EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le jeudi 24 février 2022, la commission a approuvé le rapport de MM. Daniel Gremillet, Jean-Pierre Moga et Jean-Jacques Michau sur l'impact de la transition énergétique sur la sécurité d'approvisionnement électrique : la France est-elle en risque de « black-out » ?

Mme Sophie Primas , présidente . - Mes chers collègues, je suis heureuse de vous retrouver pour la dernière réunion de notre commission, avant la suspension des travaux législatifs du Sénat. Elle porte sur un sujet d'actualité : notre sécurité d'approvisionnement. À n'en pas douter, ce sujet sera très durement impacté par les évènements dramatiques de ce matin en Ukraine.

Je rappelle que notre commission a confié, le 9 février dernier, une mission d'information sur l'énergie et l'hydrogène nucléaires à nos trois rapporteurs Daniel Gremillet, Jean-Pierre Moga et Jean-Jacques Michau.

Depuis lors, nos rapporteurs ont engagé leurs travaux, qui se poursuivront dans les mois à venir. En revanche, j'ai souhaité qu'ils présentent un point d'étape de ces travaux, sur un sujet ponctuel et critique : l'état de notre sécurité d'approvisionnement électrique, c'est-à-dire de l'équilibre entre l'offre et la demande d'électricité, pour cet hiver mais aussi les suivants.

C'est un sujet majeur car l'Europe se trouve confrontée à une « flambée des prix des énergies », imputable à une conjonction de facteurs, économiques comme géopolitiques.

À cela s'ajoutent des difficultés propres à la France : faute d'une politique gouvernementale solide, la production d'énergie nucléaire de notre pays s'est érodée en 10 ans, tandis que les objectifs d'énergies renouvelables et d'efficacité énergétique n'ont pas été atteints.

Si les annonces faites par le Président de la République, à Belfort, le 10 février dernier, témoignent d'une prise de conscience, il est regrettable qu'elles interviennent si tard, à quelques semaines de la fin du quinquennat ! J'ajouterais qu'il ne s'agit que d'annonces, qui devront être examinées et approuvées par le Parlement.

Or, une politique énergétique, a fortiori nucléaire, ne s'improvise pas. Elle nécessite de la constance et de l'anticipation, car l'enjeu n'est, ni plus, ni moins, que de réussir la mutation de notre système de production et de consommation d'énergie, afin d'atteindre l'objectif de « neutralité carbone » à l'horizon 2050 !

M. Jean-Jacques Michau , rapporteur . - Madame la présidente, mes chers collègues, comme vous le savez, notre mission d'information a été instituée au début du mois de février et rendra ses conclusions d'ici l'été. Pour autant, nous suivons très attentivement la très dense actualité du secteur de l'énergie, notamment nucléaire. Aussi, il est apparu indispensable d'entamer nos travaux par un point d'étape sur la sécurité d'approvisionnement électrique. Naturellement, ce point d'étape sera complété par des travaux, plus longs et plus complets, au cours de la suspension.

Pour réaliser ce point d'étape, nous avons auditionné les acteurs essentiels sur le sujet : le groupe EDF, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et Réseau de transport d'électricité (RTE) - ce dernier ayant la charge de l'équilibre entre l'offre et la demande d'électricité. De plus, notre commission a organisé un cycle d'auditions plénières sur la « souveraineté énergétique », l'automne dernier. Enfin, son groupe d'études « Énergie » a reçu, dans le cadre de ses auditions mensuelles, le Médiateur national de l'énergie (MNE), sur la « flambée des prix des énergies », la Commission de régulation de l'énergie (CRE), sur les marchés électriques et gaziers, RTE, sur la place de l'énergie nucléaire d'ici 2050, ainsi que l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie - Agence de la transition écologique (ADEME-ATE), sur la place des énergies renouvelables d'ici cette même date. L'ensemble de ces éléments nous permet aujourd'hui de disposer d'un panorama assez complet de l'état de notre sécurité d'approvisionnement électrique.

Cet hiver, et au-delà, RTE a placé la France en situation de « vigilance particulière » sur ce plan.

