COMPTE RENDU DE L'AUDITION
DE MME DUNJA MIJATOVIC, COMMISSAIRE
AUX DROITS DE L'HOMME DU CONSEIL DE L'EUROPE

(Jeudi 14 janvier 2021)

M. Jean-François Rapin , président. - Mes chers collègues, nous auditionnons ce matin, par visioconférence, Mme Dunja Mijatovic, commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe.

Notre commission se penche en ce moment sur la situation de l'État de droit au sein de l'Union européenne ; fragilisée depuis déjà quelques années, cette situation est aujourd'hui plus menacée encore par la crise sanitaire. L'Union européenne s'est d'ailleurs saisie du sujet : elle a publié à l'automne dernier son premier rapport annuel sur la situation de l'État de droit en son sein, puis a présenté, en décembre, un plan d'action destiné à renforcer les démocraties de l'Union européenne.

Toutefois, l'enjeu des droits de l'Homme en Europe déborde les frontières de la seule Union européenne et se pose à l'échelle du continent. Au reste, les récents événements aux États-Unis montrent que la démocratie est en danger partout, même là où elle semblait acquise.

Le Conseil de l'Europe, qui réunit quarante-sept pays européens, est le gardien en Europe de la sécurité démocratique, fondée sur les droits de l'Homme, la démocratie et l'État de droit. Votre point de vue de commissaire aux droits de l'Homme et votre analyse des relations qu'entretiennent en cette matière le Conseil de l'Europe et l'Union européenne seront très éclairants pour notre commission, en particulier pour nos deux rapporteurs sur le sujet, Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte. Dans un rapport publié en juin dernier, ils ont dressé un bilan des perspectives d'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'Homme.

Nous avons également invité à vous entendre les sénateurs membres de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.

L'actualité nous donne plusieurs motifs précis d'inquiétudes.

Je pense, d'abord, à la situation de l'État de droit dans les pays de l'Union européenne confrontés à la pandémie. Leurs réponses à cette crise vous paraissent-elles proportionnées ? Certains États membres vous semblent-ils tentés d'invoquer la situation pour justifier des entorses croissantes à l'État de droit et des restrictions excessives aux libertés ?

Ensuite, le Conseil européen s'est mis d'accord, en décembre dernier, sur un cadre financier pluriannuel jusqu'en 2027, incluant un plan de relance destiné à favoriser le rebond économique après la pandémie. Un mécanisme est prévu qui conditionne le versement des fonds européens au respect des principes de l'État de droit. Qu'en pensez-vous ? Un tel système de conditionnalité financière vous semble-t-il un instrument efficace pour garantir le respect de l'État de droit dans l'Union européenne, celle-ci semblant impuissante à faire jouer les mécanismes prévus par les traités, notamment l'article 7 du traité sur l'Union européenne ?

Enfin, nous voyons les grandes plateformes sur Internet prendre un pouvoir croissant. C'est un sujet que vous connaissez bien en tant qu'experte reconnue de la régulation des médias. Ces plateformes laissent libre cours à une désinformation en ligne qui menace les démocraties européennes. L'Union européenne entend mieux réguler les réseaux sociaux, devenus une forme d'espace public où se joue la liberté d'expression. La récente éviction de Donald Trump de ces réseaux soulève de nouvelles interrogations sur les limites à apporter par la loi à la puissance qu'ils ont acquise. Que préconisez-vous dans ce domaine ? L'action engagée par l'Union européenne vous semble-t-elle appropriée ?

Mme Dunja Mijatovic, commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe. - Je suis honorée de m'adresser à votre commission dans le cadre du travail important que vous menez sur l'État de droit en Europe. Dans ma fonction de commissaire du Conseil de l'Europe, j'attache une grande importance au dialogue avec les assemblées parlementaires des États membres. Plus largement, le dialogue avec les représentants des trois branches du pouvoir est au coeur de mon mandat.

