C. UNE MENACE POUR L'ENSEMBLE DE LA SOCIÉTÉ

Il serait naïf de croire que l'impact des images véhiculées aujourd'hui par l'industrie pornographique se limiterait aux seuls mineurs. Ces images ont également un impact sur les adultes, qu'ils en consomment ou non. Pour reprendre les propos d'Elsa Labouret, porte-parole d' Osez le féminisme !, « il ne suffit pas de ne pas en regarder pour ne pas être influencé ». La sociologue américaine Gail Dines évoque ainsi une « société de cerveaux pornifiés » .

Le porno a des conséquences sur les rapports entre hommes et femmes, sur leur sexualité, sur leurs représentations d'eux-mêmes et d'autrui, ainsi que sur la diffusion de représentations sexistes et violentes dans l'ensemble de la société.

Ces phénomènes sont d'autant plus préoccupants que les codes du porno ont infiltré la culture populaire, les médias, la publicité, les émissions de téléréalité, les jeux vidéo...

À rebours, il est également possible de considérer que le porno n'est que le miroir grossissant des pratiques et représentations sexistes du reste de la société et que ses usages doivent être resitués dans un contexte plus global de rapports sociaux inégalitaires. Telle est l'analyse de Florian Vörös, docteur en sociologie, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université de Lille, rattaché au laboratoire Geriico et à l'Institut des sciences sociales, pour qui « l'érotisation de la domination et des violences masculines, que nous pouvons qualifier de culture du viol, n'est pas spécifique au porno. Elle traverse tous les domaines de la production culturelle, des plus populaires aux plus légitimes » .

1. Une érotisation de la violence et des rapports de domination

La pornographie banalise et rend acceptables les stéréotypes sexistes et les violences à l'encontre des femmes. Bien plus encore, elle conduit à une érotisation généralisée de la violence et des rapports de domination .

Pour reprendre les propos du sociologue Florian Vörös dans son ouvrage Désirer comme un homme 42 ( * ) , « l'érotisation des stéréotypes sociaux et la mise en scène spectaculaire de la domination sexuelle sont deux caractéristiques récurrentes de la pornographie ». Tout en estimant que le porno n'est pas la cause unique des rapports de domination et que « les imaginaires genrés et racialisés du porno opèrent à l'intérieur de systèmes de signification et de domination plus larges qui organisent nos vies quotidiennes », il ajoute que « les idées de conquête et de possession des corps féminins sont bien au coeur des imaginaires masturbatoires hétérosexuels ».

Dans un ouvrage fondateur intitulé Pornography : Men possessing Women 43 ( * ) , la féministe radicale Andrea Dworkin mettait déjà en évidence cette érotisation de la possession des corps féminins et la dynamique de domination masculine produite par le porno.

Margot Fried-Filliozat, sexothérapeute, a témoigné devant la délégation de l'influence que le porno a sur sa patientèle, en vaste majorité des femmes n'appréciant pas leur vie sexuelle, voire en souffrant. Elle estime qu'elles sont largement victimes de pratiques inspirées à leur conjoint par le porno : le désir de l'homme est au centre et il y a peu de préliminaires, peu de tendresse, peu d'amour, peu de communication.

Au-delà de pratiques qui peuvent être consenties, les professionnels évoquent un accroissement des pratiques violentes. Laure Beccuau, procureure de la République au Parquet de Paris, a établi devant la délégation un lien entre la lutte contre l'industrie pornographique violente et la lutte contre les violences conjugales , des hommes tendant à vouloir reproduire des scènes violentes dans leur vie intime.

Dans une décision remarquée de 1992 44 ( * ) , la Cour suprême du Canada avait été la première cour au monde à estimer qu'il existe un lien entre la pornographie en général et la violence perpétrée à l'encontre des femmes dans la société.

2. Des normes corporelles oppressantes

La pornographie dite mainstream véhicule des normes corporelles stéréotypées et déformées : corps minces et musclés, seins et pénis proéminents, parties génitales entièrement épilées et lisses, etc. La réalisatrice de documentaires Ovidie l'a affirmé devant la délégation lors de son audition : « personne n'échappe à l'imprégnation des codes du porno qui a pénétré dans tout notre environnement médiatique et culturel, dans la publicité notamment, les jeux vidéo, le cinéma, etc. Ainsi même lorsqu'on ne regarde pas de porno, on va, entre 18 et 25 ans, être intégralement épilé parce que c'est la norme . »

Lors d'un déplacement au collège Rosa Parks de Gentilly (94), les rapporteures ont pu échanger avec des professeurs et des membres de l'équipe éducative, et notamment avec une professeure de SVT (sciences de la vie et de la terre) qui leur a fait part de son expérience lorsqu'elle a souhaité actualiser les schémas des appareils reproducteurs, alors totalement datés dans bon nombre de manuels scolaires. La présence de poils pubiens sur ces schémas avait fortement interpellé des garçons de sa classe de quatrième qui étaient convaincus de l'absence de poils chez les femmes, sur la base de ce qu'ils avaient pu visionner dans des films pornographiques.

