Rapport d'information n° 900 (2021-2022) de Mmes Annick BILLON , Alexandra BORCHIO FONTIMP , Laurence COHEN et Laurence ROSSIGNOL , fait au nom de la délégation aux droits des femmes, déposé le 27 septembre 2022

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N° 900

SÉNAT

2021-2022

Enregistré à la Présidence du Sénat le 27 septembre 2022

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1) sur l' industrie de la pornographie ,

Par Mmes Annick BILLON, Alexandra BORCHIO FONTIMP, Laurence COHEN
et Laurence ROSSIGNOL,

Sénatrices

Tome II - Comptes rendus

(1) Cette délégation est composée de : Mme Annick Billon, présidente ; M. Max Brisson, Mmes Laurence Cohen, Laure Darcos, Martine Filleul, Joëlle Garriaud-Maylam, Nadège Havet, MM. Marc Laménie, Pierre Médevielle, Mmes Marie-Pierre Monier, Guylène Pantel, Raymonde Poncet Monge, Dominique Vérien, vice-présidents ; Mmes Viviane Malet, Sylviane Noël, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Bruno Belin, Mme Alexandra Borchio Fontimp, M. Hussein Bourgi, Mmes Valérie Boyer, Isabelle Briquet, Samantha Cazebonne, M. Jean-Pierre Corbisez, Mme Patricia Demas, M. Loïc Hervé, Mmes Annick Jacquemet, Micheline Jacques, Victoire Jasmin, Else Joseph, Kristina Pluchet, Marie-Pierre Richer, Laurence Rossignol, Elsa Schalck, Lana Tetuanui, Sabine Van Heghe, Marie-Claude Varaillas.

Table ronde avec des associations féministes
engagées dans la lutte contre la prostitution et la pornographie

(20 janvier 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Mes chers collègues, nous avons décidé de travailler au premier semestre 2022 sur le thème de la pornographie. Nous nous pencherons à la fois sur le fonctionnement et les pratiques de cette industrie, les conditions de tournage des actrices et des acteurs, les représentations des femmes et des sexualités véhiculées, ainsi que sur l'accès de plus en plus précoce des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences en matière d'éducation à la sexualité.

D'après les chiffres récents dont nous disposons, on dénombre en France environ vingt millions de visiteurs uniques de sites pornographiques par mois. En outre, 80 % des mineurs ont déjà vu des contenus pornographiques, et à 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à de telles images.

La presse s'est récemment fait l'écho de graves dérives dans le milieu pornographique qui nous ont confortés dans notre choix de cette thématique de travail. En effet, l'industrie pornographique française fait actuellement l'objet de plusieurs plaintes d'actrices pour viols et agressions sexuelles qui ont donné lieu à des mises en examen pour viols d'acteurs et de producteurs, dans le milieu dit du « porno français amateur ». Des articles de presse ont en outre mis au jour des pratiques imposées de plus en plus extrêmes, violentes et dégradantes au sein de cette industrie. Enfin, sur le sujet spécifique de l'accès de plus en plus précoce des mineurs à la pornographie, la loi du 30 juillet 2020 impose désormais aux sites pornographiques, grâce à un amendement de notre collègue Marie Mercier, la mise en place de mesures efficaces pour bloquer leur accès aux mineurs. Mi-décembre, le CSA a sommé cinq sites de se mettre en conformité avec cette obligation sous peine de voir leur accès entièrement bloqué en France.

Le sujet de l'évolution des pratiques de l'industrie pornographique est donc d'une grande actualité et soulève pour notre délégation des enjeux primordiaux en matière de droits des femmes.

Quatre rapporteures ont été désignées pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même. Nous organisons ce matin notre première table ronde autour d'associations féministes engagées dans la lutte contre la prostitution et la pornographie.

Je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo, accessible en ce moment même sur le site Internet du Sénat puis en VOD.

Je souhaite la bienvenue à Céline Piques et Elsa Labouret, toutes deux porte-parole d 'Osez le féminisme ! ; à Claire Quidet, présidente, et Sandrine Goldschmidt, chargée de communication, du Mouvement du Nid ; et à Claire Charlès, porte-parole des Effronté.es .

Mesdames, vous nous ferez part des prises de position et des actions menées par vos associations respectives dans la lutte contre la prostitution et la pornographie, en nous expliquant quel lien vous faites entre ces deux thématiques.

Vous nous parlerez en particulier des conditions actuelles de tournage pour les actrices et acteurs de films pornographiques, des encadrements législatifs, réglementaires ou contractuels qui ont pu être mis en place, en France comme à l'étranger, et des réglementations ou prohibitions supplémentaires qui pourraient être envisagées.

Vos associations se sont portées partie civile dans le procès dit du « porno français », pour lequel on recense une cinquantaine de victimes, avec des plaintes pour viol, proxénétisme et traite des êtres humains. Pourrez-vous revenir pour nous sur cette affaire ?

Ces pratiques sordides sont-elles courantes, voire généralisées, dans cette industrie ? Une pornographie respectueuse des actrices et acteurs est-elle selon vous possible ? Que penser des initiatives de pornographie éthique ou féministe, si tant est que de tels termes aient du sens ? Enfin, disposez-vous d'études sur l'ampleur des scènes violentes et dégradantes pour les femmes au sein des films pornographiques ? Comment expliquer cette généralisation ?

Claire Quidet, présidente du Mouvement du Nid . - Bonjour à tous, merci de nous avoir invitées à participer à cette table ronde. Notre propos sera, dans un premier temps, généraliste. Nous laisserons ensuite les autres associations approfondir le sujet et évoquer notamment le procès en cours et les pratiques de l'industrie pornographique.

Le Mouvement du Nid a commencé à travailler cette question il y a plusieurs années. Notre association, en région, était de plus en plus sollicitée par des personnes ayant été victimes de cette industrie, cherchant de l'aide, du soutien et de l'accompagnement. Quand nous intervenions sur la prostitution, la question de la pornographie nous était régulièrement posée. Il nous était souvent demandé si nous dressions un lien entre les deux. Nous n'avions pas de position officielle en tant qu'association, bien que nous ayons évidemment une idée sur la question. Nous avons donc démarré un travail pour arriver à une position officielle.

Sandrine Goldschmidt, chargée de communication du Mouvement du Nid . - Bonjour à toutes et à tous. Merci d'avoir organisé cette table ronde.

Permettez-moi d'évoquer la position officielle du Mouvement du Nid sur la prostitution filmée et ses conséquences, utile pour répondre à votre questionnement. En 2015, l'association a mis en place une commission que j'ai présidée, chargée par l'Assemblée générale de préparer une position officielle sur le sujet de la pornographie et de son lien avec la prostitution. En 2016, à Angers, cette position a été adoptée par l'AG alors que la loi du 13 avril 2016 de renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel venait à peine d'être votée. La concomitance de ces deux événements est importante. La loi votée dit que tout achat d'acte sexuel est interdit. Or les travaux du Mouvement du Nid ont permis de comprendre que, dans ce qui est communément qualifié d'industrie du porno, tous les niveaux se retrouvent : achat d'actes sexuels, proxénétisme et violences prostitutionnelles. Dans les années précédant la loi de 2016, les équipes de terrain du Mouvement du Nid - qui accompagne plus de 1 200 personnes en situation de prostitution chaque année - nous ont régulièrement fait remonter des témoignages de personnes qu'elles accompagnaient, faisant état de ces liens étroits entre prostitution et pornographie. Celles qui venaient à l'association pour être accompagnées et/ou être aidées à sortir de la prostitution racontaient souvent avoir également été exploitées dans la pornographie. Par ailleurs, celles qui n'avaient pas directement été exploitées pouvaient avoir été filmées, parfois à leur insu, pour que ces vidéos soient utilisées à titre de chantage pour les maintenir dans la prostitution.

Dans la société en général, on parle un peu du porno, mais jamais pour sa dimension liée à la prostitution, au proxénétisme et aux violences. Certains acteurs sociaux sont préoccupés par le fait que de plus en plus de jeunes sont exposés à des vidéos de plus en plus tôt. Parfois, au sein d'associations féministes, s'y ajoute la critique des représentations dégradantes et déshumanisantes des femmes dans le porno. Pour le Mouvement du Nid , cette double dénonciation, aussi fondamentale et juste soit-elle, n'est pas suffisante. Tout l'aspect qui s'y rapporte est encore largement passé sous silence : prostitution, proxénétisme et violences sexuelles. Ce dernier aspect correspond plus encore que les deux autres à l'objet social de notre association, lutter contre les causes et les conséquences de la prostitution.

L'industrie du porno est une industrie de production de films ayant la particularité de ne pas être du cinéma. Les actes sexuels, les pénétrations, les coups et les tortures sont réels. Le tout est produit pour obtenir un maximum d'audience et donc développer un marché et un chiffre d'affaires colossaux. Pour cela, des actrices et acteurs doivent être recrutés. Il s'agit en réalité de personnes à qui on extorque un consentement par contrat, en raison de leur vulnérabilité, parce qu'elles ont besoin d'argent ou parce qu'elles sont en situation de fragilité. Par ce faux consentement, elles acceptent des actes violents et sans désir. Cela constitue une violence en soi, comme l'est la prostitution. Elle est décuplée dans la pornographie.

Pour le comprendre, les témoignages sont fondamentaux. En 2016, nous publiions dans notre revue Prostitution et société le témoignage de Nadia, de loin le plus lu de notre site : « Moi, la “beurette”, j'étais la seule arabe. Le porno est un milieu fermé et très raciste. Mais il utilise toutes sortes de femmes, j'en ai même vu une de 200 kilos, et il réunit toutes les perversions imaginables. Quand on se rebelle, on nous dit : “Il y a de la demande”. Il y a ce qu'on appelle le “gonzo” : on prend des coups très violents, on se fait cracher dessus, tirer par les cheveux. J'ai tourné comme seule femme avec 35 types. Tous masqués. J'ai eu la peau brûlée par le sperme... J'avais dit : pas de scato, pas d'uro, pas de zoophilie. Il a fallu que je me batte sans arrêt. J'ai connu une fille qui s'est suicidée après avoir tourné des scènes avec un chien. Le truc tournait sur internet. Elle avait 18 ans. Maintenant, je réalise que la pornographie, c'est de l'esclavage moderne. J'ai été vraiment humiliée. À côté, j'ai trouvé que dans la prostitution il y avait au moins des hommes gentils ; j'ai été violée une seule fois et je n'ai pas été torturée. Le X, c'est des viols à répétition, c'est inhumain. »

Ce témoignage et notre expérience aux côtés des personnes accompagnées par l'association, ainsi que tous les témoignages recueillis dans les plaintes liées à l'affaire « French Bukkake » que mes camarades évoqueront tout à l'heure, permettent de répondre à votre question. Oui, ces violences sont extrêmement répandues. Elles sont la règle dans cette industrie, pas l'exception.

Le porno, c'est aussi du proxénétisme à l'échelle industrielle, comme l'indique le sociologue Sonny Perseil, qui n'est pas abolitionniste. Sont concernés ceux qui organisent, diffusent, font la publicité ou qui en bénéficient : producteurs, réalisateurs, maquilleurs, cameramen... Tous les diffuseurs, les chaînes de télévision, les réseaux de diffusion par câble, satellite ou voie hertzienne, une grande partie des réseaux de distribution de la presse, les techniciens qui contribuent à la production, mais aussi les appartements utilisés pour les tournages, répondent à la définition du proxénétisme. Tout le monde « palpe », alors que les actrices gagnent de moins en moins, dit-il. Pornographie et prostitution sont donc étroitement liées. L'intention des tenants de cette industrie est de la faire passer pour une forme de liberté d'expression ou de création. Il est fondamental de renverser cette perspective. C'est ce que nous avons souhaité faire. Il s'agit de violences sexuelles commanditées. Le consentement est extorqué par l'argent et l'exploitation de la vulnérabilité. Des violences extrêmes sont infligées à des femmes qui sont filmées. Pour toutes ces raisons, il est plus approprié de parler de prostitution filmée que de films pornographiques, terme faisant passer des violences sexuelles organisées pour des productions culturelles. Le fait que ces actes sexuels tarifés soient obtenus dans le cadre de l'industrie du film ne les rend pas légitimes, ni légaux. C'est selon nous un facteur aggravant de la violence.

L'affaire qui arrive aujourd'hui est un exemple extrême, car les violences sont extrêmes, mais pas du tout exceptionnelles dans le paysage de cette industrie. Aux États-Unis, la chercheuse et psychologue Gail Dines les dénonce depuis plus de dix ans.

Pour le Mouvement du Nid, il ne s'agit pas d'une position de jugement moral sur des pratiques sexuelles ou sur l'idée de la pornographie. Ce n'est pas le fait de représenter la sexualité, mais de commanditer des violences sexuelles pour y parvenir qui pose problème. Il est tout à fait possible de représenter la sexualité humaine sans recourir à ces procédés. Après tout, il n'est pas nécessaire de tuer pour représenter le meurtre.

Vous évoquiez le porno éthique et féministe et la possibilité d'une pornographie respectueuse. Si les affaires actuelles mettent au jour des actes d'une violence inouïe - on parle de torture, de barbarie et de viols à grande échelle commandités -, on pourrait penser que le problème ne résulte que de la violence des actes, et pas de l'existence même de ces productions. En réalité, cette violence ne peut être aménagée. Nous le savons dans le domaine de la prostitution en général ; il en va de même pour la prostitution filmée. Pour en parler, je voudrais brièvement revenir sur la charte éthique mise en place par Marc Dorcel productions en réaction aux affaires actuelles, et sur le film Pleasure sorti récemment. Cette charte, dite éthique, stipule que le consentement des actrices et acteurs quant aux pratiques sexuelles doit être clair, préalable, libre et éclairé. Pour le faire respecter, l'article 2 pose pour principe le droit au contrat. Doit y être écrit le consentement à telle ou telle pratique sexuelle. Or le simple fait d'écrire le consentement à une pratique sexuelle dans le contrat annule la possibilité même de consentement, puisqu'il signifie que l'employeur peut se retourner contre l'employée si celle-ci refuse finalement une pratique acceptée à l'avance. Pour que le consentement en matière sexuelle ait un sens, il doit à tout moment être réversible.

Les scènes du film Pleasure , sorti fin 2021, illustrent ce piège. Le consentement des actrices est demandé en amont. Il est même filmé, pour être respecté. En réalité, ce n'est qu'un moyen de pression supplémentaire pour que les femmes, lorsqu'elles souhaitent dire non et qu'elles n'en peuvent plus, s'entendent dire « mais tu as signé, tu avais accepté, tu ne sais pas ce que tu veux ». C'est une façon de les reculpabiliser au lieu de les soutenir. Le porno éthique ne protège que ses intérêts.

Aux États-Unis, le porno féministe est soi-disant pratiqué depuis des années. Dans son modèle, les actrices auraient le droit de choisir leur partenaire, les positions sexuelles qu'elles adoptent, la fréquence ou la durée des actes. Ce n'est pas du tout le cas dans les faits. Rebecca Whisnant, une auteure féministe, a visionné les scènes tournées dans ces soi-disant conditions féministes et l'a bien constaté : rien n'y est différent du mainstream . Si l'actrice est censée choisir, elle est là parce qu'elle a besoin de gagner de l'argent et pour faire gagner de l'argent à la production. Pour cela, les films doivent être rentables. Ce qu'elle choisit doit donc être conforme à la demande, à ce qui fait vendre. Si elle choisit durant le tournage de ne pas effectuer d'acte sexuel, parce que le désir n'est pas au rendez-vous, parce qu'elle n'en a pas envie, elle ne sera pas payée et ne sera pas réembauchée. Nous le voyons très bien dans le film Pleasure.

La réalisatrice Tristan Taormino reconnaît elle-même que la volonté de donner le pouvoir aux actrices est illusoire, aussi parce que les producteurs en veulent pour leur agent. Ce sont eux qui commandent.

Dans son action, le Mouvement du Nid agit aussi en prévention sur le terrain. Sur ce sujet, beaucoup a été fait depuis 2016.

Claire Quidet . - Le Mouvement du Nid intervient en prévention depuis vingt-cinq ans dans les collèges et les lycées autour des questions de prostitution, d'égalité filles-garçons, de respect, de stéréotypes de genre, de violences sexistes et sexuelles. La question de la pornographie est toujours abordée. À partir de cette expérience, je voudrais souligner quelques points concernant les incidences de la pornographie chez les jeunes.

Je serai très rapide pour respecter mon temps de parole. Ce raccourci mériterait d'être développé. Je tiens à votre disposition un document plus détaillé à ce propos. Je rappelle en préambule qu'au sens très complet de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), la santé sexuelle correspond à la promotion d'un état de bien-être physique, émotionnel, mental et social dans le domaine de la sexualité. Elle exige une approche positive et respectueuse de la sexualité et des relations sexuelles, sources de plaisir et sans risque, libre de toute coercition, discrimination ou violence. Il n'est pas nécessaire d'être spécialiste de la question de la pornographie pour constater que sa consommation ne va pas contribuer à forger une bonne santé sexuelle chez les jeunes. Vous l'avez souligné, l'accès à la pornographie se fait de plus en plus jeune. Il y a un décalage énorme dans la maturité sexuelle des enfants ayant accès à ces scènes.

J'évoquerai trois types de répercussions que nous constatons chez les jeunes, au travers de toutes les réflexions qu'ils nous rapportent lorsque nous intervenons en milieu scolaire.

Il y a d'une part les répercussions sociales. La vision de la sexualité se transforme. Elle n'est plus centrée sur la rencontre de l'autre, mais sur une performance individuelle qui se joue souvent contre son ou sa partenaire plutôt qu'avec lui ou elle. La prise en compte de l'autre, de son désir, de ses attentes, de ses limites, disparaît au profit d'une forme très scénarisée et autocentrée de l'acte sexuel. Nous constatons qu'un certain nombre de craintes s'expriment, notamment chez certains garçons lorsqu'ils doutent de leurs capacités ou de leur volonté à tenir ce rôle de performance ou de domination. Ils se demandent donc s'ils sont normaux, s'ils sont de vrais garçons.

S'y ajoute une confortation des stéréotypes, des identités de genre et des rôles sexuels. Il s'agit là d'une représentation d'un univers très hétéronormé où les hommes sont à l'initiative et où les femmes sont réceptives. L'hypersexualisation et l'objectification des filles et des femmes y est la norme.

Enfin, il y a des répercussions sur l'idée que se font les jeunes de la notion de consentement. La pornographie réactive à l'infini le vieil adage selon lequel un « non » n'est pas toujours à prendre en compte ou à respecter, et qui dirait que les rares limites exprimées par les personnages féminins ou féminisés ne sont pas respectées. La scénarisation du viol est d'ailleurs un argument commercial souvent mis en avant. Ce message peut très vite être intériorisé par les jeunes.

Il y a, bien sûr, des répercussions psychologiques chez les plus jeunes ou les plus fragiles. Ces répercussions se traduisent par des réminiscences sexuelles, des images qui reviennent en boucle et provoquent des cauchemars, des angoisses, des états de panique, des peurs d'être agressé, et une habituation à la violence psychologique et sexuelle. Des études de médecins démontrent tous ces impacts chez les jeunes.

Je peux également mentionner les répercussions médicales. Un certain nombre de médecins travaillent sur la question de l'accoutumance à la pornographie. Je vous invite à consulter les travaux du médecin psychiatre Serge Stoleru, qui décrypte très bien ce phénomène et ce besoin des jeunes voulant regarder de plus en plus de vidéos, de plus en plus violentes, pour retrouver l'effet ressenti lors de leur première exposition à la pornographie.

Devant de telles conséquences, qui mériteraient d'être davantage développées, il est urgent d'agir. Les quelques heures de prévention dont peuvent bénéficier certains jeunes de notre part ou de celle d'autres associations ne pèsent vraiment pas lourd face à la façon dont cette industrie s'est rendue si aisément accessible aux enfants et adolescents. Nous devons, je pense, aller beaucoup plus loin qu'une simple limitation d'accès.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci pour ces propos très éclairants et inquiétants.

Claire Charlès, porte-parole de l'association Les Effronté.es . - Nous sommes une association féministe et LGBT, abolitionniste du système prostitueur depuis 2012. Nous y incluons la pornographie. Je ne reviendrai pas sur ce qui a été dit, mais j'insisterai sur la question de la violence inouïe mainstream d'aujourd'hui. Je vais vous présenter les choses telles qu'elles sont, avec des mots assez crus, je m'en excuse. Il s'agit de montrer les contenus, les synopsis, tels qu'ils sont.

Il s'agit de véritables actes de torture, de violence inouïe, dans une recherche de déshumanisation, pas du tout de liberté sexuelle comme le prétendent les défenseurs de cette industrie. Celle-ci va jusqu'à produire des films qui seront diffusés par des médias connus, avec des acteurs ou actrices assurant que c'est formidable, comme si le lobby du tabac affirmait que fumer n'est pas nocif pour la santé.

88 % des scènes pornographiques contiennent de la violence explicite. Le porno dit trash il y a quelques dizaines d'années est devenu le porno mainstream d'aujourd'hui. Les contenus les plus violents sont les plus regardés. Les vidéos figurant dans les top rated contiennent des pratiques extrêmement violentes : la pratique du gagging , ou étouffement avec le pénis lors d'une fellation pouvant aller jusqu'au vomissement de la femme victime ; double ou triple pénétration, dans un même orifice ; étranglements, Bukkake - catégorie ayant donné son nom au procès qui sera évoqué par Céline Piques, où une cinquantaine d'hommes font subir des fellations et éjaculent ensuite sur le visage d'une actrice, qui peut en subir des brûlures ; des femmes enceintes de huit mois, et donc un abus de faiblesse. S'y ajoutent des catégories telles que le BDSM (pratiques sadomasochistes) avec des femmes hurlant de douleur. Ce n'est pas du cinéma, pas de la simulation. Nous ne pouvons pas considérer qu'une femme qui pleure et qui saigne feint ou simule. Quiconque en serait témoin dans l'espace public ne pourrait pas tolérer ce type de violences. Quand c'est de la pornographie, personne ne le remet en question. C'est ce qui ne nous semble plus acceptable. Des infractions caractérisées telles que du racisme, du sexisme ou de la pédocriminalité, de la lesbophobie, des incitations à la haine raciale sont diffusées.

Permettez-moi de vous détailler les catégories existantes pour que vous puissiez visualiser la demande des consommateurs, puisqu'elles visent à y répondre. Commençons par la catégorie « fantasme familial » et les mots clés tels que Daddy fucks his teen daughter ou teen . Par ces contenus, ces sites devraient être fermés car ils sont illégaux. À l'incitation à des actes incestueux s'ajoute l'aspect pédocriminel puisqu'on parle d'une jeune fille mineure. On trouve aussi une catégorie teen , très regardée. Il s'agit bien d'un fantasme pédocriminel, avec des actrices parfois adultes - mais pas toujours - habillées en écolières avec des couettes, des jupettes. La loi incrimine pourtant le fait de représenter des images d'enfants ou d'adolescents érotisés, même sous forme de dessins.

Vous trouverez aussi le côté raciste, extrêmement présent, avec les catégories interracial , mettant en scène des hommes noirs animalisés avec une frêle jeune femme blonde, stéréotypée aryenne, illustrant le côté « ils violent nos femmes ». L'imaginaire raciste est très présent. Vous trouverez également la catégorie black , avec des mots clés tels que monster dick et autres stéréotypes coloniaux et racistes trouvables dans les synopsis des vidéos, visant à inciter les consommateurs à regarder les contenus en question, connus et utilisés dans les recherches. Les acteurs et actrices sont sélectionnés pour correspondre aux stéréotypes : gros sexe pour les hommes, grosses fesses pour les femmes par exemple. Ces êtres humains sont animalisés. Les synopsis sont sans ambivalence. Ce sont des appels à la haine. Vous y trouvez des formulations telles que « jeune beurette souillée par des bites d'hommes blancs ». Y sont présentées toutes les catégories raciales : asiatique avec le stéréotype de la femme soumise, beurette avec le stéréotype de la « salope » devant être « souillée » par des hommes blancs... Lorsque vous cherchez des vidéos sur Internet, vous ne tombez que sur ce genre de contenus. Ce n'est ni anodin ni marginal. Ils représentent la grande majorité des vidéos. C'est ce que recherchent les gens. On flatte leurs plus bas instincts, ceux qui ne peuvent pas s'exprimer dans la société. Toutes ces représentations racistes sont encadrées par la liberté d'expression. Normalement, ils ne devraient pas pouvoir être exprimés. Dans n'importe quel autre film, sur n'importe quel autre support, ils seraient censurés, interdits. Dans la pornographie, il y a cette zone de non-droit dans laquelle on peut expérimenter les stéréotypes racistes qui vont créer ou flatter des fantasmes racistes ou sexistes chez les gens.

Vous trouverez également la catégorie des viols, avec des mots clés sans ambivalence : surprise anale, surprise fuck, prise par surprise, faciale non voulue... Ce sont des incitations à commettre des crimes. Si vous passez tous ces contenus au crible du code pénal, chaque catégorie correspond à une infraction spécifique : incitation à commettre des crimes, à la haine raciale, à la pédocriminalité. Il existe également des catégories enlèvement ou séquestration avec les mots clé enlèvement, kidnapping, ou humiliation, avec des insultes sexistes, correspondant aux mots clés pleurs, tears, elle pleure, douleur ou crachat . Encore une fois, ce n'est pas feint. Lorsque la femme pleure, elle pleure vraiment. C'est ce qui est recherché par les consommateurs de ces vidéos. Il n'est pas normal de flatter cette recherche de déshumanisation et de pouvoir exercé sur les femmes par la douleur, les pleurs ou la torture. Citons également la catégorie prostitution et l'incitation à la prostitution, voire esclave , avec des mises en scénario de femmes noires habillées en esclaves, sur un décor de plantation, avec des hommes blancs qu'elles appellent « maître », avec les mots clés soumise sexuelle ou esclave.

Dans la catégorie de l'humiliation et de la douleur , vous trouverez également le prolapsus, pathologie féminine correspondant à la descente dans le vagin des différents organes reposant sur le plancher pelvien : l'utérus, la vessie ou le rectum. Dans certaines catégories sera provoqué, dans une scène de film pornographique, ce prolapsus qui sera visible de l'extérieur, avec des lésions anales, du sang...

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - On croit tout savoir, mais on en apprend toujours...

Claire Charlès . - ... C'est du viol, de la violence sexuelle érotisée. Tous ces contenus charrient énormément d'argent.

136 milliards de vidéos sont visionnés chaque année ; 35 % des vidéos sur Internet sont de la pornographie. Les revenus du porno s'élèvent à 140 milliards de dollars par an, dont 17 milliards aux États-Unis, soit plus que Netflix et la National Basketball Association (NBA) réunis. Nous devons nous interroger sur les intérêts financiers colossaux qui se cachent derrière cette industrie, entrant en résonnance et en collision avec la société patriarcale, flattant tous les plus bas instincts patriarcaux et racistes, voire pédocriminels, pour amasser cette somme colossale.

Nous avons l'impression que ce que nous combattons dans la sphère publique avec les lois est accepté dans la pornographie puisqu'elle correspond à la sphère privée. Nous pensions pourtant avoir dépassé cette dimension. Le viol conjugal ou la violence conjugale sont condamnés. Pour autant, la pornographie redevient de l'ordre de l'intime et de la sexualité. C'est une façon de voiler la torture, la violence, les viols et la barbarie. Cela sert les intérêts d'une industrie qui génère des profits colossaux.

De la même manière, les féministes rappellent depuis longtemps que le privé, comme l'intime, sont politiques. Que les violences sexuelles et physiques se déroulent dans l'espace public ou dans la sphère domestique ne change rien à leur caractère illégal. Il doit en être de même lorsque ces violences se déroulent derrière une caméra, sous le maquillage sémantique de « pornographie ».

Nous considérons qu'imposer de multiples fellations simultanées, des strangulations, des étouffements, des lésions anales, des vomissements ou autres ne peut pas être considéré comme des offres d'emploi classiques. Maintenant, nous disposons de témoignages. La presse montre ce que nous savions déjà. Si tout le monde ne visionne pas de vidéos pornographiques, elles sont tout de même vues par des millions de personnes. Il n'est plus possible de fermer les yeux devant ce système criminel. Les pouvoirs publics ne devraient plus tolérer cette zone de non-droit, où tout ce qui est inacceptable dehors devient toléré entre les murs de cette industrie.

Je vous ai décrit ces synopsis d'une profonde misogynie et lesbophobie. Il existe aussi des vidéos de femmes lesbiennes dans lesquelles un homme intervient pour les remettre sur le droit chemin. Ces contenus contiennent un panel incroyable d'incitations à la haine contre des catégories minorisées. Ils sont qualifiables pénalement et sont, de fait, illégaux.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci beaucoup d'avoir porté la parole des Effronté.es à travers ces propos extrêmement clairs et d'une violence incroyable. En effet, nous n'avions pas imaginé certains des témoignages que vous avez évoqués, très difficiles. Nous avons réussi à voter une loi anti-prostitutionnelle, mais la prostitution a trouvé un autre chemin, tous les travers qui lui sont reprochés se retrouvant dans la pornographie. La violence, essentiellement imposée aux femmes, et les situations dégradantes s'y retrouvent. Merci pour vos mots, même s'ils sont violents.

Céline Piques, porte-parole de l'association Osez le féminisme ! - Merci beaucoup de vos présentations à toutes les trois. Je vais essayer de prendre la suite de ces interventions sordides et morbides pour vous parler de l'aspect juridique et des procès en cours.

Avant d'aborder l'affaire qui nous concerne, pour laquelle nos trois associations se sont portées parties civiles, je vais faire un détour par les États-Unis. Un # MeToo de la pornographie y est aujourd'hui en cours. L'affaire Pornhub a commencé en décembre 2020. Le New York Times a publié l'article Children of Pornhub, que je vous incite à lire. Il démontre que n'importe qui peut y uploader des vidéos, en particulier de viol, sans aucun contrôle d'identité. L'article, fruit d'une longue enquête, montre qu'une enfant de 14 ans, enlevée, séquestrée et victime d'un viol collectif, a vu son viol diffusé sur Pornhub . Elle n'est pas la seule. Au-delà de la violence des tournages soi-disant cinématographiques, on trouve énormément de revenge porn sur ces plateformes, dont de vraies vidéos de viols d'enfants ou de femmes. Le New York Times démontre que Pornhub n'a aucun système de retrait de vidéos. Ces enfants n'arrivaient pas à faire supprimer les vidéos de leur propre viol sur la plateforme. La sortie de cette enquête a occasionné une panique aux États-Unis. MasterCard et Visa , voyant qu'ils étaient mouillés dans une gigantesque affaire de trafic sexuel et de diffusion de vidéos d'enfants, ont coupé l'accès au site Internet. L'argent est le nerf de la guerre dans cette industrie porno-criminelle. Pornhub a alors supprimé dix des treize millions de vidéos sur la plateforme. Il en reste trois millions. Il n'y a aucune vérification du pseudo-consentement des femmes qui y figurent. Des vidéos de viol collectif s'y trouvent encore.

Malgré le retrait de dix millions de vidéos, Gail Dines, auteure de Pornland , que nous relayons depuis des années, en a encore décompté 149 840 avec le hashtag teen, et 71 608 vidéos d'inceste ( « stepfather fucks his teen » ou « daddy fucks his teen »). Je pense aujourd'hui à la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), qui travaille sur la lutte contre l'inceste. Nous ne pouvons pas imaginer lutter contre ce phénomène tout en permettant à ces vidéos qui en font l'apologie de rester en ligne.

Ce type de vidéos est utilisé par les violeurs pédocriminels. Dans l'affaire Justice pour Julie , les pompiers accusés par Julie diffusaient systématiquement des vidéos de viol collectif lorsqu'ils voulaient violer à plusieurs cette enfant de 13 ans. Nous aimerions aussi disposer d'une étude sur les pères incestueux utilisant ces vidéos pour abuser de leurs enfants. On parle ici de grooming, permettant de mettre en confiance ou de sidérer l'enfant avant de commettre un viol pédocriminel.

Ces 71 608 vidéos sur Pornhub font l'apologie de la pédocriminalité. Elles sont illégales. De la même façon qu'on poursuit Éric Zemmour pour apologie de la haine raciale, on devrait pouvoir poursuivre Pornhub pour apologie de la pédocriminalité ou de l'inceste. S'y ajoutent les catégories suffocation, étranglement , étouffement, évanouissement ou prolapsus. On peut parler de scènes de torture. Les entrailles de la femme violentée sont ici visibles. Ce n'est pas du cinéma. Nous devrions d'ailleurs arrêter d'appeler les acteurs et actrices comme tels. Les violences sont réelles. Dans le cinéma, les violences sont simulées en cas de meurtre ou de coups. Il m'a fallu deux secondes et demie pour trouver une vidéo intitulée « ado enceinte de huit mois violée brutalement par vingt hommes ». Y apparaît une adolescente thaïlandaise, vraisemblablement à Bangkok, enceinte de huit mois et ayant l'apparence d'une enfant de 15 ans. Ces contenus sont en accès libre sur Pornhub , pour tout le monde. Le fait que ce soit un adulte ou un enfant qui les visionne ne change pas grand-chose. J'en ai moi-même des sueurs froides après y avoir passé quelques heures. Ces vidéos se trouvent très facilement.

Aux États-Unis, une multitude de class actions sont lancées avec des centaines de victimes, et en particulier des enfants dont les viols ont été téléchargés sur Pornhub . S'y ajoutent des actions pour trafic sexuel contre xVideos . Les actions vont éclater dans tous les sens. MindGeek , la maison mère de Pornhub , est sur la sellette. Elle a fait l'objet d'une commission parlementaire au Canada, qui s'est enfin saisi de cette question. Nous espérons que les procès mettront des mots sur la réalité de la pornographie, ce système de violences et de proxénétisme organisé à l'échelle industrielle, qui fait l'apologie de la haine des femmes et du racisme.

Revenons au cas français. Je vous ai amené une photo de Pascal Op, aujourd'hui en prison, mis en examen pour viol, proxénétisme aggravé et traite des êtres humains. Sur cette photo, on voit un hangar au milieu duquel se trouve une palette. Autour de celle-ci, il y a quatre-vingts hommes cagoulés. Ils passeront tous sur la femme qui y sera installée. Ensuite, ils éjaculeront tous en même temps, ce qui va vraisemblablement lui occasionner des brûlures avancées. C'est ce que rappelle Robin D'Angelo, qui a écrit un livre extrêmement parlant sur le sujet après avoir infiltré le milieu porno pendant dix-huit mois. Il s'est fait passer pour un caméraman et s'est rendu sur les sites de tournage. Il a assisté à une scène de Bukkake qui lui a donné envie de vomir. Ce type de scène est un acte de torture et de barbarie. Cette scène se déroulait dans le 13 e arrondissement de Paris, à 500 mètres d'ici.

Pour recruter, Pascal Op envoyait un tweet le mercredi disant « venez vous vider les couilles dans une grosse salope, gratuit, venez avec une cagoule ». C'était un producteur de Jacquie et Michel . Ce n'est pas du porno amateur, mais du proxénétisme aggravé. Dans une vidéo sortie en 2020 sur Konbini , Robin D'Angelo a diffusé l'enregistrement de Michel Piron, PDG de la plateforme, expliquant à une personne que si elle lui ramène des filles, il lui versera de l'argent sans indiquer « proxénétisme » sur la facture, puisque c'est interdit en France. L'intégralité de la chaîne sait ce qu'elle fait. Du producteur au diffuseur, il y a des techniques pour piéger, manipuler, recruter ces femmes et les ramener sur les tournages. C'est ce que raconte l'enquête du Monde sur le procès à venir, que je vous invite à lire. Nous comptons cinquante femmes victimes, ainsi que quatre producteurs et quatre acteurs mis en examen pour viol, proxénétisme aggravé, traite des êtres humains et blanchiment de fraude fiscale. En effet, la plupart des plateformes et diffuseurs utilisent largement des paradis fiscaux pour ne pas payer un centime de taxe dans ce pays.

Dans Judy, Lola, Sofia et moi : dix-huit mois d'immersion journalistique, il n'est jamais question de contrat de travail. La pornographie n'est pas un travail. Les femmes sont payées environ 200 euros par scène, après avoir été rabattues par un proxénète. Elles signent ensuite une sorte de droit à l'image, dont elles ne disposent même pas d'une copie, avant de rentrer chez elles. Il leur est promis que la vidéo ne sera diffusée que sur un petit site confidentiel au Canada. Trois jours plus tard, elles se retrouvent sur toutes les plateformes. Elles sont détruites. Le vrai nom de certaines est affiché.

L'enquête du Monde est implacable. Jacquie et Michel a mis en place un système d'extorsion de fonds. Une fois que la vidéo a été uploadée , 3 000 à 5 000 euros sont demandés aux femmes pour la supprimer. Le retrait n'est pas effectif. Si elle est retirée du site Jacquie et Michel , elle a pu être récupérée entre temps par n'importe quel particulier pour être téléchargée à nouveau sur une autre plateforme, puisque personne ne contrôle le téléchargement des contenus.

Maintenant, que faisons-nous ? À mon sens, il faut arrêter de considérer que le porno est du cinéma. Ce n'en est pas, à partir du moment où ce n'est pas simulé. Les scènes de violence ne le sont pas. Il faut donc passer au crible ce qu'est la pornographie au regard du code pénal, qui dit qu'il s'agit de prostitution filmée. Selon la définition légale du proxénétisme, à savoir le fait de tirer profit de la prostitution d'autrui, les producteurs et diffuseurs sont des proxénètes.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment cette industrie peut-elle avoir pignon sur rue ? Pourquoi ne faisons-nous rien ?

Un certain nombre de mythes subsistent selon lesquels c'est un travail ou du cinéma. Il est extrêmement problématique de les maintenir. Nous, associations féministes, demandons que les procès aient lieu et qu'on puisse voir les techniques de recrutement. Elles sont exactement les mêmes que dans la prostitution, en piégeant et en manipulant les femmes. L'enquête du Monde met d'ailleurs en lumière le viol prostitutionnel ayant lieu au départ pour casser les femmes victimes avant de les livrer aux producteurs de pornographie. L'ensemble de la chaîne sait ce qui se passe sur les tournages. Elle est au fait des violences commises.

D'un point de vue juridique, les vidéos et leurs synopsis sont condamnables pour apologie de crime, de pédocriminalité, d'inceste, de haine raciale ou de lesbophobie. Ce sont toutes des incitations à commettre des crimes, punies par la loi. Les plateformes pourraient être poursuivies pour le caractère illégal de ces vidéos. La pornographie, c'est aussi de la prostitution filmée. Nous demandons donc que la loi soit appliquée, notamment celle sur le proxénétisme.

On a régressé ces dernières années en voulant nous faire croire que c'était du cinéma, que c'était cool et que c'était ainsi que les jeunes allaient s'éduquer à la sexualité. Permettez-moi de vous lire une résolution sur la pornographie, adoptée par le Parlement européen le 17 décembre 1993. Beaucoup a déjà été dit et fait sur la pornographie : « ... convaincu que la pornographie constitue une pratique systématique d'exploitation et de subordination fondée sur le sexe, qui porte préjudice aux femmes dans une mesure disproportionnée, qu'elle contribue à l'inégalité entre les sexes et accentue le déséquilibre des forces dans la société, l'assujettissement des femmes et la domination des hommes . »

Nous disposons d'un certain nombre de textes, de dispositifs légaux, de résolutions du Parlement européen ayant toujours dit que la pornographie était une violence contre les femmes. Maintenant, nous demandons qu'elle cesse d'être cette zone de non-droit et que les lois actuelles s'y appliquent comme elles peuvent s'appliquer sur la prostitution et sur le proxénétisme dans le cadre de réseaux de traite.

Enfin, je remercie le Sénat qui, le 23 juillet 2020, a ajouté à la loi contre les violences conjugales la possibilité pour le CSA de poursuivre les sites, grâce à un amendement de Marie Mercier. Depuis plus de vingt ans, la loi existante n'était pas respectée. Les sites sont souvent dans l'illégalité la plus totale : refus de retrait des vidéos, évasion fiscale... Ils ignorent les injonctions à supprimer les vidéos des mineurs. Depuis vingt ans, il existe une loi interdisant l'exposition des mineurs à la pornographie, puisqu'elle est totalement incompatible avec l'objectif d'une éducation sexuelle qui impliquerait l'éducation au consentement, au désir et aux rencontres entre deux personnes désirant un acte sexuel. La pornographie, c'est l'érotisation de la violence. Cette loi n'était pas appliquée depuis vingt ans. Désormais, le CSA a pour mandat de bloquer les sites refusant de vérifier l'âge de leurs consommateurs. Cinq sites ont été mis en demeure le 13 décembre. Ils avaient quinze jours pour s'exécuter. Ces sites s'en moquent ; ils n'ont aucunement l'intention de collaborer.

xVideos est basé en République tchèque. Ses PDG, les frères Pacaud, sont français et vivent dans notre pays. Leur argent se trouve entre la Tchéquie et des paradis fiscaux. Ils ont mis en ligne un tutoriel pour utiliser un VPN et contrer toute tentative de blocage des sites. J'espère que le CSA fera preuve de détermination pour faire respecter a minima cette première interdiction d'exposition aux mineurs.

Le CSA avait été saisi par des associations de protection de l'enfance concernant huit sites. Cinq d'entre eux ont été mis en demeure. Au mois de décembre, Osez le féminisme ! a saisi le CSA sur 118 sites, soit presque l'intégralité des sites pornos accessibles en France. Nous leur demandons de faire appliquer la loi et d'imposer la mise en place un contrôle d'âge sur les mineurs de façon urgente, de réagir. Il faut saisir la justice et ordonner le blocage des sites qui exposeraient les enfants à ces scènes de torture.

Elsa Labouret, porte-parole de l'association Osez le féminisme ! - Mon intervention concernera les conséquences du porno sur les jeunes, décrites par le Mouvement du Nid. Je ne reviendrai pas sur la violence décrite mais il paraît intuitif de dire à quel point elle peut influencer les jeunes.

Osez le féminisme ! a beaucoup travaillé sur la question des jeunes et de la sexualité cette année. Nous avons publié le Petit guide pour une sexualité féministe et épanouie , ayant entre autres pour objectif de proposer des alternatives à la pornographie, qui est l'exact opposé d'une sexualité saine. Malheureusement, il est aujourd'hui très facile d'en trouver. Elle constitue donc encore une introduction trop accessible à la sexualité, en particulier pour les garçons, à qui les parents parlent un peu moins de ce sujet. On parle effectivement souvent de sexualité aux filles pour prévenir des grossesses non désirées. C'est moins le cas auprès des garçons. L'éducation sexuelle dans les écoles afin de construire une sexualité saine et respectueuse n'est quant à elle pas assez systématique ni complète.

Pour les garçons, l'introduction à la pornographie constitue souvent un rite de masculinité et de passage à l'âge adulte. Il y a quelques jours à peine, une amie militante m'a parlé d'un petit garçon de 11 ans qui lui disait « ce soir, je rentre chez moi, et Jacquie et Michel ! ». Les adultes l'entourant ont banalisé ces propos. Le fait qu'un garçon de 11 ans regarde ces contenus devrait pourtant inquiéter.

L' Ifop a réalisé en 2017 une étude sur la consommation de pornographie chez les adolescents et son influence sur leurs comportements sexuels. Aujourd'hui, deux tiers des garçons de 15 à 17 ans ont déjà consulté un site porno, contre un tiers des filles. Ce chiffre est en hausse pour les deux sexes. Nous pouvons d'ailleurs être certains qu'il a encore augmenté depuis 2017. L'âge moyen du premier visionnage se situe entre 12 et 14 ans, parfois avant même la puberté et les premières conversations que l'on peut avoir avec ses enfants sur ces sujets. Ils sont pourtant déjà très exposés à des images, non pas de sexualité, mais de violence érotisée. On veut nous faire croire que la pornographie est inoffensive, qu'elle n'est qu'un fantasme. C'est faux. Ce sont des violences réelles, qui sont extrêmement banalisées. C'est une zone de non-droit dans la loi, mais aussi dans les esprits. Souvent, on se dit que c'est de la pornographie et donc que ça ne compte pas.

Sur Internet, on dit souvent que « si quelque chose existe, il en existe également une version pornographique ». Le moindre fantasme, le moindre désir le plus pervers sont représentés. Tout existe. Un homme n'appréciant pas une femme politique va trouver une vidéo pornographique mettant en scène une femme lui ressemblant. Il est très inquiétant de savoir qu'un enfant de 11 ans peut se connecter très simplement sur son PC et sur son téléphone portable pour les visionner.

Nous en savons aujourd'hui plus sur la plasticité du cerveau. Les enfants, mais également les adultes, sont extrêmement conditionnés. Regarder ces contenus reformate le cerveau et la façon de considérer la sexualité. Dans l'étude de 2017, plus de la moitié des jeunes interrogés estimaient que la pornographie faisait partie de la construction de leur sexualité, sans même considérer toute l'influence inconsciente qui s'opère sur eux. Les jeunes absorbent tout cela de manière encore plus forte que les adultes.

Un garçon cherchant des informations sur la sexualité et tombant sur la pornographie va apprendre que le plaisir de l'autre ne compte pas, que les lesbiennes aiment coucher avec un homme, que les femmes aiment la violence, que seule la pénétration donne du plaisir, que la pénétration anale, double ou triple, est banale et très facile. Il va découvrir de multiples endroits très créatifs où déposer son sperme. Il va apprendre qu'une vulve lisse, sans poils, aux lèvres symétriques, est la norme. Il va apprendre à ressentir de l'excitation en voyant une femme en larmes, complètement dissociée, aux yeux vides. Souvent, pour supporter toutes ces douleurs et ces violences, les femmes victimes de prostitution sont droguées et sous sédatifs. Il est nécessaire de différencier l'influence du porno chez les garçons, dont on parle souvent, et chez les filles, moins évoqué. Les femmes sont pourtant les victimes de ces violences. Les filles qui regardent du porno, et elles sont nombreuses, vont apprendre que la sexualité comportera des violences, qu'elles sont utilisables et pénétrables, sans compter toutes les violences qui s'exercent sur elles par les hommes qui en regardent. Cela a été dit, montrer de la pornographie à une jeune fille fait aussi partie d'un procédé pour ensuite exercer de la violence.

Ces jeunes n'apprendront pas ce qui est indispensable à une sexualité saine, comme le plaisir, la découverte de l'autre, le désir, la communication, le respect, la tendresse. Ils n'apprendront pas une sexualité égalitaire, surtout entre hommes et femmes, ni à comprendre leurs propres ressentis, à savoir s'il y a du désir et à dire « non » s'ils en ressentent le besoin.

Il faut aussi estimer qu'on est exposé à la culture pornographique même quand on n'en regarde pas. Les enfants baignent dans cet univers qui se retrouve dans les films, dans les jeux vidéo ou la publicité, ou dans le comportement des gens autour d'eux. Il ne suffit pas de ne pas en regarder pour ne pas être influencé. Il est de plus en plus courant de voir des garçons essayer avec leur partenaire des pratiques qu'ils ont vu en ligne, surtout si c'est de cette manière qu'ils apprennent la sexualité, et s'ils n'ont rien vu d'autre. Une militante, qui est professeure, m'a exposé il y a quelques semaines le cas d'un enfant de 13 ans qui est venu la voir, expliquant qu'il ne comprenait pas que la fille crie, car elle avait mal. Il était terrorisé par l'idée que la sexualité corresponde à cela. Il a compris qu'il s'agissait de violence. Les enfants y sont exposés. Soit ils apprennent que la sexualité sera violente, et ils en ressentiront de la peur, soit ils vont l'internaliser. Les deux cas sont extrêmement dommageables sur leur construction et leur bien-être.

Il est important de rappeler que l'addiction à la pornographie est extrêmement puissante. C'est une drogue dure, qui utilise l'outil très puissant de conditionnement de l'orgasme. Les jeunes vont apprendre très vite à être désensibilisés et à avoir besoin de contenus de plus en plus violents pour ressentir de l'excitation. Une dissociation va se créer. Ils vont être désensibilisés. Gail Dines a beaucoup travaillé sur le sujet. Elle explique qu'on peut porter ce constat à l'échelle de la société, les contenus étant extrêmement violents, encore plus qu'il y a quinze ou vingt ans.

Plus les jeunes s'habituent aux scénarios mis en scène dans le porno, aux corps, à la durée des actes et à la performance, plus ils pensent que c'est ce qui est normal et attendu d'eux ou d'elles. Ils n'arrivent donc pas à construire une sexualité complexe et vraie, avec de vraies personnes. Il est urgent de développer une autre culture de la sexualité. On peut passer par la loi mais elle passera aussi par une éducation sexuelle complète, qui parle de contraception, de relations non hétérosexuelles, de désir, de consentement, d'envie et d'écoute de ses désirs, de découverte de son corps et de celui de l'autre pour construire quelque chose de vrai.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci. Vous avez toutes apporté un éclairage extrêmement précis sur la pornographie. Je laisse la parole aux rapporteures, puis à nos collègues présents dans la salle ou à distance.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - Je veux d'abord vous remercier pour vos propos qui se sont extrêmement bien complétés et qui dressent un tableau terrible, mais réel, de ce qu'est la pornographie aujourd'hui. Vous avez abordé toutes les questions que nous aurions pu nous poser, en tant que rapporteures, sans pour autant pouvoir les formuler car ne disposant pas d'informations ou d'éléments sur cette question. J'ai moi-même déjà rencontré plusieurs d'entre vous. Nous avons échangé sur ces questions. En tant que militantes ou militants, nous sommes engagés contre la prostitution, que nous ayons un mandat électif ou non.

J'aurais peu de questions à poser.

Bien sûr, il y a la loi - qui n'est d'ailleurs pas appliquée. Nous devons encore beaucoup travailler pour faire en sorte qu'il n'y ait pas d'échappatoires possibles. Nous nous heurtons à de grandes puissances, financières notamment. J'estime que ce secteur relève d'une sphère mafieuse. C'est une source de richesses et de profits considérables. La loi existe, mais comment la faisons-nous appliquer ? Comment pouvons-nous faire en sorte que des moyens soient donnés à la justice ou à la police ? Il reste des éléments à creuser.

Vous avez parlé de l'impact du porno sur les jeunes et sur les adultes. On ne peut pas sortir indemne du visionnage de ces contenus. Il nous faut travailler sur l'éducation, et pas uniquement à l'école. Je parle d'une éducation à l'égalité, de la crèche à l'université. Il me semble que nous devons travailler sur ces questions dans ce cadre, en adaptant évidemment les contenus à tous les âges. L'école ne dispose pas des moyens et des intervenants nécessaires pour le faire. Que pouvons-nous mettre en place, du plus jeune âge à l'université, pour travailler sur ces sujets dans l'enseignement, au même titre que les mathématiques et le français, et non en dehors du programme officiel ?

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Merci à vous toutes. Vous êtes engagées dans un combat politique extrêmement dur. Je sais qu'il est compliqué de regarder ces vidéos, qui affectent le sommeil. On ne sort pas intact de leur visionnage, comme les policiers de la brigade des mineurs ne sortent pas indemnes de ce qu'ils voient. C'est aussi un combat à contre-courant d'un certain esprit libertaire et libéraliste qui voudrait que l'accès aux images pornographiques soit quasiment un droit de la personne. Comment pouvons-nous affronter ce phénomène qui a pris une dimension totalement différente ces dernières années, en termes de volume, mais aussi de nature ?

Le rapport de notre délégation s'inscrit en soutien à ce que vous faites. Les élus que nous sommes ne peuvent pas détourner les yeux de ces sujets. Vous avez besoin de soutien, comme les juges et tous ceux qui affrontent ce problème.

Ceci étant dit, nous ferons des propositions. C'est vrai, la loi existe. Nous nous interrogerons pour savoir si elle est suffisante. L'énergie que demandent les actions en justice et les sanctions prévues par la loi aujourd'hui est trop grande et disproportionnée par rapport à ce que nous affrontons. La loi de 2016 sur la prostitution existe. Inutile de vous dire que nous avons ensemble constaté la faiblesse de son application. Nous avons peut-être d'autres options légales et juridiques. Je reste perplexe quant à notre capacité collective à mener les enquêtes et les instructions.

Je ne suis pas certaine que l'éducation, quelle qu'elle soit, puisse contrecarrer la puissance de l'image pornographique chez des adolescents qui seront bien plus attirés par ces contenus, tant qu'ils sont accessibles sur un simple téléphone, que par le discours d'une militante associative qui assurera une heure d'éducation affective et sexuelle, quand elle aura lieu. Nous ne faisons pas le poids. Les images sont à la portée des jeunes mais aussi des adultes. Les hommes se trouvent confortés dans une certaine image de la sexualité. Les femmes consultent ensuite des psychologues pour savoir s'il est normal que leur compagnon exige ce genre de pratiques. La pornographie constitue aussi un élément important de la culture du viol.

Merci pour ce que vous faites. Notre travail va normalement vous appuyer. Nous nous poserons toutes les questions, sans tabous. Je suis pour ma part assez peu sensible au discours sur les libertés individuelles des hommes qui regardent ces contenus.

À mon sens, la vraie question porte sur ce qui est du cinéma et sur ce qui n'en est pas. La pornographie, ce sont des snuff movies , dans lesquels les actes filmés ne sont pas simulés C'est ainsi que nous devons la qualifier.

Comment pouvons-nous essayer d'appliquer à l'industrie de la pornographie la jurisprudence « Morsang-sur-Orge » du 27 octobre 1995, un des arrêts les plus connus du Conseil d'État sur le respect de la dignité de la personne humaine comme composante de l'ordre public ? Notre société peut-elle accepter que soient accessibles en France ces images qui ne sont pas du cinéma, mais de la réalité ? Est-il normal d'accéder à des images dans lesquelles une pénétration n'est pas simulée mais effectuée ? Sur ces sujets, nous devons être radicaux pour obtenir la moitié de nos revendications.

Alexandra Borchio Fontimp, co-rapporteure . - Bonjour à tous. Merci infiniment pour cette expertise qui va éclairer nos travaux. Elle était ô combien puissante ! Ma question porte sur le lien entre la pornographie et la prostitution, notamment pour les étudiants. La précarisation de la condition estudiantine ne cesse de s'exacerber, d'autant plus avec la crise sanitaire que nous traversons depuis presque deux ans. Existe-t-il des données permettant de mesurer le recours au porno des étudiants et étudiantes pour boucler leurs fins de mois ? Pouvez-vous nous éclairer de façon plus générale sur le lien entre université et industrie porno ? Pensez-vous que ce phénomène prend de l'ampleur ?

Claire Quidet . - En effet, l'éducation ne pourra jamais contrebalancer complètement le phénomène. Il reste néanmoins important de proposer dès le plus jeune âge une éducation sur toutes les questions d'égalité. Nous en parlons depuis des années pour la mettre en oeuvre sur divers sujets afin de parler de stéréotypes, de relations entre filles et garçons, de violences sexistes et sexuelles à chaque niveau. Ça ne rentre pas. La loi de 2016 prévoyait que chaque élève ait, à un moment donné dans son parcours scolaire, des interventions de prévention sur la marchandisation du corps. Nous attendons toujours. Lors de nos interventions en milieu scolaire, l'Éducation nationale nous dit qu'elle est trop sollicitée. Elle doit faire venir l'intervention sur la drogue, SOS suicide, la lutte contre l'homophobie... Si elle réussit à nous faire venir une fois tous les trois ans, c'est bien. Pour avancer, le sujet devrait pouvoir être intégré dans le corpus éducatif de l'Éducation nationale. Nous en sommes loin.

Enfin, l'industrie du sexe, regroupant le porno et la prostitution, constitue une industrie colossale. Les intérêts économiques sont énormes. Nos opposants sont plus financés que nous. Nous affrontons donc un déséquilibre en termes de moyens pour pouvoir agir. C'est extrêmement frappant. Cette industrie a en outre des répercussions sur d'autres, telles que la chirurgie plastique. Énormément de jeunes ont recours à des vulvoplasties, à des opérations des seins ou des lèvres, à des allongements du pénis pour ressembler à ce qui est montré dans le porno. Ces opérations ont explosé avec le développement de la pornographie. Je ne dispose pas de chiffres pour la France, mais une enquête a été menée sur le sujet il y a plusieurs années au Canada. Elle a montré un lien étroit entre la progression du porno et celle des demandes de chirurgie, notamment chez les très jeunes. Ces industries en alimentent d'autres. Il sera compliqué de contrer ces profits énormes.

Claire Charlès . - J'entends que l'éducation n'est pas suffisante. Notre association demande depuis plusieurs années de lancer des programmes très ambitieux d'éducation contre le sexisme et à la sexualité, de la maternelle au supérieur, ce qui impliquerait un certain budget. L'application des lois dépend toujours de questions de moyens. Nous avons lancé une pétition signée par d'autres associations.

Je rappelle aussi que la loi Aubry de 2001 prévoit trois heures d'information sexuelle par an et par niveau. Elle n'est pas appliquée. Cette recommandation figure pourtant dans la Convention d'Istanbul, ratifiée par la France en 2011. Le pays a été épinglé par le Groupe d'experts du Conseil de l'Europe sur l'action contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (Grevio), dans un rapport d'une centaine de pages mettant en exergue cette non-application. Commençons déjà par faire respecter les lois existantes.

En 2016, le Haut conseil à l'égalité (HCE) indiquait que le budget alloué aux droits des femmes ne représentait que 0,06 % du budget global du Gouvernement. C'est très peu. Il a été amputé de 25 % depuis le début du mandat du Président Macron. C'est énorme. Je ne sais pas ce qu'il en est aujourd'hui, si ce n'est qu'il n'y a pas eu d'augmentations réelles malgré les annonces de Marlène Schiappa, d'ailleurs discréditées par un rapport sénatorial de la commission des finances et par nous toutes, ainsi que par Caroline de Haas. Les Effronté.es , ainsi que les autres associations, ne cesseront de le répéter : sans budget, sans moyens, on n'applique pas les lois. Les effets d'annonce des gouvernements ne se concrétisent pas, la plupart du temps, parce qu'aucun budget n'est annoncé.

Céline Piques . - Je ne reviendrai pas sur l'éducation sexuelle, beaucoup de choses ayant déjà été dites. J'évoquerai en revanche notre capacité à faire appliquer la loi.

Nous assistons au plus gros procès de l'histoire en termes de violences sexistes et sexuelles dans le milieu de la pornographie, avec trois juges d'instruction, 500 hommes incriminés et 50 victimes. Il va faire date et permettre d'insister sur la chaîne de responsabilité du producteur au diffuseur. C'est essentiel. Nous disposons également de leviers d'action très simples.

Dominique Vérien . - Qui a porté plainte ?

Céline Piques . - Nos associations ont fait des signalements au procureur. Des enquêtes y ont fait suite. Lorsque des éléments sont sortis dans la presse, Osez le féminisme ! a été submergé par des appels de victimes qui souhaitaient témoigner. Nous en avons identifié 50, dont 36 se sont constituées partie civile. L'article du Monde reprend tous ces éléments. La mobilisation autour du procès sera essentielle. Au-delà de cette question et des pratiques des proxénètes - les femmes sont réellement piégées, manipulées et contraintes à des tournages auxquels elles ne voulaient pas prendre part -, des actions assez simples peuvent être mises en place. Elles ne sont pas très coûteuses.

Surtout, il faut bloquer un certain nombre de contenus. Aujourd'hui, en tant que particulier, il est possible de signaler des vidéos à la Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos) du ministère de l'intérieur, pour apologie du terrorisme, ou pour terrorisme en lui-même, pour les bloquer.

Sur Pornhub , 2 462 vidéos ont encore pour mot clé « torture ». Pourquoi sont-elles toujours en ligne ? Nous avons la possibilité, avec les fournisseurs d'accès à Internet (FAI), de les bloquer. Pourquoi acceptons-nous encore des vidéos dont le titre comprend le mot « inceste » ? Il n'est pas compliqué de les supprimer. Il suffit d'un peu de volonté. Nous allons envisager ces pistes. J'aimerais que nous nous unissions tous et toutes autour du CSA. Nous peinons à comprendre pourquoi la situation évolue si lentement. Il existe une loi sur la protection des mineurs. Elle n'est pas respectée. Le CSA a pour mandat de bloquer les sites refusant la mise en place d'un contrôle d'identité. L'âge des consommateurs est contrôlé pour les paris en ligne. Je ne vois pas pourquoi nous ne pouvons pas le faire pour le porno. La situation traîne. Les mises en demeure ont été lancées sur cinq sites, mais nous avions saisi le CSA pour 118 sites ne respectant pas la législation en vigueur. Il va falloir qu'il agisse et mette en place ces contrôles auprès des mineurs. Ensuite, nous avons aujourd'hui les moyens de bloquer les vidéos manifestement illégales, comme nous bloquons des scènes de torture qui seraient diffusées. Il n'est plus possible que les prolapsus, l'inceste, les fantasmes familiaux, les scènes de torture où les femmes hurlent, les scènes où des femmes enceintes de huit mois sont violées par huit hommes, restent en ligne. Nous avons les moyens de les supprimer rapidement. Notre association va explorer ces pistes.

J'aimerais également insister sur l'absence de moyens. Il s'agit d'un combat de David contre Goliath. Nos trois associations féministes sont composées de militantes bénévoles. Nous portons un procès gigantesque. Nous serons partie civile. En face de nous, les accusés ont embauché des batteries d'avocats. Les frères Pacaud ont recruté les meilleurs lobbyistes américains pour contrer l'interdiction du CSA. Ils ont fait appel à la compagnie Havas pour gérer leur campagne de communication et essayer de passer au travers des mailles du filet qui se resserre autour d'eux. Nous affrontons donc des adversaires dépensant des millions d'euros en lobbyistes, en avocats, en agences de communication. En face, la question des droits des femmes devrait être davantage financée pour que le combat soit moins inégal. Nos structures sont aujourd'hui en difficultés financières. Elles n'ont pas les moyens de mener les luttes que nous estimons légitimes.

Je suis ravie que le Sénat nous entende et nous écoute. Nous sommes aujourd'hui toute petites. Il va falloir de la volonté politique pour bloquer les vidéos illégales. J'espère que vous aurez toute votre place à jouer dans cette lutte.

Sandrine Goldschmidt . - Nous souscrivons tout à fait à ces propos.

On parle beaucoup des fameuses sessions de trois heures par an d'éducation à la sexualité dans les écoles, attendues depuis 2001. Nous devons avoir conscience que même si elles avaient lieu systématiquement dans toutes les classes, il faudrait veiller à ce qu'elles soient effectuées par des associations ou des personnes suivant la même logique et le même esprit. Certaines associations pensent aujourd'hui que le porno ou la prostitution, ce n'est pas si mal ou pas si grave. Elles véhiculent un discours extrêmement dangereux à cet égard sur la question du porno, de la prostitution filmée ou de la prostitution tout court. Leur intervention peut être plus contre-productive que ce que l'on croit. Il ne suffit pas de dire que des séances d'éducation seront mises en place. Elles doivent être faites dans l'esprit de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les violences à l'encontre des femmes.

Dans un registre plus positif, je constate que, même avec un grand déséquilibre de moyens, la situation évolue. Lorsque je suis arrivée il y a cinq ou six ans, et que le Mouvement du Nid s'est saisi du sujet, personne ne parlait de prostitution filmée ou ne dénonçait les violences à grande échelle, à part de rares articles à l'étranger. Grâce à des associations féministes telles que Les Effronté.es , Osez le féminisme ! ou le Mouvement du Nid , ce discours peut être porté jusqu'au Sénat. Une parole forte des institutions ou de certaines personnalités politiques ainsi que des campagnes d'information portées pourraient être extrêmement puissantes rapidement.

Enfin, nous ne disposons malheureusement pas de chiffres sur les étudiantes et étudiants qui auraient recours à la pornographie, comme à la prostitution. Il est toutefois certain que les crises multiples qu'ils traversent n'aident pas.

Hussein Bourgi . - Ces interventions corroborent ce que je constate sur le terrain. Il me semble que la société d'aujourd'hui banalise la pornographie. Je suis élu dans le département de l'Hérault, très touristique. L'été, nous voyons lors de certaines manifestations sportives ou culturelles des distributions de produits publicitaires à l'effigie de certaines marques de produits de consommation courante. Depuis quelques années, je vois des distributions de tee-shirts ou de casquettes à l'effigie de certains sites pornographiques que vous avez cités, sur les plages ou dans les centres de vacances. Certains slogans, certaines marques, vont aujourd'hui au contact des plus jeunes ou des familles. C'est ainsi que la pornographie se banalise et que ces sites deviennent des expressions du langage courant. Il y a vingt ans, lorsqu'on allait acheter un magazine pornographique chez le buraliste, on faisait en sorte de sortir de son village ou de son quartier. Je ne dis pas que nous devons tomber dans une démarche moralisatrice comme elle existait dans les années 1960 ou 1970, mais simplement que la pornographie est banalisée auprès des plus jeunes.

Vous avez évoqué la possibilité que l'Éducation nationale se charge de ce travail. Notre société passe son temps à lui demander de s'occuper de différents sujets. Elle ne peut pas tout faire. Je m'interroge sur le rôle des parents et de la société en général.

Vous dites qu'on ne peut pas s'attaquer de front à l'industrie du porno, tant le combat est inégal. Il me semble toutefois que des angles d'attaque peuvent être priorisés, à savoir ceux qui concernent par exemple l'apologie du viol. Certains titres de films contiennent le mot « viol ». Je rappelle que celui-ci est un crime. Tous ces films mettant en scène des simulacres de viol ou de vrais viols pourraient par exemple être la cible prioritaire de poursuites. Je pense également aux pratiques attentatoires à la dignité humaine.

Enfin, je viens de Montpellier. Des avocats y ont accompagné des femmes afin d'obtenir le retrait de films pornographiques dans lesquels elles avaient tourné, et d'obtenir le droit à l'oubli. À partir de votre expérience associative, savez-vous si ces démarches aboutissent, et dans quels délais ? Quels sont les freins pour obtenir ce retrait ? Une femme peut rompre avec la pratique de tournage de vidéos mais il est ensuite compliqué de se réinsérer socialement. Ces contenus restent longtemps sur les sites, compliquant la vie de ces femmes. Je connais deux avocats s'étant engagés dans cette démarche. Certaines ont abouti, d'autres nécessitent un peu plus de temps.

J'ai besoin de votre éclairage sur ce que nous pourrions faire pour aider ces femmes et leurs avocats.

Jean-Michel Arnaud . - Merci à nos rapporteures d'avoir mis ce sujet à l'ordre du jour. C'est une façon de vous accompagner et de vous soutenir dans les démarches que vous portez à travers les témoignages que vous nous avez restitués aujourd'hui.

Vous avez évoqué à plusieurs reprises les enjeux financiers. Le chiffre d'affaires de l'industrie pornographique est évalué à 140 milliards de dollars au niveau mondial. Disposez-vous de chiffres pour l'Europe ? Vous avez évoqué à plusieurs reprises un système, organisé au niveau européen, entre l'Europe de l'Est et l'Europe de l'Ouest, avec un appui sur des paradis fiscaux. Vous avez également mentionné une dimension mafieuse. Une partie de la question mafieuse se traite à la racine, c'est-à-dire par l'argent, la fiscalité et son traçage, pour que la « valeur ajoutée » basée sur la maltraitance et la criminalité puisse être contestée et traquée, mais aussi mobilisée, pour dissuader un certain nombre de pratiques dans l'Union européenne. Nous avons les moyens d'agir sur ce territoire. Vous avez fait allusion à une résolution du Parlement européen. Nous assistons donc à une prise de conscience de ces dérives au niveau européen. Quelles sont vos suggestions, vos analyses sur le combat qu'il faut mener à l'échelle européenne du point de vue du droit et de la fiscalité ?

Dominique Vérien . - Je vais rebondir sur cette dernière question. Avez-vous des exemples de pays s'étant saisis de ce sujet, et affichant déjà des résultats ?