Le commissariat aux droits de l'Homme est une institution indépendante, non judiciaire, qui promeut le respect effectif des droits de l'Homme, mais aussi l'éducation et la sensibilisation aux droits de l'Homme au sein des États membres. Mon rôle consiste à veiller à ce que les États prêtent attention à ce qui pourrait restreindre la capacité des citoyens à jouir pleinement de leurs droits et à aider à trouver des solutions améliorant la protection et la mise en oeuvre des droits de l'Homme. J'ai aussi mandat pour faciliter les activités des structures nationales chargées des droits de l'Homme. Enfin, je dois travailler à la protection des défenseurs des droits de l'Homme.

Je commencerai par vous présenter les instruments à ma disposition pour aider les États membres à identifier les problèmes en matière de droits de l'Homme et à y apporter des solutions.

D'abord, je me déplace - nécessairement peu actuellement - dans les différents pays, où je rencontre un large éventail d'acteurs, parmi lesquels des victimes de violations des droits de l'Homme, des représentants d'organisations de la société civile, les structures nationales chargées des droits de l'Homme et diverses autres autorités. Ces visites sont suivies de rapports dans lesquels je présente mes conclusions et recommandations. Quand cela est nécessaire, je procède à des missions ad hoc , comme je l'ai fait en France en janvier 2019 dans le cadre du mouvement des « gilets jaunes ».

Mon dialogue constructif avec les États membres du Conseil de l'Europe prend aussi la forme de réunions bilatérales avec les membres des gouvernements, d'échanges de lettres avec les ministères et les assemblées parlementaires, de réunions régulières avec les délégations nationales à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe et, comme aujourd'hui, d'auditions organisées par les parlements nationaux.

En outre, je suis en contact étroit avec les structures nationales chargées des droits de l'Homme et je suis très attentive à leurs éclairages sur les évolutions au sein de leur pays. Compte tenu de leur expertise sur le contexte national, ces structures peuvent m'aider à formuler des recommandations bien ciblées aux autorités. Je m'appuie sur elles également pour faire mieux comprendre mon action et pour faire appliquer mes recommandations dans les différents pays. Je rencontre régulièrement leurs représentants, au cours de mes visites dans les pays ou à Strasbourg, et je participe à des événements et réunions qu'elles organisent, individuellement ou dans le cadre de leur réseau.

Mon Bureau organise régulièrement des événements pour partager informations et priorités avec les structures nationales chargées des droits de l'Homme. Le dernier événement a réuni, en juin 2019, trente organismes de promotion de l'égalité, issus de toute l'Europe, pour débattre de la discrimination algorithmique. Il s'est tenu à Paris, où nous avons été très aimablement accueillis par le Défenseur des droits d'alors, M. Jacques Toubon.

Je poursuis une coopération très étroite avec le Défenseur des droits français et je coopère régulièrement avec la Commission nationale consultative des droits de l'Homme ; dernièrement, j'ai participé à un webinaire que celle-ci a organisé sur les droits des femmes vingt-cinq ans après la conférence de Pékin. J'ai également rencontré la nouvelle Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, voilà deux jours seulement.

Mon Bureau est aussi en contact étroit avec les défenseurs des droits de l'Homme, les représentants de la société civile et de ses organisations et d'autres organisations internationales et chercheurs ; ils nous aident à identifier les défis en matière de droits de l'Homme et parfois nous apportent leur expertise.

Par ailleurs, je dispose de pouvoirs particuliers au sein du système de la Convention européenne des droits de l'homme : je suis habilitée à intervenir en tant que tierce partie devant la Cour européenne des droits de l'Homme, sur ma propre initiative, comme je l'ai fait dans un certain nombre d'affaires de harcèlement des défenseurs des droits de l'Homme. Je peux aussi soumettre des observations au Comité des ministres du Conseil de l'Europe dans le cadre du suivi de l'exécution des arrêts de la Cour.

