Duplomb. - J'ai été frappé par l'une des phrases du discours du Premier ministre hier : il a parlé d'un « risque d'écroulement de notre pays » et indiqué qu'il s'agissait plutôt d'une litote... Ce n'est pas une expression à prendre à la légère. Faut-il, selon vous, un effort national pour éviter ce risque ? Le Medef a évoqué l'idée d'une évolution du temps de travail. N'est-ce pas le bon moment de réfléchir aux 35 heures et à la manière de les faire évoluer ? Notre pays ne sortira pas du marasme économique si chacun ne fait pas un effort pour la Nation.

Nous avons 3,5 millions de chômeurs, soit un taux de 8 %, et consacrons 35 milliards d'euros à l'indemnisation du chômage. Si nous réussissions à réduire les quatre points du chômage structurel, nous économiserions 15 à 20 milliards d'euros, sans compter les cotisations sociales supplémentaires. Il faut inciter les gens à travailler. Avant la crise, la plupart des chefs d'entreprise que je rencontrais me disaient qu'ils avaient du mal à recruter.

Oui aux importations, à condition qu'elles respectent les normes environnementales que nous imposons à nos propres entreprises et producteurs ! Ce n'est pas de l'autarcie, c'est la logique normale.

M. Daniel Gremillet. - Je vous remercie de vos propos. Le choc énergétique auquel nous assistons - avec un prix du baril qui est devenu négatif - ne remet-il pas en cause notre stratégie nationale et européenne sur la neutralité carbone et la fin des énergies fossiles ?

Il faut une coordination de l'accompagnement à l'investissement au niveau des régions, des métropoles et des autres EPCI. En tant qu'élu régional du Grand-Est, je pense que les budgets des collectivités régionales vont rapidement se retrouver dans une situation complexe, car c'est le « sauve qui peut » : les régions dépensent énormément d'argent pour sauver les entreprises qui étaient saines avant la crise. La question des capacités financières des collectivités va rapidement se poser, car il leur faut à la fois gérer la crise et accompagner l'investissement.

Le Sénat avait introduit dans la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat la notion de bilan carbone : nous avions été choqués que l'énergie renouvelable importée fasse fi du bilan carbone. Pourrait-on décliner cette notion dans tous les plans de relance, au niveau tant national qu'européen ?

M. Philippe Varin, président de France Industrie. - La captation de nouveaux marchés internationaux est une voie de reprise pour nos entreprises, car certaines d'entre elles ont connu des effets d'éviction, ainsi qu'une baisse de la demande traditionnelle. À ce stade, il convient de pérenniser tous les mécanismes de soutien financier à l'export qui ont été mis en place à l'occasion de cette crise, notamment les garanties bancaires, et de les développer à l'échelon européen.

Les capacités des mécanismes de garantie à l'export, comme ceux portés par Bpifrance, doivent être augmentées, notamment pour soutenir l'activité aéronautique. Des mesures interdisent actuellement aux agences de crédit-export d'intervenir en faveur du pays constructeur d'un matériel qui est exporté : il faut lever cette interdiction de financer. Ce sont des sujets sur lesquels nous devons travailler. Sur le terrain, je salue l'important programme qui a été mené sur l'Industrie du futur, avec la digitalisation de 10 000 entreprises. Dans la même perspective, avec l'aide de Bpifrance, nous devons soutenir nos entreprises pour les aider à aborder les marchés export.

Aucune de nos dix-huit filières n'est en danger de disparition, mais certaines parties de ces filières le seront si nous ne sommes pas capables de les aider en sortie de crise. C'est le cas notamment de l'automobile.

La France a fait des propositions sur le MIC, mais celui-ci doit être cohérent avec les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Il convient le mettre en place, sans qu'il constitue une mesure préférentielle pour nos entreprises : nous devrons donc assurer une compensation. C'est une proposition qui peut tenir la route et qui est soutenue par des pays européens de plus en plus nombreux.

Je ne connais pas suffisamment le contenu des CPER pour m'exprimer à leur sujet. Au vu de la période couverte, cela peut être un bon outil et cela mérite d'être étudié. Il faudra alors que cet outil porte une vision globale, mais aussi qu'il aborde tous les volets : le volet digital, le volet compétences, le volet environnemental, etc. Il faut aussi qu'il soit un outil opérationnel - les considérations trop générales ne sont pas
opérationnelles -, comme nous le faisons au Conseil national de l'industrie. Nous allons examiner comment nous pouvons contribuer en pratique à cette réflexion à l'échelon régional.

Je crains qu'il n'ait été fait une mauvaise interprétation de la proposition du Medef. L'essentiel est que nous évitions un chômage massif de sortie de crise. Beaucoup doit se faire au niveau local et dans les entreprises, car c'est là que tout va se passer. Au niveau national, nous travaillons sur certaines thématiques comme les accords d'entreprises, le prêt de main-d'oeuvre, etc. Les mesures générales sur le temps de travail ne me paraissent pas d'actualité.

Je suis d'accord avec Laurent Duplomb sur le coût du chômage structurel. C'est un coût extrêmement important et souvent invisible pour l'économie. Nous avions décidé de travailler sur ce sujet dans le cadre du Pacte productif, notamment sur la gestion prévisionnelle de l'emploi, afin d'orienter les formations vers les nouveaux métiers ; ces réflexions vont se poursuivre, mais elles sont devenues moins urgentes.

Nous avions également travaillé sur l'inclusion des personnes qui se trouvent en dehors de la « boucle économique » : comment faire en sorte que les 4 % de chômeurs structurels puissent retrouver le chemin de l'emploi avec l'aide des entreprises ? Ce sujet va rester d'actualité. La priorité doit être donnée au traitement en temps réel des nouveaux chômeurs et afin d'en éviter le plus possible. Les questions relatives au chômage structurel devront être réabordées lorsque nous serons sortis de la période très difficile que nous allons traverser.

Dans nos accords commerciaux bilatéraux, l'adéquation de nos importations aux normes environnementales européennes est prioritaire. Mais le diable réside souvent dans le détail des négociations. Je fais confiance à Thierry Breton pour relayer nos préoccupations auprès du commissaire européen au commerce.

La stratégie carbone est une ambition politique française et européenne. Elle est dimensionnée par la menace qui pèse sur nous et sur les générations futures. Elle ne me semble pas menacée par le prix du baril de pétrole. Par ailleurs, les marchés du pétrole sont très réactifs : dès que le prix du baril est inférieur à un certain niveau, les investissements nouveaux s'arrêtent et l'offre se réduit. Je pense donc que d'ici deux ou trois ans le marché sera rééquilibré ; je ne suis pas pessimiste sur ce sujet.

Enfin, les collectivités territoriales risquent en effet être exsangues dans les deux ou trois prochaines années.

M. Daniel Gremillet. - Nous ne connaissons pas encore l'ampleur des besoins en matière de soutien économique. Cela sera-t-il supportable pour les contribuables ? C'est un enjeu de société.

M. Philippe Varin, président de France Industrie. - C'est un sujet qui concerne tout le pays. Nous sommes tous d'accord pour que l'État intervienne. Cela coûtera cher, ce qui pose la question de l'acquittement de notre dette dans la durée. Aujourd'hui, personne n'a la réponse.

Mme Sylviane Noël. - Les chaînes de valeur dans la mondialisation se sont construites sans nous. Les États vont revenir en force à l'issue de cette crise, car ils financent la reprise. Des aides importantes sont accordées à des groupes comme Renault. Vous semblerait-il opportun que ces aides soient assorties d'une exigence de relocalisation de la production ? La reconstruction de notre économie ne passera pas par des relocalisations opportunistes, mais par le développement des circuits courts, du made in France , par des relations solides entre consommateur et producteur, par un sursaut de patriotisme économique !

Mme Anne-Catherine Loisier. - La filière bois se situe à la croisée de nombreux enjeux prioritaires que vous avez mentionnés. La bonne santé et la relance de cette filière sont très liées au transport et au fret. De très bonnes initiatives avaient été menées il y a une quinzaine d'années, autour des gares stratégiques bois : ces infrastructures pourraient être réhabilitées. La baisse du prix des énergies fossiles a un impact sur la filière bois : certaines chaufferies fonctionnant aujourd'hui au bois basculent vers le gaz par effet d'aubaine. Cela risque de déstabiliser la filière.

Nous avons des remontées qui font état de fragilités du côté des industries du numérique. Celles-ci sont pourtant essentielles pour la relance et la digitalisation accrue à venir de nos entreprises.

S'agissant des Territoires d'industrie, l'outil ne pourrait-il pas être revu ? En effet, il n'est pas très opérationnel, et l'on pourrait afficher de manière plus volontariste les objectifs de relocalisation, de soutien à l'investissement et de renforcement des fonds propres.

M. Franck Montaugé. - Je vous remercie de la densité et de la clarté de vos propos. Le prêt garanti par l'État est un bon dispositif, mais il faut le faire évoluer. En effet, l'innovation et la capacité d'investissement conditionneront l'efficacité du plan de relance. Par courrier, j'ai proposé à M. Bruno Le Maire d'ajouter un volet investissement sous condition de qualité des dossiers.

Les dettes contractées par les États seront probablement étalées sur une très longue période : êtes-vous favorable à un dispositif de défaisance ou de cantonnement de ces dettes ? Souhaitez-vous que les entreprises puissent également étaler leurs dettes, afin de les rendre les plus indolores possibles ?

M. Philippe Varin, président de France Industrie . - Le soutien de l'État aux entreprises est conditionné à la cohérence de la politique menée. C'est ce que nous avons vu en matière de dividendes ou de rémunération des dirigeants : les propos du ministre ont eu un impact indiscutable. Je fais confiance à l'État pour avoir une gestion appropriée des ressources publiques et pour faire en sorte que les prêts accordés soient vertueux pour le développement de l'industrie en France.

Le développement des circuits courts est essentiel. La relocalisation de certaines activités n'est pas une tendance nouvelle, en raison notamment de l'augmentation du coût du carbone, mais aussi du besoin d'usines plus flexibles pour servir la demande de proximité. Cela existait avant l'arrivée du virus. Mais, désormais, le consommateur va accorder plus d'importance à la proximité de la ressource. Le message du patriotisme économique va être naturellement envoyé aux producteurs par les consommateurs, en particulier pour l'agroalimentaire. Je ne suis pas inquiet de ce point de vue : le rôle de l'État et les comportements naturels des consommateurs vont favoriser ces évolutions.

La filière bois est extrêmement importante pour notre pays sur le plan économique et pour la trajectoire carbone. Nous avons toutefois deux angles morts, que je mentionnais tout à l'heure : l'isolation thermique des logements et la séquestration du carbone dans les sols. Permettez-moi de vous rappeler que, à l'horizon 2050, la séquestration de carbone représentera 80 millions de tonnes sur les 450 millions de tonnes émises. Il est donc capital que la filière bois se porte bien.

Le plan de filière comporte deux axes : la valorisation thermique
- nous devons continuer à inciter à l'utilisation de chaudières au bois - et le développement du bois dans la construction. Dans la construction du village olympique des Jeux olympiques de 2024, nous avons dû limiter notre utilisation du bois, car nos normes et notre qualité n'étaient pas encore à un niveau permettant que tout soit réalisé en bois.

Les industries numériques sont essentielles pour notre pays. Certaines start ups connaissent des difficultés, et un plan spécifique de 4 milliards d'euros a été annoncé par M. Cédric O. Il est essentiel que ces entreprises traversent aussi cette période difficile.

Après bientôt deux ans de fonctionnement, je propose non pas de revoir les Territoires d'industrie, mais plutôt de faire un retour d'expérience. La qualité du ticket formé par le responsable public et le responsable d'entreprise et la maturité industrielle du territoire sont les éléments les plus déterminants pour la réussite de cet outil, car beaucoup tient au dynamisme des personnes.

Il va falloir allonger l'échéance des dettes. Certaines devront être converties en instruments de long terme. Aux niveaux national et européen, des dispositions devront être prises le moment venu.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie beaucoup de la qualité de cette audition, qui a été appréciée par tous.

Audition de M. Nicolas Dufourcq,
directeur général de BPIfrance
(Mardi 5 mai 2020)

Mme Sophie Primas, présidente. - Mes chers collègues, Monsieur le directeur général, Bpifrance est plus que jamais en première ligne pour soutenir les entreprises dans la crise que nous traversons. La banque fait partie des organismes publics qui se sont mobilisés dès les premiers jours du confinement afin de soulager, entre autres, la trésorerie des entreprises, et de tenter dans la mesure du possible de freiner la baisse des investissements particulièrement préjudiciable à notre économie ainsi qu'à la reprise de l'activité.

Bpifrance agit selon deux canaux principaux : d'une part, elle garantit à 90 % un certain nombre de prêts bancaires demandés par les entreprises. Ces demandes ont représenté jusqu'à présent plus de 50 milliards d'euros et ont concerné près de 350 000 entreprises. D'autre part, Bpifrance octroie directement des prêts pour les PME et les ETI. Vous pourrez nous indiquer les détails de ce soutien, notamment les avantages et inconvénients des différentes solutions, les modalités de la relation entre Bpifrance et les territoires, notamment les régions, ainsi que des détails quantitatifs et qualitatifs concernant les bénéficiaires de ces aides. Sur ce dernier point, il sera intéressant de connaître l'état des lieux du PGE pour les entreprises qui ne sont pas des PME mais des grandes entreprises, et pour qui le fonctionnement du prêt est un peu différent.

Au-delà de la nécessité d'accompagner nos entreprises durant cette crise, l'action publique doit réfléchir aux modalités, à moyen-terme, de la relance économique. Nous aimerions connaître votre point de vue sur le rôle que pourrait jouer Bpifrance dans ce processus de relance - je le répète : au-delà du soutien à la trésorerie qu'apporte Bpifrance aujourd'hui afin d'éviter la cessation de paiement. Vous pourrez également nous indiquer les mesures économiques qui devraient être mises en oeuvre, selon vous, afin de relancer la demande et l'investissement des entreprises dès cet été ou cet automne. En particulier, quel partage des rôles en la matière voyez-vous entre les régions et l'État ?

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - Je vais rapidement brosser le tableau des actions et instruments déployés par la BPI pour gérer cette crise et préparer la relance. Dès la semaine du 9 mars au 15 mars, nous avons senti les choses s'aggraver et nous nous sommes préparés à lancer notre plan de crise le lundi 15 mars au matin. Pendant le week-end end précédant l'intervention du Président de la République, nous avons commencé à appeler massivement nos clients pour leur annoncer que nous serions à leur côté avec ce plan. Celui-ci a consisté, en premier lieu, à reporter de six mois le paiement des intérêts et du capital de nos prêts : ce geste significatif représente environ 2 milliards d'euros de liquidités.

Alors que le prêt garanti par l'État (PGE) n'existait pas encore, nous avons également lancé une gamme de prêts sans garantie, les « prêts Atout », que nous avons placés auprès de 1 800 entreprises pour un montant global de 3 milliards d'euros dans le mois qui a suivi. Ces prêts Atout varient entre 10 000 et 30 millions d'euros avec des différés de remboursement de 7 ans et surtout des taux assez faibles de 2 % initialement, et 2,5 % aujourd'hui.

De plus, nous avons annoncé que les fonds de garantie dont nous disposons et qui sécurisent les banques françaises seraient étendus aux entreprises de taille intermédiaire et garantis à 90 %. Je précise que ces fonds sont connus sous l'appellation « fonds de lignes de crédits confirmés » : ils permettent de transformer des prêts de trésorerie en prêts à moyen terme.

Nous avons aussi, dans les premiers jours de la crise, mis en place un numéro vert et traité 80 000 appels au cours des deux premières semaines. Parmi nos 3 200 salariés, il faut rendre hommage aux 500 personnes appartenant aux divers services de la BPI qui se sont portées volontaires pour gérer des fichiers de 100 à 200 entrepreneurs, en communiquant avec eux de 8 heures du matin à minuit et en absorbant leur anxiété.

Parallèlement, nous avons commencé à travailler sur trois fronts : avec l'État sur le PGE, avec les régions sur le Prêt Rebond et avec la commission européenne sur plusieurs sujets portant sur l'éligibilité des entreprises en difficulté.

Le Prêt Rebond a été rapidement lancé avec les régions : sa durée est de 6 ans avec un différé de remboursement de 2 ans et les régions ont souhaité que son taux soit égal à zéro grâce à une bonification. Son montant qui va de 10 000 à 300 000 euros permet à ce prêt d'être complémentaire de celui de Bpifrance et du PGE. Le Prêt Rebond a été déployé dans quasiment toutes les régions et nous travaillons particulièrement aujourd'hui à le diffuser en Île-de-France. Pour ce faire, les régions ont librement doté nos fonds : 5 millions d'euros pour certaines tandis que d'autres ont apporté 50 millions d'euros. Une des régions a consenti une dotation importante en souhaitant multiplier les tickets d'entrée pour les petites entreprises ; nous avons donc mis en place une plateforme digitale permettant à un entrepreneur d'obtenir un prêt sans avoir à passer par un intermédiaire ou un contact humain. Nous sommes très satisfaits de cette plateforme « full digital » qui est opérationnelle depuis jeudi 30 avril dernier et a d'ores et déjà permis d'enregistrer 250 demandes.

Au total, l'encours des prêts Rebond avoisine aujourd'hui 250 millions d'euros avec un potentiel maximal qui est de 550 millions d'euros. Nous disposons donc encore de marges de manoeuvres pour distribuer ces prêts, en particulier dans les trois régions qui ont le plus doté les fonds Bpifrance : la région Grand-Est, qui a apporté 29 millions d'euros, Auvergne-Rhône-Alpes (50 millions d'euros) et l'Île-de-France (35 millions d'euros).

Pour sa part, le PGE a été lancé en urgence afin d'absorber les premières demandes dont le niveau global se situe à 3 milliards d'euros. Nous travaillons sur la base du plan garanti par l'État : son concept s'apparente exactement aux prêts sans garantie Bpifrance mais ces prêts sont distribués par les banques avec une prise de risque limitée à 10 % puisque la garantie de l'État couvre 90 % de ces prêts.

Le rôle de BPI dans ce dispositif est double. Il s'agit, d'une part, de s'assurer que les entreprises ne font pas de double demande : cela passe par la délivrance d'une attestation et d'un numéro unique sur le site de la BPI, ce qui nous permet d'ailleurs de disposer de statistiques quotidiennes très précises. D'autre part, c'est par la BPI que transite la garantie de l'État. Près de 350 000 entreprises bénéficient d'un pré-accord de PGE et nous avons donc des listings d'un même nombre de lignes de demandes de garanties : nous les avons gérées pour le compte de l'État. Cette gestion par la BPI s'inscrit dans la durée puisque ces prêts à un an sont renouvelables pendant 5 années supplémentaires. Il faudra faire face aux hypothèses de défaut de l'emprunteur, auquel cas les banques feront appel à la BPI pour activer la garantie de l'État. Je précise qu'il ne s'agit pas d'une garantie à première demande, ce qui impose à la BPI de vérifier que des diligences suffisantes ont été engagées par la banque pour tenter de récupérer les fonds remboursables, avant de solliciter l'argent de l'État.

Par ailleurs la BPI distribue en direct à ses clients des prêts - elle figure dans ce domaine parmi les treize plus grandes banques françaises - et en particulier des PGE. Lorsqu'un client a plusieurs banques, la règle fixée depuis le lancement de ce produit est que les banques se partagent le PGE au prorata de leur emprise sur les encours de prêts de l'entreprise.

Il faut souligner que les banques françaises ont accepté, dès la première semaine de confinement, de consentir un geste très fort en mettant à la disposition de la solidarité nationale la totalité de leur réseau
- 17 000 agences bancaires distribuent aujourd'hui le PGE - et en acceptant de supporter, sur leurs fonds propres, 10 % du risque induit par ces prêts. Ces derniers s'apparentent à une sorte d'avance sur recette autant que possible égale à la perte engendrée par l'épidémie : le prêt est donc calibré sur la crise sanitaire qui a conduit à la fermeture administrative de pans entiers de l'économie. Concrètement, la discussion s'engage lorsque l'entrepreneur vient voir son banquier en indiquant que la crise du covid lui coûte un à trois mois de chiffre d'affaires et demande un prêt correspondant à ce montant. Lorsqu'il obtient un montant de prêt égal ou inférieur à cette demande, selon le chiffre négocié avec sa banque, l'entrepreneur rejoint la BPI pour obtenir son numéro unique et son prêt peut alors être décaissé. S'agissant du chiffrage global, la demande de PGE dans les réseaux bancaires atteint aujourd'hui 83 milliards d'euros et 57 milliards d'euros de prêts sont de facto décidés au profit de 350 000 entreprises : 90 % sont des TPE et celles-ci sont destinataires de la moitié des 57 milliards de crédits. On recense également de nombreuses PME et ETI parmi les emprunteurs ainsi que plusieurs grands groupes comme la FNAC ou Europcar PGE ; d'autres demandes de PGE d'un montant d'un milliard d'euros émanant de grandes entreprises sont aujourd'hui à l'instruction. Je précise que l'instruction de ces dossiers importants fait intervenir trois acteurs : non pas une simple agence bancaire mais le siège, Bpifrance et la direction du Trésor ; la décision finale est prise par le ministre qui signe un arrêté nominatif pour chaque entreprise.

Le rythme de croissance du PGE est stable et augmente de 2 à 3 milliards par jour. Beaucoup d'entreprises n'ont pas encore sollicité de PGE et se posent sans doute la question d'y recourir. Sur les 80 000 clients actifs à BPI, une majorité n'a pas demandé de prêt - PGE, Prêt Atout ou Prêt Rebond. Certaines n'en ont pas besoin, d'autres hésitent à augmenter leur endettement et il y a celles qui ont attendu et vont présenter une demande. C'est pourquoi l'encours de PGE va certainement dépasser 100 milliards d'euros d'ici la fin de l'année 2020.

En ce qui concerne votre question sur les relations entre les régions et l'État dans ce processus, je fais observer que nous assurons ici des prêts PGE, qui représentent des montants budgétaires considérables. Il est très difficile de les évaluer avec précision mais si on essaye de faire un calcul sommaire « de coin de table », il faut d'abord se souvenir que, pour la crise de 2008-2009, la sinistralité a été beaucoup plus faible que prévu mais la situation était différente et l'économie dite « présentielle » n'était pas aussi bouleversée qu'aujourd'hui, avec des risques de cessation d'activité définitive importants pour un certain nombre d'acteurs. À supposer que l'enveloppe de PGE atteigne 100 milliards d'euros et que dans un « schéma de guerre », selon l'expression du Président de la République, on enregistre 10 % de pertes, cela coûterait 10 milliards d'euros dont 9 à l'État et un milliard aux banques. Je ne pense pas du tout que nous en arriverons là mais tel est le schéma pour un scenario très grave.

Par comparaison, les prêts Rebond, avec les dotations que nous ont accordées les régions, représentent 170 millions d'euros : il y a donc une différence d'échelle avec les engagements de l'État.

Ceci dit, pour garantir à 90 % le risque attaché aux prêts Atout, à l'affacturage et à la transformation des crédits de trésorerie en prêts à moyen terme, il faudrait, selon nos estimations, 600 millions d'euros supplémentaires.

Ces considérations portent sur le volet bancaire des dispositifs de soutien mais il faut également mentionner les Fonds Résistance qui sont en train d'être déployés dans toutes les régions, le premier ayant été créé dans le Grand-Est. Ces fonds sont alimentés à hauteur de 2 euros par habitant par les régions, les départements, les intercommunalités les métropoles ainsi que la Caisse des Dépôts. Au total, les dotations des conseils régionaux à ces fonds atteignent de 30 à 50 millions d'euros. On est donc loin des ordres de grandeurs en milliards d'euros qui relèvent du niveau national et je rappelle par ailleurs que le coût du chômage partiel s'élève à 12 milliards d'euros par mois pour l'État.

Tout cela permet d'éclairer la réponse à votre interrogation sur « qui peut faire quoi ». Dans cette crise cataclysmique mais éphémère, seul le budget de l'État peut prendre en charge le coeur de la dépense : les régions apportent cependant des compléments indispensables pour combler les inéluctables « trous dans la raquette » des grands dispositifs nationaux.

Très honnêtement, je considère que le système mis en place fonctionne plutôt bien et je suis à l'écoute de vos appréciations sur ce point. Je m'attendais, en matière de PGE par exemple, à des taux de refus bien supérieurs aux 3 à 5 % qu'annoncent aujourd'hui les banques, avec peut-être une sous-estimation due au fait que certains entrepreneurs n'obtiennent pas de réponse et je ne sais pas s'ils sont alors comptabilisés dans les refus.

Au total, je souligne que les banques ont vraiment « mouillé la chemise » et poursuivent activement leur effort : en témoigne, par exemple, le fait que la Société générale a traité en un mois 15 milliards d'euros de PGE - ce qui représente un an de production crédit à moyen terme en période normale - et la BNP 12 à 13 milliards d'euros. Les agences bancaires sont ainsi focalisées sur les PGE ainsi que sur les reports d'échéance. Il y a donc là une mobilisation dans l'intérêt du pays qu'illustre bien le terme d'union sacrée et c'est la première fois dans l'histoire bancaire française que les réseaux des banques privés deviennent, pour une période limitée, des sortes de petites BPI distribuant des prêts garantis par la puissance publique : je trouve cela formidable.

M. Alain Chatillon. - Avant tout, sachez combien nous nous félicitons de l'action que vous menez depuis plusieurs années et qui a amélioré le climat financier pour les entreprises.

Je m'inquiète pour l'avenir : comment va-t-on pouvoir recentrer les entreprises dans leurs secteurs et les accompagner pour éviter la prédation par des opérateurs extérieurs, en provenance, par exemple, des États-Unis ? Pour cela, il me parait indispensable de mettre en place des systèmes de co-financement à long terme avec les grands groupes. Je pense à des filières comme l'automobile et l'aéronautique où des fonds ont été mis en place, comme Aerofund , mais qu'il conviendrait de renforcer. Je souligne l'enjeu que représente la sauvegarde des sous-traitants des grands groupes et le rôle majeur que pourraient jouer de tels fonds.

Mme Valérie Létard. - Merci pour votre intervention très claire. Je rappelle que dès avant l'épidémie, nos entreprises connaissaient des difficultés pour investir et aujourd'hui, l'impératif de transition énergétique va les mettre face à un « mur d'investissement ». Mon rapport d'information sur la filière sidérurgique préconise la mise en place d'un prêt spécifique transition énergétique pour renouveler les outils de production et déplore la clôture du prêt vert intervenue en 2018 faute de financement du programme d'investissement d'avenir. La BPI est-elle prête à déployer de nouveaux prêts en faveur des entreprises pour décarboner notre industrie, comme le préconise le commissaire européen Thierry Breton ? L'État vous paraît-il prêt à soutenir de telles initiatives, et sinon, quels autres outils alternatifs vous paraissent appropriés - crédits d'impôt suramortissement... ?

M. Laurent Duplomb. - Ma question est précise. Elle porte sur la signification de l'article 6 de l'arrêté du 23 mars 2020 accordant la garantie de l'État aux établissements de crédit et sociétés de financement se termine par la phrase suivante : « En cas de survenance d'un événement de crédit dans les deux mois suivant le décaissement du prêt, la garantie de l'État ne peut pas être mise en jeu. » Cela signifie-t-il que l'État ne garantit pas le prêt dans les deux premiers mois, ce qui expliquerait la difficulté pour les banques d'accepter de consentir des prêts à des entreprises fragiles risquant la faillite dans les deux mois de l'encaissement du crédit ? Pourquoi, dans ces conditions, communiquer sur une garantie d'État qui ne prend effet, dans la réalité, que deux mois après le décaissement du prêt ?

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - Pour répondre à Alain Chatillon, j'indique tout d'abord que nous allons tenter de lever des fonds pour redimensionner le fonds consacré à l'industrie automobile : cela nous paraît indispensable. Pour l'aéronautique, nous travaillons à la mise en place d'un fonds Aerofund IV devrait avoir une taille supérieure à celle d' Aerofund III. La société ACE Management qui gérait ce fonds a été rachetée par Tikehau et nous sommes en train de coopérer avec les équipes de cet organisme sur des projets très ambitieux, à juste raison.

Il y aura donc non seulement un plan pour les filières automobile et aéronautique, qui ont besoin de très gros montants de fonds propres, mais aussi un plan pour le tourisme que nous venons de soumettre à nos deux actionnaires ainsi qu'aux fédérations professionnelles de ce secteur.

Par ailleurs, de nombreuses entreprises qui n'appartiennent à aucun de ces trois secteurs nécessitent une recapitalisation. C'est pourquoi nous avons lancé un plan « 1000 tickets » pour investir entre mai 2020 et mai 2021 dans mille entreprises. Cela n'avait jamais été fait et suppose d'intervenir à un rythme élevé, tout en prenant beaucoup de risques, par le biais d'augmentations de capital et surtout d'obligations convertibles.

Nous avons également un important plan qui porte sur les fonds propres des entreprises avec des interventions directes des équipes de la BPI et indirectes en coopérant avec les fonds partenaires que nous finançons, ce qui représente 200 équipes privées.

L'intervention de Valérie Létard m'amène à rappeler que nous avions mis en place un Plan climat avant l'épidémie et prévu de le lancer avec une manifestation organisée le 4 avril avec mille entrepreneurs. Ce plan, qui est plus que jamais d'actualité, prévoit un déploiement de masses importantes de crédits, sans garantie ou avec prise de collatéral, en doublant nos flux de prêts dédiés à la transition énergétique entre 2020 et 2025. Cela suppose que nous trouvions des fonds pour doubler le prêt vert car celui-ci est alloué sans garantie. L'Ademe, bien convaincue de l'efficacité de ce prêt, a décidé de nous doter de 15 millions d'euros ce qui va nous permettre de lancer une première tranche de 150 millions d'euros de crédits. Ce n'est pas encore à la hauteur des besoins et c'est pourquoi nous demandons une dotation de 150 millions d'euros, ce qui nous permettrait de proposer 1,5 milliards d'encours de prêts verts dans les quatre années qui viennent. Nous en discutons - même si les négociations sont un peu reportées en raison de l'actualité - avec les diverses parties prenantes et dans le cadre de la quatrième génération du Plan d'Investissement d'Avenir.

En réponse à M. Laurent Duplomb, je précise que lorsque l'État garantit un prêt il y a toujours un délai de carence. Concrètement, il s'agit d'éviter qu'une entreprise se révèle en cessation de paiement deux jours après l'attribution d'un prêt, auquel cas le prêteur perd tout dans les procédures collectives. Ménager une certaine visibilité est donc primordial et c'est pourquoi les prêts sont distribués par l'intermédiaire des réseaux bancaires qui sont armés pour accomplir un certain nombre de diligences. Le délai de carence normal est de quatre à six mois et le délai de deux mois retenu pour le PGE est une mesure exceptionnelle.

On constate que les banques sont en passe de distribuer près de 100 milliards de prêts, majoritairement à des TPE, ce qui montre qu'elles sont allées au bout de la logique du plan gouvernemental, même si certaines entreprises n'obtiennent pas de réponse positive. Les cas de refus d'octroi de PGE doivent être traités avec d'autres mécanismes : avant tout, l'entrepreneur doit impérativement s'adresser au médiateur du crédit qui doit jouer son rôle. Par ailleurs, deux dispositifs de rappel peuvent être cités : d'une part, les fonds « résilience » ou « résistance » - l'appellation varie selon les régions - et, d'autre part, les avances remboursables de l'État distribuées par les Codefi dans les départements. Ces avances remboursables ont été prévues par la dernière loi de finances rectificative : le FDES a été doté d'un milliard d'euros, dont la moitié doit financer des secours aux petites entreprises qui n'auraient pas obtenu de PGE ; on a utilisé le terme de « 10 000 tickets » pour qualifier ce système d'avances remboursables de faible montant.

M. Martial Bourquin. - Je tiens à souligner que la BPI est véritablement à la hauteur de la situation dans un contexte particulièrement difficile. Que peut faire votre établissement dans le cas où une entreprise comme la General Electric, dans son implantation située à Belfort, après avoir obtenu un prêt BPI demande à tous ses sous-traitants de baisser leurs prix de 20 % ? Cela suscite une levée de bouclier de la part des PME qui soulignent qu'une telle demande place les sous-traitants dans une position intenable. Quelles peuvent être les conséquences d'une telle situation, en particulier au regard des cautionnements BPI ?

En second lieu, les contraintes d'éligibilité à l'obtention des prêts, assez fortes au début, se sont assouplies quand on a accepté de faire sauter le verrou des fonds propres négatifs. C'est une avancée très positive pour certaines entreprises qui connaissaient des causes de fragilité structurelles.

Enfin, à l'hibernation économique que nous connaissons va succéder une phase de transition énergétique : comment allez-vous aider les entreprises à faire face au « mur d'investissement » qu'implique cette transition avec de très gros dossiers comme celui de l'hydrogène ?

M. Serge Babary. - Notre cellule de suivi des PME-TPE a recueilli des témoignages globalement positifs sur la mise en oeuvre des PGE. Cependant des difficultés concrètes persistent sur le terrain. On constate l'hétérogénéité des exigences requises par certains réseaux bancaires de distribution de ces crédits, avec certaines demandes excessives de visites médicales, de documents prévisionnels d'activité ou de cautions personnelles. Un fort besoin d'harmonisation des pratiques et des documents à transmettre se manifeste donc sur le terrain. Seriez-vous favorable à une telle harmonisation, et quel rôle Bpifrance pourrait-elle y jouer ?

Mme Anne Chain-Larché. - Quel est votre point de vue sur un éventuel rehaussement du niveau de la garantie de l'État - de 90 à 100 % du prêt - pour éviter un certain nombre de faillites consécutives à des refus de crédit ? Par ailleurs, pouvez-vous détailler le rôle que pourrait jouer la BPI dans le sauvetage de certaines entreprises stratégiques budgétisé à hauteur de 20 milliards d'euros : allez-vous participer à des montées au capital ou à des prêts d'actionnaires ?

M. Fabien Gay. - Je m'interroge sur la méthode de calcul du taux de refus que vous annoncez à 3 % : par exemple, une entreprise qui demande 100 000 euros et n'en obtient que 50 000 est-elle considérée comme satisfaite ?

Ma seconde question porte sur les alternatives que vous avez citées ; à mon sens, il en manque une : la BPI ne pourrait-elle pas prêter directement aux entreprises qui ont fait l'objet d'un refus de crédit ?

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - En réponse à l'intervention de Martial Bourquin : tout d'abord, je ne sais pas si General Electric a obtenu un PGE à Belfort. Si tel est le cas, il s'agit d'un prêt qui s'adresse aux grandes entreprises, instruit par la direction du Trésor et signé par arrêté du ministre. En tout état de cause, la révélation d'une politique brutale et unilatérale de baisse des prix imposée aux sous-traitants pose incontestablement problème. Soucieux de ne pas sortir de mon rôle, j'imagine cependant la teneur et le ton de l'intervention du ministre si celui-ci devait répondre à votre question.

S'agissant de la suppression de la condition de fonds propres négatifs pour l'éligibilité au prêt, les mailles du filet ont été effectivement assouplies : les discussions avec la direction du Trésor ont été assez longues sur ce point mais le dialogue avec la commission de Bruxelles a été très productif. Je vous envoie désormais à la foire aux questions figurant sur le site de Bercy et de Bpifrance qui encadre le dispositif du PGE : le seul critère qui exclut une entreprise souhaitant obtenir un PGE est celui d'une cessation de paiement intervenue avant le 31 décembre 2019.

Comme vous le soulignez, nous allons passer de l'hibernation économique à la transition énergétique : en réalité, toutes les transitions s'accélèrent et vont s'emboîter.

Les autres critères habituels de classification d'une entreprise en difficulté (fonds propres négatifs ou divisés par 2) ne sont pas pris en compte pour l'octroi du PGE. On va passer de l'hibernation à une grande transition. Toutes les tendances s'accélèrent par ailleurs (transition énergétique, digitale), représentant des investissements très importants pour les entreprises. C'est tout l'objet du Plan Climat de Bpifrance, qui est très ambitieux tant dans son aspect crédit (avec ou sans garantie) que dans son aspect fonds propres ( equity, quasi-equity , mezzanine).

En tout état de cause, il nous faut déclencher des effets multiplicateurs, pour que toute la société française se mette en mouvement. À cet égard, les Français sont des grands financeurs de la transition énergétique. Mais le financement du digital, dans cette transition, pose davantage problème. C'est en effet un domaine dans lequel on ne peut pas présenter de sûreté, de collatéral, à l'appui d'une demande de financement ; il faut donc des prêts sans garantie.

Certaines banques ont en effet demandé des cautions personnelles ; or il est clairement indiqué dans la FAQ relative au PGE que cette demande est interdite. Demander un prévisionnel d'activité n'est pas raisonnable dans le contexte du confinement ; en revanche, à partir du 11 mai, les entreprises hors tourisme, hôtellerie et événementiel vont pouvoir renouer avec une forme de prévisibilité. Par ailleurs, la quasi-totalité des assurances font de l'assurance-emprunteur simplifiée, à l'image de CNP qui a transformé ses procédures, et ne demande pas de visite médicale pour un PGE.

En Allemagne, la garantie a été portée à 100 %, mais dans des cas limitatifs : elle est réservée aux entreprises qui présentent un résultat opérationnel positif en moyenne depuis 3 ans. Cela interroge, dès lors que les entreprises qui en ont le plus besoin sont plutôt celles en difficulté... En outre, le métier du chargé de clientèle est d'estimer le risque et de prendre des décisions d'octroi de prêt la base de cette estimation. S'il distribue uniquement de l'argent, sans évaluer le risque, pourquoi dès lors passer par ce canal ? Une garantie à 100 % ne semble pas nécessaire, au regard notamment du faible nombre de refus.

L'enveloppe de 20 milliards d'euros est fléchée vers l'Agence des participations de l'État pour financer des opérations comme celle annoncée pour Air France. Bpifrance participe aux réunions de coordination avec l'APE qui concernent les plus gros dossiers, ceux qui nécessitent d'utiliser les fonds de cette enveloppe budgétaire ( equity ou prêts d'actionnaire), mais l'enveloppe et les opérations afférentes ne concernent pas pour l'instant le portefeuille de Bpifrance (qui inclut Orange, PSA, ST Microelectronics, Eutelsat, Vallourec, etc.). Nous ne demandons pas l'accès à cette enveloppe pour ces entreprises ; elles sont par ailleurs suffisamment liquides aujourd'hui et disposent d'une bonne trésorerie.

Concernant le calcul des 3 % de refus, il est effectivement exact qu'un prêt accordé pour un montant inférieur à celui demandé n'est pas considéré comme refusé. Cela peut en effet minorer le taux de refus. Il faut toutefois rappeler que les entrepreneurs peuvent demander leur PGE en plusieurs fois. En effet, à partir du 1 er mai, ils peuvent solliciter une tranche n° 2 du PGE, dans la limite du plafond maximal autorisé.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - je remercie vos équipes pour l'immense travail réalisé. Un entrepreneur, vous le savez, n'est jamais entièrement satisfait... Concernant l'accès au PGE, il semblerait que la moitié des acteurs économiques du secteur du tourisme n'ait pas réussi à obtenir de PGE en raison de la cotation Banque de France, ou du fait que la société est en plan de continuation, ou a fait l'objet d'une procédure de redressement judiciaire. Qu'envisagez-vous pour ces entreprises ?

Par ailleurs, les mesures exceptionnelles mises en place pour les filiales étrangères de sociétés françaises peuvent-elle être étendues à nos compatriotes installés à l'étranger mais dont l'entreprise n'est pas une filiale de telles sociétés françaises ? Beaucoup de nos entrepreneurs à l'étranger, en effet, sont dans une situation critique. Peut-on envisager un fonds pour leur consentir des prêts leur permettant de traverser la crise ?

M. Michel Raison - je souhaite vous indiquer deux cas qui nous été relayés dans le cadre de la cellule tourisme. Premièrement, nous avons été alertés sur le cas d'entreprises détenant plusieurs hôtels et à qui il a été indiqué que la souscription au PGE pouvait se faire via leur holding puis, dans un second temps, qu'une souscription par ce biais n'était pas possible. C'est en effet bien plus pratique via la holding car, d'une part, la procédure est plus simple et, d'autre part, d'éventuels refus liés à la situation financière de tels ou tels hôtels seraient ainsi évités.

Autre cas de figure qui nous a été signalé : un groupe en Bourgogne Franche-Comté à qui Bpifrance aurait indiqué que la mise en place d'un fonds de renforcement des fonds propres devait se faire à l'échelle inter-régionale. Or non seulement la région n'y semble pas favorable, mais les banques ne souhaitent pas non plus que leurs fonds soient utilisés dans une autre région.

Enfin, pensez-vous que certaines entreprises profitent du PGE pour el détourner de son objectif et procéder, par exemple, à des rachats d'actions grâce aux fonds ainsi octroyés ?

Mme Agnès Constant. - un entrepreneur souhaitant souscrire à un prêt Rebond doit-il au préalable formuler une demande pour un PGE ? Les deux sont-ils cumulables ou alternatifs ?

M. Alain Duran. - trois régions ont été citées dans votre propos concernant les prêts Rebond (Auvergne-Rhône-Alpes, Île-de-France, Grand-Est). D'autres régions souhaitent elles s'engager dans ce dispositif ?

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - les sociétés en plan de continuation sont éligibles au PGE. Les entreprises qui se trouvent dans une sorte de zone grise, entre la cessation de paiement mais avant la décision du juge, ne sont, elles, pas éligibles au PGE. Enfin, les entreprises qui ont des fonds propres négatifs ou qui ont été divisés par deux sont également éligibles.

Concernant les cotations Banque de France : le PGE n'est pas automatiquement refusé à une entreprise du fait d'une cotation 5 ou 6. De 15 à 20 % des entreprises ayant cette cotation ont obtenu leur PGE. Vous avez indiqué que 50 % des acteurs du tourisme n'ont pas réussi à obtenir leur PGE. Pourriez-vous m'indiquer la méthode de calcul ? En effet, il me semblait que le taux de refus d'octroi du PGE dans le monde du tourisme est grosso modo identique au taux moyen. Par exemple, environ cinquante mille restaurants et huit mille hôtels bénéficient du dispositif à ce jour. Au total, le secteur du tourisme s'est ainsi vu octroyer 3,5 milliards d'euros de PGE, ce qui est loin d'être négligeable, ce chiffre continuant par ailleurs d'augmenter, eu égard à la part que représente le tourisme dans le PIB français.

La question de savoir si la Bpifrance pourrait devenir une banque de la diaspora française est fondamentale. Elle s'est posée, par ailleurs, en matière de soutien aux start-ups françaises lancées à l'étranger. Nous n'avons pas les moyens d'aller suivre l'importante diaspora française qui a fait le choix de s'installer à l'étranger. Lorsque la société est incorporée en dehors du territoire français, l'entrepreneur a choisi de quitter un « pays de cocagne du soutien à l'innovation » et doit désormais rechercher et souscrire aux dispositifs du pays qu'il rejoint (Québec, Californie, Asie).

Concernant le cas d'une holding détenant plusieurs hôtels, le problème est désormais résolu : une holding est éligible au PGE. Concernant les fonds à cheval sur plusieurs régions, nous avons, lorsque nous avons créé nos fonds d'amorçage, recommandé que leur version régionale regroupe au moins deux régions, afin d'augmenter leur taille. En effet, si le fonds est trop petit, il est plus difficile de trouver des investisseurs de qualité pour assurer la gestion du fonds dans la durée (10 ans, par exemple). Il faut un minimum de masse critique.

M. Michel Raison. - maintenant que la Franche-Comté a été intégrée à la région Bourgogne-Franche-Comté, le fonds a atteint une taille suffisante.

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - pour obtenir un numéro unique sur le site de Bpifrance afin de bénéficier d'un PGE, l'entrepreneur doit signer une déclaration sur l'honneur attestant que le prêt n'a pas pour objet de rembourser un ancien crédit, de racheter des actions et que les articles du code de commerce relatifs aux délais de paiement seront respectés. Il y aura forcément une minorité de profiteurs. Personnellement, je pense que la France a réussi à échapper à une tentation naturelle, celle de prévoir tous les cas de distorsion possibles, ce qui conduit d'ordinaire à élaborer des dispositifs très complexes. La valeur fondamentale, dans notre secteur, est la vélocité. Les cathédrales de complexité que l'on construit en temps normal coûtent très cher en matière de suivi, de contrôle, et aboutissent à des documents de dizaines de pages... là où le document pour un PGE est composé de trois pages seulement. Certains cas ne seront pas prévus, mais il nous faut l'accepter, afin de gagner en efficacité et de rester centré sur les besoins de nos clients qui sont, eux, toujours dans l'urgence.

Concernant le prêt Rebond, il est préférable d'effectuer prioritairement une demande de PGE avant de solliciter un tel prêt. Dans certaines régions, la dotation pour ce prêt a été consommée trop rapidement, par des entreprises qui n'ont pas, au préalable, demandé de PGE. Les conseils régionaux doivent alors apporter une nouvelle dotation pour financer ce prêt, ce qui a eu des conséquences budgétaires importantes. A contrario , en Auvergne-Rhône-Alpes, Grand-Est et Ile-de-France, ce prêt a été très largement doté, même s'il sera probablement rapidement consommé en Auvergne-Rhône-Alpes du fait du succès rencontré par la plateforme digitale de souscription.

Toutes les régions ont mis en place un prêt Rebond, sauf la région Aquitaine.

M. Daniel Gremillet. - vous êtes très impliqué en matière de transition énergétique et sur les problématiques relatives à notre souveraineté énergétique. Pouvez-vous nous indiquer le nombre de dossiers reçus d'entreprises oeuvrant dans le domaine du nucléaire ou de l'environnement en général ? Par ailleurs, estimez-vous que l'impact de la crise est positif ou négatif pour le secteur de l'énergie ?

Enfin, je voudrais également vous remercier pour votre travail dans les régions. En particulier, je préside le comité d'engagement du fonds « Résistance » dans la région Grand-Est, qui traite de dossiers concernant de moindres montants ou des jeunes entreprises. Certaines d'entre elles ne devraient pas soumettre un dossier à ce fonds, mais plutôt bénéficier d'un PGE. Or ce dernier leur a été refusé ; je souhaite attirer votre attention sur l'importance de l'impact territorial si ces petites entreprises, petits artisans, ferment. En économie, ce qui est petit peut devenir grand...

Mme Sylviane Noël. - je vous félicite pour votre action importante auprès des acteurs économiques. En particulier, des entrepreneurs de la filière du décolletage m'ont exprimé leur satisfaction quant à la qualité des relations de travail qu'ils entretiennent avec Bpifrance.

La filière automobile connaît des mutations importantes (par exemple, baisse annoncée du moteur thermique, émergence de la voiture autonome, développement de l'électrique). Bpifrance a lancé fin 2018 un appel à projet dans le cadre du dispositif « Projet d'industrie d'avenir » intitulé « Innovation et diversification d'entreprises spécialisées dans le diesel ». Je tiens à vous signaler des difficultés importantes en matière de mobilisation des fonds qui y sont liés. Des dossiers réunissant pourtant toutes les conditions pour être éligibles ont été rejetés inexplicablement. Or ce fonds destiné à nos entreprises doit être mobilisé le plus rapidement possible.

Mme Cécile Cukierman. - je vous remercie pour votre présentation. La mobilisation des régions que vous évoquez, notamment celle de la région Auvergne-Rhône-Alpes, est amenée à croître encore dans les mois qui viennent, notamment sous la forme des prêts Rebond. Persistent cependant des trous dans la raquette. Des petites TPE, notamment dans le secteur de la sous-traitance, indiquent qu'elles vont subir des difficultés en cascade, du fait de l'arrêt des commandes. Y a-t-il des mesures spécifiques prévues pour ce secteur ?

Plus largement, une politique de grands travaux semble de plus en plus nécessaire. Au-delà des débats politiques que nous pouvons avoir entre nous sur leur pertinence, envisagez-vous des évolutions de vos dispositifs ou une réflexion sur de nouveaux outils allant dans ce sens ?

Mme Anne-Catherine Loisier. - vous avez présenté vos perspectives en matière de soutien à la transition énergétique. Je voudrais maintenant savoir ce que vous envisagez en matière de transition numérique, notamment au regard des opportunités que présente le déploiement de la 5G. Pouvez-vous nous donner des éléments sur les capacités financières que vous pouvez engager, à l'image des 150 millions d'euros que vous mobilisez pour la transition énergétique ?

Plus largement, concernant la relance, pensez-vous qu'une réactivation du dispositif d'IR-PME afin de mobiliser davantage l'épargne privée soit une bonne opportunité ? Plusieurs start-ups ou entreprises de l'innovation numérique nous ont souligné ce point au cours de nos échanges. Enfin, les entreprises qui n'ont pas pu bénéficier d'un PGE ou ne sont pas éligibles aux différents fonds peuvent-elles avoir accès au FDES ? Ce dernier peut-il intervenir sous forme d'avances (par exemple à hauteur de 3 mois de charges) pour des entreprises en grande difficulté ? Il s'agit d'une problématique évoquée notamment par l'ordre des experts comptables lors de nos entretiens.

M. Marc Daunis. - Bpifrance est un acteur essentiel du financement des start-ups et alimente une centaine de fonds de capital-risque. Notre écosystème de financement des start-ups était en train de se normaliser au regard des économies comparables. Certains observateurs semblent relever une forme de panique chez les investisseurs qui se traduirait par des pratiques discutables, avec des pressions pour réviser leurs accords ou l'adoption de comportements prédateurs. Un tel comportement serait d'autant moins acceptable que les pouvoirs publics ont investi des millions d'euros pour établir un écosystème viable de financement des start-ups . Bpifrance peut-elle conditionner son aide dans le futur au comportement responsable de l'investisseur durant la crise ? Il me semble que nous pouvons attendre des investisseurs qu'ils prennent leur part de responsabilité.

