EXAMEN EN COMMISSION

__________

MARDI 10 MAI 2022

M. François-Noël Buffet , président . - Mes chers collègues, l'ordre du jour de notre réunion de cet après-midi appelle l'examen du rapport d'information sur la question migratoire et celui du rapport d'information sur la reconnaissance faciale. Je vous communiquerai ensuite le bilan annuel de l'application des lois.

Étant rapporteur sur le premier rapport, je laisse la présidence à Mme Di Folco.

- Présidence de Mme Catherine Di Folco, vice-présidente -

Mme Catherine Di Folco , présidente . - Nous allons examiner le rapport d'information sur la question migratoire, dont le rapporteur est François-Noël Buffet.

M. François-Noël Buffet , rapporteur . - Notre mission a mené un travail important.

Je veux d'abord rappeler le contexte : notre pays, comme la plupart de nos voisins européens, est soumis depuis plusieurs années à une pression migratoire forte, continue et croissante, ponctuellement renforcée par l'arrivée d'exilés fuyant la guerre en Syrie, en Afghanistan ou, plus récemment, en Ukraine.

Face à ce constat bien connu, nous avons souhaité dresser un bilan de l'efficacité des dispositifs mis en place au cours de ces dernières années pour répondre à ce défi. C'est ce qui nous a conduits à former au sein de la commission une mission d'information, avec pour membres André Reichardt, Jean-Yves Leconte, Nathalie Goulet, Thani Mohamed Soilihi, Éliane Assassi, Maryse Carrère, Dany Wattebled et Guy Benarroche.

Cette mission d'information vise également à préparer la réunion interparlementaire sur les défis migratoires, qui se tiendra lundi au Sénat dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union européenne. Il s'agira, d'une part, de dresser un bilan de la gestion de la crise migratoire de 2015 dans le contexte de la guerre en Ukraine et, d'autre part, d'étudier les leviers à notre disposition pour une meilleure maîtrise des frontières extérieures de l'Union européenne.

Je veux ensuite évoquer la philosophie de nos travaux. Notre réflexion a été guidée par la conviction que, parmi les étrangers qui entrent en France, de façon régulière ou irrégulière, certains ont vocation à y rester et à bénéficier pour cela d'un titre de séjour ; les autres doivent, en revanche, être reconduits dans leur pays. Dans les deux cas, il est impératif qu'il soit statué sur leur situation le plus rapidement possible : soit, pour les personnes entrant dans la première catégorie, afin de leur permettre de s'engager sans tarder dans un parcours d'intégration ; soit, pour les personnes relevant de la seconde, pour éviter qu'elles ne restent indûment sur le territoire et que ne se cristallisent des situations qui rendent la perspective de leur éloignement de plus en plus faible au fil du temps.

J'en viens au périmètre de la mission d'information : dans cet état d'esprit, celle-ci s'est attachée à examiner si les moyens humains, juridiques et opérationnels dont notre pays s'est doté lui permettaient de répondre de façon efficace à cette ambition. Notre démarche repose donc sur une analyse de la politique migratoire en tant que politique publique. Il s'agit, si j'ose dire, d'évaluer le fonctionnement de la « machine administrative ».

Compte tenu de l'ampleur de la tâche, nous avons concentré nos observations sur les quatre points les plus saillants identifiés au cours de nos travaux : les procédures de dépôt et d'instruction des demandes de titre de séjour ; le contentieux des étrangers ; l'examen des demandes d'asile ; la politique de retours, contraints comme aidés.

Dans le souci de ne pas nous « éparpiller », nous n'avons en revanche pas abordé dans le rapport les problématiques relatives à l'intégration des étrangers ou à la situation spécifique de nos territoires d'outre-mer. Ces sujets mériteraient qu'on leur consacre des rapports dédiés. De même, la mission a fait le choix de ne pas aborder les conséquences du conflit ukrainien. Si ce sujet a bien entendu été évoqué lors des auditions, notamment lors de notre déplacement à Varsovie, il nous a néanmoins paru délicat d'en tirer des enseignements avec aussi peu de recul.