Du point de vue du droit actuel, les associations peuvent-elles se porter parties civiles, ou avez-vous nécessairement besoin d'une victime qui porte plainte ?

Ensuite, je précise que les FAI peuvent couper l'accès aux sites, mais pas à une vidéo en particulier. Finalement, peu importe. Tant qu'un site diffuse des contenus qui ne devraient pas être visionnés, son accès pourrait être coupé. Simplement, le fournisseur fournit l'accès ou ne le fournit pas, sans opérer de tri.

Céline Piques . - Je vous invite à visionner l'interview pour Médiapart de Lorraine Questiaux, une des avocates du procès. Elle indique que ses clientes n'arrivent pas à obtenir le retrait des vidéos de leurs viols, qui seront jugées comme des preuves des viols commis. Les recours existent mais ne sont pas effectifs. Les plateformes ne contrôlent pas, ou peu, les vidéos uploadées. Même si un diffuseur, tel que Dorcel - dit « porno propre », ce qui n'est pas le cas puisque l'un de ses producteurs importants est aujourd'hui inculpé - retire une vidéo, rien n'empêche un quidam de l'extraire et de la ré- uploader . Même quand ces femmes obtiennent le retrait d'une plateforme, la vidéo réapparaît. Les contenus échappent à tout contrôle. Les plateformes ne répondent à aucune injonction de la loi. xVideos est par exemple basée en Tchéquie et a un important hub européen de vidéos pornographiques. Il existe des recours en théorie. Il est possible de demander à Google de déréférencer la vidéo, et de saisir la Cnil pour que celle-ci n'apparaisse pas dans les résultats de recherche. Un certain nombre de victimes ont tenté cette démarche, sans succès. Comme souvent en matière de droit des femmes, la théorie diffère de la pratique. Les méthodes de recours ne sont pas effectives. Imaginez le niveau de violence pour ces victimes piégées, manipulées, parfois droguées et violées, et dont la vidéo apparaît encore indéfiniment sur le net des années après. C'est d'une violence sans nom.

Vous évoquiez ensuite la puissance financière. 25 % de la bande passante sur Internet sont aujourd'hui consacrés à la pornographie. C'est un problème financier mais aussi écologique, puisque l'industrie consomme énormément. Les milliards d'euros suivent derrière. En termes de contrôle européen ou mondial, les plateformes de diffusion type Pornhub ou xVideos sont hors de tout contrôle. Mindgeek , la maison mère de Pornhub , est par exemple une société de droit canadien ayant placé son argent dans des paradis fiscaux, notamment en Europe, en particulier au Luxembourg.

Les frères Pacaud, qui sont français, ont installé leur entreprise en République tchèque. Nous ne savons pas vraiment où se trouve leur argent non plus. Oui, ce sont des systèmes mafieux et des zones de non-droit absolu, y compris en matière fiscale. Le problème dépasse largement le cadre français. Nous disposons de différents leviers. Au niveau français, nous pouvons stopper la diffusion de vidéos. Une coordination pourrait être pertinente au niveau européen, voire mondial. Nous sommes nous-mêmes engagées dans une coalition d'associations féministes mobilisées partout dans le monde autour de Gail Dines et de la lutte contre la pornographie. Des mouvements féministes dénoncent les conditions de production de ces vidéos aux États-Unis, au Canada, en Inde, en Thaïlande, au Mexique et autres. Simplement, nous affrontons des mastodontes ne respectant aucune loi et n'obéissant à aucune injonction législative. L'audition de MindGeek au Canada a par exemple été désespérante de non-réponses de la part de l'industrie, qui a refusé de communiquer ne serait-ce que son chiffre d'affaires. Ces acteurs refusent de collaborer. J'espère que le CSA conserve ce paramètre en tête lorsqu'il s'engage à leur imposer des contrôles d'âge.

Je ne suis pas une spécialiste du domaine, mais il me semble qu'une fiscalité sur les revenus illicites serait une piste à explorer dans le cadre du procès.

Claire Quidet . - Le sénateur Bourgi parlait de la banalisation de la pornographie et de la distribution de tee-shirts. En effet, nous devons être conscients de cette réalité. Si vous commencez à y prêter attention, vous verrez que cette culture pornographique infuse à des niveaux très importants de l'ensemble de la société. Ses profits étant colossaux, cette industrie a intérêt à ce qu'elle soit banalisée le plus possible. À une époque, nous avons vu le luxe, la haute couture, ou la parfumerie utiliser les codes de la pornographie dans leurs publicités. Ils s'en servent moins aujourd'hui. Quand nous avons commencé à nous y attaquer, on nous rétorquait que c'était du cinéma, de l'art qui n'avait pas à être censuré. Gardons en tête qu'il s'agit simplement d'un très gros business qui a donc tout intérêt à être le plus banalisé possible. Nous devons être vigilants à tous les niveaux pour le débusquer, le rendre compréhensible par tout le monde et éviter qu'il devienne complètement admis et toléré.

Céline Piques . - Je souhaite également vous mettre en garde contre les petites vidéos mises en ligne chaque semaine par de grandes plateformes. Des femmes y présentent en deux ou trois minutes à quel point la prostitution est géniale, ceci dans des contenus extrêmement viraux chez les jeunes. Elles y racontent comment elles ont pu s'acheter des vêtements ou des sacs à main. C'est l' effet Zahia. Les mêmes contenus concernent la pornographie, avec des femmes se revendiquant travailleuses du sexe - ce terme est à bannir -, expliquant qu'elles ont résolu leurs problèmes d'argent par ce biais. Toutes ces femmes tiennent les mêmes propos selon lesquels le porno ou la prostitution seraient « l'éclate ». Des intérêts se cachent derrière ces productions.

Nous avons parlé des plateformes mainstream telles que Pornhub , Dorcel , xVideos ou Jacquie et Michel , mais tout un pan de la pornographie et de la prostitution se développe aujourd'hui sur des plateformes alternatives. J'appelle cela le proxénétisme 2.0. Je pense notamment à Onlyfans et Mym , qui fonctionnent comme Instagram , mais qui sont payantes. À l'origine, les consommateurs payaient pour accéder à des comptes de célébrités publiant des contenus exclusifs. Aujourd'hui, l'essentiel des revenus d' Onlyfans , qui prélève 20 % de ceux générés par les comptes, provient de contenus à caractère sexuel. Ces vidéos font littéralement de la publicité pour la prostitution et la pornographie. Elles incitent les jeunes filles, parfois mineures, à ouvrir un compte sur Onlyfans . Vous commencez à faire de la cam , ou des vidéos à caractère sexuel, sur Onlyfans . Les proxénètes et clients prostitueurs y recrutent ensuite des mineures ou des jeunes femmes. Un débat a porté sur le fait qu' Onlyfans devait bannir les contenus sexuels. Ils ont failli le faire en octobre dernier, mais ont fait machine arrière en se rendant compte que leur business model allait s'effondrer s'ils le faisaient.

Des vidéos virales promeuvent en permanence la prostitution et le porno. J'aimerais qu'on puisse trouver les moyens de dire que c'est de l'incitation à la prostitution au travers de contenus surtout dédiés aux plus jeunes, et donc aux mineurs. Nous dressons là aussi un lien entre prostitution des mineurs, pornographie et nouvelles plateformes.

Claire Quidet . - Depuis la loi de 2016, le cadre légal français considère la prostitution comme une violence, et non comme un travail. Pourtant, on laisse s'installer dans l'espace médiatique un discours participant à la banalisation évoquée plus tôt. Les journalistes ne parlent plus que de travail du sexe. Ils rédigent des articles sur tout ce que les travailleurs et travailleuses du sexe ont subi pendant les confinements, sur la manière dont leur commerce a été mis à mal. Ces termes s'imposent et se répandent sans réaction de l'État. Ils sont pourtant impropres, ils ne devraient pas exister.

De plus en plus, alors même que nos positions sur le sujet sont connues, on nous demande de nous exprimer sur le « travail du sexe ». Rappelons qu'il existe un cadre législatif abolitionniste dans lequel s'inscrit la France. On ne parle pas de travail du sexe, puisqu'il n'existe pas. On ne laisserait pas ces termes s'installer pour d'autres sujets. On n'a pas, par exemple, expliqué comment le commerce des dealers avait été mis à mal pendant le confinement. Pourtant, nous laissons ces termes être employés en matière de prostitution et de pornographie. Nous manquons de réponses fortes de la part de l'État. Nous avons demandé de grandes campagnes de sensibilisation, là aussi prévues par la loi ; nous les attendons toujours.

Il existe des lois, dont un certain nombre pourraient s'appliquer pour qu'une majorité de ces contenus pornographiques ne puissent plus circuler. Nous devons essayer d'oeuvrer avec acharnement pour que ce soit mis en oeuvre.

Elsa Labouret . - Dans le travail que va entamer cette délégation, une attention particulière devra être portée aux mots employés. Le terme de « travail du sexe » est omniprésent. Nous l'avons prouvé, ce n'est pas du travail, ni de la sexualité.

M. le sénateur a également parlé de moralisation. Soyons vigilants quant à l'utilisation de ces formules. Nous ne parlons pas de morale, de principes ou de bien et de mal, mais de violences réelles, décrites, prouvées et chiffrées. Nous n'attaquons pas les femmes se trouvant dans ces systèmes prostitutionnels et pornographiques. La loi de 2016 l'indique, ce sont elles les victimes.

Enfin, l'éducation à la sexualité doit être la plus complète et profonde possible. Elle doit toutefois commencer le plus tôt possible, très simplement, par l'apprentissage du consentement. Comment apprendre aux enfants dès trois ou quatre ans que leur corps leur appartient ? En ne les forçant pas à faire un bisou aux adultes s'ils ne le souhaitent pas. Une petite fille de trois ans à qui est imposé un bisou un peu trop mouillé ou prolongé de l'ami de papa apprend que son corps ne lui appartient pas, et que ses bisous sont dus aux gens qui l'entourent. On n'apprend pas aux enfants à comprendre ce qu'ils ressentent, à prendre en compte leurs émotions. Ils apprennent plutôt le détachement et la dissociation. On apprend aux filles à se sentir disponibles et offertes. Avant même de parler de sexualité, il est primordial d'évoquer l'appropriation du corps et des émotions, de façon assez simple et sans nécessairement recourir à des programmes très complets dès le début.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci à toutes pour vos contributions. C'était notre première table ronde sur cette thématique. Vous nous avez dressé un cadre très inquiétant. La réalité est difficile à entendre parfois. Nous allons poursuivre nos travaux. J'ai bien entendu votre déficit de moyens. Vous vous êtes emparées du sujet depuis si longtemps que nous nous surprenons même à nous dire que nous n'avons pas abordé ce thème plus tôt dans les institutions.

Avez-vous une échéance quant au procès en cours ?

Céline Piques . - Aucune. L'instruction est en cours.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Nous allons bien entendu le suivre. Il sera retentissant, au vu du nombre de personnes concernées. Il va forcément nous éclairer.

Nous poursuivrons nos travaux sur ce sujet dans les prochains mois. Nous vous remercions de votre action depuis de longues années. Nous le savons, la prostitution est une violence terrible.

Le porno, ce n'est pas du cinéma, c'est une violence. Au travers de la pornographie, on a laissé se poursuivre la prostitution dans les faits. J'avais travaillé le sujet en amont, mais les mots utilisés ce matin sont extrêmement choquants. La pédocriminalité et le racisme, entre autres, sont interdits. Ils continuent pourtant d'exister et d'être promus sur ces sites.

Oui, l'amendement de notre collègue Marie Mercier, voté au Sénat en 2020, vise à bloquer l'accès des mineurs aux sites pornographiques. Ce ne sera pas suffisant pour s'attaquer à cette industrie, puissante par son argent, mais aussi par les moyens modernes qu'elle utilise, et qui sont plus difficiles à appréhender et à contourner.

Nous allons poursuivre ce cycle d'auditions avec les rapporteures. Nous auditionnerons le CSA, désormais Arcom. Cette audition sera très importante, puisque le contrôle de l'accès et de l'image permettrait de résoudre une partie du problème.

Nous organiserons le jeudi 3 février notre table ronde de chercheurs et juristes. Ce travail visera notamment à émettre des propositions législatives et des recommandations.

Merci à vos associations et à toutes les personnes qui s'engagent bénévolement sur ce sujet de préoccupation. Ce sont des milliers d'enfants, de jeunes, d'adolescents qui sont aujourd'hui formatés par la pornographie.

Vous nous avez proposé de nous envoyer des documents plus étayés. Nous y sommes évidemment ouverts.

Audition de Mme Carole Bienaimé Besse, membre de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom)

(27 janvier 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Mes chers collègues, nous avons décidé de travailler au premier semestre 2022 sur le thème de la pornographie. Nous nous pencherons à la fois sur le fonctionnement et les pratiques de cette industrie, les conditions de tournage, les représentations des femmes et des sexualités véhiculées, ainsi que sur l'accès de plus en plus précoce des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences en matière d'éducation à la sexualité.

La presse s'est récemment fait l'écho de graves dérives dans le milieu pornographique, avec des pratiques de plus en plus violentes et dégradantes et des mises en examen pour viols de plusieurs acteurs et producteurs. Ces faits nous ont confortés dans notre choix de cette thématique de travail.

Quatre rapporteures ont été désignées pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.

Je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo accessible en ce moment même sur le site Internet du Sénat, sur son compte Twitter puis en VOD.

D'après les chiffres récents dont nous disposons, on dénombre en France environ vingt millions de visiteurs uniques de sites pornographiques par mois. En outre, 80 % des mineurs ont déjà vu des contenus pornographiques, et à 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à de telles images.

C'est précisément sur le sujet de l'accès des mineurs aux sites pornographiques que porte aujourd'hui notre audition. Nous accueillons en effet Carole Bienaimé Besse, membre du collège de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, l'Arcom, née le 1 er janvier 2022 de la fusion du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et de la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi).

Madame Bienaimé Besse, vous présidez au sein de l'Arcom le groupe de travail « Éducation, protection des publics et cohésion sociale ». Vous êtes à ce titre en charge du suivi du dossier de l'accès des mineurs aux sites pornographiques.

Peut-être pourriez-vous dans un premier temps nous rappeler les compétences historiques du CSA en matière de contrôle de l'accès des mineurs à la pornographie, lorsque ce contrôle s'exerçait essentiellement sur la diffusion de films pornographiques à la télévision, avant la diffusion de masse de la pornographie sur Internet.

En matière de contrôle de l'interdiction d'accès des mineurs à la pornographie, l'Arcom exerce aujourd'hui des compétences en amont et en aval. En amont, il s'agit notamment de mener des actions pour que les dispositifs de contrôle parental soient mieux connus, installés et activés. Nos collègues de l'Assemblée nationale ont d'ailleurs adopté la semaine dernière une proposition de loi visant à obliger les fabricants d'appareils connectés à inclure un contrôle parental gratuit et facile d'utilisation. En aval, il s'agit aujourd'hui de faire appliquer les dispositions de la loi du 30 juillet 2020, qui, grâce à un amendement de notre collègue Marie Mercier, oblige les sites pornographiques à mettre en place des systèmes efficaces de blocage de leur accès aux mineurs.

La loi du 30 juillet 2020 autorise en effet le CSA, aujourd'hui Arcom, à contrôler le fait qu'un site a bien mis en oeuvre une solution technique satisfaisante, qui va au-delà de la simple déclaration d'âge. En outre, le président de l'Autorité peut saisir la justice pour obtenir le blocage d'accès complet des sites qui auraient ignoré son injonction.

Cette procédure de mise en demeure a été appliquée pour la première fois en décembre dernier, lorsque le CSA a demandé à cinq sites de mettre en place un contrôle d'âge plus robuste et plus fiable. Ces cinq sites sont aujourd'hui menacés d'un blocage judiciaire si aucune solution technique satisfaisante n'est trouvée.

Pourriez-vous nous dire où en est aujourd'hui la procédure, et quels sont vos échanges à ce sujet avec les cinq sites concernés ? Quels sont les obstacles techniques et juridiques à la mise en place de systèmes efficaces de vérification d'âge et de blocage de l'accès aux mineurs ?

Notre délégation a auditionné la semaine dernière plusieurs associations féministes engagées dans la lutte contre la pornographie, dont Osez le féminisme ! qui s'est par ailleurs constituée partie civile dans le procès dit « du porno français », pour lequel on recense aujourd'hui une cinquantaine de victimes, avec des plaintes pour viol, proxénétisme et traite des êtres humains. Sa porte-parole, Céline Piques, nous a indiqué avoir fourni au CSA une liste de 118 sites qui devraient pouvoir faire l'objet d'une mise en demeure au même titre que les cinq déjà visés par votre autorité, et dont l'accès aux contenus devrait pouvoir être bloqué conformément à la loi en vigueur. Quelles seront les suites données par l'Arcom au signalement de ces 118 sites pornographiques ?

Carole Bienaimé Besse, membre de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) . - Merci Madame la Présidente. Je suis accompagnée d'Alexandra Mielle, chef du département « protection des publics », de Géraldine Van Hille, cheffe du département « Cohésion sociale », et de Lucile Petit, directrice de la nouvelle direction « plateformes » de l'Arcom. Nous sommes venues en force pour vous montrer la détermination de l'Autorité sur ces sujets.

Tout d'abord, concernant les droits des femmes, l'Arcom - et le CSA à l'époque - est engagée sur le respect par les médias d'une juste représentation de la société française, et donc des femmes, à l'antenne, en recensant leur nombre et en publiant un rapport annuel. La loi de 2014 nous a donné les moyens de réaliser ce recensement indispensable. Pour mesurer leur progression, les chaînes devaient pouvoir s'autoévaluer et comptabiliser le nombre de personnalités féminines à l'antenne.

Les missions de l'Autorité ne s'arrêtent pas là. Il ne s'agit pas uniquement de compter les femmes à l'antenne mais aussi de s'assurer que les programmes audiovisuels ne diffusent pas de stéréotypes ou qu'ils n'encouragent pas les violences faites aux femmes. Cette mission est liée au sujet qui nous intéresse aujourd'hui.

En plus de la loi de 2014, citons celle de 2017, qui a donné compétence au CSA en matière de programmes publicitaires, considérant qu'ils pourraient eux aussi véhiculer des stéréotypes sexistes, sexuels et sexués.

Vous l'avez dit, la protection des mineurs est une mission historique du Conseil, et maintenant de l'Autorité. Cette notion est également très présente dans le cadre de la directive « Services de médias audiovisuels » (SMA). Au niveau européen et même international, les préoccupations sont les mêmes. S'il peut y avoir des divergences sur des sujets relatifs au soutien à la création, les problématiques sont les mêmes partout concernant la protection des mineurs. Comment s'assurer que ces derniers puissent continuer à être protégés sur les plateformes numériques comme ils le sont en regardant la télévision ?

À l'origine, notre mission visait à nous assurer, dans le cadre de la régulation, que les mineurs ne subissent pas trop de pression publicitaire et que les programmes participent à leur épanouissement et à leur enrichissement culturel et intellectuel. Il s'agissait de faire en sorte qu'ils ne soient pas exposés à des images inappropriées : jeux d'argent, extrême violence et pornographie.

De ce point de vue, la signalétique développée par le Conseil est aujourd'hui connue. Les éditeurs se la sont appropriée. Grâce à leurs comités de visionnage en interne, ce sont eux qui décident d'apposer telle ou telle signalétique. Dès 2004, nous avons rédigé une recommandation leur demandant de ne diffuser des programmes pornographiques qu'entre minuit et cinq heures du matin, avec un verrouillage permanent au moyen d'un code personnel et d'une information régulière des abonnés à ce sujet. Auparavant, la signalétique empêchait les mineurs d'être exposés en journée à ces programmes pornographiques ou d'une extrême violence.

Ensuite, la délibération du 20 décembre 2011 s'appliquant aux services de médias audiovisuels à la demande nous a permis d'étendre ce dispositif de verrouillage des programmes pornographiques à ces services. Nous nous adaptons sans cesse pour faire en sorte que le dispositif mis en place à l'origine soit cohérent avec les différents modes de diffusion. Ils ne sont plus uniquement sur les postes de télévision mais en mobilité sur les plateformes ou les tablettes. Le visionnage est désormais souvent solitaire. Les parents ne peuvent pas toujours s'assurer que leurs enfants visionnent un contenu approprié. Ceci est sans compter la multiplication des écrans au sein d'un même foyer. Souvent, chaque membre du foyer dispose de son propre appareil et les mineurs peuvent être exposés à des contenus inappropriés seuls dans leur chambre.

À l'Arcom, nous entendons toujours la régulation de deux manières : le droit, mais aussi l'incitation. C'est ce travail d'incitation, de droit souple, qui peut apporter une véritable évolution. Nous avons donc commencé à promouvoir les outils de contrôle parental, comme nous y incitaient les membres de notre comité d'experts du jeune public, composé et renforcé en 2017. Avec le changement des usages, il a semblé essentiel de nous appuyer sur des experts et des personnalités de la société civile, des chercheurs en neurosciences, des pédopsychiatres, qui nous accompagnent régulièrement.

En 2020, un protocole d'engagement pour la prévention de l'exposition des mineurs à la pornographie en ligne a été signé par les pouvoirs publics, les associations et des acteurs économiques du numérique. Il a été piloté conjointement par le CSA de l'époque, l'Arcom aujourd'hui, et par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep). Ce travail a été réalisé main dans la main et en bonne intelligence pour créer la plateforme Jeprotegemonenfant.gouv.fr . Ce site propose des conseils aux parents sur la vie affective des mineurs et rappelle les chiffres énoncés par la Présidente Billon. Effectivement, à 12 ans, bon nombre d'enfants ont déjà été exposés à des images pornographiques. Grâce à tous les opérateurs, y sont intégrés des tutoriels pour installer les outils de contrôle parental des différentes marques sur un ordinateur ou un smartphone . Cette profusion d'outils ne permet en effet pas aux parents de se les approprier rapidement, alors même qu'ils sont indispensables. Nous sommes conscients qu'ils ne suffisent pas et que la promotion et le dialogue sont aussi importants.

Dans le cadre de ce protocole d'engagement, nous avons par ailleurs conçu un baromètre permettant d'évaluer le taux d'utilisation de ces outils par les Français. Il est mis à jour de façon trimestrielle.

Enfin, le cadre juridique a été renforcé, et le code pénal a été modifié. Je peux notamment citer l'article 227-23. Depuis la loi du 30 juillet 2020, le président de l'Arcom peut mettre en demeure les sites pornographiques et saisir le juge si besoin. Nous mettons ces compétences en oeuvre depuis la parution du décret à l'automne dernier. Nous avons été saisis par de nombreuses associations de protection de l'enfance. Les sites disposent de quinze jours pour se mettre en conformité. Nous avons procédé par ordre, en nous appuyant sur les saisines qui nous avaient été communiquées sur les sites suivants : Pornhub , xHamster , xVideos , Xnxx , Tukif , ainsi que Jacquie et Michel TV et Jacquie et Michel TV2 . Nous avons fait des constats d'huissier pour nous assurer que ces dispositifs n'étaient pas en place. Certains sites ont considéré qu'ils avaient mis en oeuvre les outils adéquats, mais la loi précise bien qu'ils doivent être efficaces. Il nous revient de nous assurer qu'ils répondent à ce qui est demandé. Par ailleurs, dans le cadre de la loi, l'Arcom peut adopter des lignes directrices concernant la fiabilité des procédés techniques mis en oeuvre. Ce sont des normes incitatives sans force coercitive. Elles n'ont pas réellement d'impact sur l'exigence de conformité à la loi.

Comme dans le cadre de la lutte contre le piratage de contenus culturels ou sportifs, la notion de sites miroirs est à prendre en compte. La procédure de l'article 23 de la loi du 30 juillet 2020 peut être enclenchée lorsqu'un site est accessible à partir d'une autre adresse et que son contenu pornographique demeure accessible sans procédé technique permettant de s'assurer que les utilisateurs sont majeurs. C'est très important. Lorsqu'un juge décide de la fermeture d'un site, il arrive en effet fréquemment qu'on le voie renaître sous une autre adresse, et ce en quelques heures.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci pour ces propos liminaires qui démontrent la difficulté d'avancer sur ces sujets. Nous essayons d'agir avec des protocoles, des guides de bonne conduite. Ils ne seront pas suffisants. L'accès à ces sites et ces plateformes n'est pas une problématique uniquement nationale. Nous devons trouver des moyens de lutte à plus grande échelle, au niveau européen, mais aussi international.

Une affaire judiciaire est en cours. Nous ne sommes pas réunis pour la commenter, mais comment imaginez-vous son avancée ? Permettra-t-elle de mettre en lumière une problématique de la pornographie, en France notamment ? Les victimes sont nombreuses. Les violences dont elles témoignent sont ignobles et incompréhensibles. Nous ne les imaginions pas à cette échelle. La semaine dernière, des associations en ont témoigné.

Carole Bienaimé Besse . - L'Arcom est responsable de ce qui est diffusé et non de ce qui se passe derrière la caméra, bien que nous soyons évidemment sensibles aux témoignages rapportés par la porte-parole de l'association Osez le féminisme ! , Céline Piques. Nous avions organisé il y a deux ans une table ronde avec des associations de défense des droits des femmes, au cours de laquelle elle nous avait déjà alertées sur la situation, avec force témoignages.

Osez le féminisme ! nous a saisis sur une centaine de sites qui ne seraient pas conformes. Nous sommes en train de les instruire. Les associations de défense des droits des enfants avaient déjà lancé une alerte sur certains d'entre eux. Nous attendons de savoir ce que le juge va statuer à l'issue des différentes mises en demeure, ce qui ne nous a pas empêchés de déjà enclencher des constats d'huissier relatifs à la liste nous ayant été transmise. Si nous considérons qu'il n'y a aucune mise en conformité après quinze jours, la procédure habituelle sera lancée et le juge pourra fermer ces sites.

Gardons en tête, évidemment, que ces derniers sont opérés par des organisations très bien organisées, qui peuvent recréer la même plateforme dans l'heure.

Nous avons commencé par traiter les sites réalisant les volumes de vidéos les plus importants.

Concernant le traitement fait à ces femmes, nous n'avons pas de compétences sur ce qui se passe derrière la caméra, à moins de transmettre les dossiers par le biais de l'article 40 du code de procédure pénale. La délimitation de nos compétences n'a pas changé avec la création de l'Arcom.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Cette lutte, c'est le combat de David contre Goliath. Des associations vous saisissent d'un côté. De l'autre, l'industrie est très bien organisée. Notre délégation devra se pencher sur les moyens disponibles pour lutter contre les dérives de cette industrie.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Bonjour. Certaines de mes questions ont été élaborées avec l'association Osez le féminisme ! et avec Céline Piques, sa porte-parole. D'abord, pourquoi l'Arcom ne saisit-elle pas le tribunal administratif pour ordonner le blocage des sites ? Pourquoi l'action des associations est-elle préalable ou même plus offensive que la vôtre, alors même qu'elles disposent de peu de moyens et que vous en avez davantage ? Ma question suivante porte sur les délais entre la création des sites illégaux et leur blocage. S'ils sont trop longs, les sites créent immédiatement un site miroir. Dans ce cas, devons-nous recommencer toutes les procédures à zéro ? Enfin, estimez-vous que vous manquez de dispositifs techniquement efficaces, ou des bases légales supplémentaires pour être plus efficace ?

Carole Bienaimé Besse . - Nous suivons la procédure. Nous nous autosaisissons ou sommes saisis par les associations. Dans le cas présent, celles-ci l'ont d'ailleurs fait avant même la parution du décret. Cette situation peut laisser penser que nous avons attendu d'être saisis avant de nous mettre en action. Ce n'est pas le cas. Nous avions bien en tête les sites faisant partie de la liste qui nous a été transmise.

Ensuite, c'est le tribunal judiciaire, et non administratif, qui est compétent en la matière.

En effet, les moyens des associations sont très faibles. Sachez tout de même que ceux de notre direction des plateformes sont eux aussi limités, bien que notre détermination soit entière. Il y a aujourd'hui une urgence, vous l'avez dit.

Nous constatons que de nombreuses sociétés réfléchissent aujourd'hui à des modèles d'outils ou de dispositifs de vérification d'âge efficaces. Nous avons assisté à plusieurs démonstrations en présence de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) et des pouvoirs publics. La solution viendra de là, selon moi. Les solutions mises en place par certains sites pornographiques ne nous semblent pas répondre à tous les critères. Il est nécessaire de développer des solutions. Certaines existent au Royaume-Uni. Plusieurs outils se développent au niveau européen. Les sites doivent ensuite se les approprier. Certaines des démonstrations auxquelles nous avons assisté nous ont semblé convaincantes. Je crois que certains sites pornographiques ont pris contact avec l'entreprise les proposant, ou l'inverse, pour commencer à installer ces dispositifs et ainsi se mettre en conformité.

La procédure nous demande de laisser quinze jours après la mise en demeure pour que les sites se mettent en conformité ou prouvent qu'ils le sont déjà. Pour saisir le tribunal, l'Arcom doit en outre s'appuyer sur des constats d'huissier solides, afin que la démarche soit concluante.

Je comprends la démarche d' Osez le féminisme ! qui a réalisé un travail remarquable. Pour autant, l'outil est celui que nous connaissons. En plus du cadre juridique, le cadre technique doit lui aussi être développé et renforcé. L'Arcom n'a pas vocation à le créer. Nous sommes en revanche contactés depuis quelques mois par des sociétés nous présentant des solutions qui nous semblent en mesure de répondre à ces problématiques. J'espère que les sites pornographiques vont s'en emparer. Il est évidemment toujours possible de contourner les blocages, grâce notamment à des VPN . Pour autant, si tous les sites s'équipent, nous aurons vraiment parcouru une bonne partie du chemin.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - Bonjour et merci pour cette introduction. En vous écoutant, j'ai le sentiment qu'il manque un outil. Dans le cadre de votre mission, vous nous répondez en évoquant un cadre très précis et une certaine technicité. Nous-mêmes, nous avons lu et vu des reportages, nous avons reçu des associations telles qu' Osez le féminisme !, le Mouvement du Nid ou les Effronté.es. Nous avons également pu entendre un certain nombre d'avocats. Nous sommes face à une activité prostitutionnelle, à de l'esclavage et à d'autres choses abominables. Nous constatons donc un décalage.

Que veut dire « mettre un site en conformité » ? Je peine à saisir cette notion, parce qu'il y a des violences de l'autre côté de la caméra. J'entends bien que vous n'intervenez pas sur cet aspect. Alors, que faisons-nous des conséquences de ce visionnage ? Ces violences terribles, extrêmes, ont un impact sur les hommes et les femmes qui regardent ces films, sans parler des mineurs. Elles structurent un rapport à l'autre absolument épouvantable, de domination, de violence.

Si nous ne restons que dans ce cadre, les organisations tirant beaucoup d'argent de ces productions ont de beaux jours devant elles.

Dans le cadre de votre mission, qui me semble extrêmement limitée, avez-vous la possibilité d'avoir un soutien, un point d'appui avec ceux qui mènent les enquêtes ?

Enfin, vous qui êtes au coeur d'affaires à instruire, quelles solutions envisagez-vous ? De mon côté, j'en imagine deux : élargir vos missions ou créer un autre organisme assurant des missions beaucoup plus directives. En l'état, ce qui vous est demandé est insuffisant. Je ne remets aucunement en cause votre travail, mais nous avons besoin d'émettre des recommandations utiles.

Carole Bienaimé Besse . - Nous étions le Conseil supérieur de l'audiovisuel, nous sommes aujourd'hui l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique. Nous sommes compétents sur les contenus audiovisuels et numériques, mais pas sur leur chaîne de fabrication, ou sur ce qui se passe au sein des entreprises, sur les recrutements et la manière dont sont traitées les personnes en leur sein. Je comprends vos préoccupations, je pourrais même dire que je les partage, mais nous ne sommes pas compétents en la matière.

L'Arcom a pour mission de mettre les sites pornographiques en conformité avec la loi en vigueur et donc de s'assurer qu'ils ne sont pas accessibles aux mineurs. Il s'agit de notre seule mission. Nous ne sommes pas compétents pour faire ce que vous nous demandez. D'autres autorités le sont peut-être. Vous pourriez le cas échéant échanger avec elles dans le cadre de votre délégation. Il y a peut-être un malentendu sur ce que nous sommes en mesure de faire et sur nos compétences.

Jusqu'au mois de juillet 2020, celles-ci s'exerçaient sur les médias classiques : la télévision, la radio et les services de médias de rattrapage. La loi de 2020 a donné des compétences au président de l'Arcom pour faire en sorte que ces sites pornographiques ne soient pas accessibles aux mineurs. Il ne s'agit pas d'interdire la pornographie, mais de protéger les plus jeunes et de préserver leur droit à l'innocence.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Vous le dites, votre travail vise à éviter que les contenus pornographiques soient accessibles aux mineurs, tant sur le numérique que sur l'audiovisuel. Simplement, au sein de cette délégation, nous avons l'impression que cette mission sur cette unique question n'est déjà pas remplie. Disposez-vous des moyens nécessaires pour y répondre ? Dans le cas contraire, de quels moyens avez-vous besoin ?

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Nous comprenons bien que le CSA ne peut agir que dans le cadre de ses compétences. Les outrepasser occasionnerait des risques de nullité des procédures engagées. Ce serait contreproductif. Ceci étant, pourquoi a-t-il fallu que ce soit les associations qui enclenchent les procédures et fassent des signalements sur des sites supplémentaires ? Pourquoi le CSA n'a-t-il pas agi en amont ? Ensuite, pensez-vous que vous manquez de bases légales, et pas uniquement techniques, pour atteindre l'objectif fixé par l'esprit de la loi ?

Enfin, la loi de 2014 sur l'égalité réelle entre les femmes et les hommes vous donne compétence pour étudier la place des femmes dans les médias audiovisuels et pour intervenir et faire des mises en demeure. Elle a été étendue à la publicité. Pouvez-vous me confirmer que vous n'avez pas la compétence sur les contenus sur le net ?

Carole Bienaimé Besse . - Vous pouvez avoir le sentiment que nous avons tardé et que nous ne sommes pas suffisamment efficaces. Je rappelle que la loi a été votée en juillet 2020 mais que le décret n'a été publié que le 7 octobre 2021. Sans lui, nous ne pouvions rien faire. Une notification à la commission européenne a été nécessaire. Nous pouvons le regretter. Les associations nous avaient saisis bien avant. Maintenant que nous avons une nouvelle compétence, nous pouvons nous autosaisir et décider de nous occuper de tel ou tel site.

En résumé, le décret a été publié le 7 octobre 2021. Nous sommes fin janvier 2022. Une liste de sites nous a été communiquée. Des constats d'huissier doivent être faits, et bien faits, sous peine d'occasionner une nullité. Nous devons ensuite laisser quinze jours aux plateformes pour qu'elles se mettent en conformité. Je pense que nous sommes dans les délais. Je comprends toutefois que vous ayez le sentiment que nous n'allons pas assez vite face à cette urgence. Les associations ont elles aussi la capacité d'agir devant la justice sur la base de l'article 227-24 du code pénal. L'Arcom ne pourra pas tout faire, puisqu'elle n'est compétente que sur la limitation de l'accès aux mineurs.

Madame Rossignol, nous sommes compétents sur les services de médias audiovisuels, mais notre compétence n'est pas la même sur les médias linéaires et sur le net . Concernant nos compétences liées à la déontologie et à l'information sur le net , la loi de 2018 nous donne un pouvoir systémique. Nous ne traitons pas le sujet contenu par contenu. Nous devons nous assurer que les plateformes ont mis en oeuvre des outils pour lutter contre la désinformation. Sur les médias linéaires, nous agissons en revanche contenu par contenu, séquence par séquence, émission par émission. Nous apprécions dans ce cas le contenu, le travail réalisé par tel ou tel journaliste, pour nous assurer que telle ou telle émission ne véhicule pas de désinformation.

Prenons l'exemple de notre compétence relative aux discours de haine, liée à la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Sur le linéaire, nous étudions chaque émission, chaque contenu, chaque propos qui pourrait mener à des discriminations comme le veut la loi du 30 septembre 1986. Sur les plateformes, en revanche, nous assurons uniquement une vérification systémique en exigeant des plateformes qu'elles mettent en place des outils pour ne pas permettre aux discours de haine de se diffuser sur leur support.

Du fait du volume de contenus en ligne sur le numérique, le législateur a considéré que la situation devait y être appréciée de façon plus systémique, et pas contenu par contenu.

Bruno Belin . - J'ai bien compris que l'Arcom traitait ce qui se passe dans l'offre du contenu, et pas derrière la caméra. J'ai le sentiment que le terme de « mise en conformité » signifie que nous analysons ce qu'il y a. Nous devrions peut-être trouver une autre expression. J'ai également l'impression que vous courez après la tempête. La semaine dernière, on nous a parlé de plusieurs millions de vues mensuelles de sites pornographiques, de milliards de dollars de chiffre d'affaires pour certains sites. Nous affrontons une vraie mafia qui n'a qu'un intérêt, celui de contourner les lois ou de s'y adapter. Collectivement - vous agissez dans un cadre légal, et nous sommes là pour y veiller -, nous courons après la tempête.

N'existe-t-il pas une manière beaucoup plus simple d'agir ? Il est aujourd'hui très facile de se connecter à un site pornographique. Il suffit de cliquer sur le bouton « j'ai plus de 18 ans ». C'est la seule vérification. Pourtant, si je veux effectuer un simple virement sur un compte en banque, je vais avoir besoin d'un code d'accès pour lequel je me serai inscrit, et d'un numéro de portable sur lequel je recevrai un code confidentiel permettant de sécuriser cette information. Par ailleurs, nous utilisons chaque jour l'outil SI-DEP pour les informations liées à la pandémie de Covid. Il est possible de donner des informations confidentielles et sécurisées à un site Internet pour lequel nous savons à qui nous avons affaire, avec des données que nous pouvons croiser à l'aide d'un simple numéro de portable. Ce qui est faisable sur des informations hautement sécurisées, concernant par exemple la santé, devrait être possible pour Jacquie et Michel ou d'autres sites.

Nous avons tous conscience que la pornographie génère une image chez les jeunes qui se résume à de la violence. Nous devons trouver une solution technique et l'ancrer pour faire barrage à cet accès. Je suis convaincu que nous devrions agir bien en amont de la construction. Est-ce possible ? Je ne le sais pas. Je vous livre ma réflexion.

Carole Bienaimé Besse . - Nous dressons depuis très longtemps ce constat sur la facilité d'accès à ces sites. Vous évoquez ici des plateformes vous demandant si vous avez bien 18 ans. Toutes ne le font pas. Vous recevez parfois des bandes annonces que vous n'avez pas sollicitées. Nous en sommes conscients. L'article 23 de la loi de 2020 constitue une étape importante pour endiguer ce fléau.

Nous l'avons rappelé, les moins de 12 ans sont exposés à ces contenus de plus en plus tôt. Ce n'est pas sans impact sur leur développement, ni même sur la société. Nous les connaissons. Nous avons co-construit le site Jeprotègemonenfant.gouv.fr avec l'Arcep et les signataires d'un protocole d'engagement de lutte contre l'exposition des mineurs à la pornographie. Cet outil vise à commencer à endiguer ce fléau. Nous insistons également sur le caractère indispensable d'un outil de contrôle parental sur tous les écrans du foyer.

Concernant nos moyens, je rappelle que nous sommes une autorité administrative indépendante. Nous appliquons la loi. Nous ne pouvons pas agir en dehors du cadre légal et règlementaire qui nous est fixé. Nous appliquons d'abord une loi sur la liberté de communiquer. D'une façon générale, nous ne nous inscrivons absolument pas dans une interdiction ou une censure.

Sur ce point précis, il nous est demandé que les mineurs n'aient pas accès à ces sites, pas d'interdire les sites pornographiques. Nous n'avons aucun pouvoir sur le nombre de plateformes existantes. Nous devons nous appuyer sur tous les outils existants : le code pénal, les tribunaux, la brigade des mineurs ou les forces de l'ordre. Nous avons participé à un groupe de travail sur la prostitution des mineurs via des outils en ligne. Nous sommes conscients de la situation. Nos compétences n'en sont pas moins limitées.

Je comprends que le terme de mise en conformité puisse vous sembler inapproprié pour un site pornographique, mais c'est ce qu'a voulu le législateur.

Bruno Belin . - Vous pourriez exiger le double verrouillage. Ce ne serait pas de la censure.

Carole Bienaimé Besse . - Que faisons-nous des données des personnes sur ces sites ? Ces derniers sont souvent opérés par des organisations mafieuses. Souhaitons-nous que les données des utilisateurs soient captées par ces sites, dont nous ne savons même pas où ils sont hébergés ? Cette question des données complique encore le développement d'un outil répondant à tous les critères de protection des mineurs et de non-accessibilité de ces plateformes, tout en respectant la confidentialité des données. Les processus que vous décrivez, très intéressants, s'inscrivent dans des cadres légaux, de santé. Lorsque vous transmettez des données dans ce cadre, vous savez qui se trouve derrière le site. Dans le cas présent, nous avons affaire à des sites n'étant pas nécessairement hébergés en France et parfois reliés à des entreprises mafieuses.

Je l'indiquais plus tôt, plusieurs sociétés développent des outils qui nous ont convaincus. Ils échangent actuellement avec les sites pornographiques pour les y intégrer et ainsi les mettre en conformité. Nous sommes au début du processus.

Bruno Belin . - J'entends qu'un travail de verrouillage est en cours. Nous serons très attentifs à sa production. Il me semble essentiel de mettre en place des barbelés pour éviter aux très jeunes enfants d'avoir accès à ces sites.

Nous nous intéresserons également à ce qui se passe derrière la caméra, qui relève peut-être des contrats de travail, mais pas de l'Arcom. L'accès à l'information se trouve en revanche dans le spectre de vos compétences.

Carole Bienaimé Besse . - C'est ce sur quoi nous travaillons. Les mises en demeure que nous avons initiées le prouvent. Nous allons poursuivre le travail sur cette liste de plus de cent sites. Surtout, nous allons continuer le travail pédagogique sur la plateforme Jeprotegemonenfant.gouv.fr . Nous continuerons également à échanger avec toutes les entreprises qui créent des outils techniques de contrôle d'âge pour qu'ils soient mis en place sur un maximum de sites.

J'entends votre impatience et votre frustration. C'est un sujet d'une extrême importance car il concerne nos jeunes. Le décret a été publié en octobre 2021, nous sommes en janvier 2022. Nous n'en sommes qu'au début de notre travail.

Bruno Belin . - Notre rôle consistera à toujours nous répéter sur le sujet pour faire oeuvre de pédagogie.

Alexandra Borchio Fontimp, co-rapporteure . - Je voudrais revenir sur le propos de Bruno Belin concernant l'éducation des enfants par les parents. Le CSA s'est donné l'objectif de renforcer son soutien à la parentalité numérique. Comment mesure-t-on l'efficacité des tutoriels qui leur sont destinés ? La fréquentation de la plateforme Jeprotegemonenfant.fr est-elle concluante à vos yeux ? Avez-vous envisagé le déploiement d'une stratégie de communication pour améliorer sa notoriété ? Je l'ai moi-même découverte dans le cadre de cette mission. Étant maman, je n'en avais pas eu connaissance par un autre biais.

Dominique Vérien . - Si j'ai bien compris, vous vous intéressez au contenu à la télévision, mais pas sur le net , pour lequel vous ne vous intéressez qu'au système. Vous veillez à ce que la plateforme installe des verrous et s'autorégule, y compris sur les contenus. Nous sommes d'accord, la pornographie n'est pas interdite. Elle n'a pas à être censurée dans ce cas. Pour autant, que se passe-t-il lorsque son contenu est explicitement un viol ou une incitation à la haine raciale, par exemple, lorsqu'il est totalement répréhensible ? Dans ce cas, l'Arcom a-t-il une mission, ou le juge est-il seul à pouvoir agir ? Dans ce cas, qui peut le saisir ? Est-il possible de ne faire interdire que certaines vidéos sur l'ensemble d'un site ?

Enfin, vous dites que le décret a été publié en octobre, mais de quelle année ?

Bruno Belin . - Il date d'octobre 2021.

Dominique Vérien . - La loi a été votée en 2020. Pourquoi un tel délai a-t-il été nécessaire pour signer un papier ?

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Je crois que cette question est valable sur un certain nombre de sujets. Nous sommes là pour vérifier l'application de la loi et sa mise en oeuvre. La promulgation des décrets intervient souvent très tard. Je ne suis pas surprise.

Carole Bienaimé Besse . - Nous étions très impatients que ce décret soit publié.

L'éducation des parents aux médias nous paraît essentielle car beaucoup d'entre eux n'ont pas conscience du problème. Les études que nous avons pu mener ont montré qu'ils sont souvent préoccupés par le temps d'écran mais pas par les contenus regardés, considérant que leurs enfants sont raisonnables ou responsables. Il est donc nécessaire de leur expliquer comment installer un outil de contrôle parental en fonction de chaque marque. Il est aussi primordial de les informer sur la vie affective et la sexualité des adolescents et d'encourager le dialogue. Nous avons élaboré tous nos tutoriels avec des pédopsychiatres et des professionnels de l'enfance.

Nous mesurons les connexions et le nombre de visites trimestriellement. Nous pourrons vous transmettre ces chiffres dans le cadre de votre questionnaire. Vous avez raison, le site manque de notoriété. Nous avons fait en sorte d'améliorer son référencement sur les moteurs de recherche cet été, pour qu'il soit affiché en priorité dans le cadre de recherches sur la protection de l'enfance. Il rencontre un vrai succès, même s'il a fallu du temps au démarrage. Nous avons décidé de l'étendre à d'autres sujets que la pornographie, en en faisant un site référent sur la protection des mineurs.

Nous réfléchissons, avec le comité de pilotage, à la réalisation d'une campagne et à ses modalités. Plusieurs pistes sont à l'étude. Cet outil pédagogique doit être promu. S'il ne permettra pas de réduire le nombre de sites, il constituera tout de même un moyen d'alerter les parents et le personnel encadrant, pour que chacun soit plus au fait de ces questions.

Madame la Sénatrice, si j'ai insisté sur nos missions et sur la dimension systémique de la régulation, je crois important de rappeler que les contenus que vous évoquez sont problématiques. Les discours de haine sont de vrais fléaux. Nous avons créé un observatoire de lutte contre la haine en ligne. Nous avons réfléchi à la définition des discours de haine, aux outils à mettre en place dans le cadre juridique, mais aussi en termes d'éducation aux médias. Évidemment, nous sommes préoccupés. Quand nous demandons aux sites de créer des outils permettant d'endiguer les discours de haine ou de désinformation, nous nous intéressons évidemment aux contenus. Nous ne sommes pas insensibles à ce qui se dit.

Nous sommes également attachés à l'application du Règlement général sur la protection des données, le RGPD.

La plupart des plateformes ne sont pas accessibles aux mineurs, ou du moins au moins de 13 ans. C'est même le cas sur WhatsApp , qui n'est normalement accessible qu'à partir de 16 ans. Là aussi, nous devons faire en sorte que la loi s'applique. Rappelons aux parents qu'ils ne doivent pas inscrire leur enfant sur un réseau social à 8 ans.

Les entreprises développant un outil pour empêcher les mineurs d'accéder aux sites pornographiques réfléchissent également à des moyens de faire en sorte que les mineurs n'aient plus accès à ces plateformes. Il est facile de mentir sur son âge lorsqu'un site s'enquiert de votre âge. Personne ne viendra s'en inquiéter. Là aussi, il est proposé que ces nouvelles applications et ces logiciels permettent de s'en assurer.

La question des données se pose ici encore. Nous devons en effet nous assurer que les données des mineurs ne soient pas captées par une entreprise qui ne devrait pas le faire.

Dominique Vérien . - Je ne parlais pas uniquement des mineurs, mais aussi des adultes, qui n'ont pas à voir certaines images incitant à la haine raciale ou dont le titre est explicite, contenant par exemple le terme « viol collectif ». Que l'on soit adulte ou mineur, nous n'avons pas à visionner ces contenus, à les mettre en ligne, ni encore moins à les réaliser. Pourtant, nous sommes en train d'accepter de visionner ces films.

Carole Bienaimé Besse . - Ces contenus illicites sont supprimés. La plateforme Pharos lutte contre les contenus que vous décrivez.

Aujourd'hui, lorsque nous parlons de systémique, nous sommes sur un niveau plus subtil d'appel à la haine. Je peux par exemple citer les insultes envers une personnalité publique ou politique. Ce que vous décrivez est pénalement répréhensible.

Les plateformes doivent supprimer ces contenus. La masse est telle qu'elles nous indiquent ne pas disposer des moyens humains nécessaires pour passer en revue tous les contenus. Des outils d'intelligence artificielle sont développés pour s'en charger. Nous nous assurons qu'ils sont bien calibrés pour repérer les contenus qui posent problème, et que les boutons permettant de signaler un contenu remplissent bien leur rôle pour que les solutions soient apportées dans un délai raisonnable. Bien évidemment, nous ne sommes pas passifs face à cette situation. La loi ne l'est pas. Ces contenus illicites n'ont pas à figurer sur ces plateformes. Dans leurs conditions générales d'utilisation, elles indiquent d'ailleurs qu'elles ne proposent pas ce type de vidéos de désinformation ou d'appel à la haine, et qu'elles les suppriment, le cas échéant.

Dominique Vérien . - C'est pourtant leur fonds de commerce.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Nous avons pu constater ce matin que ni le législateur, ni l'Arcom ne sont là pour jouer le rôle de censeur. Les contenus pornographiques vont toutefois au-delà de ce qui est acceptable dans toutes les autres sphères de la société.

Dominique Vérien . - J'ai tapé « film viol sexuel » sur Google . Le résultat « films viol complet sexuel - vidéos porno et sex HD gratuit » m'a immédiatement été proposé. Et je pense que je n'ai pas besoin d'avoir 18 ans pour y accéder.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - C'est ce qui nous a été exposé la semaine dernière lors d'une audition poignante des associations. Aujourd'hui, ni l'Arcom, ni le législateur ne souhaitent se poser en censeurs. Pour autant, nous le voyons, les contenus sont très faciles d'accès, et souvent d'une grande violence. Une mission vous a été allouée, mais je pense que les moyens accordés ne sont pas à la hauteur de cet enjeu. Nous parlons ici de millions de vues, de millions de personnes visionnant chaque mois ces vidéos. Les associations réalisent un travail fabuleux. Les pouvoirs publics semblent submergés.

Nous pouvons conclure de cette audition que vous n'êtes aujourd'hui pas dotés des outils adaptés pour lutter contre cette pornographie criminelle de grande ampleur, qui est une industrie. Vous avez évoqué la plateforme Pharos . Nous parlons toutefois de millions de vues. Si nous n'avons pas les moyens d'actionner des personnes pour les identifier, nous ne parviendrons jamais à les supprimer.

Les associations, malgré leur travail de terrain formidable, ne sont pas, elles non plus, en capacité de visionner tous ces films. Nous l'avons entendu la semaine dernière, les regarder revient parfois à se confronter à des contenus d'une barbarie et d'une horreur inimaginables. Certaines personnes auditionnées nous ont indiqué en faire des cauchemars régulièrement.

L'Arcom doit remplir sa mission de contrôle de l'accès des mineurs aux sites pornographiques. À l'issue de cette audition, je ne suis pas sûre que vous en ayez réellement les moyens. Les images proposées tant sur le numérique qu'à la télévision ne sont pas acceptables. Nous n'y consentirions pas de la part d'une autre industrie. Il y a un vrai problème d'acceptation de la violence dans la pornographie aujourd'hui.

Nous démarrons ce cycle d'auditions. Merci d'être venue répondre à nos questions. Nous serons vigilants à l'application de la loi. Bien que les décrets mettent du temps à sortir, ils doivent être appliqués à partir du moment où ils sont publiés.

Table ronde de chercheurs et de juristes
sur la production de contenus pornographiques

(3 février 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Mes chers collègues, nous avons décidé de travailler au premier semestre 2022 sur le thème de la pornographie. Nous nous pencherons à la fois sur le fonctionnement et les pratiques de cette industrie, les conditions de tournage, les représentations des femmes et des sexualités véhiculées, ainsi que sur l'accès, de plus en plus précoce, des mineurs aux contenus pornographiques, et ses conséquences en matière d'éducation à la sexualité.

La presse s'est récemment fait l'écho de graves dérives dans le milieu pornographique, avec des pratiques de plus en plus violentes et dégradantes et des mises en examen pour viols de plusieurs acteurs et producteurs. Ces articles et des témoignages d'associations féministes, entendues il y a deux semaines, nous ont confortés dans notre choix de cette thématique de travail. D'ailleurs, Laurence Rossignol a posé hier une question bienvenue sur ce sujet, lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement.

Il s'agit d'un véritable sujet de société. D'après les chiffres récents dont nous disposons, on dénombre chaque mois vingt millions de visiteurs uniques de sites pornographiques en France. Pornhub est le septième site le plus visité au monde. En outre, 80 % des mineurs ont déjà vu des contenus pornographiques, et à 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à de telles images.

Quatre rapporteures ont été désignées pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.

Je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo accessible en ce moment même sur le site Internet du Sénat, puis en VOD.

Nous organisons ce matin une table ronde autour de sociologues, chercheurs et juristes, qui nous présenteront l'état des réflexions et des débats sur ce sujet dans leurs champs de recherche et d'expertise respectifs.

Je souhaite la bienvenue, dans cette salle ou à distance, à Béatrice Damian-Gaillard, docteure en sciences de l'information et de la communication, professeure à l'Université de Rennes 1, chercheuse à Arènes ; à Florian Vörös, docteur en sociologie, maître de conférences en science de l'information et de la communication à l'université de Lille, rattaché au laboratoire Geriico et à l'Institut de sciences sociales, auteur d'une thèse sur les usages sociaux de la pornographie en ligne : à Sonny Perseil, docteur en science politique et chercheur au Cnam/Lirsa ; et à Julie Leonhard, docteure en droit privé et sciences criminelles, maître de conférences à l'université de Lorraine, auteure d'une thèse sur la pornographie pénalement réprimée.

Vous nous ferez part de l'état actuel de la recherche et des réflexions sur la production de contenus pornographiques, et de l'analyse que vous avez vous mêmes développée sur ce sujet. Nous savons que vos angles d'approche sont différents. Nous, parlementaires, devons nous confronter à cette complexité et à cette diversité de points de vue.

Vous nous direz en particulier quelle est votre analyse des conditions actuelles d'exercice des actrices et des acteurs de films pornographiques, quels encadrements législatifs, réglementaires ou contractuels ont été mis en place, en France comme à l'étranger, quels effets ils ont pu avoir, et quelles réglementations ou prohibitions supplémentaires pourraient être envisagées ou non. Des voix s'élèvent aujourd'hui pour dénoncer la pornographie comme de la prostitution filmée. Je fais notamment référence à notre première table ronde au cours de laquelle nous avons entendu des associations féministes. Qu'en pensez-vous ?

Pourrez-vous aussi nous indiquer quelles sont les représentations des femmes et des sexualités qui sont véhiculées dans la - ou les ? - pornographie(s) actuelle(s), et quelles peuvent en être les conséquences pour les consommateurs ? Avez-vous réalisé ou connaissance d'études montrant une progression des vidéos violentes, dégradantes ou aux contenus illégaux, comme le dénoncent les associations féministes ?

À ce titre, la distinction entre la pornographie dite « professionnelle » et la pornographie « amateure » a-t-elle encore du sens aujourd'hui ? Et que penser des initiatives de pornographie éthique ou féministe, si tant est que ces termes aient du sens ? Je fais évidemment référence aux divergences que vous pourrez exprimer sur le sujet.

Béatrice Damian-Gaillard, docteur HDR en sciences de l'information et de la communication, professeure à l'Université Rennes 1, chercheuse à Arènes (laboratoire CNRS) . - Nous tenons à remercier votre délégation pour cette invitation à contribuer, en tant que chercheuses et chercheurs, à vos travaux sur les violences dans les pornographies. Cette question fait l'objet de controverses entre groupes sociaux dans les espaces publics, scientifiques et politiques. Ceux-ci n'ont pas les mêmes objectifs. Ils cherchent tous à imposer leur propre cadrage de ce problème public et à peser sur les modes de régulation des espaces de production, de distribution et de réception des pornographies.

Au cours de notre intervention, nous proposons de présenter les apports de recherches en sciences sociales sur la question, en distinguant trois types d'enquêtes. Premièrement, les enquêtes sur les espaces de production, répondant aux questions sur les violences auxquelles font face les actrices pornographiques, ainsi que leurs causes structurelles. Il faut aussi définir la violence, de différents points de vue - celui des acteurs et des actrices, de la loi, des associations ou encore des pouvoirs publics. Des recherches portent également sur la diffusion des images et sur les actions concrètes des dispositifs publics et privés de régulation. Des enquêtes concernent enfin la réception des contenus, permettant de remettre en contexte les usages et les éventuelles appropriations des vidéos par les publics.

En tant que chercheurs et chercheuses, nous pensons qu'avant de légiférer, il est important de faire un diagnostic fiable de ces trois niveaux - production, diffusion et réception -, sans les confondre.

Depuis les années 1980, les porn studies ont produit des centaines de recherches en histoire, en socio-anthropologie, en études cinématographiques et en sciences de l'information et de la communication. Ces recherches refusent l'usage d'un singulier trompeur. Elles invitent à penser les pornographies au pluriel afin de souligner la pluralité des imaginaires pornographiques, de leurs conditions de production, de distribution et de réception. Les porn studies invitent à partir des faits, dans leur complexité, à penser les contraintes, mais aussi les rapports de pouvoir qui pèsent sur les acteurs et actrices. Elles pensent aussi leur résistance, leur forme d'engagement dans l'activité. Ces engagements varient selon les trajectoires des acteurs et des actrices, leur appartenance de genre ou de classe, ou les discriminations auxquelles elles ont à faire face : racisme, homophobie, lesbophobie ou encore transphobie.

Concernant la thématique sur laquelle vous sollicitez notre expertise, nous défendrons à partir de ces recherches l'idée suivante : pour lutter efficacement contre les violences dans les pornographies, il faut cesser de traiter la pornographie comme un problème en soi.

Commençons par les enquêtes sur les espaces de production. Nous voulons souligner qu'avant d'être révélées par les journalistes, les actrices elles-mêmes ont dénoncé les violences sexuelles sur les tournages dans le sillage du mouvement #MeToo . En France, le titre Le porno américain vit un nouveau moment #MeToo du magazine en ligne Le Tag Parfait l'illustre parfaitement. Cet article relatait des accusations de viol, notamment d'acteurs impliqués dans la production de films pornographiques.

Quelles sont les causes structurelles de ces violences ? Il existe deux enquêtes scientifiques dans ce domaine en France : celle de Mathieu Trachman, portant sur les tournages de films pornographiques hétérosexuels en France, et la mienne portant sur l'économie politique du désir dans la presse pornographique hétérosexuelle masculine française. S'y ajoutent deux études américaines, A taste for brown sugar de Mireille Miller Young, et Porn Work : Sex, Labor, and Late Capitalism de Heather Berg. Ces recherches insistent sur la pluralisation des espaces de production, en lien avec des transformations technologiques et économiques. Elles visent à comprendre comment leurs spécificités engendrent des violences intervenant à différents niveaux.

Dans un contexte de concentration de ce secteur économique, l'acteur économique clé n'est plus aujourd'hui le studio, mais la plateforme. La plupart des plateformes sont d'ailleurs aujourd'hui la propriété de l'entreprise multinationale de publication Internet spécialisée dans la pornographie, MindGeek . Parallèlement, les acteurs et actrices comptent de plus en plus sur les revenus qu'ils tirent, non plus des contrats avec les studios, mais des rémunérations qu'ils ou elles reçoivent sur leurs comptes personnels depuis des plateformes telles qu' Onlyfans . Les montages juridiques et économiques des structures vont donc aujourd'hui d'acteurs qui sont autoentrepreneurs à des groupes multinationaux.

Dans ce contexte de transformation, le studio continue d'être un échelon de production important, mais avec des pratiques extrêmement diversifiées. Celles-ci vont de l'organisation illégale reposant sur la manipulation, comme l'illustrait la série d'articles du Monde intitulée « Plaintes contre X », aux politiques de production soucieuses des conditions de travail des acteurs et des actrices. Dans ce dernier cas, nous observons des modalités telles que le travail autour du consentement, la participation des acteurs à l'écriture du scénario, ou des modes de rémunération différents, comme c'est le cas chez Puppy please ou Carré Rose .

Les problèmes identifiés dans les recherches sur les espaces de production sont cumulables. J'en citerai six, sans les hiérarchiser.

Dans les recherches, nous observons une division sexuelle du travail. Les hommes s'accaparent les positions de pouvoir, et le turnover des actrices est important. S'y ajoute une division racialisée du travail. Les acteurs et actrices non blancs tendent à être relégués à des productions de seconde catégorie et à être moins bien rémunérés.

Ensuite, la précarité ou l'absence de reconnaissance du statut réduit les marges de manoeuvre des actrices pour faire respecter leur consentement et pour négocier leur rémunération.

Citons également l'isolement des actrices et la difficulté de créer de la solidarité entre elles dans un contexte de mise en concurrence par les plateformes et les studios.

Nous constatons également une stigmatisation des actrices. Les violences interviennent au travail, mais également dans la vie privée et dans l'espace public. Elles sont rejetées par leurs proches, harcelées dans les rues ou sur les réseaux sociaux. Leurs plaintes ne sont pas prises au sérieux par la police lorsqu'elles vont déclarer des actes de violence, en raison de leur activité.

Enfin, les enquêtes auprès des actrices remettent en cause deux idées reçues : celle selon laquelle les femmes partageraient la même sensibilité face à la pornographie, et le fait que le tournage de vidéos pornographiques serait forcément violent.

Florian Vörös, docteur en sociologie, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université de Lille, rattaché au laboratoire Geriico et à l'Institut des sciences sociales . - Les recherches sur les dispositifs de régulation des images montrent dans un premier temps que les dispositifs relatifs à la pornographie s'appliquent à des images beaucoup plus larges que les seules images pornographiques.

Les travaux de Walter Kendrick, Annie Stora Lamarre et Lynn Hunt, pionniers en histoire culturelle, mettent notamment en exergue le fait que la pornographie émerge d'abord en tant que catégorie de censure au XIX e siècle dans les bibliothèques et les musées. En France, nous pouvons par exemple évoquer la création de L'Enfer à la Bibliothèque nationale. Nous trouvons des exemples similaires dans tous les pays européens. Ce n'est que dans un second temps, à la fin du XIX e siècle, qu'émergent le commerce et la diffusion de masse de ces images. La catégorie de censure précède donc l'arrivée des espaces de production et de diffusion de masse, en lien avec une série de transformations économiques et technologiques la rendant possible.

La censure de la pornographie se justifie depuis le XIX e siècle par la protection de la jeunesse, avec beaucoup de transformations. Depuis les années 1970 et la mobilisation féministe, ces dispositifs se sont renouvelés dans leur mode de justification en invoquant notamment les questions de la représentation des femmes et de la lutte contre les violences sexuelles masculines.

Nous sommes les héritiers et héritières de cette censure. Elle n'est pas seulement assurée par des instances publiques telles que le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) et le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), qui englobe désormais le numérique et a été renommé Arcom. Elle est également effectuée par des entreprises privées de diffusion d'image. Nous pouvons notamment citer les plateformes numériques, qui jouent un rôle central. En leur sein, en plus des algorithmes, on retrouve du travail humain externalisé, délocalisé et précarisé, à l'oeuvre pour identifier et supprimer les contenus considérés comme pornographiques. Ces dispositifs fonctionnent de façon assez grossière, en amalgamant nudité, sexualité, pornographie, violence. Malgré les variations selon les plateformes, ces notions sont bien souvent considérées comme un seul et même problème.

Cette tendance a été accentuée en 2018 par la promulgation des lois SESTA ( Stop Enabling Sex Traffickers Act ) et FOSTA ( Allow States and Victims to Fight Online Sex Trafficking Act ) aux États-Unis. Les principaux services numériques étant basés en Californie, les législations américaines ont des effets globalisés, y compris sur le numérique en France. Ces lois visent à lutter contre le proxénétisme. Pour se protéger, les entreprises gérant ces plateformes numériques ont tendance à être très défensives sur la question de la sexualité et à en éviter toute forme de représentation textuelle ou visuelle pour ne pas prendre de risques quant à ces nouvelles lois contre le proxénétisme sur Internet.

Cet amalgame entre nudité, sexualité, pornographie et violences crée plusieurs problèmes. Dans un premier temps, la nudité féminine sera bien plus rapidement considérée comme de la pornographie que la nudité masculine. Ce constat a été révélé dès le début de Facebook . Une mobilisation a été nécessaire pour que la plateforme cesse de considérer les photos d'allaitement comme relevant de la pornographie. C'est un problème structurel dans le fonctionnement de Facebook , qui court encore. Le dispositif de régulation lui-même crée ainsi une objectification et une sexualisation du corps féminin, et donc sa « pornographisation ». C'est paradoxal et non sans effet réel dans la vie quotidienne des femmes faisant usage de ces plateformes. Dans un deuxième temps, dans ces dispositifs, les représentations homo-érotiques sont beaucoup plus rapidement considérées comme de la pornographie que les représentations hétéronormées. Ils produisent donc des discriminations que nous pouvons qualifier d'homophobes. Enfin, les contenus d'éducation à la sexualité, nombreux sur les réseaux sociaux, peuvent également être censurés. Une description explicite, vocale, visuelle ou textuelle de la pose d'un préservatif masculin ou féminin est ainsi censurée, nuisant à l'information sexuelle. Voilà ce qu'il en est des médias généralistes.

Ensuite, évoquons les médias pornographiques. Les diffuseurs disposent eux-mêmes de dispositifs de régulation. Une idée reçue voudrait que les espaces pornographiques soient des lieux sans norme où l'on pourrait dire et faire n'importe quoi. C'est tout le contraire. Les controverses sur la violence dans la pornographie amènent les entreprises diffusant ces images à privilégier leur réputation avant la lutte effective contre les violences. Elles appliquent donc des règles avant tout orientées vers la moralisation de leur image. Nous arrivons alors à des situations ubuesques.

Dans sa charte, Canal+ , principal diffuseur de contenus pornographiques à la télévision depuis les années 1980-1990, interdit par exemple l'usage de godemichés ou la pratique du fist fucking pour ne prendre aucun risque. Pourtant, ces usages ou pratiques peuvent tout à fait être consensuels.

Récemment, la plateforme Pornhub a été dénoncée publiquement pour ses manquements dans la détection et la suppression des contenus pédocriminels. Plutôt que de mettre en place un programme de lutte spécifique, comme l'ont fait d'autres plateformes, dont Twitter , l'entreprise a préféré supprimer tous les contenus non vérifiés de la plateforme, et notamment les contenus produits par des producteurs et productrices indépendants. Sur ces millions de vidéos supprimées, certaines étaient pourtant réalisées dans des conditions tout à fait légales.

Nous observons que l'image et l'économie sont préférées à la lutte effective et ambitieuse contre les violences par les diffuseurs. C'est ce qui nous amène à penser que les dispositifs de régulation de la pornographie fonctionnent souvent de manière arbitraire et discriminatoire. Ils ne sont pas des leviers efficaces dans la lutte contre les violences sexuelles.

Ensuite, abordons les enquêtes sur la réception des contenus pornographiques. L'enquête Contexte de la sexualité en France , réalisée en 2006, montre qu'une femme sur cinq et un homme sur deux visionnent souvent ou parfois des contenus pornographiques. Cette pratique est donc courante et inscrite dans les routines de la vie quotidienne.