M. Jean-Pierre Moga. - Dans le cadre du plan de soutien aux jeunes pousses technologiques, le Gouvernement a annoncé le maintien des soutiens aux entreprises innovantes versés par Bpifrance. Or, vous le savez, les concours de l'État aux aides à l'innovation de Bpifrance ont fondu comme neige au soleil depuis ces dernières années. J'avais d'ailleurs déposé un amendement soutenu par mes collègues de la commission pour limiter la casse l'année dernière. Savez-vous ce qu'il en sera cette année ? J'espère que la crise sera l'occasion d'une prise de conscience, car sacrifier les aides à l'innovation, c'est sacrifier l'avenir !

M. Joël Labbé. - En Bretagne aussi, l'action de Bpifrance est globalement bien appréciée. Vous parlez de vélocité, on en a besoin ! Vous dites qu'il peut y avoir de la fraude, mais que c'est marginal. Une suggestion sur ces points : annoncer, dès le départ, des sanctions extrêmement lourdes en cas de carence.

Une question sur le cas d'une jeune entreprise qui connaît des difficultés et fait état d'un besoin de financement de 250 000 euros. La banque a d'abord refusé, mais suite à l'intervention du médiateur, de Bpi Bretagne et de la Direccte, l'entreprise a obtenu un prêt de 150 000 euros. Vous annoncez qu'une deuxième tranche est possible. Même si j'ai du mal à comprendre comment la banque pourrait revenir sur son appréciation initiale, ce serait une bonne nouvelle. Est-ce que les petites avances remboursables dans le cadre des 500 millions d'euros déjà évoqués pourraient être mobilisées dans ce cadre ?

Mme Élisabeth Lamure. - On entend assez peu les start-ups s'exprimer : sollicitent-elles Bpifrance ? Si oui, quelle est leur situation ?

Il me semble que le programme « TPE-PME gagnantes sur tous les coûts » élaboré avec l'Ademe pour diminuer l'empreinte environnementale tout en gagnant sur les coûts de production et en améliorant les marges serait bienvenu au moment de la reprise. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Comment voyez-vous le rôle de Bpifrance dans les prochains mois dans le cadre de la reprise et de la relance ? Comment comptez-vous accompagner encore davantage les TPE, qui constituent l'essentiel du tissu économique français, notamment pour les aider à se numériser ? Cela permettrait de faciliter la vie de nombreux dirigeants de TPE.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je souhaite vous poser une dernière question de la part de Viviane Artigalas. Le 24 avril dernier, le Gouvernement s'est engagé à mettre en place un « fonds d'investissement », notamment en faveur du tourisme. On entend depuis parler d'un plan de soutien à l'investissement dans le secteur touristique à hauteur de deux milliards d'euros, dont Bpifrance et la Caisse des dépôts seraient les opérateurs. Pouvez-vous nous faire part plus précisément des discussions en cours ? Nous plaidons vivement pour un soutien à l'investissement. Nous avons notamment préconisé le recours massif au prêt tourisme et la mobilisation du fonds tourisme social investissement de la Caisse des dépôts.

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - Monsieur Gremillet, nous avions deux fonds : un fonds transition énergétique et un fonds nucléaire. Le premier, sur fonds propres de Bpifrance pour l'essentiel, se déploie très bien. Il porte des dizaines de participations, essentiellement des petits développeurs de la transition énergétique dans les territoires. Le fonds nucléaire, créé il y a des années, n'a jamais vraiment trouvé sa place. Il était financé par Areva et EDF, avec une gouvernance compliquée. Nous l'avons donc interrompu. Il n'a presque pas fait d'investissements.

Les fonds résistance ou résilience sont effectivement essentiels. Je ne doute pas que des entreprises qui n'ont pas obtenu de PGE sollicitent ces fonds résistance. C'est une excellente initiative de la région Grand-Est qui a ensuite été dupliquée dans plusieurs régions.

Madame Noël, vous évoquiez le cas de dossiers rejetés dans le cadre de l'appel à projets la direction de l'innovation de Bpifrance autour de la diversification des entreprises de la filière automobile. J'en prends bonne note et vais me renseigner. Sur ce point, je signale que nous intervenons en tant qu'opérateur du programme d'investissement d'avenir : nous instruisons les demandes, mais les décisions sont prises par un jury dans lequel il n'y a pas que des collaborateurs de Bpifrance. C'est donc un sujet partagé entre nous et les équipes du programme d'investissement d'avenir.

Madame Cukierman, je suis conscient des nombreux trous dans la raquette. Le fonds Rebond de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui est le plus important de tous les fonds mis en place par les régions, est évidemment bienvenu. Vous avez dit quelque chose de fondamental, et qui sera malheureusement le problème auquel nous allons être confrontés désormais. Le problème n'est plus la fermeture administrative de l'économie mais plutôt que certaines TPE et PME vont se retrouver à court de commandes. Nous y sommes très attentifs, et les outils qui sont à notre disposition sont à peu près toujours les mêmes : le crédit, les fonds propres, et l'accompagnement. Je reviens sur ce dernier point que nous n'avons pas cité jusque-là : Bpifrance est devenue une structure de conseils importante
- 52 écoles et 400 consultants travaillent pour nous. Il faudra faire feu de tout bois avec les filières, notamment automobile - nous les voyons demain - et aéronautique.

Nous ne sommes pas invités à discuter de la relance d'une politique de grands travaux avec l'État. Je ne sais pas d'ailleurs s'il existe une cellule qui y travaille au sein de l'État. En revanche, nous travaillons sur le PIA 4, qui sera absolument fondamental en sortie de Covid. Nous travaillons aussi sur un plan de relance. Sur ce point, pour nous, la vraie actualité du moment, c'est le plan tourisme.

Madame Artigalas, BpiFrance propose un plan tourisme d'1,5 milliards d'euros, avec la Banque des territoires, soit 3 milliards d'euros au total. C'est une sorte de banque publique du tourisme, avec deux moitiés : l'une en charge des entrepreneurs - c'est Bpifrance, l'autre qui traite des foncières, des infrastructures et des murs - c'est la Banque des territoires. Nous travaillons tous les jours ensemble. Ce plan est sur la table du ministre et des professionnels. Les décisions seront prises au comité interministériel du tourisme du 14 mai. Ces 3 milliards s'ajoutent aux 3,5 milliards d'euros du PGE d'aujourd'hui, qui deviendront peut-être 5 milliards avec le temps. Ce plan sera ambitieux. Il s'articulera d'abord autour de prêts : le prêt tourisme, qui est notre prêt le plus long, à dix ans, avec deux ans de différé de remboursement, qui s'avère très utile pour les professions hôtelières - il sera mobilisé à hauteur de 500 millions d'euros, peut-être plus ; un prêt pour les entreprises du secteur événementiel - dit prêt dit « industries créatives », de l'ordre de 100 millions. S'y ajouteront environ 400 petits tickets en fonds propres investis directement - nous ferons donc beaucoup d'obligations convertibles distribuées par nos 52 agences régionales, au plus proche du terrain et dans un esprit de vélocité. Nous avons invité les conseils régionaux à investir dans le fonds d'obligations convertibles de Bpifrance.

Madame Loisier, le prêt industrie du futur « French Fab » a été arrêté, faute de dotations budgétaires. C'est dommage car il avait trouvé sa place et prouvé son efficacité en termes de déclenchement des investissements en numérisation des entreprises. Plus on numérise une entreprise, plus on la décarbone ! Nous essayons de convaincre l'État de doter Bpifrance pour que nous puissions relancer ces prêts « French Fab » .

Pour ce qui est des petites entreprises, nous lancerons, à la veille de l'été, les prêts « numérique » dits « France numérique », chantier historiquement lancé par M. Mahjoubi et aujourd'hui repris par Agnès Pannier-Runacher. Ils sont financés par une dotation européenne en provenance de la Banque européenne d'investissements et du Fonds européen d'investissements. Ce dispositif permet de faire de nombreux petits prêts « numérique » aux TPE et PME, distribués par les banques françaises et Bpifrance. Ce dispositif important arrive à point nommé. Il a mis du temps à être peaufiné en raison de nombreuses interrogations juridiques, notamment sur l'articulation de la garantie européenne et de la garantie nationale. Ce prêt FranceNum peut désormais être déployé.

Faut-il réactiver l'IR-PME pour mobiliser l'épargne privée vers les start-ups numériques ? Pour être franc, je n'en suis pas totalement convaincu ! Il existe aujourd'hui, dans les fonds de capital-risque français, de la « poudre sèche » - c'est-à-dire du capital prêt à être déployé - à hauteur de 13 milliards d'euros : il y a donc beaucoup d'argent dans les fonds aujourd'hui ! Il n'est pas nécessaire de monter des dispositifs fiscaux compliqués pour en rajouter. Les dispositifs fiscaux ont l'intérêt de donner l'impression aux citoyens qu'ils contribuent directement à un investissement. Mais en termes de volumétrie, cela n'est pas une nécessité du moment. J'en profite pour vous dire que Bpifrance avait prévu en avril une opération très importante qui a dû être reportée, et qui répond à votre préoccupation. Elle consiste à proposer aux Français d'investir dans le portefeuille de Bpifrance au travers d'un fonds que nous avons créé et que nous commercialiserons au détail auprès des Français, avec un ticket minimum de 5 000 euros. Ce fonds contiendra 3 000 PME et start-ups françaises. Pour 5 000 euros, un investisseur met donc 1,5 euro par entreprise, ce qui est peu risqué. Nous pensons lever 200 millions d'euros, que nous réinjecterons dans les PME. Cette opération a dû être reportée à une date encore indéterminée - peut-être l'automne ou le printemps 2021. Elle répond à votre souci de permettre aux Français d'investir dans des start-ups , et ce au travers d'un tiers de confiance très avisé. Nous le faisons sans avantage fiscal ! Un tel avantage était justifié par le fait qu'on demandait à des personnes physiques d'investir dans une ou deux entreprises, ce qui est très risqué. Quand on investit d'un coup dans 3 000 entreprises, cela n'est plus vraiment risqué, il n'y a donc plus besoin de carotte fiscale. Nous avons privilégié cette voie à celle de la réactivation de l'IR-PME.

Le FDES va évidemment intervenir pour des entreprises en difficulté au sens européen du terme, car il est conçu pour cela. Il sera particulièrement lié à la Médiation du crédit, aux Codefis et aux administrateurs judiciaires dans les départements.

Monsieur Daunis, oui, Bpifrance finance 90 à 95 fonds de capital-risque, donc ce faisant, de facto , nous imposons une charte de comportement. Nous sommes très attentifs à la manière dont nos clients de second rang - les start-ups - sont traités par les fonds de capital-risque que nous finançons. Il est certain qu'il y a eu des baisses de valorisation pour les levées en cours. Elles sont légitimes pour un grand nombre de cas puisque le monde a changé depuis le 15 mars. Ce n'est pas un comportement de prédation. S'il y a des comportements de prédation, n'hésitez pas à m'écrire.

Monsieur Moga, s'agissant des concours du programme 192, nous souhaitons qu'il soit intégré au PIA 4 et sanctuarisé dans la durée. Il nous a semblé, collectivement, avec les services du Premier ministre, que c'est la meilleure façon de sanctuariser ces concours. Ces travaux avancent.

Monsieur Labbé, il est certain que l'entrepreneur concerné aura du mal à revenir vers son banquier en demandant 100 000 euros de prêts après l'intervention de la médiation. Cela dit, tout est possible : la sortie de crise va s'écrire semaine par semaine, il n'est donc pas exclu que l'entreprise parvienne à convaincre son banquier. Si ce n'est pas le cas, elle pourra aller chercher un prêt Rebond de la région Bretagne. Elle pourra aussi tenter d'aller voir son Codéfi pour obtenir une avance remboursable du FDES, mais celui-ci est conçu pour les entreprises qui ont les besoins les plus critiques et n'ont pas pu recourir au PGE.

Madame Lamure, oui, on entend peu les start-ups . C'est plutôt une bonne nouvelle, et c'est parce qu'elles sont très bien traitées ! Elles ont reçu beaucoup de PGE innovation distribué par les banques et reçoivent beaucoup de PGE innovation distribué par Bpifrance. Nous avons créé un fonds French Tech Bridges permettant de sauver les levées de fonds importantes qui étaient en train d'échouer en mars et en avril, et sans lesquelles les entreprises concernées risquaient de mourir. Tous les autres instruments de Bpifrance fonctionnement pleinement : les instruments subventionnés du PIA, les avances remboursables du programme 192, le plan French Tech Seed ... Enfin, il faut savoir que les start-ups avaient constitué des volants de liquidités importants : en moyenne, sur le portefeuille de Bpifrance, elles avaient douze mois de trésorerie d'avance. Tous nos efforts depuis des années se traduisent donc par une forte liquidité du monde de l'innovation français. Il n'est donc pas surprenant que les start-ups soient peu vocales car elles sont bien traitées.

S'agissant du programme « TPE-PME gagnantes à tous les coûts », nous avons signé un partenariat avec l'Ademe, et nous déploierons ce programme dans les 55 accélérateurs de Bpifrance à partir de septembre.

Madame Estrosi Sassone, dans les prochains mois, nous serons le grand banquier de la relance mais en mettant l'accent sur quelques secteurs : le plan tourisme, le plan automobile, le plan aéronautique, le plan climat, et le plan 1000 tickets - consistant en une injection méthodique et systématique de fonds propres et de quasi-fonds propres dans les PME françaises. Ces activités s'ajouteront à nos activités habituelles.

Enfin, dans le plan tourisme, il y a les initiatives de fonds propres. Bpifrance va créer trois fonds : le fonds France investissement tourisme, qui investira en capital, atteindra 300 millions d'euros ; un fonds en obligations convertibles avec environ 90 tickets entre 400 000 et 1 million d'euros par ticket ; et un fonds de petites obligations convertibles de 150 000 à 250 000 euros par ticket - c'est celui que j'évoquais tout à l'heure, pour lequel nous accueillerons très volontiers la participation des conseils régionaux afin de pouvoir faire des centaines de petits tickets d'obligations convertibles dans les territoires. L'ensemble de ces fonds devrait représenter 500 millions d'euros. La Caisse des dépôts devrait mettre de l'ordre de 700 millions d'euros. Ce qui représente une sorte de grand fonds de capital-investissement dans le tourisme supérieur au milliard d'euros. Des petites équipes spécialisées agiront concomitamment, il n'y aura pas une seule structure.

Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur le Directeur général, vous nous avez annoncé la possibilité pour les Français d'investir dans un fonds commercialisé par BPI. À un moment où nous allons devoir mobiliser l'épargne des Français, qui a augmenté durant la crise, c'est un dispositif très intéressant. Je regrette presque que l'objectif ne soit que de 200 millions d'euros ! Merci à vous et à l'ensemble de vos équipes.

Audition de M. Emmanuel Faber,
président-directeur général de Danone
(Mercredi 6 mai 2020)

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous accueillons aujourd'hui M. Faber, président-directeur général de Danone, et je crois que c'est la première fois que vous vous exprimez devant notre commission.

Nous inaugurons, aujourd'hui, une nouvelle phase de nos travaux, après une première phase très active, portant sur le suivi et le contrôle de l'action du Gouvernement, sur le terrain, département par département, secteur par secteur. Il s'agissait d'entamer un dialogue constructif avec le Gouvernement, dans cette crise inédite. Nous avons d'ailleurs apporté notre pierre, en précisant les champs d'habilitation et en alertant le Gouvernement sur certains points, à la construction des ordonnances et aux différents dispositifs qui ont été déployés.

Nous inaugurons aujourd'hui une phase plus prospective, afin de prendre du recul et de réfléchir à la sortie de crise ainsi qu'à ses enseignements. Cette réflexion porte sur les grandes tendances économiques que nous voyions apparaître avant la crise. Ces tendances ont-elles été confirmées, voire accélérées, la crise jouant un rôle de catalyseur, ou ont-elles plutôt été infirmées ? Vous nous ferez part de votre avis sur cette question.

Parmi les enjeux que nous pressentons, figure évidemment le défi de la résilience, avec des questions relatives à la transition écologique, que vous avez abordées dans une tribune signée avec 90 autres dirigeants d'entreprises. Cette question de la résilience recouvre des enjeux relatifs à la souveraineté économique ainsi qu'à la souveraineté sanitaire et à la souveraineté alimentaire.

Afin d'identifier ces évolutions, il nous a semblé important d'orienter nos travaux dans un sens plus prospectif et d'entendre des penseurs et des acteurs. Nous avons d'ailleurs été marqués par l'expression d'un de vos confrères, dirigeant d'Airbus, disant qu'il « ne faut pas gâcher une crise », c'est-à-dire ne pas perdre l'occasion d'apprendre.

C'est à ce titre que nous avons le plaisir de vous accueillir en tant que président-directeur général du Groupe Danone, immense acteur du monde agroalimentaire, avec 25 milliards d'euros de chiffre d'affaires dans le monde, fort de sa présence dans plusieurs pays. Danone est le premier groupe agroalimentaire français, mais la France n'est pas le premier marché du groupe.

Cela m'amène à une première question : comment votre groupe traverse-t-il cette crise, en France et dans le monde ? Quelles sont vos observations quant aux différences et aux similitudes entre les pays où votre groupe est présent ?

Une autre série de questions portera sur les enseignements à tirer de la crise, notamment pour notre économie agroalimentaire française. Dans votre secteur, l'approvisionnement représente un enjeu de souveraineté et de sécurité. La France semble avoir été résistante en la matière au long de cette crise. Néanmoins, sa dépendance aux importations agricoles s'est accrue depuis 2000 et pourrait fragiliser cette position, dans un contexte de concurrence parfois déloyale entre nos productions agricoles et celles que nous importons. Quelles inflexions notre politique agricole doit-elle dessiner pour demain ?

Un débat porte sur la relocalisation de certaines activités, ayant relancé des idées de délocalisation, de démondialisation, de relocalisation, voire de protectionnisme régional ou microrégional. Il semble toutefois qu'il ne faille pas transformer une légitime quête de souveraineté alimentaire en une fermeture hermétique aux échanges. Nous connaissons en effet l'importance du poids des exportations dans la politique économique de la France.

Enfin, en ce qui concerne les consommateurs, la crise a accéléré de nouveaux modes de consommation. Je pense à la reconstruction des marques, aux nouvelles formes de commerce, à l'attachement des consommateurs et des actionnaires à la responsabilité sociale et environnementale et, bien sûr, aux engagements environnementaux. Danone a toujours été en pointe sur ces sujets. Quels défis les entreprises devront-elles relever à cet égard ? Quelles nouvelles relations devront être dessinées entre consommateurs et fournisseurs ? Ce défi est essentiel à l'heure où l'image de l'industrie agroalimentaire est attaquée alors que cette industrie n'a jamais autant permis de nourrir les Français en quantité et en qualité.

Enfin, j'aurai quelques questions concernant le monde productif, auquel vous êtes profondément attaché. La crise a montré la nécessité de résilience des agriculteurs, ce qui impose de justement les rémunérer. Rencontrez-vous des difficultés pour traduire dans les faits les objectifs partagés lors des États généraux de l'alimentation ? Achetez-vous votre lait en tenant compte des coûts de production différenciés par bassin de production ? Une partie de vos achats se base sur les coûts réels de production et une autre sur la base des marchés spots. Il semblerait que la part de votre prix d'achat lié aux coûts de production ait contractuellement baissé. Est-ce le signe de difficultés à transformer dans les négociations en aval les hausses de prix nécessaires ? Ces considérations pourront-elles encore évoluer ?

Enfin, cette crise a montré la nécessité d'offrir aux Français des produits économiquement abordables.

En résumé, comment l'agriculture et l'industrie agroalimentaire peuvent-elles résoudre ces équations à tant d'inconnues ?

M. Emmanuel Faber, président-directeur général de Danone. - Merci pour votre accueil chaleureux. Je suis très honoré d'être auditionné par votre commission. Cette audition ressemblera sans doute plus à une discussion qu'à une grande conférence pleine de certitudes.

Merci d'ouvrir cet espace, fondamental pour ne pas se tromper de diagnostic ni de solution lorsque nous sortirons du confinement, et pour apprendre à vivre avec le Covid-19.

Nous sommes entrés dans cette crise avec l'obsession de poursuivre les approvisionnements alimentaires. Danone est fournisseur d'aliments nécessaires à la vie. Nutricia est par exemple le leader européen de la nutrition médicale par intraveineuse. Nous avons également de fortes positions en Chine avec nos marques. Pour prendre un autre exemple, seules deux solutions existent en matière d'alimentation infantile : le lait maternel ou les substituts. Pour ces produits, la rupture de la chaîne peut avoir de graves conséquences.

Nous avions donc l'impératif de continuer à approvisionner. Or, durant la crise, nous avons constaté que nous ne pourrions pas continuer à travailler si nos salariés n'étaient pas positionnés dans une situation de sécurité absolue. Nous avons donc pris des mesures barrières très claires, et parfois très en avance par rapport aux instructions gouvernementales, ce qui n'a pas toujours été facile. Nous avons souhaité que nos salariés se sentent en sécurité et avons décidé de garantir l'intégralité de nos 105 000 emplois et de nos salaires jusque la fin du mois de juin. Si Danone avait recours à des mesures gouvernementales (ce qui n'est pas le cas en France), nous compléterions ces mesures afin que la totalité des salaires de nos collaborateurs soient versés. L'effet de ces mesures a été très immédiat, avec une baisse rapide des taux d'absentéisme, au départ imposé par les quarantaines. Les sujets de garde d'enfants n'ont pas toujours été simples à résoudre, ainsi que la question du transport de nos salariés. En 15 jours, les situations sont rentrées dans l'ordre dans les différents pays dans lesquels nous sommes présents.

Nous avons en outre mis en oeuvre une facilité de trésorerie de 300 millions d'euros au total pour tout notre écosystème de 15 000 partenaires : distributeurs indépendants, éleveurs, petits fournisseurs, prestataires de services, etc. Nous avons également abondé de nouveau le fonds Danone pour l'écosystème, créé à l'occasion de la crise de 2008. Nous avions à cette époque demandé 100 millions d'euros à nos actionnaires, pour les investir dans le renforcement de la capacité des micro-acteurs. Nous avons donc doté de nouveau ce fonds de 20 % additionnels.

Nous avons connu des tensions sur nos approvisionnements, mais peu en ce qui concerne les ingrédients agricoles à proprement parler. Ces tensions ont par exemple porté sur le carton, les emballages, certains compléments alimentaires, des vitamines, le fer, l'iode, etc. Par exemple, deux importantes usines de cartons ont fermé dans le Grand-Est, pour des raisons de quarantaine, pendant plus de 15 jours. Dans le même temps, l'augmentation du recours au e-commerce a nécessité davantage de cartons.

Nous avons également connu des tensions sur les transports, en France, mais aussi aux États-Unis et en Italie. Nous utilisons beaucoup le rail et la SNCF, en particulier pour les eaux minérales. Or la réduction du fret nous a contraints à utiliser davantage le transport routier, alors que les capacités n'étaient pas toujours suffisantes.

Néanmoins, en France, nous n'avons vécu aucune difficulté majeure. Les sujets ont été difficiles au départ, mais il semble que nous soyons maintenant revenus à une situation normale.

Je vous propose d'en venir à présent à la question de l'économie. Nous communiquons chaque mois avec 300 millions de consommateurs dans le monde entier et travaillons avec de nombreux observatoires. En dehors des sujets strictement sanitaires, il semble que les comportements des économies présentent beaucoup plus de ressemblances que de différences, dont certaines sont souvent liées à l'impréparation ou à un consensus social, sanitaire et culturel.

Il ne faut pas se tromper de diagnostic. Cette crise est révélatrice de notre système. Ce sont les mêmes préceptes économiques qui guident nos décisions et celles des gouvernements depuis deux siècles, avec des conséquences aujourd'hui absolument essentielles. La réduction des habitats naturels et de la biodiversité, à cause de la déforestation liée aux activités humaines, la densité des villes et leur taille mettent en contact des systèmes qui évoluaient dans des écosystèmes équilibrés distanciés par des zones tampons. Or ces zones tampons n'existent plus aujourd'hui, notamment à cause de l'agriculture. Je milite ardemment pour la biodiversité cultivée, agricole, domestiquée et cultivée, au-delà de la biodiversité naturelle. Il est capital de prendre en compte cette notion dans nos solutions.

Ce virus a également emprunté nos moyens de transport. Il est devenu une pandémie car il a pris l'avion, le train, la voiture, le métro.

Cette crise peut être envisagée de deux façons. Je suis coprésident du Consumer Goods Forum , grande plateforme regroupant les 500 premières entreprises mondiales du secteur de la grande consommation, de l'alimentation et de la grande distribution. Je discute donc en permanence avec mes pairs et, au G7 de Biarritz l'année dernière, nous avons créé une alliance pour une croissance plus inclusive, regroupant une quarantaine de multinationales et leaders mondiaux de tous secteurs.

La première analyse de cette crise est mécanique. Cette crise est sanitaire. Pour des raisons sanitaires, nous avons plongé l'économie en coma artificiel, mais ce système d'anesthésie devra être retiré au bout d'un moment. Le patient se réveillera donc et poursuivra son activité. Il s'agit d'une vision très mécanique, sous-tendue par ce que l'on entend concernant l'épargne contrainte, qui traduit une réduction du PNB à rattraper.

La réalité me semble toutefois complètement différente. Ce sujet sanitaire va durer et nous allons opérer dans un système dans lequel l'offre et la demande seront sous contrainte, ce qui n'a jamais existé. Aujourd'hui, chez Danone, nos lignes ne tournent plus de la même façon. Certains canaux de distribution étant arrêtés (nos petits formats), d'autres sont exploités selon un système de suractivité. Les transports ne pourront plus fonctionner avec leurs capacités nominales, puisque, désormais, il faudra prévoir de la distanciation et des horaires aménagés. Cette distance se traduira mécaniquement par une contrainte de l'offre et une contrainte de la demande. De plus, dans un environnement manquant de sécurité après le déconfinement, il n'est pas certain que la consommation reparte en flèche immédiatement. La demande pourrait ainsi rester durablement contrainte par la situation sanitaire. De plus, des habitudes se sont prises en ce qui concerne le télétravail. De nouvelles formes de loisirs sont également apparues.

Les différents modèles macroéconomiques envisagés dans le monde entier se sont basés sur des hypothèses qui semblaient pessimistes. Plusieurs organismes économiques commencent à produire des chiffres. Avec un deuxième trimestre où l'activité est en chute de l'ordre de - 30 % à - 40 % par rapport à l'année précédente, le PNB devrait chuter d'au moins 10 % dans les 40 pays dans lesquels nous évoluons. Le troisième trimestre devrait donc être en amélioration par rapport au trimestre de confinement massif, de même que le quatrième. Cependant, l'année 2020 sera marquée par un fort recul de PNB. De même, l'année 2021 sera nettement inférieure au pic de 2019.

En termes de PNB par habitant, cette crise peut ainsi nous renvoyer 10, 15 ou 20 ans en arrière. Nous devrons sans doute assister à un intense désir de revenir au pic de 2019 aussi vite que possible, en s'affranchissant de toutes les contraintes possibles. Or c'est précisément ce qu'il ne faut pas faire. Il serait très dangereux que l'argent rare de l'État et, plus généralement, de l'Union européenne, soit utilisé pour des mesures qui ne fonctionneront pas. S'il s'agissait d'une simple crise de l'offre ou de la demande, les mesures économiques classiques qui ont fonctionné depuis 70 ans pourraient fonctionner, mais cela ne fonctionnera pas dans un cas comme le nôtre.

Au contraire, alors que nous connaîtrons un niveau de PNB équivalent à celui de 2010, il faut se repositionner en 2010, envisager l'avenir pour faire différemment et envisager une bifurcation pour que ce traumatisme ne survienne pas à nouveau. Il convient d'envisager une économie plus résiliente, et non plus « optimisée ». C'est très différent. Les économies optimisées ne sont pas résilientes. Cette nouvelle économie devra être fonctionnelle, dans de nombreux domaines. En 2010, l'économie de fonctionnalité devient une nécessité pour éviter la crise que nous connaissons. Une économie de fonctionnalité est une économie circulaire, une économie numérisée et plus inclusive que celle d'aujourd'hui.

Pour inventer cette économie résiliente au Covid-19 et à d'autres défis, nous devrons traiter deux sujets en même temps. Le Medef s'est fendu d'un courrier, avec plusieurs autres fédérations, à destination des ministères de tutelle, faisant état d'une nécessité de simplifier les contrats, pour des raisons d'offre et de demande. Il n'est pas possible de traiter de la même façon dans la crise les 300 grandes entreprises françaises, qui disposent de davantage de ressources en R&D, en innovation, en structures, en expertise, en capacité financière, pour enjamber cette crise et inventer l'économie de demain. Les 3,5 millions d'entrepreneurs indépendants risquent quant à eux de mettre la clé sous la porte s'ils ne bénéficient pas d'aides immédiates. Entre ces deux extrêmes naviguent 5 000 ETI et 150 000 PME. Il faut tenir compte de ce maillage. Il n'y a pas une seule économie : il faut faire les deux au même moment. Simplifier la vie au maximum de ceux pour qui c'est une question de survie ; faire en sorte de continuer à tendre les incitations données aux grandes entreprises pour qu'elles continuent à tirer l'économie de demain.

Je terminerai cette longue introduction en revenant à la question que vous posiez sur le nouveau modèle économique et alimentaire. Les modes de calcul qui érigent les indicateurs utilisés par nos gouvernements français et européens pour évaluer la performance de leurs politiques économiques ne sont pas suffisants pour construire l'économie résiliente dont nous avons besoin. L'utilisation du PNB par habitant comme l'indicateur décidant des niveaux de déficit, d'endettement, de contraintes, d'objectifs, etc., est très perfectible et pourrait être nocive si nous voulons inventer l'économie de demain. Les ressources naturelles ne comptent pour rien dans cet indicateur. Le rythme de notre croissance a également un impact sur le stock de ressources renouvelables, puisque nous ne laissons pas à ces ressources le temps de se renouveler. C'est le cas emblématique de la pêche. Les ressources halieutiques ont été divisées par 2, 5, 10, voire réduites à 0 parfois, en raison de la surpêche. Or ces éléments ne sont pas traduits dans le PNB.

Il me semble donc nécessaire de travailler sur d'autres indicateurs. Le PNB ne prend pas en compte la captation du carbone par les sols, qui est pourtant nécessaire. Nous avons la chance d'avoir une grande agriculture en France, secteur, qui, en Europe, émet autant de gaz à effet de serre que l'industrie. Mais sa capacité à capter du carbone est connue et doit être valorisée. Les incitations doivent être mises en place à l'échelle européenne, et pas seulement française, pour des questions d'équité. Cela sera nécessaire pour atteindre la souveraineté alimentaire en Europe, et donc en France. 60 % des protéines consommées en Europe sont importées de zones où la déforestation et les émissions de GES sont fortes. Nous devons donc protéger nos agricultures et assurer leur résilience en réinsérant davantage de carbone dans le sol.

Les rendements de blé ont commencé à baisser et cette baisse est amenée à se poursuivre, en raison du changement climatique et de la fréquence des événements climatiques extrêmes. La construction de la résilience est essentielle.

Pourtant, la vente de moins de pesticides, de moins d'intrants et de tracteurs différents risque de faire baisser le PNB, qui ne permet donc pas de prendre la réalité en compte. Les mécanismes de solidarité qui sont en train d'être mis en place n'apparaissent pas dans le PNB.

J'ai vécu en Algérie, en Chine, j'ai énormément voyagé en Asie, etc. Nous n'imaginons pas la résilience d'économies telles que celle du Bangladesh, qui repose à 70 % sur une économie informelle, échappant au PNB. Ces économies de cash, informelles, font également vivre le continent africain, alors qu'elles n'apparaissent pas dans les PNB. Ces systèmes locaux doivent être valorisés dans le modèle que nous entendons développer.

Merci de m'avoir offert ce temps d'expression.

M. Franck Montaugé. - Bonjour à tous. J'ai beaucoup aimé votre intervention, Monsieur le Président-directeur général, car vous posez la question de l'après-crise, dans toutes ses dimensions, notamment celle de la valeur que l'on doit accorder aux choses et au lien social, au-delà de l'économie.

Pour le domaine alimentaire, j'ai cru comprendre que vous prôniez une reconsidération des chaînes de valeur. Je partage cette idée, mais je voudrais savoir comment, dans cette chaîne de valeur alimentaire, vous envisageriez la revalorisation de l'amont, de la production, premier élément de cette chaîne. Le revenu de nos producteurs est crucial. Je ne souhaite pas d'économie administrée, mais il convient de mieux prendre en compte la valeur en amont de la chaîne de production.

Par ailleurs, j'ai travaillé au Sénat sur la question des indicateurs de richesse. Vous avez magnifiquement évoqué ce point, notamment concernant l'insuffisance du PIB. Cette question se pose également au niveau de la rémunération des agriculteurs. Êtes-vous favorable à la définition d'une prestation pour services environnementaux dans nos mécanismes agricoles européens, qui permettait de valoriser les modes de culture favorisant la captation du carbone dans les sols ?

Il existe différents systèmes d'indicateurs au-delà du PIB au niveau mondial : les objectifs de développement durable, l'initiative mieux-vivre de l'OCDE et les nouveaux indicateurs de richesse proposés par une députée écologiste en France. Ce sujet touche à l'une de nos missions de parlementaires : l'évaluation des politiques publiques. C'est pourquoi les indicateurs sont cruciaux dans le monde complexe dans lequel nous évoluons.

Mme Evelyne Renaud-Garabedian. - Merci, Monsieur le Président-directeur général, pour la clarté et la précision de votre exposé liminaire. Cependant, votre réalisme me fait un peu peur.

Pourriez-vous revenir sur la stratégie de Danone à l'international ? Ce groupe résiste bien à la crise actuelle, mais anticipez-vous des conséquences de cette crise sur votre développement ?

Vous avez par ailleurs noué un partenariat avec la Fintech C2FO, qui permet un paiement immédiat des factures de vos fournisseurs, sans passer par une banque. Pouvez-vous détailler cette solution de paiement ?

M. Laurent Duplomb. - Je suis sénateur du département de la Haute-Loire, qui produit 420 millions de litres de lait chaque année, dans un département de montagne où la population vit à l'altitude moyenne la plus élevée de France. Vous collectez du lait sur une partie de mon territoire, sur les plus hauts plateaux du Massif central, entre la Haute-Loire et l'Ardèche. Vous indiquez vouloir favoriser les zones tampons et la biodiversité, alors que les villes concentrent de plus en plus de gens et prennent de plus en plus de place. Vous indiquez que ces zones tampons devraient être une chance pour la sécurité de notre pays.

Or depuis quelques années, le groupe Danone cherche à supprimer sa part de collecte dans le département de la Haute-Loire. Pour mettre votre discours en conformité avec vos actes, pouvez-vous me confirmer l'engagement de Danone de continuer à collecter en Haute-Loire ? Puisque vous souhaitez favoriser les zones tampons, êtes-vous prêts à élargir votre collecte ?

Je souhaite vous inviter sur mon département. Si la biodiversité est représentée par le nombre d'arbres ou de haies en bordure de parcelles, il y a 50 ou 60 ans, elle était sans doute dix fois moins importante qu'aujourd'hui sur mon département. Monsieur le Président-directeur général, je vous invite chez moi en Haute-Loire, afin que vous vous rendiez compte de cette réalité.

M. Emmanuel Faber. - Tout d'abord, pour notre activité Produits laitiers frais, nous collectons 100 % de notre lait localement, autour de nos laiteries. C'est le cas en France, où nous collectons en moyenne dans un rayon de 50 kilomètres autour de nos cinq laiteries, dans des exploitations de 50 à 70 bêtes. C'est également le cas en Allemagne et dans tous nos grands pays. Nous sommes donc en contact de cet écosystème laitier.

En ce qui concerne nos prix, nos accords n'ont pas changé depuis 15 ans. Ces accords tiennent compte des coûts de production, de la marge sur l'alimentation et sont pluriannuels. Le recours aux marchés spots est infinitésimal dans nos achats. Depuis très longtemps, nous maintenons de très bonnes relations avec nos organisations de producteurs en France. Sur le marché spot, le lait est à 180 euros/tonne, ce qui est aberrant. Nous le payons pour notre part aux alentours de 360 euros/tonne.

Les écarts constatés sur les bassins laitiers sont liés aux différences de conditions d'exploitation. Les évolutions des volumes de collecte sont liées à l'évolution des marchés. Chaque Français consomme 25 à 27 kilogrammes par an de produits laitiers frais, ce qui fait de la France le deuxième pays consommateur de produits laitiers frais dans le monde. Danone a choisi de se focaliser sur ce métier et, par exemple, de ne pas faire de fromage, activité beaucoup plus consommatrice de lait. Nous ne nous diversifierons pas.

Ce positionnement a posé des questions de baisse de la collecte, que nous avons accompagnée, notamment avec notre programme Horizon 2015, qui a permis à certains chefs d'exploitation de prendre leur retraite, après que nous leur avons financé des trimestres complémentaires. Ces chefs d'exploitation ont ainsi pu passer la main à de jeunes agriculteurs, que nous avons aidés à s'installer. Nous avons donc accompagné la décrue de notre collecte dans certaines zones et avons fait le choix de la valorisation, pour payer un prix qui était très au-dessus du marché. D'autres marques ont choisi d'autres voies, ce qui a distordu le marché.

Pour répondre plus directement à votre question portant sur l'amont, je répète que nous ne payons pas le véritable coût de l'alimentation en France. La spirale déflationniste des 15 dernières années est suicidaire pour l'ensemble de la filière.

Pour la première fois, le 26 février 2020, Danone a publié un résultat net en intégrant la charge carbone que représente l'ensemble de ses émissions carbone dans le monde. Ce résultat net est ainsi deux fois inférieur au résultat net comptable calculé traditionnellement. Je m'exprimerai lors de l'assemblée générale de juin auprès de nos actionnaires, en leur disant que, si nous versons des dividendes au-delà de cette limite, cela signifie que nous leur versons de l'argent alors qu'ils n'ont pas assuré le futur de notre entreprise, reposant sur l'agriculture, elle-même reposant sur la décarbonation. Nous ne payons donc pas le véritable coût de l'alimentation. Nous avons habitué les Français à une alimentation de qualité, mais qui ne permet pas de faire vivre sur le long terme la filière qui les approvisionne.

Nous nous dirigeons donc nécessairement vers des réarbitrages. L'alimentation qui allait de soi par le passé, dans laquelle les consommateurs faisaient confiance aux grandes marques et à l'agriculture, est terminée. Les gens se rendent compte maintenant de l'enjeu de l'alimentation, comme nous le constatons d'ailleurs dans le monde entier au travers de cette crise. Nous devrons être en capacité de proposer des produits moins chers. Je constate que les gens font de plus en plus attention à leur alimentation et souhaitent des produits contrôlés et locaux. J'espère cependant que cette préférence pour le local ne sera pas exclusive, car cela entraînerait la fin des exportations agricoles. À l'échelle européenne, nous avons besoin d'une réponse coordonnée.

En ce qui concerne les indicateurs, je suis favorable à un mécanisme d'intervention carbone aux frontières de l'Europe, de sorte que les produits qui ne respectent pas les normes de biodiversité, de carbonation, etc., soient pénalisés. À l'inverse, nous devons être en capacité de construire une agriculture assurant la souveraineté des Européens, et donc de la France.

S'agissant du mécanisme de PSE (paiement pour services environnementaux), il peut être envisagé sous l'angle de la biodiversité. Effectivement, il n'y a pas eu autant de forêts en France depuis très longtemps. Mon propos portait cependant sur la biodiversité cultivée et domestiquée, chaînon manquant entre la biodiversité sauvage et le milieu urbain. Les États-Unis comptent environ 9 millions de vaches laitières, dont 93 % sont des Holstein. Des études menées par l'université de Pennsylvanie et s'appuyant sur la génétique de 60 000 bêtes ont permis ainsi de remonter à deux taureaux des années 1960 et 1970. Le niveau de sélection et de spécialisation est donc particulièrement élevé, ainsi que le niveau de consanguinité, qui se monte à 8 % ou 10 % aux États-Unis. Ces élevages très intensifs et concentrés semblent particulièrement risqués quant à la résistance du système alimentaire américain. Cette question de la biodiversité domestiquée et cultivée est essentielle. Les semences actuelles vont se retrouver face à des difficultés à l'aune des changements climatiques en cours. Il sera ainsi très difficile de cultiver du maïs dans 30 ans dans de nombreux endroits de France. Il faut donc trouver d'autres cultures, ou d'autres semences de maïs, pour produire de la biodiversité cultivée.

Chez Danone, nous avons fait le choix de nous baser sur les indicateurs du développement durable de l'ONU. C'est ainsi que nous pilotons notre Groupe aujourd'hui, avec ces 9 objectifs correspondant à ces indicateurs de développement durable. Pour sortir de cette crise et nous orienter vers cette économie, nous souhaitons atteindre ces objectifs non pas à horizon 2030, mais 2025.

Oui, cette crise va modifier notre stratégie. Depuis très longtemps, nous sommes guidés par la vision « Une planète, une santé ». Cette crise montre que nous ne pouvons pas tenir compte de la santé des humains sans tenir compte de la santé de la planète. L'alimentation doit redevenir fondamentalement une richesse locale. La biodiversité des cultures alimentaires est un facteur de sécurité alimentaire mondiale. Nous dépendons aujourd'hui d'une demi-douzaine de plantes au niveau mondial, couvrant 75 % des besoins des calories humaines. Cette situation est absurde. La standardisation optimise, mais n'est pas résiliente. Il faut donc repartir du local. S'alimenter, ce n'est pas uniquement se nourrir, mais c'est aussi de la culture. L'alimentation doit donc s'enraciner dans un environnement et une agriculture locale. Cette agriculture s'insère également sur un environnement adapté localement. Cette crise va nous amener à accélérer la localisation de nos prises de décision, la fabrication de nos recettes, etc., même si, aujourd'hui déjà, 95 % des produits Danone sont vendus dans les pays où ils sont fabriqués.

Je ne suis par ailleurs pas en mesure de répondre à votre question relative à la Fintech, car je ne connais pas suffisamment bien cette application. Il s'agissait cependant de favoriser des systèmes désintermédiés et rapides.

M. Alain Chatillon. - Merci, Monsieur le Président-directeur général. J'apprécie beaucoup votre intervention, notamment concernant l'environnement social.

Ces dernières années, la France était en plein développement au niveau agroalimentaire, mais cette courbe s'est infléchie depuis trois ou quatre ans.

Comment la reprise de l'agroalimentaire et de l'agriculture s'opèrera-t-elle dans un monde transformé ? Dans ce cadre, n'estimez-vous que nous devrions interdire l'entrée de produits qui ne sont pas règlementaires en France ? Ces produits sont souvent dangereux, alors qu'ils entrent sur le marché sans que personne ne s'en émeuve.

M. Martial Bourquin. - Merci, Monsieur le Président-directeur général, pour votre exposé de très grande qualité. Vous avez signé une lettre appelant à une relance verte pour l'économie européenne, afin que la réponse à la crise que nous traversons puisse aider la France et que nous puissions atteindre nos objectifs climatiques. Le secteur agroalimentaire a un rôle tout particulier à jouer dans cet effort, notamment dans la réduction du suremballage, la préférence aux circuits courts et la lutte contre le gaspillage. Quels seraient selon vous les outils indicatifs concrets qui permettraient de progresser sur ces différents points ? Quels types d'investissements sont nécessaires ? La commande publique a certainement un grand rôle à jouer, notamment dans la restauration collective.

Je suis très heureux qu'un grand décideur tel que vous preniez une position pour une véritable cause verte de l'économie.

Mme Valérie Létard. - Merci, Monsieur le Président-directeur général, pour cette présentation qui nous montre combien la tâche est immense et combien il est important de se saisir de l'opportunité de la relance de notre économie. Nous sommes à la croisée des chemins et c'est maintenant qu'il faut se poser les vraies questions.

Pendant la crise que nous traversons, l'industrie agroalimentaire a été reconnue comme activité essentielle à la Nation par le ministre de l'Économie. La production, la transformation et la distribution de produits agricoles avaient été reconnues comme activités stratégiques, avec la possibilité pour l'État français de filtrer les investissements étrangers. Que pensez-vous de cette évolution ? Avez-vous déjà ressenti les effets de cette protection supplémentaire ? Votre industrie fait-elle face à un risque de prédation de la part des puissances étrangères ?

Alors qu'il est beaucoup question de relocalisation, dans le secteur alimentaire et agroalimentaire, la France est active de bout en bout. Comment préserver cet atout industriel implanté dans nos territoires ? Danone est présent dans 25 pays du monde, ce qui peut sembler paradoxal. Nous assistons en effet à un besoin de relocalisation dans une société mondialisée. Quel est votre point de vue sur ces sujets ?

M. Daniel Gremillet. - Monsieur le Président-directeur général, vous avez raison, les pandémies à travers le monde vont au rythme de nos sociétés. Le doryphore était venu par bateau et le Covid-19 est arrivé par avion.

Selon vous, allons-nous assister à une redistribution de la présence humaine sur nos territoires, avec davantage de personnes en milieu rural ? La distribution pourrait-elle être organisée différemment ?

La crise actuelle soulève de nombreuses questions. Vous avez évoqué un prix rémunérateur, considérant que le prix de l'alimentation ne reflétait pas son véritable coût en France. Néanmoins, après trois semaines de situation difficile, nous constatons que ce sont les produits aux prix les plus bas qui sont achetés en priorité, notamment parce que les ressources des ménages baissent. Cette crise devrait ainsi entraîner un effet durable sur notre économie et notre pouvoir d'achat. C'est une équation difficile à résoudre.

J'ai beaucoup apprécié votre exemple des États-Unis, relativement à la race bovine Holstein. La France est le pays du monde comptant la plus grande diversité raciale bovine et caprine. Il s'agit d'un patrimoine génétique fabuleux, auparavant financé par les pouvoirs publics et les paysans, alors qu'il l'est aujourd'hui uniquement par les paysans. Comment conserver cette sécurité et cette biodiversité à des fins alimentaires dans cette situation ?

Concernant le carbone, ne craignez-vous pas que nous nous exposions à un échec ? Le débat français relatif à la relocalisation fait en effet suite à un échec des politiques sociales environnementales françaises et européennes. Je voudrais vous entendre sur la stratégie européenne qui permettra de ne pas se retrouver dans ce constat d'échec.

La souveraineté alimentaire est essentielle. Pour être un bon paysan, il ne faut pas balayer le grenier pour donner à manger à ses vaches le dernier jour de l'année, mais il faut une capacité de stockage.

M. Emmanuel Faber. - Ces questions sont passionnantes.

Cher Alain, en effet, il faut absolument que la DGCCRF fasse son travail. Des sanctions et des audits sont prévus. Ils doivent donc être appliqués, à plus forte raison dans la présente situation.

J'ai signé une lettre sur la relance verte et l'Union européenne est en train de se doter avec le green deal d'un dispositif qui va lui permettre de prendre en compte le schéma carbone de l'agriculture. Nous discutons avec le commissaire à l'agriculture, le marché intérieur, etc. de l'intérêt de mettre en place un dispositif d'intervention carbone aux frontières de l'Union européenne.

Effectivement, la capacité de stockage est fondamentale. De ce point de vue, la coordination entre la France et l'Europe a très bien fonctionné pendant cette crise, puisque l'aide au stockage privé a été déclenchée par l'Union européenne voici une dizaine de jours pour de nombreux produits agricoles, comme les pommes de terre, le lait, la poudre de lait, etc.

En ce qui concerne la réduction des emballages, il ne faut pas ralentir. Chez le consommateur, le suremballage est perçu comme une nuisance, puisqu'il consiste en des opérations de tri supplémentaires. Il n'en demeure pas moins qu'il assure une forme de sécurité alimentaire en évitant la dégradation et le gaspillage des produits sur les palettes. Il faut que la législation continue à aller dans le bon sens. Je voudrais profiter de cette tribune que vous m'offrez pour dire que je regrette que le système de consigne des bouteilles en plastique en France ne soit pas au rendez-vous des engagements de la France ni du souhait des Français (88 % d'entre eux sont favorables à la consigne). Il s'agit là d'un rendez-vous manqué et je vous invite à saisir la prochaine possibilité en la matière, car la consigne est fondamentale.

De même, il ne faut surtout pas interdire les emballages biosourcés. Pour l'heure, il n'y a pas de filière en la matière, du fait de l'absence de recherche. Si nous commençons à favoriser la recherche dans ce domaine, une filière existera sous dix ans. Il s'agira même là de la filière du futur, qui permettra de sortir du fossile. Chez Danone, nous avons même pris l'engagement de ne plus utiliser de polystyrène pour nos pots de yaourt sous cinq ans. Pour travailler sur le recyclage de nos bouteilles, nous avons besoin de la consigne. La France vient de rater une opportunité dans ce domaine. Aucun pays sans consigne n'a atteint 90 % de taux de recyclage. Un malentendu a été entretenu en France relativement au coût de la mise en place de cette disposition, mais nous savons parfaitement financer les 150 à 200 millions d'euros de manque à gagner des collectivités locales liés à la mise en place de la consigne.

Je suis très favorable aux circuits courts, qui sont l'un des éléments de résilience de notre modèle. En France, il existe des programmes alimentaires territoriaux, excellents outils, mais insuffisamment utilisés, qui permettent de décider collectivement de la stratégie alimentaire d'un territoire. Ces programmes donnent un cadre qui permet une action collective. Il est donc possible de modifier les règles de sécurité alimentaire. La résilience correspond ainsi à la gestion du risque. Le circuit court fait en effet prendre davantage de risque en matière de sécurité alimentaire mais favorise des modes de production traditionnels et artisanaux.

