B. LES ANNULATIONS DE CRÉDITS NE CORRESPONDENT PAS À DES ÉCONOMIES, MAIS À DES ARTIFICES BUDGÉTAIRES QUI N'EMPÊCHERONT PAS LES OUVERTURES DE CRÉDITS DE PESER SUR LE DÉFICIT

Les annulations de crédit , d'un montant de 5,9 milliards d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement, portent sur 89 programmes budgétaires , faisant partie de 30 missions différentes .

En particulier, les annulations concernent l'ensemble des missions du budget général , à l'exception de la mission « Aide publique au développement » et de missions exclues de la norme de dépenses pilotables (missions « Crédits non répartis », « Investir pour la France de 2030 », « Plan de relance », « Pouvoirs publics » et « Remboursements et dégrèvements »).

Toutefois, la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire » représente, à elle seule, presque 60 % des annulations de crédits.

Répartition par mission budgétaire des annulations de crédits

(en millions d'euros)

AGTE : Administration générale et territoriale de l'État. Anc. comb. : Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation. C : Contrôle et exploitation aériens. C' : Conseil et contrôle de l'État (3 millions d'euros). D : Direction de l'action du Gouvernement (11 millions d'euros). E : Engagements financiers de l'État (4 millions d'euros). Éco : Économie (30 millions d'euros). GFP : Gestion des finances publiques. I : Immigration, asile et intégration (11 millions d'euros). M : Médias, livre et industries culturelles (13 millions d'euros). R : Relations avec les collectivités territoriales (5 millions d'euros). Santé : 30 millions d'euros. Sport : Sport, jeunesse et vie associative. T : Transformation et fonction publiques. Non représentée : Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales (7 942 euros).

Source : commission des finances, à partir du projet de décret d'avance

1. Le décret d'avance est en grande partie gagé par des annulations de crédits purement formelles sur la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire »

Les annulations portent sur les programmes de la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire » pour un montant de 3,5 milliards d'euros, soit 59,3 % du montant total des crédits annulés.

Les crédits ouverts sur cette mission n'étaient pourtant , au moment de la présentation du plan de résilience le 16 mars dernier, et même lors de la notification du projet de décret d'avance à la commission des finances le 25 mars, que de 1,3 milliard d'euros 28 ( * ) .

Ces crédits correspondaient exclusivement à ceux ouverts sur le programme 357 « Fonds de solidarité pour les entreprises face à la crise sanitaire » par report de crédits non consommés en 2021 29 ( * ) . Les crédits disponibles pour une éventuelle annulation sur ce programme étaient même bien inférieurs, d'un niveau de 155 millions d'euros , les autres crédits ayant déjà été consommés à la date du 25 mars 30 ( * ) .

Ainsi, les programmes 356 « Prise en charge du dispositif exceptionnel de chômage partiel à la suite de la crise sanitaire », 358 « Renforcement exceptionnel des participations financières de l'État dans le cadre de la crise sanitaire » et 360 « Compensation à la sécurité sociale des allègements de prélèvements pour les entreprises les plus touchées par la crise sanitaire », sur lesquels le présent projet de décret annule des crédits d'un montant respectif de 550, 1 924 et 500 millions d'euros, ne disposaient à cette date d'aucun crédit .

Or, pour que des crédits soient annulés au titre d'un exercice budgétaire, encore faut-il qu'ils existent sur cet exercice . La solution la plus simple, déjà utilisée pour le décret d'avance du 19 mai 2021 31 ( * ) , était de procéder à des reports de crédits non consommés l'année précédente.

C'est la solution retenue par le Gouvernement, qui a pris deux arrêtés parus au Journal officiel, respectivement, le 26 et le 30 mars afin de reporter, pour le premier, 1,2 milliard d'euros sur le programme 356 32 ( * ) et, pour le second, 1,0 milliard d'euros sur le programme 357, 2,3 milliards d'euros sur le programme 358 et 0,5 milliard d'euros sur le programme 360 33 ( * ) .

Ces décrets devaient en effet être pris non seulement avant la publication du décret d'avance, prévue dans les premiers jours du mois d'avril, mais avant même le 31 mars , date limite des reports de crédits en application de l'article 15 de la loi organique relative aux lois de finances. Pour mémoire, cette date limite sera ramenée au 15 mars à compter de 2023, en application de la réforme de la LOLF adoptée en 2021 34 ( * ) .