Je mène un travail de sensibilisation en participant à des conférences, entretenant des relations avec la presse et publiant des tribunes libres et des documents thématiques sur les droits de l'Homme, y compris par le biais des réseaux sociaux.

À ma prise de fonction, en avril 2018, j'ai décidé de poursuivre le travail entrepris par mon Bureau dans des domaines variés, dont la protection des droits des femmes, des migrants et des personnes LGBT. J'ai également fixé de nouvelles priorités, en particulier la protection des droits de l'Homme dans le contexte du développement de l'intelligence artificielle.

Le commissariat aux droits de l'Homme est une institution qui doit rester souple, pour pouvoir réagir à de nouveaux défis - la pandémie avec ses conséquences sur les droits de l'Homme en est un exemple typique - en même temps qu'aux résurgences de problèmes de long terme, comme le terrorisme et les menaces sur la liberté d'expression.

Dans ces attributions larges, un certain nombre d'éléments sont invariants. L'effectivité des droits de l'Homme requiert toujours un certain nombre de préconditions, dont la sauvegarde de l'État de droit. Les droits de l'Homme peuvent-ils être effectifs sans un juge indépendant et impartial capable de sanctionner les violations et d'ordonner leur réparation ? À l'évidence, non. Pour que les citoyens puissent jouir de leurs droits, un système de pouvoirs et contre-pouvoirs est nécessaire, qui intègre une justice indépendante et impartiale, mais aussi la protection des droits parlementaires, des structures chargées des droits de l'Homme robustes et indépendantes, des médias pluralistes et professionnels et une société civile active.

Mon devoir est de sonner l'alarme quand l'État de droit est menacé et, de ce fait, la protection des droits de l'Homme mise en péril.

Depuis le début de mon mandat, j'ai observé un certain nombre d'améliorations en matière de droits de l'Homme. En particulier, un certain nombre d'États membres ont renforcé la transparence et la redevabilité en adoptant des lois sur l'accès aux documents publics et en adhérant à la convention du Conseil de l'Europe sur l'accès aux documents publics, entrée en vigueur à la fin de l'année dernière.

L'indépendance et l'impartialité de la justice sont des questions particulièrement sensibles, par exemple en Turquie. Après m'être penchée dans le détail sur la situation en Turquie, j'ai conclu que la situation actuelle représente une menace existentielle pour l'État de droit, donc pour le respect des droits de l'Homme, dans ce pays.

Au sein de l'Union européenne, la Hongrie et la Pologne sont des cas importants.

En décembre 2018, j'ai appelé le président hongrois à renvoyer devant le parlement une législation établissant un système de cours administratives qui donnait des pouvoirs importants au ministre de la justice et soulevait un certain nombre de questions sur l'indépendance du pouvoir judiciaire. J'ai exprimé des inquiétudes similaires en novembre 2019, quand le parlement hongrois a ouvert la possibilité pour les autorités administratives de déposer des recours constitutionnels contre les décisions défavorables des juridictions ordinaires, sapant ainsi les garanties d'un procès équitable pour les justiciables. Combinées aux changements en matière de qualifications et de nominations des juges et d'uniformité de la jurisprudence, ces mesures législatives risquent de réduire l'indépendance des juges dans l'accomplissement de leurs devoirs essentiels et d'instaurer des hiérarchies excessives au sein du système judiciaire.

L'indépendance et l'impartialité de la justice ont également été au coeur de notre travail en Pologne. J'ai formulé des recommandations à différentes étapes de la réforme judiciaire engagée dans ce pays, qui a eu un impact très important sur le fonctionnement et l'indépendance de la justice. J'ai ainsi soulevé des interrogations quant à la composition et à l'indépendance du Conseil national de la justice, au renvoi et au remplacement de juges et de procureurs, à l'usage arbitraire de procédures disciplinaires contre eux, à l'extension des pouvoirs déjà très larges du ministre de la justice, qui cumule ces fonctions avec celles de procureur général. Je continue à suivre les derniers développements dans ce domaine, comme les tentatives récentes de lever l'immunité de certains juges. Plus récemment, j'ai signalé le retard pris dans la nomination d'un nouveau médiateur de la justice. En octobre 2020, j'ai appelé les autorités à assurer l'indépendance et l'effectivité de cette institution nationale.