Effectivement, l'activité agroalimentaire a été caractérisée comme essentielle. Le Gouvernement fournit un travail remarquable. La filière s'est particulièrement bien coordonnée à la grande distribution, aux syndicats agricoles et aux industriels, avec des contacts quotidiens avec le ministre de l'agriculture et le ministre de l'économie pendant les trois premières semaines de la crise. Aujourd'hui, nous avons le sentiment d'être soutenus et entendus dans les aménagements qu'il a fallu effectuer pour nous adapter à la situation.

Concernant le risque de prédation, je suis mal placé pour en parler. Danone est présent dans une quarantaine de pays. En Indonésie, nous avons deux grandes marques, l'une dans l'alimentation infantile et l'autre dans l'eau. Toutes deux sont présentes dans ce pays depuis 50 ans pour l'une et 70 ans pour l'autre. Il s'agit de marques indonésiennes, avec des équipes indonésiennes. D'une façon générale, nous travaillons ainsi avec des équipes locales. La question de la prédation pose celle de la forme d'économie que nous construisons. Nous avons la volonté d'être une entreprise à mission et il me semble fondamental de réécrire le logiciel de l'économie en France en Europe pour inscrire la responsabilité sociale, sociétale et environnementale au coeur de l'économie. C'est d'ailleurs le cas avec la loi PACTE. Dans ce contexte, la question de la prédation se pose beaucoup moins. En Indonésie, sommes-nous prédateurs de la marque avec laquelle nous travaillons depuis des décennies ? Je ne le crois pas. Ces sujets posent la question du type d'acteurs que nous accueillons en France. Il est en effet possible que les acteurs internationaux favorisent une certaine forme d'unification et de dialogue dans un monde qui se fragmente.

Monsieur Gremillet a raison de souligner la diversité raciale des animaux en France. La Holstein représente 70 % du cheptel, mais, depuis plusieurs années, les autres races sont de nouveau en croissance, notamment en Haute-Normandie, du fait d'une initiative de la Région.

Il est sans doute encore trop tôt pour l'affirmer, mais nous devrions effectivement assister à l'émergence de nouveaux comportements, y compris issus de la néo-ruralité. Des zones urbaines devraient s'en trouver déconcentrées, ce qui devra s'accompagner d'une réorganisation de la distribution et d'autres services.

Il est suicidaire pour la filière de rechercher les prix les plus bas. Nous avons été les pilotes du système Nutriscore, qui se marie mal avec cette recherche. Danone s'est donné pour mission de proposer une alimentation construisant la santé dans le temps, ce qui, nécessairement, représente un coût. Même pour les ménages les plus modestes, nous nous dirigeons vers un réaménagement des arbitrages budgétaires. L'État doit jouer un rôle incitatif sur ce sujet, notamment en agissant sur le plan règlementaire. Nous devrons nous demander si nous avons besoin d'un smartphone hyper perfectionné et fabriqué en Chine ou si nous voulons mieux manger, en valorisant le rôle de la chaîne alimentaire. Il me semble d'ailleurs que la crise actuelle aura contribué à revaloriser ce rôle dans l'imaginaire collectif des Français.

Sur le contrôle des prix, la DGCCRF doit faire son travail. La recherche du prix le plus bas ne doit pas se traduire par de la sous-valorisation alimentaire.

M. Franck Menonville. - Merci pour vos propos, Monsieur le Président-directeur général, et la modernité de votre vision. Vous avez évoqué la refonte du logiciel économique, au sein duquel compte la grande distribution, qui domine en France depuis de nombreuses années, avec une forte concentration des centrales d'achats. Nous constatons également l'émergence du e-commerce. Vous avez évoqué l'évolution du comportement des consommateurs. Comment analysez-vous l'évolution de la distribution ? Quelle est votre stratégie pour accompagner cette évolution ?

M. Joël Labbé. - Bonjour à tous. Je m'en serais voulu de ne pas assister à cette audition. Il est en effet particulièrement rare d'entendre des propos aussi révolutionnaires de la part d'un dirigeant de multinationale. Nous avons besoin de tirer les leçons de la crise actuelle, qui est révélatrice.

Comme vous l'avez dit, l'agriculture doit utiliser moins de pesticides, moins d'intrants, moins de gros matériels. Comment prendre cette situation en compte ? C'est ainsi que nous connaîtrons le véritable coût de l'alimentation, tenant compte de la biodiversité cultivée, mais aussi sauvage.

Quel est votre point de vue sur les systèmes de polyculture élevage, en lien avec la relocalisation ? Que pensez-vous des accords de libre-échange bilatéraux ?

M. Roland Courteau. - Bonjour, Monsieur le Président-directeur général. J'ai apprécié le passage de votre intervention concernant l'indicateur PNB qui ne rend pas compte de la réalité. La captation du carbone dans les sols est un sujet essentiel, sur lequel j'ai travaillé dans le cadre de l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Ce sujet entretient un rapport majeur avec la lutte contre le changement climatique, puisque l'augmentation du stockage du carbone dans les sols contrebalancerait les émissions de GES.

Comme vous l'avez dit, nous devons assurer notre souveraineté et notre sécurité alimentaire et in fine nourrir les 9 milliards d'habitants que comptera la planète.

J'ajoute à l'intervention de Franck Montaugé qu'en lien avec l'INRAE, nous avons calculé qu'étant donné le potentiel de stockage du carbone en Europe (environ 115 millions de tonnes par an), il serait possible de rémunérer les agriculteurs européens à hauteur de 30 à 35 euros la tonne de carbone enfouie. Cette mesure représenterait 6 % du budget de la PAC. Ainsi, les rendements seraient accrus et la sécurité alimentaire assurée, mais les agriculteurs percevraient un complément de rémunération et les émissions de GES seraient contrebalancées.

Il serait en outre opportun de stopper l'artificialisation des sols.

Merci, Monsieur le Président-directeur général, d'avoir insisté sur ce sujet, alors que cette initiative « 4 pour 1 000 », lancée en 2015, est internationale.

M. Michel Raison. - Je souhaitais faire une remarque concernant l'agriculture française. Monsieur le Président-directeur général, vous êtes très écouté et reconnu. Je vous saurais gré de ne pas assimiler les méthodes excessives d'un certain nombre de pays à celles de l'agriculture française. Nous souffrons beaucoup de ces assimilations inopportunes.

Je souhaiterais également vous poser une question. Effectivement, nous devons nous doter de davantage de biodiversité cultivée et proposer des prix du lait plus élevés. Cependant, n'y a-t-il pas une contradiction avec votre spécialisation dans le produit frais ? Pour diversifier l'agriculture, il ne faudrait pas produire que des yaourts. Cette spécialisation dans des produits à valeur ajoutée élevée ne constitue-t-elle pas une contradiction avec votre volonté affichée de changer les méthodes de diversification et de relocalisation ?

M. Marc Daunis. - Merci, Monsieur le Président-directeur général, pour la qualité de cet entretien.

Je partage profondément votre intervention sur la biodiversité cultivée, d'autant que nos mécanismes de normes l'ignorent et privilégient la protection des espèces. Je suis intéressé par une note sur vos réflexions en la matière et les actions que vous menez, en France et à travers le monde.

En 2015, la population mondiale avoisinera les 9,7 milliards d'habitants. Dans cette perspective, une étude de la FAO préconise d'augmenter la production mondiale agricole de 50 %, sans production supplémentaire de gaz à effet de serre. Même si on sait que le gaspillage est évalué à 30 % de cette production, ne pensez-vous pas que ces deux injonctions sont orthogonales ? Comment considérez-vous cet objectif, en lien avec la relocalisation, la lutte contre l'artificialisation des sols, la permaculture, etc. ?

M. Henri Cabanel. - Merci, Monsieur le Président-directeur général, de votre vision très intéressante. Je rejoins l'intervention de Monsieur Montaugé concernant la rétribution des services environnementaux. Nous avions d'ailleurs organisé un débat au sein du Sénat sur ce sujet.

Vous avez fait état de votre volonté de changer de modèle agricole. De nombreux agriculteurs français souffrent aujourd'hui, car ils ne sont pas rémunérés à leur juste valeur, ce qui pousse certains d'entre eux au suicide.

La PAC se traduit par de nombreux échecs. Faut-il changer de cap pour cette PAC, dans la mesure où le budget proposé pour la prochaine programmation risque de fortement diminuer ? Ne devrions-nous pas nous orienter vers une agriculture plus vertueuse et plus respectueuse de l'environnement ?

M. Emmanuel Faber. - Merci pour ces questions.

Danone travaille en permanence à son adaptation à la grande distribution et au e-commerce , notamment dans le format de nos produits, qui répond à ces différentes exigences. Les formats d'hypermarché perdureront sans doute durablement, avec un rôle différent entre les zones semi-rurales et les zones urbaines. Dans les premières, ils continueront sans doute de jouer un rôle moteur. Nous nous dirigeons également peut-être vers des réseaux de plus grande proximité. De plus, la livraison à domicile, quelle que soit sa forme, devrait voir son importance augmenter.

Nous nous adaptons donc à ces mouvements, par nos formats, nos modes de communication, les applications que nous développons, etc.

Je reste très en lien avec l'agriculture paysanne, en France bien sûr, mais aussi en Inde et en Afrique. Je suis persuadé que ce modèle est l'un des modèles de demain. Il faut ainsi renouer avec une agriculture qui soit plus qu'une agriculture de subsistance, qui soit autonome et, si possible, indépendante. La polyculture répond à ces enjeux. Je constate ainsi partout dans le monde que, sans élevage ni polyculture, il n'y a pas de survie de l'agriculture familiale. Il convient donc d'ancrer ce modèle au coeur du modèle européen pour le futur.

Au sujet des pollinisateurs, la European Crop Protection Association a fait en sorte de repousser les révisions des tests sur les néonicotinoïdes à 2021, ce qui est très grave. Il faut faire en sorte que ces tests soient appliqués à cet horizon.

Les accords de libre-échange bilatéraux sont très complexes. L'OMC pourrait reconnaître l'intégration du carbone, la biodiversité ou le caractère régénérateur de l'agriculture comme condition au sein d'accords bilatéraux, ce qui n'était pas possible il y a 20 ans. La conditionnalité est nécessaire, comme nous avons voulu le proposer dans l'accord Union européenne/Mercosur.

En ce qui concerne l'initiative « 4 pour 1 000 », je la soutiens sans réserve. Je ne manque pas une occasion d'en faire la promotion. Nous en sommes participants et moteurs.

Effectivement, il ne faut pas assimiler l'agriculture française à des pratiques que nous pouvons observer dans d'autres pays. J'essaie de faire la part des choses à ce titre.

La question de la spécialisation est intéressante. Selon moi, lorsqu'un éleveur dépend entièrement d'un contrat pluriannuel selon lequel une seule entreprise garantit 100 % de ce contrat, je ne suis pas certain qu'il travaille à sa résilience ou à son autonomie. La diversification du portefeuille de clients me semble ainsi très importante. L'autonomisation des territoires au travers de la valorisation de la production agricole sur le territoire même me semble très importante, en complément de modèles tel que celui de Danone, qui demeure industrialisé. Je répète également l'importance des programmes alimentaires territoriaux, qui peuvent englober ce type d'approches.

Pour revenir à la question de Monsieur le Sénateur Daunis, je demanderai à mon équipe de vous transmettre un document. L'année dernière, devant l'ONU, j'ai lancé une coalition relative à la biodiversité rassemblant 20 des plus grandes entreprises alimentaires et textiles concernant la biodiversité cultivée. Ces entreprises se sont engagées en faveur de la biodiversité, car elles ont conscience que, de plus en plus, l'importance de la biodiversité se pose dans les chaînes agricoles situées à l'amont. De plus, en demandant du local, comme c'est le cas dans le monde entier, les consommateurs demandent de la biodiversité.

Au sujet de la FAO et des besoins de nourrir 9 milliards de personnes, la lutte contre le gaspillage alimentaire sera centrale. Nous ne parviendrons sans doute pas à l'anéantir, mais nous pouvons accomplir d'énormes progrès dans ce domaine. Nous avons d'ailleurs inscrit ces objectifs dans la biodiversité.

Il faut mettre en place un modèle de vases communicants. Désormais, les grandes villes africaines, qui étaient auparavant très dépendantes d'importations, reposent pour plus de la moitié d'entre elles sur des agricultures de maraîchage, dans des rayons de 50 à 150 km autour d'elles. Il s'agit là d'une forme de résilience, car ces agricultures locales sont les seules qui permettront de répondre aux besoins de ces populations. Ce ne sont pas les multinationales qui nourriront 9 milliards de personnes. Ces dernières doivent en effet acquérir leur souveraineté alimentaire, ce qui passe par une souveraineté agricole locale la plupart du temps. Pour ce faire, il faut accepter que la trajectoire carbone augmente en Afrique, en Inde, au Bangladesh, etc. En Europe, nous avons de notre côté la responsabilité de diviser par deux les émissions carbone de notre agriculture.

Je vous invite à lire le rapport publié par un think tank français à la fin de l'année 2018 concernant la souveraineté alimentaire en Europe. Ce rapport décrit un modèle dans lequel l'élevage se poursuit, mais de meilleure qualité. Les coûts de santé sont réduits, ce qui permet d'investir dans la transition agricole.

Je voudrais vous dire une dernière chose : cette invention d'une autre économie, pour qu'elle soit acceptable en démocratie, doit passer par une compréhension du futur de leur emploi par tous nos concitoyens. Il est évident que la crise qui s'annonce va abîmer les acquis sociaux et qu'il va falloir faire des arbitrages. Il faut un programme qui permette d'enjamber le court terme pour inventer demain. C'est à cela que l'argent de l'État doit servir en ce moment, en plus de la survie des micro-acteurs, qui en ont vraiment besoin. Il faut inventer les emplois de l'après-demain. Chez Danone, pendant cette période de chômage partiel, nous avons par exemple fait le choix de poursuivre la formation, pour que nos collaborateurs sortent de cette période avec des compétences additionnelles, qui construiront leur employabilité au sein de l'entreprise. Cette question de la formation et de la préparation aux emplois de demain est critique.

Mme Sophie Primas , présidente . - Merci, Monsieur le Président, pour cet échange de très grande qualité. Vous avez fait allusion à la consigne plastique et nous pourrions rediscuter de ce point d'une façon plus technique. Vous avez également parlé de l'équilibre à trouver entre résilience et optimisation.

Un autre chantier important a trait à la reconnaissance des indicateurs, comme la captation carbone, dans notre stratégie économique européenne. Nous devrons aussi résoudre quelques contradictions, dans nos politiques publiques ou privées.

Merci pour cette première étape, qui ouvre la voie à une réflexion importante.

En raison de l'heure avancée, je vous propose de ne pas aborder le deuxième point de notre ordre du jour, que nous pourrons traiter à un autre moment.

Table ronde sur le thème :
« Déglobalisation et relocalisation : quelles leçons tirer de la crise ? »
(Mercredi 13 mai 2020)

Mme Sophie Primas , présidente. - Nous avons le grand plaisir d'accueillir aujourd'hui MM. Patrick Artus, chef économiste de Natixis, Nicolas Bouzou, directeur du cabinet de conseil Asterès, Florent Menegaux, président de Michelin, et Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique - un intitulé à la résonance particulière aujourd'hui. Je vous remercie, messieurs, d'avoir accepté de participer à cet exercice, inédit sous cette forme pour notre commission : une table ronde par visioconférence .

La commission des affaires économiques du Sénat s'est organisée en cellules sectorielles pour suivre la mise en place du volet économique du plan d'urgence lancé depuis plus de deux mois. Ces cellules ont réalisé un travail approfondi sur les conséquences à court terme de la crise dans chaque filière et sur les failles - les trous dans la raquette, comme on dit - des mesures gouvernementales. Au travers d'échanges nourris avec les administrations et les ministres concernés, nous avons contribué à certains ajustements. Ce travail va maintenant se poursuivre sur le déconfinement et les mesures de relance de l'économie .

Parallèlement à ce maillage sectoriel, nous disposons de remontées territoriales grâce à notre présence dans chacun des départements français. Le bureau de la commission a souhaité que cette remontée de terrain s'accompagne d'une prise de recul : le Sénat est aussi la chambre du temps long et nous ne devons pas manquer l'occasion de tirer de cette crise des leçons quant à notre politique économique, voire au modèle économique qui est le nôtre depuis quelques dizaines d'années.

Nos invités, de par leur parcours professionnel ou politique et leur expertise, sont en mesure de nous apporter un éclairage dans le cadre de cette réflexion plus stratégique.

L'un des enseignements les plus immédiats de la crise concerne la problématique de la relocalisation de certaines activités industrielles sur le territoire français ou européen.

En France, une difficulté majeure rencontrée dans la réponse à la pandémie a été l'absence d'unités de production de masques et de tests. Cela a mis en lumière une situation que nous connaissions, mais dont nous ne mesurions pas l'impact : l'extrême dépendance de notre pays en matière d'approvisionnement en médicaments et principes actifs.

La question dépasse le domaine sanitaire ou le secteur de la chimie. C'est en fait celle de la dynamique de la désindustrialisation en France : en trois décennies, nous avons perdu 30 % d'emplois industriels. Ce n'est pas une spécificité française, mais le phénomène est plus aigu dans notre pays que chez nos voisins. Ainsi, la part de l'industrie manufacturière dans notre produit intérieur brut (PIB) est de 10 %, contre 12 % en Espagne, 14 % en Italie et même 20 % en Allemagne.

C'est une problématique française, mais aussi européenne et mondiale, car la crise actuelle semble mettre en lumière les limites de la globalisation. Pour certains, elle sonne même l'heure d'une démondialisation, d'une déglobalisation, apparaissant comme une opportunité pour relocaliser certaines industries au niveau français ou européen. Nous souhaiterions vous entendre sur ce sujet.

Par ailleurs, la question des voies et moyens est essentielle. S'il est souhaitable de relocaliser certaines activités, lesquelles choisir ? Comment procéder ? Que peuvent faire les pouvoirs publics ? À quel échelon ? À quelle échéance ?

En résumé, quels changements politiques devons-nous impulser à l'échelle de la France, à celle de l'Europe, et que dire de la place que peut occuper notre pays dans ce cadre européen ?

M. Patrick Artus, chef économiste de Natixis . - Je salue l'organisation de ce débat, qui porte sur un sujet extrêmement important. Pour le lancer, j'ai décidé de jouer le rôle du rabat-joie en évoquant plusieurs difficultés majeures.

Rappelons tout d'abord qu'il existe deux types de relocalisations.

² décide, en accord avec les entreprises, que certains produits doivent être fabriqués en France pour des motifs d'indépendance et de souveraineté. Pour celles-ci, la question de l'échelle reste en débat. Faut-il prendre en considération le périmètre national, le périmètre européen, voire un périmètre plus large encore ?

D'autres sont économiques : jugeant les chaînes de valeur mondiales trop fragiles, considérant qu'elles ne peuvent dépendre d'un seul sous-traitant dans un seul pays, les entreprises choisissent de diversifier les risques en produisant dans plusieurs zones leurs composants stratégiques. Dans ce cas, le retour à une régionalisation des chaînes de valeur peut s'effectuer sur une base régionale large, avec, dans notre cas, l'inclusion de l'Europe centrale et de l'Afrique du Nord.

Je vois, donc, plusieurs difficultés.

Premièrement, dans la désindustrialisation de la France, ce sont nos échanges avec le reste de l'Europe, et non avec les pays émergents, qui sont en cause. Certes, les volumes d'importations de produits manufacturés en provenance des pays émergents ont connu une hausse considérable, mais nos exportations vers eux se sont accrues en parallèle. Nous sommes donc face à un problème essentiellement intra-européen.

Deuxièmement, tous les travaux économiques que j'ai eus à connaître concluent que la perte d'emplois industriels est liée, à 80 % environ, au progrès technique et à un artefact statistique, lui-même dû à l' outsourcing de certains services, qui, autrefois, étaient intégrés à l'activité industrielle. La mondialisation ne concernerait que les 20 % restants.

Troisièmement, les coûts de production sont nettement plus élevés en France que dans les pays émergents. Les délocalisations vers ces pays ont réduit de 15 % à 20 % le prix des biens industriels produits dans notre pays.

Quatrièmement - c'est là, probablement, la difficulté la plus importante - , les délocalisations ont répondu à une logique économique. Ainsi, la France enregistre un très fort excédent extérieur pour les médicaments et les principes actifs vis-à-vis des pays émergents, notamment la Chine et l'Inde. Cet excédent n'a jamais cessé d'augmenter. Nous nous plaignons de devoir importer certains principes actifs basiques, comme le paracétamol ou les curares. Mais une relocalisation pour ces produits serait totalement illogique. Nous avons fait le choix de concentrer notre industrie sur les médicaments les plus complexes, à forte valeur ajoutée. Nous nous sommes spécialisés sur le haut de gamme, comme le préconisent nombre d'économistes. Revenir au bas de gamme n'aurait pas de sens. S'il a manqué de masques, c'est simplement qu'on n'en avait pas stocké !

Cinquièmement, le faible poids de l'industrie dans l'économie française est très largement dû à des difficultés spécifiques à notre pays. La première dont font part les entreprises industrielles est celle du recrutement et du manque de compétences industrielles - nous formons 2,5 fois moins d'ingénieurs en France qu'en Allemagne - , mais nous souffrons aussi d'un défaut de modernisation et de robotisation, les efforts dans ces domaines et la taille de l'industrie étant fortement corrélés.

Nos problèmes industriels sont donc largement dus à des défaillances internes. Dans ce dossier très complexe, il ne faut, à mon sens, ni tomber dans le piège consistant à attribuer la trop faible taille de notre industrie aux délocalisations vers les pays émergents, ni opter pour une stratégie de redescente de gamme.

M. Nicolas Bouzou, directeur du cabinet de conseil Asterès . - J'entamerai mon propos par une remarque de terminologie. Le sujet est non pas la mondialisation en tant que telle - un phénomène culturel, civilisationnel, débuté voilà au moins 2 000 ans et interrompu à plusieurs reprises par des guerres ou des vagues protectionnistes -, mais le traitement de certains dysfonctionnements de la mondialisation économique et financière. Comment mettre en place des régulations, sur le plan national ou supranational, pour corriger ces effets néfastes ?

Première difficulté, la dépendance excessive à l'égard d'un approvisionnement à l'étranger. Le sujet vient d'être évoqué par Patrick Artus. Au-delà, on peut signaler des phénomènes de spécialisation par pays, qui sont parfois très efficaces, mais ont pour conséquence négative la localisation dans très peu de pays, voire un seul, de certains maillons de la chaîne de valeur. La pénicilline, par exemple, est produite à 90 % en Chine : le problème tient bien au fait que pratiquement toute la production a été absorbée par un unique pays, et non à celui qu'elle se fait à l'étranger.

Seconde difficulté, les inégalités de revenus. Elles sont créées par la conjugaison de la mondialisation et des innovations technologiques, les secondes étant accentuées par la première. Cela donne la fameuse courbe de l'éléphant de Branko Milanovic, montrant que la mondialisation, à l'échelle planétaire, a bénéficié aux plus modestes et aux plus riches, avec une perte de revenus pour ce que l'on peut appeler les « classes moyennes ».

Ces effets négatifs sont évidemment plus intenses dans les pays, comme la France, qui se sont le plus désindustrialisés.

S'agissant des relocalisations, je vais reprendre la catégorisation précédemment évoquée.

Si l'on considère les relocalisations engagées sur un fondement économique, les évolutions technologiques peuvent faire apparaître une fenêtre de tir. L'évolution constatée dans la comptabilité analytique d'usine est celle d'une diminution des coûts de main-d'oeuvre dans le temps au profit de l'amortissement des investissements : cela illustre l'émergence d'une usine 4.0, qui, avec ses robots, ses dispositifs d'intelligence artificielle, ses imprimantes 3D, gagne en compétitivité relative face aux usines de l'ancien temps encore implantées dans les pays émergents et leur main-d'oeuvre nombreuse.

Il y a là une marge de manoeuvre pour encourager des relocalisations. Celles-ci peuvent se faire naturellement, mais on peut aussi les pousser avec des outils de politique économique assez simples, comme les suramortissements ou l'accélération de l'amortissement sur certains équipements. Le projet « Usine du futur », lancé voilà quelques années par la région Nouvelle-Aquitaine avec l'objectif d'encourager la mutation vers l'usine 4.0, est intéressant de ce point de vue.

Mais, effectivement, la question de la formation est cruciale. Tous les industriels se plaignent que l'on forme, en France, aux usines du passé, et non aux usines du présent ou du futur.

J'en viens aux relocalisations stratégiques, c'est-à-dire celles qui sont liées, non pas à des motifs économiques, mais à l'idée que l'on se fait de l'indépendance nationale dans certains secteurs stratégiques. Pour celles-ci, on peut s'inspirer des mesures qui avaient été prises, en leur temps, pour protéger le capital de certaines entreprises stratégiques, en définissant des biens ou des secteurs essentiels dans lesquels instaurer des quotas de production en France. Mon surmoi libéral ne me rend pas parfaitement à l'aise avec ce type de politiques, mais il faut être pragmatique : si c'est nécessaire, faisons-le ! Dans ce cas, évidemment, il faut agir de manière intelligente et résister à la tentation de tout mettre dans les secteurs essentiels.

Je voudrais par ailleurs énoncer deux mises en garde.

D'une part, c'est le consommateur qui est le juge de paix. Les relocalisations qui se traduiraient par un coût supplémentaire pour le consommateur sont vouées à l'échec. À cet égard, permettez-moi d'insister sur le contexte macroéconomique : d'après certains sondages, 80 % à 90 % des Français seraient prêts à « acheter français » même si c'est plus cher ; je n'y crois pas un seul instant, du fait de la hausse du chômage et des difficultés à venir en termes de pouvoir d'achat.

D'autre part, de nombreux pays ont bénéficié des délocalisations. En relocalisant, on risque d'en placer certains dans une situation économique dramatique, avec des conséquences qui nous reviendraient par un effet de boomerang. En Afrique, par exemple, on observe des flux de capitaux sortants très importants depuis le début de la crise. Il faut donc gérer la situation avec intelligence.

Le sujet de cette table ronde est donc légitime, mais, pour moi, la véritable question est celle de la réindustrialisation, ce qui nous ramène à des problématiques comme les politiques industrielles, le droit de la concurrence, notamment au niveau européen, ou les politiques d'achats. Dans le domaine spatial, par exemple, c'est une politique d'achats qui a permis l'émergence de l'entreprise SpaceX : en lui accordant dix ans de commande, l'Agence spatiale américaine, la NASA, lui a donné une véritable visibilité. C'est là une vraie bonne politique industrielle, relativement simple à mettre en oeuvre !

M. Florent Menegaux, président de Michelin . - Michelin est, à la fois, une entreprise dont les racines sont en France et un groupe international très innovant. Avec 127 000 salariés dans 170 pays, nous sommes mondiaux, tout comme nous sommes locaux, comptant 18 000 salariés en France, dont pratiquement toute notre recherche mondiale.

On a tendance à raisonner toujours de façon binaire : faut-il être uniquement mondial ou uniquement local ? Il faut en fait gérer un équilibre : notre dimension mondiale nous permet d'être plus rapides, d'apprendre et de progresser plus vite, de nous interroger plus facilement sur nos modes de fonctionnement ou nos innovations ; notre dimension locale nous permet d'être plus près de nos clients, de recruter des profils adaptés au marché, d'avoir un ancrage culturel et historique, de maîtriser la chaîne logistique.

Voilà pourquoi nous avons fait le choix du « glocal ». Nous sommes américains aux États-Unis, chinois en Chine, brésiliens au Brésil, français en France, allemands en Allemagne. En même temps, nous sommes un groupe parfaitement mondialisé, transférant très rapidement ses savoir-faire à travers la planète. C'est un choix équilibré, qui correspond à la complexité de notre monde. Ne suis-je pas, à la fois, Clermontois, Auvergnat, Français, Européen et citoyen du monde ?

Les questions que vous posez doivent donc être abordées avec prudence, en tenant compte de cette complexité du monde et de la mosaïque des interdépendances déjà existantes.

Ainsi, Michelin est un groupe en transformation permanente. Très présents sur le secteur des pneumatiques, nous fabriquons aussi des piles à hydrogène, nous développons des services numériques et nous sommes des acteurs du digital, avec, notamment, des activités de fabrication additive ou de travail sur la donnée. Nous sommes tout cela !

Par ailleurs, notre présence mondiale nous a confrontés à la problématique de l'épidémie de Covid-19 dès la fin de l'année 2019, par la Chine. Nous avons donc pu anticiper et réagir au plus vite, ce qui nous fait traverser la période actuelle du mieux possible.

Par conséquent, il ne faut pas faire table rase d'un modèle qui nous a fait progresser de manière fantastique. La mondialisation a eu énormément de bénéfices, même s'il faut en corriger certaines anomalies ou certains excès.

Je partage l'essentiel des propos précédents, mais je voudrais aussi vous faire part de trois convictions.

Première conviction, la production industrielle ne peut s'envisager qu'à une échelle régionale. Michelin a énormément d'attaches avec la France, mais, pour une entreprise mondialisée, c'est le marché européen qui compte. La question de savoir quel type d'industrie il nous faut, et ce même si notre pays dispose de nombreux atouts, doit donc être traitée à l'échelle européenne. Mais, auparavant, il faut discuter des règles. Michelin peut développer ses piles à hydrogène en région lyonnaise, comme en Roumanie, en Pologne, en Hongrie : les coûts d'investissement vont du simple au double, en défaveur de la France. Il faut une harmonisation pour éviter un trop grand décalage. Je pense notamment aux coûts salariaux, pour lesquels la différence est encore grande entre la France et des pays limitrophes. Certes, l'Allemagne a, elle aussi, des coûts de production élevés, mais ils sont compensés par sa spécialisation industrielle.

Deuxième conviction, n'oublions pas les défis environnementaux. Au moment où il faut injecter une masse importante d'argent pour faire repartir la machine économique, gardons en tête que la crise du Covid-19 n'a pas fait disparaître les déséquilibres environnementaux qu'il nous faut traiter. La transformation n'est possible, à l'échelon national et régional, que si nous appliquons le Green Deal . D'où l'importance que le groupe Michelin accorde à la mobilité durable, c'est-à-dire, non pas une mobilité moindre, mais une mobilité bénéficiant à plus de personnes et dont l'impact sur l'environnement est moindre. J'en reviens à l'hydrogène : alors que c'est sans doute l'énergie du futur, que la Chine comme les États-Unis en ont fait un secteur dans lequel investir prioritairement, nous tergiversons en Europe. Il faut absolument faire des choix stratégiques et déterminer dans quelles industries nous voulons investir.

Troisième conviction, les défis à relever sont avant tout humains. Je rejoins ici les propos déjà tenus sur la productivité ou le déficit de formation. Les Chinois, comme les Brésiliens, les Américains, les Indiens sont extrêmement bien formés. Avec sa culture et son histoire, la France peut développer d'autres types de formations, beaucoup plus adaptées aux métiers dans lesquels nous nous projetons. C'est essentiel, car, au moment où la moitié des métiers qui existeront au sein de Michelin dans cinq ans ne sont pas définis, nous formons nos élites à des technologies et un environnement économique du passé. Un travail très important doit être réalisé dans ce domaine, et la France peut le faire !

M. Arnaud Montebourg, ancien ministre et entrepreneur . - La mondialisation n'est pas tombée du ciel : c'est une création de toutes pièces ! On la doit aux gouvernements mondiaux qui, depuis trente ans, par l'abaissement systématique des droits de douane, ont créé un prix mondial sur lequel les économies, les systèmes sociaux, les compromis nationaux ont dû s'aligner. On peut le dire comme ça. D'ailleurs, toutes les start-up qui cherchent des financements raisonnent à partir d'un prix mondial, en se projetant immédiatement à l'échelle planétaire.

C'est donc un monde créé de toutes pièces par les gouvernements, au travers de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), des traités de libre-échange, de la concurrence libre et non faussée. Nous avons ce que nous méritons.

Ce phénomène est-il réversible ? Je le crois.

Il ne s'agit pas, ici, de débattre de l'opportunité d'abandonner la mondialisation ou d'enterrer le monde dans lequel nous vivions... Tout cela est très résistant ! La question est plutôt de savoir si nous pouvons réaliser une mutation d'ampleur, au bénéfice de la France. Je m'intéresse effectivement à la France, quand le président de Michelin, même s'il l'aime, s'intéresse à son entreprise ; nos priorités ne sont pas les mêmes. Comment corriger certains excès ? Réindustrialiser notre pays ? Ramener certaines productions sur notre sol ?

La question n'est pas seulement technique, elle est politique au sens le plus noble du terme. De nombreux pays considèrent qu'il n'est pas important d'avoir une base productive, mais d'autres, y compris des plus petits que nous, ont jugé essentiel d'en conserver une. C'est ma position, et c'est un choix.

D'ailleurs, M. Bouzou l'a très bien exprimé lorsqu'il a expliqué que l'on avait choisi le consommateur... Pourquoi fabriquer ici, à un prix supérieur au prix mondial, des commodités, c'est-à-dire des produits de base, tout à fait banals à produire ? La conséquence, nous la connaissons, c'est la dépendance envers d'autres, notamment sur des produits basiques utiles à notre alimentation ou à notre santé.

Ainsi la France a-t-elle laissé partir nombre de ses industries - dans les secteurs de l'énergie, du transport, etc. -, devenant dépendante de décisions qui ne se prennent plus sur son sol. Michelin, entreprise qui a su s'ouvrir au monde sans jamais abandonner ses racines, est pour moi un contre-exemple de nombre de situations dans lesquelles on a placé le patrimoine industriel français sous contrôle étranger pour de gros chèques. L'indépendance d'entreprises a été abandonnée au profit de dividendes.

Il va maintenant nous falloir dire quelle valeur nous attachons à notre indépendance, quelles ressources nous sommes prêts à lui consacrer et quels biens nous souhaitons à nouveau produire en France.

Prenons l'exemple des principes actifs pour la fabrication de médicaments. Depuis le milieu des années 2010, nous avons constaté notre dépendance sur un petit millier de médicaments - il y a eu de nombreux rapports parlementaires sur le sujet. Mais nous n'avons jamais voulu faire du prix un outil de notre indépendance d'approvisionnement, considérant que de nombreux médicaments bas de gamme pouvaient être abandonnés. Alors, en effet, l'industrie pharmaceutique est montée en gamme... et nous avons rationné les Français en doliprane ! Au passage, nous avons perdu des milliers d'emplois industriels.

Ma proposition est la suivante : si les grands groupes pharmaceutiques ne veulent pas relocaliser ce type de productions, nous pouvons imaginer, avec les mutuelles et les organismes de sécurité sociale, créer des coopératives de fabrication de ces commodités. Pour conserver des prix assez bas, le capital investi y serait très faiblement rémunéré et on mettrait autour de la table une sorte d'entente coopérative, en vue de préserver notre indépendance, sur la fabrication de certains médicaments.

On peut aussi imaginer des montages comme celui qui a été mis en place au Japon, avec un budget de 2 milliards d'euros - je parle bien en euro, pas en yen -, pour subventionner le retour d'industries parties en Chine : ce sont trois quarts des réinvestissements des PME au Japon qui sont pris en charge dans ce cadre.

La France ne manque ni d'entrepreneurs, ni de salariés ayant des ressources intellectuelles et des compétences scientifiques, même si, par la dispersion de certaines entreprises, des ressources humaines ont été perdues. Nous avons des capacités de mobilisation, mais il faut décider. Cela suppose d'utiliser la commande publique et de mettre en place une forme de planification autour d'une coopération public-privé. C'est ce que j'avais fait avec les 34 plans industriels que j'avais mis en place et qui, malheureusement, ont été abandonnés par mon successeur. Ces plans avaient été conçus par les filières elles-mêmes.

L'un des précédents orateurs s'est demandé si les consommateurs étaient prêts à accepter la fin du prix mondial. Dans l'alimentation, on peut répondre par l'affirmative.

Il est dans notre intérêt de faire remonter les prix agricoles, alors que nous sommes en train de perdre notre agriculture, le petit paysan français se retrouvant, avec la disparition de la politique agricole commune (PAC), seul face aux blockbusters des pays émergents et à l'agriculture très productiviste de nos voisins européens. Aujourd'hui, les consommateurs consacrent moins de 15 % de leur pouvoir d'achat à l'alimentation, contre 25 % dans les années 1960. Dans un tel contexte, oui, le fait d'assumer la remontée des prix agricoles entre complètement dans le cadre d'une politique gouvernementale.

Pour avoir créé trois marques équitables dans l'alimentation, je peux garantir qu'il n'y a pas de résistance du consommateur à soutenir un produit de qualité, bon pour sa santé, traçable, honorant par une rétribution sérieuse et raisonnable le travail de l'agriculteur ou du producteur, si la transparence, évidemment, est de rigueur ! Des transformations profondes de la société peuvent donc accompagner l'abandon du prix mondialisé.

Sur la santé, les prix sont publics. Pour 100 milliards d'euros en commande publique, nous disposons de 130 000 acheteurs. Si nous en avions 2 000, l'efficacité serait bien supérieure ! La concentration des achats, par exemple sur une région, permettrait en outre de soutenir les PME locales. La rationalisation de la commande publique est donc une piste, et c'est un outil de la reconstruction d'un appareil industriel.

Je voudrais aussi mentionner les secteurs clés du plan Made in China lancé en 2015 par la Chine : biomédecine, machinisme agricole, nouveaux matériaux, énergies nouvelles, robotique, aéronautique, ingénierie océanique, technologies numériques, ferroviaire. En France, dans la plupart de ces domaines, tout est déjà vendu, ou quasiment, et nous sommes dépendants du reste du monde. Les Chinois, pour s'organiser, utilisent une alliance, qui, sans être la nôtre, puisque placée sous la férule du parti communiste chinois, constitue bien une coopération entre secteurs public et privé.

Aux secteurs stratégiques concernés par le décret que j'avais promulgué
- transports, énergies, télécommunications, santé, défense, eau -, ont été ajoutées les technologies numériques et additives. Il faudrait aussi inclure dans cette liste l'alimentation.

Au Japon, pays très nationaliste, on a désigné 518 entreprises dans lesquelles toute évolution d'au moins 1 % du capital doit donner lieu à une autorisation gouvernementale. C'est un mécanisme de protection contre toute forme d'investissements étrangers, ce qui n'empêche absolument pas le pays d'être dynamique et puissant.

Dernière observation, les chiffres publiés hier par la Commission européenne s'agissant de la répartition des 1 900 milliards d'euros d'aides publiques distribués dans le cadre de la crise du Covid-19 dans les vingt-six États membres montrent que l'Allemagne subventionne massivement son industrie, ce que ne font ni la France ni l'Italie.

Sur les quatre propositions que je formule - subventions des retours, mise en place de coopératives, commande publique, planification publique-privée -, aucune n'est financée. Aujourd'hui, nous versons des sommes d'argent qui finiront en pertes. Il n'y a pas de stratégie pour construire un avenir industriel. La question de la reconstruction écologique de la société et de l'économie s'inscrit tout à fait dans ce cadre et, là aussi, ce sont des choix politiques qui doivent être faits.

Personnellement, dans l'effort contributif à la lutte contre l'effondrement de l'économie, je trouve inadmissible que l'on n'ait rien demandé à l'immobilier, notamment à la propriété foncière du commerce, pour aider les entreprises de ce secteur, très en difficulté. Les dividendes accumulés et distribués par les grandes foncières de ce pays devraient faire l'objet de mesures discriminatoires.

Je termine avec les prêts garantis par l'État (PGE), qui ont été accordés par catégories d'entreprise. Pour les très petites entreprises (TPE), il faudra rembourser de la dette : c'est meurtrier ! Je propose plutôt des subventions. Pour les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI), je suggère des obligations convertibles. Quant aux grands groupes, il faut, en contrepartie, des prises de participation. Sans cela, on fera la même erreur qu'en 2008 : le contribuable va accepter la socialisation des pertes, mais l'État sera absent quand il y aura retour à meilleure fortune !

Si j'avance des propositions plus audacieuses, c'est que nous ne sommes pas au niveau. Pour l'être, nous pourrions imaginer placer toutes ces participations futures dans un grand fonds, que l'État pourrait s'engager à utiliser à des fins de politique industrielle et de reconversion écologique de l'économie.

Mme Sophie Primas , présidente . - Monsieur Artus, vous dites que nous devons renoncer à produire les commodités à faible valeur ajoutée. Ne pourrions-nous pas, au contraire, en organiser la production en utilisant les méthodes de l'industrie 4.0 ? Les coûts salariaux, qui pèsent sur notre compétitivité, s'en trouveraient réduits. Vous exhortez l'industrie française à s'orienter vers la haute valeur ajoutée tout en dénonçant le manque d'ingénieurs dans notre pays. Comment résoudre cette contradiction ?

M. Patrick Artus . - Je soutiens la proposition de M. Montebourg : nous ne devons pas nous réveiller de cette crise avec un surendettement massif des entreprises, car cela fabriquerait des entreprises-zombies si endettées qu'elles n'auraient plus aucun dynamisme. L'idée de transformer la dette en quasi-fonds propres pour le plus grand nombre possible d'entreprises ne suscite guère de difficultés techniques, d'ailleurs. Le choix de l'endettement, dans l'urgence et pour éviter l'effondrement, a été bon. Mais il faut le retravailler, et nous renforcerons notre système productif s'il sort de cette crise non avec davantage de dettes, mais avec davantage de fonds propres.

M. Arnaud Montebourg . - Exactement !

M. Patrick Artus . - Nous avons une politique éducative qui consiste à faire monter en gamme notre population active. Elle produit quelques résultats, et la durée moyenne d'études des Français s'allonge rapidement, à mesure qu'on pousse tous nos jeunes à faire des études supérieures. Notre politique industrielle ne doit pas entrer en contradiction avec elle. D'ailleurs, nous avons toujours un énorme problème, puisque 18 % des jeunes sont déscolarisés, sans formation ni emploi, ce qui est presque un record au sein de l'OCDE. Cela dit, si l'on robotise certaines productions, on ne parlera plus de commodités, mais d'usines robotisées.

Par exemple, tous ceux qui ont essayé de fabriquer des cellules solaires ailleurs qu'en Chine ont échoué, car il faut des usines gigantesques, une main d'oeuvre très nombreuse, et des coûts de production très bas. Nous sommes entrés dans un monde d'industries à rendements d'échelle croissants. The winner takes all : le premier, le plus gros emporte le marché. Nous n'allons donc pas nous lancer dans une politique massive de subventions publiques pour relocaliser la production de cellules solaires de première génération... Quant à la confection de masques, il faut des hangars qui font des kilomètres, abritant des milliers de personnes, installées devant des machines à coudre : nous n'allons pas faire cela ! Mais si nous arrivons à robotiser la fabrication de principes actifs de certains médicaments, nous pourrons sans difficulté la réinstaller chez nous.

La proportion des jeunes qui ont fait des études supérieures est, en France, tout à fait convenable. Le problème est plutôt la nature de ces études : très peu de jeunes, chez nous, font un cursus scientifique. Les États-Unis ont plus de jeunes scientifiques, mais tous immigrés ! L'Allemagne en a deux fois et demie plus que nous, avec un système d'universités techniques de qualité qui forment à des niveaux de bac+3 ou +4.

Mme Sophie Primas , présidente . - Monsieur Bouzou, que pensez-vous des coopératives et des partenariats public-privé (PPP) que M. Montebourg appelle de ses voeux ?

M. Nicolas Bouzou . - Je suis très favorable à ce type de coopérations, qui fonctionnent très bien en Asie. Et en France, le secteur mutualiste est considérable. Les institutions européennes se sont complètement trompées dans leur vision de la concurrence. La bonne concurrence, ce n'est pas la concurrence pure et parfaite entre des entités atomisées, mais celle qui laisse la possibilité à de nouveaux entrants de pénétrer sur chaque marché. Cela est d'autant plus vrai que nous entrons en effet dans une période de rendements d'échelle croissants, alors que le XX e siècle était caractérisé par des rendements d'échelle décroissants. C'est contre-intuitif : un peu comme si, plus on courait, moins on se fatiguait.

Dans le plan de relance qui doit vous être soumis en septembre, il faudra veiller au volet investissement, car si le PIB baisse de 10 %, l'investissement diminuera de 30 à 40 %, ce qui se paiera à moyen terme avec des effets d'hystérèse qui pèseront sur la croissance potentielle. Dans ce cadre, il faudra se montrer sélectif, pour que l'endettement actuel soit aussi efficace que possible. Par des dispositifs d'amortissement accéléré ou de suramortissement ou avec des crédits d'impôts pour les entreprises qui ne feront pas de bénéfices, il faudra faire en sorte que le stock de capital des entreprises, déjà vieillissant avant la crise, se modernise.

Mme Sophie Primas , présidente . - Monsieur Menegaux, que pensez-vous des cinq instruments - coopératives, commande publique, planification, régulation des investissements, PPP - évoqués par M. Montebourg ?

M. Florent Menegaux . - Nous plaidons depuis quelque temps déjà pour les PPP. Par exemple, pendant longtemps, les entreprises publiques ne nous commandaient pas de pneus rechapés, parce qu'elles préféraient acheter des pneus neufs moins chers sur le marché mondial. C'est un choix, mais il a un coût environnemental, puisque le rechapage permet de réutiliser 70 % de la matière du pneu. Nous l'avons fait comprendre aux autorités françaises et européennes, qui ont infléchi les commandes des entreprises publiques.

Quant aux masques, nous avons commencé à en fabriquer parce que nous n'arrivions pas à trouver un fournisseur assez fiable pour redémarrer nos usines. Avec les machines que nous avons mobilisées, il fallait 500 personnes pour confectionner 20 000 masques par semaine. Puis nous avons fait notre travail d'industriel, qui est de trouver un moyen de faire mieux. Nous développons avec une entreprise de Saint-Étienne une machine qui produira 2 millions de masques par semaine et ne mobilisera que dix personnes - pour un montant d'investissement raisonnable. Naturellement, beaucoup d'entreprises sont venues nous voir, car elles ont les mêmes besoins - sur ce produit, nous ne sommes pas dans une logique de concurrence, et nous avons donc formé des coopératives avec elles. Nous pourrions installer des unités en plusieurs points du territoire, dont le financement pourrait être mutualisé par l'État. Cela permettrait de fabriquer les masques nécessaires à un coût beaucoup plus faible que leur prix à l'importation depuis la Chine.

Ainsi, des entreprises peuvent mettre en commun leurs ressources, pourvu que l'État leur assure un marché permettant le développement de ces synergies innovantes.

Mme Sophie Primas , présidente . - C'est un nouveau monde qu'on voit émerger à travers votre propos ! Monsieur Montebourg, vous nous avez parlé du prix mondial, en l'absence de droits de douane. La taxe carbone, aux frontières de l'Europe, nouveau coût aux frontières, est-elle susceptible de permettre à l'Europe de faire des choix de société et des choix industriels ? Vous prônez - et pratiquez - la montée en gamme de notre production agroalimentaire. Pendant cette crise, toutefois, une large part de la population revient à la consommation de produits bas de gamme, faute de revenus. Comment réconcilier ces deux éléments ? Nous souffrons de l'importation de produits à faible valeur ajoutée.

M. Arnaud Montebourg . - Merci pour ce dialogue approfondi entre orientations idéologiques variées, qui montre bien ce que nous pouvons faire tous ensemble. Ma vision du marché mondial est que je suis pour le rétablissement des obstacles au commerce. Le consommateur doit réconcilier l'hémisphère droit de son cerveau, qui veut du pouvoir d'achat, avec l'autre, qui veut des emplois pour ses enfants, des PME sur son territoire, des lois environnementales d'avant-garde, des lois sociales généreuses et une France prospère.

Pour cela, il doit réapprendre le circuit court. La nécessité de protéger la planète transcende tous les individus, quels qu'ils soient. La régionalisation économique évoquée par M. Artus rejoint l'idée de produire là où l'on consomme, soutenue par M. Menegaux : l'objectif est d'installer les usines là où il y a des besoins. Cela passe par la reconstitution de droits de douane, qui sont par nature écologiques. M. Trump - dont je ne suis pas un admirateur, vous le savez -, lorsqu'il a brisé l'Accord de libre-échange nord-américain (Alena), qui organisait le libre-échange entre le Mexique, le Canada et les États-Unis, a obligé l'industrie automobile américaine qui avait délocalisé sa production au Mexique, à y aligner le niveau des salaires sur ceux de la Californie pour pouvoir continuer à exporter vers les États-Unis. Le volontarisme des États pour préserver leurs intérêts économiques peut donc passer par des mesures iconoclastes au regard du charabia de l'OMC et de l'ensemble de la littérature juridico-politique qui prêche le libéralisme.

Mme Sophie Primas , présidente . - N'est-ce pas un vrai danger pour nos propres exportations ?

M. Arnaud Montebourg . - Voilà une décennie que nous accusons chaque année un déficit commercial de 30 milliards d'euros avec la Chine : chaque année, les Français font un chèque de 30 milliards aux Chinois ! Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande, Emmanuel Macron ont tous promis un rééquilibrage, qui n'est jamais venu. Il faut donc se demander comment substituer à la production chinoise une production locale. Je ne parle pas des T-shirts - quoique, pourquoi pas ?

Si nous avions industrialisé le Maghreb et l'Afrique, nous nous en trouverions beaucoup mieux que d'avoir industrialisé la Chine. La relocalisation doit se faire vers la zone Méditerranée. Ministre de l'industrie, j'avais organisé avec l'Algérie, le Maroc et la Tunisie la colocalisation : nous installons des usines dans ces pays, et nous achetons une partie de la production, dont les coûts sont compétitifs sur le plan mondial. Mais nous n'avons aucun intérêt à développer l'industrie d'une Chine qui, déjà, avec les « nouvelles routes de la soie », est en train d'encercler et d'asservir de plus en plus de pays, en récupérant leurs dettes et leurs infrastructures sensibles. Je rappelle que le port du Pirée, en Grèce, a déjà été racheté, faute de mobilisation de l'Europe. La Chine est le premier pays en matière de dépôts de brevets, et elle devient la première puissance mondiale tout court. Nous devons cesser d'être naïfs et défendre nos intérêts.