Le sociologue Arthur Vuattoux a évoqué devant la délégation les discours des jeunes qu'il a rencontrés dans le cadre de son enquête précitée. Les jeunes ont spontanément expliqué lors des entretiens l'influence de la pornographie sur leur sexualité en matière de normes corporelles : « ils voient bien que tous ces corps sont identiques, épilés, minces ». Il existe également un phénomène de comparaison de la taille des organes sexuels qui peut mettre une pression sur certains.

Samia Bounouri, infirmière scolaire en Seine-Saint-Denis, secrétaire départementale du syndicat SNICS-FSU, a confirmé ces questionnements des jeunes sur leur corps et leur normalité physique, par rapport aux acteurs dont ils voient les « performances ».

Selon la psychologue Béatrice Copper-Royer, la taille du sexe peut terriblement inquiéter les garçons et réactiver une angoisse de castration, ainsi qu'un manque de confiance en eux .

Les idées irréalistes sur l'apparence des organes génitaux féminins comme masculins, véhiculées par le porno, ont des incidences sur les adultes eux-mêmes, parfois jusqu'à la recherche d' opérations chirurgicales pour se conformer aux stéréotypes véhiculés .

Selon Catherine Bergeret-Galley, première vice-présidente de la Société française des chirurgiens esthétiques plasticiens (SOFCEP), auditionnée par la délégation, le porno a des effets sur les demandes formulées par les femmes et les hommes qui consultent les chirurgiens esthétiques plasticiens. Certains hommes sont convaincus qu'ils ont un micro-pénis et en font une obsession. Certaines femmes considèrent quant à elles qu'une vulve de petite fille, dépourvue de tout poil, entièrement fermée, sans débordement des lèvres internes, constitue la norme.

Les chirurgiens esthétiques plasticiens se retrouvent également parfois en situation d'expliquer à leurs patientes les dangers de la violence sexuelle et les risques de déchirure et de mutilation que comportent certaines pratiques sexuelles inspirées du porno.

3. Des troubles et violences engendrés par des consommations intensives de porno

Les pratiques intensives de visionnage de porno ont des conséquences chez les jeunes comme chez les adultes, comme l'a exposé la psychologue Maria Hernandez-Mora devant la délégation. Des études de neuro-imagerie ont montré des atteintes dans les circuits neurocognitifs. Des études ont également montré que le cerveau humain réagissait au porno comme aux drogues, avec un phénomène d'accoutumance et de tolérance. Afin de trouver le plaisir ou le soulagement recherché, le cerveau demande de nouvelles doses, plus fréquentes ou plus intenses .

En outre, les doses de dopamine libérées en situation de visionnage de porno sont si intenses que le cerveau ne réagit plus en situation sexuelle physique . Cela a des conséquences cliniques sexologiques : dysfonctions érectiles, éjaculations retardées, vaginisme.

Maria Hernandez-Mora a ainsi expliqué que ses patients aux pratiques de visionnage intensives lui faisaient fréquemment part de leur difficulté à avoir une satisfaction sexuelle avec leur partenaire et de leur besoin d'amener à leur imaginaire des images pornographiques mais aussi d'ajouter des formes de violence à leurs échanges sexuels afin que leur corps atteigne l'excitation nécessaire.

Des études 45 ( * ) ont pu établir des liens entre consommation de pornographie et attitudes violentes . Des corrélations ont été mises en évidence, indiquant qu'en moyenne, des individus consommant plus fréquemment du porno sont davantage susceptibles de manifester des attitudes agressives et de se livrer à des agressions sexuelles.

D'autres symptômes de l'usage problématique du porno ont pu être mentionnés par Maria Hernandez-Mora : envahissement de la pensée par les images pornographiques, irritabilité et crises de colère, perte de contrôle, impact dans les responsabilités quotidiennes, anxiété et dépression, sentiments de honte et de dégoût de soi, symptômes d'abstinence physiques et psychologiques, ruptures sentimentales, altération de la capacité à créer du lien, difficultés pour vivre l'intimité, tendance accrue à l'infidélité.

Or l'offre de soins est aujourd'hui très limitée, peu de réponses cliniques existent pour faire face à ces pratiques intensives de visionnage de porno et à leurs conséquences. Il apparaît donc nécessaire de former les professionnels de santé en addictologie à la prise en charge des addictions sexuelles et cybersexuelles et de mettre en place une offre de soins spécialisée au sein des centres d'addictologie.


* 42 Florian Vörös, Désirer comme un homme : Enquête sur les fantasmes et les masculinités , La Découverte, 2020.

* 43 Andrea Dworkin, Pornography : Men possessing Women , The Women's Press Ltd, 1981.

* 44 Cour suprême du Canada, Affaire Butler, 27 février 1992.

* 45 En particulier : Paul J. Wright, Robert S. Tokunaga, Ashley Kraus, A Meta-Analysis of Pornography Consumption and Actual Acts of Sexual Aggression in General Population Studies , 2016 .

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