La situation du système électrique est, en effet, critique.

Les arrêts de réacteurs sont nombreux cet hiver : 12 d'entre eux sont arrêtés mi-février, 4 autres le seront fin février et 8 autres le seront début mars. EDF évalue la capacité nucléaire française à 45 gigawatts (GW), mi-février, tandis que RTE anticipe un niveau se situant entre 38 et 46 GW, en février, et entre 35 et 43 GW, en mars.

Ces arrêts sont dus à l'impact de la crise de la Covid-19 sur le programme d'« arrêts de tranche » du groupe EDF, c'est-à-dire des arrêts pour maintenance ou rechargement. Ils s'expliquent aussi par des contrôles liés à la découverte d'un important phénomène de « corrosion sous contrainte », c'est-à-dire de fissures sur l'acier de certaines tuyauteries. De ce fait, 5 réacteurs sont l'objet de contrôles et 6 autres le seront sous 3 mois. Je précise que le groupe EDF développe actuellement une méthodologie, qui pourrait permettre de faciliter ces contrôles et par conséquent de limiter leur impact sur la disponibilité du parc nucléaire. Pour autant, le groupe a révisé sa prévision de production d'énergie nucléaire, pour la fixer entre 295 et 315 térawattheures (TWh) en 2022 : c'est un minimum historique !

Si la situation du parc nucléaire n'est donc pas satisfaisante, la diversification du mix électrique n'est pas d'un grand recours cet hiver. En effet, RTE considère la production d'énergie éolienne faible voire nulle, la capacité des batteries limitée et celle des effacements de consommation inconnue.

À l'inverse, les conditions météorologiques sont, pour lui, plutôt favorables.

Les effets et les risques résultant de cette situation sont lourds.

Tout d'abord, cette situation nuit à notre transition énergétique. Par un décret du 5 février 2022, le Gouvernement a, en effet, facilité le recours aux centrales thermiques fossiles, dont celles à charbon, au mépris de son engagement de sortie de telles centrales d'ici 2022, fixé par la loi « Énergie-Climat », de 2019. Selon RTE, 390 à 470 heures d'électricité ont déjà été produites par ces centrales, début février.

De plus, cette situation nuit à notre indépendance énergétique. Selon RTE, la France a importé de manière « quasi-systématique » depuis novembre, avec des pics proches des capacités techniques maximales, fin décembre. De 2019 à 2020, la crise de la Covid-19 avait d'ailleurs conduit à une baisse de 7 % des exportations et à une hausse de 22 % des importations. 43 jours d'importation ont également été dénombrés en 2020 contre 18 en 2019.

Cette situation emporte de lourds risques pour les consommateurs d'énergie. Si RTE n'identifie pas de risque de « black-out » , c'est-à-dire de coupure généralisée, il estime que le recours à des mécanismes post-marché est « probable en cas de vague de froid, de situation de très faible production éolienne ou de forte dégradation supplémentaire de la disponibilité du parc de production et, quasi-certain, si ces facteurs se combinent ».

Pour mémoire, ces mécanismes post-marché consistent en des appels aux gestes citoyens, le recours au service d'interruptibilité, une baisse de tension sur le réseau ou encore des coupures ciblées.

Cette situation va persister, à court, moyen et long termes.

RTE a ainsi placé la France en situation de « vigilance particulière » jusqu'en 2024. Cela s'explique par une conjonction de facteurs, dont la rénovation du parc nucléaire, l'attrition des centrales à charbon et les retards des projets éoliens et solaires et du chantier de l'European Pressurized Reactor (EPR) de Flamanville 3. C'est dans le Grand Ouest que cette situation est la plus tendue.

Selon RTE, la France devrait retrouver des marges de manoeuvre d'ici 2030, si les objectifs fixés par la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) sont atteints. Cependant, l'engagement simultané des pays européens dans la réalisation du paquet « Ajustement à l'objectif 55 », qui suppose de doubler la production d'électricité européenne, peut être une source de difficultés supplémentaires.