Je suis donc favorable à une taxe carbone écologique, sur les produits venant de très loin, et définie de manière opportuniste, c'est-à-dire en fonction de nos intérêts industriels. Nous devons garder en France la production de tout ce que nous pouvons produire sur place. Comme l'a dit le président de Michelin, et comme le disait avant lui M. Senard, il faut produire là où l'on consomme. La TVA doit prendre en compte les émissions carbone et poser des obstacles au commerce. Je rappelle qu'un milliard de tonnes de CO 2 est émis chaque année par le transport maritime, net de toute taxe ! Et je ne parle pas du kérosène des avions... Sur le plus gros porte-containers du monde se transporte l'équivalent du PIB du Togo ! Les containers arrivent pleins chez nous, et repartent vides, ou avec nos chênes que nous ne sommes même pas capables de transformer, malgré le plan pour l'industrie du bois que j'avais lancé. C'est rageant.

Nous avons des ressources, il faut à présent nous organiser dans une guerre économique mondiale où nous avons été les naïfs, comme l'a dit Hubert Védrine. Le rapport que ce dernier a rendu au président Sarkozy expliquait que tous les pays sont à la fois protectionnistes et libre-échangistes, sauf nous, qui sommes intégralement libre-échangistes. Nous avons besoin de mettre un peu de protectionnisme dans notre vin !

M. Patrick Artus . - Je dois vous quitter dès à présent, car des obligations professionnelles me requièrent. N'hésitez pas à me faire suivre d'éventuelles questions par écrit.

Mme Sophie Primas , présidente . - J'en avais, sur l'imposition locale et les impôts de production. Je vous les poserai ultérieurement. Merci.

M. Henri Cabanel . - Comme le disait Marguerite Yourcenar, monsieur Montebourg, c'est avoir tort que d'avoir raison trop tôt. On parle beaucoup d'autonomie alimentaire. S'il s'agit de la capacité, pour un territoire, à assurer ses besoins de base avec ses seuls ressources et équipements, la France en est loin, car notre agriculture repose sur l'énergie fossile, importe les deux tiers de sa consommation d'azote minéral et la totalité du phosphate qu'elle utilise. De plus, nous n'avons plus un seul fabricant de tracteurs ! Il faudra donc du temps avant d'atteindre l'autonomie alimentaire. Faut-il, pour cela, développer les outils existants, comme les projets d'alimentation territoriale, et réimplanter des usines de transformation sur notre territoire ? Nous avons vu que la grande distribution a joué le jeu, en privilégiant la production nationale, mais cela a fait monter le prix du panier moyen. Pour enrayer cette hausse, pourquoi ne pas instaurer un paiement pour services environnementaux aux agriculteurs qui seront les acteurs du Green Deal dont on parle tant ?

M. Alain Duran . - Les mesures d'urgence prises par le Gouvernement ont été bien accueillies, mais font exploser notre déficit public. Cela ne risque-t-il pas de compliquer l'accompagnement des indispensables relocalisations stratégiques ? Que faire de cette dette ? Devons-nous aller vers de vieux remèdes, qui seraient plus terribles que le mal puisqu'ils pèseraient sur le pouvoir d'achat des ménages ? Ou faut-il annuler cette dette au niveau européen ?

M. Martial Bourquin . - Cette crise ne doit pas aboutir à l'idée qu'il faut que tout change pour que rien ne change. En écoutant nos intervenants, on sent que les choses avancent. L'idée, dans ce monde interdépendant, d'une indépendance sanitaire, alimentaire et stratégique, apparaît presque comme une nécessité. Pour autant, le coût de la logistique et de l'empreinte carbone était plutôt absent des interventions. M. Montebourg a évoqué un moratoire des loyers, notamment auprès des grandes foncières. Que pense-t-il de l'absence des assurances dans le paiement de la crise et la solidarité nationale ? Quelles mesures immédiates envisage-t-il pour aider l'agriculture française à avancer vers l'indépendance alimentaire ? Enfin, pour souhaitable que soit la souveraineté numérique, comment s'y prendre pour l'atteindre ?

Mme Anne-Catherine Loisier . - Pouvez-vous nous en dire plus sur la nécessité pour la France d'améliorer la formation de nos jeunes ? Où se situe le déficit, exactement ?

L'un des actifs particulièrement stratégiques qui est actuellement délocalisé, ce sont nos données, choix personnel ou non. Faut-il les relocaliser ?

Mme Élisabeth Lamure . - Les entreprises relocalisées trouveront-elles facilement les compétences dont elles ont besoin ? Cela soulève la question des formations à mettre en place, surtout que la France est toujours assez lente en la matière.

Comment rendre la commande publique moins rigide, notamment dans son critère géographique et sur le plan du bilan carbone ? L'Union européenne est-elle prête à rouvrir ce dossier ?

Le président de l'Institut de l'entreprise pense aussi, Monsieur Bouzou, que les régions doivent jouer un rôle : il évoque la mise en place de comités régionaux spécifiques. Qu'en pensez-vous ? Les aides publiques ont montré leur inefficacité : entre 2005 et 2013, seules 6 % des entreprises ayant relocalisé y avaient eu recours.

M. Florent Menegaux . - Nous manquons surtout de formations scientifiques, et d'ingénieurs, surtout de sexe féminin, ce qui rend difficile la féminisation de nos industries. De plus, les formations dispensées en France sont très théoriques, alors que l'entreprise est un monde où l'on doit marier la théorie à l'expérience en la confrontant à la pratique. L'administration des données, par exemple, est un champ considérable dès lors que, dans l'usine 4.0, toute la fabrication sera automatisée. Nous manquons de compétences en la matière. Nous ne sommes pas les seuls : les États-Unis ont le même problème. En Inde, inversement, il y a abondance de personnes formées dans ce domaine. Nous y allons donc non parce que la ressource est moins chère, mais surtout parce qu'elle est disponible, en quantité et en qualité. Nous avons créé le Pôle 32, qui est une école suivant un cursus conçu pour préparer aux emplois dont les entreprises de la région ont besoin, au point que la dernière année du parcours forme à un emploi bien précis. Nous avons besoin d'une plus grande perméabilité entre le monde de l'enseignement et celui de l'entreprise. Quant à la commande publique, elle peut orienter la stratégie industrielle et le développement des entreprises. Une entreprise, en effet, a besoin de comprendre un marché avant d'investir.

Mme Sophie Primas , présidente . - Monsieur Bouzou, comment venir à bout de ce mur de dettes ?

M. Nicolas Bouzou . - La dette publique explose, certes, mais c'est la meilleure politique à mener pour l'instant : même sur le plan financier, ce serait un mauvais calcul de réduire le soutien aux entreprises et aux ménages pour limiter l'endettement public. Elle sera soutenable à deux conditions. Si les taux d'intérêt de long terme restent très bas, ce qui relève de la Banque centrale européenne (BCE), qui pour l'instant fait très bien les choses, il n'y aura pas de problème de solvabilité. Deuxième condition : la croissance. Nous dépensons 200 milliards d'euros supplémentaires et perdons 100 milliards d'euros de recettes fiscales ou sociales, c'est dire qu'aucune augmentation d'impôt ou baisse de dépense publique ne fera le poids. À ce niveau, ce n'est plus un sujet de finances publiques, mais de croissance. Au-delà des différences politiques, qui ne nous empêchent pas d'échanger amicalement ce matin, ce dont je me réjouis, nous pouvons tous en convenir.

La souveraineté numérique est aussi un sujet important. Nous l'avons largement perdue, en fait. Pourquoi OVH n'est-il pas devenu Google ? Cette question doit nous hanter. Nous avons pris beaucoup de retard sur les États-Unis et la Chine. Nous devons financer beaucoup mieux nos start-up. Aux États-Unis, elles bénéficient de la profondeur du Nasdaq. Si nous savons effectuer des levées de fonds de quelques millions d'euros, nous devons développer la capacité à en faire de plus grosses. Pour cela, nous devons faire un marché unique du numérique, au lieu de 27 réglementations différentes. Actuellement, certaines start-up ont plus de facilité à se développer en Chine ou aux États-Unis qu'en Europe !

Enfin, nous devons développer une politique de commande publique, en faisant évoluer les règles européennes et celles de l'OMC. Je vous renvoie à l'exemple de SpaceX, que je connais bien. Pour l'économie circulaire, à la fois écologique, locale et pourvoyeuse de croissance, nous pourrions faire beaucoup plus. Il faut pour cela des investissements lourds. Pour les susciter, il faut commencer par de la commande publique. Ainsi du papier, dont nous ne recyclons que la moitié. Si nous voulons utiliser du papier recyclé plutôt que de la pâte provenant du Brésil ou je ne sais d'où, il faut commencer par commander des cahiers recyclés. Cet outil, assez simple, est très efficace.

M. Arnaud Montebourg . - Pour reconstruire une agriculture en circuit court, il existe de nombreux outils. En premier lieu, il faudra réfléchir à une renationalisation de la politique agricole commune (PAC). À l'origine, celle-ci devait nous protéger à l'extérieur et nous soutenir à l'intérieur, mais le découplage l'a tuée, et il n'y a plus ni soutien, ni protection alors que nous sommes contributeurs nets. La commande publique devrait être utilisée en matière d'alimentation. Elle l'est déjà dans les cantines par les collectivités locales, mais avec de grandes difficultés, car les fonctionnaires ne savent pas faire, et le tissu productif agricole est tourné vers l'exportation. Il faudra donc réinventer l'offre aussi bien que la demande. Des tickets d'alimentation en faveur des plus démunis devraient stimuler, à hauteur de 500 millions d'euros par an, un réseau d'agriculteurs bio, qui devraient reconvertir leurs exploitations de la matière première exploitable à la production nourricière. On peut faire beaucoup de choses, en somme, pourvu qu'on s'y mette, sans se contenter de faire voter des lois.

Comment faire contribuer les assurances à l'effort collectif ? Le Gouvernement devrait réunir les compagnies d'assurances qui ont accumulé des dizaines de milliards d'euros de profit pour leur imposer de constituer avec ces sommes un fonds d'investissement dans le « Made in France », plutôt que d'acheter des obligations allemandes, à la rémunération négative. Je rappelle que seuls 4 % de notre épargne sont investis en actions, c'est-à-dire en capital productif. Ainsi, nous protégerons les sous-ensembles critiques technologiques. Actuellement, nous assemblons des vélos, mais ne produisons pas de dérailleurs ! Même remarque pour les semi-conducteurs, secteur qui créerait beaucoup d'emplois. Colbert, en son temps, faisait venir des verriers vénitiens, des ouvriers suisses, italiens, de toute l'Europe, pour constituer une industrie qui n'existait pas. Nous devons faire la même chose, secteur par secteur, en organisant des relocalisations technologiques, qui bénéficieraient à nos territoires, lesquels ont déjà été très touchés par la crise de 2008.

Est-il possible de relocaliser nos données ? Je l'ignore. Mais si l'Union européenne fixait une rémunération forfaitaire, de quelques centimes, pour tous les usagers des réseaux sociaux, on trouverait immédiatement des opérateurs européens, ce qui amènerait à un partage du monopole mondial.

Que faire de la dette publique ? C'est simple, elle est insoutenable : nous ne pourrons pas la rembourser par les impôts. Nous ne pourrons la rembourser que très tardivement, ou jamais. Grâce à l'inflation et à la croissance, elle s'effacera. Ce ne sera pas la première fois : c'est le sort de toute dette publique. Comme l'a écrit David Graeber, l'histoire de la dette, c'est celle de son non-remboursement. Ce fut une erreur historique que de la considérer comme un révélateur de bonne conduite. Il faut loger de la dette perpétuelle dans le bilan de la BCE, et faire en sorte que les dépenses occasionnées par la crise soient indolores. Sinon, on coulera l'économie, sans pour autant rembourser la dette. D'ailleurs, les politiques d'austérité des dernières années n'ont pas diminué les dettes publiques. Elles sont contre-productives, car un État ne peut pas être considéré comme une entreprise ou un ménage : les dépenses de l'État, ce sont les revenus des agents. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai quitté le Gouvernement en 2014 : la politique d'austérité n'a servi à rien, sinon à affaiblir nos services publics.

Sur la commande publique, il faut sortir de l'obsession européenne. Le droit actuel nous donne la possibilité d'utiliser la commande publique à des fins patriotiques. Pour autant, il faut réduire le nombre des acheteurs publics, qui sont actuellement 132 000, et concentrer l'achat public sur 200 acheteurs, avec notamment un par département. Il est anormal que l'Union des groupements d'achats publics (UGAP) ne pèse que 4 % de la commande publique... Nous devons aussi élaborer une plateforme de toutes les compétences disponibles en France. Si chaque agent public qui passe actuellement des appels d'offres pouvait s'en remettre au catalogue de l'UGAP, on gagnerait du temps de fonction publique et de l'argent, tout en rendant la commande publique patriotique - à droit constant ! C'est ce que font les Italiens et les Allemands : en Allemagne, il n'y a que 3 000 acheteurs publics.

M. Florent Menegaux . - Je vous prie de m'excuser, madame la présidente, mais je vais être obligé de quitter la réunion.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Je voulais vous adresser une brève question sur la filière hydrogène, monsieur Menegaux : que faut-il faire pour que vous choisissiez la France pour une installation jugée stratégique ?

M. Florent Menegaux . - Nous avons fait le choix de la France. Notre première usine d'assemblage de piles à hydrogène sera ouverte dans la région lyonnaise. Il faut cependant faire attention à la surenchère entre les États européens pour attirer de l'investissement industriel. Nous avons choisi la France parce que nous avions énormément de compétences développées dans cette région, mais avec un coût beaucoup plus élevé.

Il faut à présent de la commande publique, comme je l'ai dit à Bruno Le Maire. Il convient que des entreprises d'État ou affiliées à l'État s'engagent à acheter beaucoup de véhicules à hydrogène, si possible français, afin de déclencher des investissements importants chez les constructeurs automobiles français, pour lesquels il y a peu de marchés aujourd'hui. Nous sommes convaincus que l'hydrogène est une énergie alternative et que c'est l'une des grandes solutions pour l'électrification du parc automobile, mais nous le faisons avec des fonds propres, soutenus plus par une vision que par la réalité d'un marché encore sous-développé, que l'on pourrait développer beaucoup plus vite.

Mme Sophie Primas , présidente . - Je vous remercie infiniment de votre présence, monsieur le président, et de votre patience pour écouter les intervenants.

Mes chers collègues, vous êtes extrêmement nombreux à avoir demandé la parole, aussi me limiterai-je, dans la vingtaine de minutes qui nous reste, à ceux qui s'étaient inscrits hier soir. Je vous invite à la plus grande brièveté.

M. Alain Chatillon . - Je remercie les intervenants pour la qualité de leur expression et leur compétence dans notre domaine. J'aimerais connaître leur avis sur trois points.

Au sujet du pacte productif, comment faire pour être plus compétitifs ?

Pour privilégier nos entreprises agroalimentaires, il importe, me semble-t-il, d'accroître les contrôles de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et des douanes sur les produits non conformes à nos réglementations.

Enfin, la formation devrait être en relation bien plus étroite avec les filières économiques. Le coût de la formation s'élève à 32 milliards d'euros en France, contre 22 milliards d'euros en Allemagne. Pour citer un exemple, Airbus a créé sa propre école de formation et recrute 90 % des personnes qui y sont formées.

M. Franck Menonville . - Des réformes fiscales ne doivent-elles pas accompagner la relocalisation et la réindustrialisation en France et en Europe ? Quel est notamment votre point de vue concernant la TVA sociale pour faire baisser le coût du travail et une fiscalité européenne comme la taxe carbone ? Quelles initiatives seraient nécessaires en matière de révision des impôts de production qui pèsent sur les entreprises, en particulier dans notre pays ? Enfin, quelle serait selon vous une contribution juste et équitable des géants du numérique ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Le « Made in France » est un argument de vente dans le luxe, l'aéronautique, l'agroalimentaire, le tourisme. Selon une étude du Conseil national des achats, il est devenu un critère d'attribution de marchés, mais il est plus difficile d'acheter français en 2020 qu'en 2019. En même temps, le coût du « Made in France » est considéré comme trop élevé. Si l'on incite à la reprise d'usines de masques en France et que ceux-ci sont beaucoup plus chers que les masques chinois, comment s'assurer que les hôpitaux de la région s'y approvisionnent ? Comment cette usine peut-elle être rentable si elle est moins compétitive ? Doit-on accepter pour certains secteurs stratégiques que la rentabilité ne soit plus forcément la raison d'être d'une entreprise ? La relocalisation signifie-t-elle forcément plus d'emplois, puisqu'elle s'accompagne souvent d'une grande robotisation des chaînes de production ?

Mme Dominique Estrosi Sassone . - Comment renouer avec un État stratège ? On a vu l'État abandonner ses outils de planification, de maîtrise de l'espace. Cette crise sanitaire a montré le manque d'anticipation souveraine structurante. Comment a-t-on pu abandonner notre médecine militaire au point qu'elle mette plus de dix jours à monter un hôpital de campagne de trente lits ? Que penseriez-vous de la création d'une agence de stratégie nationale, un peu sur le modèle de l'ancien commissariat général au Plan ? À quand un véritable ministère de l'industrie permettant de lancer des investissements sur plus de dix ans ?

Mme Agnès Constant . - Ma question s'adresse principalement à M. Montebourg. Évitons de raisonner en mode binaire. Nous échangeons autour du bassin méditerranéen depuis des millénaires et sommes complémentaires. Aussi la question n'est-elle pas plutôt celle du sens de la mondialisation, des normes, de la protection des appellations ? Il faut mettre un frein à une mondialisation uniquement spéculative, qui ne se soucie pas du mode de production, de la qualité et du bilan environnemental. Comment différencier les produits qui doivent être mondialisés, car la chaîne de production le justifie ou l'impose, de ceux qui doivent au contraire en être préservés ?

M. Fabien Gay . - Nicolas Bouzou, votre regard sur le modèle social français a-t-il changé avec cette crise, notamment sur les dépenses publiques ? Nous en avons déjà débattu ; vous êtes souvent contre les cotisations, que vous qualifiez de « charges », et appelez à moins de dépenses publiques. En 2014, vous préconisiez de sacrifier la moitié des lits dans les hôpitaux. Nous pourrions peut-être nous accorder sur la sécurisation de nos vies et de la planète.

Je partage en partie les propos d'Arnaud Montebourg, mais que penser, comme nous y invite Raymond Soubie, du drame social à venir, notamment des plans de licenciements économiques ? Faut-il changer le modèle institué en 2017 ? Je soutiens une interdiction des licenciements, accompagnée d'un plan de relance vertueux sur les volets social et écologique, notamment dans les secteurs du transport, du logement et de l'énergie. Pour relancer le fret ferroviaire, par exemple, il faut construire les trains du futur. Pouvez-vous lister quelques pistes en ce domaine ?

Mme Noëlle Rauscent . - Monsieur Montebourg, vous avez annoncé récemment la fin de la mondialisation. On évoque beaucoup la nécessité stratégique de relocalisation de certaines chaînes de production. À court terme, un tel rapatriement d'activité va produire de la croissance, mais, à moyen terme, une augmentation des coûts de production, moins de croissance et de pouvoir d'achat. La sortie des traités de libre-échange et l'effondrement du commerce international vont probablement générer de la pauvreté. Partagez-vous ce constat ? Et comment y remédier ?

M. Nicolas Bouzou . - De nombreuses études s'accordent à dire que les impôts de production sont un véritable fléau en matière de compétitivité et d'emploi. Les sommes en jeu sont élevées, supérieures à 70 milliards d'euros. Néanmoins, ces impôts alimentent les collectivités locales, qui vont avoir besoin d'autofinancement pour faire levier sur les capacités d'investissement en sortie de crise. S'agissant des relocalisations, il faudrait d'ailleurs songer à diminuer, voire supprimer certains impôts de production économiquement néfastes.

J'ai été très favorable à la TVA sociale, mais ce serait une erreur de politique économique majeure aujourd'hui. Cette crise a un profil particulier. Nous passons d'une crise de sous-production pendant le confinement, à une crise de surproduction, la demande diminuant encore plus vite que l'offre. Le plan de relance devra donc comporter des mesures qui soutiennent l'offre, mais aussi la demande. C'est la raison pour laquelle je soutiens des baisses de TVA ponctuelles, pendant trois à six mois, par exemple sur les activités de réparation. Il s'agit d'orienter la demande vers de l'économie circulaire. La TVA sociale est un sujet intéressant en soi, mais qui ne correspond pas, me semble-t-il, à la problématique macroéconomique.

Je suis favorable à une planification à la française, qui n'était pas très dirigiste. Nous avons un peu perdu cette capacité d'anticipation ces dernières années. Il est important que l'État, les régions puissent réunir des filières pour définir ensemble de grandes orientations stratégiques.

Je voudrais nuancer les ardeurs protectionnistes. Les mesures protectionnistes prises aux États-Unis n'ont pas eu d'effet positif visible. Elles se font au détriment des consommateurs, mais aussi des entreprises. Des taxes sur l'aluminium, par exemple, dégradent la compétitivité de l'automobile, du bâtiment et des travaux publics. Je suis en revanche très favorable à la taxe carbone aux frontières européennes, mais pour des raisons écologiques.

Je partage avec les élus communistes l'idée de progrès, de croissance. Je veux répondre à Fabien Gay sur la dépense publique et éteindre la polémique sur les lits d'hôpitaux en présentant l'erreur d'analyse que j'ai commise sur le sujet. Sur les dépenses de santé, j'ai toujours préconisé de sortir de la logique du rationnement pour une logique d'efficacité. Maintenir les dépenses de santé dans une progression de 2 à 2,5 % ne me paraît pas raisonnable. Le rythme naturel est plus proche de 3 ou 4 % par an. Nous divergeons sans doute sur la répartition entre l'assurance maladie et les mutuelles.

Il y a bien évidemment des dépenses publiques qu'il faut maîtriser, réguler, vous en conviendrez, mais il faut les examiner secteur par secteur.

M. Fabien Gay . - Je vous sens extrêmement mal à l'aise : ce que vous prônez depuis dix ans nous a menés dans le mur !

M. Nicolas Bouzou . - Je serais très heureux d'en débattre avec vous, mais je ne suis pas certain d'être responsable de la crise du coronavirus.

Sur la question des lits d'hôpitaux, j'ai commis l'erreur de penser, comme beaucoup, que nous étions passés de l'âge des épidémies à celui des maladies chroniques. Or l'organisation en termes de santé n'est pas la même. Sur la corrélation entre le nombre de lits et les performances dans la crise actuelle, le sujet est complexe et il faudra prendre un peu de recul pour l'étudier.

Enfin, je ne pense pas que Twitter soit un lieu de débat où l'intelligence se déploie avec une grande sophistication...

M. Arnaud Montebourg . - Je répondrai brièvement, car j'ai malheureusement une obligation dans quelques minutes.

La question de la compétitivité est évidemment importante. Ce n'est pas parce que le monde va rétrécir, des productions se régionaliser, que la lutte concurrentielle disparaîtra. Dans la reconstruction écologique, avec le soutien des consommateurs, les arbitrages se feront de plus en plus en faveur d'une production locale. Dans ce cadre, la question de la fiscalité se pose. Il me paraît absurde d'avoir diminué l'impôt sur les sociétés, qui porte sur le revenu de l'entreprise, et maintenu des impôts de production, qui frappent l'entreprise, quels que soient ses revenus. Il faut faire le contraire. Il s'agit de décharger la combinaison productive de l'entreprise, et de la taxer plus fortement quand elle gagne de l'argent.

La TVA est déjà très élevée ; faire payer la protection sociale par les consommateurs est à mon avis une erreur dans la situation actuelle.

On m'a posé la question des coûts de relocalisation. Les Français sont-ils prêts à payer plus cher ? Oui, ils sont prêts à acheter des voitures allemandes plus chères ! La question réside non pas tant dans le coût que dans le choix du bon modèle économique.

Nous sommes dans une économie où la recherche de rentabilité est excessive. Les fonds d'investissement visent 15 à 20 % de rentabilité, alors que l'histoire du capitalisme nous enseigne qu'elle ne dépasse jamais 5 %. Nous pourrions imaginer une économie alternative de la modération, où les investissements ne rapportent pas plus de 5%, où la valeur est partagée différemment avec les salariés, les fournisseurs locaux... Nous pouvons construire des modèles économiques différents, où une part de la robotisation et une part de la prise en charge du modèle social et environnemental peuvent trouver leur place.

Cela dépend aussi des secteurs. La politique fait trop de macroéconomie et pas assez de microéconomie. Nous reconstruirons la France, secteur par secteur, produit par produit. Les Italiens ont 250 produits leaders mondiaux. Leur économie est résiliente, malgré leurs difficultés macroéconomiques. C'est le fruit d'années d'investissements immatériels, humains, économiques, financiers, entrepreneuriaux, mécaniques. C'est un travail sur le long terme, qui renvoie à l'évocation de l'État stratège. J'ai repris le document intitulé Nouvelle France industrielle : 34 plans de reconquête , présenté en 2013. C'était de la planification concrète, avec une forte anticipation écologique.

La question de la hausse des coûts de production n'est pas garantie. Il est possible d'être très compétitifs en France, il suffit de trouver du financement, des entrepreneurs et des marchés. Nous avons toutes les compétences en France, il faut juste qu'un ministère de l'industrie s'en occupe.

Mme Sophie Primas , présidente . - Je vous remercie infiniment de votre présence et de vos apports, extrêmement riches.

Table ronde sur le thème :
« Commerce international, libre-échange, mondialisation :
quels enseignements tirer de la crise ? »
(Mercredi 20 mai 2020)

Mme Sophie Primas , présidente. - Mes chers collègues, l'objectif de cette table ronde est de réaliser un tour d'horizon sur le commerce international, le libre-échange, la mondialisation, et de parler des enseignements que nous tirons de la crise.

Nous accueillons M. Pascal Lamy, ancien directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), M. Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre et ancien sénateur éminent, et M. Jean-Pascal Tricoire, président-directeur général de Schneider Electric.

Je vous remercie d'avoir accepté de participer à cette table ronde. Au début de cette crise, la commission des affaires économiques s'est très rapidement organisée en cellules sectorielles afin de suivre la mise en place du volet économique du plan d'urgence, détecter les « trous dans la raquette », connaître les réalités dans les territoires et engager un dialogue avec le Gouvernement, ce qui a permis de réaliser certains ajustements.

Nous entrons dans la phase du temps long, plus stratégique, qui consiste à réfléchir aux inflexions économiques que la France et l'Europe doivent adopter.

Je voudrais, en introduction, souligner un paradoxe : alors même que la planète n'a peut-être jamais autant vécu au même rythme dans ce combat mondial contre la pandémie de Covid-19, la crise actuelle semble, pour certains, devoir interrompre le processus de long terme de mondialisation qui a marqué les trente dernières années.

Chacun intègre dans ce mot fourre-tout de mondialisation des phénomènes assez hétérogènes. Dans l'ensemble, nous visons à travers ce mot l'intensification des échanges, l'augmentation de la mobilité du travail et du capital, et la montée des interdépendances.

Cette mondialisation-là n'a pas eu que des effets négatifs. Elle a indéniablement contribué au développement économique des pays du Sud, comme la Chine ou la Corée du Sud, qui étaient des pays très pauvres dans les années 1960, à une répartition de la production des biens en fonction des avantages comparatifs des uns et des autres, et à une meilleure connaissance de la diversité culturelle de notre planète.

Mais cette mondialisation a également sa face sombre, que beaucoup dénoncent. Elle s'est manifestement accompagnée d'un accroissement des inégalités entre les pays et, au sein de chaque pays, a peu intégré les enjeux d'empreinte écologique, qui constituent aujourd'hui un défi majeur pour l'humanité.

La pandémie de Covid-19 révèle de manière frappante d'autres aspects négatifs que nous n'avions pas bien pris en compte, comme les risques que nous font courir cette interdépendance et cette division internationale du travail en flux tendu :

- risque stratégique puisque, face à un risque sanitaire, nous avons dû, faute de moyens nationaux ou européens en matière de tests et de masques en quantité suffisante, interrompre le fonctionnement économique normal du pays ;

- risque économique, puisque nous avons pu constater que l'arrêt de la production chinoise de pièces détachées a pu, en quelques semaines, conduire au chômage technique une partie des usines françaises. Ce risque est présent en cas de crise sanitaire, mais également dans le cas d'un conflit armé. Si l'on pousse plus loin le raisonnement, cette interdépendance, dans le domaine numérique par exemple, nous fait courir un risque politique face au poids des réseaux sociaux dominés par les Gafam et à la question des interférences dans les élections, ou même à la dépendance de la France vis-à-vis de sociétés comme Google ou Apple quand nous voulons développer une application de suivi des personnes atteintes de la maladie Covid-19 ;

- risque social enfin, puisque la mondialisation semble mettre en concurrence des régimes sociaux et écologiques inégaux, dans lesquels la concurrence par les prix, telle qu'elle est pratiquée, se fait au détriment des industries du Nord, dont les pays ont perdu ces trente dernières années entre 10 et 30 % d'emplois industriels.

La prise en compte de ces risques nous conduit à nous interroger sur la nécessité de revaloriser les frontières, de renforcer les exigences et les conditions d'une liberté des échanges et d'être plus fermes dans les traités que nous signons au niveau européen.

En cela, l'annonce de l'accord sur le traité de libre-échange avec le Mexique a fait l'effet d'une bombe en France, et beaucoup réclament que l'Europe, pour défendre son modèle social et son ambition climatique, adopte une politique commerciale moins ouverte et moins naïve, plus stratégique et plus offensive.

Mais nous mesurons bien les inconvénients d'une telle logique de réarmement des frontières pour un continent dont la croissance dépend pour une large part de ses exportations. Nous avons en mémoire les ravages du protectionnisme de l'entre-deux-guerres. Nous savons par ailleurs que nous ne sommes pas en mesure de rivaliser sur les produits bas de gamme en termes de compétitivité des prix avec les pays en développement.

Enfin, se fermer aux autres continents, c'est renier la vocation universelle de l'Europe et les leçons de la Seconde Guerre mondiale.

C'est donc pour nous éclairer sur ces voies contradictoires que nous vous avons sollicité vos avis d'experts.

Quels sont les enseignements que vous tirez de la crise, en particulier sur cette question de l'ouverture commerciale de l'Europe et, plus généralement, sur la mondialisation et la libéralisation des échanges ?

Existe-t-il pour vous une ligne de crête entre ouverture et maintien d'une ambition économique, sociale et environnementale européenne ?

Enfin, derrière ces questions se cachent de nombreux points d'application : les règles actuelles du multilatéralisme et de l'OMC auront-elles toujours leur pertinence dans les années à venir ? Comment les faire évoluer ? Quelles sont les évolutions souhaitables du marché intérieur européen ? Que pensez-vous du mécanisme d'inclusion carbone aux frontières de l'Union européenne ?

La parole est tout d'abord à Pascal Lamy, ancien directeur de l'OMC.

M. Pascal Lamy, ancien directeur de l'Organisation mondiale du commerce. - Merci. Je vais, pour essayer de répondre rapidement à votre question, qui est large, partir de la même définition de la mondialisation que vous et de la même appréciation que celle que vous avez exprimée, avec ses bons et ses mauvais côtés. C'est une thèse que je soutiens depuis que j'ai passé mon « examen » de commissaires européen au commerce. Il s'agissait d'un processus qui devait être maîtrisé.

Une précaution préalable : je pense qu'il est trop tôt pour se prononcer définitivement sur l'impact de cette gigantesque crise sanitaire, économique et probablement politique que traverse notre planète. Les conversations et les discussions auxquelles je participe depuis une dizaine de semaines laissent ouverte la question de savoir si nous sommes en 1944 ou en 2009. Selon le diagnostic que l'on porte, les conséquences qu'on en tire ne sont évidemment pas les mêmes.

Si je me risquais à un pronostic, je dirais que cette crise aura deux effets : en premier lieu, elle compliquera et freinera, au moins pour un temps, l'échange commercial international et, en deuxième lieu, reconfigurera au moins en partie la mondialisation.

Au-delà des effets à court terme sur les volumes qui résultent de la mise en arrêt partiel des grandes économies mondiales, l'impact sur les échanges viendra de deux sources, connues avant la pandémie.

En premier lieu, l'intervention massive des États pour soutenir et relancer les économies va entraîner des distorsions de concurrence importantes, à la mesure des 8 à 10 trillions de sources publiques qui auront été déversées. Ce qu'on reprochait à la Chine avant la pandémie est devenu le lot commun, au moins dans les pays riches et pour un certain temps. Ceci va fausser l'échange international, dans la mesure où la règle du jeu consiste à essayer de fournir à chaque acteur des conditions aussi justes que possible.

La seconde conséquence réside dans la poussée du « précautionnisme », c'est-à-dire la volonté de protéger notre population de risques divers. Elle n'est pas nouvelle. Il existait déjà des barrières techniques aux échanges, des mesures sanitaires et phytosanitaires, des normes, des certifications, des standards dont les producteurs de biens et de services devaient tenir compte pour opérer sur les différents marchés qu'ils convoitaient.

Il est certain que ce niveau de précaution va augmenter fortement et se traduire par de nouvelles mesures réglementaires. C'est en soi concevable et légitime, mais la précaution est déterminée par l'imaginaire autant que par la science, et l'hétérogénéité qui règne à travers le monde entraîne des coûts d'ajustement pour les producteurs de biens et de services qui renchérissent le prix des produits.

Le protectionnisme consiste à protéger les producteurs domestiques de la concurrence étrangère. Le précautionnisme protège les populations contre les risques. Ces mesures sont de nature différente, tout comme le sont les obstacles aux échanges.

Ces deux phénomènes soulèvent des questions de régulation globale complexes, notamment à l'OMC qui, dans l'immédiat, a un peu de mal à accomplir sa mission. Ces questions seront d'autant plus difficiles à traiter au niveau multilatéral que la crise a encore endommagé un système international déjà mal en point, notamment en raison de la rivalité géoéconomique, géopolitique, géostratégique qui oppose la Chine et les États-Unis, dont la pandémie a plutôt exacerbé un certain nombre d'aspects.

Tout ceci va avoir des implications sur la politique commerciale de l'Union européenne. On y réfléchit beaucoup à Bruxelles, et on trouve d'ailleurs dans la proposition franco-allemande de cette semaine un certain nombre de pistes pour durcir la politique commerciale de l'Union européenne.

Le deuxième effet est peut-être de plus long terme. Il est difficile d'en évaluer précisément les proportions. Il porte sur la reconfiguration des chaînes de valeur, de la globalisation et de la multilocalisation des processus de production du fait de la pulsion de précaution des firmes et des États, dans la mesure où cette crise a révélé la fragilité de certaines de ces chaînes.

Il s'agit à présent d'augmenter la résilience, qui fait l'objet de conversations partout dans le monde. Les thèses sur ce point me paraissent aussi nombreuses que confuses.

Il faut essayer, notamment pour notre débat, de bien cerner le problème et la solution. Le problème vient de la fragilité de certains de ces circuits d'approvisionnement, qui est très difficile à mesurer. L'impact sanitaire de la pandémie n'est pas le bon critère. Des pays bien insérés dans les chaînes de production mondiales ont eu de meilleures performances sanitaires que d'autres. Cela dépend si l'on est dans la pharmacie, l'alimentaire, ou l'automobile.

Si l'on veut être sérieux et en tirer les conséquences du point de vue des politiques publiques, reste à se mettre d'accord sur la mesure et la nature des fragilités auxquelles il faut remédier, y compris la fameuse définition du « maillon faible » de la Chine. Le problème mérite donc d'être creusé et précisé.

Quant aux solutions, elles sont extrêmement diverses. On peut revoir le modèle des flux tendus, en revenant aux stocks tampons. On l'a fait pour la crise du pétrole dans les années 1970. On peut envisager une diversification géographique des approvisionnements, des relocalisations d'opportunité, en supposant que concentrer territorialement une production ne présente pas d'autres risques. Or les assureurs vous diront qu'il vaut mieux les répartir que de les concentrer.

Il faut donc tout regarder de près. Cela prend du temps. Construire une usine prend au moins cinq ans. Cela présente un coût. La multilocalisation a eu lieu pour des raisons d'efficience, de réduction des coûts, et de modèle capitaliste tel que nous le connaissons. Revenir en arrière aura dans certains cas un coût qu'il faudra répartir entre les actionnaires, les salariés, les consommateurs et les contribuables.

C'est sans doute nécessaire et, en tout cas, organisé au niveau européen dans le cadre du modèle d'« autonomie stratégique ouverte », concept typiquement bruxellois, dont on trouve des traces dans l'initiative franco-allemande de cette semaine.

Je conclurai en disant que je ne prévois pas de déglobalisation parce que les moteurs de la globalisation, la technologie de recherche du profit par le système capitaliste, la financiarisation des économies vont perdurer, même si ces moteurs, qui avaient commencé à ralentir depuis la crise de 2008, tournent moins vite que dans les vingt ou trente dernières années.

La globalisation sera différente, en raison du changement du prix relatif qui l'a toujours affectée, même en matière de transport. La globalisation est en partie le produit d'une formidable baisse des coûts du transport. Cette fois, le prix relatif qui a changé le plus vite est celui du risque.

L'économie mondiale est dans un processus de repricing du risque qui modifie certains flux. Le prochain changement de prix relatif qui aura une grosse influence sur les flux de la mondialisation et ses structures sera l'augmentation du prix du carbone.

Voilà trois exemples de prix relatif qui modifient les structures de la mondialisation, sans en changer fondamentalement le modèle.

Enfin, augmenter la résilience locale constitue une bonne chose, dès lors qu'il existe des mécanismes de coordination internationale, sans quoi cela conduira, dans bien des cas, à augmenter les fragilités globales. Il faut, de ce point de vue, compter sur une forme nouvelle d'harmonisation, de régulation prudentielle, un peu comme on l'a fait dans la finance après la crise de 2008. Ceci implique certains réaménagements dans le système international.

Jacques Delors, dans les années 1980, avait prôné la création d'un Conseil de sécurité économique, à côté du Conseil de sécurité classique. Cette idée a retrouvé une grande actualité. On peut peut-être le dénommer « Conseil de résilience globale ». Il y a là des raisons de réaménager ce multilatéralisme, qui était en mauvais état et dont on a besoin. Ce sera néanmoins plus difficile après cette crise. Nous en parlerons au Forum pour la paix de Paris, mi-novembre.

Mme Sophie Primas , présidente. - La parole est à Jean-Hervé Lorenzi.

M. Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes. - Merci. Les économistes ont une vision très limitée de la globalisation et de la mondialisation.

Je fais partie de ceux qui ont anticipé depuis longtemps un ralentissement lent de l'économie mondiale, notamment du fait de phénomènes de démographie qui, comme le disait Fernand Braudel, expliquent largement l'histoire du monde. D'une façon générale, je considère donc le commerce international à travers la trajectoire de l'économie mondiale.

La pandémie de Covid-19 est certainement un événement terrifiant mais, de mon point de vue, s'inscrit dans un mouvement déjà largement entamé. Lorsque Pascal Lamy, avec d'autres, a lancé l'OMC, le commerce mondial était en train de se développer de manière exceptionnelle. Avant la crise de 2008, il enregistrait une croissance de 5 % par an, avec des pics absolument exceptionnels.

Ceci était lié à une vision du monde voulue par les pays développés. Après la crise de 2008, la croissance du commerce mondial a baissé très significativement, puisqu'elle a été divisée par deux et demi.

Auparavant, la croissance du commerce était environ équivalente à trois fois la croissance de l'économie mondiale. Elle est devenue aujourd'hui à peu près équivalente à la croissance de l'économie mondiale et sera selon moi dans les années qui viennent, quoi qu'il arrive, de l'ordre de 2 %.

Je ne fais pas partie de ceux qui, comme certains brillants économistes américains, croient à la stagnation séculaire. Il s'agit plutôt d'un ralentissement significatif. C'est dans ce cadre qu'il faut penser les règles du commerce mondial, très largement liées à l'évolution de la trajectoire de l'économie mondiale.

La pandémie de Covid-19 va-t-elle modifier les choses ? Je pense que la récupération économique prendra plus de temps que les plans de relance annoncés dans les semaines qui viennent. Prendre le temps de la réflexion ne serait pas inutile dans ce domaine. Le travail que vient de réaliser Pascal Lamy dans le cadre de l'Institut Jacques Delors est une illustration de ce qu'il faudrait faire. C'est très bien défini et fort bien chiffré.

Je ne crois pas que la croissance du commerce mondial redémarre, pour des raisons d'ailleurs très profondes. La part des exportations et des importations a diminué de manière très significative dans le PIB chinois. Depuis dix ans, un tiers du PIB chinois était dédié aux exportations. Cette part est désormais de l'ordre de 20 %, tout comme pour les importations, et l'économie chinoise compte sur son développement interne, notamment les services, domaine moins concerné par le commerce international.

Les chiffres de la fragmentation des chaînes de valeur à l'échelle mondiale sont encore très importants, mais le système se stabilise. Il n'y a donc pas extension du commerce mondial, mais plutôt un ralentissement de sa croissance.

Cela va-t-il changer ? Je ne le crois pas. La consommation des pays développés s'orientera plutôt vers des biens durables, peut-être verdis, et une consommation plus attentive à l'environnement. Tout cela ne pousse pas à une évolution significative du commerce mondial, notamment dans des domaines comme l'automobile ou les téléviseurs.

De la même manière, je pense que la guerre commerciale ne va pas s'arrêter, quel que soit le président des États-Unis qui sera élu à la fin de l'année. Le leader mondial a toujours du mal à supporter l'idée que le second puisse un jour le remplacer.

Par ailleurs, la proximité de production semble jouer assez fortement. Même si on est là au niveau du discours, il s'agit quand même d'une logique de relocalisation, même partielle et limitée.

Les Français ont été effarés du délitement de la production industrielle dans notre pays. Nous étions avant-derniers, juste devant la Grèce, dans la liste des vingt-huit pays européens dont la part du PIB est consacrée à l'industrie.

Je voudrais terminer par le problème clé des relocalisations au niveau européen. L'Europe a essayé de récupérer une partie de ce qu'elle a perdu dans les vingt dernières années et reprendre la main dans des domaines où elle est totalement inexistante, comme le numérique.

Les relocalisations sont rares en France. Aux États-Unis, elles ont démarré bien avant les gesticulations de Donald Trump, en 2012. Toutes les enquêtes faites à partir de 2013 montrent que 20 % des entreprises américaines, quelle que soit leur taille, y réfléchissent. En 2017, le nombre d'emplois créés aux États-Unis dans le cadre de la relocalisation est supérieur aux emplois délocalisés. 600 000 emplois ont été relocalisés depuis sept à huit ans. À l'échelle de la France, cela équivaut à 100 000 emplois, ce qui n'est pas négligeable.

Pourquoi ce phénomène est-il beaucoup plus limité en Europe ? Tout d'abord, les délocalisations y ont été bien plus dispersées qu'aux États-Unis. Beaucoup d'activités ont été délocalisées dans les pays de l'Est du fait de l' hinterland allemand. Cela modifie la perception qu'on peut en avoir.

En outre, le discours politique n'a pas du tout porté sur ce sujet, alors qu'il a été tenu bien avant Donald Trump par Barack Obama. J'ai retrouvé deux ou trois de ses discours sur la nécessité de relocaliser, idée qui n'a pas existé en Europe.

Enfin, il y a eu dans cette opération une assignation fiscale très importante aux États-Unis sous le mandat de Donal Trump. Cela se fait toujours grâce à des entreprises leaders , dans des clusters territoriaux.

En France, les territoires et les acteurs économiques locaux doivent jouer un rôle très important dans les relocalisations de certains domaines
- masques, tests, etc. C'est à travers les pôles de compétitivité créés sous la houlette de Jean-Pierre Raffarin que ces sujets peuvent être traités.

Si l'Europe doit récupérer une partie de son autonomie, elle ne peut le faire que grâce à de grands plans touchant le numérique, les biotechnologies, grâce à des territoires et à des acteurs qui parviennent à réunir les chercheurs, les formations, les industriels et les pouvoirs publics dans le cadre des pôles de compétitivité. C'est ce qu'on trouve en Allemagne avec les clusters .

Tout cela doit être repensé. Il faut redonner aux territoires un rôle majeur partout en Europe. C'est ainsi que l'Europe pourra reconquérir partiellement des domaines où elle s'est affaiblie durant les vingt dernières années, à l'exception des pôles de compétitivité.

Mme Sophie Primas , présidente. - Vous allez vous faire beaucoup d'amis parmi les sénateurs en évoquant les pôles de compétitivité. Alain Chatillon va s'en réjouir !

M. Jean-Hervé Lorenzi. - Il faudrait dans ce cas qu'il fasse du lobbying auprès du ministre en charge de ce sujet, pour qui les pôles de compétitivité apparaissent pour le moment comme des objets étranges !

Mme Sophie Primas , présidente. - La parole est à Jean-Pierre Raffarin.

M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre. - Merci beaucoup, madame la présidente. Je suis très heureux de retrouver mes amis sénateurs. Je vous remercie beaucoup de m'avoir invité à siéger dans ce panel de personnalités pour qui j'éprouve beaucoup de respect.

Connaissant moins le commerce international que Pascal Lamy, l'économie que Jean-Hervé Lorenzi, l'Asie et l'industrie que Jean-Pascal Tricoire, je parlerai de politique.

D'une certaine manière, cela revient quelquefois à simplifier les choses, mais j'aimerais exprimer quelques idées sur les questions que vous avez soulevées, madame la présidente.

Je crois personnellement que les relations internationales, pour les années qui viennent, vont être marquées par le retour de la guerre froide. Cette tension entre les États-Unis et la Chine est violente, brutale, durable et va structurer nos relations.

Cela nécessite que nous adoptions un certain nombre d'attitudes, car c'est ce climat qu'il faut anticiper. On a vu les réactions monter en matière de guerre commerciale, d'abord entre la Chine et les États-Unis, puis on a assisté à la bataille technologique, qu'il s'agisse de Huawei ou des pressions chinoises et américaines sur l'Europe, les Allemands étant enthousiastes et les Français plus réservés. Tout cela risque de nous disperser.

Cette guerre commerciale, qui est devenue technologique, est en train de devenir systémique, opposant régimes autoritaires et régimes démocratiques. L'économie puissante chinoise, qui monte et qui est numéro deux, se verrait bien à la place du numéro un, qui n'accepte pas cette émergence.

Tout cela va durer un certain temps et va avoir un impact très important. J'ai été frappé d'entendre le secrétaire d'État Pompeo, lors de son voyage en Israël, ces jours derniers, alors que les relations entre Benyamin Netanyahou et Donald Trump sont très intimes, reprocher publiquement à Israël d'être trop proche de la Chine. Les États-Unis acceptent d'être en toutes circonstances derrière Israël, même sur les questions d'extension des implantations, mais leur demandent de se libérer de la Chine.

Cette question-là va donc revenir en permanence. Or cela peut assez mal tourner du fait de l'humiliation que subit la Chine, qui est accusée par les États-Unis d'être responsable de la crise. D'après ce que j'ai vu des prévisions du FMI, les pronostics de croissance sur les deux années qui viennent font que la Chine va être très largement devant les États-Unis. Il peut se passer beaucoup de choses, mais la Chine va cependant progresser plus vite.

Donald Trump, tous les matins et tous les soirs, répète aux Américains qu'ils sont les premiers, qu'ils ont les meilleures pièces, qu'ils sont les plus forts. Ils vont découvrir qu'il n'en est rien. L'humiliation peut donc constituer un choc. J'ai souvent constaté que la politique sait déclencher les haines, mais ne sait hélas pas les arrêter. Soyons donc très prudents, car ce climat me paraît assez préoccupant.

Les choses sont difficiles, et on voit bien qu'une grande partie de l'épargne chinoise finance le déficit américain. C'est un lien structurel. Comment tout cela va-t-il se passer ? Deux tiers des diplômés de sciences et technologies aux États-Unis sont asiatiques, car la Chine est fascinée par les États-Unis, leurs capacités de formation, leur intelligence en matière d'innovations, etc. Tout cela va bousculer profondément les choses.

Deuxième réflexion : au Royaume-Uni, un certain nombre de Brexiters disent qu'il faut couper les liens avec la Chine, comme ils les ont coupés avec l'Europe et font campagne en ce sens. Je voudrais qu'on prenne conscience que le marché chinois, comme le marché américain, sont des marchés impératifs pour les entreprises françaises qui veulent être mondiales. On n'est pas mondial aujourd'hui si on ne marche que sur une seule jambe.

Le président de la Fed demandait qu'on ne l'oblige pas à choisir entre deux marchés impératifs car, pour être une entreprise mondiale, il faut être à la hauteur de ses compétiteurs et présent sur ces deux marchés. Il est très important de bien le comprendre.

Or les Américains et les Chinois exercent sur nous un certain nombre de pressions. L'extraterritorialité américaine nous pose problème, mais les Chinois nous font subir d'autres formes de pressions.

Il faut bien admettre qu'on a, notamment avec les Chinois, des incompatibilités en matière de régime politique. Nous sommes naturellement dans le camp des démocraties, alors qu'ils revendiquent un marxisme et un socialisme à la chinoise. Beaucoup d'erreurs ont été commises par l'Occident dans ce domaine. Le marxisme, en Chine, se caractérise surtout par le leadership du Parti plutôt que par l'appropriation collective des moyens de production. Cependant, nécessité fait loi : on ne peut être sur un marché mondial sans être présent sur ces deux marchés incontournables.