La mission d'information a procédé à l'audition de 37 personnes et s'est rendue à Varsovie, à la préfecture de Maine-et-Loire, qui mène actuellement une expérimentation en matière d'instruction de titres de séjour, ainsi qu'au tribunal administratif de Montreuil.

Pour résumer nos travaux en quelques mots, la mission d'information dresse un triple constat. Premièrement, le droit des étrangers est devenu illisible et incompréhensible, sous l'effet de l'empilement de réformes successives. Deuxièmement, les procédures sont inefficaces. Troisièmement, les services de l'État manquent de moyens pour les mettre en oeuvre. Cette complexité ne nuit pas uniquement à l'exercice de leurs droits par les étrangers : elle est également et avant tout une source de difficultés quotidiennes pour les agents de l'État, qui souffrent d'un profond sentiment de perte de sens de leur métier - c'est probablement le constat le plus flagrant que nous ayons fait. C'est notamment le cas lorsqu'un étranger, éloigné du territoire national au terme d'une procédure lourde et longue de plusieurs semaines, y revient quelques jours à peine après son départ...

Pour y remédier, la mission d'information formule 32 propositions destinées, à droit constant ou presque, à rendre son sens, sa cohérence et sa lisibilité à la politique publique de l'immigration.

Le premier axe de nos travaux se focalise sur les procédures de dépôt et d'instruction des demandes de titre de séjour.

Pour ce qui est des statistiques générales, hormis une interruption temporaire due à la crise sanitaire, le nombre de primo-délivrances est à la hausse sur la période récente. Il était d'un peu plus de 270 000 en 2021. Or les conditions d'accueil et de délivrance des titres de séjour se sont dégradées ces dernières années, comme en attestaient, jusqu'en 2020, les longues files d'attente se formant à l'extérieur des préfectures dès le petit matin, pour ne pas dire la nuit... La mise en place de modules de prise de rendez-vous en ligne a fait disparaître ces files d'attente, mais cela n'a pas résolu le problème chronique de l'insuffisance des créneaux disponibles.

Ces difficultés pour obtenir un rendez-vous ont de lourdes répercussions contentieuses, ce qui était assez inattendu. Elles se sont matérialisées par le développement d'un nouveau contentieux, par lequel les demandeurs de titre qui ne peuvent obtenir un rendez-vous saisissent le juge administratif d'un référé dit « mesures utiles » afin que celui-ci ordonne à l'administration de leur en délivrer un. Le taux de succès de ces procédures est évidemment très élevé, mais ce contentieux alimente un profond désarroi chez les magistrats administratifs, qui, selon leurs propres mots, « assurent désormais un rôle de secrétariat de préfecture, chargé de gérer les plannings de rendez-vous ». Ce système entretient même ses propres défaillances, puisque des préfectures réservent désormais des créneaux de rendez-vous pour exécuter ces référés et, ce faisant, aggravent la pénurie de rendez-vous disponibles.

Pour mettre fin à cette situation ubuesque, nous préconisons de fixer par voie réglementaire un délai maximal à l'administration pour accorder un rendez-vous et, surtout, de définir comme corollaire l'impossibilité de déposer un référé « mesures utiles » avant la forclusion du délai.

Les pratiques d'instruction pourraient également être optimisées. Dans un rapport remis au Premier ministre en mars 2020, le Conseil d'État relève qu'il est fréquent que certains étrangers présentent plusieurs demandes de titre de séjour d'affilée sur différents fondements, nourrissant d'autant le contentieux en cas de réponses successives défavorables. Certains cabinets d'avocats en ont même fait une véritable stratégie, comme nous l'a dit la préfecture du Maine-et-Loire.

Pour y répondre, le Conseil d'État recommande la mise en place d'une instruction dite « à 360° », où seraient examinés dès la première demande l'ensemble des motifs qui pourraient fonder la délivrance d'un titre de séjour. En contrepartie, la recevabilité des nouvelles demandes serait subordonnée à la présence d'éléments nouveaux. La mission fait sienne cette recommandation, qui suscite un véritable intérêt chez la plupart des personnes entendues. Il nous faut toutefois être lucides : un tel dispositif suppose un changement important des pratiques dans les préfectures. C'est pour cela que nous préconisons de l'expérimenter dans un premier temps dans les conditions prévues par l'article 37-1 de la Constitution. Par souci de pragmatisme, cette expérimentation serait également réservée aux cas où la demande initiale a peu de chances d'aboutir.

