B. UNE SITUATION SÉCURITAIRE EXTRÊMEMENT PRÉOCCUPANTE

1. Un phénomène difficile à quantifier avec précision
a) Sécurité, insécurité, délinquance : l'inhérente difficulté de la mesure de la violence

Lors des auditions qu'elle a conduites sur place, la mission a été régulièrement confrontée au témoignage d'acteurs évoquant en des termes marquants le degré de violence sur le territoire mahorais. À titre d'illustration, le colonel Capelle, commandant de la gendarmerie de Mayotte, a ainsi évoqué « le degré ahurissant de violence à l'encontre des forces de l'ordre ». Le directeur territorial de la police nationale (DTPN), Laurent Simonin, a pour sa part estimé que « le niveau de délinquance ne permet pas aux habitants de l'île de mener une vie normale ». Le degré de violence ressenti par la société mahoraise est donc, de l'avis général, particulièrement élevé .

Il n'en est pas pour autant aisé de le quantifier avec précision. En premier lieu, l'insécurité vécue par les citoyens peut être difficile à mesurer, et n'est pas forcément parfaitement corrélée avec les chiffres de la délinquance tels que présentés par les services de justice et des forces de l'ordre. Comme le rappelaient Alexandre Estival, commandant de police, et Olivier Filatriau, administrateur de l'Insee, tous deux agents du service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), dans un article de 2019, « mesurer la délinquance est une entreprise délicate » 38 ( * ) , qui a longtemps fait l'objet de controverses dans le débat public. Au terme d'une « décennie de polémique » 39 ( * ) , nourrie par des travaux universitaires 40 ( * ) mais également par des rapports administratifs 41 ( * ) , la création du SSMSI a favorisé l'unification et la consolidation des statistiques en la matière, contribuant à leur légitimation.

En second lieu, si les enquêtes de victimation, dont l'enquête nationale de victimation « Cadre de vie et sécurité » (CVS) réalisée annuellement depuis 2007 par l'Insee, ont permis de pallier cette difficulté , les rapporteurs n'ont pas pu disposer de données précises s'agissant de Mayotte . Cette enquête, qui constitue un « complément indispensable » aux statistiques dites de la « délinquance enregistrée » 42 ( * ) , n'ayant été étendue au territoire mahorais qu'en 2020, il n'a pas été possible à la mission de disposer de données consolidées en la matière. Bien que, comme le montre le schéma ci-dessous, ces enquêtes n'abolissent pas toute incertitude statistique, elles en réduisent considérablement l'ampleur et contribuent à donner une image plus fidèle de la délinquance vécue par les citoyens.

Les différents champs de la délinquance et leur mesure

Source : Alexandre Estival et Olivier Filatriau 43 ( * )

b) Une sous-évaluation structurelle : la spécificité du cas mahorais

Cette difficulté inhérente à la mesure de la violence est redoublée, dans le cas mahorais, de difficultés propres à ce territoire. De nombreux acteurs ont ainsi souligné que la délinquance est, à Mayotte, sous-estimée .

Questionné sur le nombre, apparemment déconnecté de la réalité vécue par les Mahorais, de victimes de coups et blessures volontaires et de violences sexuelles 44 ( * ) , le directeur territorial de la police nationale (DTPN), Laurent Simonin, a estimé que « les chiffres des violences et des atteintes sexuelles ne correspondent pas à la réalité ». Le commandant de gendarmerie Olivier Capelle partage ce constat : « il semble évident qu'une part de la délinquance échappe à nos constatations statistiques et c'est assurément le cas pour des faits de violences usuelles mais assurément davantage pour des violences intrafamiliales ou à caractère sexuel 45 ( * ) . »

Rencontré sur place par la mission, le procureur de la République à Mayotte, Yann Le Bris, a corroboré ce constat et fait valoir plusieurs explications à cette sous-évaluation apparente de la réalité de la délinquance :

- le recensement imparfait de la population , qui sous-évaluerait la population effectivement présente sur l'île et fausserait toute tentative de constituer des ratios pertinents ;

- l'alphabétisation encore insuffisante de la population résidant à Mayotte, qui empêcherait certaines personnes ne maîtrisant pas suffisamment le français de se présenter comme victimes ;

- la méfiance envers les forces de l'ordre , en particulier pour une partie importante de la population dont le statut administratif est irrégulier et qui ne porterait pas plainte, par peur de l'engagement d'une procédure d'éloignement vers le pays d'origine ;

- le défaut d'une culture du droit et d'un réflexe judiciaire au sein de la population , conduisant au règlement de conflits hors de l'institution judiciaire, au sein de la famille ou du village, par un dédommagement financier ou le recours à la violence.