Plus généralement, les institutions nationales de défense des droits de l'Homme jouent un rôle pivot, signalant l'impact sur les droits de l'Homme de différentes décisions, alertant sur les évolutions négatives, commentant les projets de loi, formulant des recommandations en faveur du respect de l'État de droit. Elles sont également un indicateur de la santé de cet État de droit dans un pays.

J'ai aussi pu observer que l'espace accordé au travail des ONG, des défenseurs des droits de l'Homme et des journalistes s'était considérablement rétréci dans plusieurs États membres du Conseil de l'Europe, dont la Hongrie, où ils ont été victimes de campagnes de diffamation, visés par une législation sur les financements étrangers et la promotion de l'immigration et soumis à des impôts punitifs afin de restreindre leur activité. Dans mon rapport de février 2019, j'ai instamment invité le gouvernement hongrois à inverser cette évolution préoccupante, à abroger cette législation délétère et à restaurer un environnement plus favorable au travail des défenseurs des droits de l'Homme, des ONG et des médias indépendants.

Dans la Fédération de Russie, les défenseurs des droits de l'Homme font face à un harcèlement judiciaire. Plusieurs lois sur les ONG qui reçoivent des financements étrangers ou les organisations internationales étrangères ont conduit à des violations des droits des militants des ONG et de la société civile. Les restrictions sur les libertés de réunion, d'expression et de la presse sont également un souci de longue date.

En Turquie, les organisations de la société civile et les défenseurs des droits de l'Homme évoluent dans un environnement très négatif, marqué par des actions judiciaires partiales et biaisées. Dans mon rapport rédigé après ma visite de juillet 2019, j'ai souligné l'usage détourné des enquêtes criminelles, procédures, détentions et peines de prison pour les réduire au silence et décourager l'engagement dans la société civile.

Les États membres de l'Union européenne ne sont pas exempts de menaces et de restrictions à la liberté d'expression et de réunion. Après une série de manifestations massives entre 2011 et 2013, l'Espagne a ainsi adopté, en 2015, une loi sur la sécurité des citoyens introduisant la possibilité de sanctions administratives et d'amendes contre certains types de comportements dans un contexte de rassemblements publics. J'ai insisté, dans une lettre de novembre 2018 au parlement espagnol, sur l'effet délétère de ce texte sur le droit de réunion et de rassemblement pacifique.

Dans ma note de février 2019 sur le maintien de l'ordre et de la liberté de réunion dans le contexte des « gilets jaunes », en France, j'ai exprimé des inquiétudes sur un projet de loi qui pourrait avoir un effet dissuasif sur l'exercice du droit de rassemblement pacifique. J'ai plus récemment adressé un courrier à votre commission des lois pour l'inviter à lever l'interdiction, prévue par l'article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale, de diffuser des images du visage de membres de forces de l'ordre engagées dans des opérations, sans intention claire de leur nuire sur le plan physique ou psychologique. Cette atteinte à la liberté d'expression, qui inclut la liberté de transmettre de l'information, pourrait aggraver la crise de confiance entre une partie de la population et certains éléments des forces de l'ordre.

Autre source de préoccupation : les attaques contre les journalistes. Le nombre de ceux qui ont été tués dans l'exercice de leurs fonctions est en augmentation, y compris dans l'Union européenne. Je songe bien sûr au massacre de Charlie Hebdo , ainsi qu'aux meurtres de Lukasz Masiak, Kim Wall, Daphne Caruana Galizia, Jan Kuciak et Lyra McKee. Ces événements ont fait voler en éclats l'illusion que la sécurité des journalistes n'était pas un sujet de préoccupation dans l'Union européenne.