À l'heure actuelle, une seule expérimentation est en cours, à la préfecture du Maine-et-Loire, mais la préfecture nous a indiqué qu'elle n'était pas réellement concluante, faute de porter sur un périmètre suffisamment large de titres et du fait de l'absence de base légale appropriée. En réalité, le système est très intéressant, à condition qu'on l'ajuste.

Vient enfin la question de la modernisation des outils de traitement des demandes de séjour. Vous le savez, le ministère de l'intérieur a lancé un projet intitulé « Administration numérique pour les étrangers en France » (ANEF). Il vise à dématérialiser à 100 % toutes les démarches concernant le séjour des étrangers d'ici à la fin de l'année 2022. La mission voit dans cette dématérialisation un levier incontournable pour résoudre les difficultés d'accès au guichet et optimiser les modalités d'instruction des demandes de titre de séjour.

Toutefois, l'ANEF présente d'indéniables fragilités, notamment par sa construction « en silo », qui ne permet pas de prendre en compte les situations atypiques, comme par exemple les demandes d'admission exceptionnelle au séjour.

Pour les surmonter, la mission propose d'organiser la dématérialisation autour de trois principes cardinaux : l'accompagnement, en généralisant les points d'accès au numérique dans l'ensemble des préfectures ; l'adaptabilité, en mettant en place un support technique robuste permettant la levée rapide des difficultés sur les dossiers atypiques ; l'alternative, en préservant d'autres modalités d'accès au service public des étrangers lorsqu'une démarche administrative entamée via l'ANEF n'a pas pu aboutir. La question de l'accès au numérique et de la fiabilité du dispositif est véritablement posée. Il faut, si j'ose dire, une « porte de sortie » lorsqu'une démarche n'a pas pu aboutir par le canal numérique.

Le deuxième axe du rapport a trait au contentieux des étrangers. Les décisions prises par l'administration en matière de droit à l'entrée et au séjour des étrangers donnent lieu à un contentieux croissant, massif et protéiforme, qui sature les juridictions administratives et les met en difficulté pour respecter les délais fixés par la loi. Avec plus de 100 000 requêtes introduites en 2021, ce contentieux représente aujourd'hui plus de 40 % de l'activité des tribunaux administratifs.

Signe d'un système qui a perdu de son sens, certaines de ces requêtes sont le résultat non pas d'un litige avec l'administration, mais de l'incapacité de celle-ci à traiter les demandes dont elle est saisie dans des délais raisonnables : outre les référés « mesures utiles » déjà évoqués, on peut citer les recours contre des décisions implicites de rejet, formés lorsque l'administration n'a pas pu examiner une demande de titre dont elle était saisie dans un délai de quatre mois.

Pour juger ces affaires, les juridictions administratives doivent, en outre, mettre en oeuvre un droit procédural excessivement complexe, faisant intervenir, selon la nature de la décision attaquée et la situation de l'intéressé, des délais de recours, des délais de jugement et des modalités d'organisation procédurale différents. Ces derniers ne sont, en outre, pas toujours cohérents avec la nécessité de statuer rapidement sur la situation de l'intéressé.

Je me suis rendu au tribunal administratif de Montreuil : la situation y est assez déprimante, pour être honnête. On ne saurait douter de la motivation des magistrats chargés de ces contentieux, mais on sent que c'est très lourd pour eux.

Afin de remédier à cet état de droit et de fait très insatisfaisant, le rapport du Conseil d'État précité, qui a été préparé par un groupe de travail présidé par Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, propose en particulier de ramener à trois - au lieu d'une douzaine à l'heure actuelle - le nombre de procédures applicables en contentieux des étrangers. La mission d'information appuie cette proposition, qui est véritablement de bon sens, qui lui paraît de nature à redonner clarté, lisibilité et cohérence à l'action du juge et qui, à quelques réserves près, a suscité beaucoup d'intérêt chez les personnes auditionnées.