Chronique des crédits ouverts et annulés sur la mission
« Plan d'urgence face à la crise sanitaire » en 2022

(en milliards d'euros)

Source : commission des finances. Crédits de la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire » hors programme 366.

Le niveau des crédits non consommés en 2021 rend possible ces reports . Selon le système d'information Chorus, les crédits non consommés à la fin 2021 étaient de 1,2 milliard d'euros sur le programme 356, 2,5 milliards d'euros sur le programme 357, 3,4 milliards d'euros sur le programme 358 et 500 millions d'euros sur le programme 360.

Ainsi, plus de la moitié des crédits utilisés pour « gager » le décret d'avance sont en réalité des crédits non consommés en 2021 et qui, selon toute apparence, n'auraient probablement pas été consommés non plus en 2022. Leur report n'étant effectué que pour « gager » le décret d'avance, celui-ci n'est équilibré qu'en apparence : le solde aurait été amélioré de plus de 3 milliards d'euros si le décret, compte tenu des reports qui l'accompagnent, n'avait pas été pris .

Par ailleurs et sans lien direct avec le décret d'avance, un report de crédits, réalisé par l'arrêté précité paru au Journal officiel le 30 mars 2022, alimente le programme 367 « Financement des opérations patrimoniales envisagées en 2021 sur le compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » » à partir de crédits non consommés en 2021 sur le programme 358 , pour un montant de 1,0 milliard d'euros . Or, selon les éléments transmis au rapporteur général, ces crédits devraient permettre de financer une intervention en capital sans lien direct avec la crise sanitaire , ce qui est bien l'objet du programme 367 mais pas du programme 358 sur lequel les crédits ont été ouverts en vue d'opérations en capital rendues nécessaires par la fragilisation des entreprises du fait de la crise sanitaire.

Le Gouvernement renoue ainsi avec la pratique contestable des « reports croisés » que le rapporteur général, comme la Cour des comptes, a critiquée l'an passé 35 ( * ) .

Au total, le niveau des reports effectués est d'un montant historiquement élevé avec, au 30 mars 2022, 23,2 milliards d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement sur le budget général. Cette pratique relève de l'extraordinaire, et de l'inhabituel puisque le niveau des reports de crédit est généralement inférieur à 5 milliards d'euros sur le budget général 36 ( * ) , à l'exception notable de l'année 2021 où des reports massifs, portant principalement sur la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire », avaient atteint 36,6 milliards d'euros.

2. Les avances destinées aux établissements publics en raison de la situation de crise sanitaire sont annulées à hauteur de 0,5 milliard d'euros, elles aussi par report de crédits non consommés en 2021

Le programme 823 « Avances à des organismes distincts de l'État et gérant des services publics » du compte d'affectation spéciale « Avances à divers services de l'État ou organismes gérant des services publics » a été doté de 332,5 millions d'euros en autorisations d'engagement et 349,4 millions d'euros en crédits de paiement par la loi de finances initiale pour 2022 37 ( * ) .

Le présent projet de décret d'avance annule pourtant 488 millions d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement sur ce programme. Il apparaît que, comme pour les programmes précités de la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire », les crédits n'étaient pas suffisants à la date de transmission du projet de décret à la commission.

En conséquence, des crédits non consommés en 2021 devaient être reportés , à hauteur de 138,6 millions d'euros au moins, afin de permettre de gager le décret d'avance.

Ces reports sont possibles dans la mesure où le montant des crédits non consommés sur ce programme à la fin 2021 était de 577,4 millions d'euros en crédits de paiement 38 ( * ) . En effet, seuls 105,6 millions d'euros en crédits de paiement ont été utilisés, soit un montant comparable aux années précédentes, alors que la seconde loi de finances rectificative du 1 er décembre 2021 avait ouvert 325 millions d'euros supplémentaires, s'ajoutant aux 358 millions d'euros ouverts en loi de finances initiale.

Le Gouvernement a ainsi pris le 25 mars 2022 un arrêté, publié au Journal officiel le 29 mars, qui reporte 537,6 millions d'euros de 2021 vers 2022 39 ( * ) , ce qui permettra au décret d'annuler les crédits prévus.

