C. DES RÉPONSES POUVANT APPARAÎTRE DISPROPORTIONNÉES

La gestion de la crise sanitaire par les autorités hongroises est marquée par plusieurs faits saillants qui illustrent une réponse globalement disproportionnée.

1. L'adoption d'une loi d'exception sans limitation de durée

Le 31 mars, est entrée en vigueur la loi d'habilitation qui, compte tenu de la proclamation de « l'état de danger » prévu à l'article 54 de la Constitution, permet au gouvernement de légiférer par décret, comme dans beaucoup d'autres pays, dont la France. Toutefois, l'absence de limitation dans le temps de cette législation d'exception hongroise a provoqué de nombreuses critiques, en particulier de la part du Conseil de l'Europe, de la Commission européenne et du Parlement européen, ce dernier ayant condamné cet état de fait dans sa résolution du 17 avril 2020 sur une action coordonnée de l'Union pour combattre la pandémie de Covid-19 et ses conséquences. Le gouvernement hongrois a toujours réfuté ces critiques, les qualifiant de « désinformation », le parlement pouvant à tout moment retirer l'habilitation.

Par ailleurs, cette loi d'exception a introduit une nouvelle infraction selon laquelle toute personne qui publie des informations fausses ou déformées faisant obstacle à la protection du public ou de nature à créer l'angoisse ou la panique encourt jusqu'à cinq ans de réclusion criminelle. Ainsi, en vertu de ce texte, les 12 et 13 mai derniers, deux personnes, dont un militant de Momentum, ont été interpellées à leur domicile et conduites au commissariat pour avoir écrit sur Facebook des propos de nature à semer la panique. Les poursuites auraient toutefois été abandonnées devant la vague d'indignation provoquée par ces arrestations. À la mi-mai, cette disposition législative aurait donné lieu à 16 interpellations et à l'ouverture de 87 enquêtes, sans poursuites du Parquet toutefois.

Au total, 140 décrets ont été adoptés sur le fondement de cette législation d'exception, dont 75 % n'auraient pu être pris sans ces pouvoirs spéciaux. Des mesures controversées ont été adoptées pendant cette période. C'est le cas d'un décret du 6 avril ayant suspendu la moitié des financements publics à tous les partis politiques, affectés à un fonds de lutte contre le coronavirus. C'est également le cas d'une loi habilitant le service de sécurité nationale à collecter et sauvegarder pendant 20 à 25 ans des données jusque-là confidentielles, y compris des données médicales. Ce service aura également la possibilité, au nom de la lutte contre les cyberattaques, d'accéder au contenu des réseaux d'échanges électroniques des autorités nationales et municipales. Cette loi a été vivement critiquée par l'Autorité hongroise chargée de la protection des données et de la liberté d'information comme n'étant « pas conforme aux dispositions constitutionnelles » et étant « susceptible de donner lieu à une surveillance illimitée », tout en ne fournissant « aucune garantie à la protection des données personnelles et de la vie privée ».

L'état de danger a été levé le 20 juin , la communication gouvernementale ayant beaucoup insisté sur le caractère précoce de cette mesure comparativement à de nombreux autres pays européens - Judit Varga a d'ailleurs estimé que « la Hongrie mérite des excuses » pour les critiques qui lui avaient été adressées. Cependant, une nouvelle notion a été introduite dans la législation hongroise : l'état d'urgence sanitaire , que le gouvernement, sur proposition du directeur général de la santé, pourrait, en cas de nouvelle vague, instaurer pour six mois maximum, avec possibilité de prorogation par le gouvernement, sans avoir à recourir à l'état de danger. Or, cette nouvelle mesure écarte tout contrôle parlementaire , qu'il s'agisse de la proclamation de l'état d'urgence sanitaire comme de sa prolongation. Des voix se sont élevées en Hongrie pour considérer que cette nouvelle législation était finalement pire que la loi d'habilitation car mise en oeuvre en dehors du cadre constitutionnel.

Par ailleurs, entre juin et août, le gouvernement a lancé une nouvelle consultation - se prévalant ainsi d'être le seul à consulter sa population sur la gestion de la pandémie. Les Hongrois ont eu un mois pour répondre à une série de questions, dont les suivantes : « Rejetez-vous le plan de Georges Soros qui endetterait notre pays pour une durée indéterminée ? », « La Hongrie doit-elle protéger les entreprises hongroises contre les acquisitions étrangères à des fins hostiles ? », « Êtes-vous d'accord avec le fait que le gouvernement doit continuer à prendre des mesures contre l'immigration et à maintenir une stricte protection des frontières hongroises ? » ou encore « Êtes-vous d'accord avec le fait que le gouvernement hongrois doit maintenir ses règles interdisant l'immigration même au prix d'un conflit ouvert avec Bruxelles ? ».

2. Un manque de transparence

Le manque de transparence de l'action des autorités hongroises fait l'objet de reproches récurrents et s'illustre de différentes façons : instructions du ministère de la fonction publique aux personnels soignants de ne pas s'exprimer dans les médias, report de réunions de commissions parlementaires consacrées au suivi de la pandémie, adoption d'un décret étendant de 15 à 45 jours (voire 90) le délai dont l'administration dispose pour communiquer aux demandeurs - en général, des parlementaires de l'opposition, des journalistes et des ONG - les données ou documents accessibles au public.