D'ici 2050, l'atteinte de l'objectif de « neutralité carbone » devrait aussi peser sur le système électrique. Pour RTE, la consommation d'électricité doit augmenter de 60 %, dans son scénario de référence, et jusqu'à 90 %, en cas de réindustrialisation, par rapport à aujourd'hui. De plus, les réacteurs existants vont arriver en fin de vie, avec un « effet falaise » à compter de 2040. À cela s'ajoutent de nouveaux risques pour le parc nucléaire liés, par exemple, à sa résilience climatique ou à sa cyber-résilience.

Enfin, le déploiement de nouvelles capacités de production électrique est limité par la capacité industrielle des filières nucléaires et renouvelables, l'absence de stockage ou l'artificialisation des sols, limitant l'intégration des énergies renouvelables, et l'approvisionnement en minerais, composants essentiels des panneaux solaires, des pales d'éoliennes, des batteries électriques et des électrolyseurs d'hydrogène.

M. Jean-Pierre Moga , rapporteur . - La situation actuelle, dépeinte par mon collègue Jean-Jacques Michau, résulte d'un défaut d'anticipation.

En premier lieu, ses causes conjoncturelles étaient prévisibles.

En effet, la crise de la Covid-19 a eu un impact sensible sur le secteur de l'énergie. D'une part, elle a conduit à des décalages dans le programme d'« arrêts de tranche » du groupe EDF. D'autre part, elle a déstabilisé les appels d'offres et les chantiers des énergies renouvelables. Enfin, elle a engendré une « flambée des prix des énergies » en sortie de crise ; nous mesurons aujourd'hui les effets de cette flambée, qui pourrait se poursuivre, compte tenu des évènements de ce matin, rappelés par notre présidente.

Cette « flambée des prix des énergies » nuit à notre sécurité d'approvisionnement. Tout d'abord, les consommateurs d'électricité font face à un prix de marché dépassant les 200 euros par kilowattheure (KWh), soit une multiplication par 10 depuis le printemps 2020, contrebalancé par le « bouclier tarifaire » appliqué. De plus, le groupe EDF évalue à 8 milliards d'euros le manque à gagner induit par ce « bouclier tarifaire », et notamment le relèvement du plafond de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh). Les producteurs d'énergies renouvelables ne tirent plus profit des dispositifs de soutien, mais rétrocèdent, au contraire, des trop-perçus. La France, même peu utilisatrice d'électricité d'origine fossile, pâtit de la flambée des prix des hydrocarbures chez ses voisins, du fait de son interconnexion avec ces derniers.

Or, notre commission avait alerté sur l'impact de cette crise sur le programme, le prix et les projets précités, dès ses travaux dédiés, en plein confinement, en juin 2020 !

En second lieu, les causes structurelles de cette situation étaient aussi prévisibles.

En effet, le Gouvernement a trop longtemps délaissé la filière nucléaire. Avec la fermeture de la centrale de Fessenheim, il a privé la France d'une capacité d'1,8 GW, soit 1 800 éoliennes ou 15 centrales thermiques, et d'une production de 11 TWh, soit jusqu'à 10 millions de tonnes d'économies de CO 2 .

Les conséquences de ce désintérêt sont aujourd'hui dramatiques. RTE évalue les baisses de capacités nucléaires à 10 gigawatts pour la crise de la Covid-19, 1,5 GW pour la fermeture de la centrale de Fessenheim et 7 GW pour les contrôles liés au phénomène de « corrosion sous contrainte ». De son côté, l'ADEME-ATE relève une « érosion tendancielle » de la production d'énergie nucléaire en 10 ans. Pour l'ASN, notre système électrique est désormais « sans marge » .

Enfin, le Gouvernement n'a pas atteint ses objectifs d'énergies renouvelables. En 2020, ces dernières représentent 19,1 % de notre consommation, contre un objectif de 33 % en 2030, dont 24,8 % pour l'électricité, contre un objectif de 40 % toujours en 2030.

