LISTE DES CONTRIBUTIONS ÉCRITES

Un coeur, une voix

COMPTES RENDUS
DES AUDITIONS EN COMMISSION

Audition de M. Ferdinand Mélin-Soucramanien,
professeur des universités, université de Bordeaux, co-auteur du rapport public Réflexions sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie

(Mardi 7 juin 2022)

M. François-Noël Buffet , président . - Monsieur Mélin-Soucramanien, nous vous remercions de votre présence. Professeur des universités en droit public, vous êtes co-auteur du rapport remis au Premier ministre en 2013 « Réflexions sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie ».

À la suite de la dernière consultation à l'autodétermination de ce territoire, qui a eu lieu en décembre 2021, et du choix de la Nouvelle-Calédonie de demeurer au sein de la République française, une nouvelle période institutionnelle s'ouvre. Le Sénat, et particulièrement la commission des lois, a engagé un travail de fond afin de réfléchir à cette évolution - sachant que nous attendrons, le moment venu, la position et les propositions de l'État.

Un groupe de contact a également été mis en place par le président du Sénat, au sein duquel nous échangeons avec les parties prenantes sur ce sujet.

Philippe Bas, Jean-Pierre Sueur, Hervé Marseille et moi-même avons été nommés rapporteurs de la mission d'information que nous avons constituée sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. Philippe Bas, Jean-Pierre Sueur et moi-même nous rendrons sur place du 22 au 29 juin. En prévision de ce déplacement, nous avons décidé d'auditionner un certain nombre de spécialistes de la Nouvelle-Calédonie, notamment dans le domaine institutionnel. Cependant, nous n'ignorons pas l'importance des questions économiques, sociales, et géopolitiques. La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées travaille particulièrement sur ce dernier sujet, au travers d'une mission d'information dont le rapport doit paraître en octobre.

A également été convié à cette audition le président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, Stéphane Artano.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur des universités, Université de Bordeaux . - Nous sommes entrés depuis six mois dans une période de discussion, prévue pour dix-huit mois à partir de janvier 2022, donc devant se terminer en juin 2023. Certains s'inquiètent de voir le temps s'écouler. Nous sommes en effet à un an de l'échéance fixée par le Gouvernement.

Merci à vous, monsieur le président, et aux membres de votre mission d'information, de vous emparer de ce sujet. Tout laisse à penser qu'à l'Assemblée nationale le temps de réaction sera plus long compte tenu du contexte électoral. Cette initiative du Sénat, qui s'inscrit dans une autre temporalité, est donc à saluer.

J'ai de la période actuelle une vision qui n'est pas très pessimiste. Plusieurs personnes déplorent le temps perdu, regrettant que l'on tourne autour du sujet depuis plusieurs dizaines d'années sans en atteindre le coeur. Pour ma part, cela fait plus de dix ans que je travaille sur ce sujet. Professeur des universités, je n'ai aucun intérêt privé, moral ou financier en Nouvelle-Calédonie. Je suis intervenu à titre d'expert sur la question de son statut institutionnel à plusieurs reprises, la première fois à la demande de François Fillon, alors Premier ministre.

Depuis dix ans, un certain nombre de voies ont été fermées, d'autres ont été ouvertes ou esquissées. Il serait faux de dire que les gouvernements successifs n'ont pas travaillé, même s'ils l'ont fait avec plus ou moins d'ardeur selon les cas. Dans la période récente, les choses ont avancé. Les trois référendums ont été organisés dans une période très courte, et leur régularité sur le plan juridique est incontestable. L'État a donc bien fait son travail, cela alors même que certains ne jugeaient pas réellement envisageable la tenue des trois consultations successives prévue par l'accord de Nouméa. La première consultation a eu lieu en 2018, et a été suivie d'une deuxième puis d'une troisième.

Nous nous trouvons actuellement dans une phase très nébuleuse de l'accord. Après trois référendums ayant conclu au « non », l'accord de Nouméa prévoit en effet, par une ellipse formidable, que « les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée ».

Une chose est certaine : par trois fois, la population comprise dans la liste électorale spéciale constituée pour cette consultation référendaire - appelée liste électorale spéciale consultation (LESC) - a répondu « non » à la question de savoir si elle voulait que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante. C'est un peu comme le reniement de Pierre. L'un des rédacteurs de l'accord de Nouméa ne nie pas d'ailleurs avoir eu cette image en tête lorsqu'il a prévu les trois consultations possibles.

Nous en sommes donc au moment où les partenaires politiques doivent se réunir pour examiner la situation ainsi créée.

Si la consultation référendaire du 12 décembre 2021 a été marquée par un mot d'ordre de non-participation lancé par les partis indépendantistes et ses résultats contestés sur le plan politique et sur la scène internationale, ces derniers n'en sont pas moins incontestables du point de vue juridique. Il faut désormais passer à la négociation.

Je voudrais aborder cette question sous deux angles. Premièrement, quelle pourrait être la méthode de cette négociation ? Deuxièmement, quel pourrait en être le résultat ?

Plusieurs méthodes ont été éprouvées en application de l'accord de Nouméa, notamment au travers du comité des signataires de l'accord. Toutefois, le statut juridique de l'accord est incertain. Il avait en effet été conclu en 1998 pour une durée de vingt ans. Bien que l'on étire autant que possible sa durée d'application, sa base est devenue fragile et il ne pourra durer indéfiniment.

Au-delà de l'échéance de juin 2023, les élections provinciales de 2024 constitueront à mon sens un moment de vérité.

Cela étant, des dispositions transitoires ont été introduites dans la Constitution par voie législative. La loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie prise en application de l'accord de Nouméa n'est en outre pas frappée de caducité. Certains éléments sont donc un peu plus solides que d'autres. Tout cela n'en reste pas moins fragile et repose sur une forme de fiction. Il est vrai néanmoins que le droit se nourrit de fictions. Reste cependant que, sur le plan de la méthode, le comité des signataires ne constitue peut-être pas le bon cénacle pour la réflexion à mener.

Des initiatives comme les vôtres sont très louables et parviendront, je l'espère, à faire avancer le dossier.

Pour ma part, sans être un partisan de la démocratie participative à tout crin, je suis convaincu que cette question devra se régler en Nouvelle-Calédonie, moyennant une plus grande participation de la société civile. Un grand écart sépare en effet souvent les aspirations quotidiennes concrètes de la population des mots d'ordre politiques. L'un des enjeux du moment est de rapprocher la population de ces mots d'ordre, parfois outranciers, qui sont portés tantôt par les indépendantistes tantôt par les non-indépendantistes.

Il ne me revient évidemment pas de dire ce qu'il faudrait faire. Néanmoins, le gouvernement précédent avait déjà eu l'intuition de la nécessité de consulter la société civile, et cela avait produit d'assez bons résultats. Je pense que ce procédé devrait être amplifié.

Tout le monde aspire à sortir de l'indétermination, et des statuts temporaires fixés pour dix, vingt ou trente ans. Or, pour y parvenir, l'adhésion de la population sera capitale, et l'on ne peut imaginer une telle adhésion si elle n'a pas participé à l'élaboration du projet de société choisi.

Mon sentiment est par ailleurs que le problème de la Nouvelle-Calédonie tient moins à ses rapports avec la France qu'à un problème de vivre-ensemble interne. C'est pourquoi il serait bon que par le biais d'une sorte de conférence de citoyens la population s'exprime durant cette période. Le délai imparti étant court et les questions juridiques à traiter nombreuses, il sera toutefois difficile de l'organiser sérieusement. Ce sera néanmoins l'une des clés de résolution du problème.

J'en viens à présent au résultat possible du processus. Dans le rapport que Jean Courtial et moi-même avons rédigé en 2014 à la demande du Gouvernement, nous évoquions quatre voies possibles. Aujourd'hui, deux voies médianes sont encore à l'ordre du jour dans le débat : l'autonomie étendue et la pleine souveraineté avec partenariat. Celle du statu quo et de l'immobilisme n'est en revanche plus envisageable.

La voie de l'autonomie étendue est celle qui ressort le plus nettement des trois référendums négatifs. En effet, si nous prenons leurs résultats à la lettre, la Nouvelle-Calédonie a, par trois fois, déclaré qu'elle voulait rester sous la souveraineté de la République française. La difficulté concrète est de savoir comment lui donner davantage d'autonomie, ou comment lui en accorder une meilleure.

La Nouvelle-Calédonie dispose de toutes les compétences, à l'exception des compétences régaliennes et des trois compétences citées à l'article 27 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie : l'enseignement supérieur, le statut des communes et la communication audiovisuelle. Nous pourrions imaginer de transférer ces dernières, mais cela ne constituerait pas une grande avancée.

La piste à creuser est sans doute celle d'une meilleure autonomie. Cela passerait par le chantier de la répartition des compétences internes entre l'entité Nouvelle-Calédonie et les provinces, et entre celles-ci et les communes. Les communes calédoniennes, au nombre de trente-trois, pourraient se voir attribuer d'autres compétences, notamment sur les questions coutumières. Il s'agirait donc d'accorder « mieux d'autonomie » plutôt que « plus d'autonomie ». Nous pourrions imaginer à ce titre un projet qui serait proposé au vote.

Il ne faut pas exclure néanmoins l'hypothèse de la pleine souveraineté avec partenariat. La difficulté juridique est qu'elle a été exclue par les trois consultations. Toutefois, cet objet politique demeure dans le débat.

Dans cette hypothèse, à l'image des consultations qui ont eu lieu au Québec, les questions suivantes seraient posées, lors d'une consultation référendaire, aux personnes inscrites : « Voulez-vous accéder à l'indépendance et à la pleine souveraineté et, le cas échéant, acceptez-vous ce projet qui vous lie à telle ou telle puissance - le Canada, dans le cas du Québec ? ». Cela reviendrait à rétrocéder les compétences régaliennes à la puissance en question.

Ces deux projets arrivent exactement au même résultat. Dans les deux cas en effet, la République française conserve les compétences régaliennes, ce qui est important du point de vue géopolitique et en matière d'ordre public sur le territoire. La différence symbolique qui les sépare est cependant non négligeable, la colonisation de ce territoire étant relativement récente et ayant été particulièrement violente. Il est probable néanmoins que la seconde option reviendra sur la table des négociations.

La question de la constitution du corps électoral est par ailleurs essentielle. Ces deux hypothèses peuvent se décliner en une multitude de variantes en fonction de la population qui participerait au référendum de projet prévu en principe en juin 2023.

La question est en outre de savoir sur quel fondement juridique ce référendum pourrait être organisé.

L'application de l'article 72-1 de la Constitution - qui a joué, par exemple, dans le cas de Mayotte - paraît exclue, car cet article renvoie à une consultation sur l'organisation d'une collectivité territoriale. Or l'entité Nouvelle-Calédonie n'est plus elle-même une collectivité territoriale, même si elle en contient en son sein.

Par conséquent, le fondement juridique le plus sûr, bien qu'il ne soit pas le plus solide, serait le préambule de la Constitution, qui a été utilisé pour la Corse.

La question la plus importante reste cependant celle de la définition du corps électoral. À ce sujet, deux thèses s'opposent : celle d'un corps électoral de droit commun et celle d'un corps électoral restreint. Selon la première, l'accord de Nouméa prévoyant trois consultations référendaires, et ces trois consultations ayant eu lieu, le corps électoral spécial constitué pour l'occasion n'a plus de raison d'être. Selon la seconde, on ne peut consulter la population générale de Nouvelle-Calédonie, il faut donc maintenir le corps électoral restreint de la LESC.