En complément, la mission propose également de revoir les modalités d'organisation de la défense de l'administration devant les juridictions administratives, afin de permettre à ces dernières de disposer de l'ensemble des éléments pertinents pour rendre leurs décisions, et, corrélativement, d'encourager le juge administratif à faire un usage plus systématique des pouvoirs d'injonction et d'astreinte.

Notre troisième axe concerne l'asile. La France est soumise depuis une dizaine d'années à une demande d'asile croissante, avec un niveau inédit de plus de 130 000 demandes en 2019 - cela a baissé un peu depuis. Afin de permettre un examen de ces demandes dans les délais fixés par le législateur, l'État a consenti d'importants efforts budgétaires pour doter l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) des effectifs nécessaires. La mission d'information salue ces efforts importants, qui ont permis de maintenir les délais d'examen des demandes d'asile à un niveau raisonnable : environ six mois devant l'Ofpra, un peu plus de sept mois en moyenne devant la CNDA. Cela demeure néanmoins très supérieur à l'objectif d'un délai global de six mois que s'est fixé le Gouvernement à l'horizon 2023.

La mission relève toutefois que les données disponibles ne tiennent pas compte du taux d'échec très élevé des procédures de transfert mises en oeuvre au titre du règlement Dublin III. Or l'échec de ces procédures allonge mécaniquement les délais d'examen pour les intéressés, qui représentent près d'un tiers des demandeurs d'asile. Surtout, par les difficultés incommensurables devant lesquelles il place les services de l'État chargés de les faire appliquer, il révèle l'inadaptation du régime d'asile européen commun (RAEC) aux enjeux actuels et la nécessité de le réformer en profondeur.

Comme nos collègues André Reichardt et Jean-Yves Leconte l'ont bien décrit dans un récent rapport de la commission des affaires européennes, les négociations sur le projet de Pacte sur la migration et l'asile proposé en septembre 2020 par la Commission européenne peinent à aboutir. Les divergences entre États membres sur la mise en place d'un mécanisme de répartition équitable pour la prise en charge des demandeurs d'asile sont notamment un facteur bloquant. La mission d'information forme néanmoins le voeu d'une refonte globale de ce régime commun, à la fois ambitieuse et pragmatique, reposant notamment sur deux voies: d'une part, une remise à plat du règlement Dublin III, incluant, le cas échéant, l'abandon du principe de responsabilité du pays de première entrée, qui n'est ni juste ni opérant, compte tenu des difficultés rencontrées par ces pays à traiter les demandes d'asile qui leur « reviennent » en application de ce règlement ; d'autre part, une plus grande convergence des systèmes d'asile nationaux visant, à terme, une reconnaissance mutuelle des décisions de rejet prises en matière d'asile. Il n'est en effet pas normal qu'un demandeur puisse, comme c'est le cas à l'heure actuelle, demander l'asile dans plusieurs pays européens successivement, sans qu'à aucun moment l'on ne tienne compte des décisions prises par nos partenaires, y compris lorsqu'il s'agit de décisions de rejet.

Le dernier axe de nos travaux porte sur la politique de retours, tant forcés qu'aidés.

Le constat de la défaillance de notre politique de retours forcés n'est pas nouveau, tant le taux d'exécution des mesures d'éloignement s'est continuellement détérioré sur la dernière décennie, jusqu'à atteindre des niveaux particulièrement dérisoires. Illustration la plus emblématique, moins de 6 % des obligations de quitter le territoire français (OQTF) ont été exécutées au premier semestre 2021.

De fait, l'exécution des éloignements par l'administration est un parcours semé d'embûches. Certaines difficultés sont structurelles et largement documentées. Les plus saillantes ont trait à l'identification des personnes en situation irrégulière interpellées, à des taux de délivrance des laissez-passer consulaires très inégaux, à la saturation du dispositif de rétention administrative et à la judiciarisation accrue du processus d'éloignement.

À ce tableau se sont ajoutées les difficultés conjoncturelles liées à la crise sanitaire. Elles se concentrent désormais sur le conditionnement de l'accès au territoire des États d'origine à la présentation d'un test PCR négatif, auquel les intéressés refusent systématiquement de se soumettre.