Une tendance scientifique en psychologie vise à observer en laboratoire les effets directs de ces images sur les comportements. La tradition de recherche socio-anthropologique en sciences sociales à laquelle Béatrice Damian-Gaillard et moi-même adhérons estime que les processus de naturalisation de la domination et de la violence patriarcale, notamment à l'échelle des publics masculins hétérosexuels, interviennent non pas à l'échelle étroite de l'instant t du visionnage d'une vidéo, mais à l'échelle de contextes socioculturels et de trajectoires de socialisation à la sexualité et à la domination masculine. L'érotisation de la domination et des violences masculines, que nous pouvons qualifier de culture du viol, n'est pas spécifique au porno. Elle traverse tous les domaines de la production culturelle, des plus populaires aux plus légitimes.

Que se passe-t-il concrètement lorsqu'on interroge les spectateurs de porno ? Dans ma thèse, j'ai mené des entretiens approfondis avec des hommes adultes de classe supérieure. J'ai pu observer des phénomènes tels que la valorisation de la virilité, de la vigueur, de la pénétration ou de la conquête, l'attrait pour la soumission féminine, la présence de fantasmes où l'homme force la femme, l'évitement de toute réflexion sur les violences sexuelles, la désignation des « jeunes de banlieue » comme boucs émissaires du problème de ces violences, la présentation de soi comme « adulte et responsable, au-dessus de tout soupçon par rapport au sexisme », et la justification du soi-disant caractère naturel de la domination masculine par le cerveau ou les hormones. Aucun de ces éléments n'est spécifique à l'activité de réception des images pornographiques. Faire du porno la cause de ces problèmes revient à sous-estimer la pluralité des pornographies, mais aussi le très large éventail de ressources culturelles que les hommes de classe supérieure, en l'occurrence, ont à leur disposition pour s'imaginer plus forts, plus puissants, plus normaux ou responsables que les autres.

Enfin, la réception de la pornographie n'est pas réductible à la question de la domination et de la violence. Les recherches auprès des spectatrices, et en particulier celle de Clarissa Smith, menée en Grande-Bretagne, montrent que la masturbation avec la pornographie peut être un support d'autonomie sexuelle pour les femmes. Elle permet d'explorer ses désirs, de donner de l'importance à son plaisir. Ces enquêtes montrent également que les femmes visionnent un éventail de contenus plus large que les hommes. Elles sont en moyenne plus soucieuses et attentives aux conditions de travail des actrices. La question des violences sexuelles est abordée dans les médias pornographiques féminins ou féministes.

Enfin, les recherches auprès d'adolescents et d'adolescentes, dont celle d'Arthur Vuattoux et Yaëlle Amsellem Mainguy, montrent que la notion d'exposition, par la passivité et le danger qu'elle connote, est incomplète pour comprendre le rapport des adolescents au porno. Ils peuvent se tourner activement vers les images pour le plaisir mais également pour l'accès à l'information sexuelle.

Béatrice Damian-Gaillard . - Quand ils sont en questionnement sur leur identité de genre ou sexuelle et qu'ils ne peuvent pas en discuter avec leur groupe de pairs, les adolescents se tournent vers les médias numériques. Ils y créent des communautés au sein desquelles ils peuvent échanger et qui les sortent parfois de grandes difficultés et souffrances.

Comme l'a révélé le mouvement #MeToo , les violences sexuelles et sexistes sont un problème systémique qui concerne tous les secteurs de la production culturelle sans exception. Nous pouvons pointer des spécificités s'agissant des violences dans la pornographie. Elles tiennent souvent à l'absence de données économiques et sociales précises sur les acteurs et les espaces de production : il est d'autant plus difficile de lutter contre ces phénomènes que nous ne disposons pas d'un état des lieux précis de ces espaces de production, leurs acteurs, leurs modèles économiques ou leur organisation de travail. Surtout, certains propriétaires de structures utilisent les régulations actuelles, qu'elles soient financières, sociales ou autres, pour les contourner. Nous l'avons bien vu avec le producteur Pascal Op, qui contourne les lois. Il n'est pas le seul. Dans mon enquête sur la presse pornographique, j'ai identifié une catégorie que j'ai qualifiée de « Phoenix ». Il s'agit d'entités déposant régulièrement le bilan et qui sont souvent à la limite de la légalité dans leur façon de travailler ou sur les droits d'auteur. Elles récupèrent des contenus dont elles n'ont pas les droits et les monétisent. Cette catégorie joue sur de multiples limites de légalité, qui ne sont pas uniquement liées au travail des acteurs et des actrices.

En tant que chercheurs et chercheuses, il nous semble utile de nous appuyer sur des études en sciences sociales pour rendre visibles et lisibles ces espaces de production. L'objectif est à notre sens de produire des connaissances à même de cerner l'ensemble des agents, dont les acteurs et actrices impliqués dans la conception de contenus pornographiques, et d'en comprendre les conditions sociales et matérielles. À nos yeux, la production de ces savoirs scientifiques est une condition indispensable pour construire des politiques adaptées de régulation des espaces de production des pornographies.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci pour cette présentation à deux voix extrêmement étayée et précise. Vous avez apporté des réponses à beaucoup des questions posées en propos liminaire.

Je cède la parole à M. Sonny Perseil, docteur en sciences politiques et chercheur.

Sonny Perseil, docteur HDR en science politique, chercheur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) . - Un grand merci à la délégation aux droits des femmes de m'avoir invité à participer à cette rencontre. C'est toujours un grand honneur de communiquer ses recherches aux politiques.

Mon intervention portera sur les cadres de la pornographie. Les propos que je rapporte à votre délégation sont liés aux travaux pour l'essentiel publiés en 2009 dans l'ouvrage Cadres de la prostitution , dont je vais donc vous présenter une synthèse. Cette réflexion sera articulée autour de deux approches fondées sur des acceptions différentes du terme « cadres », qui permettent de contribuer à la compréhension de ce qu'est la pornographie en tant qu'activité économique et sociale. Ces éléments seront complétés par des retours qui ont été faits au sujet de la recherche, mais aussi en évoquant, en conclusion, l'évolution actuelle de l'activité pornographique.

La première acception du mot « cadres » est liée au cadrage, au sens notamment utilisé par Jacques Gerstlé. Le cadrage renvoie à la façon dont un phénomène est perçu, représenté, communiqué, à celle dont il est réglementé, et aux interactions entre les deux. Le cadrage, pour simplifier, est un peu l'ensemble des relations entre image et droit.

En France, aujourd'hui, la pornographie n'est pas véritablement cadrée comme prostitutionnelle. Or nos recherches ont démontré, avec le soutien du séminaire consacré aux études sur la prostitution et dirigé par Marie-Élisabeth Handman à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), que la pornographie, en dehors des productions réellement amatrices, était prostitutionnelle. On parlera ici de porno amateur lorsque les acteurs qui consentent des relations sexuelles devant la caméra ne reçoivent aucune rémunération ; quand bien même, ultérieurement, la vidéo est l'objet de transactions. Pour le reste, quand des personnes acceptent contre rétribution de réaliser des prestations sexuelles - ce qui est le cas parfois pour des films présentés par leur marketing comme amateurs -, on peut commencer à parler de prostitution. En plus de ce premier niveau d'explication par la définition même de la prostitution en tant qu'acte sexuel tarifé, tout un faisceau d'indices a conduit à établir plus rigoureusement cette qualification prostitutionnelle. Ces éléments ne seront pas repris ici, et on les considérera comme acquis, même si quelques observateurs paraissent plus enclins à analyser le sens des relations humaines au sein des productions pornographiques que l'activité elle-même, qu'ils ont encore du mal à qualifier de prostitutionnelle. Le fait est que nous pensons avoir prouvé l'essence prostitutionnelle de la pornographie, et que nous ne pensons pas avoir été démentis jusqu'à présent.

Or la France se positionne comme un État plutôt abolitionniste, où l'exercice de la prostitution est à peine permis, et où ne sont pas permis l'achat de prestations sexuelles - d'actes sexuels selon les termes du texte - depuis la pénalisation des clients par la loi de 2016, et encore moins le proxénétisme défini, selon l'article 225-5 du code pénal, comme « le fait, par quiconque, de quelque manière que ce soit, d'aider, d'assister ou de protéger la prostitution d'autrui ; de tirer profit de la prostitution d'autrui, d'en partager les produits ou de recevoir des subsides d'une personne se livrant habituellement à la prostitution ; d'embaucher, d'entraîner ou de détourner une personne en vue de la prostitution ou d'exercer sur elle une pression pour qu'elle se prostitue ou continue à le faire . »

Le proxénétisme peut être puni de sept ans d'emprisonnement, peine aggravée s'il est exercé à l'égard de plusieurs personnes, par plusieurs personnes agissant en qualité d'auteur ou de complice ; grâce à l'utilisation, pour la diffusion de messages à destination d'un public non déterminé, d'un réseau de communication électronique ; ou encore s'il est commis par une bande organisée.

À partir du moment où la pornographie est qualifiée de prostitutionnelle, les salariés, les réalisateurs et les producteurs, qui aident, assistent et protègent la prostitution des acteurs et des actrices, peuvent aussi être considérés comme proxénètes. D'autant plus que ces personnes évoluent au sein d'organisations - les sociétés de production - et qu'ils utilisent des réseaux de communication électronique. Les producteurs, qui achètent des actes sexuels, pourraient aussi, en plus, être perçus comme des clients, même si justement ils ne se contentent pas d'acheter la prestation.

Les personnes physiques impliquées dans le tournage d'une production pornographique ne sont cependant pas les seules à tirer profit de la prostitution des acteurs. Sont également concernées les sociétés de production, comme l'ensemble des canaux de diffusion - les chaînes de télévision, plus ou moins spécialisées, comme en France le groupe Canal+ , historiquement lié à la diffusion de ces vidéos - mais aussi les sites Internet et même les navigateurs, la pornographie ayant largement participé à l'essor de toutes ces entreprises, en ayant été l'un des premiers secteurs à engranger des profits sur le net .

Cela donne le vertige, car toutes ces personnes physiques et morales peuvent effectivement être qualifiées de proxénètes, une partie de leurs profits se fondant sur l'accomplissement d'actes sexuels tarifés. Cela étant, c'est surtout l'État de droit qui est questionné, car on peut se demander pourquoi certains proxénètes se retrouvent privés de liberté, en prison, tandis que d'autres gagnent officiellement leur vie avec le même type d'activités, voire parfois se voient gratifier d'une reconnaissance publique quand des productions sont encensées par la critique spécialisée. Cela constitue pour nous une discrimination institutionnalisée, qui semble ne pouvoir disparaître que de façon binaire : réglementer l'activité prostitutionnelle en permettant son organisation ou interdire la pornographie. Pour le moment, nous affirmons que nous vivons dans un État de non droit, qui doit interpeller les parlementaires que vous êtes.

La deuxième acception du terme « cadres » renvoie aux ressources humaines. Distincte d'une forme prolétarisée de prostitués qui officient à l'extérieur, dans la rue, dans les bois ou dans des hôtels de passe, une catégorie sociale supérieure peut faire valoir des compétences et des revenus plus importants pour les prestations sexuelles réalisées. Il doit être noté que les acteurs consentent à des actes sexuels que bien d'autres personnes qui se prostituent refusent ou ne sont tout simplement pas en mesure de réaliser. Cela peut être la sodomie, la double pénétration, la pluralité de partenaires, des relations sexuelles non protégées, etc. C'est ce qui explique qu'on parle parfois, pour ces acteurs, de hardeurs ou de performeurs . En plus de ces compétences intrinsèquement sexuelles, d'autres attributs peuvent être mis en avant, comme le jeu d'acteurs et la gestion, quand il s'agit par exemple de négocier des cachets en fonction des actes sexuels réalisés devant la caméra. On remarquera au passage que, dans le cinéma pornographique hétérosexuel, les femmes sont en général mieux rémunérées que les hommes.

Mais il convient aussi de parler de gestion de carrière. En effet, une petite partie de cette profession a réellement acquis, par l'exercice de la pornographie, un statut social qui n'a plus rien à voir avec celui d'une « tapineuse ». Si aujourd'hui, du fait de la crise du secteur, les actrices sont nettement moins starifiées qu'auparavant - on se souviendra notamment de ces hardeuses qui fréquentaient des talk-shows grand public à la télévision ou des cérémonies de récompenses copiant les Oscars ou les Césars -, certaines sont parvenues à un niveau de notoriété qui leur a permis d'accéder à de nouvelles activités. Les cas de Brigitte Lahaie, Julia Channel, Laure Sainclair, Ovidie ou encore Clara Morgane ne sont sans doute pas représentatifs de l'ensemble des situations des actrices de films pour adultes mais ils sont suffisamment importants pour devoir être rapportés. Il s'agit de femmes qui ont dirigé leur carrière, accepté et refusé certains tournages, pratiques ou partenaires et ont profité de la pornographie pour commercialiser une marque finalement identifiée à leur personne. Si les actrices de l'époque actuelle connaissent un succès moins important, certaines, par exemple Anna Polina, évoluent vers la réalisation, ce qui paraît démontrer qu'une forme d'ascenseur social peut toujours fonctionner dans le milieu pornographique.

Ces cas mettent évidemment à mal les thèses abolitionnistes qui rejettent une prostitution volontaire, consentie, en ne voulant s'intéresser qu'aux cas, certes réels, de contraintes ou d'esclavage sexuel. Ces cadres de la prostitution montrent au contraire une affirmation de soi et la possibilité de décider librement de s'investir dans l'industrie du sexe. Brigitte Lahaie, que j'avais questionnée à la fin de son émission sur RMC , confiait ainsi qu'elle s'était certes prostituée en tant qu'actrice de films pornographiques mais sans doute bien davantage dans d'autres circonstances.

En conclusion, nous porterons notre attention sur l'évolution du secteur. En France, l'activité prostitutionnelle a largement abandonné la rue pour investir en masse les sites Internet d' escorts . S'agissant de ces derniers, il est intéressant de noter l'influence de la pornographie sur l'offre de services sexuels, l'acronyme PSE - Porn Star Experience - décrivant bien la tendance des prostituées comme des clients d'offrir et de demander, sur le marché des échanges économico-sexuels, des performances autrefois réservées aux hardeurs . Ainsi, l'activité pornographique paraît avoir un effet direct sur le marché de la prostitution. Elle en a également - cela sera sans doute l'objet d'autres échanges devant votre délégation - sur la construction de la sexualité de publics fragiles, notamment chez les jeunes, qui confondent les représentations pornographiques avec la réalité de la sexualité. Cependant, comme pour les services proposés et effectués par les escorts , l'image pornographique est performative car elle emporte un effet tangible sur la vie sexuelle de toutes ces personnes.

D'autre part, alors que le X avait été l'un des premiers produits à pouvoir être commercialisé sur la toile, de très nombreux contenus sont aujourd'hui gratuits et libres d'accès sur Internet. Si quelques productions se maintiennent, notamment grâce au soutien de diffuseurs tels que Canal+ , qui continue à jouer un rôle fondamental pour ce secteur d'activités, le business n'a plus rien à voir aujourd'hui avec ce qui se pratiquait des années 1980 jusqu'au début des années 2010.

C'est dans ce cadre qu'une forme alternative a émergé, particulièrement intéressante pour nos propos en termes de cadres : les webcams . Elles sont relativement peu abordées par la recherche jusqu'à présent. Leur activité paraît d'ailleurs avoir fortement augmenté pendant la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid.

En ce qui concerne la première acception du cadrage, cette activité est emblématique car parfaitement hybride entre prostitution et pornographie. Si le client reste devant son écran, afin d'obtenir une forme de jouissance, il a la possibilité de guider et de solliciter des actes sexuels accomplis par une hôtesse. Ce n'est pas la première fois que des contacts directs entre un client et une actrice pornographique sont constatés. Nous avons notamment relevé les cas où les acteurs sont producteurs et payent donc directement la personne avec laquelle ils auront des relations sexuelles devant la caméra, ou encore les shows privés réalisés par des actrices en club ou en salon « professionnel », ou des prestations d' escort réalisées par des prostituées qui utilisent leur statut d'actrice comme élément de marketing. Cependant, cette systématisation de l'interaction entre un client extérieur au champ professionnel de la pornographie et une femme qui joue devant son écran avec les usagers - en leur parlant, en exécutant leurs demandes sexuelles personnalisées, seule, avec des accessoires ou des partenaires - finit de démontrer la confusion entre pornographie et prostitution.

Sur le second registre, celui des compétences professionnelles et du statut social, force est aussi de reconnaître que, même si la plupart de ces camgirls ne sont pas des pornstars , d'une part certaines actrices, notamment à cause de la baisse du nombre de tournages, complètent leurs revenus par ce type de prestations et que, d'autre part, ces prestations appellent là encore de véritables compétences. Il faut établir le cadre visuel, proposer des prestations suffisamment attractives, dialoguer avec les clients, faire de la publicité, investir dans le décor et les accessoires, solliciter des partenaires, etc. Ce champ d'activités paraît en effet fort concurrentiel.

De ce que l'on peut observer, si certaines hôtesses sont aidées ou soutenues, beaucoup paraissent indépendantes et autonomes dans leur façon de se présenter à l'écran et de monnayer leurs services, différents d'une prestataire à l'autre. Finalement, par rapport aux cadres supérieurs que pouvaient être des stars du X, ces modèles de webcams font aussi figure de cadres, avec, pour beaucoup d'entre elles, une apparente maîtrise de leur jeu, car elles sont leurs propres réalisatrices et même souvent des productrices, ou du moins des coproductrices avec les réseaux qui les hébergent. Même si certains cas d'emprise ont pu être relevés, ces personnes, en général, au sens propre comme au sens figuré, définissent ainsi le cadre de leur activité : l'image qu'elles souhaitent diffuser et les prestations d'ordre sexuel qu'elles sont prêtes à réaliser.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci beaucoup pour cet éclairage. Je l'ai dit, des avis divers vont s'exprimer aujourd'hui. Il est important que nous, sénatrices et sénateurs, entendions cette perception de la pornographie et des dérives qui peuvent exister.

Je laisse la parole à notre dernière intervenante, Julie Leonhard, docteure en droit privé et sciences criminelles, connectée à distance.

Julie Leonhard, docteur HDR en droit privé et sciences criminelles, maître de conférences à l'Université de Lorraine . - Afin de répondre aux interrogations rappelées, j'ai décidé de vous présenter trois points. Je reviendrai rapidement sur la notion juridique de pornographie et ses notions voisines, ce qui me permettra de faire écho à la première intervention, avant de parler des textes applicables, revenant ainsi sur la deuxième intervention. Enfin, je vous donnerai une petite perception juridique du monde pornographique et des interrogations actuelles.

Afin de bien délimiter ce dont nous parlons aujourd'hui, il me paraît important de rappeler que la notion de pornographie souffre d'une absence de définition conceptuelle, puisqu'il n'existe pas de définition juridique claire et universellement acceptée par tous. Cette absence de définition constituerait même presque sa principale caractéristique.

L'étymologie du terme nous renseigne sur son sens. Il provient du grec porne , désignant les prostitués, et grapho , qui renvoie à l'acte d'écrire ou de représenter. Entendue d'un point de vue strictement étymologique, la pornographie serait ainsi le fait d'écrire sur la prostitution. Il ne s'agit bien entendu pas de sa signification première ni de sa seule utilisation.

Traditionnellement, ce mot renvoie plutôt aux représentations de la sexualité. Il a été employé en ce sens il y a fort longtemps, puisqu'on retrouve des premières traces écrites datant du II e siècle avant Jésus-Christ. Le grammairien Athénée renvoyait ainsi à ces mots les artistes qui excellaient dans l'art de représenter les choses de l'amour. Stricto sensu , la pornographie n'est pas une activité sexuelle mais sa représentation.

Le flou inhérent à la notion même de pornographie peut être source d'avantages, puisque ce mot est adaptable dans le temps, à l'évolution des moyens techniques, des comportements sexuels, de toute nouvelle forme de pornographie constatée aujourd'hui ou à venir, et ainsi à l'évolution des acceptations de la société. Son obscurité peut tout de même parfois être source de difficultés d'application des textes pour les juges. Elle peut entraîner des divergences d'application, puisqu'on ne peut que difficilement cerner ses limites. Tout à l'heure ont été évoqués l'allaitement et les images reproduites sur Google . Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. En réalité, de nombreuses situations sont sujettes à incertitudes.

L'absence de définition peut parfois entraîner un manque de compréhension de la loi pénale et un manque de prévisibilité. En matière de sécurité juridique, c'est parfois inquiétant.

Ajoutons que si le terme n'est pas défini, les textes de loi n'évoquent que la seule notion de pornographie, au singulier, sans distinguer les pornographies dites professionnelles, amateures, éthiques ou féministes. Tous ces termes ne trouvent pas écho dans la lettre de la loi pénale. Ils ne présentent donc guère d'intérêt en droit positif, du moins à ce jour. Il est important, juridiquement, de savoir si une oeuvre est pornographique, voire pédopornographique, ce qui soulève bien d'autres difficultés encore, sans distinguer toutes les formes de pornographies possibles. L'intérêt juridique d'inclure ces précisions n'existe pas aujourd'hui.

La pornographie noue des liens avec de nombreuses autres notions voisines telles que l'érotisme, l'obscénité ou encore l'indécence, tout aussi imprécises juridiquement. Elles sont souvent ironiquement utilisées pour tenter de définir la notion de pornographie. Retenons ici au moins un lien qui semblait vous intéresser, celui qui est susceptible d'exister entre la pornographie et la prostitution, qui dépasse la simple question de l'étymologie du mot. L'une semble être le miroir de l'autre. Jusque dans les années 1950, la prostitution est admise et établie en France, alors que la pornographie est rejetée et cantonnée au marché noir. Par la suite, lorsque les maisons closes ont fermé peu à peu, conduisant la prostitution vers une forme de clandestinité, la pornographie s'est installée progressivement dans les rues et les cinémas. Elle est aujourd'hui corsetée, en termes de réglementation juridique, puisqu'on en précise le public pouvant y accéder, les lieux ou les horaires. La prostitution est quant à elle devenue l'ennemi numéro un. En 2016 a même été créée une répression de ses clients.

Profitons de ce moment pour préciser que face à un phénomène, quel qu'il soit, le droit dispose de trois réponses possibles. Il peut s'orienter vers un système prohibitionniste, cherchant à interdire et réprimer. Il peut choisir un système qui vient réglementer, encadrer et organiser le phénomène. Enfin, nous pouvons être confrontés à un système abolitionniste et donc à une absence d'organisation juridique. Le système abolitionniste ne cherche pas à lutter et empêcher un phénomène. Il cherche à ne rien faire du tout et à laisser les individus s'organiser entre eux. Quand on cherche à lutter contre un phénomène et à l'intérieur, on est dans un système prohibitionniste. En matière de prostitution, nous sommes juridiquement face à une politique prohibitionniste qui ne dit pas vraiment son nom, puisqu'on ne l'affirme jamais, même en venant créer de nouveaux interdits.

L'analogie entre la prostitution et la pornographie repose sur l'approche entre le fait de faire et le fait de faire voir. La prostitution monnaie directement un acte sexuel, tandis que la pornographie en vend l'image. Les deux industries sont plus ou moins complices et exploitent le même marché. Toutefois, elles ne se recoupent pas juridiquement. J'entends qu'on puisse avoir une autre approche, dans d'autres disciplines, mais juridiquement, ces notions se développent parallèlement sans se rencontrer. La prostitution a trait à la stricte réalisation d'un acte sexuel entre deux personnes, à un contact entre deux épidermes. La pornographie ne vise quant à elle que la seule représentation de ces actes sexuels. Autrement dit, en matière de pornographie, il n'y a pas de contact direct entre le spectateur et ceux qui se livrent à l'acte sexuel. À la différence de la pornographie, la prostitution est définie juridiquement, bien que la définition soit simplement prétorienne. Elle permet d'éviter tout débat sur le sens de la notion, qui renvoie à ces contacts physiques entre les personnes.

Il existe de nombreux textes de loi renvoyant à la notion de pornographie. J'ai choisi de rappeler les deux grands domaines du droit qui seraient éventuellement susceptibles d'alimenter le débat.

Du côté du droit pénal, deux textes peuvent trouver à s'appliquer. La pornographie est ici encadrée dans un souci toujours plus grand de protection des mineurs. Ils sont protégés à un double niveau, en tant qu'objet et acteur, et en tant que sujet et spectateur. L'article 227-24 du code pénal interdit la pornographie accessible aux mineurs - il s'agit ici de protéger leur moralité - et l'article 227-23 interdit la pornographie qui serait préjudiciable au mineur du fait de la représentation de son corps. Ils ne peuvent être objets de scènes pornographiques même s'il ne s'agit que de représentations pleinement virtuelles. Leur image est protégée.

La pornographie entre adultes, accessible à ces seuls majeurs, n'est pas pénalement prohibée.

Aux côtés de ces délits, le système administratif sera lui aussi utile puisqu'il permettra de réguler la diffusion des oeuvres dites pornographiques et, principalement, des films. La loi de 1949, et principalement son article 14, renvoie aux publications destinées à la jeunesse. Elle instaure un régime de contrôle de celles-ci. En raison de leur contenu, ces publications peuvent parfois faire l'objet de restrictions plus sévères de diffusion, allant de l'interdiction de la vente aux mineurs à l'interdiction de la publicité par arrêté du ministre de l'intérieur. S'y ajoute la classification des oeuvres par une autorité de régulation, aujourd'hui l'Arcom, dont les pouvoirs d'action ont été renforcés par la loi du 30 juillet 2020. Cette dernière permet à l'Autorité d'adresser une injonction de mise en conformité des sites frauduleux, puisqu'il existe aujourd'hui une obligation de vérifier l'âge des spectateurs et des utilisateurs des sites à caractère pornographique. Il s'agit d'un contrôle purement administratif sur l'âge des spectateurs.

Il me semble important d'indiquer qu'une affaire aussi dramatique que celle mentionnée précédemment par les autres intervenants, révélée par le journal Le Monde , évoque d'abord un problème de violence et non directement d'infraction relative à la pornographie à proprement parler. Il est assez évident qu'on renvoie en réalité à d'autres infractions pénales, inscrites dans le droit, qui viennent sanctionner les violences. Fort heureusement, nous disposons d'un panel d'infractions plutôt large permettant, sans discussion possible, de sanctionner des comportements violents tels que ceux qui ont pu être rapportés. La pornographie contrainte et forcée ne questionne pas les délits relatifs à la pornographie. À mon sens, elle ne questionne pas même les contrôles administratifs relatifs à la diffusion des oeuvres mais bel et bien les infractions de viols, agressions sexuelles, violences et traite des êtres humains.

Je pense qu'il est un consensus selon lequel le terme de pornographie souffre d'une conception plutôt péjorative et qu'il existe très peu de discours qui lui sont favorables et qui lui conféreraient des effets bénéfiques, bien que certains nous ont été rappelés lors de la première prise de parole. Nombreux sont ceux qui, au contraire, portent des critiques parfois très vives sur la pornographie. Beaucoup considèrent qu'il s'agit d'un spectacle dégradant. Ils en font un bouc émissaire de nombreux maux contemporains. Il a parfois été évoqué le symbole de dérèglement des moeurs qu'il faudrait combattre par tous les moyens.

Pour l'instant, la conception du législateur n'est pas le reflet de ces appréciations quantitativement très nombreuses. Il n'est pas favorable à une interdiction de toute forme de pornographie. Il cherche, comme par rapport à n'importe quelle autre situation relative à la sexualité, à protéger les mineurs et à rappeler l'importance de l'autonomie, de la volonté de chacun et donc, du consentement. Entre adultes, il n'y a pas de prohibition autre que l'application du droit commun, telle que l'interdiction des violences, viols ou agressions sexuelles, etc. Lors du tournage d'un film pornographique comme lors d'événements pouvant conduire à être dénudé ou isolé - entraînement sportif, réunion tardive ou autre -, notre droit pénal interdit ces comportements, prévoit et permet les poursuites et la condamnation de ceux qui se prêtent à de tels agissements. Certains cherchent parfois à se prémunir d'éventuelles poursuites pénales en matière d'oeuvres pornographiques en sollicitant à l'avance, de la part des instances administratives du type Arcom, un certain nombre d'autorisations. Je crois qu'il est aussi important de rappeler que celles-ci n'empêcheraient absolument pas une poursuite pénale, puisqu'elles ne constituent pas ce qui est juridiquement appelé un fait justificatif.

Pour autant, ne nous trompons pas sur le rôle accordé à chacun, sans chercher dans la législation des failles lorsqu'un tel scandale est révélé. Sur le terrain de la sexualité, la loi en vigueur prévoit déjà d'énormément d'infractions, en lien direct ou indirect avec la pornographie. J'en ai inscrit quelques-unes sur ma diapositive : viols et agressions sexuelles, exhibition sexuelle, harcèlement sexuel, outrage sexiste, revenge porn , délit de sextorsion, délits relatifs à la pornographie, à la corruption de mineurs, à l'inceste sur mineurs, etc. Il me paraît important de s'interroger sur le socle d'infractions existantes avant de vouloir imaginer et projeter une réforme du droit face à l'affect, bien naturel devant des situations aussi dramatiques.

S'agissant de l'influence de la pornographie sur les mineurs, l'évolution des mentalités et du contexte social, juridique et médiatique dans le domaine de la sexualité, ainsi que toutes les connaissances scientifiques disponibles, ont conduit les pouvoirs publics à développer l'éducation à la sexualité en milieu scolaire, et ce depuis 1973. Le sujet a depuis fait l'objet de maintes modifications. À ce jour, l'article L. 312-16 du code de l'éducation prévoit une éducation sexuelle minimale pour les mineurs. Les élèves sont censés en suivre chaque année au moins trois séquences, depuis la primaire jusqu'au lycée. Il s'agit principalement de connaissances apportées sur la reproduction humaine, sur les diagnostics et le traitement des infections et maladies sexuelles transmissibles. Il pourrait éventuellement s'agir également d'un support à exploiter pour lutter contre certains aspects et effets négatifs de l'accès précoce à la pornographie.

Il me semble également important de rappeler le rôle dévolu au titulaire de l'autorité parentale, qui doit juridiquement protéger les intérêts de l'enfant. L'autorité parentale est clairement définie en visant la moralité des enfants.

Nous pourrions envisager des pistes de réflexion pour mener à une amélioration du système juridique sans forcément ajouter des interdits à ceux qui existent déjà.

En ce qui concerne la protection des acteurs et des actrices, il me semble qu'il s'agit avant tout de questions relatives au droit du travail. Elles renvoient essentiellement à l'obligation de l'employeur de supprimer à la source tous les risques évitables pour les salariés. C'est pour l'heure une obligation de moyens, sans renvoyer aux situations de violences. Nous pouvons par exemple penser à la protection contre les infections ou maladies sexuellement transmissibles ou à l'utilisation imposée ou non du préservatif.

En guise de conclusion, je reviendrai sur un point important. En matière de sexualité, comme dans bien d'autres domaines très sensibles, un premier niveau de représentation de la société consiste à imaginer un droit presque omniprésent. Cette vision pourrait presque être analysée comme une forme d'obsession du droit. Elle a été décrite comme telle en psychologie du droit. Cette forme de représentation est particulièrement vraie sur le terrain de la sexualité. Or le droit n'a pas, à mon sens, vocation à devoir tout régenter. En tout état de cause, il n'a pas vocation à être le seul à être sollicité. Là où le droit se retire, d'autres systèmes de normes forment un entrelacs et doivent intervenir et être étudiés. Évidemment, l'analyse se complexifie lorsque le législateur lui-même paraît parfois mêler le droit et les autres systèmes normatifs, tels que la morale, qui a longtemps influencé le droit. Depuis 1994, ils sont normalement bien distincts. S'il est aujourd'hui clair que tout ce qui est permis n'est pas nécessairement moral et que tout ce qui est immoral ou amoral n'est pas nécessairement illégal, il y a encore des zones de confusion entre les deux.

S'il n'est pas possible d'aborder le sujet de la pornographie sans faire preuve de subjectivité minimale, selon ses propres croyances ou sa sensibilité, il est indispensable d'essayer de tendre vers cette impartialité maximale pour donner aux citoyens de réels instruments juridiques si besoin et pour apporter des modifications du droit positif, si elles s'avèrent nécessaires.

Je me réjouis que vous entrepreniez cette action, Mesdames les rapporteures, en toute sérénité. Inévitablement, une telle recherche passe par l'interdisciplinarité. J'ai déjà beaucoup appris en écoutant mes collègues parler ce matin. Je vous renouvelle mes remerciements sincères pour m'avoir donné la chance de participer à cette tâche particulièrement difficile.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci pour toutes ces explications qui nous éclairent encore différemment des trois interventions précédentes. Je précise que notre délégation compte des sénatrices, mais aussi des sénateurs très investis. C'est le cas de Bruno Belin, qui était présent avec nous ce matin.

Le début de votre intervention était extrêmement intéressant. Pour s'attaquer à une problématique, il faut en connaître tous les contours. Vous l'avez dit, définir la pornographie reste difficile.

Je laisse la parole aux rapporteures.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - Merci pour vos propos introductifs qui nous éclairent dans notre mission. J'ai un certain nombre de questions liées à la différence entre vos propos et ceux des associations féministes intervenues devant la délégation il y a deux semaines. Vous en avez un peu parlé, mais elles nous ont quant à elles décrit un milieu de la pornographie et des films pornographiques d'une très grande violence, voire même d'esclavagisme, par rapport aux personnes y étant filmées. Je n'entrerai pas dans le détail, mais des procès sont en cours. Les associations ont tenu à nous dire que les personnes filmées n'étaient pas des acteurs et actrices, puisque les actes filmés étaient réels et non simulés. Vous-mêmes parlez pourtant d'acteurs et d'actrices. Nous avons besoin d'un éclaircissement de votre part sur le sujet.

Il a beaucoup été question de prostitution dans la pornographie. Je vois une contradiction. La France est un pays abolitionniste. Je suis moi-même une militante abolitionniste. De votre côté, et alors même qu'il s'agit d'actes sexuels tarifés, vous parlez de travail. Je ne considère pas que ce soit un travail. Si nous considérons que c'en est un, nous devons encadrer les conditions de travail, les améliorer. Dans ce cas, nous ne serions alors plus un pays abolitionniste. Je pointe ici les contradictions. Ce n'est absolument pas un jugement de valeur. Je cherche à comprendre, à avancer et à participer à un rapport pour émettre des recommandations qui vont aider. Dans ma tête, il n'y a aucune confusion morale. Je n'ai aucun jugement de la sorte. Il n'est pas question de puritanisme ou de pudibonderie, mais juste de respect des êtres humains, qu'il n'y a vraisemblablement pas dans la pornographie.

Je reste dans les contradictions qui me viennent à l'esprit. Nous avons auditionné une membre de l'Arcom, qui m'a laissé le sentiment d'une très grande impuissance d'intervention. Je n'ai toujours pas compris quel était le pouvoir de cette Autorité. Carole Bienaimé Besse paraissait totalement démunie, sans pouvoir d'intervention. J'y vois encore des contradictions par rapport à ce qui a été dit. Si le droit n'a pas pour mission de tout régenter, il s'agit tout de même d'un cadre pour rappeler la loi et pour protéger les individus. Pourtant, nous avons l'impression d'être confrontés à un flou, la pornographie n'étant pas définie. Dans le même temps, des images de crimes sont filmées. Un viol est un crime. La possibilité de visionnage par les mineurs est elle aussi réprimé par la loi. Je constate un manque dans les éléments que vous nous avez apportés, pas de votre fait, mais du fait de la législation, au niveau de notre possibilité en tant que législateur.

Ensuite, il nous a été rapporté que de plus en plus de femmes, mais aussi d'hommes, je suppose, sous sont soumission chimique au vu de la violence des actes qui leurs sont demandés dans le cadre de tournages pornographiques. Ce constat illustre encore plus les difficultés de ce milieu. Qu'en pensez-vous ?

Enfin, j'ai été frappée par le fait que les spectateurs de films pornographiques sont de plus en plus jeunes. Ce n'est pas sans incidence sur la construction de l'enfant, fille ou garçon. Le visionnage d'images extrêmement violentes leur donne une norme sur ce qu'il faut faire. À l'écran est déjà montrée la soumission de la femme, et donc la supériorité de l'homme. Ces contenus ne mènent ils pas à une banalisation de ces rapports de domination et des conduites pré prostitutionnelles, en faisant croire qu'il s'agit ici de la normalité ?

Sonny Perseil . - Vous avez d'abord évoqué les violences faites aux femmes et les situations d'esclavage. Mes collègues ont parlé des pornographies. On peut parler de la pornographie plurielle ou des pornographies. Elles sont extrêmement diversifiées. Il existe des productions sans aucune violence, avec uniquement des adultes consentants qui savent très bien ce qu'ils font, qui maîtrisent le cadre de leur activité. Ils refusent ou acceptent les rôles selon leur propre choix et négocient certaines prestations ou les rejettent. Les situations sont multiples. Vous mentionniez également l'usage de substances. Cela peut arriver, mais ce n'est pas toujours le cas.

Les situations sont extrêmement diversifiées, comme dans les relations entre les hommes et les femmes. D'une manière générale, certaines relations se passent bien, sans violences. Nous savons qu'il existe davantage de violences opérées par des hommes sur des femmes, mais il s'agit apparemment d'exceptions dans les couples. Il existe également des violences de femmes envers les hommes, même si elles sont moins évoquées. Je ne pense donc pas qu'il puisse y avoir de réponse globale à ce questionnement, d'autant plus que le droit, en dehors de l'activité pornographique et prostitutionnelle, prévoit des peines pour punir les violences réalisées, qu'il s'agisse de viols ou d'agressions sexuelles. Il n'est pas obligatoire d'aller chercher un droit spécifique dans la prostitution ou la pornographie pour pénaliser les personnes se rendant coupables de violences à l'égard des victimes.

Ensuite, vous avez évoqué la complexité du réel et de la fiction. Le Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) a consacré des colloques et des travaux sur la réalité de la fiction. L'exemple de la pornographie est particulièrement intéressant et stimulant pour la recherche, pour savoir ce qui relève de la fiction et ce qui relève de la réalité. Effectivement, la pornographie audiovisuelle - je ne me suis personnellement pas intéressé à la pornographie littéraire - se définit par la réalité d'actes sexuels non simulés. C'est ce qui la différencie de l'érotisme, où des corps nus peuvent apparaître sans pratiquer d'acte sexuel. Nous devons quand même souligner la différence entre l'acte sexuel et la sexualité. Cette dernière, même lors d'actes sexuels réels, peut être simulée. La jouissance de l'homme ou de la femme peut être liée à une mise en scène ne correspondant pas à la réalité. Les acteurs jouent bien une sexualité qui n'est pas la leur mais qui est celle demandée par la production en fonction des désirs supposés de la clientèle. Nous sommes ainsi confrontés à un acte sexuel réel et à une sexualité fictive. C'est ce qui est complexe. C'est tout le problème pour les populations fragiles qui consomment de la pornographie en abondance. Ils ne font pas la différence. Dès lors qu'ils sont confrontés à un acte sexuel réel, ils pensent qu'il s'agit d'une sexualité normale. En découlent divers comportements que nous avons pu observer, avec des scénarios sexuels en quelque sorte enregistrés par les consommateurs.

Vous avez parlé de la difficulté de parler de travail prostitutionnel et de la confusion du droit français actuel. Oui. Il vous revient, en tant que parlementaire, de mettre fin à cette confusion.

Vous avez indiqué ne pas avoir de morale engagée. Je pense au contraire que vos propos révèlent que vous avez une opinion morale très forte contre la prostitution. Vous voyez systématiquement dans l'exercice prostitutionnel une dégradation de la femme. C'est ce que j'ai compris.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - Je suis abolitionniste.

Sonny Perseil . - Vous ne pouvez pas dire que vous êtes abolitionniste mais que, dans le même temps, vous n'avez pas de morale et que vous n'engagez pas de sens moral. À mon sens, comme l'indiquait Mme Leonhard, l'abolitionnisme entretient une confusion. Ou on est prohibitionniste ou on est réglementariste. L'entre deux est une zone de non droit. C'est l'état dans lequel nous nous trouvons aujourd'hui.

Je maintiens que la pornographie est aujourd'hui essentiellement prostitutionnelle pour les productions audiovisuelles. Mme Leonhard a parlé d'une représentation pour la pornographie qui se distinguerait des actes sexuels directs avec le client dans le cas de la prostitution. Nous devons comprendre le mot représentation comme une re-présentation. Il faut qu'il y ait d'abord un acte sexuel tarifé, qui correspond à la définition de la prostitution.

À mon sens, nous sommes aujourd'hui dans un état de non droit. Des personnes sont aujourd'hui emprisonnées pour proxénétisme, parfois simplement en tant que conjoints de prostituées. D'autres organisent une activité d'ordre prostitutionnel et en tirent des profits conséquents, parfois en exploitant des violences. Ce système existe depuis des années. Il est médiatisé et connu. Nous devons sortir de cette impasse juridique qui me semble choquante.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - Je suis une militante abolitionniste. Je l'assume. Vous nous indiquez qu'il y a deux poids deux mesures par rapport aux sanctions pouvant être données. C'est vrai pour tout crime, selon que les auteurs soient attrapés ou non. Nous pourrions donner de multiples exemples dans les jugements rendus. Je pense notamment aux violences faites aux femmes. Je peine donc à comprendre votre propos.

Sonny Perseil . - Il y a deux poids deux mesures dans les faits, si les auteurs sont pris ou s'ils ne le sont pas. Lorsque le système est institutionnalisé, c'est différent. Dans le cas qui nous intéresse aujourd'hui, la pornographie n'est pas cadrée comme étant prostitutionnelle. Si le « deux poids deux mesures » existe dans les faits, je vous rappelle le principe de valeur constitutionnelle qu'est l'égalité devant le droit et la loi. À partir du moment où des personnes commettent le même type d'acte et ne sont pas traitées de la même manière par le juge, il y a un problème.

Béatrice Damian-Gaillard . - Merci beaucoup pour vos deux interventions. J'ai appris beaucoup.

Vous dites que les associations féministes travaillent sur le terrain. En tant que chercheurs en sciences sociales, nous le faisons nous aussi. Mon terrain a duré trois ou quatre ans.

Les associations sont des entrepreneurs de cause. Elles cherchent à peser sur le débat public et le cadrage d'un problème public. En fonction du cadrage qu'elles imposent, elles vont faire remonter les paroles qui sont en adéquation avec leur vision. Les personnes se tournant vers des associations se dirigent vers celles qui sont en adéquation avec leur situation et leur cadrage. Les associations entendues il y a deux semaines étaient toutes abolitionnistes. Elles ne font donc remonter qu'un seul type de parole. Les personnes vivant la pornographie d'une manière non conforme à la parole de ces associations ne se tourneront pas vers celles-ci.

En tant que chercheurs, nous allons sur tous les terrains. J'ai par exemple évoqué les « Phoenix », ces acteurs économiques borderline sur de nombreux points. Dans ce cas, nous disposons du cadre juridique pour lutter contre ces infractions et ces violences. C'est beaucoup plus complexe pour d'autres acteurs. C'est marqué socialement. Il existe des travaux en sociologie sur les escort girls et les escort boys sortant de grandes universités américaines et qui, pour des raisons politiques ou sociales, vont davantage s'engager dans des activités prostitutionnelles. Certains le vivent très bien, sans misérabilisme ni violences.

Les chercheurs travaillent sur tous les terrains. Nous avons la chance de pouvoir enquêter et entrer partout.

Pour moi, les violences et infractions à la loi existent. Il me semble que les cadres juridiques sont là. Il faut une volonté politique de les appliquer, pour lutter contre ces violences.

Enfin, je reviendrai sur votre dernier point concernant les constructions de l'enfant, la socialisation et les images violentes. Des travaux en sociologie des médias, ne portant absolument pas sur la pornographie, ont montré dès les années 1940 ou 1950 que les contextes de réception jouent beaucoup sur l'appropriation des messages médiatiques et des usages, et donc sur la place parmi les pairs. L'éducation est très importante. L'enquête d'Arthur Vuattoux et Yaëlle Amsellem Mainguy, évoquée plus tôt, montre que selon les appartenances sociales et la manière dont sera regardé un contenu, à partir de quelle interrogation il sera cherché, les publics ne le percevront pas du tout de la même manière. La possibilité d'en discuter ou non avec les parents ou avec un groupe de pairs est elle aussi importante dans la perception. Dans ce contexte, l'éducation aux médias est très importante. Son contexte est à étudier. Il ne faut pas uniquement aborder les actes et la biologie. Vous le savez, parler de sexualité à l'école est extrêmement compliqué. Des parents ou des enseignants peuvent faire preuve de résistance. Nous avons bien vu les récentes tentatives visant à évoquer les questions d'identité de genre, par exemple. Lorsque nous dispensons ces cours à nos étudiants, ils regrettent de ne pas avoir abordé ces questions plus tôt, dès le primaire ou le collège. Nous leur parlons de pornographie, de ses usages et de ses questionnements et de la question de la sexualité. Ils nous répondent tous qu'ils n'ont jamais été accompagnés sur ces questions et qu'ils ont toujours été traités comme des victimes. Ils ont pourtant beaucoup à dire.

Nous savons qu'il existe des résistances dans les institutions.

Florian Vörös . - La marge de manoeuvre se trouve peut-être dans la lutte contre les violences sexuelles et sur l'éducation à la sexualité. Nous pouvons sans doute en faire davantage sur ces deux terrains transversaux.

Julie Leonhard . - Mon intervention sera très courte. Je partage les propos de ces trois intervenants. C'est une agréable surprise, même en provenant de disciplines variées, nous pouvons nous entendre. C'est particulièrement prometteur.

A été évoquée la question d'un viol filmé. Je précise que, pénalement, filmer une infraction quelle qu'elle soit, et en particulier une agression sexuelle, est prohibé. On parle de happy slapping . Je ne suis pas persuadée qu'on parlerait donc pénalement de pornographie mais plutôt de ce délit très spécifique. Sonny Perseil a très bien expliqué le distinguo entre le fait de filmer des infractions s'étant produites et le fait de simuler une mise en scène forcée ou contrainte. C'est pénalement bien différent. Je ne maîtrise en revanche pas les effets que ces contenus peuvent avoir chez le spectateur.

Enfin, j'ajouterai une précision sur les pouvoirs de l'Arcom. Comme toute autorité administrative indépendante, elle est limitée en termes de pouvoirs par un cadre légal. Il ne lui appartient pas d'intervenir sur des affaires aussi complexes que celle révélée par le journal Le Monde . Sur les questions de violences, l'Arcom n'a rien à dire ou à faire. Ce n'est ni son rôle ni sa mission. Son rôle est celui qui était auparavant dévolu au CSA. Si la loi du 30 juillet 2020 lui ouvre de nouvelles possibilités, elle a toujours pour mission de mettre en place un contrôle purement administratif sur la diffusion des oeuvres dites pornographiques. Évidemment, son rôle dépasse ce cadre bien précis, mais c'est celui qui nous intéresse aujourd'hui. Il est évident que l'Arcom aura des pouvoirs d'actions, mais que ceux-ci seront limités.

Elle peut faire des injonctions pour contraindre les sites à assurer un contrôle de l'âge de leurs visiteurs. C'est un premier cadre, une sorte de menace de poursuites et de sanctions judiciaires si les entreprises ne s'accordent pas avec le cadre administratif. Elle doit prouver que le site ne respecte pas ce cadre, par des constats d'huissier, avant d'intenter une action devant le tribunal judiciaire. Il est naturel de constater qu'une instance administrative a les mains liées à un moment donné car elle doit passer le relais. Il s'agit là de l'organisation traditionnelle de la justice.

Alexandra Borchio Fontimp, co-rapporteure . - Merci à tous.

L'industrie française de la pornographie est ébranlée par des scandales judiciaires. Le dernier en date concerne la mise en examen, à la fin du mois d'octobre dernier, de huit personnes du site French Bukakke pour des faits de viol, de proxénétisme et de traite d'êtres humains. Face à cette affaire, l'industrie tente tant bien que mal de changer ses pratiques dans un milieu dans lequel le consentement est souvent une notion abstraite. Une distinction entre producteurs professionnels et amateurs a tenté d'émerger, notamment par la publication par certaines sociétés de production, dont Dorcel et Jacquie et Michel , de chartes éthiques et déontologiques. Ces dernières encouragent des pratiques éthiques. Elles mentionnent la signature d'un contrat précisant le salaire, les pratiques, les partenaires ou encore la présence sur le plateau d'un tiers de confiance. Elles sont récentes : la charte de Jacquie et Michel date de novembre 2020, celle de Dorcel a été édictée en avril 2021. Des questions me semblent pouvoir déjà être soulevées. À l'heure où la pornographie amateure représente une part non négligeable des productions du secteur, pensez-vous que de telles chartes auront un réel impact sur l'industrie dans son ensemble, qu'elle soit professionnelle ou amateure, et sur ses pratiques ? Comment s'assurer de leur respect ?

Florian Vörös . - Merci beaucoup pour cette question. Essayons de discerner la manière dont ces entreprises se positionnent par rapport à ces controverses. Ce qui relève du feminist washing - je pense que cette charte affiche une dimension marketing visant à revaloriser la marque et ses produits sur le marché - doit être distingué d'un engagement sincère contre les causes structurelles du sexisme et des violences dans le milieu pornographique. Nous avons besoin d'enquêtes pour en savoir plus. S'agit-il uniquement de redorer l'image des entreprises écornées dans une affaire publique ? Observons-nous au contraire un changement profond des rapports de genre ? Qui détient le pouvoir au sein des entreprises pornographiques ? Tant que les hommes le détiendront structurellement, tant qu'il y aura une organisation et une distribution genrée du travail, le contexte de domination masculine favorisera les violences sexuelles.

Julie Leonhard . - Bien évidemment, nous ne pouvons pas donner de stricte valeur juridique à ce type de texte, quel que soit le nom qu'on lui donne. Avant de se poser la question de leur respect, il serait important de se demander ce que ces chartes contiennent. Dans bien d'autres domaines de la vie, nous avons vu des documents, relevant de ce que l'on appelle la soft law , contenir des éléments contraires au droit. Je pense notamment à des chartes relatives aux patients dans des établissements de santé. Elles ont parfois été dénoncées devant le tribunal administratif parce qu'elles contenaient des obligations ou interdictions en contradiction avec le droit. Il me semble donc cohérent de commencer par questionner leur contenu et leur adéquation au droit et d'espérer, le cas échéant, qu'elles soient respectées, avant d'aller chercher dans le système juridique les moyens de contraindre les industries à suivre cette soft law , qui n'est pas du droit au sens strict.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Bonjour et merci pour vos communications, vos propos et vos travaux. Il n'est pas dans l'exercice des auditions de se confronter ou de polémiquer avec les experts invités. Nous entendons vos propos et en faisons ce que nous voulons. J'ai toutefois trois petites remarques.

La première porte sur la distinction entre droit et morale, qui donnera toujours lieu à des controverses. Le droit et la morale s'opposent-ils ? Si oui, la seconde s'oppose-t-elle au premier parce qu'elle est individuelle ? Y a-t-il une morale collective ? Le droit ne serait-il pas le prolongement et la traduction par la norme d'une morale collective qui le précède ? Nous pourrions en débattre un moment. Il y a plusieurs angles de vue sur cette question.

Ensuite, l'opposition entre droit et éducation m'interpelle. Il faudrait éduquer plutôt que réglementer. C'est exactement la réponse donnée aux personnes qui, comme moi, ont promu ces derniers temps un allongement des délais d'IVG. Dès que nous voulons faciliter l'accès à l'IVG par la loi, il nous est répondu qu'il est préférable d'éduquer à la sexualité et à la contraception plutôt que de légaliser des facilités d'accès à l'IVG. Il me semble incongru d'entendre aujourd'hui que l'éducation serait une alternative au droit en matière de pornographie.

Pensez-vous que la réponse aux questions posées par la pornographie dans notre société serait l'existence d'une pornographie éthique, réglementée, encadrée et productrice de droits ? Nous retrouvons ce sujet dans bien d'autres domaines, tels que la GPA ou la prostitution dites éthiques. Vous semble-t-il possible de mettre en place une pornographie éthique ?

Vous avez présenté une approche historique de la pornographie, en remontant au XIX e siècle et en l'exposant sous l'angle de la morale. En tant qu'observateurs, historiens et sociologues de la pornographie, identifiez-vous des évolutions qui pourraient correspondre à un changement de nature entre une pornographie écrite, dessinée, en images photographiées, et enfin filmée ? Identifiez-vous une continuité ? Le point de vue sur ces différentes étapes de la pornographie peut-il évoluer ?

Ensuite, pensez-vous que le critère de la simulation ou de la non-simulation est utile pour appréhender la question de la pornographie ?

Enfin, Monsieur Perseil, j'ai bien compris ce que vous évoquez sur le proxénétisme et la distorsion dans l'application de la loi, créant une injustice. Selon que l'on a affaire à des proxénètes du quotidien ou à de la pornographie, l'un peut se retrouver en prison et pas l'autre. Proposez-vous de réformer la définition juridique et pénale du proxénétisme ? Dans ce cas, dans quel sens ? Pensez-vous qu'il faut l'alléger pour n'englober que le proxénétisme de rue ou de réseau, ou au contraire la renforcer pour y inclure plus explicitement les bénéficiaires de l'activité pornographique ?

Béatrice Damian-Gaillard . - Merci pour ces remarques et ces questions.

J'interviendrai sur votre question portant sur le droit et l'éducation. Dans notre approche, nous n'opposons pas ces notions. L'éducation à la sexualité, c'est aussi l'éducation au droit et aux règles du jeu juridique. Il s'agit de rappeler, comme nous le faisons parfois quotidiennement avec nos étudiants, que certaines situations peuvent être hors la loi. Lorsque nous dispensons des conférences ou interventions, la dimension juridique est bien présente. Je ne suis pas spécialiste du droit. Toutefois, d'un point de vue sociologique, il est aussi là pour donner des droits à toutes et à tous et donc pour prendre en compte et entendre les situations de chacun pour les protéger. Où se situe la morale ? La morale de qui ? De quel système de croyances ? S'il existe des luttes de cadrage, nous ne voyons pas d'oppositions entre le droit et l'éducation dans nos approches. Nous pourrions aborder ces questions par les sciences sociales.

Enfin, j'apporterai un élément sur les changements de nature en évoquant l'ouvrage Ces livres qu'on ne lit que d'une main de notre collègue Jean-Marie Goulemot. Il est le premier à avoir pensé l'énonciation pornographique. Il s'est intéressé aux livres lus par les lettrés et les classes dominantes, les bourgeois et aristocrates des XVII e , XVIII e et XIX e siècle. Ces livres étaient qualifiés d'érotiques. Vous le savez, la pornographie, c'est aussi l'érotisme des autres, celui qu'on ne comprend pas.

Jean-Marie Goulemot a montré comment se sont construits des scripts culturels d'énonciation pornographique dans notre société occidentale et la différence avec les sociétés asiatiques. Il a évoqué la place du regard, de la religion judéo-chrétienne. Dans la mise en scène, on retrouve encore aujourd'hui, même dans les formes les plus contemporaines de productions pornographiques filmées, des principes narratifs déjà présents dans ces ouvrages qu'on ne qualifiait pas de pornographie et qui étaient lus par des hommes.

Il ne faut pas penser uniquement les changements de mise en forme et de discours. Nous voyons des continuités des principes narratifs, mais aussi des changements formels. Ceux-ci sont accompagnés de changements de pratiques des publics. Ces derniers ne lisent pas les contenus de la même manière. Celui qui est né dans une société dans laquelle les plateformes sont utilisées dès le départ n'aura pas du tout les mêmes usages que ses parents et grands-parents, ni la même lecture. Il est socialisé à certaines formes de compréhension.

À mes yeux, l'évolution de ces formes de pornographie ne doit pas être dissociée des modes de lecture des publics.

Florian Vörös . - Sur le porno éthique, nous devons nous méfier de ces mots valises à la mode. Les studios peuvent utiliser cette étiquette comme un argument marketing pour se distinguer et impliquer implicitement que les autres acteurs du secteur ne sont pas éthiques. Si je dis moi-même que je suis un sociologue éthique, j'implique peut être que les autres ne le sont pas. Il s'agit d'un geste commercial dans un champ donné, afin de se distinguer des autres.

Sur le fond, toutes les interventions ont montré qu'il existe des leviers pour rendre les entreprises plus éthiques. Je ne pense pas toutefois qu'il soit intéressant de conserver cette étiquette de porno éthique. Il y a ce qui relève des conditions de tournage, des représentations ou autres. Nous pourrions imaginer un studio produisant des représentations intéressantes dans de mauvaises conditions de tournage, par exemple. Nous avons besoin de plus de connaissances en sciences sociales et de plus de discussions avec tous les acteurs et toutes les actrices de la production pour rendre les situations plus éthiques.

Sonny Perseil . - Je reviendrai d'abord sur l'évolution historique évoquée par Laurence Rossignol. On pourrait presque rejeter le terme de pornographie pour la littérature et la peinture. Ce sont des représentations liées à l'imaginaire des auteurs, ne nécessitant pas un véritable acte sexuel réellement effectué. À mon sens, la véritable pornographie commence avec la photographie et le cinéma. D'ailleurs, le lien avec la prostitution était à l'époque assez flagrant. Les premiers films pornographiques étaient en général diffusés dans les bordels pour exciter les clients. Ils étaient joués par des prostituées. Nous étions là dans une totale confusion entre prostitution et pornographie, dans un acte sexuel non simulé. Je ne me suis intéressé qu'à cette partie de la pornographie. J'aurais du mal à qualifier autrement que de « culturel » ou « artistique » ce qui est de l'ordre de la littérature et du dessin. Tout un genre pornographique rencontre néanmoins aujourd'hui un franc succès : les hentaïs , des dessins animés pornographiques avec des scènes très violentes, qui n'impliquent pas d'acteurs réels, mais simplement l'imagination des artistes.

Vous m'interrogiez sur la solution que je proposerais. Dans mon étude sur les cadres de la prostitution, j'avais pris le cas de la pornographie comme particulièrement emblématique du non-droit existant aujourd'hui en France, en précisant qu'il existe d'autres cas de ce genre. Une forme de proxénétisme est institutionnalisée en France. Citons les salons de massage prostitutionnels, parfaitement connus et repérés par la brigade de répression du proxénétisme, les sites Internet favorisant l'exercice de la prostitution en en tirant des profits ou les revues telles que La Vie parisienne , qui diffusait largement des annonces de prostituées. Ce proxénétisme permis et toléré existe en France depuis très longtemps. J'ai rencontré les responsables de la Brigade de répression du proxénétisme qui me l'ont confirmé. Nous sommes ici confrontés à un problème. Une forme de proxénétisme est autorisée dans l'industrie pornographique ou dans les salons de massage. Dans le même temps, on dit que c'est interdit. Quelle est la solution ? Je ne peux répondre qu'en tant que citoyen. En tant que chercheur, j'ai essayé de pointer le problème et ce qui m'apparaît comme un état de non droit, une rupture du principe de valeur constitutionnelle qu'est l'égalité devant le droit. Des comportements similaires peuvent d'un côté prospérer, avec un certain nombre d'entreprises enregistrées au registre du commerce, tandis que d'autres sont punis de peines de prison.

En tant que citoyen, je ne me référerai pas au principe d'égalité mais au principe de liberté. Je serais favorable à une réglementation de l'activité prostitutionnelle.

Julie Leonhard . - Je rejoins totalement les propos sur l'utilisation de l'éducation, que je n'ai pas pensée comme étant alternative, mais comme étant complémentaire. Alfred Sauvy disait que « Bien informés, les hommes sont des citoyens ; mal informés ils deviennent des sujets ». Je cherche à en faire des citoyens et pas des sujets. Sur la sexualité, nous devrions nous interroger sur l'éducation et comment la mettre en place. Elle ne doit absolument pas être alternative au droit.

Ensuite, je suis très mal à l'aise quand on parle d'inégalité devant la loi en mélangeant proxénétisme et prostitution d'une part, et pornographie d'autre part. J'entends cet avis d'un point de vue social, mais cette inégalité n'existe pas juridiquement. Les textes relatifs au proxénétisme ne renvoient pour l'heure qu'à la prostitution. Je rejoins donc Mme Rossignol : si nous voulons changer les choses, nous devons changer les textes pour qu'ils renvoient à la pornographie. Si nous ne le faisons pas, il est normal que des personnes liées au proxénétisme prostitutionnel soient en prison et que ce qu'on voudrait appeler, en dehors du monde juridique, « du proxénétisme propre à la pornographie », ne renvoie pas derrière les barreaux. Les juges ne peuvent faire davantage que ce qui leur est demandé. Ils sont la bouche du législateur et non sa plume. Aujourd'hui, le texte relie le proxénétisme à la prostitution, pas à la pornographie. Dans ce contexte, le terme d'inégalité devant la loi me met mal à la l'aise. Je peux l'entendre quand on vient poser le débat, mais si nous voulons en parler dans ces termes, il faut changer les textes.

Madame Rossignol, vous nous interrogiez sur l'appréhension du littéraire, de l'audiovisuel et du virtuel. Les décisions sous l'ancien code pénal ne visaient que des écrits, parce que le virtuel n'existait pas encore et que l'audiovisuel n'était pas déployé comme il l'est aujourd'hui. Des doctorants travaillent aujourd'hui sur la pornographie dans le droit privé en général, qu'il soit pénal, administratif, du travail ou civil. Ils ont démontré que le littéraire ne représentait qu'une part infime des décisions de justice, leur nombre étant parfois nul sur une année.

En revanche, ma position sur le virtuel est peut-être un peu différente. Le critère de la simulation me dérange un peu, au regard des textes relatifs à la pédopornographie. L'article 227-23 du code pénal renvoie à l'image ou à la représentation, dans une volonté de les sanctionner lorsqu'elles mettent en jeu de vrais mineurs mais aussi de faux mineurs purement imaginés. Des décisions de justice ont encore récemment condamné des mangas ou hentaïs allant trop loin. Lorsqu'un juge considère qu'une image virtuelle de mineur doit être qualifiée de pornographique, il condamne, alors même qu'aucun vrai mineur n'y figure. La volonté n'est pas de protéger uniquement les mineurs mais aussi leur représentation fictive.

Enfin, sur le porno éthique, je rejoins les propos de M. Vörös.

L'idée d'une réglementation de la pornographie est un tout petit peu existante grâce à la classification des oeuvres de diffusion. Réglementer la pornographie pourrait être une solution pour minimiser ce qui peut arriver.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Le lien entre la pédopornographie et les critère retenus pour la qualifier me semble intéressant. Elle est interdite dans un but de protection des mineurs, qu'ils soient acteurs ou victimes par l'image. Cette interdiction a donc un objectif de protection individuelle mais aussi collective des mineurs par la diffusion d'images qui laisseraient entendre que les relations sexuelles avec des mineurs feraient partie d'une sexualité acceptée dans notre société. Nous ne sommes pas tout à fait sur le même registre concernant les considérants d'une réglementation de la pornographie. Il ne s'agit pas de protéger l'ensemble de la société de la sexualité.

Je m'interrogeais sur l'emploi de la simulation comme un critère. C'en est tout de même un. Dans le cinéma non pornographique, le recours à une pénétration réelle est très rare. Nous pouvons citer La vie d'Adèle , Portier de nuit ou autres, mais nous pouvons les compter sur les doigts d'une main. L'acte réel est tout de même la spécificité de la pornographie.

Julie Leonhard . - Dans les décisions administratives, le critère de la simulation a été utilisé durant un temps. Il a été abandonné car il semblait insuffisant. Il peut parfois être le bon critère mais il ne doit pas être seul. Dans certaines hypothèses, il n'était pas utile. Il est donc parfois employé et parfois rejeté.

Bien entendu, ce critère n'est pris en compte - ou non - qu'envers les oeuvres contrôlées. Le système de réglementation actuel de la pornographie est restreint. C'est pour l'instant une question de diffusion des oeuvres accessibles ou non aux mineurs. J'ai cru comprendre qu'une question portait sur son extension, dans certains cas, à d'autres points que la seule question de la diffusion.

Le critère de la simulation est donc opposé dans certains cas mais pas dans d'autres. Ce n'est pas un critère absolu.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci beaucoup à vous tous.

Nous l'avons compris, la définition de la pornographie reste un point d'entrée. Si nous ne parvenons pas à la définir, nous ne parviendrons pas à y apporter des réponses. Si la pornographie revient à visionner des achats d'actes sexuels, nous devrions adopter une position abolitionniste, l'achat d'acte sexuel en lui-même étant interdit par la loi de 2016 de lutte contre le système prostitutionnel. Évidemment, la volonté politique est différente. Je caricature à dessein.

Je vais noter deux difficultés qui ont émergé de cette audition. Nous sommes confrontés à une opacité évidente, liée à un phénomène particulier. Les plateformes numériques sont les acteurs économiques essentiels de la pornographie. Sur ce sujet comme sur d'autres, nous rencontrons des difficultés à les contrôler et à en contrôler l'accès. L'Arcom, qui doit s'en charger, peine à le faire. Elle manque de moyens et les acteurs ont tendance à pouvoir se renouveler et à fermer des sites pour les rouvrir dans la minute qui suit. Il est très compliqué de contrôler cette industrie extrêmement opaque.

Le terme de perméabilité résume également très bien cette audition. Nous observons en effet une réelle perméabilité entre pornographie, prostitution et proxénétisme dans certains cas. Nous constatons une opacité par rapport au droit du travail mais aussi au consentement. La possibilité de revenir sur ce dernier devrait être un principe de base. Pourtant, elle n'existe pas. Enfin, nous pouvons évoquer la difficulté à protéger les acteurs, mais aussi ceux qui visionnent ces contenus.

Les positions différaient selon les intervenants, notamment sur la question de la censure. Laurence Rossignol l'indiquait, si nous ne parvenons pas à définir précisément ce qu'est la pornographie, des interdictions légales ne pourront pas s'appliquer à cette filmographie qui peut générer des violences. C'est là toute la difficulté, qui justifie le travail que nous essayons de mener avec les rapporteures.

Merci pour toutes vos réponses et pour les pistes que vous avez évoquées. Merci de votre présence sur ce sujet de société compliqué, mais important.

Un article de Libération publié aujourd'hui porte sur l'éducation à la sexualité, qui n'est pas la seule réponse que nous devons apporter à la pornographie. L'éducation à la sexualité est prévue par la loi mais, faute de volonté politique, nous n'arrivons pas à la rendre effective aujourd'hui.

Audition de M. Robin D'Angelo et Mme Marie Maurisse,
journalistes ayant enquêté sur le milieu de la pornographie

(17 février 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Mes chers collègues, comme vous le savez, nous avons décidé de travailler au premier semestre 2022 sur le thème de la pornographie. Nous nous penchons à la fois sur le fonctionnement et les pratiques de l'industrie pornographique, les conditions de tournage, les représentations des femmes et des sexualités véhiculées ainsi que sur l'accès, de plus en plus précoce, des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences en matière d'éducation à la sexualité.

La presse s'est récemment fait l'écho de graves dérives dans le milieu pornographique français - avec des pratiques de plus en plus violentes et dégradantes et des mises en examen pour viols de plusieurs acteurs et producteurs. Ces dérives nous ont confortés dans notre choix de cette thématique de travail.

Il s'agit selon nous d'un véritable sujet de société. D'après les chiffres récents dont nous disposons, on dénombre en France aujourd'hui vingt millions de visiteurs uniques de sites pornographiques par mois. Selon un sondage Opinionway de 2018, réalisé auprès de jeunes de 18 à 30 ans, 75 % des jeunes hommes et 20 % des jeunes femmes déclarent regarder des vidéos pornographiques au moins une fois par semaine.

En outre, 80 % des mineurs ont déjà vu des contenus pornographiques et, à 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à de telles images.

Nous sommes quatre sénatrices rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.

Pour la bonne information de toutes et de tous, je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo, accessible sur le site Internet du Sénat en direct puis en VOD.