Il paraît peu probable que le Gouvernement désigne un corps électoral de droit commun pour voter sur le projet proposé. La question de la définition de ce corps fera sans doute l'objet d'une discussion intense. Toutefois, compte tenu du délai très réduit qui a été fixé, il sera difficile de déterminer un autre corps que celui qui était prévu par l'accord de Nouméa. Il n'est donc pas impossible que ce corps soit réanimé pour une quatrième et dernière apparition, faute de mieux. Ce sera l'objet de négociations. Cependant, s'il devait l'être, cela devrait probablement s'appuyer sur la loi organique et devrait faire préalablement l'objet d'un avis circonstancié du Conseil d'État.

M. Philippe Bas , rapporteur . - Le concept de « souveraineté partagée » se traduit-il par une pleine souveraineté avec partenariat, ou s'agit-il d'une troisième voie susceptible de prospérer et de se révéler fédératrice ?

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - La souveraineté en principe ne se partage pas. Ces mots n'ont donc pas vraiment de sens, juridiquement. La souveraineté est ou n'est pas, selon Jean Bodin. Cela dit, un partage de fait s'est bien effectué en Nouvelle-Calédonie. Le congrès de la Nouvelle-Calédonie est une assemblée législative, qui vote des lois du pays.

Même si cette formule sonne bien politiquement, je ne vois pas en quoi une telle « souveraineté partagée » serait différente des hypothèses déjà à l'étude.

M. Philippe Bas , rapporteur . - Dans le cadre des institutions de l'Union européenne, les États membres exercent en commun une partie des attributs de la souveraineté. L'accord des deux parties, calédonienne et hexagonale, ne pourrait-il déterminer l'exercice de certaines compétences ?

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - Si les compétences que la France a transférées à l'Union européenne peuvent toujours lui être reprises - même si cela se fait difficilement, comme le montre l'exemple de la Grande-Bretagne -, dans le cas de la Nouvelle-Calédonie, les transferts de compétences sont irréversibles. Le rapport quasi fédéral entre la France et la Nouvelle-Calédonie va donc plus loin que celui qui unit la France à l'Union européenne.

M. Philippe Bas , rapporteur . - Le référendum que vous avez évoqué pour juin 2023, visant à faire approuver un nouveau statut, est-il réellement incontournable, et l'échéance de juin 2023 l'est-elle également ?

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - Une révision constitutionnelle est incontournable. Or il paraît difficile de le faire sans consulter les Calédoniens, d'autant que l'Organisation des Nations Unies (ONU) tance régulièrement la France sur le sujet. L'existence de dispositions constitutionnelles transitoires a en outre de quoi surprendre, et justifie cette révision.

Quant à l'échéance de juin 2023, elle a été fixée par le précédent gouvernement en janvier 2022 à la suite de la consultation référendaire du 12 décembre 2021 et au vu de la décision d'une partie du corps électoral de ne plus discuter avec le Gouvernement. Une période transitoire de dix-huit mois s'est donc ouverte, dont six mois viennent de s'écouler sans apporter d'élément notable.

M. François-Noël Buffet , président . - Ce délai de dix-huit mois n'a pas de base juridique, il découle d'une simple déclaration du Gouvernement. Les discussions pourraient donc durer indéfiniment !

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - Les élections provinciales de 2024 que j'évoquais précédemment marqueront néanmoins un retour à la réalité, sans compter les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) qui seront certainement émises par tel ou tel spécialiste du contentieux. La véritable échéance est donc à attendre en 2024, celle de juin 2023 relevant davantage d'un mot d'ordre politique.

M. Jean-Pierre Sueur , rapporteur . - Les signataires de l'accord de Matignon avaient imaginé un jour « J » auquel serait défini un statut définitif pour la Nouvelle-Calédonie. En réalité, à des fins d'apaisement, ils ont enclenché un processus qui en a lui-même entraîné un autre. Même si certains, peu nombreux, estiment que, les trois référendums prévus par l'accord de Nouméa ayant eu lieu, tout est terminé, ce processus se poursuit. N'y a-t-il pas là une vision du droit un peu atypique ?

Ne faudrait-il pas enclencher un nouveau processus, impliquant d'une part la question des élections provinciales, qui a pour corrélat celle de l'examen préalable des listes électorales, un travail sensible indispensable ? D'autre part, ne faudrait-il pas prévoir de reposer, à un moment ou à un autre, la question de l'autodétermination, comme plusieurs personnes le jugent nécessaire, et même si cela risquerait de déplaire à certaines autres ?

De manière générale, un nouveau processus juridique paraît s'ouvrir, nonobstant une série de réalités économiques, financières et sociales dont on ne peut faire abstraction.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - L'accord de Matignon avait effectivement pour but de ramener la paix sur le territoire calédonien. L'accord de Nouméa visait pour sa part la construction d'un projet institutionnel. Il était tendu vers l'hypothèse de l'émancipation et de la décolonisation. Or cette hypothèse ne s'est pas concrétisée. Tout le problème vient de là. L'accord de Nouméa avait en effet été rédigé dans une logique de décolonisation, dénoncée par certains et louée par d'autres. Plusieurs acteurs imaginaient qu'il déboucherait vers l'acquisition de la pleine souveraineté, ce qui n'a pas été le cas.

La question du rapport au temps est par ailleurs primordiale. Une grande partie de la population est en attente d'une forme de sécurité dans le temps et de visibilité - pour les générations futures, comme pour des raisons économiques et financières.

Nous pourrions imaginer d'inclure dans le nouveau projet qui serait rédigé une clause de revoyure, assortie d'un rendez-vous fixé dans dix ou vingt ans. Pour ma part je ne suis pas persuadé que ce soit la meilleure solution, car cela reviendrait à reporter le problème et à créer une forme d'incertitude.

Le fait de ne rien prévoir n'est toutefois pas non plus une solution, d'autant que le droit à l'autodétermination, ou droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, est perpétuellement ouvert en France depuis 1946. Dans le cadre des négociations, une clause pourrait donc être inscrite quelque part, indiquant qu'une majorité qualifiée au congrès doublée d'une partie significative de la population pourrait décider l'organisation d'une consultation sur l'autodétermination - sans fixer de date, pour ne pas créer d'incertitude.

M. Stéphane Artano . - Je remercie le président François-Noël Buffet de son invitation, laquelle témoigne à la fois de l'importance des réflexions du Sénat sur ces sujets statutaires et du souci d'une bonne coordination des travaux des différentes structures internes à la Haute Assemblée.

La délégation sénatoriale aux outre-mer s'est emparée particulièrement de cette question institutionnelle en 2020, au sein du groupe de travail sur la décentralisation mis en place par le président du Sénat et chargé de repenser l'organisation des pouvoirs locaux.

Mon prédécesseur, Michel Magras, s'est attaché à approfondir le volet ultramarin de la réflexion sénatoriale. Ses recommandations ont fait l'objet d'un rapport rendu public en septembre 2020, axé sur la différenciation territoriale outre-mer, pour lequel Michel Magras a consulté l'ensemble des exécutifs et des présidents des assemblées territoriales des outre-mer - afin de recueillir leurs appréciations sur l'application des statuts actuels et de mesurer leurs attentes -, ainsi que plusieurs juristes éminents, dont Ferdinand Mélin-Soucramanien.

Nous avons eu l'occasion d'échanger, en présence de nos collègues députés de la délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale, sur les souhaits d'évolution institutionnelle à court et moyen termes dans les territoires ultramarins.

Une réunion commune est en outre prévue le 29 juin au Sénat, avec l'Association des juristes en droit des outre-mer (Ajdom), comportant une séquence sur la Nouvelle-Calédonie à laquelle participera Alain Christnacht, conseiller d'État honoraire, ancien haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie.

Au travers de la question de l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie et du caractère incontournable de son adaptation, le chantier des évolutions statutaires est devant nous.

Je salue la présence de Pierre Frogier, mais également celle de nos collègues de Guyane, de Guadeloupe, de Mayotte, de Wallis-et-Futuna ou encore de Polynésie française. Comme le débat sur la citoyenneté polynésienne l'a récemment montré, ces questions statutaires seront inscrites à l'agenda parlementaire des prochains mois. La crise du covid-19 et les derniers résultats électoraux ont mis en lumière la profondeur de la crise actuelle. Elle appelle des solutions, inédites et d'une grande technicité.

Le cycle d'auditions que vous entamez aujourd'hui est donc particulièrement opportun afin de permettre de préparer ces débats, décisifs pour l'avenir, sur le meilleur cadre juridique constitutionnel possible. Le directeur de la chaire des outre-mer de l'Institut d'études politiques (IEP) de Paris, Martial Foucault, pourra vous apporter son expertise. Vous pourrez compter sur la contribution des élus de la délégation aux outre-mer à vos travaux.

M. François-Noël Buffet , président . - Monsieur le professeur, vous avez insisté sur un point essentiel : la question est moins celle des relations entre la Nouvelle-Calédonie et l'État que celle de la capacité à faire vivre ensemble plusieurs populations sur le territoire. Il semble d'abord nécessaire de faire en sorte que tout le monde trouve sa place. Avez-vous des pistes pour y parvenir ?

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - Le « destin commun » mentionné dans l'accord de Nouméa constitue un objectif, un idéal dont force est de constater qu'il ne s'est pas traduit dans la réalité. Le partage des voix recueillies lors des deux premiers référendums - 56,7 % en faveur du « non » pour le premier, 53,3 % lors du deuxième - montrait que la minorité des partisans du « oui » était loin d'être négligeable. Le « non » massif exprimé lors du troisième référendum l'a été par ailleurs dans les conditions de participation que nous connaissons. Ces trois référendums sont donc intervenus dans le cadre d'une société divisée. Ces résultats électoraux traduisent non seulement une scission territoriale, mais aussi une scission ethnique.

Ce dernier terme peut être employé ici, la Nouvelle-Calédonie constituant la seule partie du territoire de la République française où les statistiques ethniques sont autorisées.

Le destin commun peut toujours être affiché en étendard, ces difficultés n'en demeurent pas moins.

Le projet de partition présenté par Pierre Frogier a l'avantage de fournir des éléments à la discussion. J'ai pour ma part des réserves à son endroit, cette solution recelant, selon moi, plus de dangers que d'avantages.

Il faut garder à mon sens la boussole de l'universalisme, même si elle est un peu détraquée aujourd'hui. C'est pourquoi je privilégierais une méthode qui permette aux différents acteurs de travailler ensemble. Le projet que nous défendons depuis la Révolution française est le projet universaliste. Même si une forme d'impasse semble se présenter en Nouvelle-Calédonie, nous ne pouvons aller vers autre chose sans risquer de nous renier.

M. François-Noël Buffet , président . - Merci, monsieur le professeur, nul doute que nous aurons besoin à nouveau, à un autre moment, de vos lumières. Merci à tous.

Audition de MM. Mathias Chauchat, professeur des universités en droit public à l'université de la Nouvelle-Calédonie, Étienne Cornut,
professeur des universités en droit privé à l'université de Saint-Étienne, Jean Courtial, conseiller d'État honoraire, ancien chef de la mission
de réflexion sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie,
et Mme Géraldine Giraudeau, professeure des universités en droit public
à l'université de Perpignan

(Mercredi 8 juin 2022)

M. François-Noël Buffet , président . - La commission des lois du Sénat a décidé de créer en son sein une mission sur l'évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie, composée de quatre rapporteurs : les questeurs Jean-Pierre Sueur et Philippe Bas, le président Hervé Marseille et moi-même.