Là encore, notre commission avait alerté sur l'absence d'étude d'impact des arrêts de réacteurs et de centrales à charbon, dès la loi « Énergie-Climat », de 2019. Elle avait proposé de mettre fin aux arrêts de réacteurs, dès la loi « Climat-Résilience », de 2021. Enfin, elle avait déploré l'absence d'atteinte des objectifs d'énergies renouvelables, à chaque examen budgétaire !

Pire, si les tensions sont partagées à l'échelle européenne, la France présente une vulnérabilité spécifique.

Certes, tous les États européens font face à des difficultés, car ils réduisent conjointement leurs capacités pilotables, notamment fossiles. Selon France Stratégie, ses capacités à la pointe de la consommation hivernale doivent ainsi passer + 35 GW à - 10 GW.

Pour autant, l'application de la PPE et de la SNBC conduit la France à présenter une situation déficitaire, tout comme l'Allemagne, le Royaume-Uni et la Belgique, mais à l'inverse de l'Espagne et de l'Italie.

M. Daniel Gremillet , rapporteur . - Afin de prévenir tout risque de « black-out », notre mission d'information propose 12 recommandations, réunies en 3 axes, pour réviser la stratégie énergétique et relancer la filière nucléaire, aux côtés naturellement des énergies renouvelables.

Le premier axe vise à réviser notre stratégie énergétique.

Si le Président de la République a fait des annonces en direction des énergies nucléaires comme renouvelables, elles interviennent à la toute fin du quinquennat, comme relevé par notre présidente. J'ajouterais que ces annonces ne sont, pour l'heure, pas suivies d'effets !

Or, la « renaissance » de la filière nucléaire doit s'appuyer sur un cap clair, des actes concrets et des investissements massifs.

Les dispositions réglementaires de la PPE, prévoyant des arrêts de réacteurs, doivent être abrogées sans tarder. À terme, il faut consacrer, dans le code de l'énergie, le « nouveau nucléaire » : la construction des EPR 2, l'essor des Small Modular Reactors (SMR), le projet ITER et les efforts de recherche et de développement (R&D) en faveur de la « fermeture du cycle du combustible ».

L'objectif fixé de 25 GW pour le « nouveau nucléaire » appelle à être renforcé, puisqu'il est inférieur de 2 GW au scénario le plus « nucléarisé » de RTE. De plus, il est nécessaire de tenir compte de deux alertes, celle d'EDF qui anticipe une hausse de 2 % par an de la consommation d'électricité d'ici 2050, contre 1 % dans l'hypothèse moyenne de RTE, et celle de l'ASN qui plaide pour intégrer une « marge de sûreté » à notre système de production, de manière à permettre l'arrêt concomitant de plusieurs réacteurs pour motif de sûreté.

Enfin, les annonces sont muettes sur les prérequis indispensables à toute « renaissance » du nucléaire, à savoir la révision de l'Arenh, l'apurement de la dette d'EDF et la consolidation des compétences. Un « plan de financement » est indispensable !

Sur le plan stratégique, la sécurité d'approvisionnement doit être intégrée aux débats préalables aux grands chantiers nationaux : la « loi quinquennale » sur l'énergie de 2023, la PPE et la SNBC. De plus, l'énergie nucléaire doit bénéficier du cadre le plus favorable dans les textes européens en cours de négociation ou d'application : la « taxonomie verte », le paquet « Ajustement à l'objectif 55 » et la réforme du principe du « coût marginal » liant, dans les faits, le prix d'électricité à celui du gaz.

Enfin, parce que la transition énergétique induit une dépendance aux métaux rares, la sécurité d'approvisionnement doit viser l'autonomie stratégique en matière minière. Pour y parvenir, il faut compléter en ce sens le « bilan carbone », qui conditionne l'accès des projets d'énergies renouvelables aux dispositifs de soutien public.

Le deuxième axe a pour objet de consolider le système de sécurité d'approvisionnement.

Pour ce faire, une évaluation, précise et complète, de l'impact de la crise de la Covid-19 doit être conduite. Une évaluation technique doit mesurer son incidence sur le parc nucléaire, mais aussi sur la transition énergétique. Une évaluation financière est également requise, pour apprécier les effets du « bouclier tarifaire » sur les consommateurs comme les fournisseurs ou producteurs, à commencer par le groupe EDF.