Dans ce contexte, nous avons identifié quatre priorités pour nous donner les moyens d'une politique d'éloignement réellement efficace : intensifier le dialogue entre les services pour faciliter l'identification des étrangers en situation irrégulière interpellés, ce qui est loin d'être évident ; renforcer nos capacités de rétention et cibler encore davantage leur usage vers les étrangers dont les perspectives d'éloignement sont les plus élevées ; mobiliser l'ensemble des moyens juridiques et matériels disponibles, notamment en recourant à l'assistance de Frontex pour la mise en place de retours forcés par vols commerciaux, la police aux frontières n'y ayant actuellement pas recours ; promouvoir une approche européenne pour sortir de l'impasse avec les pays tiers non coopératifs - les restrictions nationales de visas ont une indéniable utilité, mais, compte tenu de la liberté de circulation dans l'espace Schengen, elles ne peuvent être pleinement efficaces qu'à l'échelle européenne.

La mission considère ensuite que les retours aidés peuvent, dans certains cas, être une alternative intéressante aux éloignements forcés. Cette option est forcément prisée par les services de l'État compte tenu de leur plus grande facilité à les mettre en oeuvre.

Cette procédure est relativement efficace et structurée, notamment depuis la généralisation des centres de préparation au retour (CPAR), qui offrent à la fois un hébergement et un accompagnement personnalisé aux candidats au retour aidé. Par ailleurs, l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) s'appuie depuis l'été 2020 sur une collaboration étroite avec Frontex.

Certaines marges de manoeuvre subsistent néanmoins. Nous plaidons par exemple pour accompagner la montée en puissance du dispositif d'aide au retour par un renforcement des moyens humains correspondants. Nous suggérons enfin de moduler le montant des aides au retour en fonction du coût de la vie dans les pays d'origine, afin que le dispositif soit réellement incitatif.

En conclusion, je souhaite préciser que ce rapport ne remet en aucun cas en cause l'action des agents publics intervenant dans la politique migratoire : tous font preuve d'un professionnalisme aigu dans un contexte difficile où ils sont parfois confrontés à des situations proprement kafkaïennes, telles que celles que nous ont décrites les personnes rencontrées à la préfecture du Maine-et-Loire. Bien au contraire, nous entendons, avec le présent rapport, mettre en lumière ces situations à la limite de l'absurde et proposer des solutions pour redonner du sens à l'action de l'État et aux métiers de ses agents.

Mes chers collègues, au terme de nos travaux, 32 recommandations sont formulées. Elles ont été transmises à chacun d'entre vous.

Je vous propose d'engager la discussion générale avec ceux d'entre nous qui voudront s'exprimer, en commençant par les membres de la mission. Puis nous mettrons aux voix les 32 recommandations, selon la nouvelle procédure découlant des propositions du groupe de travail de la présidence du Sénat.

Je vous propose d'intituler le rapport de la mission « Services de l'État et de l'immigration : retrouver sens et efficacité ». Ce titre me semble traduire au mieux notre sentiment à l'issue des travaux que nous avons menés. La question du sens est réelle ; celle de l'efficacité l'est tout autant. Le système est devenu tellement compliqué que les agents des préfectures peuvent difficilement se satisfaire de leurs conditions de travail : je pense qu'aucun d'entre nous ne pourrait supporter longtemps de travailler dans ces services !

M. Jean-Yves Leconte . - Merci pour ce rapport, qui reflète fidèlement les travaux et les auditions que nous avons pu mener.

Toutefois, nous sommes tombés dans le travers que nous déplorons à chaque discussion budgétaire, à savoir que nous n'avons pas accordé beaucoup d'attention aux questions d'intégration.

S'agissant de l'instruction « à 360° » et de la numérisation, comme nous l'avons entendu à Angers, il est compliqué d'examiner l'ensemble des possibilités de titre de séjour d'une personne sur la base d'un simple rendez-vous et de documents envoyés via une plateforme internet : il faut un dialogue entre le demandeur et une personne compétente. Je suis donc très réservé sur l'évolution vers une dématérialisation totale. On voit, pour les demandes de visas à l'étranger, que celle-ci engendre une sous-traitance des relations entre les demandeurs et le service public à des opérateurs privés, avec des risques de détournement. J'ai donc quelques doutes sur la capacité à mener une instruction à 360° avec une administration qui serait devenue virtuelle.