L'ensemble de ces éléments, combinés à certaines difficultés matérielles (difficultés d'adressage) rendent le dépôt de plaintes et la conduite à leur terme des procédures difficile, ce qui contribue à une sous-évaluation structurelle de la délinquance à Mayotte .

2. Des indicateurs extrêmement préoccupants
a) Une situation inquiétante sur le plan quantitatif

Malgré les difficultés de mesure de la délinquance à Mayotte, son bilan quantitatif demeure très préoccupant.

Au global, les données transmises par le service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) montrent une très forte augmentation, depuis 2008, du nombre de faits de délinquance commis à Mayotte . Ainsi, le nombre annuel de coups et blessures volontaires sur personnes de 15 ans ou plus est passé de 594 en 2008 à 1 506 en 2019, soit une hausse de 153,5 %. Dans le même temps, le nombre de violences sexuelles est passé de 98 à 236, soit une hausse de 175,5 %, et celui de vols violents a crû de 263,8 %, pour atteindre 1 049 faits en 2019 46 ( * ) .

Par ailleurs, la situation mahoraise apparait, en comparaison d'autres territoires, particulièrement problématique s'agissant de trois catégories de faits de délinquance :

- les homicides ;

- les coups et blessures volontaires hors cadre familial et

- les vols commis avec violence.

En effet, comme le rappelle une note du SSMSI transmise aux rapporteurs, le taux moyen d'homicides par habitant enregistré à Mayotte entre 2018 et 2020 est de 0,5 %o, « soit un taux plus élevé qu'à la Réunion (0,2%o) mais similaire à celui de l'ensemble des DROM-COM » et, en tout état de cause, cinq fois supérieur au taux ayant cours en France métropolitaine.

Nombre moyen de victimes d'homicides enregistrées
entre 2018 et 2020, pour 10 000 habitants

Source : SSMSI 47 ( * )

Par ailleurs, bien qu'en légère baisse entre 2019 et 2020, « le taux de coups et blessures volontaires hors cadre familial pour 1 000 habitants à Mayotte demeure à 4,1 %o, soit plus de 1 000 victimes chaque année », à un niveau très nettement supérieur à celui ayant cours en France métropolitaine (2,0 %o) ou même en moyenne agrégée sur « l'ensemble Drom-Com ».

Victimes de coups et blessures volontaires hors cadre familial
enregistrées en 2019 et 2020, pour 1 000 habitants

Source : SSMSI

Au surplus, dans la même note, le SSMSI relevait que, pour l'année 2021, « le nombre de victimes de coups et blessures volontaires en dehors du cadre familial enregistrées par habitant est en hausse par rapport à la même période en 2020 (+23 %) ».

Enfin, s'agissant des vols violents, le nombre de victimes par habitant est sensiblement plus élevé à Mayotte, où il s'élève à 4,5 %o, que dans l'hexagone ou dans les autres territoires ultramarins, où il s'établit respectivement à 1,1 %o et 1,8 %o. Cette statistique est d'autant plus préoccupante qu'elle ne laisse pas présager d'amélioration : le taux est en nette hausse sur un an à Mayotte (+1,4 point) passant de 800 victimes en 2019 à plus de 1 000 victimes en 2020, une tendance qui a continué selon le SSMSI « au cours des sept premiers mois de 2021 : +31% par rapport aux sept premiers mois de l'année 2020 ».

Victimes de vols violents
enregistrées en 2019 et 2020,
pour 1 000 habitants

Source : SSMSI

Même susceptibles, comme on l'a vu, d'une sous-évaluation inhérente à la spécificité du contexte mahorais , les statistiques disponibles démontrent donc la prévalence d'une délinquance particulièrement violente à Mayotte .

b) Une délinquance dont la nature la rend difficile à traiter

Les auditions des acteurs rencontrés sur place par la mission ont permis une caractérisation qualitative de la délinquance rencontrée à Mayotte . L'ensemble des acteurs judiciaires et des forces de sécurité intérieure ont souligné que celle-ci était avant tout juvénile . Le DTPN, Laurent Simonin a ainsi fait valoir en réponse à une sollicitation écrite de la mission que, « sur ce territoire, une part importante des infractions sont commises par des mineurs, qu'il s'agisse des atteintes aux biens ou des atteintes violentes aux personnes ».

Souvent le fait de mineurs, cette délinquance procède de deux logiques, comme l'a expliqué aux rapporteurs le préfet de Mayotte, Thierry Suquet, rencontré sur place :

- une délinquance de subsistance , qui se traduit par l'appropriation de biens d'autrui, y compris par la violence ;

- une délinquance aux motifs incertains , généralement perpétrée en bandes, qui peut notamment viser la commission de violences gratuites.

Cette délinquance n'a donc généralement pas pour motif, comme la situation est régulièrement rencontrée dans l'hexagone, de contrôle de territoires dans la perspective de la maîtrise du trafic de stupéfiants .