Plus encore, notre cadre national devrait d'évoluer. Tout d'abord, les missions de RTE pourraient être complétées, avec un rôle davantage prescriptif que prospectif. Les moyens octroyés à l'ASN pourraient être relevés, à mesure de l'application des annonces précitées. En outre, le bilan électrique de RTE gagnerait à mieux rendre compte des émissions de CO 2 et des importations d'électricité nécessaires pour passer la pointe de consommation hivernale. Quand au dispositif d'alerte « ÉcoWatt », il mériterait de voir sa notoriété renforcée, par une campagne nationale, et son champ d'application étendu, sur le principe, aux zones non interconnectées (ZNI) au réseau métropolitain.

S'agissant du cadre européen, une meilleure coordination entre les différents acteurs de la sécurité d'approvisionnement - les gestionnaires de réseaux et les autorités de régulation ou de sûreté - devrait être promue par la présidence française de l'Union européenne (PFUE).

Le dernier axe tend à mobiliser tous les leviers de pilotage de la production et de la consommation d'énergie.

Tout d'abord, des appels d'offres, encore attendus, doivent être appliqués, pour pallier l'intermittence des énergies renouvelables, en matière de stockage de l'électricité, et réduire la consommation d'énergie, en matière d'effacements de consommation.

Dans un même souci de réduction de la consommation d'énergie, les aides à l'efficacité énergétique, des particuliers comme des entreprises, doivent être soutenues, en consolidant le service public de la performance énergétique de l'habitat (SPPEH) ou les certificats d'économies d'énergie (C2E).

Enfin, une complémentarité entre les énergies doit être recherchée à la pointe de consommation hivernale, étant donné qu'un socle de gaz est utile pendant cette période. Une production nationale de biogaz doit d'urgence remplacer les importations de gaz fossile dont on mesure, avec la crise en Ukraine, le risque de dépendance. De surcroît, c'est sur les énergies renouvelables électriques les moins intermittentes, comme l'hydroélectricité ou l'éolien en mer, qu'il faut miser.

Notre commission l'a toujours dit, joignant l'acte à la parole dans les lois « Énergie-Climat », de 2019 et « Climat-Résilience », de 2021 !

Pour conclure, je souhaite remercier notre présidente et mes collègues, de ces travaux utiles réalisés dans un temps contraint.

Mme Sophie Primas , présidente . - Je tiens à remercier nos trois rapporteurs de notre mission d'information, qui ont répondu très vite à ma demande de traiter ce sujet, sur lequel les décisions devront être prises très rapidement.

Je rappelle que la France importe 20 % de gaz de la Russie, l'Union européenne 40 % et l'Allemagne 55 % ! Or, la tarification de l'électricité est liée à celle du gaz, sur le marché européen de l'électricité...

Je pense que la crise en Ukraine est en partie liée au fait que le gazoduc Nord Stream 2 a été mis en place entre la Russie et l'Allemagne, impactant ceux qui traversent l'Ukraine et la Pologne, qui pourraient être fermés. L'Allemagne a, pour le moment, suspendu l'autorisation du gazoduc Nord Stream 2 ; combien de temps pourra-t-elle résister si toute son économie en pâtit ?

Cette actualité pose la question de l'unité européenne et par conséquent de la souveraineté énergétique, fondamentale, sur laquelle je ne suis pas certaine que les Français soient suffisamment avertis. Ce qui vient d'être indiqué par nos trois rapporteurs, c'est que nous allons peut-être devoir fermer la lumière, le chauffage et nos entreprises !

M. Franck Montaugé . - Je remercie nos trois rapporteurs pour le travail fourni et les propositions soumises. Je souhaite les prolonger en soulevant plusieurs interrogations.

Tout d'abord, je partage la nécessité de réformer le marché européen de l'électricité et celle de découpler le prix de l'électricité de celui du gaz. Malgré le caractère très technique que revêt ce sujet, ne serait-il pas envisageable que notre commission procède à des auditions étant donné qu'il est fondamental ? Je pense qu'il serait pertinent de prolonger la réflexion, en auditionnant éventuellement des fonctionnaires, voire des commissaires, de l'Union européenne. De plus, en matière d'autonomie stratégique, il serait intéressant d'approfondir le sujet du financement des investissements d'EDF, puisqu'il existe différentes manières de procéder et qu'il engage le devenir de la structure du groupe elle-même.