Sur la question des OQTF, le tableau qui figure en page 80 du rapport montre, effectivement, que le taux de réalisation, en France, n'est pas bon. Cependant, notre pays émet beaucoup plus de mesures d'éloignement que les autres ! Cela doit être dit, parce que le nombre d'OQTF délivrées n'est absolument pas en phase avec notre capacité à éloigner - d'autres pays, qui n'ont pas moins d'étrangers en situation irrégulière, émettent beaucoup moins d'OQTF, ce qui leur garantit des taux d'exécution bien supérieurs...

Enfin, sur les sujets liés au débat que nous aurons lundi dans le cadre du volet parlementaire de la présidence française de l'Union européenne, vous parlez, Monsieur le président, de recommandations à droit constant. En réalité, plusieurs propositions incitent le débat européen à évoluer.

La proposition n° 22 est un bon cahier des charges pour le Pacte sur la migration et l'asile. La proposition n° 29 porte sur la conditionnalité entre les laissez-passer consulaires et la délivrance de visas. J'ai beaucoup de doutes sur l'utilité réelle et globale de mesures de ce type. Je peux concevoir qu'à un moment donné cela permette de faire pression sur un gouvernement, mais je ne suis pas du tout certain que, sur le long terme, nous soyons gagnants à exercer un tel chantage aux visas. En tout état de cause, cela nécessitera une modification du code Schengen. Aujourd'hui, on ne peut que jouer sur les délais de rendez-vous pour réduire le nombre de visas délivrés...

Nous avons considéré qu'il n'était pas utile de parler de la mise en oeuvre de la protection temporaire. La protection temporaire qui est mise en oeuvre pour la première fois pour les personnes arrivant d'Ukraine nécessite des coordinations entre pays. Or le règlement Dublin ne s'applique pas. Il n'existe pas d'interdiction absolue de demander la protection temporaire dans un pays, et pas dans un autre. Il y a encore des choses à faire sur ce point, qui mériterait d'être un peu plus suivi par les parlements nationaux et par le Parlement européen. Si la protection temporaire est correctement mise en place en France aujourd'hui pour les citoyens ukrainiens qui la demandent, elle ne l'est pas pour les ressortissants d'États tiers qui seraient en droit de la demander selon la directive.

Bien entendu, lors du débat que nous aurons lors de la réunion sur la présidence française de l'Union européenne, il faudra beaucoup insister sur tous les aspects liés à l'Europe. Il faudra notamment évoquer le sujet de la surveillance des frontières et du rôle de l'agence Frontex.

Les événements intervenus depuis notre échange à Varsovie avec le directeur général de Frontex montrent aussi les difficultés auxquelles cette agence européenne est aujourd'hui confrontée. Cette crise s'explique notamment par le fait que Frontex n'est qu'au service des États membres : si l'agence Frontex dénonce trop fortement des événements qui auraient eu lieu en dehors du droit - je pense en particulier à la Grèce -, elle ne pourra plus agir correctement. L'agence dépend du bon vouloir des pays européens. C'est pourquoi Frontex n'est pas intervenu à la frontière avec la Biélorussie à l'été dernier, et c'est aussi, je crois, ce qui peut expliquer son silence face à des situations inacceptables qui ont pu être constatées en Grèce, sous la responsabilité d'abord des autorités grecques.

Il y a donc une réflexion à avoir sur les marges de manoeuvre réelle d'une agence européenne qui agit sous la responsabilité et sous la supervision des États membres lorsque l'un d'entre eux sort des clous.

M. André Reichardt . - Je veux décerner un grand satisfecit à cette mission, dont j'ai fait partie. Je souscris à toutes les recommandations. Ces conclusions me semblent refléter parfaitement le travail qui a été réalisé. Il méritait d'être mené, et l'a été dans d'excellentes conditions.

Toutefois, je veux faire deux observations.