L'ensemble des acteurs rencontrés par la mission ont également souligné le caractère particulièrement violent des faits de délinquance commis à Mayotte . Alors même que leurs auteurs ne semblent pas toujours en réaliser la gravité avant d'être confrontés aux conséquences de leurs actes 48 ( * ) et que ces violences sont commises, faute d'armes à feu disponibles sur l'île, au moyen d'armes par destination généralement rudimentaires 49 ( * ) , les faits de délinquance constatés par les forces de sécurité intérieure et les services judiciaires sont décrits par ceux-ci comme particulièrement brutaux .

3. Un fléau aux conséquences structurelles pour le territoire mahorais

Les conséquences pour Mayotte de ce niveau de délinquance sont particulièrement problématiques. La situation sécuritaire, qui s'explique en partie par certaines difficultés du territoire mahorais (développement économique insuffisant et couverture parcellaire du territoire par les services publics notamment) nourrit en retour ces difficultés, générant un potentiel cercle vicieux .

La permanence d'un tel niveau d'insécurité diminue ainsi l'attractivité du territoire pour les agents de la fonction publique venus de l'Hexagone . Pour ne citer que celui-ci, l'exemple des personnels dans le service public de l'éducation nationale est frappant : le défaut d'attractivité contraint à un recours excessif aux personnels contractuels. Ainsi le rectorat dénombrait en 2018, 41 % de demandes de départ parmi les enseignants titulaires. Afin de pallier le roulement des équipes qui en résulte, 35,9 % des enseignants au lycée à Mayotte étaient donc contractuels contre 6 % en France métropolitaine à la même date 50 ( * ) . De telles difficultés ont été évoquées par l'ensemble des acteurs du service public rencontrés par les rapporteurs .

Par ailleurs, ce niveau élevé de violence obère l'attractivité et l'activité économiques du territoire . À titre d'exemple, la quasi-impossibilité de circuler sans rencontrer d'interminables blocages dans le trafic automobile aux environs de Mamoudzou, en raison des coupeurs de routes et des caillassages, posent des difficultés logistiques concrètes aux entreprises du territoire.

Cette situation explique le sentiment de « ras-le-bol » des Mahorais, qui s'est en particulier exprimé lors des grèves de 2018 et nourrit les flux migratoires de ceux-ci à destination de La Réunion ou de l'hexagone .


* 38 Alexandre Estival, Olivier Filatriau, « La mesure statistique de la délinquance », AJ Pénal, avril 2019, Dalloz.

* 39 Ibidem .

* 40 L'on pense en particulier aux travaux du sociologue Laurent Mucchielli, particulièrement critiques du management par objectifs de délinquance, ou « politique du chiffre », dont « Le "nouveau management de la sécurité" à l'épreuve : délinquance et activité policière sous le ministère Sarkozy », (2002-2007), Champ pénal, Vol. 5, 2008.

* 41 Voir en particulier deux rapports inter-inspections : « Rapport sur l'enregistrement des plaintes par les forces de sécurité intérieure », IGA, IGPN, IGGN, IG Insee, juin 2013 et « L'enregistrement des plaintes par les forces de sécurité intérieure sur le ressort de la préfecture de police », IGA et IGPN, janvier 2014.

* 42 Article de A. Estival et O. Filatriau précité.

* 43 Article précité, figure 6.

* 44 En particulier, le nombre de victimes de coups et blessures volontaires pour 1 000 habitants à Mayotte était de 1,4 en 2019 et 2020 à Mayotte contre 1,9 et 2 en 2019 et 2020 en France métropolitaine. De façon analogue, le nombre de victimes de violences sexuelles enregistrées en 2020 pour 1 000 habitants était de 1 en 2020, contre 0,8 en France métropolitaine et 1,6 en Guyane. Voir à cet égard « Insécurité et délinquance en 2020 : un bilan statistique » (5ème éd.), 2020, publié par le SSMSI.

* 45 Réponse écrite à une sollicitation des rapporteurs.

* 46 L'ensemble de ces données, fournies par le SSMSI, sont consultables en annexe du présent rapport.

* 47 D'après les sources suivantes : SSMSI ; bases des victimes de crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie ; Insee, recensement de la population 2017.

* 48 Les acteurs judiciaires rencontrés soulignent que lorsqu'elles sont commises par des mineurs souffrant d'un grave défaut d'encadrement, la réalisation de la gravité et de la brutalité des actes perpétrés peut n'intervenir que tardivement, notamment devant la figure du juge.

* 49 Parmi celles-ci, l'on note en particulier les armes par destination suivantes : pierres, barres de fer, couteaux, ciseaux, tournevis, ainsi que « chombos » (dénomination locale des machettes).

* 50 Projet académique 2020-2023 édité par le rectorat de Mayotte.

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