Je suis persuadé que nous nous trouvons dans une situation comparable à celle des années 1973-1974, voire des années 1978-1979, qui nécessite de reconsidérer la doctrine ou d'en établir une.

Enfin, je pense que la France a sûrement intérêt de mener des actions sur le gaz provenant des méthaniers, afin de gagner en autonomie, puisque les méthaniers apportent davantage de souplesse d'approvisionnement que les gazoducs.

M. Daniel Salmon . - Je souhaite souligner que le sujet de l'indépendance énergétique, en particulier nucléaire, est un sujet majeur, posant deux questions importantes : la souveraineté de la France ainsi que sa sécurité et sa sûreté.

Sur la première, je rappelle que la France ne produit pas d'uranium sur son territoire et que ses approvisionnements sont issus de cinq pays : le Niger, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, le Canada et l'Australie. Pour trois d'entre eux, nous ne pouvons pas affirmer que nous nous trouvons dans une situation d'approvisionnement sécurisée.

Sur la seconde, les centrales nucléaires représentent autant de cibles potentielles en cas de conflit. Aujourd'hui, la guerre se trouve aux portes de l'Europe et l'énergie nucléaire représente une source de vulnérabilité énorme. Nous pouvons nous retrouver rapidement à l'arrêt en cas de coupures , avec des risques d'accidents majeurs, sans compter les attaques ou cyberattaques qui seront davantage présentes. L'énergie nucléaire pose des problèmes, tant de manière conjoncturelle que structurelle, puisque ses déchets sont là pour des décennies.

Concernant l'énergie éolienne, RTE a démonté que celle-ci avait fourni entre 11 et 21 % d'électricité depuis le début du mois de février, ce qui n'est pas négligeable et ce qui a d'ailleurs permis d'exporter en conséquence. La problématique de son stockage est indéniable, puisque cette énergie est à 12 %, en ce moment, contre 2 %, un temps hier. Les possibilités de stockage doivent par conséquent être développées. L'hydrogène, qu'il soit nucléaire ou vert, en représente une.

Au sujet du coût, celui-ci est énorme puisque nous nous trouvons face à un « mur d'investissements ». De plus, la durée pour construire une centrale est de 15 ans, alors que nous savons que nous devons agir dans les 10 prochaines années pour limiter le réchauffement climatique. En raison d'un manque cruel d'anticipation, nous nous retrouvons face à des difficultés majeures et devons donc vivre avec les centrales en activité aujourd'hui. Pour autant, l'ADEME-ATE et RTE ont développé des scénarios, dont celui de la « frugalité » concernant la première. Je rappelle que le président de RTE, Xavier Piechaczyk, lors de sa venue devant le groupe d'études « Énergie » de notre commission, a affirmé que le scénario « 100 % renouvelable » ne représentait pas une élucubration d'écologistes, mais qu'il s'agissait d'un choix ; nous sommes donc face à un choix, qui doit être fait.

M. Laurent Duplomb . - Je ne reviendrais pas sur une tendance jusqu'au-boutiste, un manque d'anticipation ou une forme d'illusion, qui ont conduit à l'impasse à laquelle nous sommes confrontés aujourd'hui. Je souhaiterais poser trois questions à nos rapporteurs.

À quel niveau de risque sommes-nous s'agissant de la probabilité de connaître un « black-out » électrique ou énergétique ? Un peu comme le conflit en Ukraine, nous n'y avons longtemps pas cru...

Dans l'éventualité de ce « black-out », sommes-nous dans l'incapacité, comme j'entends dire, de prédire ce qu'il adviendra et de redémarrer le système ? Nous ne sommes pas face à un simple disjoncteur électrique...

