B. DES POINTS DE VIGILANCE QUI DEMEURENT

Des points de vigilance subsistent concernant les ordonnances et les décrets pris par le Gouvernement, même s'ils restent ponctuels au regard de l'ampleur des modifications apportées au droit en vigueur 4 ( * ) .

1. La mise en oeuvre de l'état d'urgence sanitaire

Les mesures prescrites à ce jour par le Gouvernement pour limiter la propagation de l'épidémie et adapter l'organisation et le fonctionnement du système de santé apparaissent nécessaires et proportionnées à l'état de la situation sanitaire du pays.

La mission de suivi constate que les recommandations formulées, d'une part, par le Conseil d'État dans son ordonnance en référé du 22 mars 2020, qui enjoignait notamment au Gouvernement de préciser la portée de certaines mesures prescrites (dérogation pour les déplacements pour motif de santé ou pour pratiquer une activité physique et encadrement des marchés) et, d'autre part, par le conseil de scientifiques qui, dans son dernier avis du 23 mars, a appelé à un prolongement et un durcissement du confinement, ont été largement suivies d'effet.

Pour assurer un contrôle efficace, il importe désormais que le Parlement soit destinataire de l'ensemble des mesures d'application prises par les préfets au niveau local dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, notamment lorsqu'elles imposent des restrictions plus importantes à la liberté d'aller et de venir des personnes. La mission de suivi a d'ores et déjà sollicité, par courrier, le ministre de la santé, afin que soient déterminées, dans les plus brefs délais, les modalités pratiques de cette communication. La mission souhaite aussi être régulièrement informée des contentieux ouverts devant la juridiction administrative sur l'application des mesures de restrictions aux libertés.

Enfin, bien que la mission de suivi manque encore d'informations officielles sur la mise en oeuvre pratique des mesures de l'état d'urgence sanitaire, il lui apparaît, au regard des premières remontées de terrain dont elle dispose, qu'une vigilance particulière devra être portée sur la réalisation des contrôles par les forces de l'ordre et l'application des sanctions pénales. Il importe, dans ce domaine, que des instructions claires soient adressées tant aux forces de sécurité intérieure qu'aux maires pour préciser les modalités de ces contrôles et les responsabilités respectives de chacun, y compris pour préciser les modalités d'application de la nouvelle amende forfaitaire prévue pour les contraventions de la 5 ème classe.

2. Le fonctionnement des juridictions

En ce qui concerne le fonctionnement des juridictions, la mission de suivi souligne que les adaptations décidées dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ne sauraient être opérées au détriment des droits fondamentaux des justiciables. Il conviendra de veiller à ce que les juridictions privilégient le renvoi lorsque cela est possible et, en matière pénale, lorsque la complexité ou la gravité d'une affaire le justifient, afin que les avocats soient en mesure d'exercer pleinement les droits de la défense.

La mission de suivi sera vigilante sur les conditions dans lesquelles il est recouru, sans l'accord des parties, aux audiences par visioconférence, voire par téléphone , et sur les cas dans lesquels le juge aura usé de sa faculté de ne pas tenir audience , nonobstant la possibilité de les organiser à distance, en particulier pour les ordonnances de protection s'agissant du juge aux affaires familiales, pour les référés libertés s'agissant du juge administratif et pour les décisions de placement en détention provisoire s'agissant du juge pénal. Il importe que ces dérogations soient utilisées par les juridictions de manière exceptionnelle, proportionnée et en fonction de la nécessité de chaque affaire afin d'éviter les situations les plus attentatoires aux droits du justiciable. S'agissant des vidéo-audiences, rien ne semble s'opposer à ce que les garanties requises par la jurisprudence du Conseil constitutionnel 5 ( * ) soient mises en oeuvre en respectant les gestes barrières. Une instruction de la Chancellerie en ce sens paraît nécessaire afin d'éviter tout risque de nullité de procédure ou de contentieux devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Il conviendra également d'être attentif à la situation des prisons . Certaines mesures décidées pour mettre en oeuvre le confinement, comme la suspension des parloirs , ont entraîné des tensions, que l'administration pénitentiaire a jusqu'ici réussi à maîtriser. La libération anticipée de certains détenus peut être un moyen de réduire la surpopulation carcérale et ainsi de limiter la propagation du virus au sein des établissements pénitentiaires. Elle doit cependant être opérée avec beaucoup de discernement pour éviter, d'une part, que ces libérations ne débouchent sur une recrudescence de la délinquance et pour s'assurer, d'autre part, que les personnes libérées disposeront, après leur sortie de prison, d'une solution d'hébergement satisfaisante leur permettant de respecter les règles de confinement. La mission s'interroge en outre sur la capacité des services pénitentiaires d'insertion et de probation à préparer de façon satisfaisante, dans le contexte actuel, ces libérations anticipées et à assurer le suivi des anciens détenus

