B. UN RAPPORT À LA NATURE QUI S'EST TRANSFORMÉ

La chasse est désormais en question dans la société française car le rapport à la nature et à l'animal s'est profondément transformé entre souci croissant de protection de l'environnement et développement des sports de pleine nature. La chasse dans sa spécificité est moins bien comprise mais continue de proposer un lien riche et singulier au monde sauvage.

1. La nature entre protection et loisir
a) La transformation du rapport à la nature et à l'animal

Le rapport des Français à la nature s'est transformé. Autrefois lieu de travail familier, la nature devient un lieu de loisir distinct et protégé où le citadin expérimente des émotions , en même temps que l'artificialisation du territoire progresse.

On peut s'appuyer ici sur la réflexion prospective de la Fondation François Sommer entre 2017 et 2021 et intitulée « Chasse, nature et société 2040 » 8 ( * ) .

Quelques chiffres issus de ce travail permettent d'en prendre conscience :

De 1992 à 2017, la population rurale est passée de 26 % à 19 %, le nombre d'exploitations agricoles de 830 000 à 472 000, le nombre des actifs agricoles de 4,9 % à 2,5 % de la population active. Profitant de la déprise agricole, la surface forestière a progressé de 14 millions à 17 millions d'hectares.

Parallèlement, sur la même période, la surface artificialisée aurait augmenté de 7 % à 9 % du territoire portant les aires urbaines à 44 % de la superficie du territoire (en 2014 contre 27,8 % en 1999), les aires protégées de 12,8 à 21 %, le nombre des résidences secondaires aurait cru d'un million atteignant 3,3 millions. Le budget consacré aux loisirs serait passé de 3,5 % à 6,2 % du revenu. Enfin, 18 millions de Français soit 37 % pratiqueraient la randonnée.

Dans ce contexte, bien des paysages et des espèces de faune et de flore résultant de l'agro-pastoralisme antérieur à la « révolution verte » (les alpages, la Camargue, le bocage, de nombreux marais...), et dans lequel s'insérait la chasse, peuvent être aujourd'hui perçus comme des espaces « naturels » vierges à préserver pour les contempler alors qu'ils sont le résultat d'une anthropisation des milieux et restent pour nombre d'entre eux des espaces de travail et de production agricole ou sylvicole .

Les points de vue sont donc difficiles à concilier entre volonté de préserver ou de retrouver un « état de nature » et celle visant à gérer et récolter. La gestion adaptative voire la régulation d'espèces susceptibles d'occasionner des dégâts n'apparaît plus légitime dès lors que le rôle de l'homme comme acteur de la nature est contesté et que seul celui de spectateur pourrait subsister. Cette volonté de protection d'espaces menacés par l'artificialisation est renforcée par la prise de conscience des effets du changement climatique.

Parmi ces évolutions, la chasse est directement impactée par le développement d'un nouveau rapport à l'animal , qui remet en cause la centralité de l'homme et son rôle de prédateur. Si l'animal sauvage reste « res nullius », l'animal domestique et d'élevage a vu son statut juridique évoluer. Sa sensibilité est reconnue (article 515-14 du code civil, L. 214-1 du code rural). Cela explique que la chasse soit moins bien comprise et admise. Mais cette vision des choses change également la pratique des chasseurs vis-à-vis de leurs chiens ou du gibier en mettant l'accent sur les questions de bientraitance animale et d'éthique. Concernant les chiens, des fédérations comme celle des chasseurs du Doubs ou la Société de Vénerie proposent à leurs membres d'obtenir l'Attestation de connaissances pour les animaux de compagnie d'espèces domestiques (Acaced) nécessaire dans les métiers de l'élevage. Concernant le gibier, les chasseurs rappellent souvent leur obligation d'utiliser des armes suffisamment puissantes pour tuer sans blesser et donc sans souffrance inutile les animaux qu'ils chassent.

Enfin, le fondement de la chasse étant de poursuivre des animaux afin de les tuer et de s'en nourrir, elle s'intègre plus difficilement dans une société qui a éloigné la mort et la violence et où l'alimentation végétarienne ou végan progresse. Le plaisir de chasser pose des questions morales.

b) L'essor des sports de pleine nature

L'essor des sports de pleine nature manifeste ce nouveau rapport à l'environnement qui s'est sensiblement amplifié avec la crise sanitaire liée à la covid-19.

On estime à plus de 25 millions les pratiquants, y compris occasionnels, de ce type d'activité : sports de neige, randonnée, canoë, escalade, pêche, équitation, vélo... Si on y ajoute la marche au sens large, l'athlétisme hors stade ou la natation hors piscine, ce sont sans doute plus d'un Français sur deux qui est concerné 9 ( * ) . Cette attirance pour la nature peut conduire à la chasse mais elle présente aussi des risques de conflits d'usage du fait de la fréquentation accentuée ou nouvelle de certains sites.