Ouvertures de crédits et exécution budgétaire
du programme 823 au 30 mars 2022

(en millions d'euros)

Source : commission des finances

Ainsi, les observations relatives au caractère artificiel des annulations de crédit portant sur les programmes de la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire » valent tout autant sur ceux de ce programme .

3. Un « coup de rabot » porte de manière générale sur les autres missions du budget général

Selon le rapport de motivation relatif au projet de décret d'avance, les annulations autres que celles portant sur les programmes précités ne concernent que des crédits mis en réserve . Leur montant n'en est pas moins très conséquent , puisqu'elles sont au total de 1 988 millions d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement.

a) Les annulations concernent un très grand nombre de programmes

De manière générale, c'est un véritable « coup de rabot » qui est passé sur une grande partie du budget général de l'État, ce qui ressort clairement du rapport de motivation qui indique que « tous les ministères contribuent à l'équilibre général du schéma d'ouvertures et d'annulations du présent décret » et que les annulations sont « réparties homothétiquement sur tous les budgets ministériels, hors programmes déjà en tension dans le contexte actuel ».

L'examen des données relatives à la réserve de précaution, communiquées au rapporteur général, indique que, pour un petit nombre de programmes du budget général , l'annulation dépassait en fait , au moment de la transmission du projet de décret d'avance à la commission des finances, le montant de réserve de précaution , soit en autorisations d'engagement, soit en crédits de paiement.

Selon les explications apportés par le Gouvernement au rapporteur général, il s'agit dans certains cas de dépenses devenues sans objet : on peut présumer que c'est le cas pour l'annulation de crédits d'un montant de 2,9 millions d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement portant sur le programme 359 « Présidence française du Conseil de l'Union européenne en 2022 » de la mission « Direction de l'action du gouvernement », dont la réserve de précaution est de 844 265 euros seulement en autorisations d'engagement et 4,0 millions d'euros en crédits de paiement.

Mais dans d'autre cas, un « surgel » de crédits doit survenir dans les jours à venir de telle façon que l'annulation portera effectivement sur des crédits figurant au sein de la réserve ainsi actualisée. Ainsi, de même que des reports de crédits sont effectués sur la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire » uniquement pour pouvoir les annuler, des crédits sont « gelés » sur d'autres programmes à seule fin de permettre d'afficher une annulation de crédits portant sur la réserve de précaution .

b) La mission « Défense » supporte les annulations de crédits les plus importantes, ce qui contraindra probablement le prochain Gouvernement à rétablir les crédits en loi de finances rectificative

La mission qui supporte les annulations de crédits les plus importantes est la mission « Défense » , à hauteur de 300,3 millions d'euros, dont les deux tiers, soit 202,3 millions d'euros, portent sur le programme 146 « Équipement des forces », le reliquat portant sur les programmes 144 « Environnement et prospective de la politique de défense » (50 millions d'euros) et 212 « Soutien de la politique de la défense » (47,8 millions d'euros).

Cette annulation représente certes qu'un peu plus d'un tiers du montant mis en réserve sur le programme 146 (580,1 millions d'euros), et 1,4 % des crédits ouverts en loi de finances initiale pour 2022, qui étaient de 14,5 milliards d'euros. Elle peut toutefois étonner alors même que le décret d'avance est motivé à titre principal par les conséquences d'une guerre qui affecte un pays européen et qui a mis en évidence la nécessité pour la France et ses voisins de mieux assurer leur défense. La décision de geler les crédits de la mission « Défense » peut également sembler paradoxale dès lors que l'actuel président de la République a lui-même annoncé une amplification de l'effort d'investissement dans la défense.

Selon les éléments obtenus par le rapporteur général, ces annulations porteraient sur des dépenses de personnel pour le programme 212 et sur le ralentissement de la livraison de certains programmes d'armement pour le programme 146.

Le porte-parole des armées a également indiqué que les investissements prévus n'auraient pas fait l'objet de décaissements avant le mois de novembre 2022, et que les crédits seront réouverts d'ici là par une loi de finances rectificative. Le ministre chargé des comptes publics a lui-même confirmé cette information lors de son audition par la commission des finances, le 30 mars 2022 .