3. Le fonctionnement des collectivités territoriales

Si un grand nombre des dispositions prises par le Gouvernement par voie d'ordonnance pour faciliter le fonctionnement des collectivités territoriales et de leurs établissements publics pendant l'état d'urgence sanitaire recueillent l'adhésion, la mission de suivi émet néanmoins de fortes réserves sur les assouplissements apportés aux conditions de quorum et de délégation de vote au sein des assemblées locales, qui vont au-delà des dérogations adoptées par le Parlement à l'article 10 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 précitée, et qui par ailleurs sont étendues aux commissions permanentes. Le dispositif voulu par le Gouvernement permettra, par exemple, à deux membres seulement d'une commission permanente de quinze membres de délibérer valablement, pour prendre des décisions au nom de l'assemblée délibérante, si l'un d'entre eux est porteur de deux pouvoirs et l'autre d'un seul. Il pourrait également s'appliquer à l'élection des maires si les conseils municipaux élus au complet dès le premier tour étaient autorisés à se réunir avant la fin de l'état d'urgence sanitaire.

De telles délibérations et élections, juridiquement valides - sauf à ce que le Conseil d'État en décide autrement à l'occasion d'un recours formé contre l'ordonnance - n'en seront pas moins politiquement très fragiles . Mieux vaudra, selon la mission de suivi, faire usage des facilités prévues par la même ordonnance pour organiser des réunions de l'assemblée délibérante ou de la commission permanente par téléconférence ou audioconférence.

Plus largement, la commission des lois sera très attentive à l'impact des mesures prises par voie d'ordonnance sur la vie démocratique de nos collectivités, et s'attachera à évaluer leur pertinence dans les petites communes, où l'accès au numérique est très souvent insuffisant.

Le Gouvernement a également décidé d'une modification des délais liés au transfert de la compétence d'organisation de la mobilité dans les communautés de communes, conduisant à un calendrier particulièrement contraint risquant de faire obstacle à une prise de compétence sereine de l'établissement public de coopération intercommunale.

4. La gestion des agents publics dans un contexte de crise sanitaire

Les concours administratifs sont suspendus depuis le 12 mars dernier, ce qui empêche de pourvoir les postes vacants de fonctionnaires. Le Gouvernement prévoit, en conséquence, d'adapter les voies d'accès à la fonction publique, par exemple en supprimant certaines épreuves écrites et en autorisant le recours à la visioconférence pour les épreuves orales.

Les organisateurs de concours ont toutefois besoin de davantage de visibilité sur les possibilités qui leur seront offertes , notamment en ce qui concerne les visioconférences 6 ( * ) .

Le Gouvernement doit également préciser la situation des apprentis travaillant dans le secteur public, qui ne sont plus accueillis dans les centres de formation des apprentis (CFA) depuis le 16 mars.

Les ordonnances du 1 er avril 2020 ont apporté des premières réponses en permettant de prolonger, par avenant, les contrats d'apprentissage jusqu'à la fin du cycle de formation. Les modalités d'accueil dans les collectivités territoriales doivent encore être clarifiées, les apprentis ne pouvant pas toujours recourir au télétravail.

À ce stade, les fonctionnaires et les agents contractuels sont exclus de la prime exceptionnelle de pouvoir d'achat , prévue pour les salariés du secteur privé et exonérée d'impôts et de prélèvements sociaux.

Comme l'a proposé France urbaine, cette prime devrait être étendue aux agents publics mobilisés pour faire face à la crise sanitaire et assurer la continuité des services publics . Elle serait alors distincte du régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l'expertise et de l'engagement professionnel (RIFSEEP), qui ne couvre ni la fonction publique hospitalière ni les forces de sécurité.

5. Les élections municipales et consulaires

§ L'élection des maires et des adjoints dans les communes où le conseil municipal a été élu au complet dès le premier tour

Dans ces communes, l'élection du maire et des adjoints doit être la plus rapide possible pour respecter le vote des électeurs et permettre aux nouvelles équipes municipales de commencer à travailler.

Le Gouvernement s'y est d'ailleurs engagé devant la représentation nationale lorsqu'il a constaté, au regard des recommandations du comité de scientifiques, que l'élection des maires et des adjoints ne pouvait pas avoir lieu entre le 20 et le 22 mars dernier. Elle peut d'ailleurs se tenir en amont du second tour des élections municipales, les contraintes d'organisation étant beaucoup moins fortes.

La loi d'urgence du 23 mars 2020 habilite le Gouvernement à mettre en place, par ordonnances, des outils pour faciliter l'élection des maires et des adjoints.