Nous avons engagé une série d'auditions, dont celle-ci, pour laquelle nous accueillons Géraldine Giraudeau, professeure des universités en droit public international à l'université de Perpignan, Mathias Chauchat, professeur des universités en droit public à l'université de la Nouvelle-Calédonie, Étienne Cornut, professeur des universités en droit privé à l'université de Saint-Étienne et Jean Courtial, conseiller d'État honoraire et ancien président de la mission de réflexion sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, participe également à cette audition.

Mme Géraldine Giraudeau, professeure des universités en droit public international à l'université de Perpignan . - C'est un honneur pour moi de m'exprimer devant votre commission sur un sujet difficile et dont dépendent la paix et l'avenir des Calédoniens. J'espère pouvoir vous donner l'éclairage de mes spécialités, le droit international public et le droit comparé, sur trois aspects : le cadre juridique international applicable, les compétences internationales de la Nouvelle-Calédonie et ses compétences sur les espaces maritimes.

Quel est le cadre juridique international applicable ? L'accord de Nouméa prévoit explicitement que c'est le droit de la décolonisation. Sa pierre angulaire est le droit à l'autodétermination, consacré par la Charte des Nations Unies et par les résolutions 1514, 1541 et 2625 de l'Assemblée générale des Nations Unies. C'est un droit incontournable, essentiel, inaliénable dans le droit international, et il est consacré par notre Constitution.

En quelle mesure ce droit pourrait-il être explicité dans un nouveau statut ? Il reste applicable juridiquement même s'il n'est pas mentionné explicitement, mais on peut s'interroger sur la nécessité de le mentionner explicitement et de prévoir ses modalités d'exercice, notamment l'initiative de nouvelles consultations. Ce qui est certain, c'est que ce droit ne s'est pas éteint après la troisième consultation.

Il peut être intéressant d'aller voir ce qui se passe ailleurs. Le Pacifique est une région où la diversité des statuts territoriaux est de nature à montrer que beaucoup de variantes sont possibles entre l'autonomie et l'association d'États. On peut aussi s'intéresser aux cas des îles Féroé, du Groenland, des anciennes Antilles néerlandaises - à la suite de leur dissolution en 2010, Aruba, Curaçao et Sint Maarteen sont en effet des États associés aux Pays-Bas, mais avec le statut de pays constitutifs et non d'États souverains. Aruba s'était prononcée en faveur de l'indépendance, mais les autorités locales étaient revenues sur cette décision et la Constitution de l'île repousse désormais sine die la réalisation de cette indépendance. Le statut du Groenland, à son article 21, affirme son droit à l'autodétermination.

Les compétences internationales de la Nouvelle-Calédonie, quant à elles, sont explicitement consacrées par l'accord de Nouméa et la loi organique qui le retranscrit. Elles s'inscrivent dans une dynamique générale de décentralisation des compétences en relations internationales, que les États peuvent déléguer à des entités infra-étatiques. Ces compétences sont importantes pour que la Nouvelle-Calédonie puisse s'épanouir dans son environnement régional.

Aujourd'hui, les autorités de la République peuvent confier au président du gouvernement calédonien des pouvoirs pour signer des accords internationaux. Le congrès calédonien peut également autoriser le président du gouvernement à négocier un accord, à charge ensuite aux autorités de la République de lui donner les pouvoirs pour le signer.

La Nouvelle-Calédonie est membre d'organisations internationales comme le Forum des îles du Pacifique dont la Polynésie française est aussi membre à part entière depuis 2016 ; elle est, en même temps que la France, membre de la Communauté du Pacifique, organisation de coopération scientifique et technique, dont le siège est à Nouméa ; elle est enfin membre du Programme régional océanien de l'environnement.

La Nouvelle-Calédonie peut être représentée par des délégués, comme c'est le cas aujourd'hui au sein des ambassades de France en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, au Vanuatu et aux îles Fidji.

Les modalités d'exercice de ces compétences pourraient être éclaircies et précisées à la faveur de l'élaboration d'un nouveau statut. Il serait bon de préciser les distinctions entre droit d'initiative, droit à l'information, droit à la participation ainsi que la compétence pour conclure des traités - ce qu'on appelle le treaty-making power - qui pourrait être étendue par une délégation générale.

Même si c'est plus anecdotique, une perspective à ouvrir est la coopération entre différentes entités, comme celle qui existe entre le Groenland et les îles Féroé concernant la pêche.

L'exercice de la compétence sur les espaces maritimes, définie comme relevant de l'État par la convention de Montego Bay, présente des difficultés dans les territoires à statut particulier. La convention souffre de manques liés à sa date de signature et aux ambiguïtés sur la zone économique exclusive (ZEE) et sur le plateau continental, exacerbées dans le cas des territoires à statut particulier, d'autant plus que l'autonomie est forte.

Si l'article 22 de la loi organique attribue à la Nouvelle-Calédonie la compétence sur la ZEE, son article 21 est plus sibyllin sur le plateau continental. Celui-ci a bien été étendu à l'ouest de la Nouvelle-Calédonie, mais la demande d'extension à l'est de l'archipel est en attente, en raison du différend avec le Vanuatu relatif à la souveraineté sur les îles Matthew-et-Hunter.

La compétence de l'État sur le plateau continental en deçà des 200 milles marins a été interprétée en faveur de la Nouvelle-Calédonie. La montée des eaux peut avoir un impact sur les limites maritimes, par le recul de la laisse de basse mer et des points servant au tracé des lignes de base. La Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française ont été actives sur cette question, puisqu'elles sont signataires de plusieurs déclarations très importantes, comme celle du 6 août 2021 du Forum des îles du Pacifique, alors que la position de la France est plus discrète...

Dernière question en suspens : la protection des câbles sous-marins. L'ordonnance de 2016, qui clarifie certains aspects à ce propos, n'est en effet pas applicable à la Nouvelle-Calédonie.

M. Étienne Cornut, professeur des universités en droit privé et directeur du Centre de recherches critiques sur le droit à l'université de Saint-Étienne . - C'est un honneur autant qu'un plaisir pour moi de vous parler d'un territoire où j'ai vécu treize années de ma vie, au cours desquelles j'ai été amené à travailler sur des questions de transferts de compétences en droit privé - ma spécialité -, sur la question de la citoyenneté, qui aurait pu devenir une nationalité en cas d'indépendance, et sur la place de la coutume kanak au sein de l'ensemble calédonien.

Aujourd'hui, la Nouvelle-Calédonie exerce l'intégralité de la compétence normative sur le droit privé, à quelques exceptions près. Faut-il aller plus loin en l'étendant par exemple au droit pénal ? Signalons que l'article 27 de la loi organique prévoit des transferts facultatifs que le congrès doit demander, comme sur l'université, par exemple. La bonne question à se poser est : pour quoi faire ? En quoi serait-ce une plus-value pour le bien être des Calédoniens et la construction de ce que l'accord de Nouméa appelle le « destin commun ».

Autre question : celle de la répartition des compétences entre le congrès et les provinces calédoniennes. La Nouvelle-Calédonie connaît aujourd'hui trois codes de l'environnement, car ce sont les provinces qui sont compétentes en la matière. Cela me semble être d'une complexité extrême, alors que le changement climatique dépasse largement les enjeux territoriaux.

Les transferts de compétences impliquent de savoir à qui ce droit s'applique. C'est là que nous touchons à une problématique de ma spécialité, le droit international privé.

Depuis juillet 2013, la Nouvelle-Calédonie est compétente sur le droit civil, mais aujourd'hui, nous ne savons pas à qui ce droit s'applique : aux Calédoniens, aux résidents après une certaine période de présence sur l'île, aux métropolitains de passage ? Ces questions ne sont pas réglées. Si, en 2013, lorsque j'ai commencé à alerter sur ce problème, la question était théorique, car le droit calédonien et le droit métropolitain étaient identiques, on constate aujourd'hui des différences très profondes en raison de l'évolution importante du droit français.

Deuxième question, des plus brûlantes : que va devenir la citoyenneté calédonienne, qui est restreinte dans ses bénéficiaires comme dans les droits qu'elle confère ? Rappelons que son accès est gelé : moi, qui ai vécu treize ans sur l'île, je n'ai pas pu voter aux élections provinciales et encore moins aux référendums. Cette citoyenneté implique un droit de voter et d'être élu, et un seul droit social : la préférence pour l'emploi local. Cette notion doit être repensée. La mission de 2015 a recueilli l'avis de chacune des parties calédoniennes sur le sujet : toutes étaient d'accord pour la conserver, mais pour la refonder. Reste à savoir comment faire, notamment comment ouvrir le corps électoral.

La question du contenu de la citoyenneté se pose aussi. Il faudrait redéfinir non seulement qui en bénéficie, mais aussi ce que cela apporte, notamment en termes de droit civil. Cela pourrait devenir un critère pour appliquer le droit civil calédonien dont je parlais à l'instant. Il faudrait aussi définir les obligations qui s'y rapportent. Pour l'instant, il n'y en a pas. Ces obligations pourraient être d'ordre fiscal ou autres, comme des jours de citoyenneté par exemple.

Autre sujet : la place de la coutume kanak. Celle-ci est aujourd'hui reconnue notamment à travers des institutions, comme le Sénat coutumier - il donne un avis sur toutes les lois du pays touchant au domaine coutumier -, les conseils d'aire des huit aires coutumières, les clans et les chefferies. La justice la prend en compte en matière civile pour les 100 000 personnes de statut coutumier kanak, à qui on n'applique ni le droit métropolitain ni le droit calédonien.

Faut-il aller plus loin dans la reconnaissance de la place normative de la coutume ? La professeure Giraudeau a parlé du droit maritime. Les terres coutumières prises en compte juridiquement ne sont que des terres émergées, mais les Kanaks considèrent que leur statut ne s'arrête pas au rivage, qu'il concerne aussi des terres immergées. On pourrait aussi renforcer les institutions : aujourd'hui, le Sénat coutumier n'a aucun levier pour empêcher l'adoption d'une loi du pays qui porterait sur l'identité kanak. On pourrait imaginer, sinon un droit de veto, du moins un avis qui ne soit pas que consultatif dans tous les domaines de l'identité kanak, et pas seulement ceux définis comme tels par le congrès.

Le rôle des clans dans la justice pourrait aussi être renforcé. Aujourd'hui, les travaux d'intérêt général peuvent y être accomplis. Ne pourrait-on pas aller plus loin ? Les autorités coutumières jouent traditionnellement un rôle très fort de médiation. On pourrait leur donner plus officiellement des rôles de conciliation, de recours préalable - toutes ces procédures que la loi pour une justice du XXI e siècle de 2019 a placées à l'honneur.

M. Mathias Chauchat, professeur des universités en droit public à l'université de la Nouvelle-Calédonie . - Constatant que, lors de la deuxième consultation, les forces étaient équilibrées de part et d'autre, l'État aurait pu ouvrir un peu la porte en apportant des garanties en cas de victoire du « oui ». Au contraire, il s'est engagé dans la campagne du troisième référendum en réduisant le choix entre une indépendance de rupture à l'algérienne et la participation à la République, ce qui a conduit au boycott par les indépendantistes. À ce blocage, je vois quatre sorties possibles.