Depuis quelques années, la pandémie de la covid-19 a accéléré l'érosion du tissu démocratique de notre société, dont dépend la protection des droits de l'Homme. Cette pandémie a bouleversé nos vies, comme les attentats du 11 septembre ou la crise de 2008, et peut-être davantage, mais elle a aussi donné à nombre de gouvernements un prétexte idéal pour exploiter les peurs et réprimer l'expression des oppositions, restreindre les droits de la population et faire passer des législations d'urgence aux conséquences de long terme. Ainsi, la lutte contre la désinformation, qui nourrit la méfiance à l'égard des gouvernements et des autorités de santé publique, a été prise pour prétexte par certains gouvernements, parlements et autorités locales pour entraver le travail des journalistes et professionnels des médias, restreignant ainsi le droit du public à accéder à l'information.

Le terrorisme est une menace grave pour les droits de l'Homme et la démocratie. Il est nécessaire de prévenir et réprimer les actes terroristes, mais tous les moyens ne sont pas justifiés. Les États ont le devoir de protéger la sécurité publique et l'État de droit sans mettre en péril ce qui constitue le noyau des droits de l'Homme. En Turquie, les mesures prises par les autorités dans le sillage de l'état d'urgence ont eu des conséquences dévastatrices sur l'impartialité de la justice. Plus largement, en Europe, l'usage abusif de la législation antiterroriste a entraîné des menaces sur la liberté d'expression et des médias.

Il convient de renouveler notre engagement en faveur des droits de l'Homme face à une relative apathie, un retour en arrière et parfois une hostilité ouverte. Élevons la voix et travaillons encore davantage à leur mise en oeuvre.

Je vois aussi des raisons d'espérer. D'abord, il y a toujours des États qui ratifient des conventions, adoptent des plans d'action, établissent des organisations de défense des droits de l'Homme, appliquent des jugements de la Cour européenne des droits de l'Homme et des recommandations des organisations nationales et internationales de défense des droits de l'Homme.

Autre motif d'optimisme, je rencontre, dans tous les pays que je visite, des ONG, des journalistes, des défenseurs des droits de l'Homme, des institutions nationales ou médiateurs et des activistes qui entretiennent le flambeau des droits de l'Homme en dépit des dangers auxquels ils sont parfois exposés. J'ai aussi rencontré des parlementaires qui travaillent en faveur des droits de l'Homme et surveillent étroitement l'action de leur gouvernement dans ce domaine.

Aussi sombre que puisse sembler la situation, il ne faut donc pas perdre de vue les progrès que les droits de l'Homme, la démocratie et l'État de droit ont connus en Europe. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le tableau était radicalement différent : la peine de mort était en vigueur dans beaucoup de pays, des centaines de milliers d'Européens attendaient d'être rapatriés, des milliers de réfugiés s'échappaient derrière le Rideau de fer, l'homosexualité était encore un crime. Si les choses ont changé, c'est en très large part grâce à la codification des droits de l'Homme dans la loi, qui a apporté une protection contre les abus des États et permis des changements sociétaux. Il y a assez d' « anticorps » dans nos sociétés pour aller de l'avant et faire de l'Europe le lieu de la liberté, de la justice et de la dignité humaine. Cette année a été sombre et compliquée pour les droits de l'Homme, mais nous pouvons continuer à oeuvrer ensemble.

M. Jean-François Rapin , président . - Je vous remercie pour cet exposé précis. Vous avez parlé d'un rétrécissement de la liberté d'expression et du droit de réunion. Est-ce à dire que vos recommandations ne sont pas entendues ?

Vous avez également évoqué le sujet des « gilets jaunes ». Ce mouvement était respectable en tant que tel, mais les actions des Black Blocs ont posé un problème de sécurité publique. En tant que Français, j'ai été très choqué de découvrir, le 1 er décembre 2018, que l'Arc de Triomphe avait été saccagé. On ne peut laisser faire cela. Il faut distinguer la reconnaissance que l'État et les élus de la Nation apportent au droit de manifester et les actions des casseurs qui ont contraint le Gouvernement à faire voter des lois très restrictives.