Troisième réflexion à propos de la question des relocalisations et de ce que les politiques appellent maintenant la souveraineté. Je suis heureux de constater qu'on la prend à nouveau en considération au niveau européen. Cela va peut-être permettre de revoir la politique de la concurrence, des champions européens et autres sujets de cette nature, qui sont très importants. Il y a sans doute là un travail pour la commission des affaires économiques du Sénat : qu'est-ce que notre souveraineté ?

J'ai entendu un jour le Président de la République dire aux représentants du Boao Forum - le Davos asiatique - qu'il voulait protéger l'acier pour faire des avions et des voitures. Or notre pays a découvert que la Chine était une puissance économique lorsqu'on a manqué de paracétamol français. Il existe un certain nombre de priorités.

Certains estiment qu'il est trop tard pour relocaliser l'industrie. Je n'en sais rien, mais ce n'est pas trop tard en matière d'agriculture et d'indépendance alimentaire. Que faisons-nous sur ces sujets, et comment définit-on le périmètre de notre souveraineté ? Je pense qu'il faut des débats à ce sujet.

Je souffre beaucoup de constater que, dans notre pays, la logique du moyen terme et la logique du court terme ne sont plus vraiment traitées. Quand j'étais jeune président de région, nous bénéficiions de la Datar, qui nous apportait des perspectives, et d'un Commissariat général au Plan. Les discussions étaient d'un haut niveau. C'était des rendez-vous qu'on ne voulait pas manquer quand on venait à Paris pour essayer de penser notre avenir. Il existait des contrats de plan régionaux et nationaux, et l'on se projetait dans l'avenir.

Il conviendrait qu'on ait aujourd'hui une réflexion de cette nature, une sorte de Conseil national de la souveraineté qui, avec un certain nombre de spécialistes, nous amène à réfléchir à ce que nous tenons le plus.

Une idée fausse traîne ici ou là suivant laquelle on pourrait choisir entre souveraineté et coopération. Bien sûr que non ! Il faut de la coopération internationale et de la souveraineté. Tout le problème est de définir nos périmètres. Je pense que c'est assez difficile à faire et que l'État ne doit pas le faire seul. Il doit être ouvert à toutes les forces pensantes du pays. Il est très important que le Sénat fasse des propositions en matière de souveraineté, en pensant notamment à notre indépendance agroalimentaire, secteur dans lequel nous disposons de tous les atouts.

Nous entrons dans un monde de rapports de force. Sans l'Europe, nous avons peu de poids. Nous sommes devant un choix stratégique. L'accord franco-allemand sur la mutualisation de la dette partielle est très important. C'est l'espoir que les Européens ont au fond du coeur. On a bien vu que les périodes de réussite et de facilité n'étaient pas favorables à l'Europe. L'Europe, qui est née dans la tragédie, dès qu'elle sent la menace, peut avoir un sursaut. Peut-être y assistons-nous en ce moment.

Lorsque le président Macron a reçu le chef de l'État chinois à l'Élysée, au mois de mars dernier, dans le cadre d'une visite bilatérale, Mme Merkel était à sa droite et M. Juncker à sa gauche. Cela a impressionné les Chinois. Ce sont des logiques qu'il faut avoir en tête.

Je sais qu'un sommet sur les investissements doit normalement avoir lieu à Leipzig en septembre. Je pense qu'il faut continuer à recourir à cette métaphore du rapport de force, notamment franco-allemand.

Je termine en rejoignant ce que disait tout à l'heure Pascal Lamy à propos du multilatéralisme et du fait que la pandémie de Covid-19 a aggravé nos difficultés. On le voit avec l'OMS. Tout ceci est en partie une conséquence de la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine. Quand les Américains sont mécontents d'une pression chinoise sur une organisation internationale, ils s'en retirent. On est en train de déséquilibrer systématiquement les organisations internationales, alors qu'il existe des demandes fortes en matière de multilatéralisme ! Le multilatéralisme a 75 ans et fait son âge. Il est vrai qu'en 1945, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l'Afrique et l'Asie n'étaient pas ce qu'elles sont aujourd'hui.

Nous devons donc repenser le multilatéralisme. L'idée du Conseil de sécurité économique est une idée forte. Peut-être même faut-il changer le mot de multilatéralisme. Les Américains, dans les forums internationaux auxquels je participe, recommandent aux uns et aux autres de ne plus employer ce mot. Peut-être faudrait-il parler d'omnilatéralisme et de gouvernance mondiale inclusive, avec la recherche d'un équilibre et surtout une pratique du respect.

Le Forum sur la paix est en fait un forum pour la gouvernance mondiale. C'était une très belle intuition. La France, l'Allemagne et l'Europe peuvent peut-être inspirer une autre gouvernance mondiale.

Il faut être conscient de l'extrême gravité de la situation et chasser toute légèreté, être particulièrement responsable. Les choses peuvent mal tourner. On a vu des guerres démarrer sur des horreurs ou des bêtises. Je ne crois pas que la Chine soit un pays belliqueux par nature. Elle l'a montré dans son histoire. Elle a découvert l'Afrique et n'a pas cherché à y imposer le colonialisme ni l'impérialisme.

Cependant, certains militaires chinois disent aujourd'hui que la seule raison pour laquelle ils seraient prêts à faire la guerre serait Taïwan. Un certain nombre de sujets peuvent être extrêmement tendus, et il faut bien avoir conscience de la gravité de la situation pour exercer notre action avec responsabilité.

Je vous remercie.

Mme Sophie Primas , présidente. - Merci beaucoup, cher Jean-Pierre.

Pour terminer ce tour de table, je vais céder la parole à Jean-Pascal Tricoire, capitaine d'industrie, qui intervient depuis Hong-Kong. Il va nous faire part de sa vision de ce que représentent la mondialisation et son évolution future.

M. Jean-Pascal Tricoire, président-directeur général de Schneider Electric. - Merci, madame la présidente. Je suis très honoré de témoigner devant vous, en compagnie de Pascal Lamy, Jean-Pierre Raffarin et Jean-Hervé Lorenzi, avec qui nous avons bataillé de nombreuses fois sur les fronts internationaux pour défendre les intérêts et l'image de la France.

Je ne suis ni économiste ni politique. Mon regard est celui d'un industriel qui est au coeur des sujets mondiaux que vous avez abordés aujourd'hui.

Quelques mots sur Schneider Electric, l'une des sociétés françaises qui a su relever les défis de la mondialisation et de la digitalisation pour se transformer complètement et se développer. Nous avons triplé notre taille dans les quinze dernières années pour constituer aujourd'hui une société qui réalise à peu près 27 milliards d'euros de chiffre d'affaires, emploie 140 000 personnes au niveau mondial et représente 6 % du chiffre du groupe. Nous employons 17 000 personnes en France, soit 12 % des employés mondiaux.

Nous nous sommes imposés comme le leader mondial des solutions digitales pour le développement durable. Notre premier marché, ce sont les États-Unis, le deuxième, c'est la Chine. Notre première région est l'Asie-Pacifique, la deuxième l'Amérique du Nord, enfin l'Europe.

Nous sommes un exemple d'une société française qui a considéré la mondialisation à la fois comme un challenge, mais aussi comme une opportunité. Je ne pense pas que la mondialisation disparaisse, chacun voulant le meilleur. Tous les enfants rêvent de posséder une console d'origine japonaise, un téléphone d'origine américaine, etc. Ce n'est pas très différent de la démarche qui a contribué au développement de la Route de la soie, il y a très longtemps, et conduisait les Européens à aller chercher des épices à l'autre bout du monde.

Nous sommes toutefois aujourd'hui dans une globalisation tournée vers un mouvement de multirégionalisation ou de multilocalisation. Ce n'est pas un mouvement nouveau. Cela a commencé par des tensions commerciales croissantes et une véritable division digitale. Personne n'en parle, mais le monde digital chinois n'a rien à voir avec le monde digital américain, et cela a des conséquences stratégiques, technologiques, économiques probablement plus importantes que les tarifs douaniers qu'on voit fleurir autour du monde.

La pandémie de Covid-19 n'a été qu'un catalyseur d'accélération politique pour créer des dissensions entre les diverses régions. Tout cela va probablement nous conduire vers un système qui sera de plus en plus multirégional. C'est ce vers quoi notre société a toujours tendu. Nous n'avons jamais cru à un système complètement globalisé, non pour des raisons de tarifs ou de coûts, mais tout simplement parce que nous croyons que la compétitivité d'une société réside d'abord sur sa capacité à coller au terrain et à répondre au plus vite aux demandes. Tout cela n'est pas possible si les chaînes logistiques et industrielles sont trop longues.

Notre mission est de concevoir des solutions digitales pour le développement durable. Or on ne peut être performant dans ce domaine et réduire son empreinte carbone si l'empreinte logistique est trop longue.

Enfin, une entreprise repose avant tout sur les talents et la motivation de ses collaborateurs. Plus on a une vision locale de ce qui se passe, plus on peut être rapide, donner du sens à ce que l'on fait, et plus l'entreprise est compétitive.

Chez Schneider Electric, nous avons depuis toujours structuré des chaînes logistiques multirégionales. L'Europe pense aujourd'hui à se refermer sur ses frontières et à se protéger. Plusieurs choses sont à intégrer.

En premier lieu, l'Europe est une zone exportatrice. Si on ferme les frontières pour se protéger, la réciproque sera vraie et nos services ne trouveront plus de marchés extérieurs. Nous sommes aujourd'hui exportateurs et risquons de nous appauvrir plutôt que de nous s'enrichir, il ne faut jamais l'oublier.

En deuxième lieu, il faut comprendre que l'Europe est aujourd'hui dépendante. Je travaille dans le digital : l'Europe est une colonie digitale du reste du monde, et particulièrement des États-Unis ! C'est vrai à tous les niveaux - semi-conducteurs, réseaux de télécommunications, sites Internet. Il faut donc bien réfléchir avant de penser à s'isoler et à ce dont on va se priver potentiellement dans le futur.

Troisième élément : on peut effectivement relocaliser ou localiser plus d'activités en Europe, mais on ne trouve pas toujours des personnes qui veulent travailler dans les usines, parce qu'on les a formées à autre chose. Il faut aussi réaliser que faire fonctionner une usine en Europe et en France présente des coûts et une complexité très supérieure à ce qu'on trouve ailleurs. La compétitivité industrielle ne passera qu'au travers d'une digitalisation ou d'une automation très forte de notre appareil de production.

Enfin, je vis chaque jour des débats entre Américains et Chinois, mais l'Europe est aux abonnés absents. Tout le monde veut parler de sa propre voix. Il est absolument essentiel, pour exister dans le futur, que l'Europe se dote d'une voix beaucoup plus forte et unique.

Cela signifie que l'Europe du Sud et celle du Nord doivent faire des compromis. Ce qui me terrifie dans la pandémie de Covid-19, c'est la division culturelle que l'on a constatée entre les deux, l'Europe du Sud s'arrêtant presque immédiatement, l'Europe du Nord faisant le choix de continuer à fonctionner et d'établir un équilibre permanent entre la santé et l'économie. Tout cela laissera forcément des traces.

La crise liée à la pandémie de Covid-19 a montré le caractère absolument essentiel du digital. Il y a six mois, nous n'aurions pas imaginé le débat que l'on a aujourd'hui en vidéoconférence, et peut-être ne nous serions-nous jamais rencontrés.

Toutes les entreprises ont réalisé une avancée rapide dans le digital, qu'on n'avait jamais vécue. Je pense qu'on ne reviendra jamais complètement en arrière. Nous avons tenu, il y a trois semaines, notre première assemblée générale en digital. D'habitude, seuls venaient à nos assemblées générales les Parisiens de l'Ouest. Tout le monde a été placé sur un pied d'égalité, même en province. Cela ouvre des tas de portes en termes d'empreinte carbone, de sécurité sanitaire, d'équité de représentation.

Le digital suscite un engouement chez nos clients, car il a été et demeure le seul moyen de continuer à faire tourner des applications extrêmement critiques, comme les systèmes électriques des hôpitaux, particulièrement les systèmes de soins intensifs, les centres de données informatiques - qu'on sature à chaque fois que l'on fait une réunion sur Zoom comme aujourd'hui -, les chaînes de froid pour la pharmacie ou la nourriture. Ceux qui n'étaient pas connectés n'ont pas su ce qui se passait. Certaines pannes phénoménales ont eu lieu, et les personnes connectées ont pu anticiper, réparer ou assister à distance des opérateurs sur le terrain. On a ainsi pu réagir de façon rapide aux problèmes qui se sont posés.

Les Européens sont plutôt en bonne position dans ce domaine : nous avons assez largement perdu le premier épisode de l'Internet des personnes, mais le deuxième épisode de l'internet des objets, qui connecte les villes, les bâtiments et les usines, sert le leadership de sociétés européennes comme Schneider Electric ou Siemens, qui constituent les deux grands acteurs mondiaux de la digitalisation des objets et de l'environnement.

Thierry Breton a plaidé en faveur de la souveraineté des données industrielles, car c'est là une opportunité de garder ou de reprendre l'avantage.

Je pense que cette crise remet l'accent sur le besoin de développement durable et le besoin de sens. L'épidémie, les problèmes d'émissions de carbone et de changement climatique sont en fait les « collatéraux » d'une urbanisation à marche forcée.

Face au sentiment qu'une vengeance quasi divine s'abat sur nous, la plupart des sociétés, des États ou des villes accélèrent le développement durable en sortie de crise. Il est d'ailleurs à ce titre instructif de voir que les tentatives de la Chine pour réactiver l'économie sont complètement dédiées à ce que la Chine appelle la « nouvelle infrastructure », c'est-à-dire l'infrastructure connectée, les villes intelligentes, les bâtiments intelligents, les infrastructures intelligentes et, bien entendu, l'industrie du futur.

Dernier point : nous possédons 200 usines autour du monde, 300 centres de logistique, des milliers de clients dont le système électrique constitue la ligne de survie pour faire fonctionner les hôpitaux, les chaînes d'alimentation, etc. Dans les cent pays où nous opérons, plus la résolution de la crise a été réalisée au niveau local, mieux on a su réagir rapidement et rebondir, en laissant les acteurs locaux, les collaborateurs, les mairies, la direction locale de nos sites trouver des solutions par eux-mêmes, dans un cadre assez large et de façon responsable.

Tout cela est d'autant plus facile que l'environnement n'est pas trop complexe en termes de régulation et d'acteurs. Cette crise nous enseigne que la France doit réaliser des progrès collectifs. Notre pays est l'un de ceux qui ont subi le plus fort arrêt en Europe ainsi qu'au niveau mondial. La capacité à redémarrer me préoccupe personnellement beaucoup. La période très difficile que nous vivons aujourd'hui nous rappelle cruellement nos besoins en matière locale et en simplicité. Plus les sociétés sont inclusives, plus le rebond est facile.

Mme Sophie Primas , présidente. - Merci beaucoup pour votre vision de capitaines d'industrie.

Comment pensez-vous les uns et les autres que l'on puisse arriver à valoriser à la fois la valeur sociale, les différences qui y sont attachées de continent à continent, et la valeur environnementale ? Est-il selon vous possible de changer le paradigme en matière de notion de coûts et de prix ?

M. Pascal Lamy. - Tout d'abord, les conceptions du bien-être social sont extrêmement différentes à travers le monde. Elles peuvent reposer sur la réduction de la pauvreté et des inégalités, de bonnes retraites, l'indemnisation du chômage, la couverture maladie, la maternité, etc. À la différence de l'environnement, de la paix ou des échanges, le bien-être social n'est pas considéré comme un bien public mondial et ne bénéficie pas d'une vision commune.

Si on parle de compétition internationale, l'essentiel de ce qu'exprime la concurrence des systèmes sociaux, c'est le prix du travail, corrigé des différences de productivité : ce qui compte, ce n'est pas le salaire de quelqu'un, c'est ce qu'il produit pour ce salaire. On sait que, dans l'ensemble, lorsque les pays se développent, les salaires augmentent. Le cas de la Chine est très parlant de ce point de vue. Le prix du travail, qui avantageait ce pays il y a quinze ou vingt ans, est en train de disparaître peu à peu. Les industries se sont délocalisées de la Chine du Sud vers la Chine du Nord, et se déportent maintenant vers d'autres pays asiatiques.

Ce sont donc très souvent des situations transitoires. Reste la question de ce que le capitalisme doit produire pour réduire l'insécurité en général, y compris l'insécurité sociale, qui est de mon point de vue intrinsèque au capitalisme et très difficile à traiter au plan mondial.

Quant à la division internationale du travail, elle repose sur les avantages comparatifs et les prix relatifs. À chaque fois que les prix relatifs changent, ce sont les flux et les modalités qui évoluent. Jean-Pascal Tricoire en a parlé à propos d'une version plus régionale de la mondialisation ou plus locale de la régionalisation.

Les grands changements de prix, on le sait, concernent l'énergie, les salaires et le risque. Le Covid-19, a fait apparaître comme je l'ai indiqué un repricing du risque qui modifie beaucoup les prix relatifs. Je suis entièrement d'accord pour dire que la crise liée à la pandémie de Covid-19 va probablement faire monter la préoccupation environnementale dans l'esprit des populations ce qui, de mon point de vue, est plutôt une bonne chose.

Sauf à penser qu'on peut faire la révolution du jour au lendemain
- et j'y ai renoncé depuis un certain temps -, ce sont ces modifications de prix relatifs et de réglementations qui peuvent changer le capitalisme et produire une nouvelle version un peu plus résiliente, soutenable, moins stressante pour les personnes et pour la nature. Cela passera par une revalorisation du prix du risque et du carbone : c'est un enjeu essentiel dans lequel l'Europe doit assurer son leadership .

Par ailleurs, je souscris totalement à ce qu'a dit Jean-Pierre Raffarin : soit l'Europe sort renforcée de cette crise, et le monde sera un peu moins dangereux, soit elle en sort affaiblie, et il sera encore plus dangereux.

Mme Sophie Primas , présidente. - Monsieur Tricoire, votre groupe possède deux cents usines dans le monde. Comment gérez-vous la captation du carbone et la valorisation sociale ?

M. Jean-Pascal Tricoire. - Nous avons une vision très multirégionale de notre chaîne d'approvisionnement pour optimiser la vitesse du service client et l'empreinte carbone. À l'intérieur d'une région comme l'Europe, les différences entre pays sont beaucoup plus limitées qu'au niveau mondial. On fait très peu d'exportations à partir de la Chine. Nous possédons vingt usines en Inde, qui travaillent principalement pour l'Inde, etc.

Cette séquence de tensions commerciales et digitales, associées à l'accélérateur qu'a constitué la pandémie de Covid-19, entraînera des coûts supplémentaires qu'il faudra payer pour obtenir quelque chose de plus régional et de plus durable. C'est sans doute très bien ainsi. C'est le prix pour un monde meilleur.

Comme l'a dit Pascal Lamy, cela fait longtemps que l'Europe aurait dû se pourvoir d'un prix du carbone. L'Europe est très en avance en matière de développement durable : le reste du monde souhaite aller dans cette direction et nous constituons un exemple. N'ayons pas peur d'être les premiers dans ce domaine.

Toutes les décisions que nous prenons aujourd'hui ont un effet collatéral carbone dont nous ne voyons pas les points induits. Il serait donc logique d'installer un prix du carbone en Europe : cela fait longtemps que nous le demandons Et même les émetteurs de carbone le réclament. Les entreprises ont besoin de prévisibilité Et le pire, c'est une loi qui fait bouger les choses tous les six mois. Un prix du carbone prévisible permettrait de prendre des décisions.

Mme Sophie Primas , présidente. - Monsieur Lorenzi, Jean-Pierre Raffarin estime qu'il faut à la fois de la coopération et, en même temps, définir un périmètre de souveraineté. Comment y parvenir ?

M. Jean-Hervé Lorenzi. - C'est assez simple. Si, à un moment déterminé, on n'a plus de paracétamol parce que l'approvisionnement est rompu, il faut se donner les moyens de pouvoir exister. Cela concerne selon moi non seulement les problèmes de sécurité sanitaire, mais aussi la vision assez optimiste que Jean-Pascal Tricoire nous a fait partager : il faut reprendre une partie du contrôle du digital et des autres secteurs de la technologie comme la biotechnologie et tout ce qui touche à l'astrophysique, c'est-à-dire la capacité à gérer la production et le transfert de données dans l'espace.

Je voudrais juste revenir un instant sur la question précédente. J'ai deux craintes en matière sociale et en matière d'environnement. Certains historiens ont étudié le comportement des populations après de grandes pandémies : six mois après, on avait oublié. Je suis optimiste, et j'espère donc que ce ne sera pas le cas, mais il faut y prendre garde.

En second lieu, je crains beaucoup les discours excessifs de ceux qui pensent qu'il ne faut rien changer. Ce n'est évidemment pas facile pour les aspects environnementaux. Je partage ce que Pascal Lamy et Jean-Pascal Tricoire ont dit sur le prix du carbone. Il faut un prix du carbone stable, fort et européen, mais l'évolution du marché de l'énergie ne va pas y contribuer.

Ceux qui prétendent qu'il ne faut rien changer estiment que l'urgence s'impose. L'urgence, dans un pays comme la France, ce sera les 400 000 ou 500 000 chômeurs de plus qu'on aura à la fin du mois de juin.

D'autres parlent du monde de demain et je redoute de telles formules. Le monde ne change jamais de façon aussi évidente. Il faut repérer aujourd'hui les points auxquels nous sommes très attachés, comme le prix du carbone, la qualité de l'air, le numérique ou l'Internet des objets. C'est fondamental. Vous nous avez d'ailleurs redonné le moral quant au fait que Siemens et Schneider Electric sont leaders dans le monde.

Si j'avais à donner quelques conseils au Gouvernement - ce que je ne me permettrais pas de faire -, ce serait d'arrêter les discours emphatiques, dont je me méfie toujours et de se concentrer sur quelques sujets, sans chercher à entamer de révolution mondiale, car les révolutions mondiales ne se déroulent jamais comme on s'y attend.

Mme Sophie Primas , présidente. - La marche est peut-être un peu haute. Il faut probablement des paliers intermédiaires. Jean-Pierre Raffarin, quel poids pourrait-on donner à l'arc méditerranéen pour l'Europe ? Quel est notre intérêt à retravailler nos relations dans cette direction ?

M. Jean-Pierre Raffarin. - C'est une question difficile.

Un mot sur les normes sociales et environnementales. Au fond, je pense qu'il faudrait aussi définir l'attractivité que nous souhaitons : c'est très important. J'entends bien que les investissements étrangers peuvent sembler inquiétants et menaçants, mais comment les choses se passent-elles à Valenciennes, chez Toyota, site issu d'un projet franco-japonais ?

Il est essentiel de savoir ce que nous voulons attirer et les normes font partie de la prise de décision économique. On peut choisir d'aller plutôt vers un territoire ou un autre. Je voudrais bien qu'on y voie clair sur l'importance de l'attractivité des investissements étrangers et de l'emploi pour connaître la part d'activité extérieure que nous acceptons. C'est un sujet extraordinairement important, parce qu'on peut jouer ensuite sur des paramètres comme la fiscalité ou les différentes normes et en faire un argument d'attractivité.

Aujourd'hui, ce sont les grandes entreprises étrangères qui alimentent en grande partie l'emploi dans la région Hauts-de-France France et elles sont les bienvenues. Qu'est-ce que cela veut dire pour nous ?

Pour ce qui est de l'arc méditerranéen, il ne faut pas se disperser, car nous n'avons pas la taille suffisante pour être présent partout - même si la France se doit de parler à tout le monde, dans la tradition gaullienne de sa politique étrangère. Il faut se concentrer aujourd'hui sur la coopération européenne, notamment franco-allemande, et rechercher les pistes d'amélioration.

Mon avis serait de donner la priorité à la dimension eurafricaine de notre stratégie, d'abord parce qu'il ne faut pas penser que nous pouvons être heureux tant que l'Afrique est malheureuse, notamment l'Afrique méditerranéenne, qui est aujourd'hui extraordinairement menacée. Il semble que la pandémie de Covid-19 n'y ait pas la même vitesse de propagation qu'ailleurs. On voit néanmoins se profiler le spectre de la faim et du chômage. L'Afrique, dans les trente ans qui viennent, doit intégrer un milliard de jeunes dans son économie si l'on veut éviter que ceci ne constitue une véritable bombe qui explosera un jour.

Ces dernières années, l'Allemagne a montré une préoccupation africaine nouvelle et celle-ci doit être appuyée. Notre destin est lié à ce qui se passe en Afrique, notamment dans le nord de ce continent. C'est la priorité, mais il ne faut pas perdre de vue que le monde a besoin de l'Europe pour éviter la confrontation. Dans ce contexte, les stratégies franco-allemandes sont porteuses d'avenir.

M. Jean-Pascal Tricoire. - Une question me tient à coeur : quel est le périmètre de contrôle de notre chaîne d'approvisionnement et de notre chaîne technologique ? Je ne vois pas d'autre réponse que l'Europe. Chacun des pays européens, individuellement, serait absolument incapable
- y compris l'Allemagne - de développer son indépendance stratégique. C'est encore plus vrai pour la France, dont Jean-Hervé Lorenzi rappelait tout à l'heure la dégradation dans les classements industriels.

Il est par ailleurs vrai que l'Europe mène une réflexion technologique ; or la souveraineté passe par la maîtrise de certaines technologies. Si vous voulez des technologies de télécommunications européennes, il faut sans doute payer un peu plus cher, parce que développer et produire en Europe est effectivement plus compliqué, plus rigide et plus onéreux qu'ailleurs, mais il est important que le marché soit très ouvert dans ce domaine.

C'est aux donneurs d'ordre des pays et des régions de s'assurer qu'on intègre et qu'on développe de la technologie d'origine européenne pour en assurer la souveraineté.

Mme Sophie Primas , présidente. - Merci. La parole est aux commissaires.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Monsieur Lamy, la semaine dernière, le directeur général de l'OMC a annoncé son départ, un an avant le terme de son mandat, considérant ne plus être l'homme de la situation.

A l'heure où les relations bilatérales font leur grand retour, quel regard portez-vous sur l'avenir de l'OMC ? Cette organisation a-t-elle encore un sens aujourd'hui ? Si c'est le cas, comment faire en sorte qu'elle s'adapte, et surtout qu'elle fonctionne ?

Monsieur le Premier ministre, le dernier numéro de The Economist s'intitule : « Goodbye globalisation ». Son éditorial indique que le flux des personnes, du commerce et des capitaux va ralentir. Ce magazine nous invite à faire nos adieux à la plus grande ère de la globalisation que nous ayons connue, et à nous inquiéter de ce qui va prendre sa place. Êtes-vous aussi pessimiste que cette revue ? Pensez-vous également que l'instabilité géopolitique va s'étendre ?

Enfin, Jean-Yves Le Drian a convoqué l'ambassadeur de Chine en France après des critiques à propos de la gestion occidentale de la pandémie. Croyez-vous à une dégradation de nos relations ?

M. Daniel Gremillet . - Monsieur Lamy, quel est votre avis sur l'idée d'instituer une taxe carbone aux frontières de l'Union européenne, en faveur de laquelle le Sénat s'est prononcé ? Est-ce une mesure de rééquilibrage de nos échanges extérieurs ?

Monsieur le Premier ministre, la notion de bilan carbone introduite par le Sénat peut-elle contribuer à ce que la France et l'Europe retrouvent une place plus stratégique en matière d'énergies renouvelables face à la Chine ?

Monsieur Tricoire, on parle beaucoup de l'hydrogène, domaine qui bouge beaucoup en Chine, aux États-Unis et au Japon. Quelles préconisations imaginez-vous pour renforcer ce secteur en France afin de ne pas être une fois de plus dépassés, sachant que des industriels se lancent dans l'industrialisation de flottes recourant à l'hydrogène ?

M. Franck Menonville . - Ma question s'adresse à MM. Lamy et Raffarin et a été évoquée par M. Tricoire. La mondialisation semble plutôt s'orienter vers une réorganisation par pôle régional - Europe, Asie, Amérique.

Quelle est votre vision des choses sur l'avenir de l'OMC, sa réorientation et sa refondation ? Comment rendre nos accords commerciaux internationaux plus efficaces dans une mondialisation qui se réorganise ?

M. Alain Chatillon . - Ne pensez-vous pas, messieurs, qu'il serait temps d'avoir une Europe plus tonique et moins administrative ? Ne faut-il pas créer un consortium pour regrouper sept ou huit pays dynamiques au sein d'un marché commun à vingt-sept ?

Je suis par ailleurs très attaché aux pôles de compétitivité. J'ai d'ailleurs créé le premier pôle de compétitivité agroalimentaire à vocation mondiale entre les régions Midi-Pyrénées et Aquitaine. Aujourd'hui, les aides de l'État se sont taries et c'est une catastrophe. Ne faut-il pas que l'État décentralise son administration dans ce domaine ? Vous avez évoqué la Datar : je suis partisan d'une administration parisienne moins lourde et d'une plus grande efficacité locale.

Mme Sophie Primas , présidente . - La parole est à Pascal Lamy.

M. Pascal Lamy. - Tout d'abord, je ne commenterai pas la démission de mon successeur. Je m'en tiens à ce que mes pérégrinations politiques m'ont appris : on succède toujours à des incapables et on est remplacés par des ingrats.

Concernant l'avenir de l'OMC, je pense qu'on ne peut se passer d'une organisation globale qui régule autant que possible les conditions de la concurrence commerciale. Je pense qu'un régime d'échanges ouverts est préférable à un régime d'échanges fermés. C'est d'ailleurs ce que l'histoire des cinquante dernières années a montré. Pour les pays qui veulent se développer, l'ouverture des échanges est la bonne solution. Il reste que, dans un certain nombre de cas, elle présente des limites.

C'est pourquoi je n'ai jamais employé en public une seule fois depuis trente ans le mot de « libre-échangisme ». Je ne crois pas au libre-échange. C'est une notion abstraite, un concept très intéressant pour les débats académiques, mais la réalité est que l'ouverture des échanges n'existe que dans le but d'augmenter le bien-être des populations de la planète.

Nous avons donc besoin d'un régulateur global. Ce n'est pas toujours simple, surtout lorsque M. Trump considère que l'OMC a été la pire catastrophe qui a frappé les États-Unis depuis trente ou quarante ans. C'est évidemment une ineptie complète. Il n'empêche qu'il est président des États-Unis, et que ceci a eu un certain nombre de conséquences, même s'il n'a pas tout à fait tort quand il dit que les règles de l'OMC ne contraignent pas suffisamment certaines pratiques chinoises.

Nous avons besoin de l'OMC mais les choses vont être compliquées. On va passer par une phase de court terme difficile, dans laquelle il faut d'abord éviter des restrictions supplémentaires aux échanges notamment, dans les mois qui viennent, concernant l'alimentation.

Dans un certain nombre d'endroits, les restrictions au commerce alimentaire vont faire plus de victimes que la pandémie de Covid-19. Il y a là un enjeu de très court terme sur lequel l'OMC devrait à mon avis se mobiliser bien davantage. Il n'est pas sûr que la démission du directeur général place l'OMC dans de bonnes conditions, même si je pense que ses membres vont le remplacer plus vite que d'habitude.

À moyen terme, il va falloir éponger les distorsions que la crise aura introduites dans l'échange international. À long terme, il va falloir revenir sur la réforme du code des règles de l'OMC, notamment en matière d'aides d'État et d'environnement - mais ce n'est pas juste après la crise qu'on va pouvoir le faire correctement.

Ceci me permet de répondre à la question sur l'ajustement carbone à la frontière. Je sais que le Sénat y a beaucoup travaillé, comme d'habitude de manière plutôt professionnelle par rapport à d'autres sur ce sujet. C'est pour moi la marque de fabrique du Sénat d'entrer davantage dans les détails et de produire un travail d'études et un travail législatif de très bonne qualité.

Je suis désormais favorable à un dispositif de ce genre en Europe, non pas tellement pour des raisons de compétitivité internationale - encore que la question mérite d'être posée -, mais surtout pour des raisons de fuites de carbone. Si l'on fait monter le prix du carbone comme il convient en Europe, il faut le faire par un mécanisme de permis et de marchés d'émissions pour lequel un prix plancher du carbone est nécessaire, ce que Jean-Pascal Tricoire n'apprécie pas beaucoup. Je me félicite, de ce point de vue, que l'accord franco-allemand de lundi l'ait évoqué.

Il faut donc compléter ceci par un mécanisme d'ajustement carbone à la frontière. Rendez-vous le 3 juin prochain à l'Institut Jacques Delors à Bruxelles, qui va présenter une enquête complète sur un tel dispositif européen sur le carbone, comme il l'a fait pour le plan de relance. Je suis très reconnaissant à Jean-Hervé Lorenzi d'avoir mentionné ce travail, qui nous a occupés pendant quelques semaines. C'est le rôle des think-tanks de faire des propositions.

Cela fait partie d'une série de travaux que l'Institut Jacques Delors a entamés sur le verdissement de la politique commerciale de l'Union européenne. Il fait partie des deux volets commerciaux auxquels on doit s'intéresser dans les temps qui viennent en matière de politique commerciale de l'Union européenne pour la durcir et la verdir. Dans les deux cas, nous avons des idées assez classiques et assez nettes.

Monsieur Menonville, la régionalisation de l'économie mondiale, dont Jean-Pascal Tricoire a fait mention, comporte un pôle européen, un pôle américain et un pôle asiatique. J'ai cependant un doute, car en tant qu'Européen, je m'intéresse beaucoup à l'Afrique. Si on concentre les systèmes de production dans des chaînes asiatiques, européennes et américaines, que fera l'Afrique dans les vingt ou trente ans à venir ? Elle ne sera sans doute pas capable de se transformer elle-même en pôle de production. J'émets donc plusieurs réserves au regard de cette notion de régionalisation.

Compte tenu de la rivalité sino-américaine, je ne suis pas sûr qu'un pôle américain - qui aura d'ailleurs beaucoup de mal à englober l'Amérique latine pour des raisons politiques évidentes - et un pôle asiatique autour de la Chine soient réalisables.

Beaucoup de pays asiatiques, à commencer par le Japon, la Corée, qui ne sont pas quantités négligeables, n'ont pas très envie d'appartenir à un pôle dont le leader serait la Chine pour les décennies à venir.

Enfin, monsieur Châtillon, je vois bien les avantages respectifs d'une Europe plus petite, donc plus mobile et d'une Europe plus grande, donc plus lourde. Ce qui compte, c'est le poids et la masse. Ce qui fait la puissance potentielle de l'Europe et son poids dans le monde, c'est la taille de son marché intérieur.

C'est la base de notre puissance Pour l'instant, nous n'en avons pas d'autre et il faut donc la développer. C'est une des raisons pour lesquelles la fabrication de ce plan de relance en matière de transition écologique, de digital et d'innovation est aussi importante. C'est l'occasion pour l'Europe de reprendre un leadership qu'elle a perdu dans un certain nombre de domaines. Sans doute la vie à vingt-sept est-elle compliquée mais, dans le monde tel que l'a décrit Jean-Pierre Raffarin, nous devons absolument augmenter notre poids et notre masse. Cela passe par le marché intérieur et par un dispositif d'intégration économique qui doit s'accélérer à l'occasion de cette crise.

M. Jean-Pascal Tricoire. - En réponse à votre interrogation sur l'hydrogène, je fais observer qu'il est important de suivre plusieurs pistes pour décarboner le monde dans lequel nous vivons. Nous travaillons avec certaines sociétés dans le développement de solutions recourant à l'hydrogène.

À court et moyen terme, le plus important est l'électrification de notre environnement. Au niveau mondial, seulement 20 % de notre activité fonctionne à l'électricité. On estime que, dans les vingt ans qui viennent, on va passer de 20 % à 40 %, ce qui est phénoménal. On va donc investir autant dans l'électricité que depuis la création de l'électricité. Pourquoi ? À partir du moment où on utilise des sources de production d'électricité renouvelable, hydraulique ou nucléaire, c'est la seule manière de décarboner notre consommation énergétique.

La mobilité va évoluer très rapidement vers de l'électrique pur. Dans l'immobilier, aujourd'hui responsable d'environ 50 % des émissions de carbone, il va être nécessaire de passer au tout électrique, avec des bâtiments de plus en plus indépendants et autonomes en matière de température, qu'il s'agisse de l'air conditionné ou du chauffage.

C'est la plus grosse vague qu'on a en face de nous avec un mouvement massif vers l'électrification et la gestion des nouveaux systèmes au travers du digital. Le monde de l'énergie sera beaucoup plus décentralisé, avec une génération plus proche des communautés, des villes, des parcs de bâtiments et des parcs d'usines.

La France a ici un avantage énorme : on a beaucoup de sociétés d'excellence dans ce domaine et notre filière électrique est reconnue mondialement. Il faut pousser les feux partout où on le peut ; on aurait bien tort de s'en priver.

M. Jean-Pierre Raffarin. - Je vous répondrai en faisant tout d'abord référence à Saint-Exupéry : on ne peut être en même temps responsable et désespéré. C'est vrai pour les sénateurs comme pour les autres !

S'agissant de la convocation par Jean-Yves Le Drian de l'ambassadeur de Chine, j'approuve le ministre d'affaires étrangères. On ne peut pas laisser sur un site officiel des commentaires accusant la France et nos personnels de laisser mourir les gens dans les Ehpad. Ce genre de déclaration mérite une mise au point. Comme l'a rappelé Jean-Yves Le Drian, ce n'est pas conforme à la relation franco-chinoise et il faut de temps en temps exprimer sa conviction et sa fermeté.

Cela dégrade-t-il nos relations ? Je ne le crois pas. Jacques Chirac me disait toujours que les Chinois sont aussi intelligents que nous, mais travaillent plus. Ils vont donc vite. Ils savent mesurer les choses, mais il va être très important de bien définir notre relation, car Chine et États-Unis deviennent de plus en plus incompatibles. On a vu cet été le président français avec M. Trump à Biarritz, lors du G7, puis à Shanghai, à l'occasion de la foire des importations - « Tit for tat ». C'est un équilibre qu'il va être de plus en plus difficile de tenir. C'est pour cela que nous avons principalement besoin de l'Europe.

À Daniel Gremillet, je dirais que la Chine est un grand paradoxe. C'est le yin et le yang permanent, le noir et le blanc. Ce sont les principaux pollueurs, même si la situation s'est améliorée à Pékin ou à Shanghai, mais voyez leur place éminente dans les énergies renouvelables. Ce sont les champions du photovoltaïque et de plein d'autres choses. On a donc tout intérêt à coopérer.

Par ailleurs, ces dernières années, la Chine, qui avait combattu le protocole de Kyoto, a soutenu les accords de Paris. La coopération peut être importante dans ce rapport de force mondial.

S'agissant de la question d'Alain Châtillon sur l'Europe, je partage ce que disait Pascal Lamy : il nous faut vivre dans l'espace européen et renforcer en permanence la dynamique franco-allemande.

En matière de décentralisation, il va falloir tirer les expériences de cette pandémie de Covid-19. Il faut libérer un certain nombre d'initiatives. Je suis très admiratif de notre système hospitalier, qui a longtemps eu des difficultés avec la haute administration et n'obtenait pas ce qu'il souhaitait. Il a démontré sa capacité à gérer localement les choses, en créant une communauté humaine réunissant professeurs, infirmiers et brancardiers autour des malades. Ils ont réussi à passer de 5 000 lits de réanimation à 10 000 lits par des aménagements locaux.

Il faudra analyser ce qui s'est passé, notamment en Île-de-France, entre l'AP-HP, qui est le lieu de la cohérence, l'hôpital, qui est le lieu de l'initiative, et bien comprendre l'articulation. Comme le disait Jean-Pascal Tricoire, l'imagination réside souvent dans l'initiative au plus près du terrain.

Je partage ce que disait Pascal Lamy sur la nécessité d'augmenter notre masse dans les rapports de force dont la Chine, les États-Unis, et tous les autres vont faire la règle internationale. Il nous faut non seulement avoir des alliés traditionnels, mais aussi reprendre le dialogue avec des partenaires comme l'Inde, le Canada, ou les démocraties de l'Asie, et créer des alliances nouvelles. C'est la masse qui compte.

Mme Sophie Primas , présidente. - La parole est aux commissaires pour une seconde série de questions.

M. Serge Babary . - Monsieur le Premier ministre, ne faut-il pas redouter l'attitude défensive de la Chine vis-à-vis de son marché intérieur, ce qui risque de limiter notre accès à un marché que vous avez qualifié d'impératif ?

M. Joël Labbé . - Je suis particulièrement intéressé par ce que j'ai entendu de la part d'experts tels que vous. Ces propos se veulent rassurants, mais ne pensez-vous pas au fond qu'on a pu se tromper ? Pourquoi se retrouve-t-on face à un tel péril ?

M. Lorenzi estime, comme d'autres, qu'on ne va pas pouvoir faire de révolution et qu'il est préférable de garder la main sur certains sujets bien précis pour les mener à bien. M. Tricoire disait quant à lui qu'en reterritorialisant certaines productions, on pouvait mieux appliquer les principes du développement durable.

Je pense que la relocalisation de l'alimentation est un enjeu que nos territoires peuvent se réapproprier, même si nos exportations doivent nourrir des populations extérieures.

M. Lamy indique que les restrictions au commerce alimentaire vont faire bien plus de victimes que la pandémie de Covid-19 Et cette observation m'interpelle. Les produits alimentaires doivent-ils rester, dans l'OMC, des produits comme les autres ou être régulés de façon extrêmement fine ? L'alimentation est un droit humain fondamental, et l'on risque d'être confronté à d'autres périls si on ne fait rien.

Comment faire en sorte que les territoires retrouvent une souveraineté alimentaire, en France mais aussi à l'échelle mondiale, comme le défend Olivier De Schutter ?

Mme Anne-Marie Bertrand . - Monsieur Lamy, vous avez déclaré que le coronavirus va accélérer le passage du protectionnisme au précautionnisme. On ne protégera donc plus les entreprises, mais plutôt les consommateurs. Je pense que nous faisons preuve de crédulité, sinon d'aveuglement lorsque nous signons des traités.

J'ai eu l'honneur d'être rapporteur d'une proposition de résolution en vue d'un accord de libre-échange entre l'Union européenne et l'Australie. Les agriculteurs et les consommateurs ont été entendus, mais il est difficile de garantir leur protection faute de pouvoir faire appliquer les textes.

Ne pensez-vous pas que la défiance à l'encontre du libre-échange exprime une défiance envers notre propre État, incapable de garantir la bonne application des traités ? Quelles sont vos propositions à ce sujet ?

Mme Sophie Primas , présidente. - Messieurs, vous avez la parole.

M. Pascal Lamy. - Monsieur Labbé, il faut bien sûr se poser la question de savoir comment on en est arrivé à cette catastrophe. La raison principale réside dans le fait que l'impréparation au niveau des États est très faiblement corrélée aux questions de globalisation. Cela n'empêche pas de se préparer, mais la vérité est qu'aucun pays ne s'attendait à ce risque, même si nous l'avions les uns et les autres évoqué depuis longtemps.

Je me souviens d'un rapport de 2012-2013 sur les défis du futur dans lequel figurait un paragraphe sur les maladies à venir, dont certaines transmissibles, où la maladie Covid-19 apparaissait clairement.

C'est une affaire d'organisation de nos sociétés, qui sont aujourd'hui incapables d'identifier des risques systémiques de ce type. Seuls les réassureurs savent le faire. Ils emploient en général des armées de mathématiciens, avec des modèles très compliqués. C'est dans cette direction qu'il faut aller.

La relocalisation alimentaire est quelque chose qui fait sens d'un certain point de vue car la sécurité alimentaire de certains est souvent corrélée à l'insécurité alimentaire des autres. L'existence de marchés mondiaux dans lesquels les pays peuvent se fournir en cas d'ennuis, le fait que l'Arabie Saoudite ait arrêté de produire des céréales qui lui coûtaient extrêmement cher et se fournisse dorénavant sur les marchés ukrainien, canadien et australien est plutôt une bonne chose.

Quant aux produits agricoles et alimentaires, vous savez sans doute qu'ils sont traités de manière tout à fait spécifique à l'OMC, et bien différemment des produits industriels ou des services. En termes de protection douanière, les taux atteignent en moyenne 15 à 20 %, alors qu'on est entre 2 et 5 % pour les produits industriels. Je ne parle même pas des subventions qui, dans le cas de l'agriculture européenne ou américaine, représentent environ 20 à 30 % des revenus des producteurs, ce qui est évidemment totalement hors norme par rapport au secteur industriel manufacturier ou au secteur des services.

Enfin, s'agissant des obstacles, j'ai coutume de distinguer le protectionnisme, qui consiste à protéger les producteurs de la concurrence étrangère, du précautionnisme, qui a pour but de soutenir les populations contre les risques, ce qui se traduit par des mesures réglementaires qui entraînent des obstacles à l'échange. Ce sont deux mondes qu'il faut absolument distinguer, même s'il peut y avoir des zones de recouvrement qu'il convient de surveiller.

Le futur réside dans une certaine forme d'harmonisation des précautions, qui constitue un exercice difficile. Un vélo, c'est un vélo, de la ferraille, c'est de la ferraille. Lorsqu'on parle de risques pour la santé ou pour l'environnement, de bien-être animal ou de risques sociaux, le débat repose sur l'idéologie, la culture et l'imaginaire. C'est un monde compliqué. Il suffit de parler de boeuf aux hormones ou de chloration des poulets pour comprendre qu'il peut y avoir des différences considérables sur la planète.

En matière de bien-être animal, la Suède et l'Inde n'ont évidemment pas les mêmes appareils conceptuels - que les anthropologues appellent « différences cognitives ». Ce monde-là est devant nous du point de vue de la régulation internationale. C'est ce à quoi il faut s'attacher dans l'avenir. C'est une tâche redoutable. La pandémie de Covid-19 va accélérer la nécessité de reconsidérer globalement la façon dont nous gérons les questions de précaution. C'est un défi considérable, notamment pour les pays les plus pauvres, qui n'ont pas forcément les mêmes moyens que le Japon, la Chine, les États-Unis ou l'Europe.

M. Jean-Pierre Raffarin. - Je répondrai à Serge Babary que je ne crois pas vraiment à l'hypothèse de fermeture de la Chine. En tous cas, pour obtenir la réciprocité en termes de marché, nous avons besoin d'une unité européenne renforcée. N'oublions pas que les principaux concurrents de nos entreprises françaises en Chine sont les Allemands.

Il y a donc des progrès à faire dans notre cohérence politique. Ne soyons pas naïfs : avec la Chine, c'est une question de rapports de force. Si on est fort, on peut essayer d'obtenir des espaces de souveraineté et de coopération. La Chine elle-même sait que certains marchés sont ouverts et comprend cette logique. J'ai assisté à des réunions intergouvernementales où l'on voit bien que cette idée d'espaces protégés ouverts entre la Chine et la France peut progresser. Plus les Français et les Allemands seront unis, plus on aura des chances d'être écoutés.

Joël Labbé a raison à propos de la nécessité de l'autocritique, mais lorsqu'on est au Gouvernement, on est dans un univers d'incertitudes. Quand on discute, les incertitudes doivent être levées et les choix apparaissent alors évidents. Nous vivons d'autre part dans un monde démocratique. Or en démocratie, il existe des alternances, des changements politiques et beaucoup de complexité. Le pouvoir ne fait pas toujours ce qu'il veut.

En 2004, Jacques Chirac a été un des premiers à considérer le risque pandémique comme une menace majeure. Il a commandé en 2004 un rapport à l'Inspection générale de l'administration afin de voir comment l'État pourrait réagir à un tel risque. Il a engagé par ailleurs un certain nombre de coopérations internationales. Il a ensuite fait en sorte que du matériel soit commandé, et la décision a été prise d'acquérir 250 millions de masques. Par ailleurs, les rapports sur la défense nationale intégraient le risque pandémique.

La stratégie anti-pandémie va bouger parce que nous sommes en démocratie. Certaines lectures sont faciles a posteriori mais le « management » est difficile quand on est au pouvoir. Je le dis parce que je connais ce mécanisme.

Aujourd'hui, il est très important d'avoir une vision et une capacité d'action. Pour ce qui est de la vision, on doit intégrer la conflictualité entre les deux grandes premières puissances. Sommes-nous capables d'arbitrer pour éviter l'affrontement général et trouver des alliés d'abord européens, puis dans d'autres pays, pour équilibrer la nouvelle gouvernance mondiale ?

Lors de la première guerre froide, les pays voisins des grandes puissances ont formé deux blocs, le bloc soviétique et le bloc américain, avec ses alliés atlantiques. Aujourd'hui, il semble bien que les pays soient prudents. Personne ne s'engage derrière ces deux puissances. Il existe un espace important de nations indépendantes, de pays non-alignés qui ne veulent pas non plus de l'isolement. Il y a là une situation à exploiter, à condition qu'on ait conscience de notre besoin d'alliances et de la réalité des rapports de force.

Jean-Pascal Tricoire a raison lorsqu'il souligne qu'il faut que l'Europe puisse faire entendre sa voix. Un certain nombre d'erreurs ont pu être commises. J'ai demandé que trois personnalités rédigent un rapport sur cette crise - le président du Sénat, le président de l'Assemblée nationale et le président du Conseil économique, social et environnemental - pour en tirer des leçons en matière de souveraineté et de décentralisation. Une vision prospective de cette crise est nécessaire.

M. Jean-Pascal Tricoire. - On a parlé de cette crise sanitaire à laquelle nous avons réagi tous collectivement de façon très forte pour protéger nos seniors. Cette réaction va nous projeter, ne nous voilons pas la face, dans une crise économique majeure. Ma préoccupation est aujourd'hui de savoir comment soutenir les jeunes dans cette crise.

Nous avions réussi ces dernières années à faire remonter l'apprentissage à des niveaux jamais atteints en France. C'est une voie relativement nouvelle pour notre pays, mais très largement expérimentée en Allemagne, qui permet d'établir un pont efficace entre l'école et l'entreprise. Je crains que l'apprentissage ne soit la première victime de cette crise économique, qui risque de mener un certain nombre de jeunes vers l'exclusion, ce qui est certainement la dernière chose que nous souhaitons.