Ainsi, le gouvernement aurait profité de la crise sanitaire pour violer certaines règles, en particulier dans le domaine économique. Par exemple, la rénovation de la ligne de chemin de fer Budapest-Belgrade, qui bénéficiera d'un financement chinois, fait l'objet d'un accord qui n'a pas été publié. Ce projet a été fortement remis en cause par l'opposition au motif de sa non-rentabilité et de l'absence d'études d'impact économique. C'est au nom de l'« intérêt public supérieur » de ces travaux et des « menaces sur la capacité de la Hongrie à poursuivre sa politique étrangère et ses intérêts commerciaux sans influence extérieure indue » qu'un projet de loi a alors été présenté pour interdire la publication de données économiques et techniques sur ce chantier pour une durée de dix ans et autoriser l'exemption de certaines règles du secteur de la construction.

3. Des atteintes aux moyens et prérogatives des collectivités territoriales

Il a été indiqué à la délégation, lors de son déplacement, que la profonde réforme de l'administration locale engagée en 1990 connaissait une inflexion depuis 2013 marquée par un net mouvement de recentralisation , en particulier avec la création des préfectures ou avec le retrait aux collectivités territoriales de la gestion des établissements scolaires. De même, les fonds européens sont gérés de façon centralisée en Hongrie 36 ( * ) , contrairement à la situation qui prévaut en France depuis 2014.

La crise sanitaire a donné lieu à des décisions qui ont réduit encore les marges de manoeuvre des collectivités territoriales. Ainsi, certains des décrets pris sur le fondement de la loi d'habilitation ont pour effet de priver les municipalités d'une partie de leurs recettes fiscales (produit de la vignette automobile, frais de stationnement annulés pendant l'état de danger, moitié du financement public des partis politiques), ce qui place ces collectivités dans une situation financière extrêmement délicate . Ces ressources abondent l'un des deux fonds créés pour faire face à la pandémie : le Fonds de protection de l'économie, qui a cependant financé des projets éloignés de son objet (par exemple, des infrastructures sportives ou des projets destinés aux Hongrois établis à l'étranger).

Or, selon la Fédération nationale des collectivités locales, dont la délégation a rencontré deux dirigeants, les collectivités territoriales seraient les structures les plus transparentes du pays.

Surtout, depuis les dernières élections locales d'octobre 2019, de nombreuses communes ont basculé dans l'opposition , à commencer par la capitale , dont le maire, Gergely Karacsony, apparaît comme le chef de file. Désormais, un tiers des Hongrois vivent dans une commune administrée par l'opposition, mais les petites villes et les villages restent largement dirigés par le Fidesz.

Or, le gouvernement chercherait à réduire les ressources des communes désormais dirigées par l'opposition. Le conseiller diplomatique du maire de Budapest a indiqué à la délégation que le gouvernement cherche à instrumentaliser la crise sanitaire. Selon lui, il essaierait « d'étouffer la capitale » en réduisant ses moyens pour l'empêcher de réaliser ses projets en matière de logement et de transport. Alors que 40 % du PIB hongrois est produit par la capitale et ses environs, les ressources de Budapest diminuent : « le maire de Budapest est le maire pauvre d'une ville riche ». L'objectif du gouvernement serait de démontrer que l'opposition ne sait pas gérer. Beaucoup de villes conquises par l'opposition rencontrent ces mêmes difficultés, ce que les médias hongrois passent sous silence contrairement aux médias étrangers.

Le conseiller diplomatique du maire de Budapest a également fait observer que les quatre capitales du V4 étaient désormais dirigées par un maire de l'opposition au pouvoir central . En décembre 2019, ces villes ont décidé de coopérer dans trois domaines : une coopération symbolique, par des prises de positions communes sur la démocratie et les valeurs ; un lobbying pour pouvoir gérer directement les fonds européens ; la relance économique, en accordant une priorité aux investissements alloués à la protection du climat, objectif par ailleurs conforme au Green Deal de l'Union européenne. Elles bénéficient du soutien d'Eurocities et du Comité des régions de l'Union européenne. Le prochain CFP contient des orientations favorables aux financements locaux directs - le gouvernement hongrois ne les soutient d'ailleurs pas... Dans une lettre ouverte à Vìra Jourová, vice-présidente de la Commission européenne, en charge des valeurs et de la transparence, plusieurs maires d'opposition, dont celui de Budapest, appellent ainsi à ce que des fonds européens puissent être directement mobilisables par les collectivités locales à hauteur de la moitié de la dotation hongroise au titre du plan de relance européen, au motif que le gouvernement hongrois ne soutiendrait pas les communes pendant la crise et qu'il ne les impliquerait pas dans la planification stratégique des fonds européens au mépris du principe de partenariat pourtant affirmé par le droit de l'Union.


* 36 Cf . supra sur ce point.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page