Nous accueillons aujourd'hui deux journalistes qui ont enquêté sur le milieu de la pornographie et ont publié des ouvrages sur le sujet : Robin D'Angelo, journaliste d'investigation indépendant et auteur de Judy, Lola, Sofia et moi , publié aux Éditions Goutte d'Or en 2018, que l'on ne peut d'ailleurs plus se procurer en librairie ; et Marie Maurisse, journaliste d'investigation, correspondante en Suisse du journal Le Monde et auteure de Planète Porn - enquête sur la banalisation du X , publié aux Éditions Stock en 2018, connectée en visioconférence.

Je vous souhaite la bienvenue à tous les deux. Nous allons vous laisser nous présenter vos livres respectifs issus de plusieurs mois, voire années, d'enquête. Vos témoignages seront un éclairage supplémentaire pour aborder diverses questions que nous nous posons dans le cadre de nos travaux.

Nous nous interrogeons tout d'abord sur les changements entraînés par la massification de la pornographie en ligne, accessible à tous gratuitement et aisément, en un clic, via ce que l'on appelle « les tubes pornos », qui sont des plateformes de diffusion de vidéos X gratuites. Quelles évolutions avez-vous pu constater dans les pratiques des professionnels du secteur ainsi que dans les contenus proposés ? Ces contenus sont-ils effectivement de plus en plus extrêmes et dégradants et quelle est, selon vous, la proportion de vidéos violentes et humiliantes ?

S'agissant des conditions d'exercice des personnes filmées, nous sommes intéressés par les témoignages que vous avez pu recueillir, par le profil et le parcours des personnes que vous avez rencontrées, hommes et femmes, et par ce qu'elles ont pu vous dire de leurs motivations, du respect ou non de leur consentement, et plus généralement des pratiques du secteur. Nous nous intéressons également au modèle économique sur lequel repose aujourd'hui cette industrie.

En quoi la situation en France est-elle différente de celle à Los Angeles, à Las Vegas, à Budapest ou à Prague, principaux lieux de tournage aujourd'hui ?

Pensez-vous que la distinction entre la pornographie dite « professionnelle » et la pornographie « amateure » a encore du sens aujourd'hui ? Robin D'Angelo évoque pour sa part dans son livre, le porno « pro-am », mélange entre milieu professionnel et milieu amateur. Vous pourrez peut-être nous préciser de quoi il s'agit et pourquoi vous qualifiez l'industrie pornographique d'opaque.

Que penser, en outre, des initiatives de pornographie éthique ou féministe, si tant est que de tels termes aient du sens ?

Nous nous intéressons enfin aux conséquences de l'accès facilité aux contenus pornographiques et d'une consommation accrue de ces contenus, notamment par les plus jeunes, mais pas uniquement. Vous nous direz quel regard vous portez sur ce sujet.

Je laisse sans plus tarder la parole à Marie Maurisse, qui intervient par visioconférence depuis la Suisse.

Marie Maurisse . - Bonjour. Merci pour l'invitation et bravo pour votre travail, qui m'apparaît essentiel. Il était temps de s'intéresser à cette question.

J'ai enquêté pendant plus de deux ans sur le sujet. Mon livre a été publié en 2018. J'avais pour objectif de me faire une idée assez globale de la pornographie, en tant que secteur économique d'abord. Je suis avant tout journaliste économique, raison pour laquelle je voulais en premier lieu m'intéresser aux mutations dans ce secteur, qui, d'un point de vue économique, est finalement un secteur comme un autre : c'est du contenu qui est vendu.

Je me suis rendue en France, aux États-Unis, en Hongrie et en Espagne. J'ai ainsi pu avoir des visions différentes selon l'endroit où je me trouvais.

Il est compliqué de résumer si rapidement ce que j'ai pu constater. Pour autant, il existe un point sur lequel tout le monde s'accorde : la pornographie est un secteur en crise depuis plusieurs années maintenant.

Par le passé, de grosses entreprises faisaient leur travail de manière classique, comme de grandes productions de cinéma. Le secteur était concentré entre les mains de quelques groupes. De ce fait, le milieu était assez lucratif. Les consommateurs payaient les films qu'ils achetaient ou louaient. C'était assez cher. Les personnes qui travaillaient dans le milieu bénéficiaient de conditions de vie relativement bonnes. On pouvait gagner de l'argent. Les abus existaient mais ils étaient, selon moi, assez encadrés et limités. En outre, les acteurs et actrices étaient plus connus et moins nombreux. Ils avaient une voix par le biais des syndicats. J'ai l'impression qu'ils étaient mieux défendus, notamment aux États-Unis. De nombreuses lois y ont été mises en place pour contrôler et encadrer ces pratiques, notamment sur les tarifs, la manière dont ils étaient rémunérés (à la journée), ce qu'ils pouvaient faire ou non, le respect de leur envie d'accepter telle ou telle pratique. Tous ces éléments étaient mieux contrôlés.

Avec l'arrivée des sites Internet, tout cela a volé en éclats. Ils ont transformé le secteur économique, dans lequel les acteurs d'avant ne gagnent plus autant d'argent. Les consommateurs paient beaucoup moins pour consommer de la pornographie, voire plus rien. Il y a donc beaucoup moins d'argent. Tout est beaucoup plus disséminé. Il y a beaucoup plus de petits producteurs isolés, qui produisent leurs petits films et les diffusent sur Internet. Tout est beaucoup plus diffus. Les personnes travaillant dans ce secteur sont alors moins unies. Leur parole est moins organisée et collective pour essayer d'imposer des règles et des chartes. Nous avons plutôt affaire à une série d'individus faisant tous des choses différentes. Nombreux sont ceux qui franchissent des limites morales, éthiques et légales. Ce constat est le même partout.

Aux États-Unis, j'ai pu observer une forte place des syndicats et des associations défendant les travailleuses du secteur. Il y a davantage de procès en cours. Il y a quelques années, quand je m'y suis rendue, un certain contrôle était encore assuré. J'ai rencontré des agents d'actrices qui semblaient assez carrés.

Parmi les femmes avec lesquelles j'ai pu échanger, certaines étaient très connues, d'autres moins. Toutes me disaient constater une baisse de qualité dans les tournages. Aujourd'hui, en une journée, elles font beaucoup plus de choses que par le passé. Elles doivent tourner plus de scènes qu'auparavant, ce qui est plus fatigant et éprouvant. Les tarifs ont également diminué. Pour pouvoir continuer à travailler, ces personnes, payées à la journée, doivent élargir leur spectre de possibilités. Une actrice qui refusait certaines pratiques - la sodomie, par exemple - est aujourd'hui poussée à les accepter.

Par le passé, une actrice suffisamment connue pouvait se permettre de fixer des limites. Dans les agences gérant les actrices aux États-Unis, chacune dispose d'une fiche listant ce qu'elle accepte ou non de faire. Elles m'ont indiqué être confrontées à une pression de plus en plus forte pour faire un maximum de choses devant la caméra. La présence importante de syndicats ou de personnes encadrant le secteur dans le pays n'empêche donc pas une pression informelle pesant sur les actrices, pouvant expliquer la banalisation de pratiques assez extrêmes, telles que les « gorges profondes ». Je ne dresserai pas de description large de ce que l'on trouve sur ces sites, je pense que vous en êtes déjà informés. Voilà pour les États-Unis.

La situation m'a semblé mille fois pire à Budapest, qui a émergé comme place de pornographie parce que tout était devenu trop contraignant et trop cher aux États-Unis, m'ont dit les spécialistes. À Budapest, tout est plus simple et plus souple. La pornographie y est légale. Toute une industrie s'y est mise en place, avec des agences, des studios où sont filmées les scènes. On y trouve une main d'oeuvre à volonté de jeunes femmes très peu chères, originaires des pays de l'Est, notamment de la Russie, qui viennent gagner leur vie de cette manière. Des hommes vont les chercher directement dans leur pays d'origine. Des sortes de castings sauvages y ont lieu. Les filles sont ramenées à Budapest où elles signent des sortes de contrats. Techniquement, certaines pratiques sont interdites mais les contrôles sont très peu fréquents. Tout se fait sous le radar. J'ai recueilli des témoignages assez extrêmes de jeunes filles mineures dont la première relation sexuelle s'est déroulée devant une caméra. Des producteurs et acteurs connus pour des pratiques extrêmes se rendent là-bas car ils savent qu'ils ne seront pas inquiétés. Typiquement, sur ces tournages, même lorsque la fille sait qu'elle va faire de la pornographie, la situation dérape lorsqu'elle arrive sur le plateau de tournage. Elle se retrouve à faire des tas de choses qu'elle ne souhaitait pas faire, dont elle n'était pas informée, y compris des scènes assez violentes. C'est très traumatisant pour ces femmes. À Budapest, je n'ai à l'époque pas constaté d'encadrement spécifique en la matière.

Je laisserai mon confrère développer sur la France puisqu'il a beaucoup travaillé sur ce sujet. J'ai moi aussi un peu enquêté sur le secteur amateur en France. J'ai assisté à des scènes surréalistes. Des femmes très précaires, en grande difficulté économique et sociale, étaient présentes sans savoir ce qu'elles faisaient là, sans savoir comment elles avaient atterri là, parce qu'elles avaient besoin d'argent. Elles faisaient ça pour quelques dizaines d'euros. Elles sont abusées, bien qu'elles aient techniquement donné leur accord. C'est un cercle infernal. Les scènes sont extrêmement violentes.

J'avais demandé un peu partout à réaliser des interviews avec des brigades chargées de contrôler ces tournages en France. Je sais qu'elles existent. Je n'ai eu aucune réponse, aucun retour des instances contactées.

En assistant à ces tournages, j'ai compris que les producteurs étaient attentifs au contrôle de l'âge, qu'ils vérifiaient bien la carte d'identité de la personne pour s'assurer qu'elle ait au moins 18 ans. Ils semblaient très prudents à ce sujet, de ce que j'ai pu constater.

En dehors de cet élément, il n'y avait absolument aucune règle, aucun contrôle, pas même concernant le port du préservatif. Souvent, la femme se retrouve seule face à des groupes d'hommes. C'était d'une violence très difficile à observer pour une journaliste.

Je n'identifie qu'un seul point positif dans cette situation. Internet a permis aux actrices de développer leur propre marque en ligne. Certaines disposent de leur site Internet et de leur propre chaîne sur Chaturbate ou autres sites de live. Elles organisent des rendez-vous en direct avec des clients. Tout se passe à travers la caméra. Le rapport sexuel n'est pas réel. Grâce à ces plateformes, elles gagnent plus d'argent et complètent ainsi les revenus perdus dans le cinéma X classique. Certaines vivent comme une vraie libération le fait d'être indépendantes et de ne plus avoir d'intermédiaires entre elles et le public. Cela renforce leur propre identité et leur respect d'elles-mêmes. Plusieurs filles que j'ai rencontrées se sentent comme des entrepreneuses, comme des femmes développant leur propre marque et leur propre produit. Ce produit, c'est elles-mêmes, mais c'est ainsi qu'elles le vivent.

Tout cela a également permis l'émergence d'une pornographie féministe, qui reste de niche - on parle à peine de quelques pourcents sur le marché global -, mais qui se développe tout de même. Elle commence à infiltrer les conférences internationales sur le sujet, ou les festivals. Nous pouvons y voir du positif. J'ai rencontré une des réalisatrices les plus importantes dans ce domaine en Espagne. Les manières de travailler sont complètement différentes. Le script est développé en partenariat avec les acteurs et les actrices. Tout est LGBTQ+ et les pratiques ne sont donc pas nécessairement extrêmement hétérogenrées. La pénétration n'y est pas systématique. Les actrices sont beaucoup plus libres de dire ce à quoi elles consentent ou non. On parle de pratiques n'ayant rien à voir avec tout le reste. Ce marché reste toutefois extrêmement confidentiel pour l'instant. C'est l'avènement d'Internet qui a permis sa naissance. Tout n'est donc pas négatif de ce point de vue. Pour autant, le secteur reste en crise, avec les conséquences que l'on connaît.

Je suis ouverte à toutes vos questions. J'ai résumé très rapidement la situation. L'avis de Robin sera peut-être différent.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci beaucoup pour ce premier témoignage.

Je me tourne vers Robin D'Angelo. Vous avez infiltré pendant plus d'un an, de janvier 2017 à mars 2018, le « porno made in France ». Vous livrez, dans votre ouvrage, un témoignage glaçant sur les conditions sordides de fabrication des films du porno dit amateur, un monde que vous décrivez comme âpre et violent.

Robin D'Angelo . - Merci. Je présente davantage mon enquête comme une immersion que comme une infiltration. Je me suis toujours présenté comme un journaliste aux personnes que j'ai interviewées, ce qui m'a permis de les côtoyer et de les accompagner sur des tournages, parfois en jouant le figurant. C'était la contrepartie : je devais leur servir à quelque chose sur le tournage. C'est ce qui m'a permis de documenter ce qui s'y passait. J'ai fréquenté ce milieu pendant un peu plus de deux ans.

A l'origine, j'ai voulu écrire ce livre car, à mes yeux, les médias donnaient toujours la parole aux mêmes personnes lorsqu'il fallait évoquer la pornographie : les stars du X, les producteurs les plus en vue, mais jamais toutes ces femmes inconnues qui vont faire trois ou quatre scènes dans leur vie. Ce sont pourtant bien elles qui remplissent le flux de ces tubes porno. La plupart de ces actrices anonymes ne sont pas du tout dans une dynamique de carrière. Je voulais recueillir leur parole et comprendre leur parcours. Comment en arrivaient-elles à faire trois ou quatre scènes, qui peuvent parfois les poursuivre très longtemps ? Voilà ma démarche.

De fil en aiguille, j'ai souhaité m'intéresser aux hommes, qui sont le moteur de cette industrie. La plupart des femmes que j'ai rencontrées dans ce milieu évoluaient déjà dans l'univers sexiste qui est le nôtre. Il existe une hiérarchie entre hommes et femmes dans la sexualité. La plupart d'entre elles, par leur parcours de vie, essayaient d'en tirer profit. J'ai par exemple recueilli le témoignage assez poignant d'une jeune femme qui me disait qu'elle avait, depuis quinze ans, une réputation de « fille facile » dans sa petite ville, que tout le monde venait toujours l'ennuyer, parce qu'elle avait démarré sa sexualité assez jeune. Arrivée dans le monde du porno, elle a trouvé une forme de soupape, puisque tout ce qui lui était reproché dans la société était ici normalisé. Quand elle est entrée dans ce secteur, elle en était assez contente. Tous les parcours pouvant amener des femmes dans le porno m'ont intéressé.

La façon dont les hommes - y compris le consommateur - dans le milieu de la pornographie vont se servir de cette domination patriarcale et en abuser pour faire de l'argent ou trouver de la gratification sexuelle m'a semblée centrale. Le sujet de la pornographie doit à mon sens être largement abordé par le prisme des hommes.

La plupart de ces femmes trouvent juste le moyen de retourner le stigmate ou de gagner de l'argent avec des traumatismes qu'elles ont subis. La fréquence des abus sexuels est omniprésente. La plupart des actrices que j'ai rencontrées y ont été exposées dans leur jeunesse. Certaines m'indiquaient qu'après avoir démarré leur vie sexuelle par un viol ou des viols répétés, coucher avec un homme qu'elles ne désirent pas pour de l'argent ne leur fait strictement rien. Au contraire, cet acte est rémunérateur. Elles ne voient pas où est le problème. C'est ainsi qu'elles se racontent elles-mêmes.

Partant de ce point de vue, j'ai décidé d'interroger les hommes également, pour comprendre pourquoi eux-mêmes ne voient aucun problème à se servir de cet état pour monétiser le sexe et obtenir de la gratification sexuelle sans aucun intérêt et aucun respect pour leur partenaire.

Je me suis également intéressé au système économique de ce porno français. Je l'ai surtout développé dans les enquêtes ayant suivi mon ouvrage. On y observe réellement une hiérarchie, matinée de cynisme, entre les diffuseurs et les producteurs. Dans ce circuit, les diffuseurs font tout pour ne pas être légalement responsables des producteurs. Ils savent très bien que certaines vidéos sont tournées dans des conditions déplorables, avec des abus. Ils mettent tout en oeuvre pour ne pas être responsables. Je pense évidemment à Dorcel ou à Jacquie et Michel , qui installent des barrières. Ils essaient aujourd'hui de développer un marketing autour de vidéos éthiques, en mettant en place une charte. Comprenez bien que des années durant, ces sites ont bien été informés du fonctionnement de leurs producteurs. Ils ont réussi à se protéger légalement en n'étant pas directement liés à ces derniers. Une réflexion me semble nécessaire quant à l'interaction entre la responsabilité des plateformes qui diffusent et celle des producteurs.

Ensuite, il me semble essentiel de ne pas faire du porno un monde à part de notre société. C'est simplement une loupe sur les abus qui existent partout ailleurs. J'ai réalisé mon enquête pendant l'affaire Weinstein. Toutes les actrices que j'ai interrogées me disaient « Mais tu crois que ce n'est pas pire dans le cinéma traditionnel ? C'est exactement la même chose ». Évidemment, je ne vais pas reprendre ces propos à mon compte, mais il faut tout de même bien garder en tête que ces abus se retrouvent partout. Les pratiques mises en valeur dans ces films ne sont finalement qu'une illustration et une sexualisation des rapports sociaux qui existent partout dans la société. On le voit notamment beaucoup dans les scènes dites interraciales, entre des hommes noirs et des femmes blanches. Y sont alimentés tous les stéréotypes racistes existant ailleurs dans la société. Simplement, ils sont sexualisés pour en faire un objet masturbatoire. Ce n'est absolument pas différent de ce qu'on voit ailleurs.

S'attaquer au porno en cherchant à l'interdire ne fonctionnerait pas. Il est très facile de contourner cette interdiction et d'accéder à un film avec un VPN par exemple. Déjà, comment allons-nous définir la pornographie ? Interdisons-nous les représentations sexuelles ? À mon avis, il ne sera pas possible de trancher ce débat. Finalement, la marge de manoeuvre se trouve dans le reste de la société, en faisant prendre conscience des dynamiques patriarcales qui existent partout et qui se retrouvent illustrées dans la pornographie.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci à vous deux pour ces présentations sincères qui font état d'un travail de terrain que vous avez mené sur deux territoires différents.

Nous avons vu dans votre témoignage, Madame Maurisse, que des règles sont imposées dans certains pays, mais que le porno se déplace dès qu'elles se durcissent.

Nous observons en outre une exploitation de la vulnérabilité. Dans vos deux témoignages, il est à un moment donné question de jeunes filles venant des pays de l'Est et qui sont exploitées. Monsieur D'Angelo, vous indiquez également que les actrices sont bien souvent des femmes ayant eu un parcours de vie de victimes. N'ayant pas été reconnues en tant que telles, elles entrent dans le milieu de la pornographie, avec toute la violence que cela implique. Votre témoignage fait pour moi écho à notre audition de la procureure générale Catherine Champrenault sur le rapport du groupe de travail sur la prostitution des mineurs. Elle nous indiquait qu'étaient souvent concernées des jeunes victimes de violences sexuelles qui n'avaient pas été reconnues comme telles, dont le rapport au corps était modifié, sans respect de celui-ci. Elles se prostituent et adoptent des comportements dangereux car leur corps a été dégradé sans que cela soit reconnu.

Robin D'Angelo . - Je me permets d'intervenir. Cette question de la victime est très compliquée. J'ai essayé de tenir ce discours à des actrices et je me suis pris un mur. Ces femmes ne se considèrent pas comme victimes. Au contraire, on a l'impression de les enfoncer en tenant ce discours. C'est compliqué. La plupart tiennent un discours affirmant qu'elles font ce qu'elles peuvent. Certaines ne sont pas malheureuses dans leur vie d'actrices porno. Heureusement. Pour cette raison, j'essaie de déporter les questions sur les hommes en charge de cette industrie, puisque le fait de savoir si les femmes sont victimes ou non est un sujet très compliqué, de perception. Si elles ne se vivent pas comme telles, devons-nous nécessairement les renvoyer à cette image ? Le sujet est très complexe.

Marie Maurisse . - Je dois ajouter que parmi les femmes que j'ai rencontrées, plusieurs n'avaient absolument jamais été abusées dans leur jeunesse. Pour certaines, la pornographie a été extrêmement libératrice. Ce sont notamment des femmes ayant grandi dans des familles très traditionnelles ou religieuses dans lesquelles le rapport au corps était tabou. On n'y parlait jamais de rien. Elles ont trouvé dans la pornographie une libération et elles assument totalement d'évoluer dans ce milieu. Elles ne se considèrent absolument pas comme des êtres fragiles, soumis ou abusés. Là aussi, je rejoins les propos de mon confrère. Nous ne devons pas mettre tout le monde dans la même catégorie.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Loin de moi l'idée de mettre tout le monde dans la même catégorie. À côté d'une pornographie éthique et respectueuse, et de ces parcours de femmes épanouies que vous évoquez, nous avons recueilli d'autres témoignages, notamment de la part d'associations féministes que nous avons entendues. Partagez-vous, dans une certaine mesure, le constat de ces associations qui évoquent un milieu extrêmement violent ? Ces violences existent, les affaires en cours en témoignent. Vous avez quant à vous certes parlé de violences mais avez également mentionné des acteurs et des actrices qui s'épanouissent dans le porno et sont heureux de ce qu'ils font. Comment pouvons-nous articuler ces deux visions ?

Vous avez par ailleurs pointé le difficile équilibre entre la responsabilité des diffuseurs et celle des producteurs. Nous pouvons certainement trouver des moyens de protéger ces actrices et acteurs.

Robin D'Angelo . - Un arsenal de lois existe. Il fonctionne ; les mises en examen actuelles dans le monde de la pornographie le montrent. On a pu découvrir qu'une rémunération était prévue pour les personnes chargées de recruter des femmes, que des pratiques pouvaient être imposées à ces dernières par la surprise. Des lois sont en place et permettent de sanctionner les mauvais comportements. Simplement, jusqu'à présent, on avait l'impression que ce milieu était « sous-enquêté » par la police. Jusqu'à ce qu'il fasse l'objet d'un battage médiatique, un site comme French Bukkake , aujourd'hui au coeur d'une enquête tentaculaire, a pu exister pendant dix ans dans une indifférence totale. En réalité, il y avait déjà tout pour sanctionner ce type de pratiques. Plutôt que de partir dans de grands débats théoriques sur un éventuel statut de victimes, il suffit de regarder ce qui est légal et ce qui ne l'est pas. On s'aperçoit que cela fonctionne très bien.

Concernant les associations, je me reconnais totalement dans certains de leurs discours. J'ai été saisi par la normalisation du travail du sexe dans ce milieu. Elle conduit forcément à des abus. Vendre son sexe n'est pas un travail comme un autre. J'ai par exemple été confronté à un producteur qui avait vendu à son diffuseur une scène de sodomie. L'actrice avait à l'origine donné son accord mais arrivée au moment de tourner la scène, elle ne voulait plus réaliser cette pratique. Le problème, c'est qu'elle s'était engagée au préalable à la réaliser quoi qu'il arrive. Le producteur s'estimait dans son bon droit, il avait vendu cette pratique à son diffuseur. L'actrice ayant donné son accord préalable, il a insisté jusqu'à ce qu'elle cède. C'est évidemment un abus sexuel. Si on se place d'un point de vue professionnel et qu'on considère la pornographie comme un métier comme un autre, on peut toutefois estimer que l'actrice n'était pas dans son droit. C'est le point de vue du producteur, qui a terminé la scène en disant « Dis donc, tu crois qu'une patineuse artistique ne se foule jamais la cheville ? » avant de lui dire « Toi, tu es vraiment la CGT du trou de balle ». À partir du moment où on considère l'échange, la transaction sexe contre argent comme un métier comme un autre, on va se retrouver confrontés à ces situations d'abus. C'est la limite du consentement. Effectivement, l'actrice était au départ consentante pour réaliser cette pratique. Mais c'est du sexe, pas un commerce comme un autre. Au lieu du consentement, la question qui doit primer est celle du désir, puisque nous parlons ici de relations sexuelles. Un consentement ne se basant que sur une transaction expose forcément à des abus. Sur ce tournage, l'ambiance était pourtant très bonne, c'était très sympathique. Personne n'était agressif. Nous avons tous bu un coup ensemble à la fin. Il s'est toutefois passé cette scène, qui est évidemment un abus sexuel.

Marie Maurisse . - Pour ma part, toutes les actrices que j'ai rencontrées m'ont indiqué être considérées dans la société en général comme une sous-catégorie de personnes. Les gens qui travaillent et vivent dans le porno sont souvent amis avec des personnes du même secteur car ils se sentent très stigmatisés. Quand on exerce cette activité, on en a en général honte. On est considéré comme des sous-personnes.

Vous savez à quel point il est déjà extrêmement difficile pour une femme violée par son mari d'aller porter plainte au commissariat et d'y être bien reçue. Nous savons que les plaintes n'y sont pas toujours bien prises, l'actualité récente l'a encore montré. Un viol subi dans la rue est aussi difficile à dénoncer pour n'importe quelle femme en étant victime. Imaginez donc la difficulté pour une actrice porno de porter plainte, et même ne serait-ce que de s'avouer à elle-même que ce qu'elle a subi était un viol. C'est très dur de le réaliser et de le dénoncer. La parole commence à peine à se libérer. Ces abus ont mis énormément de temps à être dénoncés, parce que ces femmes pratiquent une activité considérée comme dégradante par la plupart des gens. Elles sont considérées comme des sous-personnes et n'ont donc pas à se plaindre. Plusieurs actrices m'ont indiqué avoir à plusieurs reprises tenté de dénoncer des viols dans le cadre de leur activité et avoir été confrontées à des rires ou à des moqueries. C'est très difficile.

Robin D'Angelo disait qu'il existe des lois et qu'il faut les faire respecter. Oui. Encore faut-il éveiller les victimes au fait qu'elles ont des droits et qu'elles peuvent se défendre. Ce n'est pas encore gagné. C'est ce que les associations essaient de faire mais bon nombre de personnes que j'ai rencontrées ne sont pas suivies par celles-ci, ou ne sont pas soutenues par des syndicats. Dans le secteur amateur ou de petites productions informelles, les actrices ou acteurs ne savent pas à qui parler. Il en va de même à Budapest. À qui les jeunes femmes qui arrivent des pays de l'Est, âgées de 17 ou 18 ans et ne parlant pas bien l'anglais, se faisant embrigader dans ces tournages et dans cette industrie, vont-elles se plaindre ? À qui peuvent-elles raconter ce qui leur arrive ? Nombreuses sont celles qui ne disposent pas de ces relais. Les associations font un excellent travail mais elles ne peuvent malheureusement pas aider tout le monde.

Robin D'Angelo . - J'ai été marqué de voir que des choses que nous, personnes extérieures au porno, percevons comme des abus ne le sont pas nécessairement pour certaines actrices. J'ai constaté une forme de normalisation de la violence, assez marquante et assez forte. Il m'est arrivé très rarement qu'une actrice m'indique avoir fait de la pornographie par plaisir sexuel. Comment définir ces rapports sexuels sans plaisir ? N'entrons-nous pas déjà dans une forme d'abus quand on le fait pour l'argent, avec un homme pour lequel on n'éprouve aucun désir, en attendant juste que ça passe ? Est-ce un abus ou non ? Ces questions ne sont pas inhérentes au porno. On peut les retrouver partout dans la société, sauf que le porno monétise tout cela et en fait un business.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci à tous les deux. Dans vos propos, nous constatons beaucoup d'éléments parfois contradictoires. Vous avez dit qu'il était compliqué de percevoir le porno comme un travail comme un autre. Ne devrions-nous pas réussir à définir la pornographie et à l'encadrer de manière différente ? Je pense que la notion de consentement est un élément majeur, dans la mesure où, dans un travail comme celui-ci, il existe un rapport au corps qui n'existe pas dans tout autre type de travail. Cette notion ne devrait-elle pas être précisée pour réussir à mieux protéger les individus ? Vous l'avez néanmoins dit, on ne peut pas protéger les gens contre eux-mêmes. Les syndicats ou les associations sont-ils aujourd'hui en capacité de les protéger ? Je n'en suis pas certaine.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - La façon dont vous avez abordé le sujet me semble très intéressante. Nous avons organisé plusieurs auditions extrêmement différentes. Les associations étaient véritablement traumatisées par ce qu'elles avaient vu. Elles avaient d'ailleurs du mal à en parler. Elles nous indiquaient encore faire des cauchemars après les scènes qu'elles avaient pu voir. Elles nous demandaient si nous pouvions vraiment parler d'acteurs et d'actrices du porno à partir du moment où les actes sexuels étaient réellement réalisés, qu'ils n'étaient pas simulés, mais bien subis. Après cette audition marquante, nous avons entendu le point de vue de certains sociologues qui étaient beaucoup plus nuancés. Certains nous parlaient d'un travail « comme un autre » - ce n'est pas mon point de vue - qu'il fallait encadrer. Vous-mêmes apportez une vision très intéressante, qui se place aussi du point de vue de la société. La pornographie ne tombe pas comme ça dans un ciel serein. Elle est un miroir grossissant de notre société patriarcale. C'est extrêmement intéressant. À un moment où la parole se libère - bien que des dénonciations aient toujours eu lieu - il n'est pas étonnant qu'il se passe la même chose dans la pornographie.

J'aimerais vous poser des questions de trois ordres. D'abord, nous avons le sentiment que le réalisateur estime qu'un acteur ou une actrice ayant signé un contrat de travail avec lui, ayant accepté une pratique qui lui a été demandée, se doit d'honorer son contrat. Pour moi, ce n'est pas un travail. Ce sujet pose donc la question de la limite du contrat de travail. De plus, que veut dire le consentement ? Je considère qu'il devrait être possible de revenir sur les clauses du contrat de travail.

Ensuite, j'ai du mal à m'imaginer une pornographie éthique. Je pense qu'elle peut être encadrée mais je ne sais pas si nous pouvons parler d'éthique, surtout avec tous les témoignages entendus plus tôt. Il ne s'agit pas seulement de rapports sexuels avec un, deux ou trois partenaires. Ce sont parfois des viols avec plusieurs dizaines de partenaires.

S'agissant du contrôle des pratiques, M. D'Angelo nous parle de la loi, qui peut certes constituer un soutien, comme le prouvent les affaires en cours. Pour autant, j'ai eu le sentiment que les contrôles n'existaient presque pas, qu'ils étaient infimes. Nous avons été confrontés à une certaine impuissance. Dans ce contexte, quid des contrôles ?

Enfin, notre rapport s'intéresse à l'industrie pornographique, dont nous ne devons pas perdre de vue le volet économique. Pour autant, nous devons également nous intéresser à ses conséquences. Nous l'avons vu, l'accès à ces contenus est extrêmement facile sur Internet. Énormément de mineurs de plus en plus jeunes peuvent y accéder. Ils pensent qu'il s'agit d'une sexualité normale. Les garçons qui ne sont pas en mesure de réaliser les performances qu'ils visionnent estiment qu'ils ne sont pas normaux. Les filles sont quant à elles confrontées à une soumission plutôt qu'à un plaisir partagé. Il s'agit de voir comment nous pouvons interdire l'accès des mineurs aux contenus pornographiques, ce qui est complexe.

Marie Maurisse . - J'ai beaucoup entendu ces questions lorsque j'ai fait la promotion de mon ouvrage, de la part de lectrices notamment, surtout de mamans, de femmes et de mères s'inquiétant de cette pornographie banalisée et visible partout.

Je vais reprendre vos sujets dans l'ordre. Par rapport au contrat de travail, oui, pour les personnes que j'ai interrogées, c'est un travail même si ce n'est pas mon avis. Les femmes comme les hommes qui font cela le font pour de l'argent. Si cela peut paraître étrange pour des personnes comme nous, qui ne monnayons pas nos performances sexuelles, c'est bien un travail comme un autre pour ces individus. Nous devons donc l'envisager ainsi. Il faudrait donc qu'il y ait un contrat de travail, ce qui n'est pas nécessairement le cas sur les tournages amateurs. Tout n'est pas nécessairement écrit. Généralement, il n'y a qu'un échange de messages ou une discussion orale. Ce que l'actrice doit faire ou non n'est pas écrit noir sur blanc. Les producteurs passent des messages indiquant qu'ils cherchent, par exemple, une « beurette de 35 ans pour tournage X, Paris 18 e ». Ils diffusent ces annonces dans des journaux partout dans le pays et attendent que quelqu'un y réponde. Il n'y a donc pas toujours de contrat de travail. Ces tournages ne sont pas vraiment déclarés. Tout cela n'est pas clair. S'il y avait un contrat de travail, une obligation de tout noter, les débuts et fins de tournage, etc., tout serait plus simple. Il serait possible de réellement encadrer ces scènes. Dans ce type de tournage, il n'y a rien de tout cela. Il faudrait commencer par ce point et renforcer les contrôles.

Quand j'assistais à ces tournages, les producteurs étaient un peu attentifs. Ils s'assuraient de l'identité des acteurs et surtout de celle de l'actrice. Si je n'avais pas été là, je ne sais pas s'ils auraient été aussi regardants. Ils m'ont indiqué procéder à ces vérifications en cas de contrôle. En réalité, la police spécialisée dans le domaine n'était pas informée du tournage de scènes pornographiques dans un appartement parisien tel jour à telle heure.

Je pense donc qu'il faudrait mieux encadrer le secteur. Comment le faire ? Je n'en ai malheureusement aucune idée. Quels effectifs mettre en place ? Comment forcer les professionnels à déclarer leur activité et à mettre en place des règles ? Je ne le sais pas exactement.

Ensuite, on peut être opposé à la pornographie éthique. Il existe un courant de pensée et de personnes tout simplement opposé à la pornographie, considérant que ce n'est pas un bien culturel, que ce n'est pas un divertissement et que c'est par essence mauvais. Avec ce point de vue, bien sûr qu'il ne peut exister de pornographie éthique.

Pour autant, si on pense que la pornographie existe depuis la nuit des temps, pratiquement depuis l'âge des cavernes et qu'il s'agit d'un divertissement faisant partie de la composante humaine, alors oui, il existe une pornographie éthique, c'est-à-dire une manière de fabriquer du cinéma X conforme à toutes les sexualités, respectueuse du droit des acteurs et des actrices. Un scénario est plus ou moins établi. On laisse les acteurs et les actrices agir et commencer leurs relations sexuelles devant la caméra. Ils font un peu ce qu'ils veulent, dans le sens qu'ils souhaitent. Cela peut commencer par une relation lesbienne, avant de s'ouvrir à d'autres pratiques. Tout cela se fait plus lentement, plus naturellement. Les acteurs se voient plusieurs jours avant. Ils ont des relations après. Surtout, le regard féminin est important. Vous avez dû entendre parler du male gaze , le regard masculin. Traditionnellement, la pornographie était faite par des hommes plutôt âgés, plutôt blancs, avec une vision du sexe extrêmement genrée, sexiste et patriarcale. La pornographie éthique prend mieux en compte le désir féminin. Si c'est une femme derrière la caméra, elle ne va pas filmer la femme de la même manière que le ferait un réalisateur américain classique. Je crois donc personnellement en cette pornographie éthique, bien qu'on puisse considérer que la pornographie en elle-même peut ne pas être une bonne chose. Je conçois ce point de vue, partagé par beaucoup de féministes d'ailleurs.

Enfin, vous évoquiez l'accès à la pornographie. En tant que mère, en tant que femme, je peux en être inquiète. J'ai lu énormément d'études sur le sujet. Les enfants voient très jeunes - plus jeunes qu'avant - des images violentes sur Internet. Une scène pornographique sur Youporn est évidemment extrêmement violente pour un enfant. Elle peut être néfaste pour son développement. Comment l'empêcher ?

Le Royaume-Uni a voté il y a quelques années une loi de censure assez radicale. Les diffuseurs de pornographie sur Internet sont obligés de mettre en place un contrôle avec la carte de crédit. Si vous êtes à Londres, en théorie, si vous tapez Youporn.com , vous ne tombez sur aucune image pornographique. Vous devez entrer vos documents d'identité, voire votre carte de crédit, qui atteste en réalité de votre âge. Une fois que vous avez entré ces informations, vous avez accès aux contenus du site. Cette loi de censure a suscité des débats, notamment sur la liberté de consommer ce qu'on souhaite. Elle a tout de même été votée. Elle n'a toutefois pas encore été mise en place sur le plan technique. Le pays y travaille pourtant depuis des années mais le système est très compliqué à mettre en place. Il faut un outil empêchant chaque personne d'accéder au site, en installant un pare-feu. Le Royaume-Uni peine encore à le faire. Je sais que des débats ont eu lieu en France pour reproduire ce type de dispositif, Emmanuel Macron l'avait abordé lors de sa campagne en 2017. Il est toutefois très difficile de le mettre en place techniquement.

En dehors de ce système, les associations assurent de la prévention. Si nous partons du principe que les enfants auront de toute façon accès à ces images, il est important d'en parler avec eux et de ne pas considérer que c'est interdit ou tabou. Il faut les prévenir, leur expliquer que c'est du cinéma, que ce n'est pas la réalité, que ce n'est pas comme ça qu'on fait l'amour. Beaucoup de personnes interviennent dans les écoles pour aider cette prévention mais rien n'est clair ni institutionnalisé. Tout dépend des établissements scolaires, des villes. Généraliser cette prévention permettrait à mon sens d'ouvrir la parole des jeunes sur ce qu'ils ont vu, de lancer le débat entre eux. J'accueille toutes ces idées, qui me semblent être le moyen le plus simple et efficace d'aider la jeunesse à vivre avec cette pornographie.

Bruno Belin . - Existe-t-il une pornographie éthique ? Je crois que nous devons répondre à cette question que nous ne nous étions jamais posée et que vos réponses nous aideront à la définir.

Vous avez tous les deux parlé de contrats de travail. En avez-vous eu entre les mains ? Une analyse pourrait-elle en être faite ? Puisqu'il en existe, que contiennent-ils ? Soyons très clairs, nous ne pourrons jamais accepter leur cadre s'ils impliquent des actes ou injures racistes, des viols, incestes ou autres actes punis par le code pénal. Nous avons parlé de protection de l'enfance, ont été évoquées devant nous des scènes impliquant des femmes enceintes, la présence de mineurs... Nous devons trouver le moyen d'être très clairs sur ce sujet, que nous ne lâcherons pas.

Dominique Vérien . - Merci beaucoup pour vos exposés, qui permettent de voir de l'intérieur la façon dont se déroulent les tournages pornographiques, avec le point de vue des acteurs et actrices.

J'ai bien entendu votre mention des petites annonces, Madame Maurisse, mais d'une façon générale, comment ces femmes entrent-elles en contact avec les producteurs ? C'est l'un des sujets du procès à venir. D'ailleurs, ce n'est pas totalement anodin, puisque nous voyons bien que, dans l'affaire en question, le recrutement commence par un viol pour pouvoir affaiblir la réaction de la victime, pour la rendre plus perméable à ce qu'elle devra faire ensuite.

Ma question suivante porte sur le lien entre la pornographie et la prostitution. J'ai eu l'occasion de lire votre livre, Monsieur D'Angelo. Ces deux sujets me semblent assez liés. Rares sont les actrices de pornographie n'ayant pas effectué quelques passes parallèles.

Enfin, toujours dans votre ouvrage, vous parlez de celui qui est au départ un futur acteur et à la fin un acteur réel. Son regard s'est extraordinairement durci sur les femmes : au départ il est dans une espèce de rêve et de fascination, il veut accéder à elles, et à la fin, il les méprise d'une façon assez dure, à mon sens. Je ne sais pas si le fait de consommer régulièrement de la pornographie joue également dans cette évolution du regard. Visiblement, la pratiquer ne rend pas tendre vis-à-vis des femmes.

Robin D'Angelo . - Je veux revenir sur le sujet des contrats. J'ai été particulièrement choqué par une scène d'une extrême violence où l'actrice m'a ensuite indiqué être battue par son mari, qui l'a presque forcée à faire de la pornographie. Au final, je trouverais incroyablement cynique de donner un contrat de travail à cette femme, de blanchir tout cela légalement en rendant cette activité « propre ».

Aborder le problème du porno par la question des contrats est en décalage avec la réalité d'un tournage porno, qui se passe de la façon suivante : on arrive dans une pièce, avec des gens qui fument des joints, voire qui sniffent un rail de coke. Des acteurs arrivent à la dernière minute. Les actrices attendent dans leur coin, souvent dans une perspective d'argent rapide, et pas d'exercer un travail. Les billets passent de main en main. L'économie est tellement informelle avec des problématiques d'abus qui sont structurelles que l'aborder par la question des contrats me semble cynique et en décalage. Dans les faits, il n'y a que des contrats de droits de diffusion, seul document signé par les actrices. C'est une cession de droit à l'image, souvent assortie de clauses indiquant qu'elles seront payées en tant qu'auto-entrepreneuses et que ce qu'elles réalisent n'est pas un métier, mais uniquement du porno amateur. Cela permet de casser tout lien de subordination et donc d'éviter tout risque d'assimilation à un emploi dissimulé.

La question des contrats rejoint celle du consentement. Nous ne sommes pas tous égaux devant ce dernier. Le consentement d'une jeune femme de 19 ans en rupture familiale et exposée à des violences depuis ses 15 ans n'aura pas du tout la même valeur que celui d'une femme de 35 ans, insérée socialement, qui fait du porno pour son plaisir, si tant est que cela existe. Évidemment que faire un contrat de travail pour cette jeune femme en situation de précarité serait à mes yeux assez cynique. Ce sujet pose la question intrinsèque à la pornographie qui est celle d'une forme de monétisation de la contrainte sexuelle. Veut-on mettre en place un contrat pour en faire un milieu comme un autre ? Toute la question vise à trouver un équilibre entre une réduction des risques pour ces femmes et le positionnement de la société vis-à-vis de cet achat de contrainte.

J'ai été témoin en permanence de cet achat de contrainte. Je me suis ainsi retrouvé sur une scène pour laquelle le producteur n'avait pas précisé à la femme quelles pratiques seraient réalisées, pour la prendre par surprise devant la caméra. Il a commencé à gifler les seins de l'actrice de façon assez forte. Elle a hurlé de douleur. Le sujet a été réglé par une rallonge budgétaire. Je pensais qu'à la fin, l'actrice, qui avait un fort caractère, publierait un avertissement sur Twitter pour inciter les femmes à ne jamais tourner avec ce producteur, indiquant qu'il était un abuseur. Finalement, elle a dit à ce dernier « violent sex is more money ». Cette monétisation de la contrainte et du désir est permanente. Voulons-nous contractualiser cette relation ?

Évidemment, je crois qu'il peut exister une pornographie éthique. Cette question est totalement légitime. Pour autant, il faut comprendre qu'aujourd'hui, les consommateurs de pornographie ne veulent pas regarder une pornographie éthique. La sexualisation des rapports hommes-femmes et du patriarcat se retrouvent dans les scènes représentées, excitantes, reposant sur ce rapport de domination. Forcément, il est différent de fantasmer ce dernier seul dans sa tête et de le faire représenter par des personnes. Tant que ce sera le substrat de l'érotisme actuel, ce sur quoi repose l'excitation de beaucoup de personnes, la pornographie reposera sur cette idée de contrainte et de domination. À l'inverse, avoir des individus qui essaient d'influer sur l'idée de fantasme en créant une pornographie LGBT, en remettant en question toutes ces représentations patriarcales, peut faire partie d'une pornographie féministe et éthique. C'est possible. Simplement, cette pornographie est économiquement marginale. Les quelques réalisatrices réalisant ce type de films ne peuvent absolument pas en vivre. Elles en réalisent un par an, avec des bouts de ficelle, les tournant souvent avec des copains. Finalement, peut-il y avoir une pornographie éthique à partir du moment où il y a une monétisation du rapport sexuel allant contre le désir ? Cela devient compliqué. On pourrait faire une pornographie reposant sur le désir des acteurs. Simplement, elle n'est pas rentable et ne satisfait pas la moitié du public.

Sur la question de l'accès aux mineurs, les sociologues indiquent souvent qu'il n'existe pas réellement d'étude qui montrerait comment la pornographie aurait bouleversé des générations entières. J'ai 35 ans et j'ai accès à Internet depuis mes 15 ou 16 ans. J'ai regardé de la pornographie régulièrement pendant toute mon adolescence. Je ne pense pas qu'elle ait eu un impact néfaste sur ma sexualité. Je crois que nous devons relativiser. Les enfants et adolescents savent très bien que ce n'est pas la réalité qu'ils voient. Il faut en revanche leur expliquer pourquoi ces représentations sexuelles reposent sur un rapport de domination hommes-femmes. Ne prenons pas les enfants pour des idiots. Nous devons leur expliquer le pourquoi de ces fantasmes.

Il faut en outre réfléchir au fait qu'en limitant l'accès à la pornographie, en contrôlant les tubes , on va permettre à des acteurs économiques tels que Jacquie et Michel ou Dorcel, de récupérer les parts de marché qu'ils avaient par le passé, alors même que ces individus adoptent un fonctionnement assez cynique sur la production porno et alimentent tout le circuit dont nous avons parlé.

Ensuite, il existe évidemment des passerelles entre pornographie et prostitution. J'ai recueilli beaucoup de témoignages de femmes en situation de prostitution, à qui un client a proposé de rencontrer une connaissance qui produit du porno. C'est ainsi qu'on passe d'un univers à l'autre. Les producteurs ont pour objectif de toujours recruter de nouvelles femmes pour alimenter en permanence le flux des tubes . Lorsque des sites web tels que VivaStreet publiaient des annonces de prostitution, ils allaient contacter en masse les femmes qui se prostituaient sur ces sites pour les recruter. La passerelle est évidente. D'ailleurs, beaucoup d'actrices pornographiques ne peuvent pas vivre uniquement de ces tournages et officient en tant que gogo danseuses dans des boîtes de nuit, ou se prostituent à côté. Le « travail du sexe » est à 360 degrés. Les liens sont très forts.

Sur le recrutement, j'ai également été frappé de la force des réseaux sociaux. Généralement, quand les producteurs repèrent une jeune femme publiant des photos un peu sexy sur Twitter ou Instagram , ils vont tous se passer son compte et essayer de la contacter en messages privés pour lui proposer des tournages.

Toujours sur cette idée de travail, qui me semble importante, la plupart des femmes que j'ai rencontrées ne sont pas vraiment en recherche d'un emploi régulier leur permettant de subvenir à leurs besoins en général. C'est plutôt un moyen de faire de l'argent rapidement sur des périodes très courtes. Certaines ne se voient d'ailleurs même pas comme actrices pornos en réalité. Elles vont généralement mutualiser des scènes. Les producteurs vont leur proposer de tourner une multitude de scènes à la fois, pour différents diffuseurs. Elles peuvent tourner jusqu'à une dizaine de scènes en une semaine, toutes payées entre 250 et 300 euros, et gagner jusque 3 000 euros sur ce laps de temps, ce qui peut être assez attrayant. Après, elles ne vont peut-être plus jamais faire de porno de leur vie. La majorité des femmes dans le porno vont le faire une ou deux semaines dans leur vie, ce qui relativise cette idée de métier et de travail. J'ai vraiment perçu une économie informelle, marginale, permettant de faire de l'argent rapidement pour de multiples raisons.

Marie Maurisse . - Aux États-Unis ou à Budapest, j'ai vu des personnes dont c'était le métier. Ne confondons pas l'économie souterraine, informelle et opaque du porno amateur, très gris, avec une industrie qui existe vraiment avec des acteurs et actrices, des contrats de travail, des syndicats. Ça existe aux États-Unis, à Budapest, à Prague, en France, en Espagne. Dans cette industrie, il y a des abus, des difficultés, de par la nature même du contenu vendu. Je pense que c'est bien pire dans le milieu informel où Robin s'est immergé.

Robin D'Angelo . - Il est vrai que j'ai tendance à ne pas opérer de distinction entre une pornographie industrielle et une pornographie amateure. C'est pour moi la même chose. L'amateur, c'est surtout une question d'esthétisme et de mise en scène. Les gens qui sont derrière le porno amateur en France sont les mêmes que ceux qui gèrent l'industrie dite scénarisée. Il n'y a absolument pas de différence. Les individus qui vont proposer des services d'agent en Europe de l'Est, qui peuvent d'ailleurs récupérer des femmes françaises, vont pouvoir les introduire dans des circuits dits amateurs également. La frontière est très floue. J'ai tendance à voir cette idée de professionnalisation et d'industrie du porno comme une sorte de maquillage. C'est tout le procédé de Dorcel, qui se qualifie de professionnel réalisant des productions scénarisées et indique ne pas faire d'amateur. La réalité en est bien éloignée. Leurs producteurs qui produisent des contenus scénarisés font également de l'amateur. Une actrice qui fera quatre scènes peut très bien faire une scène supplémentaire dans un porno dit scénarisé, « propre ». Tout cela n'est qu'une façon de rendre glamour et de maquiller des contenus qui ne le sont pas du tout. Je ne vois pas de différence entre un tournage amateur et scénarisé. Même sur les premiers, il y a aujourd'hui des maquilleuses, des éclairages... Simplement, une actrice y sera plus souvent mise en scène dans une situation un peu humiliante de femme réalisant un porno parce qu'elle a besoin d'argent ou parce qu'elle veut énerver son copain. Ce n'est qu'une question de scénarisation. Dans les deux cas, on reste dans une forme de marginalité totale.

Beaucoup d'actrices dites professionnelles vivent dans des situations de précarité totale. J'ai récemment interviewé une ancienne Dorcel girl, me racontant qu'avec ce statut, elle touchait 1 200 euros par mois. Elle était très ennuyée lorsqu'elle devait recevoir des journalistes, parce qu'elle vivait à l'époque dans une petite chambre d'étudiante, ce qui n'allait pas du tout avec son statut d'actrice porno. Je vois cela comme une forme de propagande, de communication.

On le voit d'ailleurs beaucoup dans les agences en Europe de l'Est, qui ont toutes des sites très propres et professionnels. Quand on discute avec les actrices de ces circuits, on apprend qu'elles se prostituent aussi. L'actrice que j'évoquais plus tôt, giflée sur la poitrine par son producteur, est par exemple envoyée par son agence. L'homme qui la filme est totalement amateur et réalise des petites vidéos pour son site. Les agences envoient ces filles chez tous ces hommes qui font de la production amateure. Je n'ai pas vu de distinction. Simplement, certaines femmes vont faire deux ou trois scènes dans leur vie, et seront présentées comme amateure. Le reste de l'industrie est vraiment tenu par des professionnels.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - Je veux revenir sur le lien entre prostitution et pornographie évoqué par Dominique Vérien. Je trouve qu'il est direct, à partir du moment où il s'agit de rapports sexuels tarifés. Si nous considérons que la prostitution n'est pas un métier, et c'est mon cas, nous n'allons pas entrer dans ces histoires de contrat de travail. Il en va de même dans la pornographie. Le questionnement porte plutôt sur une protection. Les abus sont nombreux et terribles. Comment protéger ces femmes ? Vos exposés l'ont montré, une personne ayant une mauvaise image d'elle-même va accepter des choses terribles. C'est extrêmement complexe.

Robin D'Angelo . - Sur le lien entre le porno et la prostitution, il existe tout de même une différence notable qui est celle de l'image. Les raisons pouvant amener des femmes à faire de la pornographie sont assez différentes de la prostitution. On peut être dans un rapport d'estime de soi, dans le fait de se donner une existence médiatique. Ces éléments n'existent pas dans la prostitution. Pour certaines femmes, la pornographie est perçue comme une façon de s'épanouir. Une actrice me racontait par exemple son enfance passée dans les foyers avec un père incestueux. Finalement, à 25 ans, elle peut voyager partout en Europe, aller dans des fêtes et se rendre dans des endroits sympas. Elle me disait qu'elle n'aurait pas pu avoir accès à cette vie sans la pornographie.. Elle préfère faire cela qu'être agent de nettoyage. Il faut évidemment l'entendre. Cette différence avec la prostitution est assez forte.

Il faut aussi voir la notoriété de certaines de ces femmes sur les salons du X. Si elles sont totalement inconnues pour nous, des hommes vont faire la queue dix minutes pour avoir un autographe de certaines starlettes Jacquie et Michel ayant tourné une quinzaine de scènes. Il est important d'avoir en tête cette valorisation pour comprendre pourquoi ces femmes s'insèrent dans ces parcours, pour essayer de changer la perspective et de ne pas les voir que comme des victimes. Nous devons nous intéresser aux raisons pour lesquelles les hommes commettent ces abus. C'est là le coeur du sujet. Les femmes, elles, font souvent comme elles peuvent.

Marie Maurisse . - J'habite en Suisse. Ici, nous sommes un peu plus pragmatiques. La prostitution existe, elle est légale et encadrée. Il y a des maisons closes. Je ne peux pas dire que c'est le paradis, mais ce fonctionnement permet d'éviter une partie des trafics. Je pense que la même démarche devrait être adoptée avec la pornographie. Elle existe, elle existera sans doute toujours. À partir de là, qu'en faisons-nous ? C'est une économie mondialisée. Si vous mettez en place un certain nombre de règles ou d'interdictions dans un endroit, les gens vont se déplacer. Travailler sur ce sujet est un vrai casse-tête. Augmenter les contrôles et développer la prévention me semblent être deux axes majeurs pour améliorer cela.

Robin D'Angelo . - J'ai aussi réalisé quelques reportages sur la consommation de drogue à Paris, notamment de crack et d'opiacés. Je vois parfois un certain parallèle : il s'agit d'individus pris dans des parcours toxiques et les solutions peuvent passer par une politique de réduction des risques. Nous n'avons pas légalisé les drogues en France mais on peut rendre leur consommation la moins dangereuse et abusive possible pour les individus concernés. Il existe des schémas de ce type avec la prostitution à l'heure actuelle, avec des bus qui vont dépister les MST ou fournir des préservatifs. Toutes ces politiques de réduction des risques pour protéger les femmes dans ces situations sont des pistes qui pourraient être suivies.

Sur la question de la légalisation, j'ai recueilli des témoignages assez hallucinants en Europe de l'Est. Une actrice russe m'indiquait par exemple qu'elle avait signé avec une agence un contrat la tenant pour un certain nombre de scènes à réaliser chaque année. Elle ne voulait plus les tourner. Ce contrat était factice, puisqu'on ne peut pas obliger une personne à avoir un rapport sexuel. Cette femme ne voyait pas les choses de cette manière et craignait de se retrouver dans une situation d'illégalité. Cette histoire illustre bien la perversité que peut induire une forme de légalisation. Ces agences que l'on retrouve aux États-Unis, à Budapest ou à Prague sont des portes d'entrée pour ces abus. Ce métier recrute beaucoup d'individus en situation de vulnérabilité. C'est là où le serpent se mord la queue.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Je tiens à souligner que l'impact du porno sur les jeunes est extrêmement violent. Vous l'avez dit, les contenus se durcissent. Nous avons eu à travailler sur la lutte contre les violences sexuelles et sexistes pendant de nombreux mois au moment du projet de loi du Gouvernement. Nous avons recueillis des témoignages, de pédopsychiatres notamment, indiquant que l'exposition d'un enfant à des images de violences intrafamiliales était similaire à l'exposition à une scène de guerre, provoquant des traumatismes très importants. Nous aurons beau expliquer à des enfants, qui auront peut-être visionné seuls des contenus pornographiques d'une grande violence, que ce n'est pas la réalité, ils les auront vus seuls et il pourra être compliqué de contrer l'impact que ces contenus auront eu sur leur construction.

Au cours des débats que nous avons eus ce matin, nous avons vu que l'industrie et l'économie de la pornographie restent extrêmement opaques. Nous avons parlé de contrats de travail qui n'existent pas, ou assez peu, et qui sont difficiles à mettre en oeuvre.

Nous savons que l'industrie pornographique brasse plusieurs dizaines de milliards de dollars. Cependant, ce ne sont pas les acteurs et actrices, dont les salaires sont réduits, qui en bénéficient, mais bien les plateformes, et peut-être les producteurs.

Cette opacité contribue à une espèce de marché noir, qui démontre bien que nous allons devoir nous donner les moyens, tant à l'international qu'en France, d'encadrer ces pratiques, malgré les difficultés qu'un tel encadrement peut soulever. Nous avons vu que les tentatives d'encadrement, avec une pornographie dite éthique et l'adoption de chartes, n'étaient pas nécessairement satisfaisantes.

Hussein Bourgi . - Vous nous avez indiqué tout à l'heure que lorsqu'il y avait des rapports violents, la façon de les réguler consistait pour l'actrice à demander une rémunération supérieure. Je voulais vous interroger sur les rapports sexuels non protégés, dont on entend beaucoup parler. Dans certains films, ils sont imposés à la dernière minute. Dans d'autres, on demande aux acteurs d'avoir réalisé un test au préalable. J'ai lu des articles rapportant que, puisque des acteurs indiquent que le port du préservatif les rend moins performants, il est décidé au dernier moment de changer les plans et de réaliser la scène sans protection. Avez-vous constaté ou entendu parler de ces pratiques ?

Ensuite, j'aimerais évoquer l'engrenage dans lequel se trouvent les actrices qui peuvent parfois se laisser tenter par des tournages pornographiques pour répondre à un besoin financier assez urgent ou parce qu'elles sont poussées par un petit ami ou une opportunité. Lorsqu'elles mettent le doigt dans l'engrenage, il est particulièrement difficile d'en sortir, dès lors que les films sont diffusés de manière virale. Je connais un avocat qui a eu l'occasion de défendre une actrice ayant tourné un film pornographique français. Obtenir le retrait de tous les films dans lesquels elle apparaissait a demandé des efforts importants et beaucoup de temps. Ils compromettaient son insertion professionnelle et sociale, puisque ces contenus apparaissaient sur les moteurs de recherche dès lors qu'on tapait son nom et son prénom. Je voulais donc attirer votre attention sur le fait qu'à la précarité et à la méconnaissance faisant que certaines femmes se retrouvent piégées dans ce milieu, s'ajoute la fatalité lorsque ces films deviennent viraux. Ces femmes se disent alors qu'elles sont condamnées, par la force des choses, à tourner encore et encore des scènes et des films. Avez-vous constaté ces situations lorsque vous avez mené vos enquêtes ?

Robin D'Angelo . - Les préservatifs sont absents de l'immense majorité des tournages. Les tests sont tout de même assez bien réalisés. Personne n'a envie de contracter une MST. Il est toutefois vrai que des actrices ont témoigné avoir indiqué vouloir tourner avec un préservatif, mais avoir fini, au moment venu, par tourner sans, devant l'insistance des producteurs. Évidemment, cela existe. Les MST les plus répandues sont des chlamydias ou gonorrhées. Je n'ai pas entendu parler de contaminations de VIH ou d'hépatites mais de MST un peu plus bénignes.

Vous évoquiez ensuite l'engrenage des vidéos une fois qu'elles sont mises en ligne. Il y a peut-être effectivement une piste juridique à creuser. Si on se considère dans une relation de travail classique, avec un métier comme un autre, l'actrice n'a aucun droit à demander le retrait des vidéos. C'est ce que répètent les producteurs. Elle s'est engagée et a signé un contrat. Les producteurs ont investi de l'argent pour réaliser cette vidéo, souvent de l'ordre de 3 000 euros. Ils seraient dans leur droit commercial de la conserver en ligne. Au contraire, une piste juridique pourrait être creusée pour faciliter le retrait de vidéos pornographiques pour des femmes désirant qu'elles disparaissent. C'est une galère. Il n'y a pas vraiment de loi en la matière. Les avocats insistent souvent sur l'atteinte à la dignité mais cela ne fonctionne pas toujours.

Marie Maurisse . - Par rapport aux vidéos et au droit à l'image, il faut comprendre qu'aujourd'hui les producteurs font de l'argent en vendant leurs contenus à des individus qui vont payer. Pour y parvenir, ils intègrent des passages de leurs vidéos dans des publicités pornographiques. Ils réalisent des petits films de 30 ou 45 minutes, voire une heure, et les téléchargent sur leur site. Vous pourrez les visionner moyennant un certain montant, avec votre carte de crédit. Ils vont également le teaser , le promouvoir sur les tubes . Si vous êtes une actrice et que vous souhaitez supprimer cette vidéo qui vous porte préjudice, il faut non seulement que le producteur, peut-être français, la retire de son site - ce sera relativement facile, ou du moins faisable, après un certain nombre de procédures - mais il faudra aussi supprimer tous ces teasers et extraits des tubes pornos, beaucoup plus difficilement atteignables. Les producteurs eux-mêmes m'indiquaient ne pas avoir d'interlocuteurs fixes sur ces plateformes et ne pas vraiment savoir comment elles fonctionnent, alors même qu'ils y publient des contenus et en sont parfois membres premium . Une fois que la vidéo est diffusée sur Internet, il est très compliqué de l'en supprimer. Ces plateformes sont pilotées par des sociétés extrêmement opaques et difficilement atteignables. Elles répondent assez peu aux demandes légales, du moins jusqu'à présent. L'article du Monde a fait du bruit et améliorera peut-être la situation, mais c'était encore le cas avant la publication de cet article.

Vous parliez du VIH. Aux États-Unis et à Budapest, où je me suis rendue, les tests étaient assez stricts. Les acteurs et actrices américains doivent obligatoirement présenter un test négatif chaque semaine pour pouvoir travailler. Si le test est positif ou s'il n'est pas à jour, ils ne peuvent pas exercer leur activité et perdent le mandat qu'ils ont obtenu. Plusieurs procès retentissants ont coûté très cher aux boîtes de productions après des contaminations sur des tournages, raison pour laquelle elles sont désormais très vigilantes. À Budapest aussi, les règles en la matière sont très sévères.

Pour autant, une actrice souhaitant tourner avec un préservatif n'aura pas de contrat. La plupart des tournages se font maintenant sans.

Robin D'Angelo . - Je précise que lorsqu'une actrice veut faire supprimer une vidéo en France, elle rachète ses droits. Jacquie et Michel orientera une actrice demandant le retrait d'un film vers le producteur qui l'a tourné, qui lui demandera de payer entre 2 500 et 3 000 euros la vidéo, montant correspondant aux frais engagés (cachet de l'actrice et des acteurs, du réalisateur et des monteurs, location...). On refait payer les femmes pour supprimer leur vidéo, ce qui illustre encore une fois l'engrenage ou la perversité qui s'installe une fois qu'on tisse une relation commerciale sur ces pratiques. On peut estimer que le producteur est dans son droit lorsqu'il demande de rembourser une vidéo sur laquelle il a tous les droits légaux.

Enfin, à Budapest, malgré tous les tests assez sérieux, il se produit un lockdown à intervalle régulier, tous les deux ou trois ans. On découvre qu'un acteur avait la syphilis ou une autre MST, ce qui va bloquer tous les tournages pendant deux ou trois mois. C'est arrivé il y a quelques années, et le lockdown s'est étendu jusqu'aux États-Unis. C'est également arrivé en 2018, lors de mon immersion, avec des contaminations à la syphilis.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci pour toutes ces précisions et pour votre retour d'expérience de terrain et d'investigation en tant que journalistes sur ce thème de la pornographie. Nous l'avons vu, le sujet est complexe. Il l'est encore plus en raison de son opacité. La diffusion des contenus par le biais de plateformes internet est un frein aux contrôles que nous pouvons imaginer.

Nous allons poursuivre nos investigations avec les rapporteurs Laurence Cohen, Laurence Rossignol et Alexandra Borchio Fontimp, avec la volonté d'aboutir à une meilleure protection des acteurs et à un meilleur encadrement de cette pornographie. Nous essaierons également d'émettre des propositions qui permettront de mieux protéger les mineurs. Ils ont un accès extrêmement facile à ces contenus. La Grande-Bretagne a réussi à voter une loi. Il faut maintenant réussir à l'appliquer.

Table ronde avec des actrices, réalisatrices et productrices
de films pornographiques

(9 mars 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Je vous prie tout d'abord de bien vouloir excuser ma participation à distance : je me devais d'être en Charente-Maritime pour présenter le rapport d'information Femmes et ruralités : en finir avec les zones blanches de l'égalité . Je présiderai donc notre réunion à distance.

Nous travaillons depuis plusieurs semaines sur le thème de la pornographie. Nous nous intéressons au fonctionnement et aux pratiques de l'industrie pornographique, aux conditions de tournage, aux représentations des femmes et des sexualités véhiculées, ainsi qu'à l'accès de plus en plus précoce des mineurs aux contenus pornographiques et à ses conséquences en matière d'éducation à la sexualité.

Nous sommes quatre sénatrices rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.

Pour la bonne information de toutes et tous, je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo accessible en direct sur le site Internet du Sénat, puis en VOD.

La pornographie et les représentations qui en sont issues occupent une place croissante dans notre société et ce, notamment, depuis l'avènement d'Internet, des réseaux sociaux et des tubes - ces plateformes qui proposent gratuitement des dizaines de milliers de vidéos pornographiques.

D'après les chiffres récents dont nous disposons, les sites pornographiques affichent une audience mensuelle de 19 millions de visiteurs uniques, soit un tiers des internautes français. En outre, 80 % des mineurs ont déjà vu des contenus pornographiques et, à 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à de telles images.

Par ailleurs, les graves dérives du milieu pornographique français dont la presse s'est récemment fait l'écho nous amènent à nous interroger sur les conditions dans lesquelles se déroulent les tournages. Nous avons également entendu des associations féministes qui considèrent que ces derniers relèvent de la prostitution filmée et du proxénétisme.

Pour nourrir nos réflexions, nous accueillons aujourd'hui quatre professionnelles du secteur pornographique : Nikita Bellucci, actrice, réalisatrice et productrice ; Knivy, actrice et cam girl , également membre de la commission Pornographies et webcam du Syndicat du travail sexuel (Strass) ; Carmina, actrice et réalisatrice revendiquant la réalisation de contenus alternatifs plus inclusifs et plus féministes ; et Liza Del Sierra, ancienne actrice, aujourd'hui productrice et réalisatrice.

Je vous souhaite à toutes la bienvenue.

Nous vous laisserons d'abord nous présenter votre parcours personnel et les circonstances de votre entrée dans la pornographie. Vous nous donnerez ensuite votre vision des pratiques actuelles du secteur. Nous nous interrogeons notamment sur les changements entraînés par la massification de la pornographie en ligne. Quelles évolutions avez-vous constatées à la fois dans les pratiques des professionnels du secteur et dans les contenus proposés, qui semblent de plus en plus extrêmes et dégradants. Partagez-vous cette vision ?

Nous nous inquiétons aussi des conséquences de ces évolutions sur les mineurs. Nikita Bellucci, vous vous exprimez régulièrement sur la nécessité de mieux protéger ces derniers face aux contenus pornographiques en ligne. Vous avez-vous-même été contactée sur les réseaux sociaux par de très jeunes garçons : vous pourrez nous exposer votre regard sur ce sujet.

En ce qui concerne les conditions d'exercice des personnes filmées, avez-vous été surprises par les pratiques dénoncées dans la presse ou étaient-elles largement connues ? Sont-elles fréquentes ? Vous faites partie des quelques actrices connues, et certainement armées, pour défendre vos droits et vos choix, mais qu'en est-il des dizaines de femmes anonymes que seule la précarité économique et sociale pousse dans ce secteur ?

Par ailleurs, quelle est l'approche de la réalisatrice et de la productrice que vous êtes sur les conditions de tournage des films pornographiques ?

Nous nous intéressons aux chartes déontologiques mises en place par plusieurs producteurs français. Liza Del Sierra, vous avez piloté l'élaboration d'une telle charte : vous nous expliquerez comment vous avez procédé pour la rédiger, ce qu'elle contient et quelles actions vous menez pour la faire appliquer.

Plus généralement, nous sommes intéressés par les recommandations que vous pourriez formuler en faveur des personnes filmées.