La première est le statu quo : on ne touche à rien et on applique le principe d'irréversibilité constitutionnelle. Ne rien faire, en Nouvelle-Calédonie, c'est souvent mieux qu'aller chercher les ennuis...

Deuxième sortie : le partenariat. Les consultations ne lient pas l'État français, qui pourrait construire un statut d'État associé comme cela existe partout dans le Pacifique, pour garantir une relation apaisée, durable avec la France. Des troubles en Nouvelle-Calédonie affecteraient en effet durablement nos relations avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande et les autres États insulaires du Pacifique.

Troisième sortie : une modification unilatérale de la Constitution et un référendum imposé - perspective qui est déjà qualifiée de « référendum Pons » par les indépendantistes. Ce n'est sans doute pas la voie à emprunter.

Quatrième sortie : on discute jusqu'à ce que les partenaires trouvent une solution politique.

Il n'y a pas d'autres sorties. Le problème, c'est que trois de ces voies nécessitent une modification de la Constitution.

L'accord de Nouméa, qui a été constitutionnalisé, dit bien à son point 5 que la sortie de l'accord nécessite une solution politique et insiste sur l'irréversibilité constitutionnelle : « Tant que les consultations n'auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l'organisation politique mise en place par l'accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d'évolution, sans possibilité de retour en arrière, cette “irréversibilité” étant constitutionnellement garantie. »

Cela ne peut s'interpréter que de cette façon : pour en sortir, il faudra modifier la Constitution pour déplacer la Nouvelle-Calédonie du titre XIII vers le titre XII, comme la Polynésie française. C'est un énorme caillou dans la chaussure.

Sur quoi porte l'irréversibilité de « l'organisation politique » de la Nouvelle-Calédonie ? Sur un corps électoral, un mode de scrutin, un nombre de sièges, le gouvernement collégial, la provincialisation, le rééquilibrage, l'autodétermination. Tous ces points sont expressément mentionnés à l'article 77 de la Constitution. Certes, on a vu le Conseil constitutionnel ne pas se montrer très respectueux des compétences de la Nouvelle-Calédonie... mais le risque juridique est bel et bien réel.

Localement, cette irréversibilité est interprétée par les indépendantistes comme le respect de la parole donnée, ce qui est essentiel dans la civilisation océanienne.

Lorsque Georges Lemoine avait conduit les discussions à Nainville-les-Roches, en 1983, bien avant les événements, l'idée générale avait été de reconnaître aux Kanaks leur droit à l'autodétermination, en contrepartie de quoi les autres se voyaient reconnu leur droit à rester. À Matignon en 1988, c'était la même chose, mais après les événements.

Les Kanaks ont toujours reconnu que la reconnaissance de leur droit à l'autodétermination était la condition du droit des autres - ici on dit « les Blancs » - à rester.

L'accord de Nouméa a permis la cohabitation du peuple kanak et des autres dans l'égalité de la citoyenneté, et c'est cela qui fonde le « destin commun », cette périphrase du peuple calédonien qui associe les deux peuples pour en faire un seul - ce qui n'exclut pas l'association avec la France.

Les métropolitains ont tendance à parler d'un « corps électoral restreint ». S'il est vécu comme tel par les métropolitains, les Kanaks y voient au contraire une ouverture généreuse ; ils considèrent en effet qu'ils sont le peuple colonisé et que l'utilisation par les autres de leur droit de vote pour empêcher l'autodétermination est une rupture du contrat social. Si l'on touche au corps électoral, on risque d'annuler toute la séquence. Ce qui meurt dans l'ouverture du corps électoral, c'est le peuple calédonien, qui disparaît pour ne laisser qu'une rupture entre les Kanaks et les Français.

Beaucoup de concessions ont été faites par les indépendantistes, notamment aux comités extraordinaires des signataires de 2015 et de 2016, à propos de la citoyenneté des natifs sans parent citoyen - ils ont le droit de vote. Les Kanaks - enfin, les indépendantistes kanaks, mais c'est la même chose à 97 % - ont convenu qu'il était absurde qu'ils ne soient pas citoyens et ont accepté que le haut-commissariat, en violation parfaite de la loi organique, les inscrive sur le corps électoral citoyen. En fait, on ne vérifie pas si la condition de l'existence d'un parent citoyen est remplie et les indépendantistes ne font pas de recours.

Sont donc citoyens les personnes nées dans le pays et qui y résident à 18 ans et ceux qui résident ailleurs, mais ont des parents citoyens. Les seuls exclus sont donc les métropolitains, les immigrants.

Difficulté supplémentaire : la France ne peut pas à la fois ouvrir le corps électoral et respecter le droit de la décolonisation. Une résolution des Nations Unies dispose ainsi qu'aucun pays ne doit favoriser l'immigration dans le but de modifier le résultat d'une autodétermination. Il faudra donc choisir : soit on ne respecte pas le droit international de la décolonisation, comme en Polynésie française, soit on n'ouvre pas le corps électoral, sauf sur la question des natifs - pour lesquels nous n'avons pas besoin de modifier la Constitution. Cette concession des indépendantistes a été considérée par les loyalistes comme très insuffisante, mais personne n'en a rien dit - bel exemple qui prouve que la Nouvelle-Calédonie est effectivement « le pays du non-dit »...

J'ai entendu tout ce qu'a dit Étienne Cornut sur la coutume. Je ne suis pas personnellement opposé à ce qu'on élargisse les droits coutumiers en matière de police administrative par exemple. Mais il faut se garder de ne pas l'élargir à tout : elle doit rester un statut civil. Attention à ne pas céder à l'idée de « développement séparé des races » ; même s'ils ne l'appellent pas comme cela, certains en Nouvelle-Calédonie ont un projet de société suivant le principe « chacun reste dans sa zone » : les Kanaks tiennent le monde rural, les Européens tiennent Nouméa et quelques communes du Sud. On serait loin alors du « destin commun dans un pays commun ». Il ne faut pas non plus céder à la tentation de jouer les coutumiers contre les indépendantistes, de diviser les Kanaks entre ceux qui veulent la coutume sans l'indépendance et ceux qui veulent l'indépendance sans la coutume.

Les discussions seront très difficiles. Le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) a dit qu'il n'engagerait des discussions qu'avec l'État français, considérant que ce dernier a fait campagne pour le « non » et que les autres ont répondu trois fois « non » à la question : voulez-vous être calédoniens et vivre dans un pays commun ? Il a tendance à vouloir leur dire : si votre pays c'est la France, que faites-vous ici ?

La modification de la Constitution est inévitable. Son absence serait vécue comme une rupture de parole par le FLNKS.

M. Jean Courtial, conseiller d'État honoraire, ancien chef de la mission de réflexion sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie . - Je vous remercie d'avoir accepté de décaler mon audition, même si la logique aurait voulu que je sois entendu en même temps que Ferdinand Mélin-Soucramanien. J'ai parcouru ce matin le document que nous avions produit : il me semble toujours d'actualité. Deux phrases me frappent en particulier dans l'accord de Nouméa : « Si la réponse est encore négative, les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée. » ; « Tant que les consultations n'auront pas abouti, on continuera avec l'accord de Nouméa tel qu'il est, éventuellement indéfiniment. » On y est !

Le professeur Chauchat a indiqué la position des indépendantistes : ils voient dans le troisième référendum un mauvais geste et ils veulent parler à l'État. Cela implique certainement une phase intermédiaire avant la reprise des discussions entre les partenaires politiques calédoniens, pendant laquelle l'État doit prendre l'initiative.

Certains sujets majeurs n'ont pas été traités jusqu'à présent, et tant qu'ils ne le seront pas, on ne pourra pas déboucher sur une solution. Que signifie le « destin commun », horizon de l'accord de Nouméa ? C'est à la population calédonienne de le dire. L'État peut apporter toute son aide aux discussions, mais c'est aux partenaires de se déterminer.

La citoyenneté est un sujet brûlant, car elle évoluerait en nationalité en cas d'indépendance. Sujet plus mineur, les compétences qui n'ont pas été transférées. Si elles ne l'ont pas été, c'est que cela posait des difficultés politiques. Mais elles restent sur la table et peuvent constituer des axes de discussion.

La grande difficulté, c'est qu'en sortant d'un parcours normalisé, avec des étapes et des garanties, nous nous retrouvons comme en suspension. Bien sûr, nous pouvons continuer avec les institutions telles qu'elles sont. Mais ce qui était justifié, parce que provisoire, ne l'est peut-être plus, si c'est indéfini. Je ne parle pas du corps électoral ou du référendum, ni du droit à l'autodétermination, lequel, effectivement, ne s'éteint pas, mais du corps électoral pour les élections provinciales et le congrès. Ce qui était justifié par son caractère provisoire sur vingt ans devient beaucoup plus problématique sur le terrain politique et juridique.

L'urgence, c'est de rétablir le dialogue. Il faut une initiative de l'État pour que les réunions entre partenaires politiques prévues dans le document d'orientation se tiennent.

Il y a enfin une chose que l'expérience nous apprend : à chaque fois que l'on a envoyé une mission en Nouvelle-Calédonie parce que la situation était tendue, cela s'est bien passé. Tout n'a pas été résolu, mais cela a apporté la paix pendant un certain temps. Toutes les missions depuis 1988 jusqu'à la nôtre ont fortifié le dialogue. Seule différence : il faudrait, cette fois-ci, que la mission soit mixte, avec des membres désignés par le Gouvernement, mais aussi par les institutions calédoniennes. Cela préparerait les conditions du dialogue.

M. Philippe Bas , rapporteur . - Plusieurs d'entre vous ont signalé le caractère incontournable d'une révision constitutionnelle pour assurer durablement l'avenir de la Nouvelle-Calédonie et la coexistence entre les Calédoniens eux-mêmes.

Dans l'attente d'un accord à ce sujet entre les parties prenantes et avec le Gouvernement de la République, ce qui suppose un accord du Sénat puisqu'il y aurait révision constitutionnelle, il faudra que les élections, notamment provinciales, se tiennent et que les institutions de l'accord de Nouméa soient opérationnelles. Mais le corps électoral peut-il encore servir constitutionnellement pour ces élections ? Il n'avait de sens que parce que ces institutions étaient provisoires, dans le sens où - et je n'ose dire qu'il est restreint - il ne comporte pas tous les Français majeurs qui subissent l'administration des élus provinciaux...

M. Jean-Pierre Sueur , rapporteur . - Je voulais poser la même question concrète, qui attend effectivement une réponse avant les élections.

Madame Giraudeau, vous avez parlé des États associés. Autant cela me semble en accord avec la culture juridique des États que vous avez cités, autant cela me semble étranger à la nôtre. D'une certaine façon, cela suppose d'abord une indépendance, puis une coopération.

Monsieur Cornut a parlé des instances coutumières. J'ai eu beaucoup d'intérêt à les rencontrer. Je peux comprendre les propositions tendant à revaloriser le rôle de la coutume, mais j'ai plus de mal à voir comment les faire passer dans nos schémas républicains. Mais je manque peut-être d'imagination...

On pourrait imaginer un énième rapport sur le schéma idéal. Je crois que c'est vain. Les promoteurs de l'accord de Nouméa ont engagé un processus pour le moins baroque au départ. Mais pour que les gens se parlent, il fallait organiser trois référendums successifs, même si ce n'était pas évident.