Mme Dunja Mijatovic. - Je suis consciente de la situation et très reconnaissante aux autorités publiques françaises de m'avoir permis de rencontrer, lors de ma visite en France, différents interlocuteurs représentant notamment les organisations de défense des droits de l'Homme. Je me félicite également des remarques du président Macron devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, reconnaissant le bien-fondé de mes recommandations et soulignant la nécessité de travailler à une doctrine concernant la liberté de rassemblement pacifique. Il est important de pouvoir parler aux autorités et, en France, la porte m'a toujours été ouverte.

M. François Calvet . - Vous avez fait un tour exhaustif des problèmes de protection des droits de l'Homme en Europe et au-delà. Je souhaite vous interroger sur une question spécifique touchant à la justice espagnole. Le 7 janvier dernier, la justice belge a confirmé son refus d'extrader l'ancien ministre catalan Lluis Puig vers l'Espagne. Je ne me prononce pas sur le bien-fondé de l'indépendantisme catalan, mais sur le processus judiciaire qui a conduit à la condamnation de neuf personnalités politiques légitimement élues à des peines allant de sept à neuf ans de prison, après deux ans de détention provisoire. Ces personnalités bénéficiaient d'un régime aménagé leur permettant de travailler pendant la journée ; or, malgré leur conduite exemplaire, la Cour suprême espagnole a annulé ce régime de semi-liberté. Le groupe de travail de l'ONU sur les détentions arbitraires a demandé leur libération immédiate en 2019, en vain ; c'est la première fois qu'une telle recommandation n'est pas exécutée par un État.

Au moment où nous fêtons le 70 e anniversaire de la Convention européenne des droits de l'Homme, cette violation de son article 6 relatif aux droits de la défense et au droit à un procès équitable me semble particulièrement choquante. Qu'allez-vous faire pour que les droits de l'Homme soient respectés dans cette affaire ?

M. André Gattolin . - Membre, au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, de la commission des questions juridiques et des droits de l'Homme, j'ai eu l'occasion de vous rencontrer en 2018 pour évoquer la question des « gilets jaunes ». La délégation française avait apprécié votre qualité d'écoute et de discussion, alors que la France se trouvait sous la menace d'une procédure de monitoring du Conseil de l'Europe. Le président Rapin a rappelé les actions des Black Blocs . L'absence de service d'ordre et de déclaration légale des manifestations avaient conduit à des violences des manifestants contre les policiers, et réciproquement.

Le Conseil de l'Europe doit aussi inciter ses membres à signer et ratifier certaines conventions de l'ONU et de l'Organisation internationale du travail. Je participais, avant-hier, à la réunion du comité des Nations unies contre les disparitions forcées, en ma qualité de rapporteur sur cette question au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Seuls 21 États membres du Conseil, sur 47, et 13 membres de l'Union européenne, sur 27, ont signé et ratifié la convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Nous avons besoin de votre aide sur ce sujet. Une convention européenne pourrait être envisagée, mais, au vu de la lenteur du processus, il serait préférable de passer par une ratification de la convention des Nations unies. De plus en plus de disparitions forcées, orchestrées par des services étrangers, ont lieu dans des démocraties consolidées comme la France, l'Allemagne ou les Pays-Bas.

M. Jean-Yves Leconte . - La liberté de la presse est un sujet plus subtil que la simple liberté de dire publiquement ce que l'on pense. Ainsi, en Hongrie, les médias peuvent dire ce qu'ils veulent, mais le marché publicitaire est contrôlé par l'État, ce qui permet à ce dernier de les sanctionner financièrement. C'est un sujet sensible en Hongrie, en Serbie et dans d'autres États membres du Conseil de l'Europe. Êtes-vous en mesure d'exercer une surveillance sur ce point précis ?