Les sports les plus pratiqués de manière libre (hors licence et clubs) en France

Source : Ministère des sports, fédérations nationales sportives, 2016 et 2010,
cité par Fondation François Sommer.

2. La chasse : un rapport singulier au sauvage dans les sociétés modernes

Dans son livre L'animal et la mort, Chasses, modernité et crise du sauvage 10 ( * ) , l'ethnologue Charles Stépanoff vient éclairer ces questions.

Il pointe le paradoxe d'un monde occidental où « nous avons atteint individuellement un degré d'intolérance à la violence sans précédent » et qui a pourtant atteint collectivement « une puissance destructrice de la nature sans égale ». Il relève une forme d'intolérance et de division du travail moral où la violence à l'égard de la nature ou des animaux est à la fois cachée et démultipliée ainsi que déléguée à quelques-uns comme dans les abattoirs même si presque toute la population mange de la viande. Cette forme d'intolérance conduit à condamner la chasse dans une forme de « guerre des modes de vie ». Pourtant, ces détracteurs voient les peuples autochtones, qui la pratiquent, comme des modèles d'amitié avec la nature.

En réalité, souligne le chercheur « il n'est pas de mode de vie qui ne déploie autour de lui un certain degré de violence et de destruction sur les milieux qui l'environnent et sur les êtres vivants qui les habitent ».

La difficulté pour les chasseurs et bien des ruraux, c'est qu'ils ne rentrent pas dans le modèle dominant fondé sur l'alternative entre « amour de la nature » et « exploitation de la nature » qui résulte de la séparation moderne entre l'homme de l'environnement. La chasse contredit ce dualisme. La violence y est socialisée voire ritualisée. Certes la chasse n'est pas « bienveillante » puisqu'elle consiste à la fin à tuer des animaux. Mais elle s'oppose à une logique d'exploitation extractive et non renouvelable des ressources puisqu'elle dépend justement de la préservation des milieux et des espèces. Il faut préserver le gibier et son habitat pour pouvoir continuer à chasser.

Tuer n'est pas chasser . Charles Stépanoff définit la chasse comme « un acte volontaire de confrontation de l'humain avec un animal sauvage capable de lui résister ». Le gibier n'est ni un animal domestique, pouvant être infantilisé, ni un animal d'élevage, réduit à sa fonction productrice. « Pour qu'il y ait chasse, il faut que l'animal-gibier ne soit pas sous le contrôle de l'homme, qu'il y ait une part d'imprévisible et d'insoumis. Il faut que la chasse puisse échouer, infligeant à l'homme l'expérience - aujourd'hui rare - des limites de sa domination ».

Ainsi, séparée des deux principes dominants - l'exploitation et la protection - la chasse est une relation au vivant différente où homme et l'animal sauvage se mêlent voire s'unissent . « Manger ce que l'on tue et tuer ce que l'on mange , c'est maintenir la violence à un niveau proche et social, c'est la garder sous contrôle et l'entourer des égards dus à ceux qui nous nourrissent, qui constituent notre chair de leur mort et qui survivent ainsi dans les palpitations de nos corps ».

Charles Stépanoff utilise la notion « d'égards ajustés » pour décrire cette complexité de relation combinant respect et utilisation des ressources sans exclure la violence . Il s'inscrit dans le sillage de Philippe Descola, professeur au Collège de France, qui voyait en Raboliot, le braconnier de Sologne du chef-d'oeuvre de Maurice Genevoix 11 ( * ) , un modèle d'homme parfaitement intégré à son milieu naturel, connaissant mieux que quiconque tous les animaux, leurs habitudes et leurs besoins avec une science inégalée.

Charles Stépanoff relève pour sa part la proximité des chasseurs et des paysans avec la terre et les situe aux avant-postes de la crise écologique qui s'intensifie du fait notamment de l'effondrement des populations de petit gibier. Il conclut son livre en expliquant que leurs modes de vie peuvent permettre à l'homme occidental de trouver une voie pour échapper au dualiste protection-exploitation du vivant afin « d'habiter le vivant et de s'en nourrir dans une relation d'incorporation consubstantielle qui n'est pas univoque », c'est-à-dire en prenant conscience de son interdépendance matérielle et spirituelle avec la nature .


* 8 https://fondationfrancoissommer.org/wp-content/uploads/2021/07/LIVRE_BLANC.pdf.

* 9 Selon un sondage réalisé sur un échantillon de 2 000 personnes majeures, en octobre 2021, par Union Sport et Cycle pour le compte de la Fédération française de randonnée, 56 % ont déclaré pratiquer la randonnée pédestre et la marche loisir (balade) au cours des 12 derniers mois de l'année devant le vélo (34 %) et la natation (30 %), soit, extrapolé à la population générale, 27 millions de personnes.

* 10 La Découverte, Paris, 2021, 400 p.

* 11 Raboliot, Grasset, 1925.

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