Ne doit-on pas concevoir un nouveau processus ? Ne faut-il pas que réapparaisse dans le dispositif le mot « autodétermination » pour donner aux indépendantistes la garantie que ce principe résistera, pour que leur horizon ne se ferme pas ?

M. Stéphane Artano , président de la délégation sénatoriale aux outre-mer . - Hier, Ferdinand Mélin-Soucramanien a parlé de l'adhésion de la population calédonienne au nouveau cadre institutionnel. Mais les délais sont très serrés, avec un référendum qui devrait être organisé d'ici juin 2023. Comment, de votre point de vue de juristes, pensez-vous qu'on puisse associer la population, alors que les trois référendums ont marqué une rupture quasi ethnique entre deux communautés. Faut-il passer par les trois provinces, par les communes et leurs maires ? Comment est-ce possible juridiquement et politiquement ? Faut-il associer les institutions coutumières ?

M. Mathias Chauchat . - En ce qui concerne le corps électoral, question posée par Philippe Bas, il existe souvent une confusion, parfois entretenue d'ailleurs, entre les termes provisoire et transitoire. Je rappelle que la Constitution parle de « dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie » et que, dans la dernière phrase de l'accord de Nouméa, l'État français reconnaît la vocation de la Nouvelle-Calédonie à bénéficier, à la fin de la période, d'une pleine émancipation. Il s'agit donc bien d'une transition vers l'émancipation du pays. Les Kanaks considèrent que cette promesse leur a été faite par l'État français. Ils n'ont jamais considéré que le référendum conditionnait l'indépendance. Cette approche s'est un peu étiolée depuis la signature de l'accord. La France, qui n'a pas de culture de la décolonisation, a cru qu'elle pourrait faire comme dans les DOM-TOM et que cette idée serait oubliée, ce qui n'a évidemment pas été le cas.

En outre, il existe un principe général de permanence des textes : tant que la Constitution ou la loi organique n'est pas modifiée, ces textes continuent de s'appliquer. Les élections provinciales peuvent donc se tenir sans difficulté en 2024 avec le corps électoral actuel.

Pourquoi les loyalistes sont-ils si pressés ? C'est parce qu'à chaque élection ils reculent, que ce soit en raison de la démographie ou de leurs divisions, et que la majorité au congrès bascule doucement - je ne dis pas cela en tant que militant, c'est simplement la réalité. Les loyalistes ont déjà bénéficié d'un sursis grâce aux inscriptions frauduleuses sur les listes électorales. Tout le monde reconnaît ce phénomène, y compris au sein du comité des signataires. Je rappelle que c'est l'État qui procède à l'établissement des listes, mais que l'État de droit outre-mer est largement considéré comme étant de « très basse intensité »... En Nouvelle-Calédonie, les choses sont assez simples : quand on connaît l'ethnie des gens, on connaît leur vote ! Par conséquent, quand on inscrit quelqu'un, on sait que cela correspond à une voix indépendantiste ou à une voix loyaliste. Or on a constaté une bascule d'environ 7 000 personnes dans la citoyenneté, ce qui permet aux loyalistes de bénéficier de deux sièges supplémentaires au congrès. Sans cette bascule, la majorité aurait déjà été différente à l'avant-dernier mandat.

On le voit, l'urgence est politique, pas juridique, mais je veux vous dire que l'ouverture du corps électoral n'est pas compatible avec la paix civile. Si Eloi Machoro, militant de l'Union Calédonienne, a brisé une urne à Canala en 1984, c'est parce qu'il considérait que l'ouverture du corps électoral constituait une violation des droits fondamentaux. Je suis profondément convaincu que, si le Parlement décide de toucher au corps électoral, il ravivera les troubles en Nouvelle-Calédonie - ce n'est évidemment pas une menace, mais simplement ma conviction. Les Kanaks considèrent ce corps électoral comme le périmètre du peuple calédonien. Ouvrir le corps électoral revient à reconnaître que la France recolonise la Nouvelle-Calédonie, qu'elle fait venir des immigrants français pour rendre minoritaire le peuple kanak, alors même que nous sommes au bord de la bascule.

Comment voulez-vous que cela soit accepté ? Ce n'est pas possible ! Et il ne sert à rien de chercher tel ou tel argument dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, car nous nous situons dans le droit de la décolonisation et la résolution des Nations Unies demande aux États de mettre fin à l'immigration dans les pays en voie de décolonisation. Dans l'accord de Nouméa, le compromis s'est noué sur cette notion de citoyenneté : on n'arrête pas la libre circulation avec la métropole, on permet à des gens de venir en Nouvelle-Calédonie, mais en contrepartie ils ne votent pas. Mettre fin à cet équilibre reviendrait à casser le contrat social.

En ce qui concerne la question de Stéphane Artano, il me semble que la suggestion de Jean Courtial est la bonne. L'État se sent un peu isolé en Nouvelle-Calédonie, si bien qu'il cherche toujours à faire intervenir la soi-disant société civile, avec laquelle ses représentants forment une sorte de communauté intellectuelle, mais il s'agit principalement de métropolitains, de chefs d'entreprise, de bénéficiaires de la défiscalisation, etc. La consultation de la société civile est donc une mauvaise méthode ; elle est même prise comme une agression par les indépendantistes. Ce sont le congrès et le gouvernement de Nouvelle-Calédonie qui devraient s'impliquer directement et institutionnellement dans les discussions.

Mme Géraldine Giraudeau . - L'association d'États est une terminologie qui recouvre des réalités différentes. Il existe dans le Pacifique plusieurs associations d'États souverains : les îles Cook et Niue sont des États associés à la Nouvelle-Zélande, les îles Marshall et la Micronésie sont associées aux États-Unis. La Common Law , largement répandue dans cette région, permet effectivement une souplesse dans les partenariats, mais rien n'interdit d'imaginer des associations d'États entre des entités qui ne relèveraient pas de cette culture juridique.

Le point commun entre les différentes formes d'associations d'États souverains est de laisser la conduite des relations internationales, de la défense et de la sécurité à l'État associé. Il existe donc très peu de différences en termes de compétences entre l'autonomie, lorsqu'elle est poussée, et l'association d'États souverains. La grande différence, c'est ce qu'on appelle en Nouvelle-Calédonie la « minute d'indépendance », c'est-à-dire le basculement vers la souveraineté : l'État qui s'associe peut se retirer à tout moment de l'association dans les conditions fixées au préalable.

Dans les anciennes Antilles néerlandaises, les termes « État associé » ont été utilisés, alors même qu'il s'agit d'un État unitaire. En fait, ce ne sont pas des États souverains, mais des pays constitutifs, et leurs relations avec les Pays-Bas sont organisées au sein d'une Charte.

En tout cas, le statut d'association offre des avantages certains.

En ce qui concerne le droit à l'autodétermination, l'accord de Nouméa pose utilement des jalons, mais il a peut-être donné l'impression d'enfermer ce droit et son exercice dans le temps. Rappeler que ce droit continue d'exister et que des portes sont ouvertes pourrait permettre de faciliter les discussions. On pourrait aussi envisager d'inscrire ce droit, voire ses modalités d'exercice, de façon beaucoup plus concrète. Cette porte de sortie ne doit pas être vue à mon sens comme un facteur d'instabilité ; je pense au contraire que lever la condition de temporalité peut permettre de diminuer les tensions. Le droit comparé montre qu'inclure de telles modalités ne rend pas les statuts plus instables - tous les États concernés adoptent régulièrement des ajustements selon les revendications locales et la situation.

L'exercice du droit à l'autodétermination est évidemment compliqué à mettre en oeuvre. Les représentants du peuple kanak ont accepté que les titulaires de ce droit ne recouvrent pas uniquement le peuple autochtone. Depuis la réinscription de la Nouvelle-Calédonie sur la liste des territoires non autonomes en 1986, l'Assemblée générale des Nations Unies a pris cela en compte, en évoquant le droit à l'autodétermination du peuple calédonien.

M. Jean Courtial . - En Nouvelle-Calédonie, il existe en fait deux corps électoraux spéciaux distincts.

En ce qui concerne celui des titulaires du droit à l'autodétermination, c'est-à-dire les personnes qui peuvent voter lors des référendums, nous nous situons dans le cadre du droit de la décolonisation et il n'existait pas véritablement, à l'époque où j'allais en Nouvelle-Calédonie, de débat sur ce sujet ni de revendication forte en vue de son élargissement.

Le problème est différent pour le corps électoral qui vote pour élire ses représentants dans les provinces et au congrès. Au sens du droit européen, le congrès est en effet un organe législatif. L'affaire a cependant été réglée en droit national, au moins provisoirement, par la réforme constitutionnelle de 2008. Bien sûr, une action en justice peut toujours être engagée et je ne sais pas ce qu'elle pourrait donner.

Il existe à l'évidence un très gros problème politique et celui-ci bloque peut-être aussi le transfert de l'une des compétences de l'article 27, à savoir le contrôle sur les administrations territoriales, en particulier le contrôle de légalité. Le corps électoral pour les élections provinciales et au congrès est quelque chose de tout à fait particulier et il pose un certain nombre de hiatus, par exemple si on devait l'étendre aux élections communales. Cela n'est peut-être pas insurmontable d'un point de vue juridique, mais pose des difficultés politiques, notamment au regard du principe d'universalité du suffrage.

Par ailleurs, dans le rapport que Ferdinand Mélin-Soucramanien et moi-même avons publié, nous soulignons le fait qu'il existe au fond peu de différences pratiques entre la situation d'États partenaires associés et celle d'une autonomie poussée. Reste cependant la force des symboles : le siège à l'ONU, le passeport, le nom du pays - nom que nous n'avons d'ailleurs pas su trouver pour la Nouvelle-Calédonie, alors que cela était prévu par l'accord de Nouméa -, etc. Ces symboles sont extrêmement puissants et on ne peut pas les négliger.

Je voudrais conclure par un exemple d'État partenaire qui nous concerne directement, ce qui peut surprendre : c'est Monaco ! Avec Monaco, on a tous les éléments d'un État partenaire et la Constitution monégasque fait même référence à l'accord avec la France. Bien sûr, nous sommes là très loin de la Nouvelle-Calédonie, mais c'est une source éventuelle d'inspiration.

M. Étienne Cornut . - Je suis du même avis que Mathias Chauchat et Jean Courtial sur la question de la citoyenneté : il est tout à fait possible d'organiser les élections provinciales de 2024, voire les suivantes, sur la base du corps électoral actuel. Cela a été dit, ce sont des dispositions transitoires, pas provisoires. On pourrait donc ne rien faire !

On peut cependant craindre que la Cour européenne des droits de l'homme ne maintienne pas son arrêt de 2005, si la situation devait durer trop longtemps, car elle évoquait dans ses motivations l'existence d'une période à peu près définie.

C'est un peu la même question pour les natifs : les natifs de Nouvelle-Calédonie qui n'ont aucun parent citoyen calédonien peuvent être inscrits sur la liste électorale pour les élections provinciales et au congrès. Certes, la Cour de cassation a admis en 2011 cette situation, mais elle n'en reste pas moins fragile. Une inscription dans la loi serait sans doute utile.

Nous devons distinguer clairement les deux notions : la citoyenneté calédonienne, qui permet de voter aux élections provinciales et au congrès, et la citoyenneté référendaire.