Nikita Bellucci, actrice, réalisatrice et productrice . - Je travaille en tant qu'actrice depuis douze ans, essentiellement pour l'industrie pornographique. Depuis 2019, je suis productrice de mes propres contenus. Je suis également coréalisatrice d'un long métrage diffusé en septembre dernier sur Canal+ .

Je prends régulièrement la parole dans les médias et les réseaux sociaux pour alerter sur les dangers de l'accessibilité du X aux mineurs. J'ai abordé ce sujet dès 2018, après avoir reçu des messages à caractère sexuel de la part de mineurs âgés de 11 à 15 ans. J'ai publié mes échanges avec leurs parents, lorsque j'arrivais à remonter jusqu'à eux.

Je collabore actuellement avec l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique sur le lancement d'une grande campagne de sensibilisation.

Nous allons également nous adresser aux adolescents afin de déconstruire certaines idées reçues sur la pornographie, de cibler les sources d'influence sexualisées qu'ils croisent sur les réseaux sociaux, de leur éviter de s'enfermer dans des stéréotypes, d'aborder la question du consentement et du rapport au corps et de réfléchir au respect de l'altérité.

En février dernier, j'ai été conviée par le secrétaire d'État chargé de la protection de l'enfance Adrien Taquet à une table ronde pour évoquer les mesures à prendre concernant Internet et la protection de l'enfance. J'ai notamment rappelé qu'il n'est pas rare de trouver du contenu pornographique non flouté sur Twitter , même après plusieurs signalements. Twitter ne propose aucun dispositif pour réguler ces contenus, pas plus que Google , puisqu'il suffit de taper un mot clé à caractère sexuel dans la barre de recherche « images » pour découvrir des milliers de contenus pornographiques sans même avoir ouvert la moindre page d'un site porno.

J'ai encore rappelé, lors de cette table ronde, que des stars de téléréalité proposent leurs photos et vidéos à caractère intime à leur public, largement composé de mineurs, sans la moindre prévention. Je ne cesse de marteler que le genre pornographique est un spectacle cinématographique fait par des adultes pour des adultes, qui n'a donc pas vocation à faire l'éducation sexuelle des enfants. Il ne s'agit pas d'un reflet de la réalité.

Nous sommes moins définis par la notion de travailleurs du sexe que par nos fonctions d'acteurs et d'actrices. Non, nous ne sommes pas dans la satisfaction de nos partenaires, comme le serait une prostituée ou un prostitué. Notre travail n'existe que par le prisme de l'écran et de la caméra, pour la seule satisfaction émotionnelle des adultes qui regarderont nos images. Nous sommes des acteurs, des actrices, des techniciens de l'industrie cinématographique dans sa globalité.

J'ai commencé à une époque où de multiples sociétés de production, de petite ou moyenne importance, existaient encore. Elles ont aujourd'hui toutes disparu ou ont été absorbées par les deux entités que sont Dorcel et Jacquie et Michel . Les tournages en France se font rares : la plupart des productions se font avec l'aide de Canal+ , diffuseur historique. Les actrices ne font plus carrière, puisqu'il n'y a pratiquement plus d'écosystème économique.

Qu'en est-il des récentes mises en examen ? Oui, j'ai croisé, au cours de ma carrière, ces réalisateurs - les « Pascal OP », « Matt Hadix » ou encore « Oliver Sweet ». Et oui, j'ai été victime de l'un d'entre eux. Attention, ce ne se sont pas les pratiques sexuelles filmées ce jour-là qui me posent problème. J'ai fait des performances bien plus audacieuses ailleurs. La scène en question m'a laissé l'impression d'avoir été, un soir de 2012, victime d'un abus de faiblesse et d'un non-respect évident de mon consentement. J'ai été la victime d'une façon de faire, d'une méthode de fabrication, qui n'a rien à voir avec le métier qui est le mien, qui fait tache avec l'industrie que je défends. Pis encore, ces gens sont les rejetons d'un système, d'une méthode de production qui n'a que faire des actrices, ou plutôt des amatrices qui rêvent d'une carrière glamour à la Clara Morgane. Ces filles sont, comme je l'ai été, victimes de rabatteurs, de manipulateurs, de prédateurs portés par un diffuseur qui doit sa réussite économique à la seule exploitation de la candeur des victimes et de leur corps.

Comment ce groupe a-t-il pu laisser carte blanche à ces petites mains qui lui fournissent quotidiennement les contenus dont il a besoin ? Tout simplement parce qu'il n'existe aucun véritable statut, aucune légitimité, aucune existence légale pour les acteurs et les actrices qui oeuvrent dans la pornographie en France. Si elles sont actrices, pourquoi n'y a-t-il pas de syndicat interprofessionnel pour défendre leurs intérêts ? Si elles sont actrices, pourquoi n'existe-t-il pas d'agences pour protéger les débutantes ? Si elles sont actrices, pourquoi n'existe-t-il pas d'associations d'artistes et de techniciens autres que les associations féministes pour les soutenir lorsqu'elles ont été abusées, à l'exception des activistes anti-porno qui les feront culpabiliser ?

Tout simplement parce que les actrices ne sont définies que par le travail du sexe, ce qui revient, aux yeux de l'État, à flirter avec la notion de proxénétisme. Pourquoi ai-je dû pousser la porte de cinq commissariats pour que ma plainte soit prise en compte ? Pourquoi avoir dû entendre des propos tels que : « Vous comprenez, Mademoiselle Bellucci, ce que vous décrivez, ce sont les risques du métier et vous avez signé pour ça. » ?

Mon métier n'existe pas. Les acteurs et actrices n'existent pas. Pourtant, les consommateurs et consommatrices existent bel et bien et constituent même l'essentiel du trafic Internet mondial.

Je vous remercie de nous accueillir au sein de cette institution. Oui, notre profession a besoin d'être reconnue pour se structurer, besoin d'être encadrée pour se professionnaliser et besoin d'un droit du travail en relation avec sa réalité. Non, il ne s'agit pas d'une énième invention de l'industrie cinématographique dite « capitaliste » et « patriarcale » pour réaliser un magnifique washing en ces périodes agitées. Nous agissons parce que nous sommes concernés par toutes ces questions, parce que nous sommes également parents et citoyens de ce pays, attachés aux valeurs républicaines et défenseurs d'un genre cinématographique et d'une industrie à part entière.

Knivy, actrice, cam girl , membre de la commission Pornographies et webcam du Strass . - Je représente la commission pornographique du Syndicat des travailleurs du sexe .

Nous sommes en train de travailler à la rédaction de conventions collectives pour améliorer la sécurité des actrices. Nous dénombrons de très nombreuses victimes. Je suis en contact avec une des commissaires de police qui gère l'affaire « Pascal OP-Matt Hadix ». Nous sommes plus d'une soixantaine à avoir subi, à nos débuts ou en cours de carrière, des actes de manipulation divers et variés. J'ai aussi été victime de certains incidents. Ces personnes savent comment nous piéger pour nous faire tourner des scènes qu'on ne désire pas faire ou qui ne figurent dans aucun contrat.

À cet égard, il nous faut établir des contrats non pas seulement pour les diffuseurs, mais aussi pour les actrices. Nous aimerions également que le Strass soit destinataire d'une copie pour en conserver une trace.

Nous avons plusieurs propositions à formuler pour la sécurité et le bien-être des actrices à la suite des chartes mises en place par Jacquie et Michel et Dorcel.

La commission du Strass dédiée à la pornographie travaille actuellement sur ces contrats. La question du tarif minimum est aussi évoquée, car le travail est sous-payé. Certains producteurs s'enrichissent en revendant leurs films aux grosses sociétés.

Nous souhaitons également que le scénario soit envoyé avant le tournage et que les noms des acteurs y figurent. Toutes les démarches doivent être faites de manière professionnelle. Un coup de téléphone de dix minutes ne doit plus suffire pour engager une actrice sur un tournage, sans aucune trace officielle.

Comme l'a souligné Nikita Bellucci, les actrices n'ont aucun statut. Nous réfléchissons à nous rapprocher de celui des intermittents du spectacle.

Nous souhaitons aussi mener une réflexion sur le droit à l'image. Il s'agit de définir une durée d'exploitation avec les entreprises et les diffuseurs. Un acteur ou une actrice doit pouvoir demander que les vidéos dans lesquelles il apparaît soient retirées au bout de cinq ou dix ans, par exemple. De même, les droits doivent être renouvelés, car les plateformes gagnent de l'argent avec les vidéos postées alors que les acteurs sont seulement payés à la scène ou au film.

Il faut également réfléchir à la rédaction de contrats spécifiques en cas de collaboration entre acteurs et actrices via des plateformes personnelles comme Onlyfans , par exemple.

Carmina, actrice et réalisatrice . - J'ai plusieurs casquettes au sein de l'industrie pour adultes ; je suis actrice, réalisatrice et productrice de courts-métrages pornographiques alternatifs. Je suis également rédactrice en chef du magazine en ligne Le Tag Parfait , spécialisé dans les cultures pornographiques. Je suis une des organisatrices du festival Snap , dédié aux autoreprésentations artistiques et politiques des travailleuses du sexe et j'ai également coréalisé un documentaire sur les métiers du sexe en ligne.

Mon parcours est un peu particulier : j'ai commencé voilà huit ans comme journaliste spécialisée dans l'industrie pour adultes. J'ai donc à la fois une vision globale et individuelle de l'industrie. Je ne suis pas là pour condamner les pornographies puisque j'en regarde, j'en produis et j'en crée. Je milite pour les droits des travailleurs et travailleuses du sexe et pour créer des espaces où ils et elles peuvent s'exprimer.

Toutefois, comme mes collègues, j'affirme qu'il faut dénoncer certaines entreprises et certains individus et leurs mauvaises méthodes de tournage, de production et de distribution.

J'ai commencé à écrire pour Le Tag Parfait en 2013. Ce métier de journaliste m'a amené à réfléchir sur l'industrie du X, sur sa richesse culturelle, artistique et politique et sur la façon très ambivalente dont elle est perçue par le grand public. J'ai beaucoup appris sur le milieu, sur les gens qui y travaillent, mais aussi sur ses dérives.

Je suis devenue modèle érotique en 2014 dans une démarche de réappropriation de mon corps et de ma sexualité. J'ai commencé par des shows webcam érotiques sur de grandes plateformes de streaming pour adultes. En parallèle, j'ai raconté cette expérience enrichissante dans un blog. Ce sont ces billets qui m'ont valu d'être sollicitée par des médias pour mon témoignage de travailleuse du sexe, puis d'être invitée à prendre la parole en public dans des tables rondes et des conférences politiques. Durant toutes ces années, j'ai pris conscience de la difficulté d'être une femme, surtout dans ce milieu, mais aussi du stigmate social : j'ai subi du harcèlement en ligne ; j'ai vécu de la discrimination dans mon emploi plus « classique » ; j'ai perdu des amis ; j'ai également été la proie de réalisateurs malhonnêtes qui voulaient profiter de mon statut de débutante en me faisant miroiter des tournages grassement payés...

Le travail du sexe a éveillé ma conscience politique. Il m'a fait comprendre les enjeux féministes et politiques qui se jouent dans la pornographie et dans les autres métiers du sexe.

En travaillant pour ce magazine, j'ai découvert une partie des coulisses de l'industrie. J'ai appris les rumeurs qui circulaient sur plusieurs marques françaises de porno qui produisaient des films dans de mauvaises conditions. J'ai aussi entendu parler de réalisateurs qui ne respectaient pas les actrices ni leur consentement. Dès 2015, Le Tag Parfait dénonçait les premiers acteurs américains accusés de violences envers leurs partenaires de tournage. Cependant, à l'époque, il paraissait très difficile de faire de même dans le milieu français : dès que nous osions critiquer certains comportements, des membres de la rédaction et leur entourage subissaient des pressions permanentes, soit directement par téléphone ou par mail, soit à travers des menaces plus insidieuses venant de comptes anonymes sur Internet - j'ai moi-même été frontalement insultée par le groupe Jacquie et Michel en public sur Twitter , car j'avais osé émettre un avis négatif sur l'une de leurs campagnes promotionnelles.

Dans le même temps, j'ai eu la chance de faire des reportages sur des festivals dans le milieu du porno dit « alternatif », encore trop méconnu. Ces festivals présentent beaucoup de styles de pornographie différents. J'ai visionné des centaines de films, tantôt politiques, tantôt éducatifs, tantôt drôles, tantôt dramatiques. J'ai pu constater qu'il y avait beaucoup de productions respectueuses, éthiques, féministes et inclusives qui faisaient avancer les pornographies dans le bon sens, ainsi que des événements subventionnés et sponsorisés qui les mettaient en avant.

J'ai rencontré des actrices, des réalisatrices et des artistes passionnants, intéressants et très impliqués. Le milieu alternatif produit un porno différent de celui qu'on voit dans les médias, un porno qui s'écarte de la norme. C'est un milieu qui dénonce les agressions sexuelles qui se produisent dans notre métier et les mauvaises conditions de travail, qui lutte contre les productions sexistes et racistes et qui oeuvre pour changer les représentations des minorités et des sexualités. C'est un milieu qui respecte l'humain avant tout.

Cette rencontre avec le monde alternatif m'a inspirée et, à mon tour, j'ai voulu faire évoluer les choses de l'intérieur en produisant en France un porno différent, dans lequel on pourrait mettre en avant les regards et les désirs féminins. J'ai décidé de produire et de réaliser seule mon premier court métrage pornographique alternatif en 2017, dans lequel je me suis mise moi-même en scène. À ce moment, j'avais parfaitement conscience de la réalité complexe du secteur et de l'impact inévitable que cette décision aurait sur ma vie.

Par la suite, j'ai créé ma société et mon label pour pouvoir produire de la manière la plus éthique possible. Mon projet, depuis le début, consiste à faire des films qui portent mes valeurs féministes intersectionnelles, respectueux des acteurs et des actrices et de leur consentement, mais aussi des techniciens et des techniciennes qui participent à la création des films. Je souhaite mettre en avant le plaisir et les fantasmes féminins et montrer que la femme peut être sujet d'une représentation pornographique plutôt qu'un objet. Je m'efforce d'être la plus inclusive possible, de mettre en avant les minorités visibles, les personnes LGBTQ+, de représenter des corps, des expressions de genre et des sexualités différents. Je souhaite que mes films puissent exister comme une alternative aux productions culturelles - je dis bien culturelles et pas uniquement pornographiques - trop souvent sexistes et racistes qui pullulent dans notre environnement médiatique.

Mes films s'adressent à toutes les personnes qui ne se sentent pas représentées ailleurs ou qui attendent un peu plus de la pornographie qu'un simple divertissement.

Pour produire un film, je m'entoure le plus possible de femmes et de personnes LGBTQ+, que ce soit devant ou derrière la caméra. Je choisis toujours des personnes enthousiastes à l'idée de participer à un tournage de films pour adultes et qui partagent mes valeurs féministes et mon éthique de travail. Les actrices et acteurs sont toujours au courant des personnes avec lesquelles ils vont tourner. Je demande si le choix des partenaires convient, ainsi que le contexte et le scénario du film. J'informe les acteurs et actrices qu'ils peuvent venir accompagnés s'ils le souhaitent. Je demande, bien évidemment, les dépistages nécessaires à la sécurité de chaque participant à la scène. Aucune pratique sexuelle n'est imposée ni chorégraphiée, tous les actes sont laissés libres aux actrices et aux acteurs. Ils peuvent d'ailleurs en discuter et en décider seuls avant la scène sans que ni ma présence ni ma validation soient nécessaires. Ma priorité, à chaque tournage, est que chacun et chacune se sente en sécurité, soit satisfait de sa journée et du résultat et se sente à tout moment en position de dire non.

Mes films sont payants et accessibles uniquement sur Internet et sur mon propre site. Je fais également signer des contrats établis par une professionnelle du droit.

En tant qu'actrice, j'ai eu la chance de tourner pour des productions en France et au Royaume-Uni, dans des conditions excellentes. J'ai pu être écoutée, respectée et payée correctement. J'ai beaucoup apprécié ces expériences.

Je filme également régulièrement du contenu amateur avec des collègues que je choisis avec précaution et avec lesquels je définis toujours au préalable les conditions de notre collaboration. Ces contenus sont en train de devenir une vraie tendance dans l'industrie, qui connaît une mutation profonde. En monétisant des contenus de manière indépendante, les plateformes comme Onlyfans ou même certains tubes permettent à qui le souhaite de se lancer facilement. On assiste à une diversification des contenus et des manières de filmer.

Aujourd'hui, il existe autant de points de vue sur le sexe que de créateurs et de créatrices de contenus pornographiques. Dans cette configuration, il n'y a plus de producteur ou de tierce personne : on est libre de filmer ce que l'on veut et de travailler avec qui l'on souhaite. La plupart des indépendants travaillent seuls ou en couple avec leur partenaire de la vie réelle et ce qu'on voit à l'écran est un instant mis en scène de leur propre sexualité.

J'ai conscience d'être privilégiée, puisque j'avais assez de contacts dans l'industrie pour savoir de qui me méfier à mes débuts. Je pouvais me permettre de refuser des propositions de travail car j'avais un salaire grâce à mon emploi classique. Mais il n'en va pas de même pour toutes les personnes qui arrivent dans le secteur. Or il n'existe pas de guide, pas de formation, pas d'organisme de soutien pour se lancer comme professionnelle de films pour adultes. Une actrice débutante, qui arrive souvent en n'y connaissant rien ou pas grand-chose, n'est pas assez entourée. Personne ne lui explique comment naviguer dans ce milieu difficile. Elle n'a pas le droit de prendre un agent pour la protéger ou pour défendre ses intérêts en raison de la loi sur le proxénétisme. Elle se retrouve donc seule face à des entreprises et des individus focalisés sur l'argent et les profits dont elle peut être la source, sans aucun pouvoir de négociation, sans connaissance sur le milieu, sans savoir ce qu'elle est en droit d'exiger ou non.

De plus, comme l'ont souligné mes collègues, si jamais elle subit une agression sexuelle, comment porter plainte en tant que travailleuse du sexe dans un monde qui peine déjà à entendre les victimes ? Vers qui se tourner lorsque toute la société nous tourne le dos ? Les seules structures prétendument féministes qui pourraient accompagner des actrices veulent soit nous « sauver » soit nous voir disparaître plutôt que de nous aider et de nous soutenir.

Les lois et les débats publics autour de la pornographie sont responsables de la situation très difficile dans laquelle nous nous trouvons en tant que travailleuses du sexe. Légiférer et débattre pour ou contre le porno contribue au stigmate social et au statut de paria qui pèsent sur les personnes évoluant dans ce secteur. Cela expose les actrices à des situations de domination, contrairement à d'autres secteurs où elles pourraient accéder à des informations et seraient écoutées et accompagnées. Cette situation a permis les abus qui ont été constatés ces derniers mois.

C'est grâce à notre solidarité que nous survivons aujourd'hui. On m'a plusieurs fois fait comprendre qu'on ne souhaitait pas travailler avec quelqu'un qui produisait de la pornographie : comptables, banquiers, avocats, divers prestataires, j'ai essuyé de nombreux refus sans aucune raison valable. Produire des films pornographiques est pourtant une activité parfaitement légale en France et je m'efforce justement de tout faire dans les règles, en portant des valeurs féministes et humaines.

On me refuse également les subventions du Centre national du cinéma, alors que ma société y cotise. Ma banque ne veut pas m'accorder de prêts... Dès lors, comment peut-on produire dans de bonnes conditions ? Je fais mes films de manière artisanale, sur un marché dominé par de grandes multinationales, dont le modèle de fonctionnement ne laisse pas de place à l'humain et privilégie toujours l'argent. J'ai choisi, autant que possible, de ne pas travailler avec elles pour respecter mes valeurs. Mais tout le monde n'est pas toujours en mesure de refuser cet argent. On doit alors choisir entre travailler avec des personnes ou des sites dont on ne partage pas les valeurs ou ne pas travailler du tout.

Faire de la pornographie n'est pas une violence en soi. Ce peut être un métier dans lequel on s'épanouit. C'est mon cas et celui de beaucoup de collègues. Je le constate tous les jours dans mon métier de journaliste et dans celui d'actrice ou de réalisatrice, la quasi-totalité des personnes que je côtoie depuis mes débuts sont heureuses de travailler dans ce milieu et de pouvoir s'exprimer en tant qu'artiste, à travers la réalisation de films pornographiques.

Comme dans toute industrie, des hommes commettent des violences sexistes et sexuelles. Ils doivent être condamnés. Je me réjouis que les victimes soient aujourd'hui entendues. Nous assistons enfin au #MeToo du porno, à l'instar des autres genres de cinéma et d'autres secteurs comme le théâtre, la télévision, la mode, la publicité, les directions des grandes écoles ou le journalisme. Mes collègues ici présentes et moi-même faisons partie d'un groupe de personnes qui veulent faire un porno plus éthique et respectueux qui puisse incarner le futur de cette industrie. Nous avons besoin de l'écoute et du soutien des instances politiques. J'espère que tel sera le cas aujourd'hui.

Liza Del Sierra, ancienne actrice, productrice et réalisatrice . - J'ai 36 ans, je suis en couple, je suis maman et je suis issue de la classe moyenne, d'une fratrie de cinq enfants. Dans le X depuis maintenant dix-huit ans, j'ai travaillé en France, en Europe de l'Est et aux États-Unis. J'ai tourné plus de 1 000 films pour une bonne centaine de productions. J'ai arrêté ma carrière en 2013. J'ai alors fait le choix de privilégier ma vie privée et amoureuse. Les compétences et aptitudes acquises lors de ma carrière ne furent pas reconnues lors de mon retour à la vie réelle. Inspirée par ma maman, je suis devenue auxiliaire de vie, puis aide-soignante et enfin infirmière diplômée d'État - le tout en étant également réalisatrice et productrice.

Je suis une femme qui porte de nombreuses identités : maman, soignante, productrice, réalisatrice, créatrice de contenus et militante.

Ma carrière a commencé en 2004. J'ai débuté par hasard, pas du tout de manière préméditée. J'ai vécu cette expérience comme une performance, un spectacle, un show parfaitement asexué. À 19 ans, je n'avais pas beaucoup d'expérience. C'est au fur et à mesure que j'ai investi les tournages, que j'ai habité Liza Del Sierra, que j'ai assumé mes fantasmes et, surtout, que j'ai pris du plaisir dans ma carrière. J'ai arrêté en 2013, par envie d'exclusivité, mais aussi pour permettre à Émilie d'exister.

Je suis revenue en 2017. J'ai repris le chemin des tournages pour quelques scènes. À l'époque, célibataire meurtrie, le X m'a permis, maquillée, coiffée, désirable et désirée, de me réapproprier ma vie et de retrouver confiance en moi.

Comme beaucoup de comédiens mainstream , j'ai ressenti le besoin de passer derrière la caméra. L'occasion m'en a été donnée et ce fut une révélation. Productrice et réalisatrice, j'ai beaucoup de satisfaction à être le chef d'orchestre, à réunir jusqu'à vingt-cinq personnes sur un tournage pour pouvoir laisser libre cours à ma créativité.

Mon métier m'amène à négocier avec des partenaires historiquement masculins, les diffuseurs, qui m'ont accueillie d'égal à égal et qui me font confiance. À l'aube de mes 40 ans, j'ai le sentiment d'avoir réussi ma vie professionnelle. Ce n'est pas un sentiment nouveau car je l'ai aussi ressenti en tant qu'actrice, aide-soignante et infirmière.

Je voudrais profiter de cette audition pour apporter publiquement mon soutien aux victimes. Je condamne fermement ces actes odieux. Pour autant, ils ne sont pas du tout représentatifs de la pornographie que je connais depuis dix-huit ans. Je suis bien placée pour comprendre et partager, tout comme vous, la souffrance des victimes. Mais je me porte en faux contre ceux qui veulent profiter de ces souffrances et ces abus pour censurer une forme d'art.

Refuser de voir que les choses se passent très bien dans de nombreux cas reviendrait à un manque d'honnêteté intellectuelle. Nous pouvons avoir ce débat, mais il faut le mener sérieusement. Il est important de respecter les choix assumés de femmes et d'hommes souvent synonymes de libération et d'épanouissement.

Le X est une industrie, un business à caractère capitaliste. Comme dans tout autre secteur, on y rencontre des problèmes, des dérives et des abus. Pourquoi ne pas y répondre en donnant aux actrices, et plus largement aux travailleurs du secteur, des moyens légaux pour exercer dans de meilleures conditions à travers des structures syndicales, des négociations collectives, un encadrement médical et un contrôle de l'inspection du travail ?

La pornographie est un divertissement pour adultes. À charge pour les pouvoirs publics de faire en sorte qu'elle le reste et qu'elle le devienne concrètement. Ce n'est pas aux actrices de régler les failles de l'État et des instances de contrôle concernant la régulation des contenus pour les mineurs. Pour autant, je ne méconnais pas le rôle dévastateur de la pornographie sur les plus jeunes.

L'éducation à la sexualité relève notamment du domaine du politique. Nous serons toujours pour le blocage des contenus et les sanctions de la justice, surtout s'il s'agit de protéger les plus jeunes et de condamner les criminels. Par contre, je m'y opposerai si ces sanctions visent à empêcher les gens de faire un métier qu'ils choisissent.

La question des conditions de travail est au coeur de mon engagement. À mes débuts, je n'avais pas d'expérience professionnelle, mais j'ai toujours été vigilante à mes contrats - transports, hébergement, choix de mes collaborateurs... - pour ne laisser place à aucun amateurisme.

Devenue réalisatrice, j'ai eu à coeur de mettre en scène le plaisir, simulé ou non, dans le cadre de rapports toujours consentis. Aujourd'hui productrice, je suis aussi infirmière. Je travaille tous les jours dans des conditions difficiles. Je me suis donc interrogée sur les conditions de travail que je proposais.

J'ai alors décidé d'élaborer une charte déontologique. Je suis partie du constat que moi, Liza Del Sierra, star du X, forcément privilégiée, je n'étais pas à même d'identifier les problèmes actuels ni d'apporter des solutions. J'ai donc fait appel au sociologue Alexandre Duclos pour auditionner les personnes qui vivent ce métier aujourd'hui - actrices, acteurs, réalisateurs, producteurs, diffuseurs, directeurs de production, photographes, maquilleuses, coiffeuses, community managers , chefs opérateurs, assistants réalisateurs... - ainsi que les consommateurs et le représentant d'une association liée aux travailleurs du sexe. Durant quatre mois, nous avons mené des entretiens, recueilli et analysé les attentes et suggestions faites librement, sous couvert d'anonymat, par trente-et-une personnes.

Toutes ces données nous ont permis d'élaborer une première version sur laquelle ont pu revenir les participants puis Matthieu Cordelier, avocat spécialisé dans la e-réputation et le cyberharcèlement. Le 21 avril 2021, nous avons publié la charte déontologique et ses dix-huit recommandations concrètes. Il s'agit d'un travail perfectible, mais sérieux et honnête, d'un acte de responsabilité.

C'est avec fierté que je peux dire que de nombreuses actrices réclament l'application de la charte déontologique pour se présenter en tournage. Diverses productions semblent la mettre en oeuvre et le revendiquent. Les deux plus grands diffuseurs français que sont Canal+ et Dorcel ont contractualisé l'application de la charte. Tout cela démontre une envie généralisée d'instaurer un cadre et une reconnaissance pour toute une industrie trop souvent niée, ce qui a probablement permis à une minorité de perpétrer des abus.

La pornographie a toujours existé mais elle n'est une industrie que depuis quelques décennies. Jeune, en pleine évolution, elle doit encore devenir mature et responsable. Nous devons y arriver ensemble. La charte ne constitue que la première étape. Nous en appelons à vous pour étoffer, en co-construction, un cadre réglementaire dans lequel cette industrie légale pourra se développer comme tout autre secteur d'activité.

Je vous remercie donc d'avoir organisé cette table ronde. Je vous en remercierai d'autant plus si elle permet d'aboutir à un cadre réaliste et efficient.

La dignité des femmes est en danger dans tous les recoins de la société. La pornographie, en tant que divertissement pour adultes, ne doit pas devenir le centre d'un pseudo débat empreint d'une certaine moralité. Le travail ne doit pas déroger au consentement à disposer de son corps. Je ne comprends pas la position conservatrice et prohibitionniste en matière de pornographie. S'il est question ici d'égalité entre les hommes et les femmes, il faut réglementer, faire de la pédagogie et protéger les plus faibles.

Quoi de plus beau que les mains d'un paysan, la jambe effilée d'une danseuse ? Pourtant, la terre abîme et la danse aussi. Le travail abîme autant qu'il façonne. L'effort fait les beaux métiers ; ce qui est violent, c'est l'effort non consenti ou un lien de subordination abusif.

Nous avons besoin de vous pour réglementer. Nous avons besoin de conventions collectives pour l'industrie. Nous avons besoin de syndicats pour faire entendre les voix des performeurs et des techniciens sur le long terme. Nous avons besoin d'audits pour vérifier que le cadre est bien respecté. Nous avons besoin de groupements d'employeurs pour professionnaliser le secteur.

Reconnaître aujourd'hui l'importance d'un encadrement, d'une réglementation et d'une éthique de la pratique - je parle ici d'une éthique minimaliste : ne pas nuire aux autres, considérer chacun de manière égale et accepter que ce que l'on se fait à soi-même ne relève pas de la morale -, c'est aussi nous reconnaître et reconnaître les plus de 70 % de Françaises et de Français qui consomment de la pornographie aujourd'hui.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Je vous remercie de vos témoignages. Vous avez chacune vécu la pornographie de manière différente : certaines d'entre vous ont parlé de travailleurs du sexe, de métiers du sexe, d'autres ont évoqué l'art et la culture.

Un encadrement est nécessaire. La voie commence à être tracée avec l'élaboration de certaines chartes déontologiques.

Les sénatrices et sénateurs engagés sur ce sujet ne veulent pas d'un pseudo débat et ne cherchent pas à s'ériger en censeurs ni en défenseurs de la morale. Nous sommes là pour travailler, pour voir les faiblesses et les écueils du milieu de la pornographie et faire des propositions. Il ne s'agit pas ici d'être pour ou contre la pornographie.

Laurence Cohen, co rapporteure . - Merci, Mesdames, de vos témoignages. C'est la première fois que la délégation aux droits des femmes s'intéresse au sujet de la pornographie et nos différentes auditions dressent un tableau à plusieurs facettes : vos témoignages diffèrent de ceux des sociologues, des associations féministes ou des différentes instances de contrôle que nous avons entendus. C'est très bien d'avoir ces approches multiples.

Certaines d'entre vous ont employé les termes de « travailleuses du sexe », ce qui, pour moi, renvoie à la prostitution. J'aimerais connaître votre point de vue sur la porosité, ou non, entre pornographie et prostitution. Carmina, vous avez-vous-même évoqué l'impossibilité pour les actrices d'avoir un agent en raison de la législation sur le proxénétisme.

On légifère pour la majorité. Or vos témoignages me semblent différer de ceux que j'ai pu lire ou entendre de la part de personnes ayant été la proie de véritables prédateurs. Vous demandez la création d'un cadre légal et la signature de contrats, mais je m'interroge sur la notion de consentement, qui est assez complexe et qui peut fluctuer pour les signataires de tels contrats.

Un certain nombre de personnes ayant été filmées souhaiteraient pouvoir retirer les contenus sur lesquels elles apparaissent, sans y parvenir. Comment répondre à cette situation ?

Vous avez évoqué à plusieurs reprises la question de la protection des mineurs. Aujourd'hui, n'importe qui, quel que soit son âge, peut avoir accès à la pornographie. Les enfants y sont exposés de plus en plus tôt. Ils assimilent alors pornographie et réalité des rapports sexuels, ce qui engendre des pertes de repère avec le réel. Je ne pense pas que le travail des acteurs et des actrices et celui des politiques puissent être totalement hermétiques entre eux.

Carmina . - Aujourd'hui, le travail du sexe, ce n'est plus seulement la prostitution, mais tous les métiers liés à la sexualité : la prostitution, l' escorting , la domination, le téléphone rose, le strip tease , les modèles webcam , les actrices X...

Mes productions, dans la mesure où il s'agit de cinéma, sont par essence culturelles. Mes acteurs, qui réalisent les actes sexuels pour mes films, sont, à mon sens, des travailleurs et travailleuses du sexe. Cela étant dit, chacun est libre de s'auto-représenter et s'auto-dénommer comme il le souhaite.

Le consentement est effectivement une notion qui peut fluctuer. C'est la raison pour laquelle on discute avant la scène de ce que les acteurs et actrices souhaitent faire ou ne pas faire. Les envies peuvent changer d'un jour à l'autre, en fonction du partenaire, par exemple. L'important est de respecter ce qui a été décidé le jour même. C'est de cette manière que je fonctionne, ainsi que toutes les personnes que je côtoie dans le milieu alternatif. Je sais qu'il en va de même dans les productions de Liza Del Sierra ou de Nikita Bellucci, par exemple.

Je n'ai encore jamais eu d'acteur ou d'actrice souhaitant retirer les vidéos que j'ai pu tourner. Mon éthique personnelle me pousserait à accéder à une telle demande, malgré la perte d'argent que cela pourrait représenter, contrairement à ce que font les grosses entreprises.

En ce qui concerne la protection des mineurs, je pense qu'il est nécessaire de mettre en place une éducation aux médias, au cinéma. Le porno, c'est de la fiction, et il faut l'expliquer aux enfants, aux ados, aux jeunes adultes. C'est un manque cruel aujourd'hui.

Les violences sexuelles et sexistes ne sont pas que dans le porno. On les retrouve dans toutes les productions culturelles et médiatiques. Dans le film Star Wars , par exemple, Han Solo veut embrasser la princesse Leia qui refuse et recule. L'acteur la rattrape et l'embrasse tout de même de force : ce n'est pas du porno, mais la scène montre bien une violence sexuelle et sexiste que tous les gens de ma génération ont vue sans que personne ne soulève la moindre objection.

Liza Del Sierra . - Je m'attendais à votre question sur la prostitution et j'avais donc préparé ma réponse.

Le proxénétisme est défini aux articles 225-5 et suivants du code pénal comme le fait d'aider, d'assister ou de protéger la prostitution d'autrui, de tirer profit, de partager les produits ou de recevoir des subsides d'une personne se livrant habituellement à la prostitution, d'embaucher ou de détourner une personne en vue de la prostitution ou d'exercer sur elle une pression pour qu'elle se prostitue ou continue à le faire ». Autrement dit, pas de prostitution, pas de proxénétisme.

La loi et les tribunaux n'ont jamais assimilé les acteurs et les actrices X à des prostitués, ni l'activité des producteurs et des réalisateurs à du proxénétisme. Au contraire, nous signons un contrat d'artiste-interprète parfaitement cadré juridiquement afin de tourner des scènes cinématographiques audiovisuelles au sein desquelles un jeu d'acteur prend place, et non d'avoir des rapports sexuels avec les clients de la production.

La pornographie est parfaitement légale dans les pays occidentaux et n'est pas assimilée à de la prostitution.

La charte déontologique s'est emparée de la question des contrats et du consentement. Nous évoluons dans un petit milieu et nous étions régulièrement embauchés sur la foi d'un SMS . Or ce n'est plus possible. Une fois sur place, des pressions pouvaient s'effectuer sur des comédiennes et des comédiens pour réaliser des pratiques non prévues.

La charte déontologique prévoit que le contrat soit signé en amont et que les acteurs et les actrices doivent se doter de leur Do/Don't , à savoir la liste de ce qu'ils acceptent de faire ou non. Cette liste doit être confirmée au moment de la scène, car on peut avoir changé d'avis entre-temps. Un garant du consentement est présent sur le tournage en la personne de la coordinatrice ou du coordinateur d'intimité, dont la fonction exclusive est de s'assurer du consentement et du bien-être non seulement des acteurs et des actrices, mais aussi des techniciens, des maquilleurs et des coiffeurs, par exemple, qui n'ont pas forcément banalisé certaines choses et qui peuvent se sentir mal à l'aise sur un plateau.

Sur mes premiers tournages, je choisissais toujours une actrice plus expérimentée pour servir de « marraine » aux plus novices. La charte a permis d'intégrer aux contrats de nombreux distributeurs la présence d'un tiers de confiance, indispensable si l'on souhaite vendre notre film.

Tout au long de ma carrière, j'ai dû signer environ 1 500 contrats dans lesquels je cédais mon droit à l'image pour 99 ans. Autrement dit, après ma mort, des gens continueront de se masturber sur moi ! De tels contrats sont inacceptables. Les contrats que je fais signer, comme le préconise la charte déontologique, sont d'une durée de cinq ans, à tacite reconduction. Par simple courrier recommandé, un acteur ou une actrice peut demander, au bout de cinq ans, le retrait des scènes pornographiques, qui seront coupées au montage.

En ce qui concerne la protection des mineurs, j'espère que des organismes comme l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ou la Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos) font leur travail avec la meilleure volonté possible. Nous sommes des performeurs. Sophie Marceau n'a jamais décidé si un de ses films serait interdit aux moins de 16 ans ou aux moins de 18 ans. Cette question ne la concerne pas et on ne viendra pas lui demander des comptes. Des instances existent pour s'occuper de cette question, ce n'est pas à nous de le faire.

Knivy . - C'est pour défendre ces notions de consentement et de droit à l'image que le Strass est en train d'établir un exemple de convention collective pour nos métiers. Il s'agit de mettre en place, sur tous les tournages, des coordinateurs d'intimité pour s'assurer du consentement des acteurs le jour J ou de la réalisation d'éthylotests, par exemple, ou de tests salivaires. En effet, certaines actrices ont parfois été droguées à leur insu.

Nous voulons soutenir les actrices et les aider, le cas échéant, à porter plainte. Notre travail doit être mieux reconnu.

En ce qui concerne le droit à l'image, nous voulons également mettre en place des contrats d'une durée de cinq ans renouvelable.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - Vous vous inspirez donc de la charte déontologique que Mme Del Sierra a contribué à élaborer ?

Knivy . - Oui, ainsi que de celle de Jacquie et Michel . Mais certains points ne coïncident pas totalement avec ce que nous cherchons à construire : Liza Del Sierra était actrice professionnelle, elle a beaucoup d'expérience ; nous voulons, quant à nous, aider aussi les personnes qui entrent dans le métier, les sécuriser et les renseigner sur leurs droits, sur ce qu'elles peuvent faire et refuser de faire.

Nikita Bellucci . - Pour ce qui est de la notion de « travailleurs du sexe », je considère, simplement, que nous sommes des acteurs et des actrices qui mettons en images des fantasmes. En ce qui me concerne, je ne suis pas sur un tournage pour prendre du plaisir sexuel. Et mon partenaire n'est pas là pour prendre du plaisir avec moi ; il ne s'agit aucunement de satisfaire un client.

Quant à encadrer la pratique des jeunes actrices, nous le faisons déjà. Nous n'avons pas attendu les scandales récents pour accompagner et donner des conseils aux jeunes actrices. Je n'ai jamais vu un membre de la direction du Strass assister à un tournage ; j'ai pourtant travaillé pendant douze ans dans l'industrie pornographique.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Vos analyses vont au-delà du témoignage ; elles attestent d'une véritable réflexion sur vos activités d'actrices, de réalisatrices, de productrices. Je partage l'indignation exprimée par Nikita Bellucci quant aux difficultés que rencontrent les actrices de l'industrie pornographique lorsqu'elles souhaitent porter plainte. La résistance qui s'exerce à leur égard porte à son paroxysme celle que connaît toute femme qui cherche à porter plainte pour viol, d'autant qu'elles sont présumées consentantes. Ces plaintes doivent impérativement être reçues et traitées.

Vous disiez que l'éducation à la sexualité est du domaine du politique ; je pense, moi, que l'éducation à la sexualité concerne toute la société. Le politique n'administre pas tout, en tout cas pas dans notre société. Les sociétés dans lesquelles le politique administre tout, nous n'avons pas envie d'y vivre, ni les unes ni les autres ! L'éducation à la sexualité relève de tous les environnements dans lesquels un enfant, un adolescent et même un adulte évoluent : famille, médias, école.

Vous promouvez un porno éthique, ou une éthique du porno. J'ai compris que cette éthique passait par des dispositifs de type charte régissant les rapports entre les acteurs, les actrices, le réalisateur et l'ensemble des personnes présentes sur le tournage.

Portez-vous la réflexion éthique jusqu'aux contenus ? La production pornographique est accessible à tous - je suis perplexe sur la possibilité, en démocratie, de concevoir un système empêchant totalement l'accès des mineurs à la pornographie ; mais la question de l'éthique se pose, y compris pour les adultes. Bon nombre de réalisations sont racistes et sexistes. Vous me rétorquerez que c'est vrai dans tout le cinéma... Mais, pour le cas qui nous concerne aujourd'hui, la portée est différente, puisque le sexisme est parfois l'objet même de la fiction proposée, sans même parler des images pédocriminelles dont la diffusion prospère sur Internet...

L'une d'entre vous a dit : « C'est du cinéma, donc c'est faux . » Oui et non ! Faux, ça ne l'est pas tant que ça. Dans un film policier, si un voyou tombe mort, l'acteur, lui, ne meurt pas vraiment. Or a contrario , ce qui caractérise la pornographie, c'est que la pénétration a lieu, que l'éjaculation a lieu : l'image n'est pas jouée, elle est réelle.

En quoi le point de vue que vous défendez sur votre art serait-il modifié si la pénétration était simulée, l'éjaculation imaginée, etc. ? Serait-il porté atteinte à votre vision dudit art sans passage à l'acte, sans pénétration, sans éjaculation ? Serait-il encore possible de faire des films mettant en scène les fantasmes ? Quid de l'éthique des fantasmes que j'évoquais précédemment ?

Autre question : vous êtes, pour trois d'entre vous, productrices ; quel pourcentage de la production française, et de ce qui se voit en France, représentez-vous ?

Vous n'avez pas été surprise par les mises en examen qui ont eu lieu aujourd'hui. Vous connaissez sans doute, à un titre ou à un autre, les personnes incriminées ; connaissez-vous d'autres producteurs, réalisateurs ou acteurs qui pourraient être poursuivis pour des crimes ou délits similaires ?

Liza Del Sierra . - Pour ce qui est des mineurs, mon propos était peu mesuré, comme celui, en sens inverse, de certaines abolitionnistes ; je le regrette. Il faut être mesuré, c'est l'affaire de tous. Je suis maman : j'aurai moi-même à expliquer à ma fille ce dont ma vie a été faite, et vous n'aurez pas à intervenir, Mesdames les Sénatrices ! Cette question concerne bel et bien tout le monde, les gens qui évoluent dans le milieu de la pornographie, les politiques, mais aussi les parents, l'Éducation nationale, les publicitaires, etc.

Vous avez parlé d'« éthique du fantasme ». En fait d'éthique du contenu, j'ai travaillé à travers le monde pour des sociétés qui se doivent de respecter les conditions édictées par leurs distributeurs. Canal +, par exemple, ici, en France, impose de nombreuses clauses pour une éthique du contenu.

Je ne soutiens pas ni ne participe à ce type de pratique mais n'oublions pas non plus qu'il y a une offre et une demande. S'il existe une offre et une demande pour une scène de bondage où une femme suspendue au plafond est arrosée de Nutella, qu'y trouver à redire ?

La question du consentement est centrale mais c'est bien sur l'existence d'une offre et d'une demande qu'ont surfé les grandes plateformes voleuses de contenus et diffuseuses de masse en proposant tout et n'importe quoi, hors de tout contrôle, au gré de hashtags de niche. C'est ce cadre qui peut permettre la diffusion d'images pédocriminelles. Quant à moi, je travaille et j'ai toujours travaillé avec des gens majeurs qui fabriquent des contenus pour adultes. Les plateformes de masse, elles, ne font aucune distinction entre les publics ; c'est à elles qu'il faut poser la question de l'éthique du fantasme plutôt qu'à nous qui travaillons sur le territoire français, avec des personnes majeures, en respectant le droit du travail et des règles de déontologie.

Pourquoi ne pas faire des films érotiques ? Il se trouve que nous tournons chaque film en version hard, avec pénétration, et en version soft, sans pénétration. Nous le faisons donc déjà, pour des raisons économiques. L'érotisme, ce n'est pas le même public, ni le même fantasme, ni le même contenu. Les 70 % de Français qui consomment de la pornographie ne s'en satisferaient sans doute pas - offre et demande, encore une fois...

Souvenez-vous de l'émission télévisée Jackass : au début de chaque épisode, il était précisé que les cascades avaient été réalisées par des professionnels et ne devaient pas être reproduites chez soi... J'ai pris le parti, de même, de préciser au début de mes films que nous sommes des professionnels, que nous avons subi des tests médicaux, que le consentement de chacun et une charte déontologique ont été respectés. En tout cas, nous faisons de notre mieux pour nous responsabiliser. Ce que nous faisons est certes perfectible, mais nous travaillons énormément sur nos conditions de travail tout en restant à l'écoute des critiques.

Nikita Bellucci . - Vous avez demandé si, à notre connaissance, d'autres personnes de l'industrie pornographique pourraient être incriminées. Des enquêtes sont en cours ; j'ai moi-même été auditionnée par la section de recherche voilà deux semaines.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Vous n'êtes pas obligée de répondre : nous ne sommes pas au tribunal.

Nikita Bellucci . - D'autres personnes devraient être bientôt inquiétées, oui, et ces personnes n'ont pas pris la mesure de ce qui est reproché à celles qui se trouvent actuellement en détention.

Knivy . - Oui, en effet, certains vont bientôt devoir rendre des comptes concernant leurs agissements passés. Toutes les personnes concernées n'ont pas encore été mises en examen, mais un travail est en cours.

Carmina . - Vous disiez que l'éducation sexuelle ne relevait pas que de l'État. J'observe néanmoins, comme bien d'autres avant moi, qu'il existe une loi sur l'éducation sexuelle à l'école et que cette loi n'est pas appliquée. Si l'on pouvait consacrer à l'application de cette loi les moyens nécessaires, un pas énorme serait déjà franchi. Je précise que je parle d'éducation au sexe et non d'éducation à la reproduction. J'ai moi-même suivi ces heures d'éducation sexuelle ; j'y ai appris comment les couples hétéros faisaient les bébés, mais à aucun moment il n'y a été question de sexe ou de consentement, et ce dans le cadre d'un propos absolument hétéronormé.

Pour ce qui est de l'éthique des contenus et de l'éthique du fantasme, je rejoins absolument ce que disait Liza Del Sierra : chacun a le droit de fantasmer. Ce n'est pas à nous de juger ce que les gens ont envie de regarder et ce qu'ils ont envie de tourner, y compris s'il s'agit de fantasmes hors du commun. Ce dont il est question ici, rappelons-le, c'est de mise en scène et de fiction. À ce compte, pourquoi ne régule-t-on pas les films d'horreur ? On n'a pas à réguler les contenus sur lesquels les gens ont envie de fantasmer, comme on n'a pas à réguler les contenus sur lesquels les gens ont envie de se faire peur, de rire ou de pleurer. Nous sommes là pour faire plaisir aux gens, pour les sortir de leur quotidien, pour leur permettre d'explorer des choses qu'ils ne peuvent pas explorer dans la vraie vie - je pense aux personnes LGBTQ+ qui manquent cruellement de représentation dans les médias.

Vous disiez que, dans la plupart des films, ce qui était montré ne se passait pas vraiment. Mais il y a des films sur le tournage desquels des cascadeurs font des choses absolument incroyables, très dangereuses, beaucoup plus dangereuses que ce que nous faisons dans le porno : ces cascadeurs risquent leur vie dans le cadre d'un choix artistique. Dans les films grand public, les scènes de sexe montrent des prothèses génitales ; pourquoi pas ? Si le réalisateur fait ce choix, dont acte, mais s'il choisit de montrer de véritables actes sexuels, il doit pouvoir le faire. L'érotisme, cela existe ; ce n'est pas ce que j'ai envie de mettre en scène.

Quelle part représentons-nous dans l'industrie pornographique ? J'évolue dans un milieu relativement différent de celui de mes collègues : un porno minoritaire, objet politique, portant un message et des revendications forts. La masse des productions se trouve gratuitement sur Internet, alors que les films que je produis, comme les nombreuses productions existantes qui se trouvent être non sexistes, féministes, éthiques, sont payants.

L'industrie a profondément changé ces dernières années, à cause du Covid : avec la mise à l'arrêt des plateaux, les personnes qui travaillent dans le milieu ont autoproduit leurs propres contenus, d'où l'essor de plateformes comme Onlyfans . Il y a désormais énormément de contenus produits de façon indépendante et dans des conditions de consentement total, très loin des grosses productions de masse. Ces contenus sont nouveaux, modernes ; ainsi se trouvent multipliés les points de vue sur le sexe et sur la pornographie. Ces nouveaux indépendants qui produisent de chez eux rééquilibrent les choses en direction de contenus beaucoup plus soft : on n'a pas fini d'en voir les effets.

Bruno Belin . - Merci de vos témoignages, dans lesquels on a parfois ressenti beaucoup de souffrance.

Plusieurs sujets de fond et de forme nous intéressent. Sur la forme, j'ai bien compris qu'il fallait organiser la profession ; nous sommes demandeurs de vos contributions. On parle de porno éthique : des choses sont faites. L'objectif est d'abord de vous protéger vous, actrices. Il me semble qu'aucune de vous quatre n'a employé le terme de « violence ». Vous défendez une protection, une éthique, vous dites vous-mêmes que dans ce qui est mis en scène on trouve des pratiques non consenties, mais à aucun moment vous ne faites état de violences ; or on sait très bien que de tels faits existent.

Vous avez parlé de droit au retrait de certains contenus ; doit-on aller vers un droit à l'oubli ? Même si les contrats prévoient un tel droit au bout de cinq ou dix ans - faut-il encore qu'ils soient opposables... -, est-il possible de disparaître totalement de tout enregistrement ? En tout état de cause, le droit à l'oubli me paraît une cause à défendre.

Sur le fond, vous avez évoqué un droit au fantasme. Je rejoins ma collègue Laurence Rossignol : quid des contenus ? Par exemple, avez-vous un droit de regard sur les titres ? On trouve parfois, au gré des titres, des mots qui renvoient à des actes clairement prohibés par le code pénal - viol, inceste. Quelle est votre réaction devant une scène qui peut être décrite comme lesbophobe ?

La pornographie est dans les cours des collèges, vous n'en êtes pas responsables, nous sommes bien d'accord. Les autorités de régulation font leur office ; l'Arcom a d'ailleurs cette semaine saisi la justice en vue de bloquer cinq sites. Les législateurs que nous sommes ne sauraient transiger sur la protection des mineurs.

Knivy . - Concernant le droit à l'oubli, le problème est que tout ce qui est sur Internet y reste, d'une manière ou d'une autre. Aux États-Unis, par exemple, le Digital Millennium Copyright Act ( DMCA ) permet d'apposer une vignette sur nos contenus et de demander le retrait des vidéos en cas de piratage par des sites étrangers. Cette petite protection sous forme de simple logo n'existe pas en France ; elle change pourtant la donne. Il faudrait réfléchir à une version française de cette protection pour les sites pornographiques qui volent massivement les contenus et dupliquent les vidéos des centaines de fois.

Un mot sur les titres : j'ai été victime de certains titres racistes - beaucoup faisant référence au terme de « beurette » -, eu égard à de supposées origines que je n'ai pas, mais passons... Nous sommes nombreux à subir racisme ou lesbophobie par le biais de titres très violents, y compris lorsque le contenu n'est pas à l'avenant. Je précise que nous découvrons le titre quand le film sort.

Liza Del Sierra . - Une réponse sur le poids relatif de mes productions : je suis principalement diffusée sur Canal + ; je produis deux des vingt-quatre films qui y sont diffusés chaque année. J'ai fait le choix de travailler peu, mais bien.

Le droit à l'oubli reste une utopie. J'ai moi-même tenté, au moment de l'obtention de mon diplôme d'infirmière, de faire supprimer les contenus piratés sur des plateformes de masse auxquelles je n'ai jamais cédé mes droits à l'image. Mon avocat est toujours sur le coup : il continue d'envoyer un recommandé par semaine... La possibilité du déréférencement existe, mais la procédure est très longue et très fastidieuse.

Pour ce qui est des titres, lorsqu'on se présente sur un tournage, le titre du film figure sur le contrat de travail. Le titre peut certes être amené à changer : j'ai réalisé l'année dernière Petits culs et crustacés et Canal+ a récusé ce titre, lui préférant Un été entre filles . Les diffuseurs, qui connaissent leur marché, ont leur mot à dire. Mais quand le film est piraté et redistribué sous le titre Trois salopes sur la plage , alors que le contenu est très « sage », je ne peux rien faire : malgré les mises en demeure à l'encontre des plateformes, je n'ai aucun moyen de protéger mes productions. L'État ne protège pas mes créations ; je suis pourtant inscrite à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), je touche des droits de réalisatrice, scénariste, dialoguiste, je remplis mes obligations auprès du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC).

Carmina . - Le droit à l'oubli me paraît impossible dans la configuration actuelle de l'Internet mondial. Cela dit, notre génération et les suivantes en ont conscience ; c'est important. Les choses ont dû être beaucoup plus difficiles pour les générations précédentes - je pense à Ovidie par exemple, qui a signé des contrats pour tourner des films qui devaient être édités sur des VHS diffusées à quelques milliers d'exemplaires et s'est retrouvée, avec l'avènement des tubes , exposée auprès de millions de personnes, ce à quoi elle n'avait pas consenti. Désormais, nous savons qu'un contenu peut devenir viral du jour au lendemain. Beaucoup de ceux qui se lancent dans la pornographie aujourd'hui en ont conscience.

Le DMCA , qui existe aux États-Unis depuis la fin des années 1990, permet assez facilement de signaler les contenus piratés. J'en ai eu l'expérience lorsque j'étais modèle webcam : la quasi-totalité des shows sont captés et les contenus revendus par des pirates informatiques. Pour lutter contre ce genre d'agissements, le DMCA marche très bien : les contenus sont supprimés assez rapidement, en tout cas sur certains tubes .

J'ai beaucoup pratiqué le déréférencement auprès de Google , en signalant les URL de contenus piratés. Google représentant 95 % des recherches sur Internet, cela marche aussi relativement bien : une fois qu'un site ne ressort pas sur Google , il est bien moins visible.

Un mot sur les titres : ceux de mes films figurent dans les contrats que je fais signer. Moi qui cherche à mettre en avant les minorités visibles, je n'embaucherais pas un acteur noir pour ensuite choisir un titre raciste ; ça n'aurait aucun sens. La personne qui tourne avec moi reçoit un mood board avant d'accepter, et le titre est le plus souvent définitif, puisque personne n'a de droit de regard sur mes productions. Il y va du respect des acteurs et des actrices ; le contexte du tournage et le scénario du film participent aussi du caractère éthique du contenu.

Pour ce qui concerne le blocage de gros sites, je n'y suis pas favorable, bien que cette position soit plutôt minoritaire : bloquer les gros tubes peut se retourner contre nous, car cela ne fera que déplacer le trafic. Sur les sites qui, parce qu'ils ont pignon sur rue, ont eu intérêt à nettoyer leur image de marque, les contenus sont très surveillés ; Pornhub a supprimé neuf millions de vidéos en 2019. Je crains donc que le blocage ne se révèle contre-productif et ne profite à des sites moins contrôlés, moins propres. Attention également à ne pas provoquer, par déplacement du trafic, une escalade dans les contenus « limites ».

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Le blocage des sites ne vise pas à les interdire en totalité, mais à les obliger à appliquer la législation sur l'interdiction de l'accès aux mineurs.

J'ai cru, à distance, percevoir chez certaines d'entre vous, dans vos témoignages, beaucoup d'émotion et de souffrance. La seule possibilité d'exercer votre métier sereinement est-elle de devenir votre propre productrice et réalisatrice ? Vous avez eu un parcours, une carrière, qui vous ont appris à dire non. Mais vu les dérives de l'industrie du sexe, n'avez-vous jamais envisagé de changer de métier ?

Je vous fais part de mon ressenti, en précisant qu'étant à distance j'ai pu me tromper : j'ai entendu beaucoup de précautions et de préparation dans vos expressions respectives. Ces précautions oratoires seraient-elles liées à la puissance de l'industrie pornographique dont vous êtes les représentantes cet après-midi ?

Une troisième question : aux dires de certains témoins que nous avons auditionnés, les hommes deviennent souvent acteurs pour prendre du plaisir avec plusieurs partenaires, les femmes pour exercer un métier. Vous dites que le plaisir n'est pas l'objet de ce métier ; mais nous avons entendu autre chose...

Je reviens enfin sur la question du contenu éthique en évoquant le phénomène d'addiction aux vidéos pornographiques. Il semble que cette addiction provoque le besoin d'une gradation dans les types de contenus pornographiques « consommés », donc dans la violence filmée, jusqu'à l'apologie de la pédocriminalité, de l'inceste, de l'homophobie, du racisme. Quel est votre sentiment sur ce point ?

Marc Laménie . - Merci beaucoup pour vos témoignages, Mesdames. Vos parcours forcent le respect. Je note que la question des magazines et revues pornographiques n'a pas été abordée. Quant à l'incompréhension des forces de sécurité qui reçoivent des plaintes, je la déplore.

Knivy . - La question du plaisir a été posée ; mais cela nous plaît de créer du contenu ! Pourquoi ne pas changer de métier ? J'étais auparavant cheffe de cuisine, j'évoluais dans un milieu très sexiste. J'aimais mon métier ; ce n'est pas parce que je faisais face au sexisme que j'ai décidé d'en changer : lorsque je l'exerçais, je me battais pour me faire entendre. Je me suis reconvertie dans un milieu qui me plaît tout autant, dans lequel je m'épanouis, qui m'apporte beaucoup malgré certaines mauvaises expériences. Si je ne quitte pas mon métier d'actrice, c'est tout simplement parce que je l'aime.

Nikita Bellucci . - Tant que nous ne serons pas considérées par la société en général, les forces de police ne nous entendront pas. Quand nous faisons état de violences, on nous répond la plupart du temps que nous avons signé et que nous savions où nous mettions les pieds : nous ne sommes jamais prises au sérieux.

Vous évoquiez les souffrances que les actrices peuvent rencontrer sur les tournages. J'ai vécu une telle expérience en 2012 ; je n'ai pas pour autant changé de métier. J'ai simplement le désir d'améliorer l'industrie dans laquelle je travaille en dénonçant les abus et en encourageant les victimes à porter plainte.

Carmina . - Vous dites que vous avez entendu beaucoup de souffrance dans nos témoignages ; ce n'est pas du tout ce que j'ai entendu. Au contraire, nous sommes toutes des femmes épanouies dans notre travail et très heureuses de l'exercer. L'une d'entre nous a été violée : c'est une souffrance. Mais auriez-vous demandé à une journaliste qui a été violée pourquoi elle n'a pas changé de métier ? Je ne pense pas...

Dans le même sens, vous avez évoqué nos efforts de préparation. Je ne peux m'empêcher d'y reconnaître l'image que notre métier véhicule : nous ne sommes jamais prises au sérieux. Invitée au Sénat, oui, je me prépare ; c'est la moindre des choses !

Les hommes qui travaillent dans ce milieu le font-ils simplement pour prendre du plaisir ? Ce n'est pas du tout le cas des hommes que j'ai rencontrés. Ceux avec qui je travaille le font pour créer des films qui, de surcroît, dans mon cas, font évoluer la représentation des masculinités.

Il est dommage de réduire nos propos à l'expression d'une souffrance : nous sommes toutes là parce que nous aimons notre métier et voudrions le faire dans de bonnes conditions.

Liza Del Sierra . - Je ne reviendrai pas sur la question de la souffrance, qui touche au corps et à des choses très personnelles. Il existe 1 000 parcours différents d'acteurs et actrices... Je suis probablement privilégiée : ma seule souffrance, depuis toutes ces années, c'est le stigmate social, le manque de reconnaissance. J'ai fait des études, je suis mère, belle-fille, amie, marraine, témoin de mariage ; tout cela est affecté par l'image qu'on se fait des actrices X, dont le métier est banni des professions reconnues. Et comme j'aime la facilité, j'ai choisi par ailleurs un métier qui n'est reconnu que depuis la crise du Covid...

Si j'ai préparé cette audition comme je l'ai fait, c'est par respect envers vous. Infirmière, j'ai soutenu un mémoire : je sais me présenter devant des gens. De surcroît, c'est une occasion unique qui nous est offerte aujourd'hui : habituellement, nous ne sommes pas consultées - les associations féministes, qui sont, contrairement à nous, une grosse machine capable de beaucoup de choses, le sont plus souvent qu'à leur tour. Nous sommes indépendantes, nous n'avons pas de syndicats pour nous représenter.

Je suis devenue productrice car j'avais foi en cette profession. Je pense que chacun peut s'épanouir et avoir le sentiment d'une réussite professionnelle dans ce milieu. Si je suis devenue productrice, ce n'est pas parce que je souffrais en tant qu'actrice. Simplement, je me plais davantage à écrire des histoires, à les mettre en scène et à « chapeauter » ; j'ai mis dix ans à le découvrir. Reste que j'ai beaucoup apprécié mes années de tournage : il n'y a pas eu de souffrance.

Pour ce qui est des addictions, on ne passe pas de Jolie blonde avec jolie blonde à Enfant de cinq ans avec un énorme black sous prétexte qu'on a besoin de toujours plus. Je ne supporte pas l'amalgame avec la pédophilie : la pédocriminalité ne nous concerne pas. Nous sommes tous des majeurs consentants. Avec les addictions, c'est toujours la même histoire : il faut se soigner. J'essaie d'arrêter de fumer, voyez-vous...

Laurence Cohen, co-rapporteure . - Malheureusement, Annick Billon, présidente de la délégation, a dû suivre cette réunion à distance, ce qui est toujours délicat. Sa question ne suggérait nulle remise en cause de votre préparation ; elle voulait dire, me semble-t-il, qu'il est difficile de s'exprimer sur ce sujet et que la préparation avait peut-être bridé la spontanéité de vos propos. Mais nous vous remercions vivement du travail que vous avez fourni : nous en avons besoin pour écrire notre rapport.

Vous représentez une partie de la profession ; chacune a un vécu très spécifique. Nous avons auditionné d'autres personnes qui ont subi des crimes ou des choses très « hard » : viol, exploitation, humiliation, abus de faiblesse. C'est une autre histoire que vous racontez ; il était important que nous l'entendions, car tout n'est pas uniforme.

Je précise pour finir que les procès qui ont lieu actuellement sont le fait de la mobilisation d'associations féministes. Celles-ci sont loin d'être de grosses machines : elles manquent de moyens et nous interpellent sans arrêt à ce propos. Elles n'ont pas que des qualités, mais elles vous aident et nous aident à progresser sur le chemin de l'égalité des droits. Il existe des divergences mais je suis bien placée, en tant que membre d'un groupe parlementaire minoritaire, pour savoir que, même quand les désaccords sont profonds, c'est en s'écoutant qu'on avance ensemble, pas en se mettant les uns les autres dans des cases. Si les associations féministes n'étaient pas là, le paysage serait bien différent et il n'y aurait pas eu de procès.

Un grand merci à vous quatre !

Audition de Maîtres Seydi Ba, Saida Benouari, Louise Brochain, Jamila Ouerghi et Lorraine Questiaux, avocats,
accompagnés de parties civiles dans l'affaire dite French Bukkake

(29 mars 2022)

Cette audition, organisée par Annick Billon, Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen et Laurence Rossignol, co-rapporteures, a été réalisée à huis clos. Elle n'a pas fait l'objet d'un compte rendu.

Audition d'Ovidie, réalisatrice de documentaires et auteure

(29 mars 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Nous travaillons depuis maintenant plusieurs semaines sur le thème de la pornographie. Nous nous intéressons au fonctionnement et aux pratiques de l'industrie pornographique, aux conditions de tournage, aux représentations des femmes et des sexualités véhiculées ainsi qu'à l'accès, de plus en plus précoce, des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences, notamment en matière d'éducation à la sexualité.

Nous sommes quatre sénatrices rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.

Pour la bonne information de toutes et tous, je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo, accessible sur le site Internet du Sénat en direct, puis en VOD.

Nous avons le plaisir d'auditionner aujourd'hui, en visioconférence, Ovidie, auteure de plusieurs ouvrages sur la sexualité et sur la pornographie, réalisatrice de documentaires et plus récemment co-auteure d'une série animée diffusée sur le site d'Arte intitulée Libres ! ayant pour vocation d'aider les jeunes à « s'affranchir des diktats sexuels ».

Parmi vos récents travaux, je souhaite mentionner tout particulièrement votre livre, publié en 2018, intitulé À un clic du pire, la protection des mineurs à l'épreuve d'internet , qui traite de la massification des contenus pornographiques en ligne, accessibles gratuitement, sans restriction d'âge et sans contrôle quant à la possible violence des contenus diffusés. Je mentionnerai également votre documentaire, diffusé en 2017, intitulé Pornocratie : les nouvelles multinationales du sexe , qui constitue le résultat d'une enquête de plusieurs années sur l'économie souterraine de la pornographie.

Dans votre livre de 2018, vous estimez qu'en dix ans, « l'humanité a regardé l'équivalent de 1,2 million d'années de vidéos pornographiques » et que, si l'on additionne le nombre de vidéos visionnées sur les principaux sites mondiaux de streaming de vidéos porno, « on atteint le chiffre ahurissant de 350 milliards de vidéos visionnées par an » !

En effet, avec l'avènement de plateformes numériques appelées tubes proposant des dizaines de milliers de vidéos pornographiques en ligne, en un seul clic et gratuitement, la consommation de pornographie est devenue massive : les sites pornographiques affichent en France une audience mensuelle estimée à 19 millions de visiteurs uniques, soit un tiers des internautes français.

En outre, 80 % des jeunes de moins de 18 ans ont déjà vu des contenus pornographiques. Vous indiquez dans votre livre que, depuis la démocratisation du smartphone , l'âge moyen de la découverte des premières images pornographiques est de 9 ans.

Ce visionnage peut être délibéré, par l'accès à des sites pornographiques. Ainsi, selon une enquête Ifop de 2017 portant sur des adolescents de 15 à 17 ans, 63 % des garçons et 37 % des filles de cette classe d'âge ont déjà surfé sur un tel site et 10 % des garçons le font au moins une fois par semaine.

Le visionnage de contenus pornographiques peut également être involontaire ou subi, à l'occasion de recherches Internet, du téléchargement d'un film ou d'un dessin animé, de discussions sur des réseaux sociaux... À 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à des images pornographiques.

Outre la question de la protection des mineurs, les graves dérives dans le milieu du porno français, dont la presse s'est récemment fait l'écho, amènent notre délégation à s'interroger sur les conditions dans lesquelles se déroulent les tournages. Nous avons notamment auditionné des associations féministes qui considèrent que ces tournages relèvent de la prostitution filmée et du proxénétisme.

Si nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui, c'est pour que vous partagiez avec nous votre expertise et votre connaissance de ce milieu.

Vous pourrez notamment nous éclairer sur :

- les mutations de l'industrie de la pornographie : ses moyens de diffusion et son ultra-accessibilité, son modèle économique, l'évolution des contenus vers des pratiques plus extrêmes et violentes mais aussi la paupérisation du secteur qui touche plus particulièrement les actrices et les acteurs. Avez-vous une estimation du nombre et du poids économique des tournages qui se font encore en France et du nombre de personnes qui exercent dans ce secteur ? Il ressort en effet de nos précédentes auditions qu'aujourd'hui les tournages ont lieu majoritairement dans des pays comme la Hongrie ou la République tchèque, sans aucun encadrement ;

- l'influence de la pornographie sur les pratiques sexuelles, notamment celle des plus jeunes : rapport au corps, construction de l'imaginaire sexuel, diktats sexuels, diffusion de la culture du viol ;

- la question de la protection des mineurs à l'heure de la gratuité et de la massification des contenus pornos accessibles en ligne : pourquoi est-il quasiment impossible aujourd'hui de faire appliquer la loi française qui interdit l'accès des mineurs aux contenus pornographiques en ligne ?