Nous travaillons donc sur des propositions dans ce domaine pour s'assurer de conserver un flux d'apprentis important.

M. Jean-Hervé Lorenzi. - Je pense comme Jean-Pascal Tricoire que les jours qui sont devant nous vont être extrêmement difficiles.

Je suis convaincu que la reprise peut bénéficier à un certain nombre de secteurs, car nous sommes le pays en Europe qui a le plus souffert depuis un certain nombre d'années, pour des tas de raisons qui seraient trop longues à expliquer.

Il nous faut tabler sur l'Europe en matière de grands projets. Je rejoins Jean-Pierre Raffarin et Pascal Lamy sur le fait que plus nous serons nombreux, plus nous serons forts.

Ce qui va se passer au niveau français est très compliqué. Je suis franchement assez inquiet et pas encore convaincu que la première phase qui vient de se terminer, en ayant été bien gérée, sera suivie d'idées aussi claires et précises.

Nous allons organiser les rencontres économiques d'Aix-en-Provence à Paris, à la Maison de la radio avec un débat public. Je souhaite que les pouvoirs publics comprennent qu'on ne sortira pas seulement de l'ornière grâce aux cabinets ministériels et aux hautes sphères de l'État, mais que c'est le peuple français, dans toutes ses composantes, qui trouvera les solutions. Ces rencontres pourront être revues en streaming. Le thème principal en sera : « Agir face aux dérèglements du monde - On va s'en sortir » et il va falloir écouter tout le monde.

J'ajoute que c'est au niveau des régions et des territoires que les choses se feront. L'État est très important, mais ce n'est pas lui qui va faire bouger la société française.

Je rejoins Jean-Pierre Raffarin, sur l'idée que si on veut relocaliser, il faut animer différentes structures, notamment les pôles de compétitivité. Cela a bien fonctionné en 2008 et 2009. Il faut les utiliser. Merci au Sénat de s'en faire l'écho.

M. Jean-Pierre Raffarin. - Enfin un sage dans la République !

Mme Sophie Primas , présidente. - Le Sénat en compte beaucoup !

Merci de votre participation à cette table ronde. Il est très important pour la commission de regarder plus loin que les préoccupations de court terme, sur lesquelles nous nous sommes focalisés durant dans les deux derniers mois, et qui ont été très utiles.

Nous participerons évidemment, en tant que sénateurs, à cette refondation de l'économie nationale, européenne et mondiale que nous entrevoyions déjà avant la survenue de l'épidémie de Covid-19.

Audition de M. Éric Lombard, directeur général
de la Caisse des dépôts et consignations
(en commun avec la commission des finances)
(Mercredi 20 mai 2020)

M. Vincent Éblé , président de la commission des finances. - Nous avons le plaisir d'entendre ce matin M. Éric Lombard, directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, aux côtés de nos collègues de la commission des affaires économiques, nos deux commissions étant réunies dans ce format pour la deuxième fois depuis l'entrée en vigueur de la loi Pacte .

Comme il est coutume de le rappeler, la Caisse des dépôts est placée sous la « surveillance spéciale » du Parlement. Il semble ainsi tout à fait pertinent que vous puissiez nous faire part des actions menées au cours de l'année qui s'est écoulée depuis votre dernière audition, en particulier dans le contexte actuel caractérisé par une double crise sanitaire et économique .

Ces derniers mois, l'activité de la Caisse des dépôts a été marquée par la signature du plan d'investissement pour le logement social 2020-2022 dont nous aurons l'occasion de reparler, par l'avancée des discussions relatives au rachat de la Société de financement local (SFIL), ou encore par votre rapprochement avec la Poste en mars dernier en vue de la création d'un grand pôle financier public .

Sur ce dernier point, vous avez déclaré en mars dernier que la constitution de ce pôle allait permettre à la Caisse des dépôts de jouer son rôle d'opérateur en cas de faille de marché. Vous nous préciserez dans quelle mesure ce nouveau pôle financier public devrait être mobilisé pour répondre à la crise économique actuelle .

Il serait utile pour notre commission des finances d'avoir des éclaircissements sur deux points. Le premier concerne les résultats financiers de la Caisse des dépôts pour 2019. La contribution du groupe au budget de l'État devrait être de 1,4 milliard d'euros, contre 1,6 milliard d'euros en 2018. Vous nous en présenterez certainement les principaux éléments, mais pouvez-vous nous expliquer pourquoi la contribution représentative de l'impôt sur les sociétés a-t-elle été multipliée par trois par rapport à l'année dernière ? De plus, pourquoi le versement au budget de l'État ne comprend-il pas un abondement du fonds d'épargne ? Comment s'est déroulée la mise en oeuvre cette année des nouvelles modalités de détermination du montant de ce versement telles qu'issues de la loi Pacte ?

Le second point concerne la participation de la Caisse des dépôts à un programme d'investissement annoncé par le secteur de l'assurance en soutien des PME, ETI et du secteur de la santé. Notre commission est soucieuse de la juste participation des assureurs au soutien de l'économie, comme nous l'avons rappelé lors de l'audition de la présidente de la Fédération française de l'assurance, Florence Lustman. Pouvez-vous nous présenter les grandes lignes de ce programme d'investissement basé sur les fonds dits Nov, qui existent depuis 2012, ainsi que la nature des investissements qui seront réalisés ?

Mme Sophie Primas , présidente de la commission des affaires économiques. - Monsieur le directeur général, le groupe que vous dirigez sera un acteur central de la relance de notre économie. Nos collègues auront de nombreuses questions à vous poser au cours de cet échange, tant l'empire de la Caisse des dépôts est vaste ! Pour ma part, je souhaiterais que vous exposiez les actions de la Caisse concernant le tourisme et le logement. Votre groupe est au coeur du « plan tourisme » annoncé il y a près d'une semaine par le Gouvernement, à travers la Banque des territoires et BPIfrance, qui mobiliseront 3 milliards d'euros. Pourrez-vous nous éclairer sur la façon dont ces fonds seront utilisés et nous dire à quelles transformations du tourisme vous comptez participer par ce biais ?

La situation financière des bailleurs sociaux en matière de trésorerie face aux impayés de loyer et à plus longue échéance en matière de capitaux propres inquiète. Quelle est l'analyse de la situation par la Banque des territoires ? Quelles mesures déployez-vous ?

S'agissant du soutien au secteur de la construction et de la promotion immobilière, nous saluons l'annonce, très tôt dans la crise, de l'achat, par CDC Habitat, de 40 000 logements intermédiaires en vente en l'état futur d'achèvement (VEFA). Pouvez-vous nous dire comment cette cible a été déterminée ? Comment ce plan de soutien se déroule-t-il sur le terrain ?

En matière industrielle, notre commission s'intéresse particulièrement à la question des relocalisations à l'issue de la crise. Vous avez récemment indiqué vouloir réfléchir « à notre organisation industrielle et publique en termes d'indépendance nationale et de gestion des grands risques », constatant que « nous allons certainement devoir (...) réimplanter en France des filières de fabrication de divers produits, de médicaments, de produits médicaux, de respirateurs et d'autres choses. » Pouvez-vous nous en dire plus sur ce que la Caisse peut apporter en la matière ?

Plus globalement, comment envisagez-vous la contribution du groupe Caisse des dépôts à deux défis majeurs de notre temps, la numérisation et la transition énergétique ? Enfin, comment allez-vous coordonner votre action avec celle d'autres financeurs publics - je pense notamment à la Banque européenne d'investissements ?

M. Éric Lombard, directeur général de la Caisse des dépôts et consignations. - Je tiens d'abord à vous remercier de m'accueillir ce matin au Sénat pour cette audition prévue de longue date et heureusement maintenue, tant il est important pour la Caisse des dépôts de présenter ses actions devant le Sénat. Effectivement, nous sommes placés sous votre protection ainsi que celle de l'Assemblée nationale, ce qui est très important pour les collaborateurs de la Caisse des dépôts. Je sais que vos travaux vous ont conduits à entendre déjà certains collègues importants du groupe
- les dirigeants de la Poste et de Bpifrance - ainsi que des collaborateurs en charge du logement et du tourisme.

Ce matin, je souhaite vous présenter notre stratégie globale, qui repose sur deux axes : des mesures d'urgence que nous avons déployées très vite au début de la crise pour soutenir nos concitoyens, nos entreprises, nos territoires et nos institutions et, dans un deuxième temps, les mesures de relance qui seront d'une importance vitale pour notre économie.

Ces mesures ne seraient pas possibles sans les résultats très solides de 2019, que j'ai présentés le 8 avril dernier, et qui nous donnent les moyens de jouer le rôle contracyclique traditionnel de la caisse - laquelle est née en 1816, déjà pour gérer le problème de surendettement du pays à l'issue des guerres napoléoniennes.

Le bilan agrégé de la Caisse des dépôts avant le rapprochement avec La Poste début mars s'élève à 459 milliards d'euros adossés à des fonds propres qui, à la fin de l'année 2019 se montaient à 54 milliards d'euros, dont 42 milliards au titre de la section générale et 12 milliards au titre des fonds d'épargne. Cette force de frappe financière a dégagé en 2019 un résultat agrégé de 2,7 milliards, dont 2 milliards d'euros pour la section générale
- soit une hausse de 300 millions par rapport à 2018, du fait notamment de la bonne tenue des marchés financiers et de l'accélération de la rotation de notre portefeuille, notamment dans la Banque des territoires. Les résultats du fonds d'épargne, à 700 millions d'euros, sont quant à eux en baisse, à cause d'une inflation plus faible en octobre de l'année dernière que prévu
- ce qui nous a conduits à verser des taux réels plus élevés aux 30 milliards d'euros d'obligations indexées sur l'inflation, soit une baisse de plusieurs centaines de millions de nos revenus. Autres facteurs de cette baisse : le deuxième plan logement - soutien au secteur de l'ordre de 50 millions d'euros par an pendant trois ans - que nous avons provisionné intégralement- soit à hauteur de 150 millions d'euros - sur les comptes de l'année 2019, et une légère hausse du coût de l'accessibilité bancaire versée par les fonds d'épargne à la Banque postale.

Ces résultats nous ont permis de verser à l'État 1,4 milliard d'euros, dont près de 1,1 milliard au titre de la contribution du versement « volontaire », la règle actuelle étant que nous versons la moitié des résultats consolidés à l'État et une contribution représentative de l'impôt sur les sociétés. Celle-ci se monte à 368 millions, en forte hausse pour des raisons purement techniques liées à l'application du code général des impôts, qui prévoyait en 2018 un certain nombre de provisions à passer sur des titres qui ont été reprises en 2019 - c'est à la fois très technique et relatif à un segment du portefeuille d'investissements particulier. Tout cela conduit à un résultat un peu inférieur à celui qui a été versé l'année dernière.

L'État a également renoncé - et c'est ce qui explique la baisse par rapport à l'année précédente - à la contribution au titre des fonds d'épargne, qui était prévue à 363 millions d'euros. Pourquoi ? Parce que la situation de solvabilité des fonds d'épargne est plus difficile en ce moment à cause de la baisse des marchés financiers, parce que l'État a voulu ainsi renforcer nos fonds propres sur des fonds d'épargne où nous avons depuis l'origine moins de marge, et surtout parce que nous attendons en 2020 une année difficile pour les fonds d'épargne : comme en 2019, nous pensons qu'en octobre, au moment où nous calculerons l'inflation permettant de fixer la rémunération de notre portefeuille d'obligations, celle-ci sera très faible et donc, à nouveau, génératrice de moins de revenus ; par ailleurs, la baisse des marchés financiers, notamment en actions, va se traduire par une baisse de la solvabilité des fonds d'épargne.

Grâce à la solidité de notre bilan 2019, la crise qui nous frappe depuis plus de deux mois et notamment la baisse des marchés financiers n'obère pas ou très marginalement nos marges de manoeuvre, et nous avons les moyens de remplir notre mission historique de soutenir l'économie et sa transformation.

Je souhaiterais rendre hommage à l'ensemble des collaborateurs de la maison qui sont au travail depuis le premier jour de la crise pour que toutes ses missions soient remplies. La Caisse, y compris la direction générale, s'est mise en télétravail et 85 % de nos 6 000 collaborateurs étaient connectés chaque jour. La transformation numérique que nous avons accélérée depuis deux ans et demi avec Olivier Sichel a permis un fonctionnement normal depuis le début de la crise, avec la réunion de comités à plusieurs dizaines de personnes ; les réseaux ont tenu et nous ont permis d'être en connexion avec nos partenaires et avec la Place. Ainsi, alors que nous gérons la retraite d'un Français sur cinq, le versement des pensions s'est fait en bon ordre, selon le calendrier et les modalités habituelles. Les réversions, qui se font par traitement manuel et ont malheureusement augmenté à cause de la hausse de la mortalité, ont été traitées à distance, permettant que les personnes en deuil ne soient pas mises en difficulté. Je pense que vous n'en avez pas entendu parler, ce qui prouve que les choses se sont passées tout à fait normalement...

Nous avons continué nos efforts en matière de formation professionnelle, avec le développement de « mon compte formation », qui a été opportunément lancé au mois de novembre sous l'autorité de la ministre du travail, Muriel Pénicaud. Le paiement des organismes de formation s'est déroulé sans encombre et la demande de formation à distance s'est accrue, mais nous y avons répondu ; nous avons lancé une nouvelle plateforme à l'initiative de la secrétaire d'État Sophie Cluzel et de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA), « Mon parcours handicap », pour soutenir les personnes en situation de handicap dans leur parcours professionnel.

Transdev a rempli ses missions de service public sur l'ensemble du territoire, la continuité de production d'énergie (CNR) et la permanence de l'alimentation électrique grâce à RTE ont été assurées.

Enfin, et nous en sommes très fiers, les prestations sociales, financées largement par la caisse via l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) et distribuées notamment dans le réseau de La Poste et de la Banque Postale, ont été normalement versées fin mars et fin avril, comme les prestations exceptionnelles du 15 mai - certes avec un petit peu plus de queues aux guichets, parce qu'il y avait un peu moins d'agents et à cause des mesures de distanciation -, mais à temps, à un moment où ces prestations étaient vitales pour nos concitoyens les plus défavorisés.

Parallèlement, nous avons lancé diverses mesures de soutien massif aux entreprises et à notre économie. Les premiers problèmes à régler portaient sur la trésorerie ; Bpifrance a mis en place ce que Nicolas Dufourcq a appelé un « pont aérien de cash », avec les prêts garantis par l'État et distribués par les réseaux bancaires : hier soir, 73 milliards d'euros de prêts garantis avaient été pré-accordés à 440 000 entreprises. Dans le même temps, les filiales immobilières de la Caisse se sont engagées à soulager les charges locatives des commerces de proximité. CDC Icade et CDC Habitat ont renoncé au loyer du deuxième trimestre pour les entreprises de moins de dix salariés, afin de protéger les entreprises de proximité.

La Banque des territoires, avec nos seize directions régionales et nos 35 implantations territoriales, a soutenu une initiative dont nous sommes très fiers : ce qu'avec les régions, nous avons appelé les « fonds résilience »
- que la région Centre-Val de Loire a appelé « fonds Renaissance » - et que nous abondons à hauteur de deux euros par habitant à parité avec les régions pour soutenir les entités économiques les plus petites, les associations, les très petites entreprises qui ne sont pas couvertes par le dispositif Bpifrance France. Nous avons déjà ouvert un fonds avec la région Grand-Est, initiatrice de ce type de fonds, mais aussi les pays de Loire, la Nouvelle Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes, la Bretagne, l'Occitanie, la Bourgogne-Franche-Comté, Centre-Val de Loire, la Normandie, la Corse, la Réunion, la Guadeloupe et la Nouvelle-Calédonie. Notre engagement dans ces fonds atteint à ce jour 90 millions d'euros ; ils sont utilisés par les opérateurs des régions et nous regardons si des fonds européens pourraient les compléter pour continuer à répondre à la très forte demande - qui traduit d'ailleurs la détresse du tissu économique.

En tant que banquiers de l'Acoss, nous avons contribué à sécuriser dans l'urgence la protection sociale, parce que les cotisations ne rentraient pas : sous l'autorité de la commission de surveillance, nous avons approuvé une augmentation de 10 milliards d'euros de nos prêts à l'Acoss, qui atteignent pas moins de 21 milliards d'euros.

En tant que banquiers du service public de la justice, nous avons ouvert une enveloppe de 90 millions d'euros pour assurer le report sur simple demande des prêts accordés aux offices de notaires et une autre enveloppe de 500 millions d'euros pour financer leurs charges ; nous avons reçu à ce jour 1 500 demandes d'accompagnement de leur part.

Concernant le logement social, nous ne constatons pas de tension aujourd'hui sur les liquidités ; mais pour être certains qu'il n'y en ait pas, nous avons réactivé une ligne de trésorerie de 2 milliards d'euros, et nous dialoguons régulièrement avec les acteurs. La mise en place du deuxième volet du plan logement se poursuit ; pour les organismes qui ont un décalage de recettes du fait de problèmes de loyers, nous avons opéré un report des échéances de prêts à long terme à leur demande ; tout cela se fait de façon très rapide et très simple, à travers une plateforme digitale dont les acteurs ont l'habitude.

Nous nous sommes mobilisés pour soutenir les entreprises publiques locales qui constituent le levier privilégié de notre action sur le territoire, et qui bénéficient de report d'échéances de prêt et d'une ligne de trésorerie spécifique. Nous avons enfin financé l'intégralité des audits de leur situation économique et éventuellement des mesures de redressement nécessaires.

Dans tous les pays européens, les acteurs publics réfléchissent au rôle qu'ils ont à jouer et nous avons resserré le lien étroit que nous avons avec nos homologues - en particulier les banques publiques de développement d'Allemagne, de Pologne, d'Italie et d'Espagne -, mais également avec les caisses du continent africain, avec lesquelles nous avons un lien historique, et qui vont être fortement sollicitées.

Les conséquences économiques de cette crise sanitaire sont pour l'essentiel devant nous, nous travaillons pour que la reprise économique soit la plus rapide et la plus saine possible, en tâchant d'allouer au mieux les fonds disponibles à la relance économique dans les meilleurs délais. Nous nous appuyons sur l'ensemble de nos moyens, en particulier l'épargne populaire, que nous mobilisons pour nos missions d'intérêt général - cette épargne n'a jamais été si abondante, les Français ont épargné parce qu'ils ne pouvaient pas dépenser, au point que cette épargne représente 40 % de leurs revenus : au mois d'avril, la collecte nette sur le Livret A et le Livret de développement durable et solidaire (LDDS) a atteint le niveau record de 7,4 milliards d'euros, soit trois fois plus qu'au mois d'avril 2019. Le plus tôt cette épargne financera la consommation et l'investissement, le mieux ce sera. Dans l'intervalle, cette épargne ne dort pas, elle est utilisée pour le soutien à notre économie : le financement du logement social se poursuit et celui des collectivités locales a augmenté de façon importante. Il serait utile que cette épargne importante puisse être utilisée dans d'autres secteurs de l'économie.

Nous mobilisons également notre portefeuille financier, nous sommes le premier investisseur institutionnel au capital des entreprises cotées, ce qui nous donne une responsabilité : nous avons continué à acheter des actions et des obligations émises par des entreprises françaises, mais aussi à accélérer notre programme d'achats, c'est notre rôle habituel.

Un mot du programme d'investissements que nous avons initié avec les compagnies d'assurance, qu'elles vont abonder de 1,6 milliard d'euros et la Caisse des dépôts, de 100 millions d'euros. Ce programme financera d'abord les fonds généralistes déjà en place, ce qui permet d'aller très vite en particulier auprès des petites entreprises puisque les gérants sont déjà au travail. Ensuite, des fonds nouveaux, pour lesquels les appels d'offres sont en cours, et qui viseront spécifiquement la santé - que ce soit pour soutenir à long terme la capacité de production en Europe, mais aussi l'innovation à travers des start-up -, et le tourisme.

Nous allons aussi renforcer notre action dans des grands programmes d'action territoriale, pour maximiser notre impact sur les territoires, je pense à l'action « Coeur de ville », dont le succès naissant a été un peu handicapé par le report des élections municipales, et qui concerne quelque 222 villes où habite un Français sur quatre. Je pense également au programme « Territoires d'industrie », qui soutient la relocalisation de filières industrielles en France : nous y travaillons activement avec Bpifrance et avec le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI), chargé de mettre en oeuvre le Programme d'investissements d'avenir (PIA).

Je vous rappelle que nous avons défini quatre secteurs prioritaires d'intervention pour la Banque des territoires.

D'abord le logement et l'habitat, avec un appel à projets pour 40 000 logements, dont quelque 32 000 ont déjà fait l'objet de pré-réservation, autorisant une mise en place rapide, et avec la poursuite dynamique du programme de titres participatifs, où la demande est forte et que nous flècherons sur des bailleurs qui construisent et investissent.

Ensuite, la santé et le médico-social, où nous jouons un rôle important dans le financement des hôpitaux publics et l'intervention auprès des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous allons participer à la restructuration des dettes de ce secteur, au financement de la réhabilitation des bâtiments et au financement d'équipements structurants des plateaux techniques, ainsi qu'à la numérisation du secteur. La crise sanitaire a démontré combien la télémédecine est devenue un enjeu majeur. Ainsi, le maillage du territoire en très haut débit est également une de nos priorités.

Troisième secteur prioritaire, le tourisme et ses quelque deux millions d'emplois et 8 % du PIB, pour lesquels le Gouvernement mobilise un véritable « plan Marshall » - le Premier ministre l'a annoncé vendredi dernier. Le groupe Caisse des Dépôts réserve 1,3 milliard d'euros de fonds propres pour abonder une kyrielle de fonds qui couvrent tous les opérateurs touristiques jusqu'aux plus petits, ce qui demande un maillage très fin et opérationnel pour bien cibler les besoins et définir les aides ; ce sera l'occasion aussi de promouvoir les objectifs environnementaux de notre pays.

Enfin, notre quatrième secteur prioritaire a trait à la transition écologique et énergétique. Le groupe Caisse des dépôts prévoit d'y consacrer 20 milliards d'euros dans les années qui viennent, tous financements spécifiques confondus, et nous continuerons, dans les entreprises dont nous sommes actionnaires, à faire pression pour accélérer la transition de l'économie et la décarboner : nous nous étions engagés en 2014 à réduire notre empreinte carbone de 20 %, nous avons atteint cet objectif plus tôt que prévu. Nos investissements s'inscrivent désormais dans un scénario de limitation du réchauffement climatique à 1,5 degré, et nous nous sommes dotés d'une feuille de route en faveur de la biodiversité pour mesurer l'impact de nos activités sur la nature, c'est un enjeu crucial dès lors que les scientifiques nous disent que le recul de la biodiversité pourrait être l'une des raisons du développement des pandémies depuis plusieurs années. Au-delà même des outils dédiés que nous avons installés, je crois que la transition écologique et énergétique devrait irriguer toute notre action : je ne fais qu'évoquer le sujet, il est très large et décisif, mais je dois m'en tenir là dans ce propos introductif.

M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général de la commission des finances . - En 2009, la Caisse des dépôts et consignations avait participé au plan de relance par deux leviers : des prêts aux collectivités territoriales à hauteur de 5 milliards d'euros - quel bilan peut-on en faire ? - et une mobilisation importante des fonds d'épargne pour financer des prêts aux PME à hauteur de 23 milliards d'euros.

Certes, le surcroît de collecte d'épargne en avril est une mauvaise nouvelle, mais cela peut aussi nous donner des marges de manoeuvre. Serviront-elles à d'autres investissements que le logement social ? En l'absence de maires et de présidents d'EPCI, même si l'on adopte, comme en 2009, des mesures visant à accélérer les procédures, il sera compliqué d'obtenir un permis de construire cette année. Par conséquent, comment orienter cette épargne vers la consommation - je pense par exemple à la rénovation énergétique des logements -, et vers le financement de l'investissement des PME ? Serait-il opportun de créer un produit d'épargne orienté vers la santé ?

M. Michel Raison . - Vous avez parlé d'un « plan Marshall pour le tourisme » ; pourriez-vous en particulier préciser les grandes orientations définies pour l'enveloppe de 500 millions d'euros ? Vous avez indiqué qu'il bénéficiera non seulement aux grosses structures, mais également aux petites. Tout le monde souhaiterait que l'aménagement du territoire de notre pays soit amélioré, car nous souffrons tous de la règle des 80-20, valable également dans le tourisme : 80 % des touristes se trouvent sur 20 % du territoire. Avez-vous, avec vos partenaires, quelques idées à ce sujet ?

Quelles sont vos principales cibles pour l'utilisation du montant de 1,3 milliard d'euros en fonds propres ?

Enfin, vous avez parlé de tourisme durable. On parle de développement durable pour tous les secteurs économiques, mais où placer le curseur ? Certains voudraient qu'il n'y ait plus du tout d'avions et que les touristes se rendent dans le jardin de leur voisin. Entre cet extrême et l'autre - ne rien changer du tout -, quelles idées avez-vous pour rendre le tourisme plus durable, tout en respectant le principe du développement durable, c'est-à-dire l'équilibre entre les dimensions économiques, sociales et environnementales ?

M. Yvon Collin . - Vous avez mis en place un partenariat resserré avec l'Agence française du développement (AFD) et, de fait, la CDC dédie des fonds importants au développement. La crise actuelle remettra-t-elle en cause cet effort ?

Ma seconde question a trait à Qwant. Un article de Le Média tire à boulets rouges sur ce moteur de recherche, qui serait loin d'être indépendant et dont les résultats seraient récupérés par Bing, le moteur de recherche de Microsoft. Les audits de la direction interministérielle du numérique et l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (Anssi) ont révélé des failles techniques et de gestion dans ce système. La CDC étant très engagée dans cette entreprise, que répondez-vous à ces critiques ?

Mme Élisabeth Lamure . - Mes questions ont trait à l'action économique des régions, qui ont un rôle important pour la sortie de crise si, évidemment, elles disposent de suffisamment de moyens financiers et juridiques. Selon vous, quel serait le cadre juridique adapté ?

Pour aider les entreprises, notamment celles qui sont convoitées par des acheteurs étrangers, certains avancent l'idée que les régions puissent émettre des obligations convertibles afin de conforter les fonds propres de certaines entreprises. Qu'en pensez-vous ?

Vous avez évoqué les fonds abondés par la Banque des territoires et par les régions. Une déclinaison départementale de ce dispositif régional serait-elle pertinente ?

La Caisse des dépôts et consignations est gestionnaire de « Mon compte formation ». Comment travaillez-vous avec les régions et les autres financeurs de la formation professionnelle pour flécher les abondements en droits complémentaires vers des formations qui soient en adéquation avec les besoins des entreprises ?

Enfin, la crise accentue le besoin d'une concurrence efficiente sur le marché de gros des télécoms d'entreprise, de manière à accélérer la numérisation des PME et TPE dans les territoires. Envisagez-vous d'intervenir dans ce domaine spécifique, en particulier via la Banque des territoires ?

M. Philippe Dallier . - Je souhaite parler du logement social. Je m'en suis entretenu il y a un mois avec vos collaborateurs, qui n'étaient pas très inquiets ; vous ne semblez pas l'être beaucoup plus ce matin. D'un côté, je m'en réjouis, mais, de l'autre, je me demande si vous n'êtes pas trop optimiste.

En ce qui concerne la promotion immobilière, vous indiquez que, sur les 40 000 logements offerts par CDC Habitat, 32 000 ont déjà été « réservés » ; on peut voir cela positivement, mais on peut aussi y voir l'inquiétude de ceux qui ont recours à vos services.

On nous dit par ailleurs que les coûts de construction pourraient augmenter d'environ 20 %. J'ose espérer que ce chiffre n'est pas correct, mais, si c'est le cas, cela pèsera de manière extrêmement importante sur le secteur, tant sur la promotion que sur les bailleurs sociaux. Or, dans une période où les taux ont tendance à remonter légèrement pour les particuliers, le secteur de la promotion immobilière risque de s'arrêter.

Du côté des bailleurs sociaux, il y a une vraie inquiétude concernant les loyers impayés. Il est peut-être, là aussi, trop tôt pour juger, mais les bailleurs risquent d'être confrontés à de réels problèmes, notamment ceux qui accueillent les populations les plus en difficulté. Les bailleurs sociaux avaient déjà dû encaisser les conséquences des décisions du Gouvernement sur la réduction de loyer de solidarité ; en fin de compte, on ne fait qu'ajouter de la dette à la dette et étaler celle-ci dans le temps. Si jamais on traverse une nouvelle passe difficile, ce que je crains, que nous restera-t-il comme solution ?

Les collectivités locales vont être affectées. On a du mal à le mesurer aujourd'hui, mais si l'on considère cela à l'aune de ma commune moyenne de Seine-Saint-Denis, les nouvelles dépenses et les moindres recettes vont se chiffrer à 2 millions d'euros. On se retrouvera donc avec une épargne nette réduite à néant en une année ! Comment financer du logement social dans ces conditions ?

Quand j'additionne tout cela, j'ai du mal à être optimiste.

Mme Anne-Catherine Loisier . - La Caisse des dépôts et consignations est un opérateur majeur du plan France très haut débit et la crise du Covid-19 a fait ressentir davantage encore la fracture numérique territoriale et sociale, plus de 13 millions de personnes étant éloignées de l'usage du numérique. Il est essentiel de reprendre rapidement les investissements, tant dans les réseaux que dans la numérisation des entreprises et de l'administration territoriale. Avez-vous identifié des soutiens à la numérisation des territoires pour faciliter l'accès de nos concitoyens aux services publics ?

En outre, les collectivités ont un réel besoin d'accompagnement en matière de cybersécurité ; qu'envisagez-vous à cet égard ?

Allez-vous accompagner les réseaux, puisque l'État n'aide pas assez les réseaux d'initiative publique ?

Enfin, envisagez-vous des actions de prêts solidaires à destination des collectivités qui ont non pas des difficultés de trésorerie, mais des problèmes structurels de capacité de financement, qui vont aller en s'aggravant ? Je pense notamment aux communes touristiques et aux communes forestières, surtout dans l'est de la France.

M. Antoine Lefèvre . - J'insiste sur la nécessité d'une bonne communication auprès des acteurs de la filière touristique, afin qu'ils aient accès rapidement à tous les dispositifs que vous avez évoqués.

Vous avez rappelé le montant de 7,4 milliards d'euros d'épargne collectée en avril. Vous souhaitez qu'elle soutienne l'activité et le logement
- je partage à cet égard la préoccupation de Philippe Dallier -, mais avez-vous des pistes et des conseils à donner pour relancer la consommation des ménages ? Le déconfinement et la réouverture des boutiques n'ont pas entraîné une frénésie d'achats. Comment relancer la consommation ?

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Je partage largement le diagnostic de Philippe Dallier, notamment pour ce qui concerne le logement social. Nombre d'incertitudes demeurent sur les impayés et les prélèvements subis par les bailleurs conduisent à leur proposer plus de dettes que d'aides.

Ma première question porte sur les garanties d'emprunt. Quoi qu'on dise, la plupart des agences de notation intègrent la garantie d'emprunt dans le calcul de la dette des collectivités, qui se retrouvent donc en difficulté. La Caisse des dépôts ne pourrait-elle pas assouplir son dispositif de garantie d'emprunt ? Plusieurs opérations sont bloquées par ce mécanisme.

Beaucoup des opérations bloquées sont liées aux organismes de foncier solidaire (OFS). Je vous enverrai une note détaillée sur la manière d'accélérer les décisions, de stabiliser les critères et de tenir compte de la stabilité et de la solidité des opérateurs sociaux ; pourrez-vous intervenir à ce sujet ?

Les taux d'emprunt sont évidemment un levier essentiel. Pourrait-on envisager une baisse temporaire des marges de distribution du livret A ?

Peut-on proposer des prêts à taux fixe pour les organismes de logement social, car l'incertitude liée à l'évolution des taux d'intérêt est assez paralysante, en particulier pour le prêt social location-accession (PSLA), alors que, justement, les petites entreprises ont aujourd'hui besoin de travail ?

Mme Christine Lavarde . - Je souhaite revenir sur les investissements d'avenir. Vous avez dit avoir eu des échanges avec le secrétaire général à l'investissement à ce sujet. Avez-vous évoqué une certaine réallocation selon la nature des aides ? Le Sénat a critiqué à plusieurs reprises le fait que, dans l'enveloppe de 10 milliards d'euros, il y avait finalement assez peu d'argent frais de subventions. Or, cela pourrait peut-être être la chose la plus utile aujourd'hui pour aider les jeunes pousses de notre économie.

Mme Viviane Artigalas . - Comme Michel Raison, j'estime que le développement durable, donc le tourisme durable, repose sur l'équilibre entre trois piliers : l'économie, le social et l'environnemental.

Selon le dossier de presse du comité interministériel du tourisme de jeudi dernier, les capacités d'intervention du fonds Tourisme Social Investissement augmenteront, pour atteindre 225 millions d'euros, et ses critères d'éligibilité seront assouplis. En 2019, ce fonds avait mobilisé près de 125 millions d'euros ; soit un effort supplémentaire de 100 millions d'euros, mais la seule orientation concrète traite du renforcement des opérateurs. Pouvez-vous revenir précisément sur les orientations qui seront retenues pour ce fonds ? Sera-t-il limité aux organismes du tourisme social ? Viendra-t-il aussi en aide aux structures les plus en difficulté ? Sera-t-il concentré sur l'aide à l'investissement ou sur d'autres aides ?

M. Michel Canevet . - Je voudrais aussi évoquer le fonds tourisme. Les acteurs du développement touristique sont très inquiets : les recettes sont si faibles, sinon inexistantes, qu'ils redoutent de ne pouvoir rembourser les prêts. Cela étant, le projet de la Caisse des dépôts comporte un apport en fonds propres tout à fait significatif. Avez-vous déjà identifié des projets prêts à être financés ? Envisagez-vous des interventions en fonds propres dans d'autres secteurs, notamment celui de la souveraineté numérique de la France ? Yvon Collin évoquait à l'instant le cas Qwant. Nous avons encore beaucoup à faire, en France et en Europe, pour ne plus être dépendants des Chinois et des Américains.

Mme Dominique Estrosi Sassone . - Les structures d'hébergement social, les foyers pour jeunes, les résidences universitaires, qu'il s'agisse de propriétaires ou de gestionnaires, ont aujourd'hui de grandes difficultés pour honorer leurs échéances, parce qu'elles ne génèrent plus de trésorerie ou parce que le gestionnaire délégué ne parvient plus à verser ses redevances au bailleur. La Banque des territoires a-t-elle prévu des aménagements spécifiques pour ces structures ?

La crise a fait apparaître un besoin important de mise à l'abri : les logements accompagnés, les hébergements collectifs d'urgence et les foyers de travailleurs migrants devront être restructurés pour les rendre résilients à de futures pandémies. Comment la Caisse peut-elle, essentiellement à travers sa filiale Adoma, devenir demain un acteur structurant sur le moyen et le long terme en matière de financement, d'ingénierie et de gestion ?

En opérant une distinction entre usage du bien et nue-propriété, votre foncière Tonus Territoires produit des logements en usufruit locatif social. Avec la crise, a-t-elle été davantage sollicitée par les promoteurs sur des opérations qui auraient déjà été lancées, initialement prévues en accession libre, mais recentrées aujourd'hui sur des ventes en bloc plutôt qu'à la découpe ?

M. Jean-Marc Gabouty . - La Caisse des dépôts et consignations est un acteur important, mais aussi, de par la diversité des domaines dans lesquels elle intervient, un observateur averti.

Notre pays, pour des raisons culturelles, est généralement assez performant en termes de protection, mais ne l'est pas autant en termes de relance et de dynamisme. Après deux mois d'activité économique très ralentie et un redémarrage poussif, les aspects financiers sont essentiels. Ils ont été plutôt bien traités avec un dispositif national - et des relais territoriaux - assez complet et performant, dès lors qu'il s'agit de gérer les problèmes de court terme - trésorerie, reports d'échéance...

Mais la relance ne dépend pas que d'aspects financiers. On peut considérer que notre pays, par rapport à certains de nos voisins, y compris ceux qui étaient aussi touchés que nous par cette crise sanitaire, a très fortement - sinon trop - ralenti : La Poste n'a pas bien fonctionné de fin mars à mi-avril ; Pôle emploi était fermé ; les déchetteries ne collectaient plus les cartonnages, ce qui a failli mettre à l'arrêt un certain nombre d'unités de production d'emballages destinés à l'agroalimentaire et au secteur pharmaceutique. Le ralentissement a été trop important, y compris en ce qui concerne les permis de construire. Pourquoi a-t-on arrêté de les instruire ? Pourquoi n'a-t-on pas réussi, au niveau des EPCI et des communes, par un système de délibération, à accorder des garanties d'emprunt aux organismes de logement social qui ont dû tout interrompre, faute d'en obtenir ?

Que pensez-vous de ces autres freins à la relance ? Le contexte reste incertain : nous pouvons connaître, sinon une deuxième vague, du moins un rebond de la pandémie qui viendrait encore freiner l'ardeur de ceux qui veulent redynamiser l'activité économique. Je pense notamment à la lourdeur de certaines procédures, à la rigueur maximaliste, parfois irréaliste, voire inefficace, de certains protocoles, ensuite dénoncés. La circulaire de M. Blanquer prévoit d'admettre quinze élèves dans une classe de cinquante mètres carrés. Le maire dira qu'il vaut mieux s'arrêter à douze, pour être tranquille. Puis la directrice de l'école tiendra compte des déplacements dans la classe, des cheminements pour sortir et, de quinze élèves, on arrivera à huit ou dix ! Sur le terrain, les choses se passent comme ça. Et je ne dis rien du problème des restaurants : si deux personnes qui dorment ensemble dans quatre mètres carrés doivent consommer huit mètres carrés pour aller au restaurant, elles n'iront tout simplement pas. Toute une partie de la relance économique est basée sur des petits détails de cette nature. Quelle vision avez-vous de ces freins ?

Sur le plan financier, nous avons pris le problème par le bon bout, mais ne risque-t-on pas de plomber la relance économique en raison d'un manque d'agilité et de souplesse dans les procédures qui devraient encourager nos concitoyens et les entreprises à revenir à un niveau d'activité qui nous permettrait d'éviter une crise trop grave ? Quoi qu'il arrive, nous n'échapperons pas à trois ou quatre millions de chômeurs supplémentaires à l'automne...

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Monsieur le directeur général, vous avez déclaré travailler sur un projet de plateforme permettant aux professionnels du tourisme de se réapproprier les données clients pour remédier à l'emprise des plateformes étrangères sur le secteur. S'agit-il de créer un « Booking » français ou d'une simple ouverture des données touristiques permettant aux acteurs d'innover, comme pour les données de mobilité dans le cadre de la loi d'orientation des mobilités ?

Que pensez-vous de l'appel à projets à destination des start-up pour inventer le tourisme de demain, mesure certes discrète, mais non moins importante du plan tourisme ?

Vous avez évoqué la possibilité de favoriser les prêts pour les hôteliers, notamment pour la réalisation de travaux s'inscrivant dans une perspective de développement durable. S'agit-il d'un argument pour faciliter les demandes de prêts garantis par l'État ou d'un dispositif différent ? Dans ce dernier cas, faut-il solliciter la BPI ou la Caisse des dépôts ?

M. Roland Courteau . - La filière de la construction, qu'il s'agisse de la rénovation des logements existants ou des bâtiments neufs, représente à la fois un impératif climatique - près de la moitié des émissions de gaz à effet de serre nationales - et un levier pour relancer l'emploi. Le secteur de la rénovation énergétique est très riche en emplois, il me semble important de le souligner au moment où l'on parle de relance de l'activité.

Nous attendons un plan massif d'incitation à la rénovation thermique de l'ensemble des logements : 80 à 90 % des chantiers ont été à l'arrêt aux mois d'avril et de mai. Nous avons besoin d'un complément aux prêts consentis par la Caisse des dépôts aux organismes HLM pour aider au financement des travaux de rénovation au sein du parc social de logements.

La rénovation énergétique des bâtiments publics constitue un important gisement non seulement d'économies d'énergie, mais aussi d'activités et d'emplois pour une relance durable. Quel rôle peut jouer la Caisse des dépôts sur ces différents points ? Vous paraît-il nécessaire de conditionner les aides en fonction de considérations énergétiques ou environnementales de manière à orienter les comportements d'investissement ?

M. Alain Chatillon . - En ce qui concerne le programme « Territoires d'industrie », les choses ont été bien lancées. Il va falloir les aider au redémarrage. J'espère que cela provoquera un intérêt pour les communes rurales ou périurbaines.

Vous accompagnez sans difficulté les 222 coeurs de ville existants. Voilà quelques mois, il avait été question, au Sénat, d'élargir ce dispositif aux centres-villes et centres-bourgs pour relancer le petit commerce rural et périurbain. Envisagez-vous d'accroître le nombre de coeurs de ville ?

M. Daniel Gremillet . - Le contexte économique actuel constitue-t-il une opportunité ou une difficulté pour encourager les investissements visant à la neutralité carbone, notamment au regard du prix de l'énergie fossile ?

Vous avez beaucoup évoqué l'accompagnement en matière de transition écologique et énergétique. Mme Loisier a parlé des communes qui souffrent de la crise forestière et sanitaire. Nos arbres, feuillus ou résineux, sont atteints d'une pathologie sans précédent qui s'étend sur l'ensemble du territoire. Or, la forêt joue un rôle essentiel pour atteindre la neutralité carbone. Au regard de vos ambitions en termes de maintien de la biodiversité et de transition écologique, envisagez-vous d'accompagner les communes forestières à travers un investissement majeur pour la replantation ?

Je préside le comité « résistance » du département des Vosges. Votre accompagnement est vraiment important : il s'agit de petits dossiers, mais qui permettent de sauver nos territoires. À côté des grands projets et des entreprises moyennes, il y a aussi les petites initiatives.

M. Éric Lombard. - Monsieur le rapporteur général, nous avons déjà élargi les cibles des prêts sur fonds d'épargne - je pense notamment aux aqua-prêts, aux édu-prêts et aux éco-prêts à taux zéro -, mais il me paraîtrait dangereux d'assouplir l'obligation de garantie de ces prêts pour permettre le financement des entreprises, mission qui est celle de Bpifrance. Le système de garantie est sécurisant pour l'ensemble des acteurs.

Par ailleurs, il me semble plus opportun d'inciter les Français à utiliser l'épargne qui est aujourd'hui surabondante en activant les leviers que sont l'accès à la consommation et l'instauration d'un climat de confiance que de créer de nouveaux fonds d'épargne.

Monsieur Raison, la déconcentration est une de nos préoccupations constantes depuis la création de la Banque des territoires. Les directeurs régionaux de la Caisse des dépôts sont habilités à prendre des décisions sans intervention du siège. Au travers des objectifs qui leur sont fixés, nous incitons nos équipes à financer de petits projets. Nous ne souhaitons pas être l'institution qui finance d'abord les grandes entités, et nous sommes très attentifs à ce que le maillage soit au plus près du terrain.

Madame Artigalas, vous m'avez interrogé sur le fonds Tourisme Social Investissement. Un groupe de travail auquel vous participez a été mis en place pour élargir les objectifs de ce fonds. De manière générale, nous sommes très attentifs à ce que les fonds qui sont alimentés par Bpifrance ou par la Caisse touchent le tissu associatif et les petits opérateurs.

Si le développement durable et le tourisme durable irriguent nos politiques, nos aides ne sont pas conditionnées à des critères environnementaux, car la priorité est pour l'heure de sauver les entreprises.

Pour répondre à Yvon Collin, notre coopération avec l'AFD se poursuit. J'ai effectué plusieurs déplacements en Afrique avec Rémy Rioux et nous envisageons des déplacements en métropole ensemble. Je me suis rendu récemment en Côte d'Ivoire et au Sénégal pour des réunions des Caisses des dépôts du continent africain. Notre engagement ne faiblit pas, et je crois que nous avons un rôle utile à jouer.

Le moteur de recherche Qwant n'est pas parfait, mais il respecte les personnes et ne collecte pas les données individuelles. Sa relation avec Microsoft est assumée. En tant qu'actionnaires, nous avons opéré certains changements de management qui se sont faits de la façon la plus consensuelle possible. J'ai confiance dans le développement de cette entité, et même si tout n'est pas gagné, je suis fier de soutenir cette alternative européenne au géant américain.

Plusieurs sénateurs m'ont interrogé sur les rôles respectifs des régions et des départements. Il appartient à l'État de trancher la question d'une implication éventuelle des départements aux fonds Résistance, Résilience ou Renaissance.

Il est vrai que le développement de « Mon compte formation » a connu quelques difficultés, eu égard notamment au transit des dotations des régions, mais cette question est derrière nous.

Monsieur Dallier, je ne perçois pas à ce stade de difficultés aigües chez les opérateurs du logement social, mais nous devons être très attentifs à l'immobilier en général, et au logement social en particulier, car il est à craindre que nos concitoyens rencontrent des difficultés pour payer leur loyer.

Par ailleurs, je rejoins votre analyse concernant les coûts de construction : la distanciation sociale et la réduction des équipes ne vont pas dans le sens d'une réduction des prix. Nous ne sommes ni pessimistes ni optimistes, mais engagés - je sais que vous l'êtes aussi. L'appel à projets lancé par CDC Habitat prévoit la production de 40 000 logements, dont une part de logements intermédiaires et de logements libres, car nous devons soutenir le secteur dans son ensemble.

CDC Habitat a un projet très ambitieux pour continuer à soutenir le secteur dans la période qui vient. D'autres grandes plateformes comme Action Logement soutiendront également les acteurs plus modestes. Au travers des fonds d'épargne, la Caisse continuera également de soutenir ce secteur, notamment en apportant des fonds propres, afin de maintenir le rythme des constructions sociales et des rénovations thermiques.

Nous encourageons la rénovation thermique dans le logement social, car elle est vertueuse au point de vue environnemental et elle permet de réduire les factures. Il est plus difficile de l'encourager dans le privé, mais nous travaillons à des mécanismes qui le permettraient.

J'en viens au numérique et au soutien de la numérisation. S'agissant du développement du très haut débit, la Banque des territoires a fait le job. Nous avons investi 560 millions d'euros de capital dans plus de cinquante réseaux d'initiative publique (RIP), nous avons débloqué 760 millions d'euros de prêts et nous envisageons de desservir 10 millions de locaux à l'horizon 2025. Avant la crise, nous mettions en place 5 500 lignes par jour. Le rythme a ralenti, nous y sommes attentifs.

Par ailleurs, les espaces France services permettront d'amener le digital dans les régions, et la Banque des territoires a mis en place de nombreux outils numériques au travers de sa plateforme digitale.

Je note votre demande d'accompagnement des collectivités locales dans leur numérisation. Nos outils de conseil, qui sont gratuits, n'ont sans doute pas été assez mis en avant.

Vous m'avez interrogé sur la possibilité de proposer des prêts plus avantageux aux petites collectivités. Les fonds d'épargne ne sont pas en difficulté, mais leur capacité à générer des revenus est amoindrie par la crise, car une partie des actifs est indexée sur l'inflation, et parce qu'ils ont été sollicités pour le plan Logement à hauteur de 150 millions d'euros. Leur capacité à prêter à des conditions très avantageuses est donc limitée.

Madame Loisier, si la Société forestière ne peut pas financer les budgets de fonctionnement des communes forestières, elle répond présente en matière d'investissements. La Société forestière ne gère que 300 000 hectares, mais nous sommes prêts à investir pour soutenir le secteur forestier actuellement touché par les scolytes. Nous n'avons actuellement d'autre remède à cette maladie du bois que d'effectuer des coupes rases. Il nous faut trouver une solution plus durable.

Madame Lienemann, la Caisse est très engagée auprès des OFS auxquels elle propose des financements à très long terme - jusqu'à 80 ans en zone tendue -, mais je reconnais que le système mérite d'être assoupli. Je lirai avec plaisir la note que vous me promettez.

S'agissant de Tonus, nous devons favoriser les initiatives de démembrement de propriété qui permettent d'accélérer la construction. En effet, la Caisse portant la nue-propriété pendant 10, 15 ou 20 ans, les organismes de logement social perçoivent des revenus alors qu'ils n'ont pas apporté de fonds propres.

Le plan d'investissements d'avenir ne relève pas de ma compétence, madame Lavarde, mais je ferai part de votre interrogation à mes collègues concernés.

La préservation de notre souveraineté économique et numérique est un des rôles de la Caisse des dépôts et de Bpifrance, au travers notamment du fonds d'investissement Lac d'argent ou encore du moteur de recherche Qwant, monsieur Canevet. Avec Bpifrance, nous veillons à ce que les start-up françaises puissent se développer en France. Nous sommes par exemple actionnaires minoritaires du Fonds stratégique de participations qui prend des participations de long terme au capital de nos entreprises pour les protéger. La Caisse des dépôts et Bpifrance constituent le fonds souverain français.

S'agissant de l'hébergement social, madame Estrosi Sassone, nous devrons effectivement apporter une aide en fonction des typologies d'opérateurs. Les dispositifs mis en oeuvre par Adoma, filiale de CDC Habitat, sont un filet de sécurité pour toutes les personnes en grande difficulté. Nous allons continuer à doter cette entité.

Monsieur Gabouty, si La Poste a moins bien fonctionné en début de crise c'est parce que 40 000 postières et postiers se sont trouvés sans solution de garde pour leurs enfants et qu'elle a dû mettre en place les mesures de distanciation. Je tiens à dire qu'elle a rapidement augmenté le nombre de tournées hebdomadaires et que les services quotidiens, notamment pour les personnes âgées, n'ont jamais cessé. Par ailleurs, La Poste a distribué plus de colis durant cette période que l'année dernière. Permettez-moi de rendre hommage aux postières et aux postiers qui se sont acquittés de leur mission de service public alors qu'ils étaient en première ligne au contact des populations, juste derrière les personnels soignants.