À mon avis, on ne peut pas revenir sur le caractère restreint de ces corps électoraux et ouvrir totalement le corps électoral à tout citoyen français posant le pied en Nouvelle-Calédonie. Ce serait un retour en arrière. On doit maintenir des restrictions, même s'il doit être possible de procéder à des ouvertures sous certaines conditions, en particulier de résidence. Il en est d'ailleurs ainsi dans le droit de la nationalité, qui mixe différentes conditions : droit du sol, droit du sang, naturalisation, mariage, etc. Ces voies doivent être explorées, mais nous devons garder à l'esprit la dimension profondément politique du sujet.

Je crois qu'il faut laisser comme horizon au peuple kanak le droit à l'autodétermination dans des conditions qui permettent effectivement à une telle décision d'être prise. Le droit à l'autodétermination doit s'appréhender du point de vue du peuple qui a été colonisé.

En ce qui concerne le droit coutumier, je crois qu'il faut élargir la prise en compte de la coutume kanak et redéfinir le rôle des autorités et institutions coutumières - les clans, les chefferies, le Sénat coutumier... Cela ne doit pas aller jusqu'à créer deux ordres séparés, si nous voulons avancer dans l'idée d'un « destin commun ». À une époque, le Sénat coutumier avait avancé l'idée de deux ordres séparés ; je ne crois pas que cette voie doive être suivie.

Pour autant, dans certains domaines, le droit coutumier devrait être mieux pris en compte - c'est déjà le cas en matière de droit de l'environnement. Il faudra cependant respecter les limites du champ républicain : par exemple, il ne s'agit pas, dans mon esprit, de donner aux autorités coutumières un pouvoir de sanction pénale. Je prends un exemple simple de cette prise en compte de la dimension coutumière : brûler une case kanak a un autre sens que brûler une maison en métropole, car cela porte atteinte à un symbole coutumier fort ; on pourrait donc envisager une circonstance aggravante dans le quantum des peines.

Enfin, il faut associer davantage les autorités coutumières aux processus de médiation et de conciliation.

Mme Géraldine Giraudeau . - Je rejoins ce que vient de dire Étienne Cornut. En Nouvelle-Zélande, le pluralisme juridique s'exprime clairement et les actes du Parlement néo-zélandais peuvent faire référence à des notions du monde maori, par exemple en ce qui concerne la notion de famille. Il faut bien sûr que les juristes soient formés en ce sens, mais il est possible de mieux prendre en compte le droit coutumier.

M. Mathias Chauchat . - Je souhaiterais poser une question à la commission : quel sera le corps électoral pour le référendum de juin 2023 ?

M. François-Noël Buffet , président . - L'idée de tenir un référendum en juin 2023 découle uniquement d'une déclaration du ministre des outre-mer de l'époque, Sébastien Lecornu. Cette déclaration d'intention n'engage personne et il n'existe pas de base juridique pour l'instant à ce sujet.

M. Philippe Folliot . - En ce qui concerne le droit coutumier, pensez-vous qu'il soit possible de prendre exemple sur certaines pratiques qui existent à Wallis-et-Futuna ?

M. Étienne Cornut . - La situation de Wallis-et-Futuna est très particulière. Il y a des rois, ce qui est très différent des chefs coutumiers de Nouvelle-Calédonie. La coutume est très présente dans ce territoire, elle est très encadrée et jalousement gardée par les chefferies royales. Je prends un exemple : la loi de 1961 conférant aux îles Wallis-et-Futuna le statut de territoire d'outre-mer prévoit la création d'une juridiction locale chargée d'appliquer le droit coutumier, mais elle n'a jamais été installée...

Audition de M. Alain Christnacht, conseiller d'État honoraire,
et de M. Jean-François Merle, conseiller d'État honoraire,
ancien conseiller technique chargé de l'outre-mer au cabinet du Premier ministre (Michel Rocard), co-auteurs du rapport de la mission d'écoute et de conseil sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie

(Mercredi 15 juin 2022)

M. François-Noël Buffet , président . - Nous poursuivons aujourd'hui notre cycle d'auditions dans le cadre de la mission d'information relative à l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.

Nous avons engagé nos travaux immédiatement après le scrutin du 12 décembre 2021. La commission des lois a désigné quatre rapporteurs : Hervé Marseille, Jean-Pierre Sueur, Philippe Bas et moi-même. Nous nous rendrons en Nouvelle-Calédonie du 22 au 29 juin prochains.

Nous réfléchissons à l'évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie à la suite des consultations d'autodétermination prévues par l'accord de Nouméa. De nouvelles discussions entre les parties sont prévues par le point 5 de l'accord de Nouméa. Je rappelle également que le précédent ministre des outre-mer avait annoncé un référendum dit « de projet » pour juin 2023.

Nous travaux sont complémentaires de ceux menés par le groupe de contact relatif à la Nouvelle-Calédonie créé il y a plusieurs mois par le président Larcher.

Dans ce cadre, nous souhaitons connaître votre vision de la situation institutionnelle actuelle et future de la Nouvelle-Calédonie.

Avant de vous céder la parole, je salue la présence de plusieurs de nos collègues ultramarins conviés en leur qualité de membres de la délégation sénatoriale aux outre-mer du Sénat et en particulier de M. Stéphane Artano, président de la délégation.

M. Alain Christnacht, conseiller d'État honoraire . - J'ai participé, non à la discussion des accords de Matignon, mais, comme directeur de cabinet de Le Pensec, à ce qui a suivi : l'accord Oudinot, qui, au cours de l'été 1988, a mis en oeuvre les accords de Matignon, pour aboutir au projet de loi qui a été soumis à référendum.

La difficulté première de l'exercice, c'est la répartition de la population : au recensement de 2019, 41 % de personnes se sont déclarées kanaks, 24 % se sont déclarées européennes, les autres, métisses ou non, se déclarant calédoniennes par refus d'être assignées à une telle répartition.

L'espoir exprimé dès les accords de Matignon et renouvelé avec l'accord de Nouméa, c'était précisément de sortir d'un déterminisme ethnique opposant les Kanaks, pour l'indépendance, et tous les autres, contre.

Ainsi, en 1988, on avait prévu un référendum pour 1998. Mais, en 1991, Jacques Lafleur, leader des non-indépendantistes, a proposé d'y renoncer pour rechercher un accord consensuel. Cette proposition, à la fois très audacieuse et visionnaire - c'était la marque de fabrique de son auteur -, a fini par convaincre le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) et le Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR). Dès lors, le Gouvernement lui-même a été convaincu.

On a bien avancé sur les voies d'un accord consensuel sous le gouvernement de M. Juppé, avant d'achopper sur la question du nickel. Le gouvernement de M. Jospin a résolu le préalable minier, puis a participé à l'accouchement de cet accord, qui, comme l'a dit M. Jospin à Nouméa lors de sa signature, s'inscrit dans les pas des accords de Matignon.

À cet égard, les corps électoraux distincts du corps électoral général ont toute leur importance. Il existe en effet un corps électoral restreint pour les élections provinciales et donc pour l'élection du Congrès.

Au départ, cette idée figure dans les accords de Matignon. En vertu du point n° 6 du texte n° 2, « les électeurs et les électrices de Nouvelle-Calédonie qui seront appelés à se prononcer sur ce projet de loi référendaire, ainsi que leurs descendants accédant à la majorité, constituent les populations intéressées à l'avenir du Territoire. Ils seront donc seuls à participer, jusqu'en 1998, aux scrutins qui détermineront cet avenir : scrutin pour les élections aux conseils de province et scrutin d'autodétermination ».

Cette disposition n'a pas été mise en oeuvre : lors de la discussion de l'accord Oudinot, elle a été jugée contraire aux principes constitutionnels. Toujours est-il qu'elle figurait explicitement dans les accords de Matignon.

Voilà pourquoi, lorsque la négociation de l'accord de Nouméa s'est engagée, le principe de restreindre le corps électoral pour les élections locales a été validé sans difficulté. Restait à savoir si ce corps électoral « glisserait » ou non : je ne reviens pas sur ce point, parfaitement connu de vous.

J'ajoute que la raison invoquée a toute son importance : il s'agit des scrutins qui sont qualifiés juridiquement comme ceux qui « détermineront » l'avenir du Territoire. Cette disposition est donc liée dès le départ à l'autodétermination. Ce point me paraît essentiel.

En 1998, cette restriction du corps électoral pour les élections provinciales a été liée à un nouveau concept : celui de citoyenneté, qui, lui, n'était pas directement lié à l'autodétermination. On estimait à ce titre qu'au-delà des délais légaux imposés au corps électoral national, un certain laps de temps était nécessaire pour comprendre les particularités calédoniennes.

Au terme des trois référendums, le pari initial - à savoir sortir à terme du clivage ethnique - n'a pas vraiment été tenu, même si, quand on analyse les motivations de vote, comme l'ont fait certains groupes d'universitaires, on constate la variété de motivations du vote indépendantiste, qu'il s'agisse du type d'indépendance, du lien avec la France ou, surtout, du corps de citoyens appelé à participer au nouvel État.

Les trois référendums ayant eu lieu, l'accord de Nouméa est révolu. Mais, juridiquement, la situation de l'accord de Nouméa est plus compliquée. Certains juristes soutiennent que les dispositions du titre XIII de la Constitution, fondements d'autres dispositions de la loi organique, ne peuvent disparaître de ce simple fait. À leurs yeux, il faut une révision constitutionnelle pour modifier ce titre ou le supprimer, afin que la Nouvelle-Calédonie rentre dans le droit commun de l'outre-mer.

Le Gouvernement avait sollicité le Conseil d'État sur ce point controversé, avant de retirer sa demande d'avis...

M. Philippe Bas , rapporteur . - Le projet d'avis était déjà rédigé ?

M. Alain Christnacht . - Les rapporteurs avaient été désignés et avaient eu de premiers échanges avec les commissaires du Gouvernement...

M. Philippe Bas , rapporteur . - Cela apporte une explication au retrait !

M. Alain Christnacht . - Évidemment, compte tenu de la date de sa remise, cet avis aurait pu interférer avec les débats électoraux.

On annonce à présent un référendum dit « de projet » que l'accord de Nouméa ne prévoyait bien sûr pas. On parle également d'un référendum institutionnel pour Mayotte.

Conscient de la situation, le précédent ministre des outre-mer, Sébastien Lecornu, avait en tête l'hypothèse d'une révision constitutionnelle pour soumettre un référendum de projet à un corps électoral restreint, qui ne serait peut-être pas celui de l'accord de Nouméa, mais qui ne serait pas en tout cas le corps électoral général. En effet, il ne sera pas facile de convaincre les indépendantistes, selon qui le troisième référendum n'a pas vraiment eu lieu, sinon juridiquement, du moins politiquement, de participer à une négociation portant sur le référendum « de projet » ; si ce référendum est présenté au corps électoral général, on se heurtera d'emblée à un blocage.

On revient donc à cette question : la fin de l'accord de Nouméa exige-t-elle une révision constitutionnelle explicite ? À titre d'exemple, le préambule de l'accord mentionnait le peuple kanak. Or la Constitution ne reconnaît pas de peuple corse ; elle ne reconnaît pas non plus de peuple kanak. Sans base constitutionnelle, le concept de peuple kanak disparaîtrait, alors même qu'il est maintenant admis par tous ; ce serait fâcheux.