- enfin, les mesures qui permettraient d'encadrer les pratiques à l'oeuvre dans le milieu de la pornographie : mesures sanitaires, droit à l'image, charte de déontologie et respect du consentement, interdiction de pratiques extrêmes et poursuites en cas de pratiques relevant manifestement du droit pénal (viol, incitation à l'inceste, à la haine raciale, à l'homophobie, etc.).

Ovidie, réalisatrice de documentaires et auteure de l'ouvrage À un clic du pire : la protection des mineurs à l'épreuve d'Internet (2018) . - J'ajouterai que je suis membre du Comité d'experts « jeune public » de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).

En collaboration avec la délégation départementale aux droits des femmes, je suis également engagée depuis deux ans - et pour les deux années à venir - dans une action de prévention, sur le thème « sexualités et numérique » au bénéfice des collèges et lycées du département de la Charente. Nous y traitons de l'exposition précoce aux images pornographiques, ainsi que des changements induits par les outils numériques sur notre rapport au corps, en menant des actions de médiation. Le début de ce travail a déjà donné lieu à un documentaire de quatre heures sur l'éducation sexuelle, accessible gratuitement sur le site de France Culture .

Je précise - ce que j'évite généralement de mentionner - que j'ai été moi-même actrice, de 1999 à 2003, à l'époque lointaine de la VHS ( video home system ), bien avant Internet il y a plus de vingt ans. Je le précise à titre liminaire pour bien faire comprendre que je ne suis pas mue par une quelconque idéologie morale, ni au service d'un lobby conservateur. C'est une expérience que j'ai vécue dans mon corps avec ses hauts et ses bas - car il y a eu à la fois des hauts et des bas.

Depuis la VHS , les modes de diffusion des contenus ont énormément évolué, avec notamment l'arrivée des tubes , que j'ai évoqués dans Pornocratie , de même que leur impact sur les jeunes, leur rapport au corps et leur approche des sexualités.

Je ne saurais vous cacher que j'éprouve une immense lassitude et un immense découragement. Combien de fois ai-je été auditionnée, par des ministres, des commissions, par vous-même, Madame la Présidente, et jusqu'à Madame Brigitte Macron ? Je répète les mêmes propos à la façon d'un disque rayé sans jamais rien voir évoluer.

Ce n'est pas le cas du métier, qui évolue très vite. Acteurs, réalisateurs, le turn over est important, si bien que mes contacts se sont réduits à peau de chagrin, sans compter les intimidations dont j'ai fait l'objet lors de la diffusion de Pornocratie lors de sa sortie il y a cinq ans.

Je me limiterai donc, dans mes propos, à ce que je connais et je continue à suivre de loin, à savoir le sujet des grandes multinationales du sexe, celles qui détiennent les sites les plus puissants au monde, les « YouTube du porno » : Youporn , xVidéos , etc.

La réglementation française en matière de diffusion d'images pornographiques est claire : celle-ci est interdite auprès des mineurs par l'article 227-24 du code pénal, sous peine de trois ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Or, autant cette réglementation empêche un kiosquier de vendre un magazine pornographique à un mineur, autant elle est inopérante avec la consommation actuelle de pornographie qui se fait par le biais de smartphones . Les sites pornographiques proposent des millions de vidéos pornographiques en accès libre et gratuit. Ils figurent d'ailleurs parmi les sites les plus fréquentés au monde, au même titre que Wikipédia ou Twitter .

Parallèlement, l'âge d'acquisition du premier smartphone ne cesse d'avancer : dès le collège, voire le CM1 ou le CM2. Les motivations des parents sont compréhensibles, ils souhaitent rester en contact avec leurs enfants, qui rentrent seuls de l'école ou sont seuls le mercredi, et il ne s'agit pas de blâmer les parents pour cela. C'est une musique que l'on entend : ce serait la faute des parents si les jeunes regardent du porno. Non, c'est la faute des sites pornos si les jeunes regardent du porno.

Il faut se rendre à l'évidence : dans les mois qui suivent l'acquisition d'un smartphone , les jeunes ont accès aux sites pornographiques.

La situation ne date pas d'hier, la plupart de ces sites ayant été créés il y a déjà quinze ans ( Youporn est né en août 2006, Pornhub et xVideos en 2007). Cela fait quinze ans que l'on sait qu'ils ne respectent pas la loi française et l'article 227-24 du code pénal. Que rien n'ait été fait pour mettre fin à leur impunité ne laisse pas de m'étonner. Une tentative a bien été menée, l'année dernière, pour renforcer le disclaimer , cette déclaration purement formelle de majorité figurant sur la première page du site. Un dispositif de renforcement du contrôle de l'âge a été imaginé, mais à ce jour il n'a pas été mis en place.

Tout le monde constate la diminution de l'âge du premier accès au porno, dont on commence à voir les effets. Pour autant, il ne se passe rien. J'ai essayé de comprendre pourquoi.

L'un des blocages vient pour moi des fournisseurs d'accès à internet (les FAI). Le focus ne doit pas nécessairement être mis sur les sites pornographiques qui, pour leur part, mènent leur activité tranquillement tant que personne ne les en empêche. Le rôle des fournisseurs d'accès est crucial et ils sont réfractaires. On aurait pu géo-bloquer les sites avec leur aide. On bloque sans difficulté un site sur lequel sont tenus des propos racistes ou illégaux, mais en quinze ans, aucune sanction n'a jamais été prise s'agissant de la pornographie en ligne. Même pas une sanction symbolique, permettant de bloquer quelques jours un site.

Je constate cependant les prémisses d'une évolution depuis cinq ans. Tous les fournisseurs d'accès n'ont plus le même discours, certains ont signé le protocole d'engagement visant à prévenir l'exposition des mineurs à la pornographie et se montrent prêts à travailler sur ces questions. Cette scission est un début, mais elle ne permettra d'avancer que lorsque tous les autres fournisseurs d'accès seront d'accord, car c'est la condition qu'ils posent.

L'État français est largement impuissant face à cette situation, et plus globalement face aux grands acteurs du numérique. Je suis peu optimiste face aux conséquences que pourront avoir les mises en demeure de sites pornographiques prononcées par la justice française.

Quant aux jeunes, j'observe qu'ils se montrent extrêmement lucides et conscients vis-à-vis de ces enjeux. Ils sont également très déçus des quelques rares interventions dont ils ont pu bénéficier durant les heures d'éducation à la vie sexuelle et affective, ou même de certaines interventions en matière de prévention contre les images pornographiques. Les discours culpabilisants du type « tu t'es vu quand t'as bu » ne les atteignent pas, ils ne se sentent pas non plus concernés par les messages de prévention sur les représentations de la sexualité dans le porno.

C'est pourquoi notre action de médiation les amène plutôt à produire leurs propres outils pédagogiques autour des questions de pornographie et de sexualité. Ils ont notamment réalisés des courts métrages et reçu la visite de Jacques Toubon. Mais ce type d'action devrait être mis en place à une plus vaste échelle.

J'ai pris conscience en travaillant avec les jeunes que le problème va bien au-delà des plateformes pornographiques. Mon combat contre les plateformes pornographiques est presque un combat d'hier. Les jeunes ont accès aux images pornographiques par les réseaux sociaux, par Snapchat notamment.

Face à cela, les jeunes ont mis en place leurs propres stratégies d'autodéfense numérique, et ce dès le plus jeune âge. Depuis qu'ils ont 8-9 ans, ils savent repérer les fenêtres pop-up suspectes qui n'hésitent pas à s'inviter sur des sites où l'on joue à la Reine des neiges , les groupes obscurs ou les prédateurs du net qui leur posent de trop nombreuses questions. C'est vers eux qu'il faut se tourner pour trouver des solutions et élaborer des politiques de prévention car ils y sont confrontés depuis qu'ils sont petits.

Je vous disais que les tubes existent depuis quinze ans. Quinze ans, c'est presque la durée d'une génération, une génération « cobaye » qui a grandi avec le porno. Pour cette génération qui est au lycée ou à l'université aujourd'hui, le mal est déjà fait. On peut seulement faire en sorte que les générations suivantes ne subissent pas la même chose.

Cette génération cobaye entre dans la sexualité aujourd'hui en ayant été biberonnée au porno, mais avec, en même temps, une sensibilisation nouvelle aux notions de consentement et de harcèlement, dans la lignée de #MeToo . Ces jeunes sont tiraillés entre deux visions : d'un côté la surexposition aux images porno et de l'autre une « conscientisation » des enjeux de consentement, de harcèlement, de slut shaming , de revenge porn , de racisme, etc. Entre celui qui filme et celui qui est devant la caméra, ils savent vers qui doit se tourner la honte.

Tout cela a forcément un impact sur leur rapport au corps, la façon dont ils se voient, la façon dont ils se rencontrent, leurs pratiques d'épilation, etc.

Certaines études semblent montrer, par exemple, une augmentation des pratiques dites BDSM (bondage, discipline, domination, soumission) qui se pratiquaient autrefois entre adultes consentants et sur la base d'un contrat de consentement. Malheureusement, on banalise certaines pratiques « sans filet », on singe ce que l'on voit à l'écran, y compris des pratiques violentes (étranglements, gifles, etc.).

De manière générale, personne n'échappe à l'imprégnation des codes du porno qui a pénétré dans tout notre environnement médiatique et culturel, dans la publicité notamment, les jeux vidéo, le cinéma, etc. Ainsi même lorsqu'on ne regarde pas de porno, on va, entre 18 et 25 ans, être intégralement épilé parce que c'est la norme.

Cela un impact même sur les adultes. Ce n'est pas parce que l'on connaît la source de notre aliénation que l'on est capable de s'en débarrasser facilement. On peut avoir conscience qu'il y a une volonté de contrôle du corps des femmes mais sans pour autant y succomber, en s'imposant par exemple un régime avant l'été.

Si cela a une influence sur nous adultes, cela en a forcément sur les jeunes au moment où ils entrent dans la sexualité.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Vous avez pointé les difficultés d'application de la loi mais aussi souligné la nécessité d'accompagner les jeunes, deux enjeux qui sont centraux dans nos réflexions.

Laurence Cohen , co-rapporteure . - Les images pornographiques auxquelles les jeunes sont exposés aujourd'hui sont d'une telle violence que c'est une forme d'agression. En outre, les jeunes s'imaginent qu'elles représentent la réalité des rapports sexuels et essayent de reproduire les mêmes choses, avec des rapports de domination, en général des garçons sur les filles.

Comment mener des actions de prévention et développer une éducation réelle à la sexualité, au-delà de l'école, dont l'action est aujourd'hui insuffisante et inadaptée ? Comment remettre les choses en ordre pour qu'il y ait un vrai travail d'éducation et, en particulier, comment développer l'esprit critique des jeunes dans un siècle où les images nous assaillissent de toutes parts ?

S'agissant des grandes multinationales, on arrive parfaitement à sécuriser les opérations bancaires et on a les moyens de verrouiller les cartes de paiement. Quel dispositif de sécurité, selon vous, permettrait de protéger les mineurs ?

Ovidie . - Le luxe de la prévention, c'est bien évidemment le temps.

Lors de mes interventions dans des établissements du département de la Charente - qui n'étaient ni des établissements d'élite ni des établissements populaires, j'ai constaté l'hyper lucidité des adolescents. Pour faire avancer les choses, l'important est d'amener les jeunes à produire leur propre discours et à exprimer leurs propres réactions. Mais, pour cela, il faut du temps.

Lorsqu'une intervention est programmée dans un établissement, c'est en général une « intervention pompiers », c'est-à-dire qu'un problème a déjà eu lieu : une vidéo de revenge porn qui circule, une agression sexuelle... L'établissement fait alors appel au Planning familial ou au Centre d'information des droits des femmes . Ce n'est pas dans un tel contexte, qui n'est pas un contexte apaisé, que l'on peut amener les jeunes à réfléchir à la façon dont ils peuvent décrypter les images.

Les jeunes ne sont pas sensibles aux discours de prévention classiques, assez culpabilisants. En outre, c'est compliqué de leur dire « le porno, ce n'est pas du vrai sexe ». À 13-15 ans, ils ne savent pas ce que c'est du « vrai sexe », y compris s'ils ont déjà eu des expériences. Et si, c'est du « vrai sexe » ce qu'ils voient à l'écran. C'est d'autant plus du « vrai sexe » que les pratiques du porno sont devenues des normes, y compris pour des adultes, qui reproduisent eux-mêmes ce qu'ils ont vu à l'écran.

Pour travailler avec les jeunes, il faut du temps et des établissements qui nous fassent confiance. Une principale de collège m'expliquait qu'entre la sécurité routière et les ateliers de recyclage, il devenait déjà compliqué de s'organiser. On en demande beaucoup à l'école.

Un autre sujet est celui de la peur, pas toujours justifiée, de la réaction des parents. Il reste un traumatisme des ABCD de l'égalité et beaucoup de chefs d'établissements craignent une levée de boucliers. Or les parents sont plutôt demandeurs. D'une part, ils se sentent dépassés face aux nouveaux outils numériques et, d'autre part, ils sont ravis de déléguer ce qui touche à l'intime et demeure un tabou familial.

Il faut donc mettre en place toutes les séances d'éducation à la sexualité qui sont obligatoires mais ne sont souvent pas organisées. Et des interventions de deux heures, c'est très court. Il faudrait beaucoup plus de temps. J'ai eu la chance dans un lycée de suivre un groupe tous les mercredis après-midi, pour des ateliers d'écriture scénaristique. Là, on voit des résultats.

Ce qui revient souvent c'est que les jeunes souhaitent un espace de parole, ils ne veulent pas écouter mais s'exprimer dans un cadre sécurisant.

S'agissant des plateformes, je peux vous rapporter des actions qui ont visé les moyens de paiement il y a quelques mois. En décembre 2020, le New York Times a publié un article intitulé Children of Pornhub au sujet de la cinquantaine de plaintes contre Pornhub émises par des jeunes femmes, la plupart mineures au moment des faits, qui se sont retrouvées contre leur gré sur des sites pornographiques. Ces plaintes sont en cours aux États-Unis. À cette occasion, la piètre qualité de la modération sur ces sites a été mise au grand jour, et le scandale a conduit les sociétés Visa et MasterCard à bloquer toutes les transactions avec la multinationale canadienne Mindgeek qui détient notamment Pornhub et Youporn . En tout état de cause, taper là où ça blesse, c'est-à-dire au porte-monnaie, me semble une stratégie intéressante. En effet, les grandes plateformes pornographiques, qui proposent des contenus majoritairement gratuits, et souvent piratés, peuvent renvoyer vers des contenus payants, notamment des espaces de « live cam » ou des sites de performeurs qui mettent en ligne des vidéos payantes qui impliquent d'utiliser une carte bleue.

Pour autant, le modèle économique principal des plateformes consiste à générer des millions de clics et à vendre de l'espace publicitaire. Sur ces sites, les vidéos sont dans des cases et sur le côté il y a des publicités pour des sites de « live cam » ou des produits aphrodisiaques.

Lorsque l'on regarde les montages des multinationales, qui ont de nombreuses annexes à Chypre, au Panama, en Irlande ou au Luxembourg, on comprend qu'il y a une circulation de l'argent qui est trouble et fait aussi partie de leur modèle économique.

Je suis convaincue que les solutions passeront par un accord au niveau européen et non par des actions individuelles des États. Pour faire face aux mastodontes que sont les sites pornographiques, il faut que les pays européens s'unissent sur ces sujets.

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - Je comprends votre découragement parce que cela fait des années que nous évoquons ces questions et qu'aucune solution efficace n'a été mise en oeuvre.

Le travail que vous avez mené en Charente a les limites de ses qualités : il exige beaucoup de temps et des intervenants formés sur ce sujet précis. Ce n'est pas parce que l'on sait évoquer la contraception avec les jeunes que l'on saura parler efficacement du thème de la pornographie. Je suis d'autant plus perplexe sur notre capacité collective à déployer ce type de formation que j'ai la conviction, - c'est un peu comme pour les affaires de cyber harcèlement, toutes choses égales par ailleurs -, que ces sujets requièrent une mobilisation au long cours de toute l'équipe éducative. Un one shot ou une « intervention pompier », comme vous dites, ne sont pas à la hauteur des enjeux.

Je m'interroge également sur le fait que nous soyons obligés de déployer des moyens publics pour que ces industries très lucratives puissent continuer à « faire leur business » dans les mêmes conditions, et que ce soit nous qui devions nous protéger, sans pouvoir, à aucun moment, limiter non pas uniquement l'impact mais l'existence en elle-même et la diffusion de ces sites.

Au-delà du consensus sur les mineurs, la dangerosité de l'exposition à des images pornographiques représentant toute la gamme des infractions pénales - à commencer par le racisme et le sexisme - ne s'étend-elle pas aux adultes ?

Nous avons entendu il y a quelques semaines d'anciennes actrices devenues réalisatrices qui demandent une organisation de leur profession. Jusqu'à quel point est-ce à notre société de s'adapter à une industrie de plus en plus violente dans ses pratiques et dans les images qu'elle montre ?

Ovidie . - Je comprends votre préoccupation : est-ce à l'argent public de réparer les dégâts causés par l'industrie pornographique ? Mais nous ne nous demandons pas s'il faut financer les actions de prévention contre la drogue.

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - Le trafic de drogue est illégal, la création et la diffusion d'images pornographiques ne le sont pas.

Ovidie . - L'accessibilité des contenus pornographiques auprès des mineurs est également illégale. Au-delà d'un modèle économique obscur, ces sites ne jouent pas le jeu de la légalité et sont responsables de la consommation de pornographie par les mineurs.

Un grand nombre de professionnels ou anciens professionnels du milieu pornographiques sont en guerre contre les plateformes, et pas uniquement parce qu'elles mettent à mal leur activité. Ces plateformes ne sont d'ailleurs pas détenues par des professionnels de l'industrie pornographique mais par des spécialistes de la circulation de l'argent. Des acteurs et anciens acteurs s'opposent à ce que les images pornographiques soient accessibles sans aucune régulation auprès d'un public mineur.

Pour ma part, je suis règlementariste et je ne crois pas à l'interdiction pure et dure, notamment car j'ai vu l'industrie évoluer ces vingt-cinq dernières années. Le fait de ne plus avoir de garde-fous a été la porte ouverte à la violence.

Dans les années 1990, deux millions de personnes étaient derrière leur petit écran le samedi soir pour regarder le film porno sur Canal+ . Il y avait alors des règles : système de double cryptage, diffusion après minuit, préservatif obligatoire, interdiction de la violence, des gifles et des claques, pas de mise en scène de rapports tarifés ou de viols, etc. Ces films n'étaient sans doute pas très glorieux mais il y avait en tout cas des règles.

Tout est parti à vau-l'eau à partir du moment où les producteurs de contenu n'ont plus eu l'obligation de se plier à toutes ces règles.

Un exemple : pendant très longtemps, les Français ont été les seuls à avoir l'obligation de tourner avec des préservatifs. Les Allemands, les Italiens, les Américains, les Hongrois tournaient et tournent toujours sans préservatif. Les Français n'étaient pas plus conscientisés que les autres sur les questions d'IST. Mais Canal+ imposait le port du préservatif pour sa diffusion et Canal+ étant l'un des principaux diffuseurs à l'époque, tout le monde se pliait à cette règle.

Les nouveaux modes de diffusion, sans règles, conduisent les producteurs à constamment repousser toutes les limites : gifle, viol, strangulation, tout est désormais possible.

C'est pour cela que je suis pour une forme de réglementation. Ce sera toujours mieux que d'interdire une activité qui va de toute façon continuer à exister, en particulier dans les pays comme la Hongrie ou la République tchèque. Si un État interdit les tournages, ceux-ci se déplaceront, comme cela s'est passé aux États-Unis. Nous continuerons à avoir accès à des contenus peu ou pas tolérables, que nous n'arriverons pas à bloquer car les fournisseurs d'accès en France ne voudront pas le faire et les contenus seront référencés par Google . Il y a effectivement un souci non seulement avec les fournisseurs d'accès mais aussi avec le référencement Google .

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - En effet, nous ne sommes pas si loin d'une époque où la diffusion des films pornographiques se faisait par deux types de moyens, les salles de cinéma porno ou le film porno du samedi soir sur Canal +, avec les règles que vous venez d'indiquer, qui effectivement limitaient les excès et les dérives du porno. Ce n'est pas que les règles ont été abandonnées, d'ailleurs, c'est juste qu'on ne sait pas comment les appliquer avec des modes de diffusion qui nous échappent. Existe-t-il encore un espace pour faire appliquer ces règles ?

Ovidie . - En réalité, ces sites respectent certaines règles : ce sont celles de la loi américaine, notamment la loi dite DMCA ( Digital Millennium Copyright Act ) de 1998, promulguée sous l'administration du Président Clinton. D'ailleurs, ils ne se privent pas de le rappeler lorsque l'on essaye de les mettre en difficulté. La multiplicité de réglementation et de lois en Europe nous affaiblit considérablement et il est fondamental d'accorder nos violons à cette échelle.

Je ne pense pas qu'il faille taper sur les petits. Interdire les tournages en France serait un non-sens et ouvrirait la porte à la clandestinité et au pire. À la rigueur il vaut mieux qu'ils aient lieu en France, sous contrôle.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Merci de nous avoir éclairés sur la pornographie en 2022, qui n'a plus grand-chose à voir avec nos représentations d'il y a quelques années seulement.

Les sites et plateformes en ligne ont toute leur responsabilité dans la protection des mineurs face aux contenus pornographiques. On ne peut manquer de s'interroger sur la facilité avec laquelle on supprime certains comptes sur les réseaux sociaux, y compris de personnalités en vue. La logique voudrait qu'il en soit de même s'agissant de comptes ou de sites diffusant des images violentes, racistes, pédocriminelles ou autres. Qu'est-ce qui empêche la création d'algorithme de détection de ces images ?

Une difficulté réside bien sûr dans la puissance économique des sites pornographiques, plus largement des sites et plateformes qui peuvent relayer ces contenus et ne jouent pas toujours le jeu de la légalité.

Vos propos concernant l'éducation à la sexualité et la juste approche envers les jeunes ont retenu toute notre attention. Ils rejoignent, d'ailleurs, ceux de la procureure Champrenault, qui avait été missionnée par le Gouvernement pour travailler sur le sujet de la prostitution des mineurs. L'approche moralisatrice n'est définitivement pas la bonne !

Quoi qu'il en soit, vous pouvez compter sur la pleine mobilisation de la délégation aux droits des femmes pour étudier toutes les pistes et faire des propositions concrètes, notamment, comme vous le préconisez, à l'échelle de l'Union européenne.

Table ronde sur l'accès des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences

(30 mars 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Mes chers collègues, nous travaillons depuis maintenant plusieurs semaines sur le thème de la pornographie. Nous nous intéressons au fonctionnement et aux pratiques de l'industrie pornographique, aux conditions de tournage, aux représentations des femmes et des sexualités véhiculées, ainsi qu'à l'accès, de plus en plus précoce, des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences, notamment en matière d'éducation à la sexualité.

Ce dernier point est l'objet de notre table ronde aujourd'hui.

Nous sommes quatre sénatrices rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.

Pour la bonne information de toutes et de tous, je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo, accessible sur le site Internet du Sénat en direct, puis en VOD.

Avec l'avènement de plateformes numériques appelées tubes , proposant des dizaines de milliers de vidéos pornographiques en ligne, en un seul clic et gratuitement, la consommation de pornographie est devenue massive : les sites pornographiques affichent en France une audience mensuelle estimée à 19 millions de visiteurs uniques, soit un tiers des internautes Français.

En outre, 80 % des jeunes de moins de dix-huit ans ont déjà vu des contenus pornographiques.

Ce visionnage peut être délibéré, par l'accès à des sites pornographiques. Ainsi, selon une enquête Ifop de 2017 portant sur des adolescents de 15 à 17 ans, 63 % des garçons et 37 % des filles de cette classe d'âge ont déjà surfé sur un tel site, et 10 % des garçons le font au moins une fois par semaine.

La loi interdit l'accès de ces sites aux moins de 18 ans, mais nous savons qu'aujourd'hui le seul contrôle de cet accès est une simple question rhétorique : « Avez-vous plus de 18 ans ? ». La saisine de la justice par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) à l'encontre de cinq sites français pour faire appliquer la loi va peut-être faire avancer les choses. Nous suivrons bien sûr cela de près.

Le visionnage de contenus pornographiques peut également être involontaire ou subi, à l'occasion de recherches Internet, du téléchargement d'un film ou d'un dessin animé, de discussions sur des réseaux sociaux... À 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à des images pornographiques, le plus souvent involontairement, peut-on le supposer, pour ce qui est de cette tranche d'âge.

Nous nous intéresserons, dans un premier temps, aux pratiques numériques des adolescents, d'un point de vue à la fois quantitatif et qualitatif, à travers les travaux de trois chercheurs : Arthur Vuattoux, maître de conférence en sociologie à l'université Sorbonne Paris Nord, membre de l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, co-auteur de l'ouvrage Les jeunes, la sexualité et internet , publié en 2020 ; Sophie Jehel, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à Paris 8, chercheuse au CEMTI, auteure de l'ouvrage L'adolescence au coeur de l'économie numérique, travail émotionneI et risques sociaux , qui vient de paraître ; et Ludivine Demol, chercheuse-doctorante en sciences de l'information et de la communication à Paris 8, qui termine actuellement la rédaction d'une thèse sur la consommation pornographique des jeunes et plus précisément des adolescentes.

Vous nous décrirez les usages et attentes des jeunes vis-à-vis d'Internet et des sites pornographiques. Vous nous exposerez également les liens que les chercheurs, mais aussi les jeunes eux-mêmes, établissent entre ces usages, d'une part, et leur sexualité, d'autre part. Les entretiens que vous avez menés avec des jeunes permettent de documenter des expériences négatives, mais aussi des expériences perçues comme positives. Vous nous l'expliquerez.

Dans un second temps, nous entendrons des professionnels de santé et experts en psychologie : Samia Bounouri, infirmière scolaire en Seine-Saint-Denis, secrétaire départementale du syndicat SNICS-FSU ; Béatrice Copper-Royer, psychologue clinicienne spécialisée dans l'enfance et l'adolescence, co-fondatrice de l'association e-Enfance ; et Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l'éducation et directeur du laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant au CNRS ( LaPsyDÉ ).

Vous nous direz notamment quelle analyse vous faites des conséquences du visionnage, volontaire ou non, de contenus pornographiques sur la santé mentale des jeunes, leur développement cognitif, leur rapport au corps, à la sexualité et aux autres.

Nous allons entamer cette table ronde avec une intervention enregistrée par Arthur Vuattoux. En raison d'un impératif familial de dernière minute, il ne peut malheureusement pas être parmi nous cet après-midi mais il a pris le temps de nous transmettre une vidéo et nous l'en remercions. Nous lui avons accordé un peu plus de temps d'intervention que les dix minutes habituelles dans la mesure où, n'étant pas présent, il ne pourra pas répondre à nos questions.

Arthur Vuattoux, maître de conférences en sociologie à l'université Sorbonne-Paris Nord . - Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, je vais vous présenter très rapidement quelques éléments issus d'une recherche que j'ai menée avec Yaëlle Amsellem-Mainguy à l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire et à l'École des hautes études en santé publique. Il s'agit d'une enquête de sciences sociales réalisée en 2017-2018, dont nous avons tiré un certain nombre de résultats, notamment sur la question de la pornographie à l'adolescence et au moment du passage à l'âge adulte. L'objectif de cette recherche était de comprendre l'ensemble des usages d'Internet à l'adolescence, sans isoler une question, par exemple la pornographie ou la recherche d'informations sur la sexualité. Il s'agissait de saisir la diversité des usages et leur articulation.

Nous avons choisi d'interroger des jeunes au moyen d'un questionnaire que nous avons fait passer en ligne via les réseaux sociaux et des canaux associatifs, notamment de jeunesse d'éducation populaire, pour tenter d'avoir une vision globale des pratiques, des applications, etc. À ce questionnaire ont répondu 1 427 jeunes de 18 à 30 ans.

Nous avons également réalisé des entretiens auprès de jeunes adultes de 18 à 30 ans sur les effets d'Internet au regard de la sexualité et de la vie affective. L'originalité était de poser la question à de jeunes adultes en faisant porter les entretiens sur l'adolescence, y compris le début de l'adolescence. Il s'agissait donc d'entretiens rétrospectifs, ce qui nous a permis d'analyser une évolution chronologique et d'être assez libres dans les questions que nous pouvions poser puisque nous interrogions de jeunes adultes, et non pas des mineurs. Nous avons rencontré 66 jeunes, 32 garçons et 34 filles, de tous milieux sociaux, de différents territoires en France métropolitaine, scolarisés pour certains, en filière professionnelle ou générale, étudiants ou déjà en emploi.

La pornographie est une dimension parmi d'autres de l'enquête, mais elle apparaît évidemment dans nos entretiens. Elle peut être analysée comme l'un des usages centraux d'Internet à l'adolescence, en lien avec la sexualité. On obtient dans ce questionnaire un résultat massif qui corrobore ce que l'on sait aujourd'hui, à savoir que 92 % des filles et 98 % des garçons disent avoir déjà été confrontés à des contenus sexuels explicites en ligne, de manière volontaire ou pas. Cela semble corroborer d'autres données, qui sont finalement assez nombreuses, notamment en France.

Si l'on regarde les résultats de l'enquête Contexte de la sexualité en France , qui va bientôt être renouvelée avec l'enquête E3S (Sexualités et Santé Sexuelle) menée par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), on se rend compte que ces données doivent être actualisées. En effet, elles datent d'avant la massification d'Internet.

Il faut se méfier des sondages qui sont menés très régulièrement par des instituts et qui portent sur des panels très restreints de jeunes, avec des questions parfois un peu biaisées sur l'âge des premiers visionnages, sans que l'on définisse quels sont les contenus visionnés ni la fréquence. Cela donne une vision un peu faussée, voire parfois catastrophiste, des usages sexuels des jeunes.

Ce qu'il nous a paru important de souligner dans cette recherche, c'est que le visionnage de la pornographie est peu dissociable, dans le récit qu'en font les jeunes, d'autres dimensions de leurs activités en ligne, notamment la recherche d'informations. Ainsi, certains jeunes nous ont dit avoir visionné des contenus pornographiques la première fois parce qu'ils voulaient savoir à quoi ressemblait un rapport sexuel en réalité. C'est la seule manière qu'ils avaient de trouver des images explicites. Il ne s'agit pas ici de dire que c'est de l'éducation à la sexualité, mais c'est le récit que nous ont fait les jeunes.

La pornographie occupe une place parfois importante chez les adolescents, notamment au début de l'adolescence, mais, en réalité, cette place évolue dans le temps, au cours de l'adolescence. C'est, en outre, assez divers d'un adolescent à l'autre.

Pour les besoins de l'exercice qui nous réunit, je vais me centrer sur la question de la pornographie elle-même. La question qui est souvent posée au chercheur qui travaille sur la pornographie et les jeunes est celle de l'influence des contenus visionnés sur la sexualité elle-même, notamment sur l'entrée dans la sexualité, c'est-à-dire les premiers rapports. C'est une question assez vaste à laquelle on a finalement peu de réponses.

En sociologie, on a recours à la parole des premiers concernés, ce qui peut donner des résultats à la fois durs à interpréter et malgré tout intéressants.

Par exemple, on a des jeunes qui nous expliquent assez spontanément dans les entretiens qu'effectivement la pornographie a pu avoir une influence sur leur sexualité en matière de normes corporelles. Toutes et tous nous ont parlé de ce que l'on appelle le porno mainstream , c'est-à-dire ce que tout le monde regarde. Et ils voient bien que tous ces corps sont identiques, épilés, minces. C'est cette dimension qui a pu avoir un effet sur eux, avec la nécessité de coller à des scénarios de la sexualité, l'enchaînement des pratiques, la comparaison de la taille des organes sexuels. Cela peut mettre une pression sur certains. Cependant, finalement, beaucoup nous disent avoir vite compris que ces images étaient montées et que ces normes étaient largement dépassables. Une adolescente nous a aussi confié qu'elle avait eu le sentiment qu'elle devait avoir un corps entièrement épilé, mais qu'après avoir visionné des contenus plus féministes, elle s'était rendu compte que ce n'était pas la norme et avait pu passer outre.

En fait, beaucoup de jeunes nous expliquent qu'ils anticipaient dès le départ que leur premier rapport sexuel, de toute façon, ne ressemblerait pas à ce qu'ils pouvaient voir dans ces films.

Au-delà de la question de l'influence, ce qui est sans doute plus problématique dans certains des récits auxquels nous avons pu être confrontés dans cette recherche, ce sont des expériences de pornographie sous contrainte. Je pense notamment ici à ce qui a pu apparaître dans les récits comme étant des formes de contraintes sur la sexualité, avec des partenaires sexuels, justifiées par la pornographie. On peut dire à certains égards que le discours autour de la pornographie vient nourrir ce que l'on peut qualifier de culture du viol ou, en tout cas, de culture oppressive sur la sexualité : « J'ai vu dans des films que cela se passait de cette façon donc ça doit se passer comme ça ». Cela peut être vécu comme une pression et une forme de violence. Une jeune fille nous expliqué comment sa sexualité avait été marquée par la pornographie car son partenaire lui imposait d'en regarder pendant leurs rapports. Ce n'était pas consenti de sa part et vécu comme une violence.

En l'espèce, la question centrale n'est pas tant celle de la pornographie que celle de l'éducation au consentement. Or l'éducation à la sexualité est relativement malmenée en France. Un rapport du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes a montré à quel point nos établissements scolaires étaient encore très peu respectueux du cadre de la loi en matière d'éducation à la sexualité. Le fait d'être confronté à la pornographie lors de son entrée dans la sexualité, sans éducation à la sexualité, pose évidemment problème.

Cependant, je voudrais souligner que la plupart des jeunes rencontrés dans notre recherche font preuve de la réflexivité dont je parlais sur leurs pratiques. Ils ont bien intégré qu'il ne s'agit pas de la réalité. Ils apprennent à sélectionner les images avec du recul. Ils apprennent à ne plus regarder certains types de vidéos, certaines représentations dans ces vidéos, par exemple celles où sont représentées des scènes de viol ou d'agression, des vidéos où on ne voit pas les visages, etc. Certains jeunes nous ont même précisé avoir cherché à atteindre des formes de pornographie plus éthique, où les actrices et acteurs sont à l'évidence mieux traités. Les jeunes ne sont pas que des victimes naïves de la pornographie.

De nombreux jeunes, y compris ceux qui n'avaient pas une culture féministe, nous ont expliqué que ce qu'on trouve dans la pornographie se trouve partout ailleurs dans la société, pointant notamment le sexisme dans les médias, la publicité, les discriminations partout présentes. Pour eux, les adultes, le corps médical véhiculent d'autres normes tout aussi discriminantes. Est également évoquée la dimension hétéro-normative des quelques séances d'éducation à la sexualité qui ont pu leur être dispensées. Nos travaux nous amènent à dire qu'il faut resituer la pornographie et ses usages dans un contexte de rapports sociaux inégalitaires qui peuvent prendre appui sur la pornographie entre autres instruments de domination.

Pour le dire autrement, la question ne devrait pas tant être celle de l'influence de la pornographie sur les adolescents que celle des rapports de domination basés sur le genre, la race, la classe, la sexualité, qui traversent les vies des jeunes et qui irriguent leurs expériences quotidiennes. La pornographie est une illustration parmi d'autres de rapports sociaux violents dont ils peuvent faire l'expérience à l'école, dans l'espace public, mais aussi au sein de leur famille.

Pour conclure, deux remarques sur les âges de la vie.

Nous avons tendance à considérer les âges de la vie comme des blocs : enfance puis adolescence. Notre recherche montre, grâce aux récits chronologiques que font les jeunes de leurs usages d'Internet, que certes il peut y avoir des phases dans la vie des adolescents où la pornographie prend une place très importante, et ce sont des périodes qui inquiètent souvent beaucoup les parents et les éducateurs. Cependant, sur le cours de l'adolescence, cela peut apparaître comme assez marginal. Le schéma le plus classique est celui de phases de visionnage assez intense de pornographie avant l'entrée dans la vie sexuelle, au début de l'adolescence, et non pas dans l'enfance, très rarement avant 11 ou 12 ans. Ensuite, dès que commence la sexualité relationnelle, ces phases de visionnage s'espacent et laissent place à d'autres expériences, reléguant la pornographie à de l'accessoire.

Enfin, il ne faut pas confondre enfance et adolescence. Tout le monde s'accorde sur la nécessité de protéger les enfants les plus jeunes de la pornographie, mais toute politique prohibitrice me paraît inutile pour les adolescents. Ces derniers ont besoin d'éducation à la sexualité, ils ont d'ailleurs des attentes en la matière, et le recours à des contenus pornographiques est peut-être révélateur des failles de notre système éducatif. L'enjeu n'est pas de protéger les adolescents de la pornographie. Il s'agit de leur donner des grilles de lecture pour qu'ils puissent s'approprier ces usages d'une manière qui ne soit pas vécue comme normalisatrice ou violente.

Sophie Jehel, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à Paris 8 . - Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, permettez-moi tout d'abord de me présenter. En tant que chercheure, j'ai réalisé depuis quinze ans plusieurs recherches et enquêtes sur les pratiques médiatiques et numériques des adolescents, qui m'ont permis d'aborder la question de leur rencontre avec des images sexuelles et leur consultation de sites pornographiques. Je partage avec mon collègue qui vient de s'exprimer l'idée qu'il est important de replacer la pornographie dans un ensemble, notamment celui de la culture médiatique des adolescents.

J'ai réalisé en 2007-2008 une enquête, dont j'ai rendu compte notamment dans l'ouvrage Parents ou médias, qui éduque les adolescents ? J'avais recueilli les réponses de plus de 1 000 jeunes de CM2 et de sixième, et de plus de 800 parents. Bien avant que l'usage du Smartphone ne soit largement diffusé, les jeunes filles se plaignaient déjà que leurs camarades garçons consultaient des sites pornographiques et adoptaient avec elles des comportements hyper-sexualisés et des gestes déplacés qui perturbaient leurs relations avec eux.

J'accompagne depuis 2014 l'Observatoire des pratiques numériques de la région Normandie, pour un dispositif des centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (Cemea), Éducation aux écrans, qui permet de suivre chaque année l'évolution des pratiques numériques de 3 000 à 7 000 adolescents, selon les années. J'ai pu mener des entretiens avec plusieurs d'entre eux. C'est un dispositif intéressant, parce qu'il existe depuis plusieurs années et qu'il s'adresse à des jeunes de milieux sociaux variés, notamment avec une forte proportion de jeunes inscrits dans des filières professionnelles.

Les pratiques numériques des adolescents ne cessent de se développer en matière de nombre de comptes de réseaux sociaux numériques (RSN), de nombre de plateformes fréquentées. Plus de 70 % des 15-16 ans sont présents sur au moins quatre RSN, le plus souvent Instagram , Snapchat , Youtube , TikTok . La période de confinement que nous avons connue en France en 2020 a été particulièrement favorable aux RSN en général, et à TikTok en particulier : le pourcentage de filles ayant un compte TikTok a augmenté de 40 points, à 80 %, et de 44 points pour les garçons (58 %). Cette plateforme est connue principalement pour ses chorégraphies amusantes. Ce sont d'abord des publications « drôles » que réalisent les adolescents, mais les publications peuvent être assez sexualisées.

La plateforme Twitch , orientée notamment sur le visionnage et le commentaire de parties de jeux vidéo, accueille la majorité des garçons de cet âge (62 %). La culture vidéoludique, la pratique des jeux en réseau et l'actualité du jeu vidéo appartiennent principalement à la culture des garçons, même si de plus en plus de filles s'y intéressent.

Les pratiques numériques des filles se caractérisent par un usage plus intense des plateformes photographiques. Elles ont ainsi fortement investi Pinterest : 47 % en 2021. La plateforme est proche d' Instagram , qui reste pour elles un espace privilégié (94 % y ont un compte).

Ces plateformes jouent donc un rôle considérable dans la socialisation des jeunes. Il s'agit aussi de leur premier moyen de s'informer de l'actualité. Les RSN sont utilisés en tant que médias délivrant un contenu propre, souvent décliné sur différentes plateformes, ou comme infomédiaire en proposant à leurs usagers des contenus produits par d'autres médias.

Avec l'élargissement des pratiques numériques, du temps passé sur les plateformes, du nombre de comptes et la diversification des activités qui y sont menées, se sont accrues les occasions de rencontres avec des contenus sexuels qui étaient moins présents et moins accessibles sur les autres médias, en particulier dans l'audiovisuel ou le cinéma. Sur ces derniers, ils font l'objet d'une régulation plus stricte, qui combine des horaires de diffusion, des verrouillages par code, des restrictions en termes de nature des diffuseurs. Ce système a été élaboré par le CSA dans la durée.

Sur le web , rien de tel ou presque. Les adolescents sont confrontés à des images sexuelles de plusieurs manières : sur les comptes de réseaux sociaux numériques, sans l'avoir demandé, sur des sites de téléchargement illégal, ou bien sur des sites adultes dédiés. La consultation de sites adultes a fortement augmenté. Les données recueillies dans l'observatoire normand indiquent qu'en 2017 les garçons étaient 32 % à « utiliser » des sites à caractère sexuel comme Youporn ou Redtube contre seulement 3 % des filles. Il y a donc une dimension genrée très forte. En 2021, ils sont 40 %, soit un pourcentage très proche de celui déclaré en 2020 (39 %) ; donc l'effet du confinement, souvent commenté par les médias, semble avoir peu joué à cet âge mais la tendance semble en forte hausse pour les filles (10 % en 2021 contre 4,5 % en 2020). Cette consultation est particulièrement élevée à 15 ans. La consommation diminue ensuite.

Ces chiffres me semblent fiables, du fait de la stabilité de la question depuis au moins quatre ans. Les questionnaires sont remplis de façon anonyme, directement en ligne, dans des conditions de tranquillité au sein d'établissements scolaires partenaires. Ils sont plus faibles que ceux avancés et recueillis par l' Ifop dans son enquête de 2017.

Depuis 2013, des études britanniques nous ont par ailleurs éclairés sur la prégnance du sexting dans les pratiques numériques des jeunes, en particulier sur la réception non désirée d'images sexuelles, envoyées le plus souvent par des garçons.

Dans l'observatoire normand, nous ne séparons pas les images violentes ou choquantes reçues par les jeunes, et nous constatons une forte différence entre filles et garçons dans le niveau d'appréhension à l'idée de recevoir ces images : 48 % des filles le redoutent, contre 20 % des garçons. 20 % des filles en reçoivent effectivement.

Les réseaux sociaux permettent la diffusion, en échange privé ou en publication, d'images sexuelles. Sur Snapchat , 17 % des garçons disent envoyer des snaps intimes ou provocants, contre 12 % des filles. Sur TikTok , en 2021, 6 % des garçons et 5 % des filles ont publié des vidéos sensuelles ou sexy, dans un cadre qui n'est plus privé.

Telles sont les données quantitatives.

Pour mieux comprendre comment les images trash , violentes, sexuelles ou haineuses sont reçues par les adolescents et comment ils y réagissent, j'ai mené une recherche spécifique entre 2015 et 2017, qui m'a permis de rencontrer près de deux cents adolescents, au cours d'entretiens en petits groupes et individuels, mais aussi dans le cadre d'ateliers. Cette recherche était menée en collaboration avec des psychologues cliniciens, en particulier Angélique Gozlan. Elle avait l'intérêt d'enquêter auprès de jeunes de milieux sociaux très différenciés : favorisés, mixtes et vulnérables, suivis par la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou l'Aide sociale à l'enfance (ASE).

Cette enquête nous a appris que la rencontre avec des images sexuelles était d'abord involontaire pour les filles, souvent au moment d'un téléchargement illégal. Peu de filles entre 15 et 17 ans nous ont confié consulter ce type de site volontairement, ou seulement de façon très exceptionnelle, avec des copines. En revanche, de nombreux garçons ont pu le faire. Dans certains milieux populaires, il était cependant très difficile aux garçons d'en parler.

Mes observations sont très éloignées de celles de mon collègue qui m'a précédée à propos de la réflexivité immédiate que les jeunes pourraient avoir face à ce type d'images.

Si les filles ont reconnu la plupart du temps être choquées ou pas intéressées par ces contenus la première fois, les garçons n'ont pratiquement jamais reconnu que ces contenus pouvaient être choquants, quel que soit l'âge de la rencontre. Pour qu'ils soient choqués, il fallait avoir été en contact avec des images de scatophilie, des images d'homosexualité, des images sadomasochistes ou des images pornographiques avec des personnes âgées.

Il est apparu que l'accès à ces images, pour peu qu'on surfe sur des sites adultes, était très facile. Parmi les mesures qui restreignent l'accès à ces images, les adolescents ont pu évoquer des interdits familiaux et des interdits religieux, mais jamais d'impossibilité technique.

Ces images ne sont cependant pas reçues de la même manière par les jeunes. J'ai distingué quatre stratégies de réception : l'adhésion, l'évitement, l'indifférence, l'autonomie.

L'adhésion c'est la difficulté à se distancier, à considérer l'image comme une représentation, ayant un auteur, et l'auteur ayant lui-même des intentions, ayant un hors-champ, un cadrage...

Dans l'adhésion, j'ai distingué plusieurs modalités.

L'adhésion croyance, qui fait que l'adolescent spectateur se projette dans l'image et la considère comme vraie. C'est une réception très fréquente pour les jeunes adolescents garçons. Ils nous ont témoigné avoir reçu ces images comme une préparation à la sexualité. Cela nous a été confirmé aussi par des infirmiers dans des contextes de milieu populaire, qui étaient fréquemment interrogés par les jeunes sur la taille de leur sexe. L'expérience personnelle de sexualité relationnelle peut y mettre un terme, mais pas nécessairement.

Vient ensuite l'adhésion sidération. Angélique Gozlan a pu parler de punctum -choc pour qualifier des effets qui viennent déstructurer l'expression, faire blocage de la pensée. Nous avons ainsi rencontré un jeune, qui ne fait pas partie des jeunes les plus vulnérables, mais qui était en grande difficulté pour évoquer ces images, qu'il regardait de façon abondante.

Il y a d'autres formes d'adhésion, notamment l'adhésion jouissance, qui a pu être revendiquée par certains garçons.

Mais ces images ne suscitent pas seulement de l'adhésion, elles suscitent aussi de l'évitement. Elles viennent en quelque sorte réactiver un interdit majeur de représentation de la sexualité, particulièrement pour les jeunes croyants. Ces images sont perçues pour les filles croyantes comme un double danger : elles sont interdites pour les filles, et toute fille qui semblerait s'y intéresser pourrait voir sa réputation ternie en quelques secondes. Voir serait déjà faire, alors que, pour elles, la sexualité hors du mariage est un interdit religieux majeur.

D'autres, moins croyants, ou dans d'autres contextes sociaux, n'y voient pas un danger particulier.

L'indifférence est aussi une stratégie de certaines filles ou garçons qui subissent cet environnement, sans penser pouvoir y faire grand-chose.

Enfin, la dernière attitude est celle de l'autonomie, c'est-à-dire la possibilité d'avoir de la réflexivité, de la distanciation, de se penser comme sujet par rapport à ces images.

Le discours de la distanciation était plus souvent tenu par des filles mettant en cause la représentation de la domination masculine. Cela venait plus souvent de filles dont les mères leur avaient transmis ces valeurs. Il était plus présent dans les milieux favorisés, sans être dominant ; l'indifférence était l'attitude la plus fréquente dans les milieux favorisés.

Quels problèmes pose cet envahissement de la pornographie dans l'environnement des adolescents ?

La fréquentation de ces images ne conduit pas à leur mise à distance, mais plutôt à la banalisation des pratiques montrées. À cet égard, je m'oppose aux propos de l'orateur précédent.

Il faut savoir que de nombreux comptes de RSN sur Twitter ou Instagram font la publicité de comptes pornographiques, Onlyfans par exemple.

Cela tend également à renforcer la construction d'une culture viriliste de la sexualité des hommes, qui passe par la domination sexuelle des filles, et dont la consommation est vécue bien souvent par les filles, mais aussi par les jeunes homosexuels, comme une agression.

Je souhaite enfin insister sur l'invisibilisation des interdits et de la protection des mineurs, du fait de l'absence de barrières techniques face à ces sites spécialisés. La loi française est invisibilisée. Or l'accès ouvert à la pornographie aide à renforcer les discours intégristes et le contrôle sexuel des filles dans des contextes religieux. Cette banalisation renforce l'inquiétude des filles, en particulier, mais sans doute aussi celle des garçons sur la sexualisation de leur apparence, présentée à la fois comme recherchée et interdite.

La culture pornographique dans son ensemble vient renforcer les codes de la domination masculine et rend particulièrement difficile l'éducation à l'égalité et à la parité.

Enfin, ces images peuvent fragiliser les jeunes les plus vulnérables qui se retrouvent seuls face à ces images lorsque la médiation parentale est faible ou se limite à un simple interdit.

Ludivine Demol, chercheuse-doctorante en sciences de l'information et de la communication à Paris 8 . - Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, j'ai entamé en 2015 une thèse de doctorat sur la consommation pornographique des adolescentes. À ce titre, j'ai travaillé sur les différentes études sur la consommation pornographique des jeunes, sur les consommations culturelles des adolescents, et sur la manière dont ces consommations culturelles s'articulent dans la représentation et la construction de l'identité de genre, de la vie sexuelle et affective.

Mon travail porte donc sur les différentes consommations pornographiques, que des expériences de souffrance y soient associées ou non. Je me suis également penchée sur les discours de la sexualité entourant les jeunes, et en particulier les discours médiatiques sur les pornographies.

Ma thèse repose sur dix-huit entretiens qualitatifs avec des jeunes femmes de 18 à 25 ans pour comprendre avec elles l'articulation entre consommation pornographique et construction des représentations des sexualités et de leur identité de femmes. Je précise que toutes ne regardaient pas de la pornographie.

Avant même d'être confrontés à des contenus pornographiques, les jeunes ont déjà une idée, un avis, positif ou négatif, sur ce qu'ils vont voir. La majorité des contenus pornographiques vus par mes enquêtées étaient des contenus sexistes. L'une d'elles a déclaré que la pornographie n'avait fait que confirmer ce qu'elle savait déjà. En effet, avant la pornographie et dès le plus jeune âge, les jeunes baignent dans des discours sexistes présents dans les manuels scolaires et livres pour enfants, le cinéma, la musique, les vêtements, les jouets, la publicité, la littérature, la presse féminine. Les vagues #MeToo ont également mis en lumière des rapports sociaux sexistes n'épargnant aucune sphère : le cinéma, le journalisme, les grandes écoles, la médecine, la politique ou, plus récemment, la pornographie.

En d'autres termes, une production culturelle ou médiatique ne pouvant être séparée du contexte politique et social dans lequel elle est produite, le discours pornographique s'inscrit dans un continuum de discours majoritairement sexistes.

En définitive, mon travail de recherche confirme ce que d'autres études ont montré : les jeunes ont un avis, une grille du monde déjà modelée par les discours de la société - famille, école, pairs - avant même de voir de la pornographie.

Cela coïncide également avec les apports des sciences de l'information et de la communication montrant que les comportements en ligne ne sont pas différents des comportements hors ligne. Parmi mes enquêtées qui regardent de la pornographie féministe et alternative, cette consommation s'inscrit dans le prolongement de leurs idéaux politiques et féministes, c'est-à-dire prenant en compte les conditions de travail des travailleurs et travailleuses du sexe, mais également les représentations des sexualités à l'écran.

De la même façon que les discours de la pornographie sont imbriqués dans un système de discours sur la sexualité, ces discours sont perçus et traités comme un canal d'information du même niveau que l'école, la famille, les pairs, les autres productions culturelles et médiatiques ou les informations accessibles. Si les pornographies permettent aux jeunes de répondre à certaines de leurs questions, de fournir une nouvelle source d'information concernant la sexualité, ce n'est pas une source exclusive, mais bien complémentaire du reste de la société.

Si je devais résumer ces résultats, je dirais que les discours pornographiques sont tissés dans un ensemble de discours présentant déjà des rapports sociaux en majorité sexistes. On pourrait ajouter raciste, classiste, validiste, lgbtphobe, transphobe.

Les jeunes ont déjà un avis, une vision du monde modelée par ces discours.

Celles qui regardent des pornographies féministes ont une réflexion féministe parfois antérieure à la consommation de pornographies. Plus largement, les jeunes recherchent des contenus pouvant leur plaire ou répondant déjà à leur idée de la pornographie.

Les contenus pornographiques ne sont pas déclencheurs de représentations ou de comportements spécifiques, ce qui coïncide avec les nombreuses études sur la consommation pornographique qui ne parviennent pas à établir un rapport de causalité direct entre consommation pornographique et violences. Cette conclusion correspond aux apports théoriques indiquant qu'un média n'a pas d'effet direct et immédiat sur celui ou celle qui regarde, ou en tout cas pas sans prise en compte du contexte social et politique dans lequel le jeune vit et dans lequel le média est diffusé.

Les jeunes confrontés à la pornographie par accident sont assez rares. En majorité, les jeunes voient ce qu'ils cherchent ou acceptent de voir ce qu'on leur propose. Concernant celles et ceux qui ont vu de la pornographie par accident dans l'enfance, il apparaît qu'elles se rappellent peu des images vues, se souvenant surtout des réactions des adultes. Les sentiments de gêne et de honte exprimés par les adultes vont venir modeler leur représentation de la pornographie, voire de la sexualité : quelque chose de honteux dont il ne faut pas parler.

S'agissant des jeunes choqués par des images pornographiques, l'étude EU kids réalisée auprès de 25 000 enfants et leurs parents dans vingt-cinq pays indique qu'un quart des jeunes ont vu des images explicitement sexuelles, pas seulement pornographiques. Parmi ces jeunes, 4 % rapportent avoir été bouleversés par ces images. L'étude rapporte également que ces enfants bouleversés vivent majoritairement dans des contextes vulnérables, violents, avec une éducation et un rapport aux images difficiles. Un autre facteur favorise une réception bouleversante des pornographies, c'est l'impossibilité d'en parler en dehors de tout jugement avec un adulte de confiance et de confronter ce qu'il a vu avec quelqu'un d'autre.

En revanche, peu de jeunes qualifient leur expérience pornographique de positive. Ils vont plutôt l'imbriquer dans une découverte plus large de la sexualité.

Dans l'étude pornresearch menée par Smith, Backer et Attwood, les jeunes interrogés regardent des contenus pornographiques pour : se préparer à la sexualité ; découvrir des pratiques ; se masturber ; comme carburant du fantasme. Cette même étude indique que les jeunes font preuve de recul face à leur consommation de pornographie.

De façon plus spécifique, les pratiques et usages des jeunes face à la pornographie varient selon le genre et s'inscrivent dans une pratique genrée de découverte de la sexualité. Les garçons, pour être considérés comme des garçons, comme des hommes, doivent s'intéresser à la sexualité et à la pornographie. Ils découvrent les pornographies seuls ou en groupe, cette découverte faisant partie de la socialisation à la masculinité. Ils découvrent en général la pornographie et la masturbation de façon simultanée.

Les filles, deux fois sur trois, ont accès à la pornographie via un pair : frère, cousin, copain, petit copain. Les filles accèdent donc à la sexualité par l'autre, car la sexualité est pour elles l'expression du couple, alors que pour les garçons, c'est une expérience personnelle. Il apparaît qu'elles ont souvent eu au préalable accès à des productions culturelles mettant en scène des rapports sexuels (littérature, bande dessinée, fan fictions , true blood ).

Malgré un accès technique quasi égal, l'accès social est restreint pour les filles, majoritairement à cause des identités de genre. L'accès restreint des filles à la pornographie s'explique par l'identité de genre - où les filles ne doivent pas s'intéresser à la sexualité - et par le discours médiatique présentant la pornographie comme l'unique endroit où l'image des femmes serait dégradée. Le sentiment de honte est de surcroît largement présent s'il y a une excitation devant un contenu pornographique.

L'investissement de la masturbation et de la consommation pornographique par les filles n'est pas forcément corrélé. C'est en tout cas plus tardif que les garçons.

En définitive, les politiques de lutte contre les violences sexistes et sexuelles ne doivent pas uniquement être tournées vers la pornographie. Elles doivent également inclure la prévention et l'apprentissage de la détection des situations de domination par l'âge, le genre ou le statut hiérarchique. En somme, il faut promouvoir une éducation critique aux images et, plus largement, aux représentations sexistes.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Nous allons maintenant nous intéresser à un autre aspect du sujet, avec des professionnels de la santé et experts en psychologie.

Samia Bounouri, infirmière scolaire en Seine-Saint-Denis, secrétaire départementale du syndicat SNICS-FSU . - Madame la Présidente, je tiens à vous remercier, au nom de mon organisation syndicale, le SNICS-FSU, de votre invitation à participer à cette table ronde. Cette thématique, tout comme celle du harcèlement scolaire, pour laquelle le Sénat nous avait déjà auditionnés, est particulièrement importante, surtout avec le développement des réseaux sociaux et des nouveaux moyens de communication.

En préambule, je tiens à souligner que je traiterai et développerai plus particulièrement deux axes : les conséquences de la pornographie sur la santé mentale des jeunes et ses conséquences sur leur rapport au corps, à la sexualité et aux autres.

Il est important de souligner que c'est aussi bien lors de consultations infirmières à la demande que lors d'actions collectives de prévention menées au sein même des établissements scolaires que la parole se libère. Quand cette libération de la parole intervient, elle conduit par la suite à une demande très forte en consultations infirmières de ces jeunes, ce qui est rendu possible par la proximité immédiate des infirmières dans un de leurs principaux lieux de vie, avec la garantie du respect du secret professionnel, sauf en cas de faits relevant de la protection de l'enfance.

Nous pouvons observer lors de ces consultations infirmières individuelles ou de ces actions de prévention collectives que certains enfants et adolescents, à un âge où ils sont en pleine construction, peuvent présenter des symptomatologies variées, allant du traumatisme lié au fait qu'ils ne s'attendaient pas aux images visionnées, jusqu'à une chute des notes, des difficultés à se concentrer qui peuvent avoir un impact fort sur leur réussite scolaire.

Cela passe aussi parfois par du repli sur soi, de l'isolement, des troubles du sommeil, de l'alimentation, des obnubilations avec des scènes qui reviennent en flash-back à tout moment dans la journée et très souvent un important sentiment de culpabilité, de honte et de dégoût.

Les conséquences sont donc psychologiques comme physiques, quand les mots ne peuvent être mis sur ce qui est ressenti.

L'infirmière, par son analyse des situations et le diagnostic infirmier, peut questionner des passages fréquents pour céphalées, douleurs abdominales et nausées, autant de signes parfois révélateurs de mal-être chez les jeunes. Certains vont même jusqu'à se scarifier, tant les images qu'ils ont vues ont eu un impact sur leur psychisme.

Les jeunes concernés peuvent aussi présenter des troubles du comportement inhabituels : attitude agressive ou violente, mimétisme avec des situations vues sur les écrans, dessins à caractère sexuel sur des cahiers d'école, bruitages, par exemple des gémissements de femmes, insultes à caractère sexuel vulgaire dont ils ne comprennent parfois même pas le sens.

Pour un nombre non négligeable d'entre eux, ces visionnages vont provoquer des addictions, parfois prématurément, dès la sixième, les amenant à visionner plusieurs fois par jour des vidéos pornographiques pour ressentir une excitation, ou un besoin de masturbation.

Il y a une dissonance entre l'éducation reçue, les valeurs transmises de respect, d'altérité, d'attention, d'égalité homme-femme, de ce qu'ils imaginent de l'intimité et de la sexualité de leurs proches - et notamment de leurs parents - qui les interroge et ce qu'ils peuvent voir, qui est tout le contraire !

Quelles sont les conséquences pour ces enfants et adolescents en plein développement-construction ?

Pour ces jeunes, le rapport au corps, à la sexualité et aux autres est forcément affecté. On peut observer la peur de devenir adulte, des questionnements sur leur corps et leur normalité physique, par rapport aux acteurs dont ils voient les « performances » ou les orientations sexuelles.

Cette vision troublée de la sexualité et des relations provoque aussi des difficultés à se projeter dans une relation amoureuse à deux, avec la peur de ne pas être à la hauteur, de devoir reproduire ce qu'ils ont vu et qu'ils pensent être la norme. Cela peut passer par l'acceptation de certaines pratiques sexuelles de peur d'être quitté ou des représentations erronées du sexe opposé. Ils peuvent être surpris de découvrir qu'ils partagent des sentiments amoureux communs avec le sexe opposé.

On retrouve aussi des comportements hyper-sexualisés et inappropriés en rapport à leur âge : demande de « nude » et partage avec d'autres jeunes sans le consentement de la personne à l'origine de l'image. Nous constatons aussi des incitations en direction de plus jeunes à rechercher ou visionner ce type de vidéos ou des attouchements, voire des agressions sexuelles, parfois dans une même fratrie.

On peut aussi se demander jusqu'à quel point ce visionnage de vidéos pornographiques peut influencer par la banalisation et la désinhibition de certains jeunes « fragiles » qui se filment en plein acte sexuel pour diffusion via les réseaux sociaux ou autres. Nous nous interrogeons sur le lien entre cette banalisation et l'augmentation de la prostitution des mineurs.

Pour le SNICS-FSU, il n'est pas possible de laisser l'industrie de la pornographie faire l'éducation à la sexualité des jeunes mineurs, futurs citoyens de demain. Les valeurs véhiculées par la pornographie créent une norme dans la sexualité et construisent l'idée du plaisir et du désir sur la domination, en dissonance avec les valeurs de notre société, et avec des conséquences sur le bien-être des jeunes.

Il ne faut pas que la norme véhiculée aujourd'hui par l'industrie de la pornographie crée la norme de notre société !

Toute la communauté éducative est concernée et doit réfléchir aux actions communes à mettre en place dans le cadre des Comités d'éducation à la santé, à la citoyenneté et à l'environnement (CESCE).

Le travail de déconstruction et d'information sur ces pratiques que les infirmières de l'Éducation nationale réalisent lors de leurs interventions de prévention et d'éducation à la santé, tant sur le consentement, le plaisir mutuel, le sexisme, la contraception, la sexualité, la puberté que les relations amoureuses et le respect, est primordial.

Ce travail se mène en parallèle lors des entretiens individuels au cours des consultations infirmières. L'accompagnement de ces jeunes par l'écoute, la relation d'aide sans jugement contribue à les réassurer, en mettant des mots sur ce qu'ils peuvent vivre. C'est aussi la possibilité de les orienter vers des prises en charge, notamment psychologiques, quand elles sont nécessaires.

La décision de recours aux soins est souvent difficile et le travail mené au quotidien par les infirmières pour les aider dans l'acceptation peut prendre du temps, nécessite de la confiance et un travail en équipe associant les familles dès que les jeunes y sont prêts.

Le SNICS-FSU appelle donc au renforcement des consultations infirmières de premier recours au sein des établissements scolaires, et donc à des créations de postes infirmiers pour mener à bien toutes ces missions. Nous ne sommes actuellement que 7 700 infirmiers de l'Éducation nationale pour 62 000 sites scolaires et treize millions d'élèves !

Cela complexifie la charge de travail pour les infirmières de l'Éducation nationale, et entraîne une difficulté à couvrir et à doter les 62 000 structures scolaires en matière d'actions de prévention, de consultations infirmières individuelles et de possibilités de conseils techniques aux chefs d'établissement et aux équipes éducatives.

Le SNICS-FSU revendique aussi des formations initiales et continues permettant d'actualiser les connaissances en matière d'éducation à la santé et de conduite de projet. Cette problématique de manque de formation pourrait être réglée par la création du master Infirmier conseiller de santé (ICS), que nous revendiquons, et par la mise en oeuvre du Développement professionnel continu (DPC).

Je profite de la fin de cette intervention pour vous interpeller sur la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS) et la réintroduction de la décentralisation de la santé à l'école par le Sénat.

Pour le SNICS-FSU, c'est une erreur parce que la capacité à agir sur la santé des élèves doit rester de la responsabilité pleine et entière du ministre de l'éducation nationale. La décentralisation empêcherait les professionnels de santé d'agir au sein de la communauté éducative pour porter les projets de prévention, et surtout priverait les élèves de la consultation infirmière nécessaire pour libérer leur parole sur de nombreux sujets, mais aussi pour réduire les inégalités de santé.

C'est une erreur de confondre l'action des professionnels de santé et du ministre de l'éducation sur les déterminants de santé au service de la réussite scolaire des élèves avec le suivi de l'état de santé de la jeunesse. Rassembler tous les professionnels de santé qui ont en charge ces missions aboutirait à perdre leurs expertises respectives sans améliorer la réponse aux besoins.

Le SNICS-FSU se tient à votre disposition pour échanger sur sa position, qui est aussi celle de la quasi-totalité des infirmières de l'Éducation nationale, puisque 97 % de la profession est opposée à la décentralisation.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Au-delà de la confrontation des avis sur la décentralisation, sachez que nous sommes tout à fait conscients du manque dramatique de moyens de la médecine scolaire. Tant que ce problème ne sera pas réglé, de manière décentralisée ou centralisée, l'Éducation nationale ne remplira pas correctement ses missions en matière de santé publique et de prévention.

Béatrice Copper-Royer, psychologue clinicienne spécialisée dans l'enfance et l'adolescence . - Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, vous l'avez compris, il n'a jamais été aussi facile pour les enfants et les adolescents d'avoir accès à des contenus pornographiques, de manière délibérée ou accidentelle. Deux tiers des enfants de 12 ans ont un téléphone portable et accès à Internet librement.

Quand l'exposition à des images pornographiques arrive tôt, avant 12 ans, elle est le plus souvent involontaire. Un jeune sur deux affirme être tombé dessus par hasard, en faisant une recherche ou en regardant l'ordinateur d'un frère ou d'une soeur, d'un cousin, plus âgé. Avant la puberté, ces images sont une effraction psychique qui les sidère, leur fait peur, parfois les fascine et les excite. Ils ne sont absolument pas préparés à voir ces images violentes, car les enfants n'ont aucune représentation psychique de la sexualité génitale des adultes et sont violemment agressés par ce qu'ils ont tout à coup sous les yeux.

Certains vont oser en parler à leurs parents, mais beaucoup ne vont pas le faire, se sentant en faute et ayant peur de se faire gronder. Ce silence, cette culpabilité et la prégnance des images qu'ils ont vues vont provoquer chez bon nombre d'entre eux des troubles anxieux, proches de ceux que l'on retrouve dans un syndrome de stress post-traumatique : troubles du sommeil, cauchemars, agitation, maux de ventre, de tête, crise d'angoisse. C'est en général ces symptômes qui intriguent et inquiètent les parents. Quand ils n'arrivent pas à élucider eux-mêmes l'origine de ce mal-être, ils consultent. Je reçois souvent des enfants, garçons ou filles, entre 8 et 11 ans, qui parviennent, avec du temps et de la patience, à se libérer de ce secret qui les angoisse.

Les plus grands, les adolescents, eux, ont rarement accès à la pornographie par hasard. Ils y vont par curiosité, par transgression, parce qu'ils pensent qu'ils vont en tirer un apprentissage utile ou tout simplement pour ne pas avoir l'air de bébés devant leurs copains. À cet âge-là, c'est très important de montrer que l'on sort de l'enfance. Ils y vont souvent avant d'avoir une sexualité active. Je pense moi aussi qu'ils ont peu de capacité de distanciation face aux images qu'ils voient.

C'est devenu banal de voir ces images. Pour autant, les effets peuvent être toxiques sur leur vision de la sexualité. En effet, la pornographie réduit comme peau de chagrin la part de rêverie, de fantasmes, de pensée, qui sont essentiels dans les rapports sexuels et amoureux. Elle réduit à néant la part de créativité personnelle pour imposer, via ces images animées et crues, des scénarios et des normes.