Ces mesures doivent être prises dans l'urgence, par exemple en prévoyant un vote à l'urne, par correspondance ou par voie électronique . De tels dispositifs devront garantir la sécurité du vote et être accessibles pour l'ensemble des communes, y compris les plus petites. Ils semblent préférables à l'élection du maire et des adjoints par seulement un neuvième des conseillers municipaux présents, comme le permettent les ordonnances du Gouvernement (voir supra ).

§ Le contentieux du premier tour des élections municipales

Le Gouvernement a permis aux électeurs de contester le résultat du premier tour de l'élection municipale « jusqu'à cinq jours après la date de prise de fonction des candidats élus » (prévue en mai ou en juin prochain) et au tribunal administratif de statuer jusqu'au 31 octobre 2020. Le délai de jugement devant les juridictions administratives, qui est habituellement de trois mois, serait compris entre quatre et cinq mois à compter du dépôt du recours.

L'adaptation du délai de recours pour les citoyens peut s'expliquer par les difficultés pour consulter les listes d'émargement, qui constituent des pièces essentielles dans les contentieux électoraux. Les droits des requérants constituent, en effet, une priorité pour la mission de suivi. L'allongement des délais de consultation des listes d'émargement, prévu par les ordonnances, va d'ailleurs dans le bon sens.

Pour autant, l'augmentation du délai de jugement des tribunaux administratifs paraît tout à fait excessive . Elle fragilise la situation des conseillers municipaux élus dès le premier tour, en laissant planer une certaine incertitude sur leur mandat .

À ce stade, la mission de suivi n'exclut pas de modifier ce délai de jugement lors de la ratification des ordonnances, par exemple pour maintenir le délai de droit commun (trois mois).

§ Les élections consulaires des Français de l'étranger

Initialement prévues en mai 2020, les élections consulaires sont reportées en juin 2020 au plus tard.

Le calendrier retenu par le Gouvernement paraît particulièrement contraint et risque de réduire la campagne électorale à sa plus simple expression . Il suppose également que le comité de scientifiques rende son rapport sur l'organisation du scrutin le 7 mai 2020 au plus tard, ce qui peut apparaître prématuré au regard de l'évolution de l'épidémie.

Plusieurs questions restent en suspens :

- les élections consulaires pourront-elles être organisées en juin prochain, notamment au regard de l'évolution de l'épidémie à l'échelle mondiale ?

- quelles seraient les conséquences d'un report des élections consulaires sur les élections sénatoriales ? Pourrait-on envisager de différer l'élection des seuls sénateurs représentant les Français de l'étranger ?

6. Le droit des entreprises en difficulté

Les mesures de confinement exigées par la situation sanitaire ont une incidence très lourde sur l'activité d'un grand nombre d'entreprises et peuvent faire craindre une multiplication des défaillances au cours des prochains mois, alors même que le bon déroulement des procédures destinées à prévenir les difficultés des entreprises ou à y mettre fin est entravé.

Face à cette situation, d'importantes dispositions ont été prises par le Gouvernement par voie d'ordonnance. Si l'allégement des formalités procédurales ne soulève aucune objection, il n'en va pas de même du prolongement des délais des diverses procédures collectives ni, surtout, de la disposition qui « gèle » la situation des débiteurs à la date du 12 mars 2020 pour l'appréciation de l'état de cessation des paiements. Il convient certes de protéger les entreprises affectées par la crise sanitaire, mais il ne faudrait pas qu'en fermant temporairement les yeux sur leurs difficultés, on aggrave celles-ci au point de compromettre leur survie, de léser gravement les intérêts de leurs créanciers (prêteurs, fournisseurs, etc .) et de provoquer ainsi des défaillances en chaîne . En tout état de cause, les juridictions devront faire une application prudente de ce « gel » pour prévenir tout risque de fraude .

7. Les outils de traçage numérique

Le recours à de nouveaux outils numériques et à l'analyse des données à caractère personnel est envisagé par le Gouvernement pour renforcer l'efficacité des moyens traditionnels de lutte contre la pandémie, notamment dans le cadre d'une stratégie de sortie de confinement.

S'il semble possible de procéder à droit constant à des études épidémiologiques (avec des données anonymisées et suffisamment agrégées) ou au traçage personnalisé des personnes exposées (à des fins de prévention et avec leur consentement), ces outils peuvent néanmoins poser de graves questions au regard des libertés individuelles : les propositions du Gouvernement en matière de traçage devront donc être rapidement examinées au Parlement et avec la plus grande vigilance.


* 4 L'ensemble de ces points sont détaillés dans la suite du rapport.

* 5 La présence physique de l'avocat au côté du justiciable, une salle d'audience spécialement aménagée et ouverte au public, la copie de l'intégralité du dossier mise à la disposition de l'intéressé (Conseil constitutionnel, décision n° 2018-770 DC du 6 septembre 2018 sur la loi pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie).

* 6 Dispositifs de visioconférence dont les modalités techniques doivent être fixées par décret.

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