En cas de fermeture de gazoducs et de difficultés d'approvisionnement en gaz, les citoyens se tourneront vers d'autres alternatives et utiliseront, par exemple, leurs radiateurs électriques, consommant davantage d'électricité. Compte tenu de mes deux premières questions, est-ce qu'aujourd'hui, tout ne semble pas converger vers une augmentation importante du risque de « black-out » ? Ce que nous pensions être de la science-fiction pourrait devenir une réalité à terme !

M. Daniel Gremillet , rapporteur . - Nous faisons effectivement face à une situation de même ampleur que lors des chocs pétroliers, mais dans un contexte économique différent, puisque la France se trouvait encore à l'époque dans les Trente Glorieuses, avec une industrie forte sur son territoire, qu'elle a aujourd'hui perdue en partie. L'atteinte de l'objectif de « neutralité carbone » à l'horizon 2050 nécessite une réindustrialisation et des relocalisations.

Un des enjeux majeurs est de gagner en autonomie vis-à-vis du gaz importé, en développant notamment la production de biogaz sur notre territoire, qui est absolument stratégique.

Au sujet des déchets nucléaires, il s'agit d'un véritable sujet à ne pas négliger. On peut considérer que ces déchets n'en sont pas car ils pourront devenir de nouveaux combustibles. Nous l'avons toujours pensé ici et le temps nous donnera sans doute très rapidement raison. Il est nécessaire de faire confiance à la recherche sur ce point, comme pour les métaux rares usés que nous pourrons recycler.

Concernant l'énergie éolienne, le propos n'est pas d'opposer l'énergie nucléaire aux énergies renouvelables, mais de disposer d'une colonne vertébrale d'énergies pilotables, dont celles renouvelables. Or, au mois de décembre dernier, nous avons frôlé une situation très délicate en raison de l'absence de vent, pendant laquelle la production éolienne était effectivement très basse - en-deçà de celle indiquée par notre collègue Daniel Salmon pour ce mois de février. De surcroît, à cette période de l'année, l'énergie photovoltaïque n'etait pas surpuissante !

S'agissant du risque de « black-out », tous les interlocuteurs sont unanimes pour dire que, s'il advenait, nous ne saurions pas comment relancer le système électrique ni combien de temps cela prendrait, pour répondre aux questions de notre collègue Laurent Duplomb. Il faut donc l'éviter, l'anticiper, en procédant notamment à des coupures, des délestages. On en est là ! Aujourd'hui, la loi permet d'effectuer un délestage de 3 heures sans qu'il soit possible de contester la coupure qu'il implique. Il n'est d'ailleurs pas à exclure qu'un allongement de cette durée soit proposé... Par conséquent, nous nous trouvons face à un risque d'exposition de nos concitoyens et de nos entreprises. Bien entendu, une éventuelle rupture de l'approvisionnement en gaz amplifierait ce risque de « black-out » électrique, compte tenu des reports de consommation du gaz vers l'électricité.

Pour conclure, je tiens à souligner le très bon travail qu'exerce l'ASN, en anticipant et en arrêtant les réacteurs nucléaires pour vérification, en lien avec le groupe EDF, apportant ainsi une grande sécurité. L'hiver 2021-2022 est bientôt achevé mais nous nous trouvons, en revanche, dans une situation précaire et à risques pour les hivers 2022-2023 et 2023-2024, ce qui a justifié le point d'étape de ce jour.

M. Jean-Pierre Moga , rapporteur . - Concernant les déchets nucléaires, le groupe Orano travaille actuellement à la fabrication du combustible MOX, à partir du mélange de plusieurs déchets, nécessitant d'importer très peu de matières neuves. La Russie commence notamment à l'utiliser de manière régulière. Nous pouvons espérer disposer de nombreuses années d'avance de ce combustible.

Selon RTE, il apparaît nécessaire de recourir à l'énergie nucléaire dans notre mix énergétique. Nous n'aurons peut-être plus besoin d'énergie nucléaire sur très longue période, et nous pourrons peut-être nous contenter d'autres énergies, telle que celle hydraulique, qui représente 11 % de notre production d'électricité actuelle.