Le diktat des films pornographiques annihile toute forme de liberté dont auront besoin les adolescents pour construire leur propre sexualité.

Un autre effet pervers est que les adolescents abordent la sexualité sous l'angle de la performance, ce qui est évidemment angoissant et inhibant. La taille du sexe, par exemple, peut terriblement inquiéter les garçons, qui se sentent bien petits et risque de réactiver une angoisse de castration et un manque de confiance en eux. Face à ce qu'ils considèrent comme des exploits, ils ont peur de ne jamais être à la hauteur. L'idéal pornographique est tyrannique et angoissant.

Sans repères, ils ont du mal à remettre en cause les représentations de la sexualité que ces images véhiculent. Comme ils consomment ces images seuls, ils n'ont pas la possibilité d'être rassurés. Aucun discours adulte ne leur permet alors de mettre à distance les émotions liées à ces contenus. L'absence de parole autour des sensations et des représentations générées leur fait cruellement défaut.

Il semble que les filles sont moins friandes de ces images, mais elles en regardent quand même, pour faire plaisir à leur petit copain parfois, ou pour ne pas passer pour des imbéciles.

Ne craignant pas les paradoxes, celles qui dénoncent ces pratiques, qui souvent s'indignent à la suite des nombreux hashtags qui fleurissent sur Twitter ou d'autres réseaux, se croient obligées d'adopter certains codes pour être des partenaires averties et acceptables : épilation totale du pubis et pratiques en tout genre, fellation en tête.

Bien loin d'un échange égalitaire, d'une découverte partagée et respectueuse, d'une intimité complice, la pornographie leur renvoie une image violente de femmes dominées. Il y a incontestablement, via ces vidéos pornographiques, un renforcement des discours misogynes, une représentation caricaturale des stéréotypes de l'homme hyper viril et dominateur et de la femme soumise et consentante. Pour faire plaisir à sa petite copine, il faudrait lui taper sur les fesses et la tirer par les cheveux...

Il n'y a aucune place pour une dimension affective, ce qui renforce le risque pour eux d'agir de façon abrupte dans la réalité. Il n'y a aucune place non plus pour le consentement, dont il faut inlassablement leur rappeler l'importance.

Enfin, ces vidéos ont probablement comme dommage collatéral de banaliser l'image des corps dénudés. Nous voyons bien, à l'association e-Enfance , combien la pratique des « nudes » augmente de façon surdimensionnée, avec des effets pervers. Les garçons et les filles s'envoient maintenant le plus banalement du monde via Instagram ou Snapchat , des images d'eux nus, parfois dans des postures très impudiques. Les notions de pudeur et d'intimité y sont bien sûr totalement bafouées. Au-delà, ces photos qui, une fois postées, ne leur appartiennent plus, favorisent hélas le « revenge porn » et le cyber-sexisme, qui sont les nouvelles formes de violence dont font les frais tous ces jeunes connectés en permanence aux réseaux sociaux. En effet, ces images, une fois récupérées, circulent sur la toile et font l'objet de chantage et de menaces, avec parfois des conséquences dramatiques.

Pour terminer, je dirai que la pornographie est une réponse malsaine à une préoccupation saine. Les jeunes vont chercher ces images car ils ne trouvent pas les réponses ailleurs. Leurs parents sont très frileux et parlent peu de sexualité. Ils sont surpris quand ils réalisent que leurs enfants regardent ces vidéos, dans une forme de déni d'une réalité que pourtant ils connaissent. Les professeurs font ce qu'ils peuvent, mais les cours d'éducation sexuelle sont souvent réduits à une information sur les maladies sexuellement transmissibles, la contraception, le préservatif, ce qui n'est déjà pas si mal, mais pas suffisant.

Il faudrait pourtant que les adultes entendent qu'ils doivent faire contrepoids à cette vision violente et normative de la sexualité. Internet a considérablement appauvri la transmission intergénérationnelle. Pourtant, les parents, j'en suis persuadée, continuent d'avoir des valeurs à transmettre à leurs enfants sans crainte de passer pour des ringards : ils doivent rappeler l'importance de l'intimité, de la pudeur, du respect, de l'échange complice, du consentement bien sûr.

Enfin, je voudrais saluer le travail des productrices du programme « Sexotuto », Maïtena Biraben et Alexandra Crucq, qui, conscientes des effets toxiques de la pornographie sur les adolescents, proposent sous une forme assez ludique des vidéos qui viennent répondre de façon claire, sans tabou, mais jamais de façon vulgaire, aux questions que les adolescents se posent légitimement sur la sexualité.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Nous ne connaissions pas ce programme, et je vous remercie de nous en avoir parlé.

Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l'éducation et directeur du laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant au CNRS ( LaPsyDÉ ) . - Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, je vais avoir un positionnement un peu différent de celui des orateurs précédents puisque je ne travaille pas spécifiquement sur la problématique de l'exposition à la pornographie. Je suis spécialiste du développement cérébral de l'enfant et de l'adolescent, ce qui, je pense, a à voir avec le sujet qui nous réunit aujourd'hui.

Quand on parle d'éducation à la sexualité, on doit penser à l'éducation plus globale de l'enfant et de l'adolescent, ces images agissant bien sur un cerveau en développement. Cela peut expliquer qu'à différents âges ces images n'aient pas le même effet et que les motivations de ceux qui les regardent ne soient pas les mêmes.

Il faut savoir que nous sommes l'espèce du règne animal chez laquelle le cerveau se développe le plus longtemps. Notre cerveau est en développement pendant tout le temps de notre enfance et de notre adolescence cérébrale, qui se termine à 20 ou 25 ans, et non pas à 18 ans. La période de la très jeune enfance est une période de sensibilité extrêmement forte à l'environnement. On sait, par exemple, que des enfants qui se développent dans des milieux sociaux défavorisés voient leur courbe de croissance cérébrale diverger de celles d'enfants vivant dans des milieux favorisés, dès quatre mois après la naissance. Tel est le poids de l'environnement sur le développement cognitif et socio-émotionnel de l'enfant. La période de l'adolescence est une autre période de sensibilité extrêmement forte à l'environnement.

Quand on se pose la question de l'exposition à la pornographie, il faut avoir en tête qu'il y a deux types d'expositions : non voulue ou voulue. Cependant, même dans le cas d'une exposition voulue, c'est--dire même si l'adolescent a une motivation pour aller regarder ces images, se pose la question de la manière dont il recevra ces images et de l'impact que ce visionnage produit sur un cerveau en développement.

À l'adolescence, le système limbique, c'est-à-dire l'ensemble des noyaux enfouis au coeur de notre cerveau, impliqué dans notre réactivité émotionnelle, dans notre réseau de la récompense et dans notre recherche de plaisir, est extrêmement réactif. La croissance du système limbique va être beaucoup plus rapide que celle de notre cortex préfrontal, qui est impliqué précisément dans la régulation de l'activité de notre système limbique. À l'adolescence, le système limbique est beaucoup plus réactif et affecté par ce qu'il voit. À d'autres âges de la vie, il réagit de moins en moins fortement à la répétition d'une situation donnée. À l'adolescence, il réagit toujours de la même manière. Il n'y a pas d'habituation. Aussi, l'exposition répétée à des images choquantes produit à chaque fois la même réaction émotionnelle très forte, ce qui peut créer du traumatisme.

Peut-on pour autant dire qu'il y a une problématique de santé publique de ce point de vue là ? Je ne sais pas répondre à cette question car je ne dispose pas d'assez de données pour savoir quelle est la prévalence des traumatismes.

Nous savons que le cerveau des adolescents est plus vulnérable, mais nous ne savons pas exactement comment il réagit face à des images pornographiques.

Il y a aussi de nombreux interdits autour de la pornographie. On en parle peu et on l'étudie peu dans sa dimension neuropsychologique.

Nous savons par ailleurs que le cerveau des adolescents, dirigé par le système limbique, est beaucoup plus sensible à l'environnement social et au conformisme social : si mes camarades regardent de la pornographie, je serai tenté d'en regarder également.

Par conséquent, quand on pense la problématique de l'éducation à la sexualité, il faut expliciter ce qu'est ce cerveau en développement : quelles sont ses particularités ? Pourquoi est-il plus sensible à l'opinion des autres ? Pourquoi, de ce fait, est-il entraîné à prendre des décisions non optimales, qui échappent au libre arbitre ?

Le cerveau des adolescents prend plus de risques. Si ces derniers sont exposés à des contenus pornographiques dans lesquels les acteurs ne sont pas protégés, ils pensent non pas à l'éventualité d'une MST, mais plutôt à la recherche du plaisir grâce à une relation sexuelle. Car ils passent leur temps à faire l'évaluation du ratio coût-bénéfice, mais pas de la même façon que des adultes. Ils peuvent ainsi s'engager dans des fire challenges , dont ils connaissent très bien la dangerosité. Mais ils pensent recueillir ainsi un million de vues sur Youtube . Ils ne prennent pas leurs décisions comme nous-mêmes les prenons.

Par ailleurs, leur cortex préfrontal n'a pas toute la capacité de réévaluer la situation. Là est le véritable enjeu : les adolescents ont-ils la capacité de réévaluer ces images ? Peuvent-ils se dire que ce qu'ils voient ne relève pas de la réalité ? Peuvent-ils se rendre compte qu'ils ne sont plus dans la réalité ? Si tel est le cas, ils diminuent l'impact de ces images et le traumatisme qui peut survenir. C'est aussi par ce prisme qu'il faut aborder cette problématique.

La difficulté, c'est qu'il n'y a pas de système de valeur associé à la sexualité chez les adolescents, parce qu'on n'en parle pas suffisamment avec eux.

L'exposition à du contenu violent à l'adolescence n'a pas d'effet sur les comportements dans la vie réelle. On pourrait se dire que si c'est la même chose avec la sexualité, il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Sauf que, en matière de violence, il y a des normes associées, l'adolescent sait parfaitement qu'il ne peut pas tirer sur d'autres individus dans la vie réelle. En matière de sexualité, l'adolescent n'a pas forcément construit cet ensemble de normes, qui relèvent de l'intime et que les adultes n'abordent pas nécessairement avec les enfants. Se pose donc la question de la réévaluation de ce que l'adolescent observe.

Il convient de penser une éducation de ce point de vue. L'école doit être le lieu où l'on transmet de façon extrêmement explicite les normes de consentement. Ainsi, l'adolescent peut décider de regarder de la pornographie, mais avec un système de valeur associé, qui lui permet de réévaluer ce qu'il est en train de regarder. C'est absolument fondamental.

La question qui se pose est la suivante : quelle est la réalité du phénomène dans la population ? C'est une question ouverte, dont le prisme est psychologique. Or les psychologues sont en nombre insuffisant dans les établissements scolaires. Dans notre pays, il y a un psychologue de l'Éducation nationale pour 1 600 élèves. En Finlande, il y en a un pour 400 élèves.

Car si l'on pense qu'il y a des problématiques de traumatismes du fait de l'exposition à la pornographie, il faut que des professionnels de santé, des psychologues, s'en occupent.

Du point de vue du cerveau, il n'y a pas d'addiction à la pornographie. Il peut y avoir une utilisation excessive de l'exposition à la pornographie, mais il n'y a pas de transformation des récepteurs ou des neurotransmetteurs, qui ferait que les adolescents ne seraient plus en mesure de ne plus regarder de pornographie. De la même manière, il n'y a pas d'addiction aux écrans ou aux jeux vidéo. Il s'agit simplement d'un gaming disorder .

Enfin, tout cela appelle à se poser la question non seulement de l'éducation à la sexualité, mais aussi de l'éducation aux compétences socio-émotionnelles. Il faut que l'adolescent soit en mesure de comprendre ses émotions face à de tels contenus. Le poids de cette éducation ne peut porter uniquement sur les parents. L'école doit prendre en charge ce type d'éducation, ce qui remet en question nos programmes scolaires, qui doivent être évalués, car ils ne répondent plus aux grands enjeux du XXI e siècle. Il faut faire une place à l'éducation à la sexualité, mais aussi à toutes les compétences socio-émotionnelles, qui sont si importantes à l'adolescence.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Nous passons aux questions des rapporteures.

Nous avions peut-être des idées reçues, qui auront volé en éclats à l'écoute de vos propos.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - Je vous remercie, Mesdames, Monsieur, de vos propos liminaires. Finalement, j'ai peu de questions à vous poser.

Tout d'abord, vous avez insisté sur le nécessaire développement, chez les adolescents, d'une certaine grille de lecture des images qu'ils peuvent voir. Nous sommes aujourd'hui abreuvés d'images, et il y a malheureusement peu d'esprit critique en la matière et de remise en question de l'information, qui est reçue telle quelle.

Vous avez souligné le rôle des parents et le fait qu'il n'y a pas suffisamment de discussions avec les jeunes pour aborder ces questions.

Vous avez également évoqué le rôle de l'école, qui est défaillante, pour ce qui concerne les programmes, mais aussi, de manière générale, les moyens mis en oeuvre.

En tant que législateurs, nous rédigerons un rapport à la suite de nos auditions et formulerons un certain nombre de recommandations, lesquelles, je l'espère, seront suivies. Comment continuer à creuser les pistes que vous avez ouvertes ?

Ensuite, j'aimerais avoir plus d'explications s'agissant d'une absence d'addiction à la pornographie et aux jeux vidéo. Je vous le dis franchement, je suis dubitative en la matière. En effet, on a l'impression que, lorsque les jeunes sont exposés à des images pornographiques violentes, ils recherchent ensuite des images de plus en plus violentes. Cela fait penser à une addiction, dans la mesure où il s'agit d'éprouver des émotions de plus en plus fortes.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Mesdames, Monsieur, nous ne travaillons pas uniquement sur l'impact de la pornographie sur les mineurs. Notre délégation s'intéresse à l'ensemble de la pornographie, qu'il s'agisse des pratiques de son industrie, de ses contenus, de son rôle sur les adultes et de la place de la pornographie dans la culture du viol.

Il est important de le préciser, car les questions liées à la pornographie sont souvent abordées sous le seul angle des mineurs, comme si la pornographie ne posait problème à la société que dans la mesure où ces derniers y accèdent.

Je vous remercie de vos interventions, qui ont éclairci un bon nombre de choses, en particulier la question de l'articulation avec l'éducation à la sexualité et les compétences socio-émotionnelles.

Surtout, j'ai trouvé intéressants vos propos sur l'école, sur laquelle pèse désormais une charge incroyable. Mais l'éducation à la sexualité est la tâche de l'Éducation nationale. Il ne s'agit pas simplement de courir derrière les gamins qui ont déjà vu de la pornographie.

J'aime beaucoup l'idée selon laquelle la pornographie constituerait la réponse à des questions que les enfants ne trouvent pas ailleurs. Ainsi, les mineurs regarderaient de la pornographie pour chercher des informations qu'ils n'ont pas. On peut imaginer que des adultes qui regardent de la pornographie depuis dix ans disposent de toutes les connaissances requises. Pour autant, ils continuent de la regarder !

Je comprends les propos de M. Borst concernant l'absence d'addiction aux images pornographiques, du point de vue de l'effet sur les neurotransmetteurs.

Je vous remercie d'avoir parfaitement éclairé le rôle de l'école. Permettez-moi de vous le faire remarquer, si l'on dit toujours que l'école est défaillante pour ce qui concerne l'éducation à la sexualité, ne croyez pas que, pour les parents, le rôle de l'école en la matière soit un sujet consensuel. En effet, bon nombre de parents considèrent que l'éducation à la sexualité relève de la liberté éducative et non pas de l'école ou de la société. Il s'agit donc aussi d'un combat idéologique et pas uniquement de moyens. Bien sûr, il n'y a pas l'ombre d'un doute sur la nécessité de quadrupler le nombre des infirmières et des psychologues scolaires.

Samia Bounouri . - Et des assistantes sociales !

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Qui est légitime pour enseigner aux enfants ce qu'ils cherchent ailleurs ? C'est un combat idéologique.

Béatrice Copper-Royer . - Vous avez tout à fait raison, un certain nombre de parents estiment que cette éducation ne passe pas par l'école. Il faut donc les alerter, en leur disant que leur éducation est essentielle. Je suis toujours surprise par la naïveté des parents que je rencontre, qui ne sont pas conscients de la dimension structurante de l'éducation à la sexualité.

Alexandra Borchio Fontimp, co-rapporteure . - À la suite de vos propos, qui nous ont éclairés, j'aurai deux questions à vous poser.

Tout d'abord, j'ai lu dans Le Figaro une interview d'Ovidie, que la délégation a reçue hier, où elle évoque les vidéos de bondage, domination et sadomasochisme (BDSM), très regardées par de jeunes femmes, promptes à intégrer des pratiques de soumissions. Y voyez-vous un paradoxe avec le fait que la parole des femmes semble se libérer ?

L'éducation sexuelle est au programme de la classe de quatrième, comme c'était déjà le cas à mon époque. La pornographie en est bien évidemment absente.

Selon moi, il faut aborder ces questions à l'école. Je comprends, bien sûr, que certains enseignants n'aient pas envie d'évoquer le sujet. On peut alors faire appel à des spécialistes. En parler à l'école peut permettre ensuite d'en parler à la maison. On ne peut bien sûr pas aller dans chaque famille pour sensibiliser chaque parent.

Il faut oser dire les choses. Moins on en dit et plus c'est fait en catimini. La plupart des adolescents ayant recours à la pornographie sont attirés par l'aspect interdit d'une telle pratique.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - J'aurai une dernière interrogation. L'une d'entre vous a dit que la pornographie était une réponse malsaine à une question saine. Pensez-vous que la pornographie soit systématiquement malsaine ?

Béatrice Copper-Royer . - Je pense effectivement qu'il s'agit d'une réponse malsaine à une préoccupation saine. La sexualité est au coeur des préoccupations des adolescents. Il est dommage que leurs sources d'informations se réduisent à ces images. Il en existe de meilleures !

Samia Bounouri . - S'agissant de l'évolution des programmes et de la place des actions de prévention, les infirmières de l'Éducation nationale ont évolué. Elles interviennent désormais dès l'école élémentaire et poursuivent leurs actions au cours de la puberté, au collège et au lycée. Les thèmes sont divers : Internet et ses dangers, le consentement, etc.

Toutefois, elles sont chargées de plusieurs établissements. Des moyens plus importants permettraient, bien évidemment, un suivi plus pertinent et plus régulier.

Sophie Jehel . - Je suis d'accord avec le développement de grilles de lecture concernant les images. Selon moi, les enseignants souffrent d'un déficit de formation en la matière, par manque de moyens.

J'approuve la thèse continuiste. Il y a du sexisme ou de l'hyper-sexualisation dans des émissions de téléréalité : on peut développer des grilles d'analyse en matière de domination et de représentation stéréotypée des femmes.

Pour autant, la pornographie opère une rupture radicale, à savoir la promesse d'accéder à une impunité. Il y a donc là une transgression dans l'objet lui-même.

Je n'ai jamais entendu parler de pornographie éthique par les adolescents. Ils finissent par trouver banales des choses normales dans la pornographie, comme la sexualité à plusieurs, le fait qu'une femme se retrouve face à quatre ou cinq hommes. Je ne dis pas que la pornographie éthique n'existe pas. Peut-être est-ce de l'ordre du cinéma et d'un propos cinématographique ?

Dire que la pornographie est utile ou nécessaire parce que les jeunes cherchent une information, ce n'est pas la manière dont je vois les choses. Nous avons pu nous former au sentiment amoureux et aux relations hétérosexuelles ou homosexuelles avec des représentations qui n'étaient pas nécessairement pornographiques.

L'éducation à la sexualité engendre des réticences. Les enseignants sont parfois menacés s'ils proposent une grille de lecture susceptible de remettre en cause certaines représentations idéologiques ou religieuses. Pour ma part, je ne pensais pas que j'allais me retrouver face à des jeunes filles de 15 à 17 ans me disant qu'elles étaient des enfants et que cela ne les intéressait pas ! Elles avaient peur que cela puisse abîmer leur réputation.

Pour que l'école puisse aborder les questions sensibles, en construisant des espaces apaisés, des moyens importants sont nécessaires.

Grégoire Borst . - Pour ce qui concerne l'addiction, je maintiens ce que j'ai dit. En effet, l'addiction se définit par un tableau clinique très spécifique, qui ne correspond pas à ce qu'on observe pour les écrans, les jeux vidéo ou la pornographie. L'addiction se définit également par un retrait social et un certain nombre d'autres symptômes psychologiques. Surtout, elle doit produire une modification du fonctionnement cérébral.

Par ailleurs, je n'ai suggéré en aucun cas que les adolescents savaient ce qu'était la pornographie éthique. J'ai dit simplement, et je n'ai aucun jugement de valeur sur ce point, que certaines personnes disent faire de la pornographie éthique.

En outre, nous manquons, selon moi, d'outils pour évaluer réellement, à l'échelle d'une classe d'âge complète sur l'ensemble de l'adolescence, cette problématique. Notre vision est parcellaire. Quand je fais une étude sur 1 000 adolescents de 14 à 15 ans, je ne sais pas si je peux généraliser à d'autres adolescents âgés de 16 à dix-sept ans. C'est toute la limite de nos études. Il ne s'agit pas uniquement d'enquêtes d'usages, il faut également découvrir ce que cela produit d'un point de vue psychologique.

Il y a donc un enjeu à financer de la recherche sur ces questions. Avons-nous un problème de santé publique à cet égard ? Comment pouvons-nous y répondre, sans nous en tenir aux compétences scolaires ?

J'en viens à la question de l'esprit critique. Nous sommes aujourd'hui dans une société qui s'est totalement transformée du fait de l'émergence du numérique. Cela soulève bien évidemment des enjeux phénoménaux, dont l'évaluation de l'information, qui n'est pas, à l'heure actuelle, satisfaisante. L'enseignement moral et civique (EMC) et l'éducation aux médias et à l'information (EMI) ne produisent pas un développement important de l'esprit critique.

En sixième, les deux tiers des élèves ont un portable. Or ils sont incapables de discerner les vraies et les fausses informations. Il convient donc de ne pas dissocier la problématique de l'accès à la pornographie de la problématique globale de l'accès à l'information et de l'évaluation de l'information. Cela demande de repenser en profondeur notre système éducatif ! L'EMC et l'EMI doivent intervenir beaucoup plus tôt, et dans le cadre d'une progressivité.

Il est en effet frappant de constater que c'est seulement en quatrième qu'on parle de sexualité. C'est aussi la première année où ils entendent parler de leur cerveau. C'est un paradoxe, puisqu'ils entraînent tous les jours, en classe, cet organe. Si nous étions logiques, il faudrait commencer à leur parler de leur cerveau en maternelle.

Une telle situation nous empêche de penser une problématique plus large que l'éducation à la sexualité, à savoir une problématique d'évaluation de l'information et de développement des compétences socio-émotionnelles. En cela, nous pourrons contourner le rôle des parents. Les notions de consentement, de tolérance, de respect de la sexualité des autres relèvent de compétences socio-émotionnelles, qui ne sont pas propres à la sexualité.

La problématique de la coéducation se pose dans tous les domaines. Elle interroge in fine la forme scolaire, en particulier les temps d'apprentissage de l'enfant. Peut-être le périscolaire et l'extrascolaire peuvent-ils être des lieux où l'on interroge ce type de compétences ?

Ludivine Demol . - Au cours de ces échanges, deux à trois axes majeurs sont apparus.

Le premier concerne la protection de l'enfance : il s'agit d'éviter le traumatisme d'enfants devant des contenus pornographiques. Pour autant, nous ne connaissons pas la prévalence de ces traumatismes au regard de la diversité des consommations pornographiques chez les jeunes.

Le deuxième est lié à la représentation des sexualités, majoritairement sexistes. Je le rappelle, les violences sexistes et sexuelles existaient bien avant les années 2000 et l'avènement d'Internet. On en entend davantage parler aujourd'hui, grâce à des avancées féministes comme #MeToo , ainsi qu'au travail des activistes et associations féministes. Les rapports socio-sexistes sont présents dans l'ensemble de la société, j'insiste sur ce point. Ainsi, dans Stars Wars , au moment où le héros veut embrasser la princesse, elle refuse. Finalement, il l'embrasse et elle accepte ce baiser. C'est une image d'agression sexuelle, qui fait la promesse d'une sexualité facilement accessible pour les hommes à partir du moment où ils insistent un peu. J'évoquerai également les contes de fées, où la princesse échange son coeur et son corps en échange du courage et de la force du chevalier.

On le voit bien, la question concerne plus généralement la construction des identités de genre et la manière dont les jeunes femmes et les jeunes hommes sont amenés à la sexualité.

Enfin, quelles pistes pourraient-elles être retenues pour aider les jeunes à mieux appréhender les images pornographiques ? À mes yeux, il faut construire un travail sur toutes les images, qu'elles apparaissent sur Internet ou à la télévision, et sur la musique. Le comportement sexiste ne doit pas être réduit à la simple pornographie.

Nous avons aussi besoin d'espaces de parole non jugeants. Les jeunes se déclarant addicts à la pornographie dénoncent une absence d'espaces de discussion, de réflexion et de confrontation. J'ai appris auprès de ces jeunes que la pornographie ne les menait pas vers des situations de violence ou de souffrance, car ils étaient déjà dans des situations de vulnérabilité et de conflit. La consommation massive de pornographie venait répondre à une demande d'évasion et de recherche de plaisir immédiat.

Pour ce qui concerne l'école, je vous rappelle que la loi Aubry préconise trois séances d'éducation à la sexualité, du primaire au lycée. Tel n'est pas le cas aujourd'hui. Les élèves doivent s'estimer heureux s'ils reçoivent une ou deux séances au cours de leur scolarité. Il faut donc des moyens financiers, ainsi que du personnel formé, simplement pour appliquer la loi.

Je rejoins M. Borst s'agissant de l'apprentissage des compétences socio-émotionnelles, qui concernent surtout les rapports sociaux entre les femmes et les hommes. Cela nécessite la transmission d'outils d'apprentissage des situations de domination.

Il convient également de financer des études. Pour ma part, je fais une thèse sur ces sujets et je touche le revenu de solidarité active (RSA). Nous sommes plusieurs à travailler sur les violences sexistes et sexuelles, ainsi que sur les questions d'identité et de genre et à ne pas être financés.

Victoire Jasmin . - Ancienne cadre de santé, j'ai été présidente d'une fédération de parents d'élèves en Guadeloupe, voilà une quinzaine d'années. À l'époque, l'interdiction des portables était inscrite dans les règlements intérieurs des établissements. Tel n'est plus le cas aujourd'hui.

Se posaient alors essentiellement des problèmes de grossesse précoce. Nous avions mis en place dans le cadre du plan régional de santé publique un certain nombre d'actions de prévention. Nous nous sommes très vite rendu compte qu'il convenait également de prévoir des actions à destination des parents d'élèves.

Il faut en être conscients, les parents sont démunis, car ces questions sont taboues pour nombre d'entre eux. Il convient de les impliquer davantage dans l'éducation sexuelle de leurs enfants. Sinon, les enfants seront toujours à la recherche d'informations que les parents ne réussissent pas à leur transmettre.

Les garçons vivent très mal la confrontation à la pornographie, qui leur enjoint de réaliser des performances. Cela crée des problèmes de violence, en particulier de violence conjugale.

Pour ma part, j'étais convaincue qu'il existait une véritable addiction à la pornographie. Vous avez répondu sur ce point, Monsieur Borst, et je vous en remercie.

Samia Bounouri . - Les jeunes le soulignent eux-mêmes, il est essentiel d'en revenir à des valeurs simples. Ils ont des représentations du sexe opposé liées aux images qu'ils ont visionnées. Mais lorsqu'on discute de sentiment, d'émotion ou de ressenti, ils se rendent compte que les garçons et les filles partagent les mêmes aspirations.

Il est également important de maintenir un travail de déconstruction. Lorsque ce sont des associations qui interviennent, elles repartent ensuite, alors que les adolescents ont besoin de réponses immédiates. Ainsi, lorsqu'on les envoie, par exemple, au Planning familial , les choses traînent en longueur. Il est donc important de maintenir, dans les établissements scolaires, des professionnels de santé, qui pourront répondre rapidement voire immédiatement aux questionnements des jeunes.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Je vous remercie toutes et tous de vos interventions, qui se sont avérées complémentaires, qu'il s'agisse des aspects neurologiques, psychologiques ou sociaux.

Pour apporter une bonne réponse à une problématique, il faut d'abord bien la connaître. Nous avons compris que les images pornographiques ont des répercussions différentes en fonction de l'âge auquel on y est confronté. Elles n'attirent pas non plus de la même manière les garçons et les filles. Cela est probablement dû au fait qu'elles continuent de véhiculer des images sexistes, dans lesquelles la femme est soumise et l'homme extrêmement puissant et viril.

Le volet de l'accès des mineurs à la pornographie est l'un des aspects que nous souhaitons voir avancer. Si le secteur de la pornographie soulève des problèmes très divers, il génère également énormément d'argent, à hauteur de près de 100 milliards de dollars.

Table ronde sur la protection des mineurs
face aux contenus pornographiques

(27 avril 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Nous poursuivons aujourd'hui nos travaux, engagés il y a plusieurs semaines, sur le thème de la pornographie.

Nous nous intéressons aux pratiques de l'industrie pornographique, aux conditions de tournage, aux représentations des femmes et des sexualités véhiculées ainsi qu'à l'accès, de plus en plus précoce, des mineurs aux contenus pornographiques et à la façon de les protéger.

Nous sommes quatre sénatrices rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.

Avec l'avènement de plateformes numériques appelées tubes proposant des dizaines de milliers de vidéos pornographiques en ligne, en un seul clic et gratuitement, la consommation de pornographie est devenue massive : les sites pornographiques affichent en France une audience mensuelle estimée à 19 millions de visiteurs uniques, soit un tiers des internautes français.

En outre, 80 % des jeunes de moins de 18 ans ont déjà vu des contenus pornographiques.

Ce visionnage peut être délibéré, par l'accès à des sites pornographiques. Ainsi, selon une enquête Ifop de 2017 portant sur des adolescents de 15 à 17 ans, 63 % des garçons et 37 % des filles de cette classe d'âge ont déjà surfé sur un tel site et 10 % des garçons le font au moins une fois par semaine.

Une récente étude allemande, publiée au mois d'avril 2022, sur les habitudes des adolescents français concernant la pornographie en ligne a également révélé les résultats d'un nouveau sondage Ifop auprès de 1 000 jeunes : 51 % d'entre eux ont déjà été exposés à de la pornographie en ligne et 41 % visitent des sites pornos tous les mois en moyenne. 30 % d'entre eux ont, par ailleurs, été exposés à du contenu explicite directement sur les réseaux sociaux, non pas seulement sur les sites pornographiques. Enfin, la durée médiane de leur consommation de contenu pornographique est de trente minutes par mois.

Or la loi française interdit l'accès de ces sites aux moins de 18 ans. Nous savons pourtant qu'aujourd'hui le seul contrôle de cet accès est une simple question rhétorique : « Avez-vous plus de 18 ans ? ». La saisine de la justice à l'encontre de cinq sites français pour faire appliquer la loi va peut-être faire avancer les choses. Sans doute faudra-t-il en passer par les fournisseurs d'accès à Internet pour empêcher l'accès aux principaux hébergeurs de contenus pornographiques.

Le visionnage de contenus pornographiques par des mineurs peut également être involontaire ou subi, à l'occasion de recherches Internet, du téléchargement d'un film, de discussions sur des réseaux sociaux... À 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à des images pornographiques, on peut supposer le plus souvent involontairement pour ce qui est de cette tranche d'âge.

Lors d'une précédente table ronde, fin mars, sur le sujet de l'accès des mineurs à la pornographie et ses conséquences, nous nous sommes intéressés aux pratiques numériques des adolescents et aux conséquences du visionnage de contenus pornographiques sur leur santé mentale, leur développement cognitif, leur rapport au corps, à la sexualité et aux autres.

Aujourd'hui, nous avons réuni autour de cette table des représentants d'associations de protection de l'enfance et d'associations familiales. Nous souhaitons surtout connaître leurs recommandations en matière de protection des mineurs s'agissant de l'accès aux images pornographiques, du renforcement du contrôle parental ou des actions de prévention menées auprès des jeunes comme de leurs parents.

Nous accueillons donc ;

- Thomas Rohmer, président de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique (Open), par ailleurs membre du Comité d'experts Jeune public de l'Arcom ;

- Olivier Gérard, coordonnateur du pôle « Médias-usages numériques » à l'Union nationale des associations familiales (Unaf), également membre du Comité d'experts Jeune public de l'Arcom ;

- et Gordon Choisel, président de l'association e-nnocence .

Nous devions également entendre Maître Laurent Bayon, avocat des associations e-Enfance et La Voix de l'Enfant , qui a malheureusement eu un empêchement de dernière minute mais qui devrait nous fournir une contribution écrite.

Toutes vos associations sont particulièrement impliquées, depuis de nombreuses années, sur le sujet de la protection des mineurs face à la pornographie en ligne. Certaines d'entre elles ont notamment contribué à la modification du code pénal initiée par le Sénat obligeant les sites pornographiques à prendre des mesures efficaces pour bloquer leur accès aux mineurs. Elles ont également saisi l'Arcom afin de réclamer le blocage des huit plus gros sites pornographiques mondiaux.

Nous allons entamer cette table ronde avec une intervention de Thomas Rohmer, président de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique. La protection des mineurs face aux contenus pornographiques en ligne est au coeur de votre démarche associative. Je vous laisse sans plus tarder la parole.

Thomas Rohmer, directeur de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique (Open) . - Depuis sept ans, l'Open fait partie des structures particulièrement mobilisées sur la question de la protection des mineurs. Dès 2016, la ministre Laurence Rossignol nous avait confié l'animation d'un groupe de travail avec la DGCS (Direction générale de la cohésion sociale), en vue de réfléchir aux questions de régulation et de protection des mineurs face à la pornographie. Suite au changement de gouvernement, ces travaux avaient été repris par Agnès Buzyn, ministre de la santé, puis Adrien Taquet, secrétaire d'État chargé de la protection de l'enfance. Ils se sont traduits, dans la lignée du discours du président de la République à l'Unesco lors des trente ans de la Convention internationale des droits de l'enfant, par un travail sur la modification du code pénal, qui a abouti dans le cadre de la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, grâce au travail particulièrement efficace à la fois des députés, mais aussi de la sénatrice Marie Mercier, qui a été très impliquée à nos côtés sur le sujet.

Dans la foulée, nous avons entamé une saisine de ce qui s'appelait encore le CSA, le Conseil supérieur de l'audiovisuel, à laquelle se sont joints l'Unaf ici présent, et le Cofrade (Conseil français des associations pour les droits de l'enfant), qui représente plus de cinquante associations de protection de l'enfance. Récemment, l'Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) a décidé de saisir la justice. Nous attendons les résultats de cette saisine dans le courant du mois de mai, et si la justice devait décider de bloquer l'accès aux sites pornographiques visés, cette première mondiale ferait de la France un pays pionnier dans la protection des enfants face à la pornographie en ligne et enverrait un signal fort aux plateformes.

Pour autant, les enjeux ne sont pas seulement en ligne, en termes de régulation des plateformes existantes, mais aussi sur le terrain, concernant les actions de prévention qui peuvent être mises en place à destination des enfants et de la communauté éducative. Nous avons été critiqués pour avoir été parmi les premiers à oser afficher le mot pornographie au sein de nos modules de formation et d'accompagnement, terme qui a longtemps dérangé le monde de la formation, y compris les professionnels de l'enfance. Aujourd'hui cette thématique, parmi celles que nous proposons, est la plus réclamée, tant par les parents que par les professionnels de la protection de l'enfance. Qu'il s'agisse des directions d'aide sociale à l'enfance, ou de la protection judiciaire de la jeunesse, ces acteurs sont les témoins directs des impacts de cette consommation excessive de pornographie qui peut inciter nombre d'enfants à des conduites à risques.

Parents et professionnels de l'enfance sont de plus en plus en alerte sur ce sujet et les sollicitations que nous recevons par centaines illustrent malheureusement l'état de la situation en France, qui a plutôt tendance à se dégrader, puisque nous sommes désormais sollicités au niveau de l'école primaire, alors que nous sommes demeurés longtemps cantonnés au collège et au lycée.

La situation se dégrade également au regard des conduites à risques qui découlent souvent de cette immersion forcée des jeunes dans cette bulle pornographique, qui affecte fortement, comme toujours, les plus fragiles. Nous sommes particulièrement mobilisés et impliqués sur la problématique de la prostitution des mineurs, qui prend une ampleur phénoménale et inquiétante dans notre pays.

La situation se dégrade malheureusement aussi au niveau du climat scolaire, de nombreux chefs d'établissement nous alertant au sujet de comportements inquiétants et de difficultés relationnelles marquées et souvent très genrées. Elle empire également dans les espaces numériques, notamment sur les réseaux sociaux, où les inégalités entre filles et garçons s'illustrent souvent dans la multiplication des violences numériques à l'égard des jeunes filles, allant jusqu'à l'envoi de photos dénudées non sollicitées émanant de garçons, qui leur adressent à tout-va des photos de leur sexe en érection et sans distinction aucune. Il s'agit là d'une véritable agression, d'une violence extrême et traumatique, pour de nombreuses adolescentes.

Au-delà des constats, l'Open essaye de trouver des solutions, qui peuvent être de plusieurs ordres. Il s'agit tout d'abord de la régulation de l'accès des mineurs aux contenus pornographiques en ligne. La décision de justice que nous attendons pourrait constituer un signal fort. Mais il faut aller plus loin, notamment sur les réseaux sociaux. En ce moment, des discussions et des signaux forts sont envoyés au niveau de l'Europe, mais je reste quelqu'un d'assez pragmatique et j'attends de voir dans les faits comment ces directives en cours de négociation vont se traduire en termes d'applicabilité par les plateformes concernées. On a malheureusement un triste exemple en la matière, le RGPD (Règlement général sur la protection des données) qui, en termes de protection de l'enfance, constitue plutôt un échec.

Concernant la protection des enfants sur les réseaux sociaux, je ne prendrai qu'un seul exemple, concernant un réseau social très en vogue, Twitter : est-il normal et acceptable, en 2022, qu'en quelques clics seulement, on tombe sur des vidéos de pédophilie, de pédopornographie, de zoophilie ou de viol ? On oublie souvent que certains réseaux sociaux échappent à toute régulation et Twitter en est malheureusement la triste illustration.

À côté des enjeux de régulation, il y a également des enjeux techniques. Vous avez évoqué le contrôle parental, faisant allusion, je suppose, à la proposition de loi du député Bruno Studer qui a été discutée à l'Assemblée nationale et au Sénat. Tout cela va dans le bon sens, notamment pour protéger les plus jeunes, mais il faut garder à l'esprit que les solutions techniques ne peuvent pas tout résoudre. Le contrôle parental, on l'a bien vu en France, a souvent été présenté à tort comme une sorte de solution miracle : les parents avaient l'impression qu'à partir du moment où ils l'avaient installé, et c'était d'ailleurs malheureusement le discours des campagnes de communication des pouvoirs publics, il ne pouvait plus rien arriver à leur enfant. C'est un peu comme la ceinture de sécurité en voiture, on sait très bien qu'elle n'empêche pas d'avoir des accidents !

Lors de nos auditions avec Bruno Studer et au Sénat, nous avons mis en exergue les écueils principaux du texte : être très vigilant sur les campagnes de communication qui pourraient en découler, ne pas faire de fausses promesses aux parents, leur éviter de tomber dans le piège dans lequel nous-mêmes sommes tombés pendant de nombreuses années, à savoir engendrer de facto , sur le terrain, des parents qui avaient l'impression que le job était fait à partir du moment où les outils étaient déployés dans la famille. Or je rappelle aussi qu'en termes d'enjeu éducatif, ces questions doivent donner lieu à discussion.

L'étude que nous avons publiée avec l'Unaf au mois de février dernier sur l'usage du numérique dans les familles en France comporte d'ailleurs des chiffres inquiétants, montrant, d'une part, la faible installation de ces dispositifs de contrôles parentaux et, d'autre part, que plus de 40 % des familles en France installent un logiciel espion sur le téléphone de leur enfant, qui permet d'écouter les conversations, de lire les messages, d'accéder au répertoire du téléphone, à la photothèque, etc. Leur caractère intrusif doit, selon nous, être interprété comme le signe de l'extrême inquiétude des parents sur ces sujets.

Après les enjeux de régulation et les enjeux techniques, le volet des enjeux éducatifs nous tient particulièrement à coeur. À ce sujet, soyons lucides et demandons-nous d'abord pourquoi certains jeunes vont chercher ces contenus. La réponse est assez simple : voici trois décennies en France que l'on rencontre un échec cuisant en matière d'éducation sexuelle. Il est grand temps de faire évoluer les choses. Vous avez auditionné Ovidie, avec laquelle je travaille régulièrement et nous partageons ce point de vue, peut-être même faudrait-il retirer le mot « affective » de l'expression « éducation à la vie affective et sexuelle », parce qu'elle peut bloquer certains jeunes, qui expriment parfois des réticences concernant cette dichotomie. Cela ne signifie pas qu'il ne faut pas faire passer des messages de prévention, mais pour séduire les jeunes en termes de politique de prévention, il faut aussi entendre ce qu'ils nous disent.

Ce qui est tout à fait primordial et, me semble-t-il, le plus important, c'est d'installer une logique de prévention primaire. En tant qu'opérateurs sur le terrain, nous passons beaucoup de temps à jouer les sapeurs-pompiers, que ce soit dans les établissements scolaires ou au sein d'endroits type PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) ou foyers de l'aide sociale à l'enfance (ASE), où il s'est passé parfois des événements très traumatiques pour les équipes ou les parents. Comment voulez-vous avoir une réflexion apaisée dans des espaces d'émotion tels que l'on peut juste tenter d'éteindre l'incendie ?

De toute évidence, l'enjeu est de pouvoir démarrer ces actions de prévention éducatives dès la maternelle, afin de lutter contre le piège de ces espaces d'émotion, de revenir à de la prévention primaire impliquant, selon nous, l'ensemble de la communauté éducative. Il ne faut pas se contenter de faire de la prévention autour des enfants et des adolescents. Les parents, la communauté éducative, les professionnels qui gravitent autour des enfants et des adolescents sont souvent perdus eux aussi face à des pratiques qu'ils ont à gérer au quotidien et qui sont souvent des catastrophes. Elles justifient selon nous d'être discutées de manière constructive et positive, afin de trouver la meilleure manière d'accompagner ces jeunes au regard de ces nouvelles conduites.

C'est ce que nous avons essayé de faire avec Ovidie dans le département de la Charente, où nous avons travaillé pendant dix-huit mois en lien avec la délégation départementale aux droits des femmes, qui nous a missionnés, à la fois pour voir les enfants, mais aussi les parents et l'ensemble des professionnels, dans le but d'ouvrir des espaces de discussion autour d'un sujet devenu complètement tabou dans l'enceinte des établissements scolaires. La réalité que vivent la plupart des adolescents en France, c'est que, par exemple, quand on parle d'homosexualité, neuf adultes sur dix tournent les talons et partent en courant. Des espaces de discussion apaisés au sein des établissements scolaires sont indispensables. On rencontre régulièrement des initiatives portées par des infirmières, des assistantes sociales, qui font souvent un travail formidable dont on ne parle que trop peu, et qui portent à bout de bras, souvent même contre l'avis de leur direction ou du rectorat, des espaces qu'elles créent au sein des établissements scolaires. Elles font un travail formidable pour aborder les questions de la sexualité de manière apaisée et dans une vraie logique de prévention.

Ce que l'on constate dans certaines conduites à risque dans les espaces numériques, c'est qu'il devient compliqué de faire la différence entre éducation aux médias et éducation à la sexualité. Il me semble que les deux sont désormais intimement liés. À l'heure où les influenceurs, les influenceuses, adoptent pour certains ou certaines des comportements hyper sexualisés dans ces espaces numériques qui échappent à tout contrôle, on voit bien les point de bascule qui s'opèrent chez certains jeunes, notamment l'émergence de nouvelles pratiques, et de nouvelles plateformes de type OnlyFans et Mym , notamment en France, qui sont très incitatives pour les jeunes en difficulté ou fragiles. La perméabilité entre le monde des influenceurs sur les réseaux sociaux et l'apparition de nouvelles plateformes largement centrées sur la vente de vidéos et de photos à caractère sexuel est vraiment très inquiétante et très problématique.

Au-delà de l'éducation aux médias, les sujets qui ne sont jamais abordés comme le rapport au corps, la remise en question de l'intimité et le respect de l'altérité doivent être au coeur de ces nouveaux combats éducatifs, c'est d'ailleurs ce que nous essayons de faire à l'Open. La semaine dernière, nous intervenions à Rodez à la demande d'une Udaf (Union départementale des associations familiales) où, dans le cadre du Printemps du numérique animé par cette Udaf, 300 jeunes étaient réunis face à nous pour essayer d'entamer un dialogue autour de ces questions. Après deux heures de débat avec 300 lycéens, vous voyez vraiment la différence entre les questions que se posent les filles et les questions, souvent très immatures, émanant des garçons. Les difficultés de compréhension et du dialogue autour de ces sujets entre filles et garçons prouvent bien la nécessité d'ouvrir des espaces de discussion apaisés. C'est ce que nous essayons modestement de faire.

Enfin, si le pire vient souvent d'Internet, les espaces numériques font aussi la place à des Ovni audiovisuels qu'il faut encourager quand ils promeuvent la création d'un contre-discours sur les réseaux sociaux. C'est ce que tentent d'entreprendre certaines jeunes femmes, d'ailleurs souvent à leurs dépens, je pense notamment à ces Instagrameuses qui animent des comptes formidables du type @tasjoui , qui sont souvent shadow-bannées comme on dit, par Instagram , c'est-à-dire que leurs comptes sont régulièrement bloqués.

Pourtant, encourager ce type de contre-discours peut aussi permettre de toucher les jeunes plus en profondeur parce que c'est aussi aller là où ils se trouvent et ne pas oublier qu'aujourd'hui, ils s'informent essentiellement par ces espaces numériques. On pourrait imaginer de faciliter l'accès aux ressources de qualité par une labellisation, par exemple. Un contre-discours associé à des contenus de qualité permettrait de déconstruire les stéréotypes véhiculés par la pornographie et de libérer la parole des jeunes, qui en sont particulièrement demandeurs.

Olivier Gérard, coordonnateur du pôle « Médias-usages numériques » de l'Union nationale des associations familiales (Unaf) . - Thomas Rohmer a exprimé un certain nombre de constats que nous partageons et je n'y reviendrai que pour insister sur ce sentiment d'une dégradation de la situation.

La situation est assez paradoxale. D'un côté, des dispositifs législatifs se mettent en place, les pouvoirs publics mènent des actions de communication, les associations, sur le terrain, accompagnent les publics pour leur montrer qu'il y a un certain nombre d'évolutions. De l'autre, règne ce sentiment que la situation ne s'est pas améliorée, que l'accès aux contenus pornographiques est toujours aussi facile et simple qu'avant, qu'il soit volontaire ou non. Les parents demandent un accompagnement et manifestent leur incompréhension devant ce qu'ils ressentent comme une fatalité. Ils se demandent si la protection des mineurs ou la lutte contre les violences numériques n'ont pas été sacrifiées face à d'autres enjeux, économiques notamment.

C'est pourquoi il est important d'aller au-delà de ce qui a déjà été mis en place pour montrer, comme cela a été dit, tant par le Gouvernement que par le Président de la République, qu'il y a une véritable volonté de lutter contre ce fléau, même si cette volonté n'a pas eu un impact direct et manifeste sur l'accès des mineurs à la pornographie.

Je complèterai ce constat par quelques chiffres issus de l'étude que nous avons réalisée avec l'Open.

Nombreux sont les parents à s'inquiéter des risques numériques, mais lorsque l'on creuse la question avec eux, on s'aperçoit qu'ils ne prennent pas suffisamment en compte la question de la pornographie : parmi les risques évoqués, celle-ci n'apparaît qu'en dixième position, et trois quarts des parents seulement nous disent que le numérique peut exposer à la pornographie. Pour un quart des parents, il n'y a pas de risque d'exposition à la pornographie dans le numérique, ce qui montre la méconnaissance et l'incompréhension de ces univers par certains parents.

Lorsqu'on leur demande ce qui les inquiète le plus, 44 % seulement des parents disent être inquiets du risque pornographique pour leur enfant, c'est-à-dire moins d'un parent sur deux.

Faire prendre conscience aux parents qu'il y a aujourd'hui cette problématique de la pornographie constitue donc un véritable enjeu. Beaucoup de choses ont été faites en termes de communication, mais il y a sans doute d'autres pistes à explorer pour le leur faire entendre.

S'agissant des propositions, nous partageons les trois axes évoqués tout à l'heure : agir sur le terrain juridique, renforcer les outils techniques, et agir en matière de prévention et d'éducation. Ces trois piliers qui président à notre action doivent bien sûr être activés de manière à la fois cohérente et combinée pour être efficaces.

Concernant la réglementation, nous attendons avec la même impatience que l'Open la décision du tribunal qui interviendra mi-mai. L'enjeu est majeur, car nous attendons un signal fort.

Cependant, l'accès à la pornographie ne passe pas seulement par les sites Internet dédiés. L'étude allemande que vous évoquiez en introduction le rappelle : si 40 % des jeunes de 15 à 17 ans accèdent au contenu pornographique par des sites Internet dédiés, près de trois enfants sur dix y accèdent via les réseaux sociaux. L'étude rappelle également que si l'on additionne les applications de type messageries et les e-mails, un tiers des jeunes de 15 à 17 ans sont mis face à des contenus pornographiques directement entre pairs. Nous voyons bien que les solutions juridiques ou technologiques ont leurs limites et qu'il faut à tout prix renforcer les actions d'éducation et de prévention.

Dans les pratiques et la consommation par les jeunes de contenus pornographiques, il y a un écart important entre les pratiques moyennes et les pratiques médianes, que ce soit en termes de temps passé par mois ou du moment auquel ils se sont connectés pour la dernière fois. Les jeunes se sont en moyenne connectés au cours des 24 derniers jours mais la médiane est beaucoup plus basse, ce qui montre qu'une grande partie de ces jeunes y vont de manière très excessive et quasi quotidiennement.

L'étude rappelle aussi qu'il existe des dispositifs techniques de type VPN , dont le taux de notoriété chez les jeunes est de 40 %, dont 9 % qui savent les utiliser. Quels que soient les dispositifs légaux qui seront mis en place, ces solutions techniques permettront de les contourner. D'où l'importance de l'enjeu éducatif, car on doit faire comprendre à ces jeunes pourquoi est-ce qu'on met en place des dispositifs techniques et pourquoi est-ce que les solutions qui permettent de les contourner ne doivent pas forcément être utilisées.

En dehors des sites, 30 % des jeunes de 15 à 17 ans disent consulter des contenus pornographiques sur les réseaux sociaux. Rappelons qu'entre 7 et 10 ans, un enfant sur deux dispose d'un, voire de deux comptes sur les réseaux sociaux, malgré l'interdiction théorique avant 13 ans et le RGPD qui prévoit un consentement du mineur et des parents entre 13 et 15 ans pour la France - 13 et 16 ans dans les textes européens. Quatre ans après son adoption, rien n'a changé, les réseaux sociaux ne mettent toujours pas en place de dispositifs de vérification de l'âge. Cette situation est véritablement inacceptable. Sur le terrain, on rappelle la loi, mais les dispositifs pour l'appliquer sont inexistants !

Alors, on nous explique que la vérification de l'âge soulève un certain nombre de problématiques et n'est pas aussi simple à mettre en oeuvre qu'on le souhaiterait. Nous, nous pensons que dans cet univers de technologie numérique, il doit être possible de trouver des systèmes pour protéger les enfants, éviter l'accès des plus jeunes aux réseaux sociaux sans aucun consentement parental, et garantir le respect de certains principes, liés aux données personnelles, à la vie privée, à la liberté de navigation, notamment des adultes. C'est pour nous un point d'alerte parce qu'il y a, là aussi, un enjeu extrêmement important pour les parents et pour les familles.

Concernant les solutions techniques et le contrôle parental, nous avons évidemment soutenu la proposition de loi de Bruno Studer. Ce dispositif constitue pour nous une brique supplémentaire, notamment pour les plus jeunes, parce qu'on sait que les dispositifs de contrôle parental sont plus pertinents lorsque les enfants sont plus jeunes, pour éviter notamment qu'ils ne tombent sur des contenus de manière involontaire. S'agissant des préados ou des adolescents, les solutions sont plus complexes puisqu'elles doivent prendre en compte des enjeux d'autonomie, de liberté, de respect de l'intimité. Le consentement et l'accord des parents peut ne pas être nécessaire, voire même leur information sur ce que fait l'enfant.

Cette « brique » supplémentaire soulève de véritables enjeux éducatifs et d'accompagnement à la bonne utilisation de ces outils. La notion même de contrôle parental peut créer une confusion. L'idée n'est pas de tout contrôler et surveiller, voire de « fliquer », mais de protéger et accompagner les enfants vers l'autonomie. Or certains parents tendent vers une logique de surveillance permanente.

Lorsque vous parlez avec des parents et que vous évoquez la manière dont ils accompagnent les enfants, vous avez régulièrement des parents qui vous disent : « J'ai installé un contrôle parental, je suis tranquille », comme si le contrôle parental pouvait sécuriser les enfants à 100 %. Or on l'a vu dans l'étude allemande, il y a des modes d'accès à la pornographie qui ne sont pas sécurisés par les outils de contrôle parental. Ceux-ci ne constituent en rien un remède miracle qui remplacerait les parents : ils sont à leur service, mais ne se substitueront jamais à l'accompagnement et au dialogue.

Un autre aspect est très important à prendre en compte. Pour être efficaces, ces outils doivent être correctement paramétrés en fonction de l'enfant et des pratiques familiales. Proposer aux parents une aide lors de leur activation, c'est-à-dire lorsqu'ils utilisent pour la première fois les outils numériques, est une bonne chose, mais il faut également que les parents soient accompagnés pour comprendre ce que sont ces outils, comment les utiliser, comment les paramétrer, comment les adapter à l'âge des enfants. Cette logique d'accompagnement est évidemment encore plus nécessaire s'agissant des parents qui se trouvent éloignés du numérique ou en difficulté avec ces outils.

Au-delà des volets juridiques et techniques, l'enjeu éducatif consiste principalement à accompagner les enfants, les professionnels et les parents. L'idée n'est pas de discuter en famille des enjeux de la pornographie, mais il est important que les parents soient bien conscients des risques et de ce qu'il y a derrière ces risques : si les enfants souhaitent accéder à des contenus pornographiques, c'est d'abord parce qu'ils se posent des questions sur la sexualité. Le sujet n'est pas facile et les parents n'ont pas nécessairement à être leurs interlocuteurs, mais ils doivent être en mesure de les orienter et les guider vers des ressources, des outils ou des lieux appropriés. Certaines ressources en ligne sont formidables : les parents pourraient inciter les jeunes à les consulter. L'enjeu de parentalité est donc important et il faut continuer à impliquer les adultes, non seulement dans ces démarches, mais aussi dans une optique plus large d'éducation aux médias et de compréhension des enjeux numériques.

J'indiquais plus tôt que l'accès aux contenus pornographiques passait par les réseaux sociaux et les échanges de contenus entre jeunes, souvent via le smartphone . Aujourd'hui, en France, l'âge du tout premier équipement en téléphone portable est inférieur à 10 ans, certains parents équipant leurs enfants dès 6, 7, et 8 ans, sans pour autant les accompagner dans son usage, peut-être parce qu'au départ, ils ne voient pas les risques de leur démarche, mais plutôt les bénéfices, tantôt réels, tantôt fantasmés. Travailler sur la prévention du risque pornographique, c'est donc aussi travailler sur l'accompagnement à la parentalité numérique, c'est-à-dire amener les parents à comprendre les enjeux numériques, dont les enjeux de pornographie, ce qui renvoie à cette question d'encadrement plus général des pratiques numériques des enfants - on ne peut pas déconnecter ces deux aspects.

Dans les actions que nous menons à l'Unaf, que ce soit en ligne, à travers un certain nombre de ressources ou sur le terrain, nous essayons de proposer des outils sur les questions de la pornographie, de l'éveil amoureux, des pratiques à risque, des usages numériques des enfants, mais aussi sur des questions plus générales, de l'accompagnement au bon usage des outils numériques, ou encore des questions telles que « pourquoi, comment et à quel âge équiper son enfant d'un téléphone portable ? ». Notre approche se veut globale et, comme Open, nous travaillons aussi avec d'autres structures, parce que sur certaines thématiques précises, nous orientons plutôt vers des structures de terrain existantes.

En résumé, il y a pour nous un véritable enjeu de parentalité dans la connaissance de ces ressources, tout en sachant, quand c'est nécessaire, quitter la logique d'éducation aux enjeux numériques par le seul numérique. On oublie souvent que pour beaucoup de parents, la solution ne passe pas uniquement par ces aspects, parce qu'ils sont attachés, comme les jeunes, à l'échange, aux interactions avec d'autres adultes. Il y a là un enjeu majeur de politique publique, qui implique des moyens financiers adaptés à la hauteur des défis : ce soutien est évidemment important pour les associations qui interviennent sur le terrain.

L'Unaf est également favorable aux espaces de discussion où les jeunes peuvent librement s'exprimer et poser des questions. Nous avons quelques associations et quelques Udaf qui développent des actions à destination des jeunes autour des questions relatives à la vie affective, relationnelle et sexuelle, les fameuses séances d'Evars (éducation à la vie affective relationnelle et sexuelle), et nous partageons le constat qu'effectivement ces sujets sont parfois difficiles à aborder, notamment dans les établissements scolaires où il y a encore des points de blocage et où il est assez compliqué de développer ces actions. Nous essayons de les organiser dans d'autres lieux, avec d'autres partenaires, mais il nous semble qu'effectivement l'école doit s'ouvrir à ces problématiques.

Dernier point, il y a un effort de communication à faire autour des ressources à destination des jeunes sur ces problématiques. Beaucoup de choses ont déjà été faites, mais on a aussi un certain nombre de jeunes ados ou de préados qui n'ont pas connaissance de ces ressources et il y a là un enjeu de communication important.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Merci pour vos propos qui complètent parfaitement ceux de M. Rohmer. Le couple éducation numérique/éducation à la sexualité semble en effet très soudé et nous allons devoir nous y attaquer.

Gordon Choisel, président de l'association e-nnocence . - Notre association s'intéresse spécifiquement à la lutte contre l'exposition involontaire, c'est-à-dire l'exposition qui n'est pas recherchée et qui, dans bien des cas, pour la première exposition, a lieu sur des sites non pornographiques : via des sites de streaming , par exemple, avec des fenêtres pop-up , mais également via des smartphones grâce aux messageries instantanées et aux différentes applications qui permettent de transférer des images entre amis, et tout simplement dans la cour de récréation, la diffusion du téléphone portable ayant lieu dès l'école primaire. Il suffit qu'un des camarades de votre enfant ait un téléphone portable pour que votre enfant ait accès au contenu de ce téléphone portable.

Les chiffres que vous évoquez sont inquiétants mais ils sous-estiment la réalité du terrain. Olivier Gérard rappelait qu'il y a une aggravation de la situation. Lorsque nous avons animé ensemble des réunions pour la création du site https://jeprotegemonenfant.gouv.fr , l'ensemble des acteurs associatifs présents se sont accordés à dire que la première exposition avait lieu au primaire, aux alentours de l'âge de 8 ans, et que dans l'ensemble, un enfant sur deux avait déjà eu accès à un contenu pornographique en primaire. Les différents sondages nous donnent un premier regard mais gardons à l'esprit le fait que ce regard n'est que partiel et que la réalité est certainement beaucoup plus grave.

Cette exposition précoce entraîne une banalisation du fait sexuel et a des effets sur l'enfant et sur la société. La semaine dernière encore, différents articles sont sortis dans la presse sur la prostitution des jeunes filles dès l'âge de 13 ans et de 14 ans, des jeunes filles qui sont recrutées via Snapchat , Instagram , TikTok et qui, à leur sens, ne vont pas se prostituer, mais qui, en réalité, soit pratiquent derrière leurs écrans des actes sexuels devant un public, soit se prostituent au sens propre du terme. Le fait que de très jeunes filles de 13 ans acceptent de faire cela montre qu'il y a une banalisation du fait sexuel, que finalement il n'a rien d'exceptionnel, que ces pratiques sont beaucoup plus courantes que ce que nous le pensons, et certainement encore beaucoup plus que ce que les parents de ces enfants pensent. Il y a donc, à notre sens, un lien assez manifeste entre la précocité de l'exposition à la pornographie, la banalisation des contenus pornographiques, une certaine accoutumance voire dépendance à ces contenus, et une reproduction dans le monde réel de ce qui est vu sur les sites pornographiques.

Si on s'intéresse aux différentes affaires pénales qui touchent les mineurs, on constate qu'il y a de plus en plus de problèmes de viols en réunion chez des enfants de 13 ans, 12 ans, qui sont filmés dans les cours de récréation ou dans les toilettes de l'école. Il est bien évident qu'ils n'ont pas eu cette idée tout seuls, ils reproduisent un acte qu'ils ont vu en ligne. Il y a donc un effet direct du visionnage des contenus pornographiques sur le comportement des enfants. En outre, plus il y a accoutumance aux contenus pornographiques, plus les producteurs de contenus pornographiques ont besoin, pour maintenir cette accoutumance, de créer du nouveau contenu, et donc de créer, en quantité, mais également « en qualité » - j'emploie ce mot au sens des sondages. Plus on est habitué à quelque chose, plus cette chose nous paraît assez anodine, et donc il va y avoir une aggravation des pratiques qui vont être filmées. C'est un petit peu comme la drogue, puisqu'il y a une logique de dépendance : si vous êtes habitués à une drogue douce et que cette drogue douce ne vous fait plus d'effet, vous passez à une drogue plus dure et ainsi de suite. Cela explique qu'aujourd'hui on ait des vidéos de plus en plus hard , avec des problèmes de respect des femmes. Quelques acteurs pornographiques français sont actuellement poursuivis au pénal pour des actes de viols durant les tournages, essentiellement dans les pays de l'Est : l'impact a donc lieu même à l'intérieur du monde pornographique, en particulier pour les actrices - mais j'imagine que les différentes actrices que vous avez auditionnées vous ont éclairés sur ce point.

Notre association n'est pas une association de terrain, des associations comme celles de mes camarades interviennent déjà sur le terrain et le font très bien. Nous, nous avons cherché à nous intéresser à la cause, c'est-à-dire à la diffusion illicite de contenus illicites.

La diffusion est illicite et j'y reviendrai, mais j'insisterai d'abord sur le caractère bien souvent illicite des contenus diffusés sur des plateformes : ce sont souvent des contenus contrefaits, donc avec une violation du droit d'auteur, même si, au regard des viols, la violation du droit d'auteur apparaît moins grave, mais le fait est là, il s'agit d'un contenu contrefait et donc illicite.

Ce contenu est également illicite dans bien des cas par la violence qu'il diffuse, sur les actrices notamment, violences auxquelles elles n'ont pas toujours consenti. On a donc un problème de consentement aux actes qui sont filmés et on a également un problème de consentement à la diffusion, notamment dans tout ce qui relève de la pornographie « amateur ».

Vous avez auditionné Robin D'Angelo, qui a fait une très belle synthèse des pratiques qui ont lieu dans le milieu amateur : vous avez des femmes qui, pour 200 euros, vont pendant deux jours réaliser un certain nombre de vidéos qui seront diffusées de manière la plus large possible, et pour 200 euros, ces femmes voient leur vie ruinée, même si quelques avocats essaient désespérément de faire retirer ces contenus. Ils sont diffusés d'ailleurs avec un consentement qui est vicié dans 95 % des cas.

Les contenus sont illicites et la diffusion est illicite, puisque l'article 227-24 du code pénal est on ne peut plus explicite : un contenu ne peut être susceptible d'être vu par un mineur, c'est-à-dire que le contenu ne doit être accessible potentiellement à aucun mineur. On ne peut pas faire une formulation plus stricte et plus rigoureuse. Or tous les sites diffusent d'une manière qui rend cette diffusion susceptible d'être accessible aux mineurs. La diffusion est donc, dans tous les cas, illicite.

Je reviendrai plus tard sur le problème du disclaimer , un sujet qui, pour les spécialistes du droit du numérique, est une évidence depuis les années 2000 : je me souviens d'articles du professeur Lepage sur le sujet, selon lesquels il est impossible d'avoir une diffusion licite de ces contenus.

En matière de numérique, c'est la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) de 2004 qui s'applique et constitue le cadre restrictif des poursuites qui peuvent être engagées en ligne. Néanmoins, l'article 227-24 du code pénal s'applique de plein droit. La LCEN n'a fait que créer un régime de responsabilité allégée pour certains opérateurs d'Internet. Cette responsabilité allégée n'est pas une irresponsabilité et ne concerne pas tous les opérateurs.

Il y a donc, pour les contenus en ligne, deux possibilités : poursuivre au pénal ou poursuivre au civil.

La poursuite au pénal est en général réalisée par le ministère public dont la mission, je le rappelle, est la protection de l'ordre public. Il s'avère qu'aucun parquet ne poursuit les sites pornographiques, alors même que des plaintes sont régulièrement déposées, notamment par notre association. Il y a de ce point de vue un vrai problème.

Le civil, en revanche, a offert des solutions plus efficaces, nous avons eu quelques succès en réussissant à faire bloquer et déréférencer certains sites, mais il y a encore quelques améliorations possibles.

Avant la loi du 30 juillet 2020, l'article 227-24 du code pénal permettait d'agir, tant aux associations en tant que représentantes des victimes, qu'au parquet, le parquet pouvant agir à la fois au pénal et au civil, c'est-à-dire qu'un procureur peut demander le blocage et le déréférencement, ce qui qui a été fait pour le site « démocratie participative » par exemple, qui était poursuivi pour des actes d'antisémitisme, et pour le site Aaargh , pour révisionnisme.

Les parquets peuvent et savent agir au civil pour faire bloquer et déréférencer des sites. Ces poursuites peuvent avoir lieu au fond, ce qui est toujours un peu compliqué, ou en urgence, ce qui correspond plutôt à notre situation : faire cesser un trouble à l'ordre public manifestement illicite. La fermeture de certains sites par la voie civile démontre l'efficacité de cette voie. En toute hypothèse, on a du mal à connaître l'éventuelle efficacité de l'autre voie puisqu'aucune action n'a encore été menée au pénal.

La loi du 30 juillet 2020 dispose qu'un disclaimer n'est pas suffisant et a donné une nouvelle compétence au président de l'Arcom. Avant cette loi, la formulation de l'article 227-24 du code pénal était largement suffisante. Néanmoins, on peut se réjouir du fait que la représentation nationale se soit mobilisée avec cette loi : ce nouvel alinéa de l'article 227-24 démontre la volonté de réguler les sites pornographiques, même si son intérêt juridique est très limité.

Quant à la compétence du président de l'Arcom, là encore, on peut se satisfaire du fait que les pouvoirs publics se soient saisis de la question. Pour autant, la procédure mise en place est pour le moins discutable. En effet, selon la loi du 30 juillet 2020, le président de l'Arcom ne peut poursuivre, c'est-à-dire ne peut demander un blocage ou un déréférencement d'un site qu'après avoir mis en demeure ce site. Autrement dit, si je fais un parallèle, vous avez quelqu'un qui deale au coin de la rue et vous le mettez en demeure d'arrêter de dealer , sinon vous appellerez la police. C'est la même chose ! Sachant que la LCEN permet déjà de demander le blocage et le déréférencement de manière non judiciaire.