Vous m'avez interrogé sur les freins à la relance. Les mesures de distanciation peuvent effectivement entraîner une perte de productivité dans certains secteurs. Pour notre part, nous avons longuement négocié avec les partenaires sociaux un accord majoritaire relatif aux conditions de retour dans les locaux, même si ce retour se fera a minima conformément aux règles imposées par le Gouvernement. Compte tenu de la nature de notre activité, la poursuite du télétravail d'une partie de nos équipes n'a pas d'impact sur la productivité, mais ce n'est pas le cas dans d'autres d'entreprises. Cela constitue effectivement un frein à la relance, mais je note que des pays qui se déconfinent plus vite et de manière moins précautionneuse connaissent des rechutes qui peuvent être coûteuses économiquement. Nous devrons toutefois être attentifs à ce que la reprise soit vigoureuse, sans quoi la situation économique pèsera non seulement sur les comptes publics, mais aussi sur l'emploi.

L'idée de créer une plateforme digitale sur le tourisme est issue des travaux d'un comité réunissant plusieurs ministres, les professionnels du tourisme, le directeur général de la Banque des territoires et moi-même. Elle vise à aider les acteurs du tourisme au plan national en donnant accès aux visiteurs, notamment étrangers, à l'ensemble de l'offre de façon plus rapide. Contrairement aux plateformes existantes, celle-ci ne prélèverait pas d'argent. Dans ce même esprit de service public, l'appel à projets à destination des start-up vise à faire émerger de nouvelles idées pour développer le secteur du tourisme.

Nous allons profiter de cette période pour essayer d'accélérer la transition écologique et énergétique. C'est notre devoir citoyen, même si nous n'en faisons pas une condition pour bénéficier de nos aides.

Je remercie le sénateur Chatillon de ses mots amicaux pour nos équipes, que je transmettrai. Le plan « Action coeur de ville » est un succès croissant, tout comme « Territoires d'industrie ». Jacqueline Gourault a annoncé un programme à destination des bourgs ayant une fonction de centralité, auquel la Caisse contribuera à hauteur de 200 millions d'euros. Ce programme devait être précisé après les municipales, et il le sera.

Enfin, vous avez raison, monsieur Gremillet, nous devrons redoubler d'efforts pour atteindre la neutralité carbone. Or, le prix de l'énergie n'évolue pas dans le bon sens. Si nous ne subordonnons pas à strictement parler l'injection de fonds propres au respect de conditionnalités écologiques, nous orientons ces fonds propres de manière à lutter contre le réchauffement climatique.

Nous nous efforçons de contribuer à une société à la fois plus durable et plus inclusive. Tels sont les deux axes de notre action.

M. Vincent Éblé , président de la commission des finances . - Je vous remercie d'avoir répondu à nos nombreuses questions.

Table ronde sur le thème :
« Plan de relance : quelles mesures pour relancer
la consommation et l'investissement ? »
(Mercredi 3 juin 2020)

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous poursuivons notre cycle de tables rondes de grands témoins, de capitaines d'industrie, d'experts et d'économistes, pour prendre du recul par rapport à l'actualité immédiate et réfléchir aux orientations stratégiques dont notre pays a besoin en matière économique.

Nous parlerons aujourd'hui des moyens de relancer la consommation et l'investissement dans notre pays. Je suis très heureuse d'accueillir M. Michel-Édouard Leclerc, président-directeur général du groupe Leclerc ; M. Patrick Martin, président délégué du Medef ; M. Xavier Ragot, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et Mme Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP).

Les nombreuses auditions menées par les membres de la commission nous convainquent que la crise économique va s'installer dans la durée : elle est non pas derrière nous, mais plutôt devant nous, avec une baisse de la croissance estimée à 11 % sur l'année.

Il semble aujourd'hui probable que nous rentrions dans la phase la plus dure de la crise, avec des besoins de financement de plus en plus importants, des faillites plus nombreuses et le chômage en croissance rapide. La perspective d'une crise passagère suivie d'un rebond rapide semble s'éloigner, alors même que nous n'en sommes qu'au début du déconfinement et pas à l'abri d'heureuses surprises. La crise paraît devoir persister, du fait de la baisse durable de la consommation et des investissements liée à la constitution d'une épargne de précaution face aux incertitudes à venir.

La consommation comme l'investissement reposent sur un élément immatériel fondamental : la confiance. Tous les plans de relance resteront vains si la confiance n'est pas retrouvée. Quels sont les outils dont disposent les pouvoirs publics pour agir sur cet élément difficilement mesurable qu'est la confiance, afin que la consommation reprenne ? Le débat est vif sur ce point. Comment agir sur la quantité de consommation, mais aussi sur sa qualité, sur le type de produits consommés ?

La chute de l'investissement, parallèlement, tient au recul de la trésorerie des entreprises, surtout des PME, à la baisse de leur solvabilité, avec des mesures de soutien qui ont souvent pris la forme de reports de paiement ou de prêts venant accroître leur endettement, et, enfin, à l'anticipation d'une demande atone.

Pensez-vous que la chute de l'investissement et celle de la consommation soient durables ? Si oui, quels sont les éléments, les leviers, qui permettent de les relancer de façon sélective ? Quels seraient, selon vous, les domaines prioritaires ?

Derrière ces questions, il y a celle du rôle de l'État. Faut-il renouer avec les méthodes d'intervention classiques : relance budgétaire et fiscale, prise de participation de l'État aux entreprises en difficultés ? L'État vient au secours d'Air France et de Renault, c'est son rôle, mais qu'en est-il au-delà ? La crise va accroître les inégalités et justifie sans doute des politiques sociales plus ambitieuses de prévention du chômage de longue durée : qu'en pensez-vous ?

Le renouveau de la dépense publique tranche avec les objectifs de retour à l'équilibre budgétaire affichés il y a quelques mois. Au-delà d'une relance conjoncturelle, ces remèdes sont-ils soutenables et, surtout, sont-ils toujours efficaces dans des économies aussi ouvertes que la nôtre ?

Nous retrouverons aussi la croissance et l'emploi grâce à la compétitivité de nos entreprises, aux gains de parts de marché sur le territoire national comme à l'export. Dans cette perspective, qu'attendez-vous d'un plan de relance ?

Enfin, ce plan de relance doit être l'occasion de prendre des mesures plus structurelles. Quelles mesures vous semblent-elles souhaitables en matière de charges, de règlementation et d'organisation de l'État ou de décentralisation ?

M. Michel-Édouard Leclerc, président-directeur général du groupe Leclerc. - Nous sommes encore dans la crise, ce qui rend plus compliqué de réfléchir au « monde d'après » - je vous parle depuis le siège du groupe Leclerc, où il n'y a encore que 10 % des effectifs, nous serons 40 % fin juillet, et au complet seulement à la fin septembre. Je pense aussi à mes collègues, par exemple de la FNAC-Darty, qui viennent tout juste de rouvrir, comme les commerces en coeur de ville, et qui ont subi la crise de manière plus forte encore que nous qui sommes restés ouverts pendant le confinement.

Au-delà des aspects sanitaires et médicaux, au-delà des drames sociaux qui nous frappent et dont on connaît les chiffres, je commencerai par souligner que, sur le plan technique, la gestion de la crise nous a fait beaucoup apprendre et, globalement, cette crise d'une ampleur inédite a été plutôt bien gérée. Les distributeurs ont beaucoup parlé avec les transporteurs, les producteurs, les industriels, nous avons repris un dialogue perdu depuis des années, alors qu'on ne parlait plus que de guerre des prix, ce qui est très positif ; nous avons aussi beaucoup dialogué avec les pouvoirs publics, avec les administrations. Nous sommes donc prêts à travailler sur le plan de relance, tous les acteurs des filières ont conscience que personne ne s'en tirera seul, cela me parait un acquis très important de la gestion de crise.

La consommation repart assez fort, apparemment, mais attention aux chiffres trompeurs. N'oublions pas, d'abord, ce que la reprise constatée de la consommation doit à la fermeture des cantines scolaires et de la restauration collective : 1,8 million d'enfants sont nourris à la maison plutôt qu'à la cantine, donc les courses se font dans le commerce. Les hypermarchés ont été très touchés par la crise sanitaire, ils sont loin d'avoir retrouvé leur niveau antérieur, il y a aussi les pertes de loyers dans les centres commerciaux, mais l'impression d'ensemble est que la consommation va tirer la croissance en retrouvant son rang. Au passage, je crois que la comparaison avec la consommation pendant le confinement n'est pas une bonne méthode pour pronostiquer la reprise, car le confinement a été une parenthèse, révélant des comportements de survie, où les consommateurs ont acheté à l'inverse de ce qu'ils faisaient jusque-là. C'était une période exceptionnelle.

Je crois aussi que le modèle français de consommation, plus qualitatif, donc plus rémunérateur pour les filières, va être conforté par la crise : aux critères de traçabilité et de maîtrise de l'approvisionnement vont s'ajouter des critères de sécurisation du produit, les consommateurs vont être plus exigeants sur les modalités de l'acte d'achat. Plus que d'une grande politique de soutien de la demande, nous avons besoin de recréer de la confiance et de l'attractivité sur les offres, pour que les Français dépensent leur épargne.

La crise a fait apparaître, ensuite, que les produits français sont plus chers - c'est un vrai sujet, en particulier pour les ménages qui ont moins de moyens. Au-delà de l'engagement citoyen, de la préférence pour le local, les protestations, voire l'agressivité, que l'on a constatées devant des fraises jugées trop chères, démontrent combien le prix est important. Nous avons donc certainement besoin de politiques publiques d'abord orientées vers les populations les moins aisées.

M. Patrick Martin, président délégué du Medef. - Outre mes responsabilités au Medef, je préside une entreprise de taille intermédiaire dans le B-to-B , qui réalise 800 millions d'euros de chiffre d'affaires par an
- nous avons perdu 23,5 % de notre chiffre d'affaires dans les deux semaines de confinement de mars, puis 43,5 % en avril, avant de connaître une reprise au mois de mai. Nous devons faire preuve de prudence dans l'analyse, car la situation est inédite sur le plan mondial et, face à une situation à ce point exceptionnelle, nous sommes intellectuellement démunis.

Le Medef a présenté jeudi dernier une quarantaine de propositions, constituant une stratégie que nous avons appelée de « prise de confiance » pour refonder la croissance. Je n'entrerai pas dans la polémique, mais l'impréparation de l'État à une telle crise sanitaire, comme en témoigne le défaut de masques et de respirateurs artificiels, a obligé à arrêter l'économie plus brutalement et plus vite que dans d'autres pays. Ensuite, l'état de nos finances publiques réduit nos marges de manoeuvre - il suffit de comparer notre situation à celle de l'Allemagne pour s'en convaincre : nos voisins ont bien plus de moyens pour agir plus fort et redémarrer plus vite - le BTP a chuté à 10 % de l'activité normale, alors que l'Allemagne n'est jamais tombée en dessous de 80 %.

La consommation reprend, mais prudence sur les derniers chiffres, qui sont encore difficiles à interpréter. Certes, les terrasses sont pleines, car la population aspire à vivre comme avant. Mais les appréhensions sont là, d'ailleurs plus fortes pour les salariés et indépendants moins protégés que ne le sont les cadres, lesquels ont surtout télétravaillé quand les premiers étaient plus exposés. Ensuite, il y a la crainte du chômage et de la crise économique, des plans sociaux sont annoncés, ils influenceront beaucoup la mentalité des consommateurs, avec le risque qu'ils préfèrent conserver tout ou partie de l'épargne accumulée pendant le confinement.

Il faut libérer l'épargne au bénéfice de la consommation et de l'investissement. Nous faisons des propositions dans ce sens, en particulier le déblocage des réserves de la participation pour les salariés, un chèque-consommation réservé aux bas revenus, des avantages aux produits « verts ». Il faut aussi libérer l'épargne pour l'investissement public
- les collectivités territoriales vont voir leurs ressources fiscales diminuer, alors qu'elles jouent un rôle décisif dans le financement des infrastructures - et libérer l'épargne pour venir au secours des entreprises - elles ont accumulé des dettes qu'elles auront parfois du mal à rembourser.

Les entreprises doivent mettre en place les consignes sanitaires, ce qui représente, selon nos estimations, 20 points de productivité : cela risque d'obérer leur capacité finale de remboursement. Or, les banques, qui n'ont pas de garantie de l'État pour le calcul de leurs ratios prudentiels, ne pourront pas porter les dettes indéfiniment ; il faut donc réorienter l'épargne vers l'économie. Nous proposons qu'un avantage fiscal soit fléché vers les quasi fonds propres des entreprises.

Il faut également penser au marché de l'emploi, en particulier aux 700 000 jeunes qui vont s'y présenter pour la première fois à l'automne. Nous proposons une exonération de charges d'un an pour tout premier contrat à durée indéterminée (CDI) à un jeune, c'est un avantage exceptionnel qui est à la mesure de la situation exceptionnelle que nous connaissons.

Concernant l'apprentissage, nous étions sur la bonne pente, avec 16 % de stagiaires en plus à la rentrée de 2019, mais bon nombre de chefs d'entreprise hésitent aujourd'hui à s'engager, même s'ils sont convaincus, intellectuellement, que l'apprentissage est une bonne solution. Il faut donc envoyer un signal fort, ou bien les jeunes concernés seront au chômage, avec un risque social et politique très important ; nous avons notre responsabilité envers la jeunesse.

Pour préparer le jour d'après, nous appelons à « refonder » l'économie. Nous avons mis en place un comité d'une vingtaine d'experts qui ne sont pas des chefs d'entreprise - la dimension européenne est décisive, car la France ne s'en sortira pas seule, voyez la taxe carbone. Nous avons identifié trois grands défis.

Le premier défi est celui des relocalisations : la réaction des consommateurs face au prix des fraises est symptomatique de ce qui va se passer, tout le monde veut de la relocalisation, mais elle doit être compétitive. Nous nous sommes félicités que 350 industriels français du textile aient adapté leurs lignes de production pour fabriquer des masques, mais à des prix cinq à six fois plus élevés que ceux qui sont produits en Chine. Demain, une fois la sidération passée, sera-t-on prêt à acheter des masques plus chers parce qu'ils auront été produits en France ? Cela vaut aussi pour l'acier, les médicaments, etc.

Ensuite, deuxième défi, il faut restaurer la compétitivité des entreprises françaises, ce qui nous renvoie au débat sur le partage de la richesse. Or on perd de vue que la France, après transferts sociaux, est le pays où la répartition est la plus égalitaire, et que nous détenons déjà le record pour les prélèvements obligatoires et pour la fiscalité du patrimoine. Nous devons renforcer les entreprises, mais ce n'est pas en envoyant d'emblée un signal négatif aux investisseurs que l'on y parviendra. Il ne faut donc pas tomber dans des débats décalés par rapport à l'urgence économique.

Enfin, troisième défi, le verdissement de notre économie : les entreprises sont mobilisées, mais cela a un coût. L'impératif écologique est incontournable, mais l'impératif économique et social l'est plus encore, d'où la nécessité de concilier les objectifs. Le rôle de l'Union européenne est déterminant, pour la taxe carbone, pour les financements.

Dans le débat sur le jour d'après, qui paraît bien franco-français, reste à savoir si notre modèle va être remis à plat, ou bien si nous allons vers un retour à l'identique : c'est un vrai débat.

Le vrai problème se posera à la rentrée, avec des échéances fiscales et sociales très importantes, et le critère à surveiller sera le niveau de rentabilité des entreprises. Je signale au passage que le crédit interentreprises s'est fortement contracté, alors qu'il est en temps ordinaire plus important que les crédits bancaires à court terme et qu'il a été en 2009 l'un des facteurs de la récession. Bercy réfléchit à un dispositif, en s'inspirant de ce qui se fait en Allemagne, pour donner plus de garanties aux assureurs-crédits - c'est une piste à suivre.

Enfin, la solution ne peut pas passer par plus de fiscalité, il faut tirer les enseignements des crises passées. En 2009, on a voulu rétablir les finances publiques en augmentant les prélèvements obligatoires, le résultat a été catastrophique. Nous pensons, pour notre part, qu'il faut élargir la base fiscale.

Mme Sophie Primas , présidente . - Je ne doute pas que vos propos vont faire réagir, en particulier leur côté quelque peu contradictoire consistant à demander plus d'intervention de l'État pour soutenir l'économie, même sectoriellement, avec moins de dette publique...

M. Xavier Ragot, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). - Je commencerai par dire que nous ne comprenons pas cette crise, car elle déborde nos catégories habituelles. D'ailleurs, les positions évoluent fortement : par exemple le Medef demande plus de dépenses publiques, plus d'aides sectorielles, mais sans hausse de la fiscalité. Au moins l'utilisation d'outils publics fait-elle consensus, comme la dette à court terme. Nous savons aussi que cette crise n'est pas comparable à celle de 2008 ni celle de Mai-68, encore moins celle de 1929. Les observateurs ont du mal à s'entendre sur les chiffres de la décrue - les écarts raisonnables vont de -8 % à -11 % du PIB, alors que cette donnée est essentielle pour les finances publiques.

Cette crise est inédite, ensuite, parce que l'État a bien réagi, en copiant le dispositif allemand de chômage partiel, qu'il a appliqué à 8 millions de salariés : il a ainsi assuré le revenu des ménages, même si celui-ci a décru de 7 % en moyenne, quand la consommation a chuté de 30 %. L'épargne a donc augmenté de 80 milliards d'euros, ce qui en fait une variable clé : quelle fraction de cette épargne retournera-t-elle dans les commerces, dans l'activité ? Avec le fonds d'aide et l'assurance chômage, l'État a été keynésien à juste titre, en limitant les pertes de revenus pour les ménages ; reste que la capacité de financement des entreprises a diminué et qu'il faut maintenant éviter les faillites.

Pour suivre l'évolution de la consommation, l'Insee a construit des données très fiables, en utilisant les données des cartes bleues en temps réel à l'échelle internationale, des données beaucoup plus solides que celles qui ont été élaborées dans d'autres pays. On constate que la chute d'activité par secteur est très hétérogène, certains d'entre eux étant particulièrement touchés par une forte chute de la demande - chacun a en tête les transports et le tourisme. En revanche, l'agriculture, les industries agroalimentaires, les administrations publiques sont contraintes par l'offre, plutôt que par la demande.

L'activité a chuté de 32 % avec le confinement, puis elle reprend avec le déconfinement, à un rythme plus important que ce que l'on pensait, ce qui parait valider l'hypothèse de l'accélération d'un retour à la normale. Cependant, n'aura-t-on assisté qu'à une baisse de l'activité, ou bien un nouveau mode de consommation est-il en gestation ? Le recul du PIB sera-t-il de 8, 10 ou de 12 points ? On n'en sait encore rien.

Les idées pour conforter la reprise sont très nombreuses : les éco-chèques, des prêts à taux zéro, voire négatifs, les recapitalisations, les primes à l'embauche... mais comme chacune a un coût, il nous faut une doctrine claire, qui explicite le besoin de soutenir simultanément la demande et l'offre. L'opposition des politiques d'offre et de demande constitue une faillite intellectuelle dont nous avons déjà fait les frais.

Nous devons maintenant éviter le plus grand nombre de faillites, ce sera la clé de la reprise. Nous ne les éviterons pas toutes, et il faut, autant que possible, réallouer les moyens vers l'économie verte.

Du côté des ménages, il faut sortir très progressivement du chômage partiel, rassurer sur les contraintes budgétaires à venir, sinon l'épargne que les Français ont constituée durant le confinement, faute de pouvoir consommer, va devenir une épargne de précaution.

Par ailleurs, la question des inégalités est décisive : il faut intégrer au débat public le fait que les plus pauvres, les jeunes, les non-qualifiés subissent la crise sanitaire bien davantage que les autres - il faut en débattre et trouver des solutions, c'est même une condition de la confiance, donc de la cohésion.

Côté entreprises, la chute de l'investissement est réelle. Nous estimons qu'elles ont perdu le quart de leurs liquidités, et que la vague de faillites va toucher entre 75 000 et 100 000 entreprises, allant bien au-delà du pic de 2013, avec 63 000 faillites. Il y aura des pertes d'emplois, en particulier peu qualifiés, dans des territoires déjà fragiles. Nous proposons en conséquence d'utiliser les outils des politiques de l'offre, qu'ont déjà utilisés nos voisins allemands, consistant à payer des coûts fixes des entreprises, comme les loyers, pour un montant de 10 à 17 milliards d'euros.

Enfin, nous proposons une organisation sectorielle pour adapter le tissu productif, en intégrant la contrainte environnementale.

Quel monde d'après ? Nous vivrons dans un monde davantage endetté, la résorption des dettes publiques sera l'un des enjeux majeurs de la décennie à venir. On nous disait que la France serait en faillite si sa dette atteignait 60 % de son PIB - nous sommes à 120 % : il faudra nous dire qui s'est trompé. La véritable question, c'est celle de savoir quelle est la bonne dette : une dette de croissance, d'investissement, et non pas une dette liée à la mauvaise gestion de l'État. Il faudrait identifier la dette spécifiquement liée à la Covid-19, acter cette dette plutôt que de se laisser polluer par le Debt overhang , comme disent les Anglo-Saxons, c'est-à-dire une situation où l'on est tellement endetté qu'on ne peut plus investir. Cette dette additionnelle étant bien circonscrite, on saurait mieux de quoi l'on parle, pour mieux orienter le débat vers la qualité de la dépense publique. Il faut sortir d'une logique seulement comptable, dédramatiser la dette, pour parvenir à des compromis acceptés.

Nous sommes entrés dans un monde durablement endetté - tous les pays le sont, à un niveau jamais atteint. Pour absorber la dette publique, je crois donc qu'il faut augmenter la base fiscale par le développement économique, comme on l'a fait pendant les Trente Glorieuses.

Mme Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP). - Notre tissu entrepreneurial a besoin de mesures d'urgence. Or l'État français, au contraire de l'Allemagne, n'a pas proposé de prêt garanti par l'État (PGE) à 100 % pour les TPE-PME. L'iFRAP suggère de l'envisager dans le troisième projet de loi de finances rectificative. Nos entreprises sont davantage endettées qu'en Allemagne, en Espagne ou en Italie. Nous proposons un PGE remboursable à plus long terme : les Allemands ont retenu une durée de dix ans, dont deux sans aucun remboursement. Cela permettrait aux entreprises de continuer à investir et de se développer sans craindre le poids des échéances.

Autres propositions : une comptabilisation différente de la dette au titre des PGE dans l'endettement des entreprises, et la suspension de la priorité accordée au Trésor public et aux Urssaf dans la récupération des créances auprès de celles-ci. Je ne reviendrai pas sur la question du suramortissement, déjà évoquée. Nous proposons aussi une restitution du carry back - report des déficits - mis en place pendant la précédente crise.

L'État français, au contraire d'autres pays, demande des contreparties au financement du chômage partiel, puisque le taux de prise en charge augmente en cas d'accord d'entreprise. Attention à cette logique : nous avons déjà constaté que les contraintes imposées aux plans de maintien dans l'emploi empêchaient parfois la conclusion de ces plans, avec pour conséquence un plus grand nombre de faillites.

J'estime que les problèmes n'auront pas changé lors du jour d'après, le premier d'entre eux étant une sur-fiscalité qui pèse énormément sur les entreprises : 431 milliards d'euros de prélèvements obligatoires en 2018, soit 18,4 points de PIB et un écart de 100 milliards d'euros avec la moyenne de la zone euro. La trésorerie des entreprises françaises en a souffert et elles sont entrées dans la crise plus endettées que leurs homologues européennes. La fiscalité de production - cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), cotisation foncière des entreprises (CFE), imposition forfaitaire sur les entreprises de réseaux (IFER), taxe transport - représente 70 milliards d'euros prélevés avant même d'avoir réalisé des bénéfices. La fondation iFRAP propose une baisse de 30 milliards d'euros de cette fiscalité d'ici à 2024, ce qui créerait plus de 400 000 emplois.

Entre 500 et 600 000 emplois seront détruits d'ici à la fin de l'année. Produire et consommer français, recréer de l'emploi sur notre territoire ne sera possible que si la production se fait à des prix raisonnables. Seule la baisse des taxes à la production peut créer de l'emploi marchand. C'est pourquoi il convient de réduire la CVAE et la CFE, de supprimer la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) et de baisser encore les charges, et pas seulement sur les bas salaires. En effet, la baisse de charges sur les bas salaires ne fonctionne qu'à court terme. Pour créer des emplois à valeur ajoutée et relancer la production industrielle en France, il faut aller au-delà du seuil de 1,6 SMIC. Nous proposons une baisse de 7 milliards d'euros. La France s'est trop longtemps appuyée, notamment dans le tourisme, sur un modèle reposant sur les emplois peu qualifiés et les petits boulots. En Allemagne, 20 % du PIB est lié à l'activité industrielle, ce qui permet au pays de rebondir plus vite. Les Allemands ont moins freiné leur production : beaucoup d'entreprises y tournaient à plein durant le confinement.

La question du temps de travail a fait l'objet de débats passionnés. Nous ne voulons pas faire travailler tout le monde davantage, mais créer de la flexibilité. Les mesures prises pendant le confinement, avec la possibilité de travailler jusqu'à 60 heures dans une semaine et 48 heures sur douze semaines, vont dans le bon sens. Il convient d'être à l'écoute de la situation des entreprises.

Le coût de production de nos services publics est considérablement supérieur à celui de nos voisins européens : l'écart est de 84 milliards d'euros par an avec la moyenne constatée par l'OCDE dans vingt pays européens. Décentraliser les missions de service public serait une source d'économies considérable.

Comme l'a souligné M. Ragot, chaque euro d'argent public doit être dépensé avec efficience. La France dépense 15 milliards d'euros de plus que l'Allemagne pour l'hôpital public, or nos voisins ont davantage de lits de réanimation parce que la gestion de l'hôpital public est décentralisée au niveau des Länder , qu'il n'y a pas de fonction publique hospitalière en Allemagne, que le public et le privé collaborent et que le temps de travail n'est pas le même. L'iFRAP a chiffré le coût de production de la sécurité sociale à 42 milliards d'euros. Il est possible de faire des économies importantes sur le fonctionnement de nos services publics, en décentralisant notamment la gestion de l'école et de la santé. La crise sanitaire nous a montré qu'il fallait une gestion beaucoup plus locale.

Le fait que notre ratio de dette se dirige vers les 120 % est préoccupant. Le problème n'est pas la dette liée au Covid, mais la dette d'hier. Les Pays-Bas, l'Allemagne ne sont qu'à 70 % du PIB, parce qu'ils ont travaillé, en période de croissance, à une réduction des déficits et à la constitution d'un excédent primaire. Nous n'avons pas fait ce choix, et cette dette accumulée nous pénalise. Il conviendrait d'inscrire dans la Constitution un frein à l'endettement : c'est ce frein qui a permis aux Allemands de se montrer plus forts dans la crise, avec un apport budgétaire bien plus important. La France, elle, a conservé un endettement structurel de 50 milliards d'euros.

Nous allons nous endetter beaucoup à court terme ; il faudra renoncer à des créances sur charges et sur impôts des entreprises, étaler les remboursements. Assainissons nos finances publiques pour ne pas nous retrouver, dans une prochaine crise, encore plus fragiles.

Mme Sophie Primas , présidente . - Monsieur Leclerc, quelle est votre réaction aux propos que vous avez entendus ? Quels sont les investissements nécessaires et dans quels secteurs ?

M. Michel-Édouard Leclerc. - J'achète le plan de M. Ragot ! Il est très structurant, en isolant une « dette Covid » qui permet de penser plus sereinement, en dehors de l'urgence, un plan plus ambitieux de relance et de conversion de notre économie. La crise est une opportunité pour « resetter » la politique d'investissement, et accélérer la transition vers une économie plus verte.

La politique de la demande doit être concentrée sur les populations les plus touchées financièrement et psychologiquement. C'est pourquoi un déconfinement très progressif est nécessaire. Le chômage partiel a des avantages financiers, mais cela revient aussi à appliquer le label « chômeur » à des chefs de famille, des femmes au foyer, d'où un problème de stigma fragilisant le retour de la confiance. Heureusement que le projet de réforme des retraites a été enterré : il créait une insécurité supplémentaire quant à l'avenir.

Il faudra aussi faire évoluer les revenus du travail, pour redonner l'envie de travailler. Une injonction contradictoire se dessine avec le besoin de compétitivité des entreprises. Une controverse récente sur le sujet a opposé Laurent Berger et le président du Medef. Pendant la crise, l'État a pris beaucoup de mesures d'assistance, développant les revenus de transfert, sans se pencher sur la valorisation du travail. Or c'est une source de revenus de long terme, qui a contribué à la modération de l'absentéisme dans les entreprises. Ne pas pouvoir s'identifier à une qualification, à un parcours dans une entreprise me semble très problématique, même si le sujet reste tabou à l'iFRAP ou au Medef... Les centres Leclerc distribuent 25 % du bénéfice avant impôt sous forme d'intéressement, de participation ou de gratification, mais encore faut-il avoir du bénéfice à redistribuer ! Je suis très attaché à cette idée de la participation défendue en leur temps par les gaullistes sociaux, tels que René Capitant ou Louis Vallon. La revalorisation des bas salaires est nécessaire, car les transferts de l'épargne vers la consommation ou l'investissement supposent, chez les salariés, la confiance retrouvée dans le futur.

Quant aux investissements, j'estime qu'il faut fixer les ambitions avant d'aller chercher les moyens. Tous les économistes, de Patrick Artus à Jacques Attali, soulignent qu'avec le vieillissement des populations la médecine et la santé seront, demain, un vecteur de croissance considérable. C'est pourquoi il est nécessaire d'y investir massivement.

Deuxième secteur essentiel, la mobilité et les transports : il y a vingt-cinq ans, j'ai fait raccorder tous les entrepôts Leclerc au réseau de la SNCF. Aujourd'hui, l'herbe pousse sur les voies... Il faudrait pourtant réorganiser le transport de marchandises de manière plus verte et économe en énergie, en insistant sur le réseau ferré.

Sur le tourisme enfin, nous avons de très fortes concentrations dans certaines zones touristiques, mais il reste des gisements de consommation et d'investissement considérables.

Il faut distinguer le jour d'après du jour de « juste après » : il conviendra d'abord de limiter les faillites par des allégements de charges et des aides à la trésorerie, sans confondre ces mesures avec les investissements nécessaires pour le futur. Ces investissements peuvent être financés par la dette. Les Grecs ont été mis à genoux pour des questions de principe, or nous traitons le sujet aujourd'hui comme si la dette était illimitée. Ne retombons pas dans l'ornière de l'analyse comptable, et commençons par concevoir des projets d'investissement.

Mme Sophie Primas , présidente . - Je discerne dans vos propos, monsieur Martin, une injonction contradictoire : d'un côté, on professe une attention aux collectivités territoriales, qui représentent 70 % de l'investissement public en France, et, de l'autre, on prône une baisse des impôts de production, source précieuse de recettes pour ces mêmes collectivités.

M. Patrick Martin. - Le Medef n'a pas renoncé à l'orthodoxie en matière de finances publiques, mais la situation est exceptionnelle. Fait sans précédent, ce sont les États qui ont mis les économies à l'arrêt. Il n'est pas choquant que la collectivité assume financièrement ces décisions. En situation d'urgence, le pragmatisme doit l'emporter. Pour autant, je partage entièrement la position de Mme Verdier-Molinié sur l'efficience de la dépense publique : la question doit être posée.

Concernant l'assiette et la destination des impôts de production, nous tournons en rond depuis trop longtemps. Le ministre de l'économie, Bruno Le Maire, répète que les impôts de production sont un contresens économique et social, mais nous entendons aussi les associations d'élus locaux, qui estiment que les collectivités territoriales, plus gros investisseurs publics, ne doivent pas être la variable d'ajustement.

Il serait paradoxal de considérer que l'État, qui a arrêté l'économie et démontré certaines faiblesses durant la crise sanitaire, doive désormais administrer l'économie française de A à Z. On voit poindre chez certains, dans la fonction publique, mais aussi au sein de certaines écoles de pensée, l'idée que tout doit être collectivisé. Ce serait extrêmement dangereux à nos yeux. Nous soutiendrons l'amélioration envisagée du projet de loi Décentralisation, différenciation, déconcentration, dit 3D : à la lumière de la crise, il est plus urgent que jamais de donner du pouvoir de décision et d'action aux acteurs les plus proches du terrain, entreprises ou collectivités. Inversement, faire entrer l'État dans le capital de certaines TPE et PME au motif de transformer les PGE en quasi fonds propres introduirait des lourdeurs de fonctionnement inutiles. C'est à l'État de compenser, avec une visibilité dans le temps, ce que les collectivités territoriales perdraient en impôts de production. Ces impôts sont un véritable boulet qui pourrait devenir insurmontable.

Mme Sophie Primas , présidente . - Monsieur Ragot, que faire de la dette Covid ?

M. Xavier Ragot. - Je crois à la consommation responsable, et, à entendre M. Leclerc, je ferai mes prochaines courses dans ses magasins !

En 2010, la dette publique allemande représentait 90 % du PIB, comme pour la France ; elle est descendue à 60 %. On attribue cela à l'importance de la base industrielle, et à la présence moindre de l'État. Mais quelles en sont les raisons ? La singularité de l'Allemagne est, à mes yeux, la qualité du dialogue social au sein de l'entreprise. Pour dire les choses abruptement, on a les syndicats qu'on mérite. Comment réinvestir le dialogue social en France ? La participation y suffit-elle ? Faut-il aller vers la cogestion ? Depuis 2013, les conseils d'administration des entreprises de plus de 5 000 salariés comptent deux représentants des salariés, ce qui reste insuffisant. C'est ainsi que nous réintègrerons le sanitaire au niveau de l'entreprise.

Il est vrai que le dialogue social est moins judiciarisé en Allemagne qu'en France ; mais c'est le fruit de la reconstruction dans ce pays, après la guerre, d'un véritable modèle de cogestion devenu aujourd'hui un outil de puissance, car l'Allemagne est, au niveau international, le pays qui sort le plus fort de la crise sanitaire.

L'appropriation sanitaire et environnementale doit ainsi se faire au niveau de l'entreprise. L'État est très présent en France parce qu'il est l'assureur en dernier ressort quand le dialogue social a échoué. C'est pourquoi il faut réinvestir le paritarisme, plutôt que d'en faire le deuil. Voilà un avis personnel, et non scientifique, sur la question.

Sur les impôts de production, un consensus se dégage. Mais comment financer leur réduction ? Les différentes instances comme le Conseil d'analyse économique, dont je fais partie, ont pour doctrine de déterminer comment une augmentation de la dépense publique doit être financée. En 2013, la hausse de 2 % des prélèvements obligatoires, conçue pour contrôler la dette mais mal ficelée, a engendré le mouvement des Pigeons et mis le pays à l'arrêt. Cela montre que l'acceptabilité sociale de l'impôt est cruciale ; c'est pourquoi la question fiscale doit être politisée, la structure de la fiscalité doit être justifiée. Pour ma part, j'estime qu'il faut compenser la baisse des impôts de production, dans un premier temps, par une baisse moindre de l'impôt sur les sociétés.

Quant à la dette Covid, il conviendrait de procéder comme pour la sécurité sociale : la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades) a permis de gérer cette dette grâce à la création d'un impôt intelligent. Dans le nouveau monde, les taux d'intérêt sont négatifs. Il convient donc de lisser dans le temps le remboursement de la dette liée au Covid, en définissant pour cela un impôt ad hoc avec, comme pour la contribution sociale généralisée (CSG), un taux faible et une assiette sociale aussi large que possible. Cet impôt serait présenté aux Français comme un impôt de reconstruction. C'est ce qu'ont fait les Allemands après la réunification, en créant un impôt pour assurer des transferts financiers à l'Est.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Je ne crois pas que le montant modéré de la dette allemande ne soit attribuable qu'à un meilleur dialogue social dans les entreprises. Nos syndicats sont traditionnellement axés sur l'augmentation des impôts. Durant le confinement, la CGT a demandé la fermeture d'usines dont elle considérait l'activité comme non essentielle et lancé un appel à la grève. Il va falloir changer les habitudes et le positionnement de nos syndicats. Les Allemands ont une dette moins importante parce qu'ils ont repoussé le départ à la retraite à soixante-sept ans, mis en place des freins à l'endettement, évalué l'effet de chaque euro public dépensé. Enfin, leur Parlement est très mobilisé sur le sujet.

Nous proposons que, pour compenser la baisse des impôts de production, les collectivités territoriales reçoivent une part de l'impôt sur les sociétés. Des élus locaux m'ont confié qu'il leur semblait plus facile de taxer la production que les bénéfices parce que les bénéfices n'étaient pas certains... Il faut rétablir la confiance dans le tissu entrepreneurial. Les collectivités ayant compensé chaque baisse de charges par une augmentation des taxes sur la production, la fiscalité des entreprises n'a pas baissé entre 2012 et 2018. Si nous ne nous endettions que pour investir, notre dette serait beaucoup plus faible ; mais nous le faisons pour financer le fonctionnement de nos administrations.

L'iFRAP propose de donner la possibilité à l'État de s'endetter sur cinquante ou quatre-vingts ans, voire davantage, pour éviter un mur de la dette en 2023, date d'échéance d'une partie importante de la dette publique.

Je ne suis pas favorable aux impôts nouveaux. N'assimilons pas les baisses d'impôts à une augmentation de la dépense publique : nous sommes le pays le plus imposé au monde. Augmenter les dépenses sociales est une solution de facilité, mais nous sommes déjà à 34 % du PIB. Gonfler la sécurité sociale a toujours été considéré comme un moyen de pallier les problèmes de l'économie. Mettons fin à ce système.

Pour construire un avenir commun, repousser l'âge de la retraite est nécessaire, si l'on veut éviter d'augmenter les impôts. Les pays qui ont le mieux tenu dans la crise, comme les Pays-Bas ou l'Allemagne, ont travaillé davantage, évalué toute dépense nouvelle, apprécié l'impact sur l'emploi de chaque loi votée. Ne restons pas dans l'ornière française, avec des aides sociales qui s'accumulent sans régler les problèmes.

Mme Élisabeth Lamure . - Merci à nos invités, qui ont formulé des propositions très intéressantes. Monsieur Martin, vous avez souligné que produire en France coûte plus cher que produire à l'étranger. Comment faire accepter les hausses de prix qu'entraîneront les relocalisations dans les secteurs coûteux en main-d'oeuvre ? Les baisses de charges et d'impôt sur les sociétés suffiront-elles à les contenir ?

Les relocalisations supposent une grande disponibilité de main-d'oeuvre qualifiée. Sera-t-il possible de la recruter et de la former ? Faciliter l'embauche des jeunes aura-t-il un effet durable, au-delà des effets d'aubaine souvent constatés ?

Beaucoup pensent qu'une relance dynamique passe par la décentralisation ; le président du Sénat lui-même l'a souligné ce matin. Antoine Frérot, président de l'Institut de l'entreprise, propose de transformer les comités de conciliation existants en comités de relance territoriale.

M. Alain Chatillon . - Avant la réimplantation d'entreprises, le principal est de convaincre les entreprises présentes sur notre territoire de ne pas aller s'implanter à l'étranger. Cela implique des investissements rentables et à long terme dans l'aéronautique, l'agro-alimentaire et l'industrie en général.

Il faut également régler le problème de cette concurrence qui pénètre en France, surtout dans le domaine de l'agro-alimentaire, sans nécessairement respecter les normes européennes. Les Douanes et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ne répondent pas à nos questions sur ce sujet. Notre pays doit être mieux défendu et l'Europe doit se montrer plus proactive.

Enfin, nos agriculteurs ont besoin de valeur ajoutée ; espérons que la grande distribution, à commencer par Leclerc, saura les accompagner.

M. Roland Courteau . - Les participants ont évoqué la nécessité de soutenir la consommation des bas revenus, de libérer l'épargne, de rassurer les ménages, de restaurer la confiance. Ce grand quotidien libéral qu'est le Financial Times observait récemment que des outils considérés jusqu'à récemment comme excentriques devront désormais faire partie du mix de mesures pour amortir les chocs économiques et relancer l'économie. Ainsi, le revenu de base universel fait son retour dans le débat public. Pour certains, il doit être temporaire, pour d'autres permanent. Une partie des économistes estime que la baisse des taux d'intérêt a atteint ses limites, d'où la nécessité d'un tel revenu de base pour soutenir la consommation. Nous en voyons les prémices au Canada, au Japon, en Espagne. Quel est votre avis sur cet instrument ?

M. Fabien Gay . - Merci d'avoir organisé cette table ronde. J'avais des doutes sur le monde d'après, mais je suis rassuré : le monde d'après sera comme le monde d'avant, avec de bonnes mesures libérales de baisse d'impôts et de compression de la fonction publique.

Cependant, il y a quelques contradictions... J'ai lu les quarante propositions du Medef, et à la page 25 du rapport, figurent des mesures de relance de la consommation presque keynésiennes ! Mais vous vous arrêtez au milieu du gué. Le partage de la richesse créée est un sujet qui se pose avec force. Il se posait déjà au moment de la crise des « gilets jaunes ». C'est à ce moment-là qu'il fallait augmenter les salaires, y compris les petits salaires. Est-ce le moment d'augmenter les salaires - notamment des caissières, M. Leclerc - et si oui, à quel niveau ? Car si l'on reste dans un choc d'offre, on ne relancera pas l'économie.

Je partage l'avis d'Agnès Verdier-Molinié sur les PGE. Nous avons besoin de soutenir les entreprises. Néanmoins, vous demandez à la fois moins d'intervention de l'État et un soutien massif en temps de crise... C'est contradictoire. Certes, c'est l'État qui a arrêté l'économie, mais déjà en 2008, vous faisiez appel à l'État, alors que la crise était avant tout financière... Paul Pairet, célèbre restaurateur de Shanghai, rappelait que, en Chine, les restaurateurs avaient été beaucoup moins aidés qu'en France, et qu'il y avait de nombreuses fermetures. Ce que vous appelez des charges, ce sont des cotisations et des impôts qui permettent de financer notre modèle social, qui garantit une protection globale...

M. Laurent Duplomb . - Je pensais que la crise sera un électrochoc, mais nous refaisons encore les mêmes erreurs... La dette était de 2 350 milliards d'euros avant la crise, elle augmentera de 350 à 400 milliards d'euros ; sur les 7 milliards d'euros de cotisations sociales qui serviront à payer 6 milliards d'euros de retraites, le mois dernier, nous n'avons eu que 3,6 milliards d'euros de recettes. Nous n'avons pas les moyens de payer nos retraités à la fin du mois.... Avec plus de 2 500 milliards d'euros de dette, à chaque point de taux d'intérêt supplémentaire, nous prendrons plus de 21 milliards d'euros d'intérêts supplémentaires. Nous devrons faire de sacrées prières pour que les taux d'intérêt restent bas, sinon les problèmes seront énormes. Nous avons fait prendre conscience aux Français que la dette n'était pas un problème, et qu'on peut l'augmenter comme par enchantement.

En 1980, il y avait 3 millions de fonctionnaires. Il y en a 5,2 millions actuellement, ce qui représente 154 milliards d'euros de masse salariale. Or le nombre de fonctionnaires contraint l'investissement et limite l'esprit d'entreprise.

Il est paradoxal de demander de relancer la consommation, et d'acheter encore plus à l'étranger. Car nos entreprises sont peu compétitives en raison des impôts et des normes. En France, on en rajoute en permanence... Le message devrait être plus clair et plus courageux. Il faut décentraliser au plus près du terrain, redonner du sens au travail par le mérite et surtout relancer uniquement par l'investissement, pour retrouver compétitivité et production.

M. Franck Menonville . - Je partage l'analyse d'Agnès Verdier-Molinié sur la fiscalité des impôts de production, mais ceux-ci sont aussi des ressources fiscales. Comment faudrait-il moderniser la fiscalité pour davantage capter les activités réalisées sur des plateformes numériques ? Ce serait plus juste et équitable.

Vous évoquiez l'efficience des dépenses publiques. Que pensez-vous de la future décentralisation ? La crise sanitaire a mis en évidence la fragilité de l'hôpital public et du système de santé, mais nous sommes le pays mobilisant le plus de moyens - 200 milliards d'euros et 80 milliards d'euros pour l'hôpital public. Comment pourrait-on renforcer la gouvernance locale ?

M. Joël Labbé . - Monsieur Leclerc, vous savez que notre agriculture va mal. Un agriculteur sur quatre vit en dessous ou à la limite du seuil de pauvreté. Je travaille avec Henri Cabanel sur la question du risque de suicide et la détresse des agriculteurs. La grande distribution et l'industrie agroalimentaire devraient avoir un rôle à jouer pour combattre ce malaise, et ne le jouent pas. Quelles solutions proposeriez-vous ?

Vous constatez un mouvement des consommateurs vers le low cost , faute de mieux. Monsieur Ragot, ne faudrait-il pas penser à mettre en place une sécurité sociale alimentaire, de l'ordre de 150 euros, pour acheter des produits alimentaires conventionnés, de qualité, de proximité, de saison, respectueux de l'environnement et des revenus des agriculteurs ? Cette idée semble faire son chemin...

Mme Anne-Marie Bertrand . - Madame Verdier-Molinié, vous mettez en évidence la forte réactivité des collectivités territoriales. Selon vous, il faudrait plus de décentralisation, et s'inspirer du modèle de péréquation italien, étudié dans un rapport d'information du Sénat. Cependant, il faudrait définir un niveau minimum de service public local, ce qui est difficile à mettre en oeuvre. Ne serait-ce pas nuire à la liberté des collectivités et donc à la décentralisation ?

Mme Sylviane Noël . - Mme Verdier-Molinié milite pour une dette sur le plus long terme ; les taux d'intérêt actuels s'y prêtent particulièrement. Mais n'est-ce pas un pari assez dangereux si les taux d'intérêts directeurs remontent ?

Monsieur Leclerc, de nombreux producteurs français, notamment laitiers, souffrent en raison d'un changement de consommation. Pour inciter à la consommation de produits made in France , envisagez-vous la mise en place d'un fonds de solidarité créé par la grande distribution ?

Par ailleurs, je n'ai pas entendu parler des 35 heures, qui obèrent la compétitivité des entreprises et de l'administration depuis plus de vingt ans...

Mme Viviane Artigalas . - L'inégalité d'accès aux produits de première nécessité, notamment pour les jeunes et les plus modestes, n'est pas assez mise en avant dans le débat actuel. Après l'épisode des « gilets jaunes », cette crise risque d'aiguiser des tensions sociales qui dureront longtemps.

Monsieur Ragot, vous avez évoqué la baisse de la TVA. Quels seraient les secteurs prioritaires ? Comment s'assurer qu'elle profitera aux ménages les plus modestes ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Monsieur Martin, au sein de la cellule de veille sur les conséquences de la pandémie sur le tourisme, nous avons proposé l'élargissement du dispositif de chèques-vacances. Quel impact cela aurait-il sur la consommation ?

Monsieur Leclerc, les Français n'ont jamais autant épargné. Il y a eu des flux nets de 20 milliards d'euros pour les dépôts à vue et 17 milliards d'euros pour les dépôts rémunérés. Les crédits à la consommation sont renégociés. Cette épargne est-elle de circonstance ou de précaution ? Quels outils mettre en place pour que cet argent que les Français ont accumulé puisse accélérer le plan de relance ?

M. Franck Montaugé . - M. Ragot s'interrogeait sur la manière dont seraient utilisés les 80 milliards d'euros accumulés en quatre mois. Ne faut-il pas orienter l'épargne vers des investissements durables, à partir de livrets adaptés, plus performants, pour flécher vers des entreprises qui sont concrètement engagées dans cette transition ?

Ne faudrait-il pas reconsidérer les critères d'évaluation de la richesse à l'aune des enjeux sociaux et environnementaux, et avoir des indicateurs plus larges et opérationnels ? On ne peut résumer la prospérité au seul PIB. Il faudrait peut-être aussi repenser la structure du budget de l'État et mettre en place des normes IFRS - International Financial Reporting Standards - révisées pour les entreprises, afin qu'elles intègrent les enjeux de la transition écologique. Cela déboucherait sur une autre façon de voir la prospérité commune.

M. Bernard Buis . - Monsieur Leclerc, comptez-vous augmenter la part de vos achats aux producteurs locaux ?

M. Patrick Martin. - J'apporterais une petite nuance aux propos de Xavier Ragot sur le dialogue social en France. La cogestion allemande est un mythe, car, dans le Mittelstand , poumon économique allemand, il y a très peu de cogestion.

Le Medef est favorable à une autonomie des partenaires sociaux. Nos syndicats ont plus d'adhérents dans le secteur public que dans le secteur privé, avec des logiques différentes. C'est un simple constat, sans jugement de valeur. Du coup, ils plaident pour un renforcement du service public et une hausse des prélèvements obligatoires. L'État nous déresponsabilise, en faisant savoir, pour l'assurance chômage, que c'est lui qui décide in fine ; cela conduit les partenaires sociaux à se défausser sur lui. Il garantit les dettes sociales, comme celle de l'Unedic, qui est issue de décisions de l'État.... Si l'église était remise au milieu du village, les partenaires sociaux seraient plus responsables. Durant la crise, le dialogue social a été, en moyenne, de bonne qualité, et a beaucoup contribué à la reprise d'activité des entreprises - bien plus que les protocoles du ministère du travail. Certes, il y a eu quelques attitudes jusqu'au-boutistes de certaines fédérations de certains syndicats...

Jeudi dernier, vous avez adopté un projet de loi pour développer de nouveaux types d'activité partielle, qui reprend une initiative du secteur de la métallurgie et du Medef, mais il n'y a eu aucune concertation avec les syndicats. Les centrales syndicales s'en sont d'ailleurs émues dès le vendredi matin...

Je suis très favorable au développement des chèques-vacances et des tickets restaurant. Mais actuellement, il faut que les chèques soient abondés non pas par les entreprises, mais par les pouvoirs publics, en les ciblant sur la filière touristique.