Certains acquis des accords de Matignon et de Nouméa restent, cependant, bien ancrés dans la population. Je pense à l'institution provinciale, même si, bien sûr, on ne peut pas aller jusqu'à lui transférer tous les pouvoirs. Je pense à la notion de citoyenneté elle-même, à condition qu'il ne s'agisse pas d'un corps électoral totalement figé. À ce titre, les obstacles juridiques sont en partie solubles, même au plan conventionnel - je vous renvoie à l'arrêt Polacco et Garofalo c/ Italie de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) de 1997. De plus, même si la clef de répartition créée en 1988 et maintenue, l'idée de 1998 a un peu vieilli selon certains et l'idée de rééquilibrage reste présente.

Telle est, selon moi, la base sur laquelle il faut s'appuyer : un préambule, une charte des valeurs reconnaissant l'histoire, ses ombres et ses lumières, ainsi que le peuple kanak ; une certaine forme de citoyenneté ; et la nécessité d'un rééquilibrage pour mieux partager les fruits d'une économie très cyclique, car liée au nickel.

Le dernier point difficile de ces discussions, si elles peuvent s'engager, c'est l'exercice du droit à l'autodétermination.

En juin 2021, au cours de discussions auxquelles participaient certains indépendantistes, notamment ceux de l'Union calédonienne, le principe du droit à l'autodétermination a été rappelé. Bien sûr, le moment de son exercice posera difficulté. Il n'est pas envisageable de déclencher un quatrième, un cinquième référendum avec le seul tiers de voix que les indépendantistes détiennent nécessairement au Congrès.

Plus fondamentalement, beaucoup considèrent qu'il faut se garder de fixer de nouvelles dates pour l'autodétermination, même à horizon de quarante ans, notamment du fait des difficultés économiques du territoire. On peut imaginer des mécanismes d'autodétermination sans date fixe, ce qui ne serait évidemment pas sans difficulté.

J'y insiste, le sujet est lié à l'éventuelle restriction du corps électoral pour les élections provinciales : déconnectée du référendum d'autodétermination, une telle restriction n'est plus réellement justifiée.

Enfin, si l'on a proposé la date de 2023 pour le référendum de projet, c'est parce que le renouvellement du Congrès aura lieu en 2024. Il faudra décider au préalable la composition du corps électoral : on revient donc une nouvelle fois à la question constitutionnelle. Or le précédent gouvernement entendait bien qu'une révision constitutionnelle mette clairement fin à l'accord de Nouméa, donc au corps électoral très restreint et non glissant pour les élections provinciales et au Congrès, et pose les soubassements d'un autre corps électoral, applicable dès 2024.

M. Jean-François Merle, conseiller d'État honoraire . - Les accords de Matignon, qui constituent le compromis historique de départ, ont été conclus dans des circonstances dramatiques, moins de deux mois après l'affaire d'Ouvéa. L'opinion publique et monde politique avaient alors considéré qu'ils relevaient du miracle.

Le premier pilier de ces accords, c'est la reconnaissance de deux légitimités. Les indépendantistes avaient accepté que tous les électeurs présents sur le territoire en 1988 puissent voter au référendum prévu dix ans plus tard. C'était une avancée notable, par rapport aux discussions précédentes, menées sous l'égide du ministre Georges Lemoine à Nainville-les-Roches. À l'époque, les indépendantistes n'entendaient parler que des « victimes de l'histoire », concept que l'on peut comprendre intellectuellement, mais dont la définition juridique est tout de même difficile à établir.

On aurait tort de minimiser cette avancée, au regard du processus de décolonisation mené dans le cadre des textes de l'Organisation des Nations unies (ONU) postérieurs à 1960 : le fait qu'un peuple autochtone accepte de partager le droit à l'autodétermination n'a pas beaucoup d'équivalents, même si, en l'occurrence, c'est pragmatiquement la reconnaissance d'une réalité démographique.

Le second pilier des accords, c'est le fait que tout ne se décide pas à la majorité. Voilà pourquoi l'on y a introduit la notion de clef de répartition, pondérant la représentation de la province Nord et de la province des îles Loyauté au Congrès d'une manière un peu particulière.

Aujourd'hui, on entend parfois dire qu'en vertu de cette pondération le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, à majorité indépendantiste, et la présidence du Congrès, indépendantiste elle aussi, ne sont pas à l'image de la Nouvelle-Calédonie, qui, au moins lors de deux référendums sur trois, a voté pour le maintien dans la France.

Pour s'en tenir à l'analyse électorale stricto sensu , notons que la division du camp non-indépendantiste et l'unité du camp indépendantiste ont autant agi pour aboutir à ce résultat que la clef de répartition elle-même. Quoi qu'il en soit, ce point fait partie du compromis négocié à l'origine.

D'ailleurs, au sujet de la représentation politique de la Nouvelle-Calédonie, je rappelle un fait dont peu de gens s'émeuvent : depuis 1986, les deux députés du Territoire sont non-indépendantistes. Or, entre 1978 et 1986, il y avait un député indépendantiste et un député non indépendantiste, ce qui semble plus conforme à la réalité politique de la Nouvelle-Calédonie.

Quoi qu'il en soit, la question fondamentale est la suivante : peut-on remettre en cause l'un des termes de ces accords sans remettre en cause l'autre ? À l'époque, le président de la République avait estimé qu'un référendum national suffisait et qu'il ne fallait pas y ajouter une révision constitutionnelle, compte tenu des difficultés à faire aboutir celle envisagée précédemment.

On peut imaginer de revoir les clefs de répartition entre provinces, qu'il s'agisse des dotations de fonctionnement, des dotations d'investissement ou de l'attribution des sièges ; mais l'on ne peut pas procéder autrement que par la négociation. Agir de manière unilatérale, ou même passer par une décision majoritaire, ce serait implicitement remettre en cause la reconnaissance des deux légitimités par les accords de Matignon, sur laquelle repose aujourd'hui l'essentiel de la paix civile.

En parallèle, les exceptions constitutionnelles comptent parmi les points essentiels de l'accord de Nouméa, qu'il s'agisse des lois du pays, du corps électoral restreint ou encore de la préférence pour l'emploi local.

Or ces exceptions faisaient sens tant que l'on s'inscrivait dans un processus d'autodétermination. Pour le regretté Guy Carcassonne, le titre XIII de la Constitution était, en ce sens, la matrice de la Constitution d'un État en devenir : c'est ainsi qu'il justifiait les exceptions constitutionnelles héritées de l'accord de Nouméa.

Le problème, c'est que les Calédoniens en ont pris l'habitude. Aujourd'hui, les lois du pays paraissent tout à fait normales. Elles s'inscrivent dans le processus démocratique et, d'une certaine manière, fonctionnent assez bien. Le contrôle de constitutionnalité, tel qu'il s'est exercé, n'a rien mis au jour d'extravagant. Certains rapporteurs de la section de l'intérieur du Conseil d'État assurent même que, sur divers sujets, le gouvernement calédonien est sensiblement plus respectueux des avis du Conseil d'État que d'autres autorités.

J'en viens au corps électoral restreint pour les élections provinciales. Certes, le fait que 35 000 à 40 000 personnes soient exclues du vote du fait de leur date d'arrivée sur le territoire peut sembler saugrenu. Mais, lors de la mission sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, que le gouvernement de Manuel Valls nous avait confiée entre 2014 et 2016, nous n'avons pas rencontré de représentants des forces politiques proposant de revenir, pour les élections provinciales, au corps électoral général.

Parmi les candidats aux prochaines élections législatives, même le président de l'association Un coeur, Une voix, qui prétend fédérer les « exclus » du suffrage universel, ne défend pas une telle mesure. Ce qu'il propose, c'est que la durée d'exclusion soit la plus courte possible.

Toutes les forces politiques du territoire admettent le corps électoral restreint, pour différentes raisons.

La première est, sinon cynique, du moins purement politique ou pragmatique : même les non-indépendantistes en ont conscience, le fait de revenir au corps électoral général pour les élections provinciales serait un casus belli majeur avec les indépendantistes.

La deuxième est d'ordre culturel. Les Calédoniens installés de longue date n'ont pas envie de voir un électorat métropolitain fraîchement débarqué bousculer les équilibres politiques locaux. À cet égard, un phénomène est assez intéressant à observer : le taux de participation aux deux premiers référendums a été très élevé dans la population d'origine européenne, de même que pour le « non » au troisième référendum ; mais plus d'un tiers des électeurs qui se sont exprimés pour que la Nouvelle-Calédonie reste dans la France n'ont pas jugé utile de se déplacer pour élire le président de la République française. C'est révélateur d'un certain attachement à la France, d'une certaine insertion dans l'ensemble français.

La troisième, qui n'est pas négligeable, a trait à l'emploi local, dans le secteur privé comme dans la fonction publique. Beaucoup de Calédoniens sont attachés aux dispositions en vigueur : ils ne veulent pas voir leurs enfants coiffés au poteau après avoir accompli des études supérieures.

Si, à l'issue de trois référendums, on se contente de dire : « La Nouvelle-Calédonie, c'est la France », comment justifier le maintien, même atténué, encadré ou réduit, de ces trois exceptions à des principes généraux d'un point de vue constitutionnel ? Que direz-vous à Édouard Fritch quand il viendra demander les mêmes lois du pays pour la Polynésie française ? Aujourd'hui, les lois du pays en vigueur dans ce territoire sont purement cosmétiques - il s'agit en fait de dispositions réglementaires, baptisées ainsi pour complaire à son prédécesseur. Que direz-vous à Gilles Simeoni quand il viendra demander un corps électoral restreint pour un certain nombre de questions foncières ? Et je ne reviens pas sur la question de l'emploi local.

Nous sommes donc face à la quadrature du cercle. En supprimant ces acquis, l'on se dirige d'une manière ou d'une autre vers une crise politique majeure dont personne ne connaît l'issue. En les maintenant, même sous une forme aménagée ou réduite, l'on s'expose à des difficultés d'ordre politique et juridique assez importantes.

Voilà pourquoi il faudra nécessairement reconnaître à la Nouvelle-Calédonie un statut complètement spécifique dans l'ensemble juridique français, comprenant une part de souveraineté partagée. C'est d'ailleurs déjà assez largement le cas, même pour les compétences régaliennes. La reconnaissance de la coutume en matière juridique est un point tout à fait essentiel ; en vertu de la loi organique actuelle, le Haut-Commissaire informe le président du gouvernement des décisions qu'il prend en matière d'ordre public ; de même, on trouve des représentants de la Nouvelle-Calédonie dans les ambassades de France de la région.

Quant aux grandes difficultés, elles portent deux noms : taxonomie
- si l'on veut faire entrer la Nouvelle-Calédonie dans les cases existantes, on ne s'en sortira pas - et nominalisme : en Nouvelle-Calédonie, rien n'est plus piégé que les mots.

Les Calédoniens de tous bords ont instauré une forme de terrorisme du vocabulaire. Ainsi, en vertu des accords de Matignon, les provinces devaient constituer une organisation fédérale de la Nouvelle-Calédonie. Puis, lors de l'examen du projet de loi référendaire, les présidents Marceau Long et Michel Bernard avaient plaidé pour que l'on supprime cet adjectif, même si, la réalité, c'est bien une forme de fédéralisme interne ; et aujourd'hui, qu'on le veuille ou non, la réalité, c'est une forme de fédéralisme externe. Reste qu'en utilisant ces mots on plombera d'avance la discussion : les catégories juridiques et la terminologie renverront à des préjugés ou à des a priori .