L'indépendance de la justice n'est pas tout : en Pologne, les décisions de justice ne sont pas motivées et les condamnés doivent parfois payer pour les obtenir après coup ! De telles pratiques entrent-elles dans les critères évalués par le Conseil de l'Europe ? Le discours sur l'indépendance laisse parfois dans l'ombre les problèmes de fonctionnement de la justice.

Enfin, je souhaite connaître votre analyse du problème de respect du droit des réfugiés que pose la pratique du push back à la frontière entre la Grèce et la Turquie, ainsi que des poursuites dont sont victimes Selahattin Demirtas, chef du parti HDP, en Turquie, et Igor Tuleya, en Pologne. M. Demirtas est en prison depuis quatre ans. La capacité d'action des institutions de défense des droits de l'Homme n'est-elle pas remise en cause si nous ne sommes pas capables de protéger ces personnalités ?

Mme Dunja Mijatovic. - Je n'ai pas répondu à la question de savoir si les États membres tenaient compte de mes recommandations. Je trouve que le niveau de coopération entre les États et mon Bureau est en général très bon. Une grande majorité essaie de travailler avec moi, alors que les sujets et les questions que j'aborde avec eux sont sensibles. Je ne fais rien d'extraordinaire, simplement j'écoute, j'observe. Les effets de ces discussions ne peuvent être évalués que sur le long terme, même s'il peut être parfois possible de remédier à certains problèmes rapidement en changeant certaines pratiques. Je m'efforce de maintenir en permanence le dialogue avec les 47 États membres, mais je peux aussi utiliser d'autres leviers, en intervenant en tant que tierce partie devant la Cour de Strasbourg, ou en mobilisant la société civile ou les structures de défense des droits de l'Homme des États. Je n'hésite pas à parler haut et fort quand je constate des violations des droits de l'Homme, ou quand je remarque qu'un système institutionnel est préjudiciable à ses citoyens. Je n'hésite pas non plus à rappeler aux États qu'ils doivent respecter les règles s'ils veulent rester membres du Conseil de l'Europe.

J'ai travaillé sur l'Espagne et la Catalogne au début de mon mandat : j'ai fait une déclaration sur le droit de rassemblement pacifique ; j'ai discuté avec le Gouvernement espagnol et les forces de l'ordre, ainsi qu'avec le président du parlement catalan. En ce qui concerne les procès, nous suivons la situation de très près, effectuons de nombreuses visites en Espagne et maintenons un dialogue constructif avec les autorités. Le sujet est sensible. L'indépendance de la justice et la transparence des procès devront être garanties. Si j'ai des inquiétudes, je les exprimerai publiquement.

Pour inciter certains pays à ratifier les conventions internationales, j'effectue des visites sur place, leur adresse des courriers, échange avec eux pour comprendre pourquoi ils ne les ont pas mis en oeuvre. Je mentionne régulièrement la convention d'Istanbul, très importante pour les droits des femmes et la lutte contre les violences domestiques. Je déplore qu'un certain nombre d'États membres n'évoluent pas vers une ratification. J'appelle aussi l'attention des États sur d'autres conventions qui ne sont pas ratifiées. J'espère obtenir des résultats positifs à terme. Je suis reconnaissante à la délégation française à Strasbourg, car elle est toujours disposée à discuter avec moi du respect des droits de l'Homme en France.

Pourriez-vous préciser votre question sur le lien entre la liberté de la presse et la publicité ?

M. Jean-Yves Leconte . - Pour apprécier la liberté de la presse, il faut aussi évaluer la diversité du marché publicitaire, car elle a un lien direct avec la liberté des médias. Si 80 % des annonceurs sont publics, les médias, qui dépendent des recettes publicitaires, sont directement ou indirectement soumis à l'État, comme c'est le cas en Hongrie.