Nous nous réjouissons que le secteur du transport de voyageurs bénéficie du chômage partiel. Les secteurs culturels et événementiels sont largement impactés. Les pouvoirs publics doivent soutenir la consommation vers ces secteurs, qui ne creuseront pas le déficit commercial.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Il n'est pas paradoxal de demander à l'État à la fois de réduire ses dépenses et d'intervenir. Ce serait un comble, dans le pays le plus dépensier et le plus taxé, s'il n'intervenait pas ! Les entreprises ont moins de trésorerie et plus de dettes. Nous proposons que l'État soit mieux géré pour qu'il ait moins besoin de ponctionner les entreprises.

Oui, nous voulons plus de décentralisation. Les pays ayant réussi à moins confiner sont davantage décentralisés ; les décisions y ont été prises localement à partir de bonnes remontées de terrain. En France, nous avons vu les débats entre les maires qui voulaient imposer le port du masque et les préfets le refusant, selon les directives de l'État, sans compter l'avis des agences régionales de santé (ARS), alors que les régions n'ont pas eu voix au chapitre. Il y a un débat sur la répartition des compétences. À terme, les régions devraient piloter la santé et l'éducation. Nous aurions été plus réactifs avec une structure plus décentralisée. Mais souvent, l'État ne décentralise qu'une petite partie de ses missions. Ainsi, il a décentralisé le nettoyage, la cantine des lycées, mais pas le recrutement des professeurs. Cela ne doit plus continuer ainsi. L'agilité, c'est agir au plus près des citoyens. Il faut un nouvel acte de décentralisation.

Le modèle italien valorise les bons gestionnaires. En France, quand une collectivité locale est bien gérée, on lui coupe ses crédits au lieu de valoriser les bonnes pratiques. Nous avons comparé les actions menées par les collectivités. Il est possible de baisser la fiscalité et la dette tout en investissant ; de nombreuses communes l'ont fait.

Pour l'utilisation des milliards d'euros d'épargne, l'investissement doit prédominer. Nous devons faire passer des mesures incitatives pour favoriser l'IR-PME, qui existe déjà, mais l'amendement pour le revaloriser n'a jamais été vraiment appliqué. Il faut l'augmenter pour que des particuliers puissent déduire de l'impôt sur le revenu (IR) les sommes importantes qu'ils investissent en capital dans des PME. Il faut aussi faire un moratoire sur les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) ou gratuit (DMTG) pour aider l'investissement dans l'immobilier. On pourrait ainsi ne pas taxer les donations entre générations pour favoriser la circulation de l'épargne entre générations. Les retraités sont la catégorie qui a perdu le moins de revenus durant la crise. Cette exonération pourrait durer entre plusieurs mois et un an et demi. Ainsi, les jeunes générations pourraient investir.

M. Michel-Édouard Leclerc. - Merci pour ces échanges très intéressants qui m'ont personnellement enrichi.

Nous avons beaucoup travaillé avec les agriculteurs et toute la chaîne alimentaire durant la crise. Nous échangions tous les jours à quatorze heures avec Christiane Lambert, Richard Girardot, président de l'Association nationale des industries alimentaires (Ania) et les patrons de l'industrie agroalimentaire comme ceux de Danone ou Lactalis ; chacun apportait sa contribution. Nous avons beaucoup travaillé pour la promotion des produits agricoles français, dans une période difficile en raison des problèmes météorologiques, des indisponibilités ou des ruptures d'approvisionnement. Nous avons été très critiqués sur le fait que de nombreux produits, notamment les fruits et légumes, étaient plus chers pour ces raisons.

Il n'y aura pas de problème pour revaloriser les productions agricoles si les producteurs développent des signes de qualité, visibles, justifiant des différences de prix. Cela a été très bien fait par la filière viticole : les foires aux vins ou autres caves dans les hypermarchés rencontrent un grand succès. On y trouve des vins d'entrée de gamme à 4,5 euros la bouteille, tout comme des grands crus à plus de 100 euros. La viticulture française n'a plus peur des importations. Pour avoir l'air correct, nous présentons aussi des vins italiens, néozélandais, etc., mais ils sont peu vendus. La production française a su travailler sur la valeur ajoutée par ses signes de qualité.

Pour favoriser la production française, le problème est moins le financement que la nécessité que l'agriculture investisse dans la valorisation et la transformation des produits, plutôt que de laisser cela à l'industrie agroalimentaire, et qu'elle améliore la traçabilité. Pour être vendu, le porc breton ne doit pas uniquement miser sur l'origine, mais sur sa qualité, pour que le consommateur alsacien l'achète. C'est ce que nous voulons promouvoir.

Le revenu universel est une question intéressante. La relocalisation et la réindustrialisation se feront avec des impôts de production élevés ; cela donnera un coup d'accélération à la robotisation, faisant ressurgir les thèses d'André Gorz sur la fin du travail. Le revenu non lié au travail va s'imposer, j'en suis convaincu.

La priorité, actuellement, est de revaloriser les bas salaires - le Président de la République l'a reprise à son compte. Une grande partie de l'industrie française ne dépend pas des coûts des salaires, comme le luxe ou les services, dont mon groupe fait partie. Par des accords de branche, nous pourrions travailler sur une perspective positive de revalorisation des bas salaires. Les chèques, avantages ou autres transferts ne donnent pas la sécurité liée au travail et l'envie de travailler. Vous voyez, je ne suis pas ultralibéral.... On me demande pourquoi je ne commence pas à faire cela chez moi, mais il est très difficile de faire seul. Il faut des accords de branche pour augmenter les salaires réels. Nous avons en revanche développé l'intéressement et la participation.

J'avais eu l'idée d'un fonds de solidarité, mais les besoins sont énormes, et c'est difficilement conciliable avec des cotisants limités. Si toute l'industrie agroalimentaire cotisait à des fonds pour investir en amont, cela pourrait faire sens. Il y a énormément d'argent français et européen, plus de 70 milliards d'euros sur dix ans, qui vont à l'agriculture. Il y a surtout un problème de réaffectation de la somme vers les agriculteurs qui devraient transformer et valoriser davantage leur production, qui doit être aussi plus verte.

On parle beaucoup, en matière de financement, de l'élargissement de la base fiscale ; fiscale mais on parle peu du sujet de l'impôt sur la consommation, qui n'est pas plus injuste que l'IR ou la CSG. Cela revient à faire payer les importations, y compris les masques chinois, les produits électroniques ou la data . L'idée d'une TVA sociale est une piste à ne pas abandonner, alors que l'inflation est quasiment nulle. Il faudrait élargir l'assiette fiscale. On reporterait les coûts de production vers un partage par le reste du monde.

Mme Sophie Primas , présidente . - C'est un sujet dont on parle régulièrement, au moins tous les cinq ans...

M. Xavier Ragot. - Dans le plan de relance se pose le problème de l'investissement public, réalisé à 70 % par les collectivités territoriales. Réfléchir à des projets d'investissement local est essentiel. Il faut mesurer l'orientation de l'investissement public également en termes de bien-être. Quel est le rendement socio-économique d'un projet, pour en justifier le coût auprès du contribuable ? L'OFCE y travaille. Nous sommes engagés dans une décentralisation de la mesure effective du rendement social de l'investissement public : mobilité, lutte contre la pollution, accès aux services publics, pour mieux comprendre les demandes des citoyens localement et non calqués de normes internationales. Nous avons un contrat avec une grande ville suisse pour construire des indicateurs de bien-être local, dans une approche construite avec les citoyens, en lien avec les travaux d'Éloi Laurent. Ces concepts seront centraux pour orienter le regard des décideurs publics.

Il y a une évolution à long terme du revenu universel. À très court terme, le revenu universel serait la simplification des démarches administratives pour l'accès à certains droits. Il y a un taux de 30 % de non-recours au revenu de solidarité active (RSA). Le problème de la grande pauvreté est aussi un problème de complexité administrative. Si la définition du revenu universel est la fusion des allocations, de manière plus lisible, pour un recours plus fréquent par les plus pauvres, ce serait une bonne chose.

Permettez-moi une prévision macroéconomique : les taux d'intérêt réels vont continuer de baisser après la crise, permettant de stabiliser la dette. Nous avons la capacité de recapitaliser la France et le système économique et social en finançant une dette de croissance.

En 2010, l'investissement chinois représentait 10 % de l'investissement mondial ; il est actuellement de 30 %, or tous les pays développés ont arrêté d'investir, et la Chine va faire de même. Les taux d'intérêt réels vont continuer à baisser. La France aura donc l'opportunité d'investir à faible coût, grâce à sa bonne signature, sans dramatiser, mais avec une certaine responsabilité vis-à-vis des générations futures.

Mme Sophie Primas , présidente . - Merci de vos interventions. La crise a fait évoluer les réflexions économiques et politiques. Nous traversons des mois difficiles, mais intellectuellement très intéressants.

Examen du rapport
(Mercredi 17 juin 2020)

Réunie le mercredi 17 juin 2020, la commission des affaires économiques a adopté le rapport sur le plan de relance de la commission.

Mme Sophie Primas , présidente . - Mes chers collègues, je tiens encore une fois à vous dire toute ma considération pour le travail impressionnant fourni par les cellules de veille et pour la motivation de tous les sénateurs de notre commission pour y participer. Je souhaite aussi remercier Sébastien, les membres de son équipe et chacun des administrateurs pour le travail considérable qu'ils ont mené à nos côtés.

Les plans de relance qui nous ont été présentés sont à l'image de ce qu'il y a de singulier au Sénat, cet ancrage territorial marqué qui nous permet de proposer des mesures concrètes à partir du terrain. Ce sont des travaux qui sont également à l'image d'un Sénat pluraliste, capable de dégager une vision partagée en respectant les sensibilités de chacun. C'est, je le crois, un des apports essentiels de notre Chambre que de savoir dégager des majorités d'idées. Pour que ces travaux puissent déboucher sur des rapports officiels du Sénat, cosignés par les co-pilotes au nom de notre commission, chacun de ces rapport est adopté un par un. Nous adopterons également le chapeau que je vous propose. Sur ce dernier point, la sensibilité politique de chacun pourra s'exprimer.

Il me revient maintenant de vous proposer une synthèse de ces travaux, inspirée des plans de relance sectoriels, mais aussi des auditions que nous avons menées en commission plénière. Il me semble que nous devons proposer à nos concitoyens, au-delà de chaque secteur, une stratégie globale. Je n'ai pas la prétention de vous apporter une vision prospective à dix ans, mais au moins modestement un diagnostic transversal et des orientations d'ensemble.

J'ai bien conscience que c'est un peu un défi, à partir d'une réalité aussi mouvante que la situation actuelle, mais je m'y risque. Il me semble important de pouvoir dégager une compréhension d'ensemble de la crise et des moyens de relancer l'activité. J'ai la conviction que le Sénat en général, et notre commission en particulier, doit être une force de proposition au service de notre pays et de nos concitoyens et pas simplement de réaction face à l'exécutif. J'ai aussi la faiblesse de penser que nous ne sommes pas seulement la commission des filières économiques, mais la commission des affaires économiques. Il est sain que, face au ministre de l'économie, nous ayons notre propre diagnostic et nos propres propositions. Et c'est cela que je souhaiterais, si vous en êtes d'accord, porter en votre nom.

S'agissant du constat et des premiers enseignements de cette crise, je serai assez courte car le constat est largement partagé. Cette crise est inédite notamment parce qu'elle résulte à la fois d'une crise sanitaire et d'une mise à l'arrêt volontaire de l'économie. Elle est planétaire et devrait se traduire, selon la Banque mondiale, par une diminution du PIB mondial de 5,2 % cette année ; elle est dramatique en France puisqu'avec une prévision de
- 11 % du PIB pour 2020, c'est la plus forte récession observée dans notre pays depuis la Seconde guerre mondiale.

C'est, élément important, une crise qui est plus accentuée en France que chez la majeure partie de nos voisins européens, et notamment en Allemagne, où l'on prévoit une diminution du PIB de l'ordre de 6 %. Cette différence doit nous interroger.

Sans doute, la spécialisation de l'économie française y est pour quelque chose, en raison du poids important des services et notamment celui du tourisme ou de la restauration, de l'économie, de la culture ou du commerce de luxe, du poids de certaines industries de la mobilité durement impactées comme l'aéronautique ou l'automobile.

Cet écart s'explique probablement aussi par un niveau divers de disponibilité des tests, des masques et des réactifs, notamment lorsque l'on compare avec l'Allemagne, ce qui a conduit à des stratégies de gestion de crise avec leurs conséquences sur l'activité économique. Certains chiffres sont frappants. Seuls 15 % des chantiers ont continué dans notre pays pendant le confinement contre 80 % en Allemagne, si bien que l'activité du secteur de la construction a diminué de 80 % en France contre 3 % en Allemagne. C'est également vrai dans d'autres secteurs : dans celui de l'automobile la diminution est de 60 % en France et de 30 % en Allemagne.

Tous les secteurs sont touchés mais à des degrés variables, comme vous l'avez chacun souligné dans les différentes cellules de veille.

Cette crise est également hors normes parce qu'il s'agit à la fois d'une crise de la demande, avec une chute brutale de la consommation et la constitution d'une épargne de précaution massive, et une crise de l'offre, avec l'arrêt des entreprises du fait des fermetures administratives ou faute de salariés, d'approvisionnement ou de débouchés.

Cette crise est enfin singulière parce que nous n'en connaissons pas la fin. Le pays est passé au « vert » comme l'a annoncé le Président de la République, mais la crise économique est devant nous. Tout dépend de l'évolution de la pandémie en France et dans le monde. Même si celle-ci semble jusqu'à présent maîtrisée, l'essentiel de ses conséquences économiques va se faire sentir à l'automne prochain. Pour la Banque de France, comme pour tous les instituts de prévision, ses effets vont se faire ressentir pendant au moins deux ans. Nous ne retrouverons pas le niveau d'activité de la fin 2019 avant la mi-2022 et ceci, si la pandémie ne repart pas.

Car le point essentiel c'est bien sûr l'incertitude : tant que l'incertitude perdure, tant que la pandémie perdure dans le monde - et on voit ce qu'il se passe en Amérique Latine et maintenant en Afrique et en Chine - tant qu'existe la perspective d'une seconde vague, les ménages comme les entreprises auront des comportements attentistes. La France a déjà détruit, selon l'Insee, 500 000 emplois au premier trimestre ; le Gouvernement prévoit 800 000 chômeurs de plus d'ici la fin de l'année. Le chômage pourrait atteindre 11 % fin 2020. Il s'agit d'une crise majeure et c'est pourquoi la réussite du plan de relance est d'une importance capitale sur les plans économique, social et politique. Pour le dire de façon crue et rapide : chacun doit avoir en tête que rater la relance, c'est ouvrir la voie aux extrêmes, c'est vrai dans le monde, mais aussi en France.

Quelques enseignements de cette crise : le premier à mon sens, c'est une dépendance problématique vis-à-vis de certains fournisseurs. Tous les pays ont profité de la mondialisation et de la spécialisation des économies pour faire baisser le prix de nombreux biens de consommation. Mais les difficultés d'approvisionnement en équipements de protection individuelle (masques, surblouses, tests, réactifs) que nous avons connues et qui ont conduit à l'arrêt brutal de notre économie sont le revers de ces avantages. Chacun a pu constater que cette interdépendance est coûteuse en temps de crise ; elle l'a été d'autant plus que nous n'avons pas su diversifier nos sources d'approvisionnement. La France n'est pas le seul pays dans cette situation mais force est de constater que nos voisins allemands ont, eux, bénéficié rapidement d'une plus grande capacité de production nationale, en particulier de tests, qui leur a permis de déployer une stratégie de traçage plus tôt et plus massivement. Cette différence nous renvoie à la fragilité du tissu industriel français. Une industrie qui ne représente plus que 10 % du PIB en France contre 23 % en Allemagne. La question des masques renvoie également, me semble-t-il, à une autre question, celle des stocks stratégiques et de la gestion sanitaire de la crise - qui n'est pas notre sujet -, mais aussi à la question d'une mondialisation qui met en concurrence des régimes sociaux, fiscaux et environnementaux profondément différents, pénalisant ainsi les régimes les plus avancés.

Le deuxième enseignement de cette crise est justement la difficulté des pouvoirs publics en France, comme ailleurs, à piloter dans la mondialisation actuelle des politiques de prévention et de gestion des risques.

La première raison de cette situation est sans doute la multiplication des risques et la vitesse de leur diffusion aussi bien physiquement, on l'a vu avec le virus, que dans les esprits, avec les réseaux sociaux. Il faudrait à la fois anticiper le temps long et être capable de réagir dans l'instant.

La deuxième raison est que la mondialisation telle que nous l'avons organisée a réduit la marge de manoeuvre des États sans pour autant créer de capacités collectives à piloter des politiques publiques, qu'il s'agisse par exemple de la santé ou du climat. Or, on voit bien dans ces deux domaines que seules des coordinations permettront de limiter les conséquences des crises actuelles et futures. Ni les virus, ni le dérèglement climatique ne connaissent de frontières. Ce sont des biens publics. La seule construction politique qui a essayé de mettre en oeuvre des politiques publiques qui dépassent le cadre national, c'est la construction européenne. C'est une construction inédite, ambitieuse, mais dont on a vu la fragilité pendant la crise.

Enfin la troisième raison de cette difficulté à faire face à ce type de crise est le manque d'anticipation. On connaissait les conséquences potentielles de ce type de virus, mais nous n'étions pas préparés nulle part dans le monde et peut être moins en France que chez d'autres. Il faudra y remédier.

Le troisième enseignement de cette crise est le caractère stratégique du numérique, non seulement comme secteur d'activité, mais également comme une dimension essentielle de toutes les autres activités. L'essor du commerce en ligne et du télétravail en témoigne. Là aussi deux phénomènes doivent nous préoccuper, d'une part la trop faible numérisation de l'économie française et d'autre part l'absence de champion européen dans ce domaine qui nous renvoie à la question de la souveraineté numérique.

Voilà pour le constat et les enseignements. Cette crise met en lumière nos fragilités, celle du monde, celle de l'Europe et singulièrement celle de la France.

J'en viens aux objectifs. Il me semble, et cela se traduit dans vos plans de relance, que le premier objectif est de renouer avec un volontarisme économique audacieux et lucide. « Audacieux » parce qu'à circonstances exceptionnelles il faut des solutions exceptionnelles, « lucide » parce que nous ne sommes pas rentrés dans un « monde d'après » où tout serait possible et que, pour le dire tristement, nous avons les mêmes difficultés, les mêmes fragilités qu'avant la crise, mais en pire. Il nous faut donc partir d'un constat très lucide sur la réalité de la situation, nos points faibles et nos points forts pour construire un plan concret de relance qui ne se contente pas seulement de la sauvegarde immédiate de l'activité mais qui essaie de bâtir les fondations d'une croissance plus pérenne.

Je dis cela parce que cette sortie de crise est aussi une opportunité pour mettre notre économie sur les bons rails, moderniser notre appareil productif, conforter et consolider nos forces, changer nos méthodes y compris celle d'un État trop centralisé, trop bureaucratique, accélérer la décarbonation de notre économie et investir dans les secteurs d'avenir.

Alors plus précisément : quels objectifs ? J'en ai sélectionné quatre : le premier, le plus vaste, le plus compliqué, c'est d'approfondir la construction européenne pour peser dans la mondialisation. Renouer avec le volontarisme économique, c'est vouloir une Europe plus ambitieuse, moins naïve, plus exigeante à l'extérieur sur ses valeurs, ses normes sociales et environnementales, plus intégrée en son sein. Plus que jamais, l'Europe est l'échelon pertinent pour peser sur le monde, cela veut dire une Europe plus ambitieuse à l'extérieur sur sa politique commerciale, sur le « mécanisme d'ajustement carbone » aux frontières extérieures, mais aussi plus autonome stratégiquement avec un marché intérieur plus intégré et des politiques économiques mieux coordonnées. Je pense à la politique de la concurrence, à la politique industrielle et à la PAC, mais aussi à une plus grande harmonisation fiscale, budgétaire, sociale et environnementale. Je ne m'étends pas sur ce sujet qui mériterait non seulement un rapport mais une véritable volonté d'entamer ce process.

Le deuxième objectif est l'amélioration de la compétitivité des entreprises françaises. Nous avons approuvé ici des plans de relance de l'activité massifs par la dépense publique et c'est la bonne stratégie, tant du point de vue économique que du point de vue budgétaire, mais nous savons tous ici que seule la compétitivité de notre pays, de notre territoire et de nos entreprises sera le déterminant de long terme de la croissance et de l'emploi. Or, nous sommes entrés dans cette crise avec un fort déficit de compétitivité. Je vous rappelle que le déficit de notre balance commerciale s'élève à près de 60 milliards d'euros quand notre voisin allemand dispose d'un excédent de plus de 240 milliards d'euros. Nous ne manquons ni d'atouts, ni de secteurs d'excellence, mais la crise n'a pas fait disparaître nos faiblesses, elle les a accentuées. Nous avons des marges de progression aussi bien dans le domaine de l'industrie, - qui représente 80 % de notre commerce extérieur -, qu'en matière de positionnement commercial, de fiscalité ou de complexité administrative. La relance économique doit donc se traduire par une relance vigoureuse des chantiers de la compétitivité, y compris dans des secteurs comme l'agriculture.

Troisième objectif, la relocalisation de certains centres de décision et de production critiques. Nous devons être en mesure de garantir notre souveraineté économique, en lien avec nos partenaires européens, notamment dans des domaines aussi essentiels que la sécurité sanitaire ou alimentaire et au-delà dans les secteurs stratégiques. Il faut faire preuve dans ce domaine de volontarisme et de réalisme. Il ne faut pas promettre des choses que nous ne pourrons pas faire. Il me semble que le premier point est d'abord une évaluation de la situation aux niveaux national et européen ; le deuxième point est, sur la base de ce bilan, de définir une stratégie de diversification des pays d'approvisionnement avec le secteur privé. Le troisième point est de définir des secteurs prioritaires que nous souhaiterions relocaliser en Europe ou en France. Il n'est ni souhaitable, ni possible, de tout relocaliser. Un pays comme la France, aussi exportateur, ne peut avoir comme ambition l'autarcie. Si l'élément-clé d'une stratégie de relocalisation reste pour moi une politique de compétitivité et d'innovation, qui limite les délocalisations et attire les investissements - qu'il s'agisse d'investissements étrangers ou de relocalisations françaises - je n'exclus pas une politique plus volontariste de partenariats public-privé au niveau européen et au niveau français dans les domaines comme la fabrication de batteries ou de certains principes actifs pharmaceutiques. La question est, me semble-t-il, plus délicate pour les produits à faible valeur ajoutée. Les consommateurs français ou européens ne sont pas toujours prêts à payer un prix plus élevé pour une production réalisée sur le sol européen. Il faut être lucide, on ne relocalisera qu'avec des modèles économiques viables. Je pense que dans ce domaine il faut poursuivre deux voies : accélérer la robotisation des usines pour limiter l'impact du coût du travail quand c'est possible et d'autre part, développer des stratégies de relocalisation dans le pourtour méditerranéen.

Le quatrième objectif est de faire de la transition énergétique et environnementale un levier prioritaire de la reprise. Le fait que nous soyons obligés d'investir massivement pour relancer l'activité doit nous permettre de favoriser la décarbonation de notre économie. On a assez dit que l'on n'avait pas assez anticipé la crise sanitaire pour ne pas faire la même erreur pour la crise climatique qui se profile si nous ne contribuons pas à une croissance plus sobre en carbone.

La rénovation énergétique des bâtiments, l'essor des énergies renouvelables - tout en renforçant la compétitivité de l'énergie nucléaire - et la diffusion des véhicules et des carburants propres sont tout particulièrement nécessaires.

Voilà pour les principaux objectifs, j'en viens à la méthode.

Premièrement, le préalable à toute relance est la fin de la pandémie. Je veux croire que l'essentiel est derrière nous. Je ne m'étends pas plus mais tout le monde l'aura compris, si la pandémie repart à la hausse à l'automne en France ou ailleurs, quel que soit le plan de relance nous aurons un problème.

Mon deuxième point concerne la méthode de gouvernement. Nous avons assisté, en application du régime d'urgence sanitaire, à un épisode d'administration de l'économie et de la société françaises poussé à son paroxysme.

Il y a eu du bon et du mauvais, chacun a agi dans des conditions particulièrement difficiles, il y a eu des réussites et des ratés, un cloisonnement des administrations et des agences, des rigidités, des paperasseries inutiles. La commission d'enquête étudiera cela avec soin et objectivité.

Du côté des points positifs révélés pendant cette crise, je veux retenir, tant dans les secteurs public que privé, une formidable énergie, une capacité de mobilisation, d'adaptation, une agilité qu'il faudrait pouvoir conserver tout en revenant à un régime de droit commun. Il y a eu dans certaines circonstances, pour la fabrication des masques par exemple, des coopérations public-privé qu'il serait bon de mettre à profit pour la suite.

Du côté des points plus problématiques, il y a ce centralisme très français, surtout si on le compare à l'Allemagne. Il faut corriger ce travers parisien pour le jacobinisme et cette passion française pour la sur-administration. Le Président de la République a annoncé une nouvelle phase de décentralisation. Le Sénat prendra sa part de cette réflexion, d'autant que nous avons été en première ligne pour observer les dysfonctionnements flagrants pendant la crise.

Le temps de la relance devra de toute façon être plus collectif, en coordination avec, d'un côté, l'Union européenne et, de l'autre, les collectivités territoriales. Certains sujets évoqués relèvent exclusivement d'une mobilisation avec l'Union européenne - c'est le cas de la politique commerciale et de la politique de la concurrence -, dans d'autres cas il faudra absolument passer par les collectivités territoriales - qui assument 80 % des investissements publics : c'est pourquoi une bonne articulation entre ces trois niveaux - Europe, État, collectivités territoriales - est une des clés du plan de relance.

Cela suppose un approfondissement de la décentralisation et notamment des compétences en matière économique, nous y reviendrons lors de la discussion du projet de loi dit « 3D ». Cela suppose également une meilleure coordination entre les instances européennes et les régions, je pense notamment au plan de relance européen.

Une relance partenariale, une relance ambitieuse, mais aussi lucide pour l'état des comptes publics. La préservation du tissu productif qui est au coeur de nos plans de relance sectoriels est la bonne stratégie, tant sur le plan économique que budgétaire. Le budget jouera son rôle contracyclique. Cela est d'autant plus possible que les taux sont négatifs et que la Banque centrale européenne (BCE) achète nos obligations. Ce recours à la dépense publique a néanmoins des limites. On nous dit qu'il ne sera pas payé par des impôts, mais par de la dette ! Nous sommes déjà entrés dans cette crise avec un endettement public massif proche de 100 % du PIB, les charges de la dette s'élèvent déjà à plus de 40 milliards d'euros par an, c'est déjà le troisième poste budgétaire de l'État ! De ce point de vue, l'Allemagne est entrée dans la crise avec un excédent budgétaire de plus de 1 % et une dette publique représentant 60 % du PIB. Elle est bien plus armée que nous. Elle dispose d'une capacité de relance sans commune mesure avec la nôtre parce qu'elle avait procédé en amont aux réformes nécessaires. Un retournement des marchés financiers augmenterait les taux et le service de la dette, ce qui évincerait nos dépenses d'investissement autrement dit nos capacités de relance. Cela signifie qu'il faut dépenser avec discernement et efficacité.

Cinquième élément de cadrage : au regard du constat qui est le nôtre, la politique de relance doit être davantage axée sur l'offre que sur la demande. Le pouvoir d'achat des Français a été affecté mais est globalement maintenu notamment grâce au chômage partiel. En revanche, le niveau d'endettement des entreprises est aujourd'hui en train de flamber, du fait de l'absence de recettes pendant plusieurs mois. L'assureur-crédit Coface anticipe une augmentation de 21 % des faillites d'ici fin 2020, une croissance presque deux fois supérieure à celle des faillites prévue en Allemagne. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas de dispositions de relance de la consommation très ciblées sur certains secteurs - je pense au tourisme - ou certains publics en difficulté mais, ce qui paraît aujourd'hui le plus en danger, c'est bien notre tissu productif.

Sixième point de méthode : c'est le souhait de mettre en place une politique de relance pilotée par les résultats, c'est-à-dire évaluer et corriger à la manière dont le plan d'urgence a lui-même été appliqué au fur et à mesure de la crise. À l'heure des outils numériques et du big data , il me semble important que l'on puisse adapter les politiques publiques en fonction des données observées, de façon plus rapide qu'on ne l'a fait jusqu'à présent.

Après ces éléments de cadrage, je voudrais vous proposer des axes d'intervention pour « relancer la croissance » ou j'allais dire, « déconfiner la croissance ». Je n'entends pas m'écarter de vos propositions au sein des cellules. Je vous proposerais parfois de les compléter mais surtout d'en dégager les grandes orientations et plus précisément « Dix orientations pour relancer la croissance ».

Il y a dans les plans de relance sectorielle une série de mesures sur l'élargissement et la prolongation des mesures de sauvegarde qui sont absolument nécessaires si l'on veut éviter la multiplication des faillites qui serait dramatique pour la croissance économique et pour le dynamisme de nos territoires. La priorité à court terme doit donc être la préservation de notre tissu productif aujourd'hui pour que la relance soit possible demain.

Il nous faut donc un atterrissage en douceur des mesures d'urgence d'ici la fin de l'année. Je reprends donc pleinement les mesures proposées par la cellule « PME, commerce et artisanat » sur l'élargissement du fonds de solidarité et les mesures de sauvegarde.

Je me situe cependant dans un cadre de plus long terme. Et dans ce cadre, la première de ces orientations, c'est l'allégement de charges pour relancer la compétitivité des entreprises.

Dans cette catégorie, il y a une série de mesures qui concerne le renforcement des fonds propres des entreprises, en particulier des PME, qui me semble essentiel pour leur permettre de faire face à leur niveau d'endettement. Je pense notamment à la conversion en quasi-fonds propres ou en prêts de très long terme l'endettement contracté durant la période de crise sanitaire, ou encore les prises de participation en renforcement des fonds propres via des fonds d'investissements sectoriels public-privé régionaux.

Il y également une série de mesures qui concernent l'allègement de la fiscalité sur la production dont le Gouvernement répète à l'envi qu'elle est un non-sens économique et social. C'est pourquoi je pense que la suppression de la C3S est un premier pas. La réforme des impôts de production est une nécessité, elle doit impérativement être compatible avec le maintien de l'autonomie fiscale des collectivités territoriales.

Je crois enfin à l'utilité des dispositifs de suramortissement pour deux types d'investissement, ceux concernant la numérisation des PME et ceux concernant le verdissement de l'appareil productif. Voilà pour ce qui est de l'allègement des charges des entreprises.

Le deuxième axe concerne le soutien à l'investissement et à l'innovation dans les secteurs d'avenir. Il s'agit de relancer en se positionnant sur les marchés porteurs.

Je propose non seulement de soutenir les 14 écosystèmes industriels qui font l'objet d'investissements prioritaires par la Commission européenne, mais je plaide également pour relancer les pôles de compétitivité, en liaison avec les collectivités territoriales, ainsi que le programme d'investissements d'avenir, à travers une loi de programmation de la recherche ambitieuse.

Il y a sur ce point une série de mesures qui va de pair avec mon troisième axe concernant la diversification des chaînes d'approvisionnement et la relocalisation de certaines activités.

Au-delà de la stratégie d'identification que j'ai évoquée, il me semble que la principale mesure est une exonération temporaire de certains impôts destinée aux relocalisations avec un dispositif suffisamment encadré pour ne pas créer d'effet d'aubaine ou de rente de situation. La proposition de la cellule « Industrie » de mettre en place une « boîte à outils » à la main des collectivités et des préfets pour encourager la relocalisation est également importante. Cette mesure va de pair avec la constitution de « task force de simplification » pour les implantations industrielles au niveau départemental.

Évidemment cette politique de relocalisation doit être pensée au niveau européen, en lien avec les différentes filières et en particulier avec les laboratoires pharmaceutiques. Je pense en particulier que l'on pourrait soutenir la création de coopératives de fabrication de certains principes actifs dans la mesure où l'essentiel des dépenses de santé est socialisé, il me semble que nous pourrions orienter plus facilement le marché. S'agissant de la relocalisation sur le pourtour méditerranéen, il apparaît que l'Agence française de développement (AFD) et sa filiale Proparco pourraient intégrer ces objectifs dans leur stratégie. Pour ce qui est de la protection de nos intérêts nationaux, la proposition de renforcer le contrôle des investissements étrangers dans les entreprises françaises me paraît également adaptée dans une période où la fragilité de nos entreprises pourrait en faire des proies faciles pour des fonds d'investissement. Il faudra également que l'Europe se dote d'un dispositif comparable.

Le quatrième axe transversal est naturellement le soutien à la décarbonation de l'économie. Si le Gouvernement appliquait déjà pleinement la loi « Énergie-Climat », ce serait une avancée considérable ! Il y avait dans ce texte que nous avons adopté il y a six mois, après une CMP conclusive, un certain nombre d'objectifs et de dispositifs qu'il conviendrait de pleinement mettre en oeuvre. Je ne peux pas, au risque d'être trop longue, citer toutes les mesures évoquées aussi bien par la cellule « Énergie » que par les cellules « Industrie » , « Agriculture et alimentation » et même « Tourisme » mais à l'évidence les dispositifs cités par ces cellules d'accompagnement du verdissement de l'appareil productif doivent être promus et développés. Il ne s'agit pas de tourner le dos au marché et de n'investir que dans la montée de gamme, en laissant de côté les couches les plus populaires, mais d'accompagner tout le monde vers une production et une consommation plus respectueuse de l'environnement.

Je voudrais insister sur deux mesures qui me paraissent particulièrement importantes et sur lesquelles nous attendons enfin des progrès significatifs après des mois
- pour ne pas dire des années ! - de débat public : le soutien à la rénovation énergétique des logements et la mise en place d'un « mécanisme d'ajustement carbone » aux frontières extérieures de l'Europe.

Le cinquième axe concerne le soutien à la numérisation des entreprises, comme le propose la cellule « Numérique, télécoms et postes » et la cellule « PME, commerce et artisanat ». Il s'agit à la fois de mesures pour l'accès de tous à un réseau numérique performant, fonctionnel et abordable et des mesures concrètes pour accompagner la numérisation des PME et des TPE. Il paraît enfin crucial d'accroître les dispositifs d'accompagnement de l'investissement dans les entreprises numériques. On le voit bien, c'est une dimension essentielle de l'emploi de demain.

La sixième orientation concerne la relance de la consommation dans les secteurs en difficulté que sont le tourisme, la restauration et le BTP. Je ne reviens pas sur l'ensemble des dispositifs que nous avons adoptés. J'évoquerais juste les chèques-vacances et les tickets-restaurants qui peuvent être partiellement subventionnés. En complément, une réduction temporaire à 5,5 % du taux de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sur les secteurs les plus durement touchés par la crise, et dont la relance n'affecterait pas négativement le solde extérieur de la France, doit être envisagée, même temporairement.

Le septième axe concerne plus particulièrement les salariés et la participation. La crise a creusé les inégalités mais aussi la distance aussi bien physique que sociale entre les travailleurs peu qualifiés et les cadres. Il me semble de ce point de vue intéressant de relancer la participation, d'accroître le dialogue social au sein des entreprises, notamment en généralisant l'obligation de procéder à un accord de participation dans les entreprises de moins de 50 salariés ou en augmentant la présence des salariés dans les conseils d'administration. Ce sont des propositions qui avaient été portées par le sénateur Jean-Marc Gabouty dans le cadre de la discussion sur la loi PACTE mais qui n'avaient pas été retenues.

Pour limiter les conséquences sociales de la crise, en particulier chez les jeunes qui en sont les principales victimes, je propose également que nous soutenions - et c'est mon huitième axe - l'insertion des jeunes sur le marché du travail avec pour principale mesure l'exonération des charges pour les embauches en premier CDI ainsi qu'un soutien élargi à l'apprentissage. Il faut absolument éviter la constitution d'une « génération Covid-19 » qui, après avoir été confinée pendant la fin des études, serait particulièrement touchée par le chômage au moment d'entrer sur le marché du travail.

Le neuvième axe est consacré à la simplification administrative. C'est un peu un marronnier précisément parce que de choc de simplification en choc de simplification, les choses avancent peu. La passion française pour la norme, associée au génie bruxellois pour la réglementation, accompagnée d'une judiciarisation des rapports sociaux, ne facilitent pas la tâche. Je propose sur ce sujet de ressusciter le conseil de la simplification pour les entreprises qui est notamment chargé d'évaluer la charge administrative occasionnée par toute nouvelle réglementation. C'est une proposition de la délégation sénatoriale aux entreprises et un dispositif qui existe en Allemagne. Je propose également que, dans chaque département, se constituent des « task force » pour la simplification administrative destinée aux nouvelles implantations industrielles. Ces structures légères auraient pour mission de faciliter les implantations industrielles et de délivrer des rescrits par lesquels les administrations s'engageraient sur les procédures et réglementations applicables et leur calendrier.

S'agissant enfin de l'Europe, je l'évoque à la fin parce que c'est sans doute le plus compliqué mais j'aurais dû l'évoquer au début parce qu'à bien des égards c'est l'échelon pertinent pour beaucoup de sujets que nous avons abordés. Faire de l'Europe une Europe qui protège vraiment notre modèle de société, c'est un projet ambitieux qui dépasse le cadre de ce rapport.

Pour s'en tenir aux aspects économiques du projet européen, je salue les avancées obtenues par le couple franco-allemand et par la BCE. Je propose en matière commerciale que nous défendions une plus grande fermeté dans les négociations internationales sur les normes environnementales, phytosanitaires et sociales, une plus grande transparence dans la négociation des accords commerciaux et la mise ne place d'un « mécanisme d'ajustement carbone » aux frontières extérieures.

En matière de droit de la concurrence, je propose une évolution des méthodes de la Commission européenne s'agissant du marché pertinent à retenir, de l'horizon temporel des analyses et de la délimitation des produits substituables, de façon à pouvoir toujours bénéficier des avantages de la politique de la concurrence à savoir la prévention des situations monopolistiques, sans en avoir les inconvénients, c'est-à-dire l'impossibilité de constituer des champions européens. Chacun a en mémoire la question de la fusion de Siemens et d'Alstom.

Dans le domaine agricole qui mériterait en soi un long développement, je vous propose de porter les positions fortes de la commission, en faveur d'une PAC volontariste, orientée vers la souveraineté alimentaire et la transition écologique. Ce qui suppose dans les régulations nationales de ne pas considérer que seules les négociations avec la grande distribution pourront améliorer la compétitivité globale de notre agriculture, mais au contraire de prendre en considération l'ensemble des marchés, y compris l'exportation, y compris les usages non alimentaires de l'agriculture. Préserver la diversité, la qualité, la force de notre agriculture, promouvoir la relocalisation de la production, et valoriser les externalités positives de l'agriculture ne peuvent être résumés à la régulation du SRP et du pourcentage de promotion dans la distribution.

Sur le plan numérique, je crois qu'il faut également insister sur la nécessité d'une politique continentale à la hauteur des enjeux, avec une taxe sur les GAFAM, un cloud européen, des normes garantissant la liberté du consommateur et l'interopérabilité des terminaux ainsi que la préservation des données individuelles et industrielles.

Voilà en résumé, mes chers collègues, les orientations que je vous propose qui reprennent pour l'essentiel les propositions des cellules de veille et les insèrent dans une stratégie transversale qui pourrait être, si vous en êtes d'accord, la contribution de la commission au débat sur le plan de relance que nous aurons lors du projet de loi de finances rectificative à la mi-juillet et vraisemblablement en fin d'année. Je voudrais mettre chacun à l'aise sur le fait que chacun d'entre vous dans vos groupes respectifs aura également à défendre les plans de relance de son propre groupe et nous avons, sur les grandes orientations, des divergences naturelles qu'il ne faut pas gommer si nous ne voulons pas que le débat politique se passe ailleurs qu'au Parlement.

J'ai la faiblesse de penser que la majorité de la commission peut se retrouver sur l'ensemble de ces idées, chacun y apportant ensuite des compléments propres à sa sensibilité. À l'issue d'un débat que je souhaite riche, nous procéderons à un vote, que j'ai voulu distinct des autres votes pour mettre chacun dans la position la plus confortable qui soit.

M. Franck Montaugé . - Merci Madame la présidente pour ce rapport très complet. Nous notons le souhait de prendre en compte les travaux menés par les sénateurs de la commission, quel que soit leur groupe d'appartenance, mais certains sujets qui sont portés méritent débat, et éventuellement des amendements. Mon groupe se dirigera vers une abstention, qui n'est pas une abstention critique mais une abstention constructive qui appelle à passer à une nouvelle étape. L'un des points de débat porte notamment sur la question des impôts de production, sujet qui ne fait pas consensus en notre sein mais qui a un impact fort sur l'accompagnement et le soutien de nos entreprises. La question de la transition écologique, énergétique et environnementale est aussi un point sur lequel nous pouvons avoir des appréciations différentes, non pas sur les objectifs à atteindre mais sur les moyens permettant de les atteindre.

En dépit de cette abstention du groupe socialiste républicain, nous vous remercions pour ce travail.

Mme Sophie Primas , présidente . - Bien entendu, je ne prends pas ces nuances comme des critiques car il est essentiel que le débat politique puisse se poursuivre.

M. Fabien Gay . - Sans surprise, nous nous abstiendrons sur ce texte. C'est la limite de l'exercice : un travail collectif peut être mené sur une question thématique mais il est difficile de dégager un consensus sur un éventail aussi large. Cette synthèse porte l'empreinte d'une option politique qui n'est pas la mienne : le libéralisme. De fait, nous ne pourrons pas adopter cette synthèse.

Ce texte suscite débat, sur de nombreux points. Nous devrions peut-être nous réunir en commission pour mener un vrai débat politique entre nous sur la base de cette proposition. C'est peut-être ce qui nous manque. Dans le moment politique actuel, il est peut-être temps de prendre deux heures pour confronter nos idées sur l'impôt, sur la dette, sur la relance par l'offre, etc. Après la présentation des propositions de Bruno Retailleau, parmi lesquelles figure une semaine de travail à 37 heures, nous pourrions débattre plutôt de la question de la pertinence de pousser la semaine de 32 heures ! Dans le débat nourri par les slogans « travailler davantage » et « travailler tous », une discussion ouverte sur le temps de travail pourrait tout à faire être utile.

Par ailleurs, dans le moment politique où nous sommes, il existe le risque que l'extrême droite rafle la mise si la crise s'aggrave. Certains pointent aussi le danger de l'extrême gauche. Je ne partage pas l'idée que l'on puisse les associer. Alors que la société est extrêmement fragmentée et divisée, que la crise sociale est immense, nous avons besoin de faire vivre des options politiques car l'extrême droite pourrait profiter de la situation actuelle.

Mme Sophie Primas , présidente . - Dans mon propos sur les extrêmes, il n'y avait aucune attaque envers vous.

Mme Valérie Létard . - L'exercice de synthèse que vous venez de mener est un travail riche mais qui n'a pas vocation à être l'alpha et l'oméga afin que chacun puisse exprimer ses différences et ses complémentarités.

Je voterai pour ce texte car c'est un vrai travail de synthèse. Mon groupe pourra exprimer localement des différences mais, globalement, ce texte chapeau est nourri et donne une perspective et une architecture aux travaux conduits dans chacune des cellules de veille thématiques. Je salue donc ce travail.

Le travail qui a été mené sur ces questions essentielles, a fortiori pendant le confinement, et qui se poursuit aujourd'hui s'inscrit pleinement dans l'action du Sénat. En s'appuyant sur les forces vives du territoire, cette initiative est essentielle et permet de remonter les difficultés vécues dans les territoires.

Je tiens également à remercier solennellement tous les administrateurs car ils ont fait un travail absolument remarquable.

Mme Sophie Primas , présidente . - Ces remerciements s'adressent également au responsable de cette équipe.

M. Joël Labbé . - Mon groupe est nuancé et je suis très minoritaire dans mon courant de pensée. Cependant, après consultation de mes collègues qui siègent à la commission des affaires économiques, nous avons pris la décision de nous abstenir, de manière positive et constructive et en soulignant la qualité du travail.

Au cours de ces travaux, nous avons auditionné beaucoup d'acteurs conventionnels, notamment dans le domaine économique et agricole. À l'avenir, je souhaiterais que des économistes alternatifs puissent aussi être entendus. Nous aurons aussi à entendre les membres de la convention citoyenne et les experts qui les ont accompagnés afin de pouvoir nous forger un avis éclairé. Dans une situation extrêmement délicate, nous avons besoin de quelque chose qui s'apparente à une révolution pacifique.

M. Alain Duran . - Je ne reviendrai pas sur les propos de Franck Montaugé qui explicite notre position. Je pense que nous ne réussirons que si nous pouvons dépasser nos codes de pensée. J'en appelle donc à cette République des territoires. Pendant la crise, nous avons vu de belles initiatives. Lorsque l'action publique est capable de créer du lien avec ses citoyens, lorsqu'elle est capable d'être plus souple, nous sommes plus efficaces et la réussite est à portée de main. Tout cela passe aussi par une nouvelle étape de la décentralisation.

Concernant l'Europe, nous devons aussi rappeler, comme vous l'avez dit, que notre destin est européen. Il nous faut donc à la fois préserver cette échelle européenne tout en privilégiant la proximité et l'efficacité en allant plus loin dans la décentralisation.

Mme Élisabeth Lamure . - Je suis favorable et je voterai pour ce rapport. Je note surtout qu'il est marqué par la volonté, la fermeté et le volontarisme. Les propositions mises en avant sont des propositions très fortes. Je souhaite vivement qu'elles soient entendues et surtout mises en oeuvre.

Je veux aussi ajouter un mot sur le « fardeau administratif », qui est effectivement un marronnier. C'est pourtant une question majeure si l'on veut que nos entreprises restent compétitives. L'allégement de ce fardeau est aussi important que la baisse des charges.

M. Serge Babary . - Je soutiens ce rapport. C'est l'illustration et la synthèse de tout le travail fait par les membres de notre commission.

Concernant l'Europe, nous sommes tous conscients de son rôle dans le concert international. Cependant, une plus grande intégration au sein de l'Europe ne peut pas être un préalable. Il est impératif de promouvoir la convergence sur les domaines fiscaux, sociaux, budgétaires sauf à empoisonner la réflexion sur la construction de l'Europe. L'intégration plus large ne pourra venir que dans un second temps. Pour la reprise industrielle, il est évoqué la venue d'ouvriers polonais. Cet événement invite à s'interroger sur l'utilisation des disparités sociales et fiscales de nos différents pays pour aller vers une intégration qui renforcera l'Europe.

Mme Anne-Marie Bertrand . - Que voulez-vous dire par le « développement des stratégies de relocalisation dans le pourtour méditerranéen » ?

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous visons ici l'arc de la Méditerranée. Beaucoup d'entreprises ont délocalisé leurs activités très à l'Est ou en Asie, alors que des pays sont en demande de développement économique tout en présentant des avantages géopolitiques. De plus, nous avons des liens historiques avec ces pays.

Je vous propose de passer au vote.

Le rapport est adopté à la majorité.

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

Lundi 6 avril 2020

- Ministère de l'économie et des finances : M. Bruno LE MAIRE , ministre de l'économie et des finances.

Mardi 7 avril 2020

- Ministère de la transition écologique et solidaire : Mme Élisabeth BORNE , ministre de la transition écologique et solidaire.

Mercredi 8 avril 2020

- Groupe La Poste : M. Philippe WAHL , président-directeur général.

Jeudi 9 avril 2020

- Ministère de l'agriculture et de l'alimentation : M. Didier GUILLAUME , ministre de l'agriculture et de l'alimentation.

Mardi 14 avril 2020

- Ministère de l'économie et des finances - Ministère de l'action et des comptes publics : M. Cédric O , secrétaire d'État chargé du numérique.

Mercredi 15 avril 2020

- Ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales : M. Julien DENORMANDIE , ministre chargé de la ville et du logement.

Lundi 20 avril 2020

- Commission européenne : M. Thierry BRETON , commissaire européen chargé du marché intérieur.

Mardi 28 avril 2020

- Amazon France : M. Frédéric DUVAL , directeur général.

Mercredi 29 avril 2020

- France Industrie : M. Philippe VARIN , président.

Mardi 5 mai 2020

- Bpifrance : M. Nicolas DUFOURCQ , directeur général.

Mercredi 6 mai 2020

- Danone : M. Emmanuel FABER , président-directeur général.

Mercredi 13 mai 2020

- Table ronde sur le thème « Déglobalisation et relocalisation : quelles leçons tirer de la crise ? » : MM. Patrick ARTUS , chef économiste de Natixis, Nicolas BOUZOU , directeur du cabinet de conseil Asterès, Florent MENEGAUX , président de Michelin, et Arnaud MONTEBOURG , ancien ministre et entrepreneur.

Mercredi 20 mai 2020

- Table ronde sur le thème « Commerce international, libre-échange, mondialisation : quels enseignements tirer de la crise ? » : MM. Pascal LAMY , ancien directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), Jean-Hervé LORENZI , président du Cercle des économistes, Jean-Pierre RAFFARIN , ancien Premier ministre et ancien sénateur éminent, et Jean-Pascal TRICOIRE , président-directeur général de Schneider Electric.

- Caisse des dépôts et consignations : M. Éric LOMBARD , directeur général.

Mercredi 3 juin 2020

- Table ronde sur le thème « Plan de relance : quelles mesures pour relancer la consommation et l'investissement ? » : MM. Michel-Édouard LECLERC , président-directeur général du groupe Leclerc, Patrick MARTIN , président délégué du Medef, Xavier RAGOT , président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), et Mme Agnès VERDIER-MOLINIÉ , directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP).

Page mise à jour le

Partager cette page