Dans l'immédiat, le Gouvernement a changé d'avis, après avoir commis l'erreur de croire que nous pouvions nous passer de nos centrales nucléaires. Il faudra que nous légiférions à nouveau, pour pouvoir construire de nouveaux réacteurs ou prolonger ceux existants. Dans la loi « Énergie-Climat », de 2019, nous avions déjà, et fort heureusement, prolongé de 10 ans ces réacteurs.

Nous pouvons être confrontés à des arrêts de réacteurs, compte tenu des contrôles en cours. Ces arrêts peuvent également être dus au réchauffement climatique, avec des étés très chauds et des étiages très faibles. Cela a été le cas pour une centrale nucléaire à proximité de mon département. Si le conflit en Ukraine conduisait à une rupture d'approvisionnement en gaz, nous pourrions nous trouver dans une situation très difficile. L'alignement des planètes n'est pas toujours dans le bon sens !

M. Jean-Jacques Michau , rapporteur . - Je pense que l'énergie nucléaire et les énergies renouvelables ne doivent plus être opposées, car il nous faut « faire feu de tout bois » pour couvrir les besoins. Sur le plan des minerais, nous sommes dépendants d'importations, aussi bien d'uranium pour l'énergie nucléaire, que de « terres rares » pour les énergies renouvelables. Il nous faut promouvoir des relations diplomatiques multilatérales et recourir à des contrats longs d'approvisionnement.

S'agissant des fissures sur certains réacteurs nucléaires, qui ont nécessité leurs arrêts, elles font malheureusement partie des aléas industriels.

Enfin, il me semble nécessaire d'observer par quel moyen nous pouvons sécuriser les approvisionnements afin de produire de l'électricité, et surtout de l'électricité pilotable. La petite et la grande hydroélectricité, présentes dans mon département, doivent être développées.

Mme Sophie Primas , présidente . - Concernant les autres sources d'approvisionnement de gaz, nous pourrons nous tourner vers les méthaniers américains, mais ils transportent du gaz de schiste, qui pose d'autres problèmes. Je souligne sur ce point que la France dispose d'une entreprise extraordinaire, GTT, exerçant une activité de maintenance sur les méthaniers du monde entier ; elle dispose d'une part de marché de plus de 90 %. Or, le groupe Engie s'en est désengagé !

J'entends par ailleurs les propos de notre collègue Daniel Salmon sur le risque nucléaire et l'interrogation en cas de conflit. Je partage également la préoccupation sur les déchets nucléaires, mais je considère comme une faute absolue l'arrêt de la recherche publique sur la « fermeture du cycle du combustible » dans le cadre du projet Astrid. Comme l'ont indiqué nos collègues Daniel Gremillet et Jean-Pierre Moga, les déchets pourront être une source d'indépendance dans les prochaines années. Il faut faire confiance à la science et au progrès. Arrêter ce projet Astrid et arrêter cette recherche publique est, à mon sens, une faute absolument majeure, contrairement à ce que nous a indiqué, lors de son audition, il y a quelques jours, l'administrateur général du Commissariat général à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

Notre réunion de ce jour démontre la capacité du Sénat à se saisir des vrais sujets stratégiques, pour notre pays et pour l'Europe, et il me semble que les Français devraient être davantage informés sur les véritables sujets comme celui-ci. Je souhaite remercier chacun d'entre vous pour les travaux menés par notre commission lors de cette session avant cette suspension.

Pour répondre à notre collègue Franck Montaugé, l'enjeu de la réforme du groupe EDF pourra être abordé par cette mission d'information.

M. Franck Montaugé . - Je m'interroge sur la manière dont nous pourrions interpeller régulièrement le Gouvernement au sujet de l'évaluation et la révision de la PPE.

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous effectuerons bien évidemment des travaux sur l'évaluation et la révision de cette PPE. Ces travaux, qu'ils soient effectués par notre commission ou son groupe d'études « Énergie », doivent en outre être continus : nous y veillerons ! Je vous remercie à nouveau.

La commission adopte à l'unanimité les recommandations proposées par les rapporteurs et autorise la publication du rapport d'information.

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