M. André Gattolin . - Nous nous sommes rendus en Hongrie, en septembre dernier. Le pouvoir ou les proches du pouvoir contrôlent les revenus publicitaires. On a aussi observé les tracasseries administratives permanentes subies par les médias d'opposition. Une radio sera suspendue en février car elle a remis des documents en retard... Avec toutes ces pratiques, les médias sont muselés.

Mme Dunja Mijatovic. - Je suis la question de la liberté d'expression de près, en Hongrie et ailleurs. La pluralité des médias est cruciale pour la démocratie : malheureusement, elle n'est pas assurée dans tous les États membres du Conseil de l'Europe. Je m'efforce de comprendre l'environnement dans lequel évoluent les médias, les actions gouvernementales pour les réguler ou les influencer. En Hongrie, la question remonte à 2010, avec l'adoption du « paquet média » ; l'Union européenne porte une part de responsabilité, car elle n'a pas réagi à l'époque ; certes, elle a réagi par la suite, mais il était déjà trop tard ! La Commission européenne s'est finalement saisie de cette question.

Des push back violents aux frontières ont eu lieu dans plusieurs pays en Europe : entre la Grèce et la Turquie, en Bosnie-Herzégovine, etc. J'ai soulevé cette question devant la Cour de Strasbourg. Je me suis rendue en Turquie et dans les îles grecques de Lesbos et Samos. Nous avons diffusé une publication qui traite des enjeux au sud de la Méditerranée, pas seulement du sort des migrants, mais aussi de celui de toutes les personnes en danger. La manière dont l'Europe résoudra ce problème brûlant déterminera son avenir et sa configuration : celle-ci veut-elle devenir une forteresse ou bien évoluera-t-elle vers plus de solidarité ?

J'ai soulevé le cas de M. Demirtas, comme celui d'autres prisonniers, devant la Cour. J'espère que le Comité des ministres du Conseil de l'Europe fera une déclaration claire à ce sujet. Certains pays n'appliquent pas les décisions de la Cour, c'est problématique. Un nouvel instrument adopté en 2017 me donne la possibilité de soumettre des textes appelant un État à respecter les jugements. J'ai déjà eu l'occasion de l'utiliser s'agissant de M. Kavala en Turquie.

M. Pierre Laurent . - Terrorisme, crise sanitaire, les états d'urgence se succèdent en France. Le Gouvernement légifère de plus en plus par ordonnances. Les lois d'exception se multiplient et finalement leurs dispositions perdurent dans le droit commun. Observe-t-on une dérive similaire dans d'autres pays européens ?

L'avis que vous avez adressé au président du Sénat sur le texte de sécurité globale est très réservé, rejoignant d'ailleurs la position du Défenseur des droits ou de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme. Pensez-vous, au travers de vos échanges avec le Gouvernement français, que vous remarques seront entendues ?

Mme Dunja Mijatovic. - Nous suivons de près les mesures d'exception liées à la pandémie. Celle-ci a fourni un prétexte à certains gouvernements pour réprimer certains droits de leurs populations. D'autres pays que la France ont prolongé ces mesures d'urgence. Il est important que des contre-pouvoirs puissent se manifester et que des organismes impartiaux puissent s'assurer qu'il n'y a pas d'abus dans le temps, au motif de lutter contre la pandémie. Tout régime exceptionnel devrait être limité dans le temps ; il faut vérifier sans cesse s'il est proportionné et l'abroger si cela n'est plus le cas. L'avenir dira si l'on a abusé de ce régime.

J'ai exprimé dans ma lettre mes inquiétudes sur le texte de sécurité globale. J'ai reçu une réponse me disant que mes préoccupations avaient été entendues. Il appartient désormais au Sénat de se prononcer. Je garde espoir que les mesures adoptées respecteront l'intérêt général et les droits de la population.

M. Jean-François Rapin , président . - Je vous remercie, Madame la Commissaire. Vous pouvez compter sur le Sénat pour faire valoir ces préoccupations lors de l'examen de ce texte.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

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