Premièrement, il n'a en aucun cas été question de remettre en cause les grandes orientations de la politique gouvernementale en matière d'immigration. Bien entendu, nous aurions pu nous demander pourquoi tant d'immigrés arrivent chez nous, pourquoi il y a tant de demandes d'asile, pourquoi il y a si peu d'OQTF exécutées - un peu moins de 6 % -, pourquoi ce taux est plus bas que jamais ... Toutefois, analyser les grandes orientations de la politique migratoire en France constituerait une autre mission. Différents travaux ont été menés par le Sénat sur ce sujet. Cette mission vient plutôt anticiper un nouveau travail qui pourrait être mené à l'avenir, si tant est que le prochain gouvernement souhaite s'emparer de ce sujet, qui a été un élément important de la récente campagne électorale.

Deuxièmement, cette mission visait initialement à préparer une réunion des parlements nationaux qui aura lieu ici lundi prochain. Naturellement, il faut faire en sorte que la recommandation essentielle, à savoir la recommandation n° 22, soit présentée aux membres de ces parlements. Je pense notamment à tout ce qui concerne la coordination de l'asile, et même, si possible, à la possibilité de règles en matière d'asile coordonnées avec une mutualisation de nos politiques.

Avec ses 31 autres recommandations, la mission a largement débordé l'objectif qui lui était assigné. Il serait vivement souhaitable que ses différentes propositions soient mises en oeuvre - ne serait-ce qu'à droit constant - afin de donner un peu plus d'efficacité à l'action des services des préfectures, qui travaillent souvent dans des conditions très difficiles et finissent par douter de l'utilité de leur travail, compte tenu de leurs maigres résultats.

M. Alain Richard . - Je veux saluer le travail réalisé, et exprimer mon assentiment général à l'ensemble des conclusions.

Je me demande si le président n'a pas été un peu audacieux en parlant de réforme « à droit constant ». Probablement voulait-il dire « à droit législatif constant »... De fait, il faudra bien changer le droit réglementaire pour mettre en oeuvre les recommandations ! Beaucoup de ces sujets ont une nature réglementaire. Je pense notamment - il faudra le vérifier - à l'ensemble des motifs que l'on doit faire figurer dans une demande de titre de séjour.

Je suis favorable à la généralisation de l'instruction « à 360° », mais je me démarquerai de Jean-Yves Leconte, car, vu la masse de vérifications qu'il impose, ce système ne me paraît viable que s'il est numérisé. Faire l'instruction à 360° « à la main » est la plus sûre façon d'aboutir à une embolie complète. Les droits de l'homme peuvent parfaitement être respectés dans un process numérisé ! C'est ce qui se produit tous les jours dans nos administrations sur d'autres sujets sensibles.

Le sujet assez critique de « l'équivalence » des refus d'asile - comme le disent les universitaires - n'est même pas législatif : il est conventionnel. Il nécessite un complément au dispositif actuel de Schengen. Ce dossier figure sur l'établi. Schengen est en cours de révision. Cela doit, me semble-t-il, constituer une priorité.

Enfin, c'est pour moi paradisiaque que de pouvoir voter, pour la première fois, sur le contenu d'un rapport, et non pas seulement sur le droit de le publier. Depuis le temps que je le demande... J'en voterai toutes les recommandations !

M. Jean-Yves Leconte . - Je suis vraiment en désaccord avec Alain Richard, compte tenu de ce que l'on peut observer sur les demandes de visas actuellement. La relation avec l'administration a été sous-traitée à des structures extérieures. Dans un nombre toujours plus important de pays, on constate que ce n'est même pas l'opérateur qui a été habilité par la France à recevoir les demandes qui traite directement avec les personnes. Dès lors que tout est virtuel, la gestion est déléguée à des officines privées, avec de plus en plus de difficultés et d'erreurs.

Je crois vraiment que la relation directe, quasi physique avec le service public, doit être maintenue, non de manière obligatoire, mais dès que les demandeurs en ont besoin.

M. François-Noël Buffet , rapporteur . - Je veux apporter une clarification à ce que j'ai voulu dire par « droit constant » ou presque. Nous n'avons pas travaillé sur le fond de la politique de l'immigration. Nous n'avons pas travaillé, par exemple, sur les conditions d'une immigration régulière, sur les obligations qui incombent à l'étranger arrivant sur le territoire, etc.

Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas besoin de modifications législatives : ne serait-ce que sur l'instruction « à 360° », nous avons besoin d'une base légale pour pouvoir opposer l'irrecevabilité aux demandes ultérieures - elle n'existe pas aujourd'hui.

Les dispositions de l'article 37-1 de la Constitution permettent l'expérimentation de dispositifs pour un objet et une durée limités, comme une éventuelle instruction à 360° qui conduirait à interdire aux étrangers de déposer une nouvelle demande en l'absence d'éléments nouveaux. Cependant, si cette expérimentation se révélait concluante, il faudrait naturellement légiférer à nouveau pour la généraliser.

Il faudra également un texte de loi pour engager la réforme du contentieux qui est proposée dans le rapport du Conseil d'État.

J'ajoute que l'ANEF ne supprime pas les passages en préfecture : elle les réduit. Il y a un vrai problème d'accessibilité du système numérique pour une partie des demandeurs. Il faut qu'ils puissent bénéficier d'une alternative pratique.

Monsieur Leconte, il est vrai que notre pays émet beaucoup d'obligations de quitter le territoire, probablement plus que les autres États membres. Toujours est-il que, en 2012, on exécutait un peu plus de 22 % des OQTF. Dix ans plus tard, ce taux est de 5,7 % ! Si cela peut s'expliquer, la chute reste néanmoins vertigineuse.

André Reichardt évoquait la question des raisons de ces nombreuses demandes d'asile. Ces raisons, nous les connaissons tous : c'est en grande partie le fait des réseaux, qui incitent les gens à venir sur le territoire et à déposer une demande d'asile pour être autorisés à rester sur le territoire national et percevoir l'allocation pour demandeur d'asile (ADA). On leur explique que les procédures sont longues et que, s'ils sont déboutés, ils pourront faire une demande à un autre titre, puis à un autre... jusqu'au moment où ils seront installés depuis plus de cinq ans et pourront demander l'application de la circulaire de Manuel Valls pour bénéficier de l'admission exceptionnelle au séjour.

En réalité, le niveau de protection accordé est à peu près constant. Il est passé de 17 000 ou 19 000 dans les années 2010 - je vous parle de mémoire - à environ 25 000 au moment de la crise en Syrie. Il a ensuite augmenté un peu. Il a atteint quelque 33 000 en 2020, mais il y avait eu 130 000 demandes en 2019, et aux alentours de 96 000 en 2020.

Lors de précédents débats législatifs, nous avions proposé qu'une demande d'asile rejetée vaille obligation de quitter le territoire national. Je me souviens que cela avait créé quelque polémique. Néanmoins, Bernard Cazeneuve, alors ministre de l'intérieur, avait essayé de trouver une solution procédurale. Aujourd'hui, le Président de la République dit que c'est ce qu'il faut faire, et je pense que l'on ne peut qu'être d'accord. Il faut bien savoir, à un moment, envoyer des messages. Il me semble que la contrepartie de cette rigueur sur le fond est que l'on fiche la paix, si vous me permettez l'expression, à l'étranger qui est régulièrement sur le territoire et qui a respecté les conditions posées.

Cela dit, nous ne sommes pas entrés dans ce débat : ce n'était pas le but de la mission.

M. Jean-Yves Leconte . - Vous remarquerez, sur ce point, que l'Allemagne, qui délivre l'équivalent d'OQTF automatiques, ne les comptabilise même pas pour mesurer l'efficacité de ses mesures d'éloignement.

M. Alain Richard . - Tout le monde sait soigner ses statistiques !

Mme Catherine Di Folco , présidente . - Nous allons passer au vote des 32 recommandations, puis nous statuerons sur la parution du rapport.

M. Jean-Yves Leconte . - Vous aurez compris que certaines m'inspirent des réserves !

La commission adopte les recommandations du rapporteur et autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information.

M. François-Noël Buffet , rapporteur . - Le rapport n'aura un caractère public qu'en fin de semaine.

Je remercie les collègues qui ont participé activement à la mission.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page