Enfin, j'ai lu dans les professions de foi de candidats de la majorité présidentielle aux élections législatives de 2022 la volonté d'aboutir à « un statut de consensus définitif dans la République française ». J'y vois un double oxymore. En effet, cette expression signifie qu'il n'y aurait plus d'indépendantistes en Nouvelle-Calédonie. La méthode australienne permet certes d'aboutir à ce résultat, mais personne en France n'y songe. De plus, pour qu'il y ait consensus, il faut reconnaître la situation actuelle telle qu'elle s'est construite. Elle est assortie d'un certain nombre d'exceptions ; elle n'est pas simple ; mais il faut concilier le maximum de garanties à la Nouvelle-Calédonie, de la part de la France, et le maximum de reconnaissance de la spécificité calédonienne.

M. Philippe Bas , rapporteur . - Je veux revenir sur le nouveau référendum envisagé voilà quelques mois par M. Lecornu. Quelles sont les données juridiques du problème ?

M. Alain Christnacht . - Il y a eu une réunion en juin 2021 autour de M. Lecornu, qui a été source d'ambiguïtés : il s'agissait de fixer la date du troisième référendum et d'envisager les différentes perspectives en fonction des résultats possibles. L'Union calédonienne (UC) a d'abord donné son accord sur la date, puis est revenue dessus.

M. Lecornu a envisagé les deux hypothèses : soit le oui à l'indépendance l'emportait et des négociations de mise en oeuvre devaient avoir lieu ; soit le non l'emportait et il fallait alors également entamer un cycle de négociations pour déterminer ce qui allait succéder aux accords de Paris et de Nouméa, sachant que rien n'était prévu dans lesdits accords.

L'accord de Nouméa a-t-il cessé d'exister ? Si oui, à quel moment ? Faut-il envisager une révision constitutionnelle ?

Avec ce référendum de projet tel qu'il a été évoqué, il me semble que l'on se situe dans l'hypothèse d'une fin de l'accord de Nouméa. On peut comprendre que celui-ci a pour objet de proposer un nouveau statut dans la République pour la Nouvelle-Calédonie.

Pour déterminer ce nouveau statut, une loi organique suffira, adoptée au besoin par référendum national. Je ne pense pas qu'une telle solution soit retenue. Néanmoins, ce statut aurait une légitimité plus forte s'il s'accompagnait d'une consultation locale de la population.

On peut aussi imaginer le même scénario que pour l'accord de Nouméa : consultation de la population locale, avec un corps électoral à définir, puis une révision constitutionnelle qui en prendrait acte. Seulement, à l'époque, il y avait un consensus politique local.

Autre solution envisageable : pas de révision constitutionnelle. À ce moment-là, peut-on organiser une consultation locale de la population sur une évolution institutionnelle ? Je sais que ce n'était pas possible pour la Corse. Peut-on se fonder sur l'article 72 de la Constitution alors que la Nouvelle-Calédonie n'en relève pas ?

À mon sens, si l'on envisage une consultation locale, celle-ci ne peut se faire qu'avec le corps électoral général, mais il m'apparaît impossible d'obtenir l'accord des indépendantistes sur ce point.

M. Jean-Pierre Sueur , rapporteur . - Je pense que le génie de l'accord de Nouméa a été d'éviter la violence en embrayant sur un processus démocratique. Les trois référendums pouvaient apparaître baroques, mais cela a fonctionné jusque-là.

Pensez-vous qu'il soit possible d'arriver à une issue définitive ? Le statu quo ne serait-il pas préférable ? Il me semble difficile d'imaginer un nouveau référendum. Ne vaut-il pas mieux une ambition plus modeste ?

Je suis pour ma part sceptique sur l'idée qu'il y aurait un plan définitif à moyen ou long terme.

M. Jean-François Merle . - En politique, je me méfie toujours de l'emploi des termes « définitif » et « immédiatement ». La force des deux accords, celui de Paris et celui de Nouméa, a été de permettre au temps de faire son oeuvre. Il faut savoir que les positions ont évolué dans chacun des deux camps. Il en est ainsi du FLNKS sur la composition du corps électoral. J'accorde une vertu majeure à cette temporalité.

Du point de vue institutionnel, il n'est pas difficile de trouver un compromis sur la pérennité de l'accord de Nouméa. Cependant, la question du gel du corps électoral va se poser au regard de la jurisprudence de la CEDH et des pactes des Nations Unies relatifs aux droits civils et politiques. Le Congrès et les assemblées provinciales restent des éléments centraux du processus d'autodétermination. C'est la raison pour laquelle le gel du corps électoral leur a été étendu.

M. Alain Christnacht . - Pourquoi les indépendantistes vont-ils le rester ? J'y vois plusieurs raisons.

Tout d'abord, il y a eu une lutte armée, avec des morts ; donc, ils ne peuvent pas donner le sentiment de trahir la cause.

Ensuite, la crainte existe d'une submersion démographique, alors qu'en pratique, c'est l'inverse qui se produit.

Enfin, pour les Kanaks, il n'y a pas eu d'accord sur la décolonisation, donc il faut dénouer symboliquement la chose.

En fait, j'ai coutume de faire une analogie avec l'Irlande, où la situation paraît figée pour l'éternité entre deux camps irréconciliables, alors qu'une troisième voie semble faire son chemin dans les esprits.

D'où ma question : les indépendantistes sont-ils toujours indépendantistes ? Il faut savoir qu'il y a des contradictions dans chaque camp. À mon sens, il y a des marges de manoeuvre sur la ligne de l'autonomie et les indépendantistes sont prêts à conserver des liens forts avec la France.

Sur la base de la jurisprudence Polacco et Garofalo c/ Italie de la CEDH de 1997, qui excipe de la particularité linguistique du Trentin-Haut-Adige afin de justifier la condition de résidence de quatre ans pour avoir le droit de voter, il me semble de ce point de vue que la restriction du corps électoral en Nouvelle-Calédonie n'est pas illégitime.

M. Jean-François Merle . - Certains indépendantistes préfèrent rester indépendantistes qu'être indépendants, peut-on entendre en Nouvelle-Calédonie...

M. Alain Christnacht . - Il y a deux associations de maires en Nouvelle-Calédonie, dont l'une est indépendantiste. Ses représentants nous ont demandé comment allait se dérouler le contrôle de légalité par l'État en cas d'indépendance...

M. Stéphane Artano , président de la délégation sénatoriale aux outre-mer . - Les membres de la délégation aux outre-mer sont très attentifs aux perspectives d'évolution institutionnelle des territoires ultramarins, sujet sur lequel mon prédécesseur Michel Magras a proposé des pistes dans le cadre de son rapport sur la différenciation territoriale outre-mer de septembre 2020.

Depuis, la délégation a tenu plusieurs réunions sur le sujet. Nous organisons, le 29 juin, une réunion commune avec l'Association des juristes en droit des outre-mer (Ajdom), durant laquelle une séquence sera exclusivement consacrée au statut de la Nouvelle-Calédonie, ainsi que l'a souhaité son président, Ferdinand Mélin-Soucramanien.

Le titre XIII de la Constitution relatif à la Nouvelle-Calédonie prévoit que ces dispositions sont transitoires. Aussi, ce cycle d'auditions nous semble particulièrement opportun pour préparer les débats, décisifs pour l'avenir de ce territoire, sur le meilleur cadre juridique constitutionnel possible.

Ma question est simple : trouvez-vous opportun de mettre en place une nouvelle mission d'écoute et de conseil, sur le modèle de celle dont vous étiez chargés et qui avait abouti aux accords de Matignon ? Comment mobiliser, selon vous, les forces constructives et de dialogue qui existent sur place ? Selon quelle méthode et avec quel calendrier, dans l'idéal ?

M. Alain Richard . - Pouvez-vous aller plus loin sur la contrainte juridique que font peser les textes des Nations Unies ? Pourquoi la Nouvelle-Calédonie entre-t-elle dans la liste des territoires à décoloniser, et pas la Guyane ? Quels sont les critères retenus par l'ONU ?

Pour moi, une révision constitutionnelle s'impose, car je crains qu'un incident ne conduise un juge à constater que les dispositions sont caduques et qu'il en faut d'autres.

M. Alain Christnacht . - Il y a deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) qui cheminent actuellement.

La première a été soulevée devant le tribunal administratif de Nouméa : elle porte sur le consentement à l'impôt s'agissant d'une personne qui n'est pas électrice du Congrès, lequel vote l'impôt. Le tribunal l'a refusée, mais un appel a été formé contre ce refus.

La seconde question, transmise à la Cour de cassation par le tribunal judiciaire de Nouméa, porte sur la non-inscription sur la liste électorale spéciale.

La mission qui nous avait été confiée était apparue légitime du fait de sa composition pluraliste. Je crains qu'il ne soit difficile de renouveler l'expérience, car il y aura une forme de lassitude. Il faudrait sans doute plus d'intervenants locaux ayant une expertise extérieure.

M. Jean-François Merle . - Je suis d'accord, ce genre de mission a atteint ses limites. À mon sens, il conviendrait d'inverser le processus en interrogeant la société calédonienne sur des sujets précis, les réponses apportées déterminant le cadre constitutionnel le plus approprié. Mais la solution ne pourra apparaître que si l'État dit vraiment ce qu'il veut pour la Nouvelle-Calédonie.

Selon les résolutions de l'Assemblée générale de l'ONU de 1960, il y a trois manières de sortir de la colonisation : l'accession à l'indépendance ; l'association du territoire avec la puissance administrante ; le maintien du statut au sein de la puissance administrante. Les trois référendums en Nouvelle-Calédonie répondent juridiquement à ces exigences, mais pas politiquement. De toute façon, la France s'est engagée pour l'instant à ne pas demander que la Nouvelle-Calédonie soit retirée de la liste des pays à décoloniser.

Pour ce qui concerne la Guyane, la réponse est dans la Constitution et elle résulte d'une demande des forces politiques locales.

Lorsque le général de Gaulle a proposé la mise en place de la Communauté en 1958, il n'y avait pas d'États indépendants. Ce n'est qu'après l'indépendance du Mali et du Sénégal, en 1961, qu'une révision constitutionnelle a permis que la Communauté comprenne des États ayant accédé à l'indépendance.

M. Alain Christnacht . - Je rappelle que des observateurs de l'ONU ont supervisé les trois référendums. Ils ont pu attester de leur qualité.

M. Jean-François Merle . - Je conclurai avec ces mots d'Edgard Pisani, ancien ministre du général de Gaulle : « Il n'y a pas de présence française durable, paisible et utile dans la région du Pacifique Sud sans l'accord de tous. Il n'y a pas l'accord de tous si n'est pas accompli l'acte politique qui consacre la naissance d'une nouvelle souveraineté. [...] Voilà pourquoi l'indépendance ! Pourquoi la France ? Parce qu'elle avait un intérêt légitime à défendre ; parce que beaucoup de Calédoniens exigent qu'elle demeure ; parce que tous les Calédoniens le souhaitent ; parce qu'elle a accompli sur ce territoire une oeuvre sans doute imparfaite, mais utile, qu'elle doit prolonger. Aucun responsable de la République n'a considéré les choses autrement. »

M. François-Noël Buffet , président de la commission des lois . - Je vous remercie de votre participation.

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