Il est paradoxal d'annoncer ainsi, de manière officielle, que les crédits annulés par un décret d'avance seront en fait rétablis dès que possible : le principe d'équilibre du décret d'avance n'est ainsi respecté que selon la lettre, et pas selon l'esprit de la loi organique. N'étant pas gagé sur des économies, mais sur une simple « avance » de trésorerie des ministères, il engage de fait les décisions à venir.

Ce procédé est d'autant plus contestable que, sauf présentation rapide d'un collectif budgétaire avant les élections législatives, le Gouvernement qui proposera les réouvertures de crédit ne sera pas le Gouvernement actuel.

Il est inédit qu'un décret d'avance, acte de nature réglementaire, « préempte » de manière aussi caractérisée le résultat des élections présidentielle et législatives.

4. Sur le plan formel, le décret d'avance ne dégrade pas le solde budgétaire, mais il accroît le déficit public

Les annulations de crédit étant égales aux ouvertures de crédits, le décret d'avance maintient formellement le solde budgétaire prévu par la loi de finances initiale , soit - 153,8 milliards d'euros.

Toutefois, les annulations portent en partie sur des crédits qui , ayant pour objet un accroissement du patrimoine de l'État ou tendant à accorder des avances, n'ont pas d'effet sur le solde public au sens de Maastricht : c'est le cas des annulations de crédits de 1,9 milliard d'euros sur le programme 360, qui finance des prises de participations de l'État, et de 0,5 milliard d'euros sur le programme 823, relatif à des avances aux établissements publics.

En conséquence, on peut considérer que seule l'annulation des crédits provenant des autres programmes , soit 3,5 milliards d'euros, a un effet sur le solde maastrichtien , alors que l'ensemble des dépenses , soit 5,9 milliards d'euros, ont un impact sur ce solde .

Le décret d'avance dégraderait donc le solde maastrichtien de 2,4 milliards d'euros en 2022 , soit 0,7 % du PIB environ.

Cette dégradation demeure toutefois formelle et inférieure à la dégradation réelle du déficit public résultant du décret d'avance : il convient d'y ajouter les dépenses budgétaires qui, comme il a été expliqué supra , ne sont pas compensées par de réelles économies.


* 28 Hors programme 366 « Matériels sanitaires pour faire face à la crise de la covid-19 ». Ce programme, doté de 200 millions d'euros par la loi de finances initiale pour 2022, n'est pas affecté par les annulations de crédits prévues par le présent projet de décret.

* 29 Arrêtés des 6 janvier , 1 er février et 11 mars 2022 portant report de crédits.

* 30 Source : Chorus, restitutions mises à la disposition du Parlement, état au 25 mars 2022.

* 31 Voir l'analyse des reports de crédits conduite dans le rapport d'information n° 576 (2020-2021) de Jean-François Husson, rapporteur général, fait au nom de la commission des finances, déposé le 12 mai 2021, rapporteur général, sur le projet de décret d'avance transmis à la commission.

* 32 Arrêté du 24 mars 2022 portant report de crédits , publié au Journal officiel du 26 mars 2022.

* 33 Arrêté du 26 mars 2022 portant report de crédits , publié au Journal officiel du 30 mars 2022.

* 34 Loi organique n° 2021-1836 du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques, article 11 modifiant l'article 15 de la LOLF.

* 35 Voir le rapport précité d'information n° 576 (2020-2021) de Jean-François Husson, rapporteur général, fait au nom de la commission des finances, déposé le 12 mai 2021, rapporteur général, sur le projet de décret d'avance transmis à la commission.

* 36 Le montant des reports sur le budget général en crédits de paiement a été de 1,9 milliard d'euros en 2020, 2,0 milliards d'euros en 2019, 1,8 milliards d'euros en 2018 et 3,5 milliards d'euros en 2017 (suivi de la commission des finances).

* 37 Ces crédits n'ont pas été consommés au 27 mars 2022 (source : Chorus, restitutions Parlement).

* 38 Source : Chorus, restitutions Parlement.

* 39 Arrêté du 25 mars 2022 portant report de crédits , publié au Journal officiel du 29 mars 2022.

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