L'Arcom est allée plus loin, puisque si je prends la mise en demeure du 7 avril dernier, elle a écrit aux sites diffusant des contenus pornographiques, en leur demandant de formuler des observations, ce qui n'est pas prévu par la loi. Les observations n'ayant pas été jugées satisfaisantes, l'Arcom les a mis en demeure. Selon la loi, il faut donc encore attendre quinze jours pour que les sites formulent des observations. Les nouvelles observations n'étant pas encore jugées suffisantes, l'Arcom a agi devant le président du tribunal judiciaire de Paris. Déjà, la mise en demeure préalable paraissait discutable, et l'Arcom est allée plus loin en faisant deux mises en demeure !

Sur n'importe quel site pornographique qui a été visé par l'Arcom, l'infraction est manifeste et caractérisée. On se demande donc dans quelle mesure il ne serait pas possible d'offrir à l'Arcom une voie d'action plus efficace. En outre, la loi ne permet que de demander le blocage et le déréférencement par voie judiciaire. Or selon l'article 6-1 de la LCEN, les moteurs de recherche et les hébergeurs doivent rendre inaccessible un contenu dont ils ont connaissance du caractère illicite. Il serait donc plutôt souhaitable que l'Arcom, avant d'agir judiciairement, envoie une mise en demeure de rendre inaccessible le site au prestataire technique. Cela permettrait de vérifier la bonne ou la mauvaise foi des moteurs de recherche et des fournisseurs d'accès à Internet. D'un point de vue procédural, la loi du 24 août 2021 a modifié la loi pour la confiance dans l'économie numérique, notamment son article 6-1-8, en substituant à la procédure des requêtes la procédure accélérée au fond. Ce « jargon » juridique a des effets : la procédure par voie de requête est une procédure conservatoire non contradictoire qui permet d'obtenir une décision de blocage ou de déréférencement en l'absence d'identification, notamment de la partie adverse. Pour tous les sites dont on n'arrive pas à obtenir l'identité ou qui ne répondent pas, c'est une voie tout à fait efficace. Elle est de plus rapide et non onéreuse, alors que la procédure accélérée au fond - l'ancienne voie des référés - suppose la réunion de toutes les parties, un débat contradictoire devant le juge et une mise en délibéré pour obtenir une éventuelle décision. Là encore, on a un allongement des délais de procédure pendant lesquels les contenus sont toujours accessibles et visibles par les mineurs.

Tout ce que je viens d'évoquer semble très pessimiste. Comment améliorer les choses ? Le Gouvernement a fait le choix de confier à l'Arcom le rôle du ministère public. On aurait pu imaginer une autre solution, par exemple la création d'un parquet numérique, ou des instructions confiées au ministère public par voie de circulaire générale, comme le permet la loi, pour inciter les parquets à poursuivre les sites pornographiques. Tel n'a pas été le choix du Gouvernement et en en prenant acte, on peut réfléchir à la manière d'améliorer la procédure offerte au président de l'Arcom pour faire bloquer ou déréférencer ces sites.

On pourrait simplifier les délais et explicitement prévoir que des agents de l'Arcom soient assermentés pour faire les constats, afin d'accélérer, et d'ailleurs, de réduire les coûts des constatations d'infractions.

D'un point de vue procédural, on pourrait aussi faciliter la possibilité pour les associations d'agir en justice, en modifiant éventuellement l'article 2-3 du code de procédure pénale et en clarifiant les discussions doctrinales et jurisprudentielles autour de l'article 31 du code de procédure civile.

Il faut garder à l'esprit qu'on ne fera pas fermer tous ces sites du jour au lendemain, en raison d'intérêts financiers. Ce qui, à notre sens, semble essentiel, c'est de réduire le flux et l'accessibilité, car le fait qu'un enfant de 16 ans tombe sur un contenu pornographique, ce n'est pas la même chose que le fait qu'un enfant de 10 ans tombe sur ce contenu : plus tard arrivera l'âge de la première exposition, plus tard arrivera la banalisation, plus tard arrivera l'accoutumance.

La réduction du flux est cependant problématique, car de nouveaux outils existent, à l'instar des VPN . Je rappelle qu'un VPN est un logiciel qui vous permet de modifier votre adresse I.P. et, notamment, d'accéder à des contenus qui ne sont pas accessibles en France. À titre personnel, cela me sert à regarder la télé italienne de manière tout à fait légale, parce que la Rai ne diffuse pas en France. Les VPN ne sont pas tout puissants : il y a des VPN qui ne fonctionnent pas, Prime video par exemple sait les détecter et vous empêche d'utiliser un VPN pour regarder une vidéo qui ne peut pas être regardée en France. Des solutions techniques existent et à n'en pas douter, les prestataires techniques qui arguent de l'impossibilité ou de la difficulté technique sont les plus au courant de ces solutions. J'ai du mal à croire qu'un fournisseur d'accès en France ou un moteur de recherche mondialement connu n'arrive pas à détecter un VPN et à empêcher son utilisation pour accéder à un contenu pornographique. Tout cela suppose une volonté politique qui s'est exprimée, mais qui doit trouver une clé de transmission plus efficace d'un point de vue juridique. Nous sommes très attachés au recours au juge judiciaire qui est le garant des libertés publiques et des libertés individuelles, et il s'agit donc d'améliorer au maximum la procédure.

On aurait pu choisir une autre solution, mais dans la mesure où le Gouvernement a choisi l'Arcom, essayons d'améliorer les outils à sa disposition pour réduire les délais, et pour qu'à chaque fois qu'un site est identifié comme diffusant un contenu pornographique sans prendre de mesures drastiques pour empêcher son accès aux plus jeunes, il soit bloqué et rendu inaccessible dans les plus brefs délais.

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - Voici trois mois que nous travaillons sur le sujet et nous commençons à avoir un état des lieux. Je pense pour ma part que l'accès au porno sur Internet est la face émergée d'un énorme paquebot, qui est la question plus globale des réseaux sociaux, la part que prend cette activité extrêmement lucrative dans les activités humaines et ses conséquences sur les comportements humains.

Plus nous avançons dans nos travaux, plus je pense que la question de l'accès des mineurs aux vidéos pornos est le bon moyen d'accrocher l'opinion et l'intérêt sur le sujet, parce que, fort heureusement, cela choque tout le monde que les mineurs puissent regarder du porno. Mais quitte à passer pour une moraliste, cela me choque tout autant que des adultes passent des nuits entières à en regarder. Tout ce que vous dites sur les mineurs, qu'est-ce qui nous interdit de le dire sur les adultes ? Monsieur Choisel parlait tout à l'heure de l'accoutumance et de la différence entre la consommation moyenne et la consommation médiane, ainsi que du taux élevé de consommation chez une partie des mineurs et de son impact à la fois sur leurs représentations et sur leur rapport à la sexualité. Qu'est-ce qui nous autorise à penser que ceci n'aurait de sens que concernant les mineurs et les enfants ? Bien entendu, cela a un impact aussi sur les adultes, et de manière plus générale, c'est effectivement la face immergée de l'iceberg, un sujet beaucoup plus vaste.

Notre travail intègre la question de l'accès des mineurs à la pornographie mais ne s'arrête pas là. Nous étudions aussi les infractions pénales liées à la production des contenus, c'est-à-dire l'incitation à la haine raciale, au sexisme, à l'homophobie : tout cela est dans tous les contenus, que le consommateur soit adulte ou mineur. Nous travaillons aussi sur la légitimité de l'idée répandue selon laquelle l'accès à la pornographie fait partie des libertés individuelles que nos démocraties doivent garantir. Vraiment ? Je n'en suis plus totalement convaincue, puisque, par ailleurs, il heurte d'autres droits fondamentaux qui sont tout aussi importants.

Dès lors qu'on prend appui sur la question de l'accès des mineurs à la pornographie, nous avons un énorme chantier devant nous. On sait tous qu'il y a un enjeu éducatif sur l'éducation au numérique, mais il y a aussi un autre enjeu éducatif qui est celui de l'éducation à la sexualité. Un de nos auditionnés caractérisait ainsi la consommation de porno : un outil de réponse malsain à une curiosité saine.

L'école est un énorme sujet : elle n'assure pas l'éducation à la vie affective et sexuelle que la loi lui impose pourtant d'assurer. Les associations de protection de l'enfance et les associations féministes demandent que les cours d'éducation à la vie affective et sexuelle soit réellement tenus. Nous avons également besoin du soutien de l'Unaf et des associations familiales, parce qu'on ne peut pas valider l'idée que l'éducation à la sexualité relève de la liberté éducative. D'un certain point de vue, l'éducation à la sexualité est une nécessité républicaine et c'est à l'école de la prendre en charge, tant aujourd'hui la question est devenue un sujet pour l'école. C'est peut-être relativement récent, mais aujourd'hui les enseignants sont confrontés à tout ce que vous avez fort bien décrit sur les comportements des enfants avec le numérique, la mise en pratique et l'augmentation des violences sexuelles chez les jeunes enfants. J'adresse donc un message à Marie-Andrée Blanc, présidente de l'Unaf, et à tous les présidents d'association et de fédération : il faut qu'il y ait un débat, que les plus réticents cèdent parce que ce n'est plus leur intérêt de ne pas demander à l'Éducation nationale de faire son travail.

Bruno Belin . - Je m'en tiendrai au sujet des mineurs car pour les majeurs, la notion de discernement s'applique. Nous n'allons pas revenir sur la loi de 1974 ou interdire les lieux qui leur sont réservés.

Je viens de vérifier : effectivement en moins d'une minute, sur Twitter , vous tombez sur des contenus à caractère pornographique voir pédopornographique.

Il y a deux sujets pour moi. D'une part, est-ce que les outils techniques de régulation existent ? Ensuite, il y a un sujet sur les réseaux sociaux, parce qu'on peut effectivement limiter les sites dits pornographiques, mais si sur Twitter tout est possible, nous avons un vrai problème.

Je pense également que l'action de prévention éducative doit être engagée dès la maternelle.

Victoire Jasmin . - La Guadeloupe n'est pas épargnée par ces problématiques, et dans toutes les outre-mer je pense que c'est la même chose. Vous avez évoqué Twitter , mais il y a également YouTube , auquel les ados accèdent avec leur téléphone. Dans certains clips, on voit certains rappeurs ou certains chanteurs, avec des accompagnements douteux. Je suis assez d'accord avec ce qui a été dit concernant l'implication de l'Éducation nationale dans l'éducation sexuelle mais il faut également impliquer beaucoup plus les parents d'élèves. Je souhaiterais que les chefs d'établissement profitent des réunions de rentrée scolaire, où tous les parents d'un même niveau sont présents, pour aborder ces questions et sonner l'alerte, afin que les parents soient beaucoup plus attentifs, parce qu'il y a un véritable déni de cette situation ainsi qu'une méconnaissance des différents réseaux de la part de certains parents.

Thomas Rohmer . - Il y a bien sûr un vrai enjeu au niveau de l'Éducation nationale. La sexualité est au coeur de l'intimité des êtres humains et son évocation bouscule tout un chacun au plus profond de son être. En faisant beaucoup de prévention sur le terrain, je me rends compte que ce n'est vraiment pas un sujet comme les autres et par conséquent, les parents sont souvent coincés dans des contradictions. Ils le formulent d'ailleurs très souvent : ils protestent quand il n'y a pas d'éducation sexuelle, et quand elle est mise en place, ils préfèreraient qu'elle émane d'eux... On est un peu dans une situation de blocage.

Pour autant, je partage ce qui a été dit, l'enjeu est vraiment de mettre en place une véritable éducation sexuelle qui tienne compte, et j'insiste là-dessus, de ce que nous disent les jeunes. Aujourd'hui, quand on regarde les études qui sont faites en France sur la sexualité des Français, on nous bassine encore avec des chiffres qui semblent dire que la sexualité des Français n'a pas évolué depuis les années 1970, parce qu'on y définit encore le rapport sexuel comme un simple coït. Or comme le disent énormément de jeunes, il se passe énormément de choses entre le cours de maths et de physique, et qui ne s'apparentent pas uniquement à des rapports sexuels tels qu'ils sont définis dans les études. Certaines pratiques sexuelles sont extrêmement banalisées dans les établissements scolaires, ce sont aussi des pratiques stéréotypées qui émanent du milieu pornographique et se sont diffusées sur le terrain : par exemple, la fameuse « totale », c'est--à-dire, pour être clair, le trio fellation-sodomie-éjaculation faciale.

Les stéréotypes de pratiques sexuelles issus de la pornographie ne sont jamais déconstruits par les contre-discours que j'évoquais tout à l'heure et c'est pourquoi il est extrêmement important de les mettre en place, à l'école bien sûr, dans des actions éducatives : il y a un énorme besoin de formation.

Malheureusement, l'Éducation nationale nous répète qu'il n'y a pas de budget pour faire intervenir des compétences extérieures, alors que cela est nécessaire car il est temps que l'Éducation nationale cesse de fonctionner en vase clos. Le recours à des intervenants formés permettrait de mettre en place des actions plus efficaces.

Nous constatons une hausse des signalements de faits dérangeants y compris chez des enfants d'école maternelle. J'en profite pour dénoncer le manque de respect de l'intimité de nos enfants dans les écoles maternelles. Aujourd'hui, ne pas respecter l'intimité des enfants, en les amenant aux toilettes à heure fixe à la convenance des adultes, c'est manifester une absence totale de respect de leur intimité. Comment voulez-vous construire une éducation affective, relationnelle et sexuelle digne de ce nom si dès le plus jeune âge, les adultes envoient des messages contradictoires ? Alors, bien sûr, parfois cela occasionne des dérapages, qu'il ne faut pas non plus confondre avec le développement normal de l'enfant, le stade de l'exploratoire notamment, que les pédiatres et les psychiatres évoquent très souvent.

En bref, l'école a un rôle important à jouer.

Par ailleurs, nous devons mettre le paquet sur les réseaux sociaux et essayer de bannir les contenus pornographiques sur ces plateformes. On en revient à la question d'accessibilité de ces outils, mais également au sujet de la vérification d'âge.

Dans le combat que nous avons mené, on n'a eu de cesse de nous répéter, et d'ailleurs, la Cnil a rendu des avis en ce sens, que la vérification d'âge, c'était très bien, mais qu'il fallait être prudent ! Il ne faudrait surtout pas qu'on collecte trop de données sur les internautes. Alors qu'aujourd'hui, le modèle économique de ces sites pornographiques, c'est justement la collecte de données ! Ils ont même publié des statistiques très précises, Pornhub étant capable de dire qui consommait quelle pornographie en fonction de son vote, Trump ou Clinton par exemple ! Vous voyez, le ciblage est plutôt au coeur de leur métier. Nous faire croire qu'un système de vérification d'âge qui ne soit pas respectueux du RGPD n'existe pas est insensé. Nous avons d'ailleurs été contactés par nombre de structures qui en proposent : il serait peut-être temps d'appuyer sur le bouton pour passer aux actes.

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - C'est un peu à la marge de notre sujet mais les propos de Thomas Rohmer sur le respect de l'intimité et l'intégrité corporelle des enfants m'y amènent. Depuis plusieurs années, je suis très choquée que des parents diffusent des photos de leurs enfants sur les réseaux sociaux. Il y a là pour moi une atteinte au droit à l'image de ces enfants.

Je n'ai jamais fait d'exploration juridique sur le sujet mais la question se pose : est-ce que le droit à l'image des enfants appartient aux parents ? Il me semble qu'il y a là un sujet.

À un moment donné, on a découvert qu'il avait des sites pédocriminels dans le dark net qui utilisent tout simplement les photos que les gens postent de leur bébé nu en train de prendre son bain par exemple, et qui récupèrent toutes ces photos pour les mettre à disposition des amateurs de pédopornographie.

Sur ce sujet, la loi n'a rien prévu, car la question ne se posait pas jusqu'à récemment. Or il me semble que dans la protection de l'enfance, on a là un sujet, alors évidemment très répressif et très liberticide, mais c'est très gênant pour les enfants, d'autant plus qu'il n'y a pas de droit à l'oubli.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - En effet. Dans les années qui viennent, il y aura probablement des suites judiciaires à ce type de démarche parce que les enfants ne vont pas tous accepter d'avoir été exposés de manière involontaire sur la toile, nus ou pas, d'ailleurs.

Thomas Rohmer . - Je vous remercie de cette remarque tout à fait judicieuse, c'est un sujet sur lequel nous travaillons aussi depuis de nombreuses années, notamment avec Bruno Studer dans le cadre de la loi Studer. Nous avions été un peu lanceurs d'alerte sur la manipulation des enfants par leurs parents dans ce qu'on appelait le cas des enfants YouTubeurs . Nous travaillons en ce moment à la rédaction du décret d'application de la loi, qui, je l'espère, pourra entrer en vigueur au plus vite, mais qui n'est pas simple, parce que là encore on est sur des sujets de libertés, et comme on est un peu novateurs en France sur le sujet, on ouvre des portes.

Je serais ravi, chère Laurence Rossignol, de travailler à vos côtés sur ce sujet que nous avons identifié depuis deux ans. Nous travaillons avec des juristes sur la refonte du droit à l'image des enfants à l'aune des espaces numériques, c'est évidemment l'un des grands enjeux à venir parce qu'on touche à tous les sujets : la régulation des plateformes, l'implication des parents et leur responsabilité éducative. Pour l'instant, le droit à l'image est inaliénable de l'autorité parentale, mais nous pensons qu'au même titre qu'on retire ou suspend l'autorité parentale à des parents qui sont négligents, pouvoir inclure la notion de droit à l'image pour des parents qui feraient n'importe quoi avec l'image de leurs enfants, aurait un vrai sens aujourd'hui en 2022.

M. Olivier Gérard . - Sans surprise, évidemment, ces sujets nous préoccupent également, il me semble d'ailleurs que la défenseure des droits travaille actuellement sur le droit à la vie privée des enfants, notamment à l'ère du numérique. Ce sujet va grandir, parce qu'il y a effectivement un enjeu important.

Je souhaiterais revenir sur la question des réseaux sociaux. Il y a aussi un aspect qui est important à prendre en compte, c'est qu'on voit que très souvent les dispositifs réglementaires mis en place mettent en place ces paliers. On peut comprendre qu'il est difficile d'imposer à un petit réseau social des contraintes trop lourdes, et, dans un esprit très « marché », un coût à l'entrée trop élevé. On a donc tendance à ne pas mettre trop de contraintes au départ sur les petits réseaux sociaux, et c'est uniquement lorsqu'ils atteignent cinq, dix, quinze, vingt millions d'utilisateurs actifs qu'on va mettre en place des dispositifs.

Le problème, c'est que l'on voit très souvent apparaître de nouveaux sites, de nouvelles applications, de nouveaux réseaux sociaux qui, au départ, n'atteignent pas cette masse critique et ne souhaitent d'ailleurs pas forcément l'atteindre, qui vont concerner 50 000 à 150 000 utilisateurs actifs, y compris des mineurs qui peuvent ainsi accéder à la pornographie.

On a souvent tendance à mettre le focus sur les gros acteurs mais il ne faut pas oublier les acteurs de petite taille et il faut essayer de trouver un système qui ne soit pas trop contraignant et trop coûteux pour les acteurs de plus petite taille, et qui, en même temps, garantisse que la loi s'applique aussi sur ces espaces.

Gordon Choisel . - Nous savons qu'il y a un problème de financement au sein du ministère de la justice et qu'il n'y a pas assez de magistrats, leur nombre n'a augmenté que de quatre mille en un siècle : de moins de 4 000 en 1900 à 8 000-9 000 aujourd'hui. C'est la raison pour laquelle les parquets vous disent qu'ils ne vont pas s'occuper de la pornographie, n'ayant déjà pas assez de moyens pour traiter la pédopornographie.

Je ne suis pas contre une réorganisation du droit à l'image des enfants, bien au contraire, mais il faut toujours garder à l'esprit la possibilité de sanctions et la mesure de la règle qu'on prend.

Dans quelle mesure veut-on réguler l'accès aux écrans - car le problème des contenus, c'est l'accès aux écrans ? On distribue des ordinateurs portables et dans le même temps on veut interdire les téléphones dans la cour de récréation ! Cela soulève une réflexion plus large sur le fait de savoir si l'école doit éduquer à l'utilisation des ordinateurs ou non. C'est une dimension presque philosophique qu'il faut garder à l'esprit. Pour ma part, j'enseigne à l'université et j'interdis désormais à mes étudiants d'utiliser des ordinateurs dans l'amphithéâtre, pour qu'ils réapprennent à utiliser un stylo. Et je peux vous dire que les questions posées par les étudiants en cours ne sont plus du tout les mêmes.

Laurence Rossignol , rapporteure . - Faut-il toujours une sanction pénale à une loi ?

Nous nous sommes posé cette question lorsqu'avec la loi sur l'éducation non violente, nous avons posé le principe qu'il fallait élever les enfants sans violence physique ou psychologique. C'est une loi qui est dans le code civil, pas dans le code pénal.

Nous avons un rapport à la loi qui est un rapport pénal, c'est-à-dire que quand on pense loi, on pense pénal. Personne ne s'occupe de ce qui se passe dans la justice civile, ce qui est une catastrophe, et les débats publics sur le rapport à la loi sont toujours des débats de droit pénal, alors que le droit civil organise bien les rapports entre les individus. Quand on a fait la loi sur l'éducation non violente, on a eu recours au code civil, parce que c'était évident qu'il est très compliqué de mettre les enfants en situation de déposer plainte contre leurs parents, et en fait cela a permis, malgré tout, que rentre dans l'esprit des gens le fait qu'il fallait élever les enfants sans les frapper. D'ailleurs, qu'en a dit la presse, puisque nous savons que finalement, c'est ce qui compte dans ces cas-là ? Elle a indiqué que le Parlement avait légiféré pour interdire les sanctions physiques sur les enfants.

Gordon Choisel . - Je suis d'autant plus d'accord avec vous que pour faire bloquer et déréférencer des sites, c'est la justice civile qui fonctionne, pas la justice pénale.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Je vous remercie de nous avoir fourni des pistes de recommandations, en matière de régulation, d'outils techniques et de mesures éducatives. À ce sujet, nous partons de très loin : en réalité, l'éducation à la sexualité est quasiment absente, voire inexistante, à cause du déficit de moyens mis en place, mais aussi en raison de freins sociétaux, qu'ils viennent des établissements scolaires, de l'Éducation nationale ou des parents. Il y a un vrai travail à mener de ce côté-là.

Il y a des pistes d'améliorations de la loi que vous avez évoquées, Monsieur Choisel : il est bien entendu que si nous mettons des semaines avant de fermer un site, on ne répond absolument pas à sa dangerosité.

Nous allons poursuivre ce travail encore quelques semaines, et nous y intégrerons en priorité les outils à proposer pour lutter contre l'accès des mineurs aux images pornographiques, des outils qui doivent s'adapter aux évolutions numériques notamment des réseaux sociaux, qui constituent un des accès majeurs aux images pornographiques pour cette tranche d'âge. On n'est pas du tout sur la même fréquentation que ce qu'on aurait pu imaginer sur des plateformes sur lesquelles on va de son plein gré. Il faudra aussi que les dispositions soient agiles.

Faut-il constituer un observatoire pour disposer d'une meilleure connaissance de la façon dont les choses se passent ?

Nous savons que les dangers pour la construction des enfants sont immenses : leur rapport à l'égalité se trouve déconstruit du fait de la consultation de ces sites. Ce n'est pas la première fois que nous entendons parler du problème de l'accoutumance, ma collègue Laurence Rossignol y faisait également référence.

Thomas Rohmer . - Il y a quelque chose qui n'a pas été évoqué, qui pourrait faire partie des pistes à explorer pour une meilleure régulation. Le modèle économique des sites YouPorn et autres repose sur du clic et ce phénomène d'accoutumance que vous évoquez y est aussi intimement lié puisque ces sites ont copié des procédés qui appartiennent aux réseaux sociaux, en termes de capacité à retenir l'attention des internautes, avec ces fameuses vidéos qui s'enchaînent à la suite, exactement comme sur certaines plateformes vidéos plus classiques.

Peut-être que l'une des pistes pourrait être tout simplement d'interdire la gratuité de ces sites. Gordon Choisel a travaillé avec Brigitte Lahaie, qui dit clairement aujourd'hui, qu'entre les conditions de tournage qu'elle a connues et ce que vivent aujourd'hui certaines actrices dans les pays de l'Est notamment, les choses n'ont rien à voir et tout cela est intimement lié, ce que démontrait parfaitement Ovidie dans son documentaire Pornocratie , cette espèce d'uberisation de l'industrie du X , qui a un impact sur les contenus, sur la posture des femmes et sur ces images de plus en plus stéréotypées qui sont envoyées à nos enfants et nos adolescents.

Cela fait peut-être partie des pistes pour lutter à la fois contre l'accoutumance et contre cette surenchère de la violence qui est au coeur du modèle économique de ces sites.

Gordon Choisel . - S'agissant des réseaux sociaux, n'oublions pas que les actrices pornographiques sont aussi des influenceuses : certaines d'entre elles ont quasiment six millions d'abonnés sur Instagram . Elles ont donc un impact non seulement à travers leurs vidéos pornographiques mais aussi en dehors de leurs vidéos. Les réseaux sociaux peuvent être diffuseurs d'un contenu pornographique, mais également, selon la volonté de l'actrice, d'une certaine conception de la pornographie. Il faut toujours garder à l'esprit que le lien entre ceux qui visionnent et le contenu visionné peut se faire de manière indirecte, en créant des liens sur les réseaux sociaux et en suivant ces actrices qui, pour certaines, ont un rôle beaucoup plus important que ce que l'on croit.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Merci à vous tous. J'ai également noté quelque chose de très intéressant dans vos propos, c'est la nécessité d'un espace pour pouvoir parler de sexualité. Cela rejoint les travaux qui ont été menés par le Gouvernement sur la prostitution des mineurs : la procureure Champrenault expliquait la nécessiter d'adapter le discours à destination des jeunes. Lorsqu'on dit qu'il faut démarrer dès la maternelle, il faut donner les outils à chaque stade pour pouvoir évoquer ce sujet et donc l'éducation sera un des gros sujets pour réussir à lutter contre la pornographie et l'accès des jeunes à ces images violentes.

Audition de M. Grégory Dorcel, président du groupe Dorcel,
et de Maître Matthieu Cordelier, avocat

(11 mai 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Nous poursuivons aujourd'hui, avec mes collègues co-rapporteures Laurence Rossignol, Laurence Cohen et Alexandra Borchio Fontimp, nos travaux sur le thème de la pornographie. Au cours de nos auditions, nous nous intéressons, depuis quatre mois, au fonctionnement et aux pratiques de l'industrie pornographique, aux conditions de tournage, aux représentations des femmes et des sexualités véhiculées, ainsi qu'à l'accès des mineurs à ces contenus et à la façon de les protéger.

Pour notre première audition de l'après-midi, nous accueillons Grégory Dorcel, président de Dorcel, présenté comme un « groupe de divertissement pour adultes » et Maître Matthieu Cordelier, avocat associé, dont je précise qu'il n'est pas le conseil du groupe Dorcel. M e Cordelier est intervenu de manière indépendante sur un projet de charte déontologique. Il intervient également aux côtés de femmes victimes d'abus d'exploitation de leur image et aux côtés de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique (Open).

La production, la diffusion et la consommation de contenus pornographiques ont connu des évolutions considérables depuis l'époque de la loi Giscard de 1974, qui avait introduit la classification des films pornographiques. Le secteur a été bouleversé depuis 2006-2007 par l'avènement des tubes , ces plateformes proposant des dizaines de milliers de vidéos pornographiques, gratuitement et en un simple clic.

Nous souhaitons savoir quel regard les sociétés françaises de production de films pornographiques portent sur ces évolutions, sur leur impact sur les acteurs plus traditionnels, mais aussi sur les conséquences qu'elles ont eues sur les pratiques de tournage comme sur les contenus proposés.

Quel est aujourd'hui le modèle économique de ces entreprises ? Repose-t-il essentiellement sur un accès gratuit avec vente d'espaces publicitaires ?

Les graves dérives dont la presse s'est fait l'écho récemment nous interrogent sur les conditions dans lesquelles se déroulent les tournages. Nous nous intéressons en particulier aux chartes déontologiques mises en place, à la nature et aux contenus des contrats signés avec les personnes filmées et à tout dispositif encadrant les pratiques et protégeant les personnes.

Avec la massification de la pornographie en ligne, les contenus produits semblent de plus en plus extrêmes, violents et dégradants. Que pouvez-vous nous dire sur le profil de vos utilisateurs et sur le type de vidéos et mots clés les plus recherchés ?

Nous souhaitons également vous interroger sur les conditions de diffusion et de retrait des vidéos. Comment le groupe Dorcel traite-t-il les demandes pouvant émaner d'anciennes actrices ne souhaitant plus voir leurs vidéos diffusées ?

Quels sont les liens du groupe Dorcel avec les plateformes de type Pornhub et YouPorn ? Parvenez-vous à obtenir le retrait de vidéos qui auraient été piratées ou que vous ne souhaiteriez plus voir diffusées ?

Enfin, nous désirons vous entendre sur l'accès des mineurs aux contenus pornographiques : 80 % d'entre eux ont déjà vu des contenus de ce type et, à 12 ans, près d'un enfant sur trois y a déjà été exposé, alors même que, aux termes de l'article 227-24 du code pénal, renforcé par la loi du 30 juillet 2020, il est interdit de diffuser des contenus pornographiques susceptibles d'être vus par des mineurs et les sites ne peuvent plus se contenter de la simple question rhétorique : « Avez-vous plus de 18 ans ? » Quels dispositifs avez-vous mis en place pour respecter la législation en vigueur ?

Grégory Dorcel, président du groupe Dorcel . - Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité et, surtout, de prendre le soin d'entendre l'ensemble des parties prenantes de notre industrie. Permettez-moi de me présenter rapidement et de présenter le groupe Dorcel. Je suis Grégory Dorcel ; je dirige depuis vingt ans le groupe Dorcel. Dorcel est un groupe français qui a plus de quarante-cinq ans d'existence et qui est considéré comme un leader de l'industrie pornographique.

Notre groupe compte aujourd'hui une centaine de collaborateurs, dont 60 % de collaboratrices. Nos activités sont réparties entre le média et le retail : son activité historique est l'activité « média », qui regroupe l'achat et la production de programmes et l'édition de cinq chaînes de télévision diffusées auprès de 300 opérateurs tels que Orange , Free , SFR ..., dans plus de 75 pays. Nous gérons également les offres télé et VOD adultes de dizaines d'opérateurs TV, qui nous font confiance pour notre sérieux et notre professionnalisme.

L'activité retail représente près de la moitié de notre chiffre d'affaires. Elle regroupe la fabrication et la distribution de produits et accessoires destinés au plaisir sexuel - lingerie, parapharmacie, sex toys - que nous distribuons dans nos réseaux de magasins, en ligne et chez des distributeurs classiques comme La Redoute , Veepee , Vente Privée , etc.

Cette présentation faite, je voudrais profiter de la parole qui m'est donnée pour condamner sans détour et avec la plus grande fermeté les actes odieux d'un certain milieu amateur, qui font l'objet d'enquêtes pénales en cours. À titre très personnel, je ne peux les accepter : ils sont à l'opposé des engagements et des valeurs de notre société. Nous tenons à soutenir les victimes dans cette épreuve, leur parole doit être crue et entendue. Ces affaires dramatiques ont toutefois le mérite de faire réagir notre industrie, qui connaît - nous le verrons - des avancées significatives quant aux conditions de tournage.

Chez Dorcel, nous menons un combat très important pour protéger les mineurs contre la diffusion d'images sauvages pornographiques. Notre position est claire et connue publiquement : nous sommes pleinement engagés pour le droit de jouir, entre adultes consentants, d'une sexualité libérée, mais toujours respectueuse de chacun et des lois.

À l'évidence, la pornographie reste un sujet tabou en France. Bien que consommée par 72 % des adultes, elle n'est que trop peu traitée sérieusement et en détail pour dépasser les clichés convenus. Cette ghettoïsation et le malaise persistant qui empêche de traiter rationnellement et publiquement les sujets liés à la sexualité peuvent malheureusement conduire à un manque d'information, mais aussi à un manque de régulation et de contrôle. Ils ouvrent la porte à des dérives, voire à des comportements criminels.

Pour notre part, nous nous prononçons résolument pour une reconnaissance claire et une réglementation forte de notre industrie. Cela nécessite des discussions transparentes permettant d'exposer franchement les problèmes et de définir des solutions concrètes.

Depuis sept à huit ans, des sites sauvages, notamment les tubes , diffusent des contenus pornographiques sans aucune restriction d'accès, pour des raisons purement commerciales, et au mépris de toutes les conséquences que cela peut avoir sur les enfants. Parallèlement, ces acteurs causent aussi un tort considérable à notre industrie. Avec eux, c'est la double peine : non seulement ils diffusent des contenus pornographiques à n'importe qui - y compris les enfants - mais ils diffusent également n'importe quoi : images extrêmes, avilissantes, etc. Ce nouveau système marketing a permis à quelques sociétés, qui animent ces sites, de réaliser près de 2 milliards d'euros de chiffre d'affaires sur un marché du X mondial d'environ 8 milliards d'euros.

Dans ce contexte, j'en viens aux actions du groupe Dorcel en matière de protection des mineurs.

Premièrement, tous les sites Dorcel protègent strictement les mineurs.

Deuxièmement, nous avons signé le « protocole d'engagement pour la prévention de l'exposition des mineurs aux contenus pornographiques en ligne » en tant que membre du Geste et nous avons activement participé au comité de suivi de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) et de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), sous l'égide d'Adrien Taquet, secrétaire d'État responsable de la protection de l'enfance, et de Cédric O, secrétaire d'État chargé du numérique. Nous avons également participé au financement du site d'information jeprotegemonenfant.gouv.fr , créé à cette occasion.

Troisièmement, depuis 2015, suite à des discussions avec des associations de protection de l'enfance - dont vous en avez auditionné certaines, et que je remercie pour leur travail acharné - nous avons élaboré avec elles des solutions permettant de contraindre les sites sauvages à respecter le code pénal français, alors même qu'ils sont pour la plupart hébergés à l'étranger, dans des paradis fiscaux.

Le groupe Dorcel s'est donc engagé pour la mise en place d'une réglementation adaptée, forte et efficace.

Dès 2016, nous avons ainsi échangé avec les équipes du cabinet de Mme Rossignol, au ministère des familles, de l'enfance et des droits des femmes, qui ont, les premières, commencé à travailler concrètement sur le sujet. Nous avons, depuis, rencontré les représentants de nombreux ministères, administrations, professionnels de l'enfance, juristes et associations. Nous avons été auditionnés à l'Assemblée nationale par Mme la députée Bérangère Couillard, qui a produit un rapport exceptionnel de pertinence et d'exactitude. Enfin, nous avons été auditionnés ici même au Sénat, par Mme la sénatrice Marie Mercier, qui a fait adopter l'article 23 de la loi du 30 juillet 2020 permettant de bloquer les sites Internet violant la protection des mineurs imposée par le code pénal.

Cette loi a été votée. Nous attendons désormais avec impatience sa mise en application par l'Arcom et par la justice, qui doit rendre sous peu ses premières décisions exécutoires. Nous espérons que cette loi sera appliquée avec volonté et force. La France, si elle l'applique, deviendrait alors le pays occidental le plus en avance en matière de protection des mineurs sur le web et pourrait servir d'exemple aux autres pays.

J'en viens aux actions que nous avons menées pour mieux encadrer les conditions de tournage, notamment par l'élaboration et la mise en oeuvre de chartes.

J'insiste d'abord sur le fait que le groupe Dorcel n'a jamais fait l'objet d'aucune poursuite judiciaire, ni aujourd'hui ni par le passé, ni au sujet des affaires en cours ou d'aucune autre. Les affaires criminelles récentes sont effroyables et ne sont pas assimilables aux activités régulières de notre industrie ni aux milliers de professionnels qui exercent chaque jour leur métier de façon responsable. La justice suit son cours pour déterminer les responsables et les condamner, mais l'industrie que je défends n'abuse pas des novices dans des mises en scène glauques. L'industrie que je défends est celle des stars du X , des fictions pour adultes diffusées par tous les groupes audiovisuels du monde occidental, celle des réalisatrices et réalisateurs engagés, parmi lesquels des féministes, celle des artistes aux millions de fans et des clients qui achètent ces contenus pour les consommer, dans 50 % des cas, en couple. En un mot, ce n'est pas l'industrie pornocriminelle que les abolitionnistes fustigent en boucle.

J'entends que certains voudraient interdire la pornographie. Nous serions donc le seul pays occidental à le faire, alors que les rares pays interdisant aujourd'hui la pornographie ne me semblent pas être des modèles de société très enviables. Il y a donc ceux qui veulent imposer à tous un changement des moeurs et ceux, comme vous je l'espère, qui veulent trouver des solutions concrètes et efficaces pour mieux protéger nos concitoyens.

En tant que leaders du secteur, animés par la volonté de construire une industrie toujours plus responsable, nous avons fait deux constats, qui ont dicté nos actions. Premièrement, il n'existait pas de standards de production établis et reconnus. Ainsi, les modèles amateurs et amatrices n'avaient aucun moyen de savoir ce qui les attendait ni de distinguer ce qui était normal ou exigible de ce qui ne l'était pas. Nous avons donc souhaité l'élaboration d'une charte qui puisse être rendue publique et servir de référence, de standard, afin qu'aucun novice non professionnel ne se puisse être piégé par manque d'informations.

En parallèle, nous nous sommes nous-mêmes remis en question et avons voulu vérifier si nos bonnes pratiques usuelles étaient suffisantes. Il ne s'agissait plus d'avoir l'impression de bien faire ; toute notre production devait être garantie par des procédures strictes, vérifiables et transparentes.

Nous avons donc lancé et financé un groupe de travail indépendant, dont la mission a consisté à auditionner de nombreux professionnels, à identifier les problèmes rencontrés et à analyser les attentes, afin d'élaborer une charte qui y réponde véritablement. Vous avez déjà entendu Liza Del Sierra à ce sujet et M e Cordelier vous apportera plus de précisions dans un instant. Chez Dorcel, nous avons immédiatement adopté cette charte, en allant parfois plus loin, par exemple en matière de rémunération ou de détection des maladies sexuellement transmissibles (MST).

Nous pensons néanmoins que d'autres actions s'imposent. En effet, les pratiques criminelles évoquées se sont développées principalement autour de contenus pornographiques d'amateurs et d'indépendants diffusés principalement sur le web , sans aucune régulation. À l'inverse, les producteurs traditionnels ont toujours travaillé en répondant à un cadre légal et sociétal, mais aussi aux chartes éditoriales des différents diffuseurs. En tant que diffuseurs, nous appliquons nous-mêmes depuis longtemps des chartes éditoriales strictes qui bannissent les contenus violents, dégradants ou humiliants. Nous avons décidé d'aller plus loin et commencé à imposer ces chartes de production aux cent vingt producteurs internationaux dont nous diffusons les films. Nous nous donnons ainsi trois à cinq ans pour que 100 % des contenus que nous diffusons y répondent.

Nous pensons que les diffuseurs ont un grand rôle à jouer pour imposer ces standards et il semble que d'autres grands diffuseurs français rejoignent cette idée. Si nous souhaitons généraliser ces pratiques, tout ne peut être réglé par les seuls diffuseurs. Tant que la pornographie ne sera pas prise en considération, tant qu'elle restera un tabou pour les différentes instances, que sa légalité et les statuts mêmes des professionnels qui y travaillent quotidiennement seront remis en cause, les dérives et les comportements criminels seront, selon nous, favorisés.

La France est le seul pays où les acteurs et les actrices ne sont pas épaulés par des agents et où leur statut légal reste encore incertain... Alors que les productions pornographiques sont consommées régulièrement par plus de la moitié des adultes Français, nous continuons à faire comme si elles n'existaient pas, comme si elles n'étaient ni usuelles ni légales. Les acteurs et actrices de cette industrie doivent tous savoir qu'ils exercent un vrai métier, qui doit être reconnu, encadré, et qui doit obéir à des règles et protections comme tout autre métier. Faire du porno, ce n'est pas faire une petite vidéo entre amis...

Par ailleurs, les agences d'artistes doivent pouvoir exister, à l'instar du cinéma traditionnel ou du mannequinat. Les artistes ont besoin de ces agences pour être représentés, accompagnés et défendus.

Sur le plan législatif, enfin, l'article 227-24 du code pénal est le seul à régir la pornographie. Depuis sa création en 1994, la notion d'« atteinte à la dignité de la personne humaine » s'est vue limitée aux seuls contenus susceptibles d'être accessibles aux mineurs. Or selon nous, l'atteinte à la dignité humaine doit s'appliquer à l'ensemble des contenus, y compris aux contenus pour adultes. Autrefois, une unité de police nommée « outrage aux bonnes moeurs » traquait les contenus violents ou dégradants et surveillait ainsi le milieu de la production X française. Nous pensons qu'il faut rétablir cette notion par la voie législative.

En conclusion, même si elle n'est pas du goût de tous, la pornographie fait clairement partie du quotidien des Françaises et des Français. Comme toutes les autres industries, elle peut être éthique et responsable. Elle a besoin d'évolutions, de régulation et de contrôle, et nous sommes à votre entière disposition pour étudier ensemble comment avancer sur ces propositions. Dans cette démarche, nous solliciterons le prochain ministre chargé de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l'égalité des chances, afin d'élaborer conjointement une charte d'engagement.

Matthieu Cordelier, avocat intervenu de manière indépendante dans l'élaboration d'une charte déontologique . - Je suis avocat en droit de la propriété intellectuelle et en droit des médias.

Je suis intervenu à plusieurs reprises pour des particuliers mineurs ou majeurs en situation difficile à la suite de cyber harcèlement ou de revenge porn . C'est par ce biais que je suis entré en relation avec M. Thomas Rohmer, président de l'association Open, et que j'ai été amené à livrer des consultations pro bono à des parents d'élèves en situation de cyber harcèlement, qui m'étaient envoyés par cette association.

J'en suis arrivé à maîtriser les sujets des droits de propriété intellectuelle, des droits à l'image et du droit de la presse et à défendre des actrices pornographiques.

J'ai discuté de ces sujets avec l'association Open et avec les différents membres des gouvernements qui se sont succédé. L'association Open a mené un très long travail pour obtenir la modification de l'article 227-24 du code pénal, avec l'ajout d'un troisième alinéa. J'espère que force d'exécution sera donnée à ce texte. L'Arcom s'est mobilisé sur ce sujet.

C'est via l'association Open que j'ai rencontré M. Dorcel, dont la position m'a paru tout à fait originale, dans la mesure où il souhaite une plus grande réglementation, pour éviter les dérives.

En la matière, éloignons-nous des concepts moraux et considérons l'individu sous l'angle de la protection des droits relatifs à la liberté individuelle. On protège le salarié qui accepte un contrat de travail déséquilibré ; on protège le consommateur contre des contrats de consommation biaisés. Pourquoi ne pas protéger l'actrice pornographique ? En ce domaine, le contexte juridique est incomplet.

La plupart des jeunes femmes que j'ai rencontrées dans mon cabinet étaient en situation difficile. Il y a un profil type, sous forme de triptyque, de l'actrice, souvent très jeune, qui sera abusée par les petites productions : elle a des problèmes psychologiques ou familiaux, des problèmes financiers et se trouve souvent isolée. En outre, lorsque je les rencontre, je constate qu'elles sont frappées de stupeur, exactement comme une victime de viol peut l'être. Par conséquent, je ne suis pas étonné que certaines productions fassent aujourd'hui l'objet de poursuites pénales. En effet, je sais que la façon dont se déroulent certains tournages n'est absolument pas normale.

Une telle situation ne se rencontre pas uniquement dans le porno. Les mannequins sont également concernés. J'ai en tête l'exemple d'une jeune femme qui avait fait des photos pour le magazine Lui et avait accepté de ne signer aucun contrat de cession de droit à l'image, dans l'espoir de faire décoller sa carrière. C'est, bien sûr, à mes yeux, une ineptie.

Qu'il s'agisse d'une actrice porno, d'un mannequin ou d'une femme ayant posé nue devant son conjoint et qui retrouve son image sur Internet, la stupeur est la même. Elles ont le sentiment d'avoir été violées dans leur intimité. Il faut en effet comprendre que, lorsque vous donnez votre image à quelqu'un, vous donnez une prolongation de votre être. Une photo est une donnée biométrique permettant de vous reconnaître, donc une donnée sensible.

Je suis intervenu aux côtés de l'association Open pour effacer des contenus. Progressivement, des actrices du porno, ou plutôt des victimes d'une profession remplie d'amateurs, m'ont demandé de les aider.

Dans le secteur de la pornographie, il existe deux catégories d'acteurs économiques. On trouve tout d'abord les acteurs institutionnels, qui ont un Kbis , c'est-à-dire un numéro d'immatriculation au registre du commerce et des sociétés, et dont la démarche est respectable, comme la société Dorcel ou les portails Pornhub et YouPorn , qui appartiennent d'ailleurs au même groupe. Lorsque j'envoie une mise en demeure à ces portails, ils sont plutôt respectueux, les contenus étant retirés quasiment du premier coup, parfois même à la suite d'un simple courriel. Parce qu'ils ont une activité économique qu'ils veulent durable, ils sont respectueux des droits. Le problème, c'est que ces plateformes d'hébergement n'effectuent aucun contrôle a priori .

Les plateformes sont alimentées par des productions d'amateurs qui se veulent des professionnels parce qu'ils gagnent de l'argent avec cette activité. Toutefois, j'insiste sur ce terme, ce sont des amateurs. Il s'agit soit de petits pirates informatiques qui récupèrent du contenu chez d'autres éditeurs, soit de petits producteurs, qui sont à la fois acteurs, réalisateurs et producteurs. Ils postent des contenus pornographiques sur leurs propres chaînes, pour les monétiser, grâce à la publicité.

YouPorn , Pornhub , TikTok et Instagram rémunèrent les titulaires de ces comptes, qui sont parfois de jeunes femmes, parfois des pirates, parfois des sociétés. Pour une rémunération oscillant entre 200 euros et 500 euros par jour, une demi-douzaine ou une dizaine de vidéos sera diffusée, de manière très large, soit en tant que teaser , soit en tant que contenu.

Parfois, les petits auto-producteurs montent leur site Internet. Il n'y a là rien de compliqué ! Il suffit d'acheter un nom de domaine et de mettre en ligne. Avec un nom de société et un Kbis , vous respectez la loi.

Le plus souvent, avec des productions d'amateurs, soit il n'y a pas de contrat, soit il y a un contrat de cession de droit à l'image sur un territoire et une durée illimités, pour une rémunération de 300 euros. Ce contrat ne précise pas ce que vous allez tourner ni avec combien d'individus.

Lorsque je demande à mes clientes pourquoi elles ont accepté de se retrouver dans un véritable gang bang , face à cinq hommes, elles me répondent que la situation s'est présentée ainsi et qu'elles se sont senties bêtes. Elles n'ont pas su dire non. Elles ont le sentiment d'avoir été violées, dans la mesure où elles ont été prises au dépourvu, n'ayant été informées de rien. Elles ont signé un vague bout de papier valant cession de droit à l'image pour l'éternité et sur tous les territoires du monde. Pour 300 euros, elles se retrouvent à faire des choses qu'elles n'auraient a priori pas faites.

L'absence de contrat me donne des armes pour demander le retrait des contenus. En revanche, cela coûte très cher à la victime en honoraires d'avocat. Ne serait-ce qu'en frais postaux, il y en a souvent pour plus cher que la rémunération perçue pour faire une vidéo.

Ces jeunes femmes sont coincées. À 24 ou 27 ans, elles souhaitent entrer dans la vie professionnelle, mais il y a toujours quelqu'un qui les aura vues dans un film. C'est un véritable préjudice. D'où l'intérêt de protéger ces individus contre eux-mêmes, exactement comme on le fait pour un salarié ou un consommateur.

M. Dorcel m'a demandé, parce qu'il savait que j'étais indépendant, d'intervenir en toute autonomie sur la rédaction d'une charte, aux côtés de Liza Del Sierra et du sociologue Alexandre Duclos. Tous deux ont fait un travail de recueil d'informations auprès des différents acteurs du secteur économique, afin de connaître les doléances et les suggestions des uns et des autres. Pour ma part, j'ai remis en forme leur projet de charte, afin de lui donner une structure juridique.

La difficulté qui est apparue, c'est qu'un certain nombre d'acteurs du porno ne souhaitent pas forcément devenir des salariés. Ils ne veulent pas relever de ce qui devrait être, à mes yeux, le statut roi, à savoir le contrat de travail d'artiste-interprète, qui prévoit une rémunération pour le temps du tournage et une rémunération pour l'utilisation de l'interprétation. Dans la pornographie, certaines actrices ont une renommée particulière et font vendre davantage de films, ce qui explique l'importance de leur cachet. J'insiste sur cette comparaison avec le cinéma traditionnel.

La charte traite notamment de la sécurité au travail, du respect de l'hygiène, notamment de l'utilisation du préservatif, et du respect de l'intimité. En effet, alors que, sur un tournage pornographique, on est la plupart du temps dénudé, il y a des moments où l'on peut avoir envie de se couvrir, de se reposer, d'être au chaud ou de prendre une douche. Il convient de prendre en compte ces aspects, liés à la spécificité de ce métier.

Puisqu'il n'existe pas de convention collective à proprement parler ni de règles juridiques adaptées, nous avons voulu inventer de nouvelles règles se fondant sur les doléances des acteurs et des actrices.

Le point d'orgue de cette construction juridique est l'obligation précontractuelle d'information des acteurs et des actrices, même si la réalité du tournage peut être légèrement différente, à la suite d'absences inopinées. Quoi qu'il en soit, il s'agit de faire en sorte que l'acteur, qui tourne dans sa plus simple intimité, sache qui sera présent sur le tournage, avec qui ou quel type de partenaires il tournera, avec combien de partenaires et pour faire quoi.

C'est exactement ainsi que cela se passe dans le cinéma classique : le cachet d'une actrice est fonction de l'étendue de peau qu'elle montrera à la caméra. C'est vrai pour les contrats hollywoodiens et français.

J'en viens à la difficulté de retirer des contenus. En cas de plainte pour absence de consentement à la diffusion de l'image, qui entre dans le cadre d'une infraction pénale, les procureurs de la République considèrent que, dans la mesure où la jeune femme regarde la caméra, elle est consentante. Vous connaissez comme moi la manière d'interpréter les dispositions du code pénal : la conjonction « ou » n'est pas cumulative. Certains procureurs, pour se débarrasser du sujet, partent du principe que si vous avez donné votre consentement pour la prise de vue, vous avez donné votre consentement pour la diffusion. Tel n'est pas le cas, et c'est tout le problème !

Si j'accepte de faire un tournage porno, cela signifie-t-il que j'accepte que le film soit diffusé gratuitement sur tous les portails du monde ? Ou bien avais-je dans l'idée que le film serait diffusé sur un portail payant, dont l'accès serait limité ? La question du type de diffusion est importante. Cette question ne se pose pas avec des producteurs comme M. Dorcel, qui respecte les droits voisins et le droit à l'information précontractuelle. Mais l'industrie de la petite pornographie amateur s'en moque complètement. Ils font simplement signer un contrat de droit à l'image, pour être sûr de ne pas tomber sous le coup de l'article 226-1 du code pénal. On continue donc d'avoir des productions pour lesquelles l'actrice n'a été informée de rien.

Par ailleurs, les juridictions refusent également de poursuivre au civil. Voilà de nombreuses années, la Cour de cassation s'est prononcée sur la manière de céder un droit à l'image. Certains de mes confrères avaient développé l'argument selon lequel le droit à l'image constitue un attribut patrimonial de la personnalité. Dès lors, pourquoi ne se céderait-il pas de la même manière qu'un droit de propriété intellectuelle, avec une limite de temps et de territoire et une proportionnalité de la rémunération ?

La Cour de cassation a rejeté cette interprétation car la propriété intellectuelle est un droit spécial, qui fonctionne selon une procédure spéciale et un code spécial. Dans ce cadre ne sont prévus que le droit d'auteur, les droits voisins, le droit sui generis des bases de données, le droit des marques, le droit des dessins et modèles et le droit des brevets.

À l'heure actuelle, le droit à l'image n'est protégé que par l'article 9 du code civil, en matière de protection de la vie privée. Par conséquent, il n'existe aujourd'hui aucune disposition légale permettant d'encadrer la manière dont on cède son image. Ma proposition vise tout simplement à aller dans le sens d'une limitation géographique, temporelle et financière pour ce qui concerne le droit à l'image.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Je vous remercie de vos interventions.

Nous avons noté l'évolution de la législation concernant le droit à l'image que vous défendez.

Vous avez dénoncé, Monsieur Dorcel, la multiplication et le fonctionnement des tubes . Dès lors, comment expliquez-vous que certaines de vos productions s'y retrouvent ? Quels liens financiers avez-vous avec ces plateformes ?

Vous avez, Maître, identifié les profils types des actrices. Ce profil est-il identique dans le porno amateur et dans le porno professionnel ?

Laurence Cohen , co-rapporteure . - Je vous remercie, Messieurs, de vos propos. Nous essayons effectivement d'auditionner toutes les parties, sans a priori , afin de pouvoir formuler les recommandations les plus pertinentes.

Monsieur Dorcel, vous avez fait une différence entre l'industrie pornocriminelle et les groupes industriels de la pornographie, qui auraient une éthique. J'aimerais avoir un peu plus d'éclaircissements sur ce point car je ne suis pas du tout convaincue que le clivage se situe entre les groupes professionnels et les groupes amateurs. Il me semble que la situation est un peu plus complexe.

Ensuite, vous avez le souci, que je partage, de protéger les actrices et les acteurs, grâce à des contrats et à une charte déontologique. Le problème du consentement me paraît un peu plus complexe dans l'industrie pornographique que dans une autre industrie, entre un salarié et son patron. Nous l'avons entendu au cours de certaines auditions, certains consentements sont utilisés pour aller beaucoup plus loin et, de fait, piéger la personne.

Enfin, concernant l'accès aux productions pornographiques par les mineurs, avez-vous le sentiment que vos recommandations seraient de nature à interdire cet accès ?

Alexandra Borchio Fontimp , co-rapporteure . - Je vous remercie de vos interventions, qui contribuent à éclairer nos travaux.

Dans un entretien datant de juillet 2021, l'une des « égéries » du groupe Dorcel, Cléa Gaultier, raconte son pire souvenir de tournage. Si elle avoue ne pas s'être renseignée avant d'accepter le contrat, elle dit avoir dû tourner une scène dite « solo », au cours de laquelle elle a dû avoir des relations sexuelles avec des « gros poulpes ». Elle ajoute : « C'était horrible, j'ai pris sur moi. Le sex toy avec les tentacules me faisait très mal. J'ai très mal vécu cette journée-là . » Cet exemple, parmi tant d'autres, illustre une forme certaine de violence et de déviance imprégnant le milieu de la production pornographique et répondant probablement à une demande des consommateurs.

Quel regard portez-vous sur l'évolution des contenus ? En tant que producteur, fixez-vous des limites à vos équipes, afin de « canaliser » la propension aux scènes violentes ou dégradantes ? Dans vos réponses au questionnaire envoyé par la délégation, vous dites que ces pratiques n'existent pas dans le monde de la pornographie payante de qualité, comme celle de votre groupe. Elles seraient réservées à la pornographie gratuite trash , qui n'a pas de charte éthique. Pourtant, Mme Gaultier appartient au monde du porno luxueux et attractif.

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - Je vous remercie pour vos propos, et plus particulièrement pour votre analyse juridique et de la présentation, Monsieur Dorcel, de votre activité.

Monsieur Dorcel, vous avez dit vous réjouir des actions judiciaires en cours et soutenir les victimes. Toutefois, avant ces actions judiciaires, vous ignoriez ce qui se passait dans les productions de Pascal Op, vous n'avez jamais travaillé avec lui et vous n'avez jamais eu l'idée de porter des actions judiciaires pour défendre les femmes avec lesquelles votre société avait l'habitude de travailler ?

Ensuite, vous avez évoqué votre souhait de proscrire toute pratique qui porterait atteinte à la dignité humaine. Je suis allée sur votre site. J'ai pu y accéder sans grande difficulté en affirmant que j'avais plus de 18 ans, sans renseigner de carte bancaire, avec quelques images floutées - mais ce n'est pas ma question. J'ai noté que l'une des rubriques s'intitulait « interracial » et présentait le synopsis d'un film d'après lequel - je cite : Gina, Chloé et Céline vont vous montrer comment s'occuper d'une grosse bite black . Cette référence claire à l'imagerie selon laquelle les hommes noirs seraient dotés par la nature d'attributs avantageux ne véhicule-t-elle pas une représentation raciste ?

Enfin, vous dites, Maître, que la charte et l'information précontractuelle prévoient la description de la pratique à laquelle l'actrice s'engage, afin qu'elle n'ait pas de surprise, ce qui est tout à fait louable. Toutefois, en termes contractuels, que se passe-t-il si l'actrice, au milieu de la production, ne veut pas poursuivre le tournage car elle estime que les pratiques ou le partenaire ne lui conviennent plus ?

Bruno Belin . - Je vous remercie, Monsieur Dorcel, Maître Cordelier, de vos présentations.

Je fais partie de ces élus qui ne croient pas du tout à la prohibition de la pornographie : elle n'aurait aucune chance d'aboutir à l'heure des smartphones et d'Internet. Il faut donc trouver les moyens d'un bordage juridique. À cet égard, le contrat me paraît indispensable. La charte semble constituer un élément trop léger dans un cadre juridique.

Comment exiger le contrat ? Doit-il y avoir une autorité de contrôle des contenus, en amont de leur tournage ? La remarque formulée par Mme Rossignol est très juste : je comprends que des acteurs puissent se poser des questions à un moment donné. Pour les protéger, que pensez-vous l'un et l'autre de la présence d'une personne de confiance, qui permettrait de garantir une protection physique, à tout moment, des personnes concernées ?

Grégory Dorcel . - Vous nous interrogez sur nos liens avec les chaînes tube . Depuis sept ans, nous nous battons pour que les tubes respectent le code pénal français et les copyrights , c'est-à-dire qu'ils arrêtent de pirater nos contenus. Pour vous donner une idée de l'ampleur de ce travail, je rappelle que depuis sept ans, nous avons demandé 15 millions de suppressions de vidéos auprès de ces plateformes et auprès de Google , qui les référence systématiquement, ce qui nous pose problème car ce sont autant de mises en avant de ces contenus et de ces plateformes pirates.

Il existe 200 à 250 plateformes de partage de vidéos qui ne disparaîtront pas. Notre enjeu est de réussir à collaborer, de façon professionnelle, encadrée et respectueuse des lois et des copyrights , avec certaines d'entre elles qui, comme Maître Cordelier l'a rappelé, ont plutôt tendance à aller dans le droit chemin. Nous travaillons avec les plateformes qui sont prêtes, dès que la loi leur imposera, à protéger les mineurs - ce qui est, encore une fois, notre combat - et nous collaborons aussi avec celles qui sont respectueuses des copyrights . Pour le moment, nous ne travaillons sérieusement qu'avec quatre plateformes, quatre sur 250 !

Matthieu Cordelier . - Vous nous avez interrogés sur cette dichotomie, qui ne serait pas claire pour vous, entre l'industrie professionnelle et ceux que j'appelle les « professionnels amateurs ». La différence est gigantesque, notamment pour ce qui concerne la formalisation du contrat avec les acteurs et les actrices et l'information précontractuelle.

Par ailleurs, les amateurs professionnels produisent de façon tout à fait artisanale, sans scénario ni structure. La mode de ces films amateurs est venue des États-Unis. Le consommateur voit immédiatement la différence. Les acteurs remplissent une simple feuille de papier A4 et cèdent leur droit à l'image pour l'éternité et dans le monde entier. Cet amateurisme, qui se distingue très aisément, fait malheureusement des ravages.

Vous disiez, Madame la Rapporteure, que la situation était plus compliquée qu'une simple relation entre employeurs et salariés. C'est vrai, dans la mesure où le contexte est celui de l'intimité. Par ailleurs, le rapport de force économique est important, mais existe aussi dans d'autres situations - c'est d'ailleurs pour limiter les abus que le droit du travail existe. Or dans l'industrie pornographique, les limitations sont peu nombreuses, et c'est bien le problème.

Vous avez émis un doute, Monsieur le Sénateur, sur la charte. Or celle-ci stipule un droit au contrat pour les acteurs et les actrices. Ce contrat doit être compris au sens de processus consensuel, renforcé par le droit à l'information précontractuelle. Il s'agit d'avoir le temps de prendre connaissance des stipulations du contrat pour ce qui concerne la rémunération, les droits, la durée, le type de tournage et le type de scènes demandés.

La question de la formalisation du contrat est liée à la présence d'un tiers de confiance, qui est également prévue dans la charte. À cet égard, Mme Rossignol a évoqué une situation où l'actrice se ravise à mi-tournage. Ce tiers de confiance serait présent en permanence sur le plateau, pour chaque tournage. Il serait choisi par l'acteur et pourrait être proposé par la production. Il jouerait le rôle d'une sorte de syndicaliste, en faisant l'interface entre les acteurs et la production, dans n'importe quelle situation d'inconfort. Il pourrait suspendre la production et faire modifier le scénario.

Grégory Dorcel . - Nos contrats, dont nous vous avons transmis copie, prennent en compte tous les éléments de la charte, c'est-à-dire qu'ils comprennent les éléments d'information précontractuelle. Communiqués aux acteurs et actrices deux semaines à l'avance, ils détaillent les implications de leur participation : diffusion qui ne s'arrête pas, exposition de son image, potentielles conséquences professionnelles ou familiales. Il s'agit d'obtenir des participants un consentement éclairé aux prestations demandées lors des tournages. Ce qui est refusé par l'acteur ou l'actrice signataire est clairement mentionné.

Nos contrats l'explicitent très clairement et, plus largement, notre code de la production, publié sur nos sites, peut être consulté par tous.

Quant au droit de retrait, il est permanent pour toute prestation de nature sexuelle. En effet, nous n'envisageons pas que, sur nos productions, un acte sexuel, ou même de la nudité, soit réalisé sans envie ou à regret.

Ainsi le contrat rejoint-il la charte, et inversement.

Matthieu Cordelier . - Il doit être stipulé que la rupture du contrat pour raison d'inconvenance est sans conséquence financière pour l'actrice. Ce principe n'a pas été autant détaillé dans la charte que je l'avais suggéré, mais je sais que M. Dorcel l'applique.

Là aussi, la différence est manifeste avec l'industrie amatrice, qui rançonne la personne se retirant du tournage ou demandant le retrait d'un contenu en lui demandant des indemnités - j'ai vu de petits producteurs demander 5 000 euros, pour un contrat de droits à l'image payé 300 euros...

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Pour finir, Monsieur Dorcel, pouvez-vous répondre aux deux questions de Mme Rossignol sur Pascal Op et les stéréotypes racistes ?

Grégory Dorcel . - Je peux vous affirmer ici que nous n'avons jamais diffusé sur nos plateformes les productions de M. Pascal Op pour une raison éditoriale : elles ne correspondent pas à nos types de contenus et à la pornographie que nous diffusons.

Par ailleurs, avions-nous connaissance de comportements criminels ? Très franchement, dans le milieu de mon industrie, non. De ces comportements criminels que nous avons pu lire dans la presse, avec des actes non consentis, etc., nous avons découvert avec stupeur les conditions de réalisation qui ont été révélées.

Enfin, si la pornographie véhiculait une apologie du racisme, j'en serais le premier étonné. L'ensemble des chaînes de télévision, des groupes audiovisuels et médias, français et étrangers, ne le pensent pas. Nos programmes sont autant contrôlés que tous les autres. Je ne remets pas en cause votre appréciation mais je ne la partage pas. Cette question constitue, par ailleurs, un de nos points de vigilance. Tout contenu diffusé sur nos plateformes est intégralement visionné par des comités éditoriaux - des individus et non des algorithmes - qui vérifient scrupuleusement le respect de nos chartes éditoriales.

C'est pourquoi, Madame la Sénatrice, sans remettre en cause votre appréciation, je ne la partage pas. Sinon, je ne laisserais évidemment pas faire.

Au demeurant, il est possible que les appréciations divergent d'un côté et de l'autre de l'Atlantique - c'est le cas aussi pour les productions traditionnelles.

Permettez-moi de revenir, en quelques mots, sur la protection des mineurs. Grâce à votre collègue Marie Mercier, des dispositions excellentes ont été prises : dès lors qu'un site diffuse des contenus pornographiques sans protéger les mineurs, donc en enfreignant le code pénal - la plupart du temps ces sites sont basés à l'étranger, souvent dans des paradis fiscaux - quel est le seul moyen de bloquer ce site ? Le meilleur moyen n'est pas de le fermer, les juridictions françaises ne peuvent pas le faire, donc la loi prévoit qu'il soit bloqué par la justice sur saisine de l'Arcom, s'il ne s'est pas conformé au droit français après mise en demeure. Si ce site ne se met en pas régularité, à ce moment-là, le dossier est transmis au tribunal de grande instance qui donne injonction aux fournisseurs d'accès à Internet de bloquer l'accès à ces sites, le temps qu'ils se mettent en régularité.

Sur le plan légal comme professionnel, ce dispositif nous paraît parfait. Je ne vois pas, s'il est appliqué, ce qui pourrait ne pas fonctionner. Nous attendons beaucoup de l'application de ce texte.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Je salue à mon tour le travail de notre collègue Marie Mercier pour protéger les mineurs de contenus qui, aujourd'hui, leur sont accessibles.

Par ailleurs, il existe bien des images pornographiques qui font l'apologie du racisme, de la pédocriminalité ou de l'inceste. On ne peut pas le nier.

Monsieur Dorcel, pourriez-vous nous indiquer sur combien de sites vos productions sont réalisées ?

Grégory Dorcel . - Nous tournons trente-cinq productions par an : peu ou prou vingt-cinq en France, cinq aux États-Unis, cinq en Hongrie et peut-être deux ou trois en Espagne.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Pouvez-vous garantir que ces trente-cinq films annuels sont réalisés dans les conditions éthiques dont vous avez parlé - contrats, personnes de confiance, possibilité de retrait - et que, en cas d'inspection inopinée, vous seriez en conformité ?

Grégory Dorcel . - C'est tout le travail que nous avons mené sur la base de la charte. Nos coordinatrices d'intimité - métier qui existe aussi dans le cinéma traditionnel, dès lors qu'il y a nudité - ont pour mission pleine et entière de veiller à la stricte application de la charte, ainsi que de notre code de production.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Je vous remercie pour ces précisions. Je voulais savoir jusqu'où allait le « minimum » dont a parlé M e Cordelier.

Un de vos tournages a-t-il un jour été contrôlé par une administration ?

Grégory Dorcel . - Nous n'avons jamais été contrôlés. Nous réfléchissons à mener nous-mêmes des contrôles sur les productions que nous achetons. Nous demandons aux producteurs avec qui nous travaillons de respecter les mêmes chartes que celles de nos propres productions. Ceci doit s'accompagner de moyens de contrôle que nous allons nous-mêmes mettre en place dans la mesure où ils ne relèvent, à ce jour, d'aucune institution ou association.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Nous vous remercions d'avoir répondu à nos questions.

Audition de M. Vincent Gey, responsable des opérations du groupe ARES, détenteur de la marque Jacquie et Michel, et de Maître Charlotte Galibert, avocate du groupe ARES

(11 mai 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Nous poursuivons nos auditions sur la pornographie et entendons M. Vincent Gey, responsable des opérations du groupe ARES, détenteur de « Jacquie & Michel », et Maître Charlotte Galichet, avocate du groupe ARES.

Cette audition fait l'objet d'un enregistrement vidéo.

Monsieur Gey, Maître Galichet, vous nous direz quel regard vous portez sur les évolutions récentes de l'industrie pornographique, leurs effets sur les acteurs traditionnels du secteur et leurs conséquences sur les pratiques de tournage et les contenus.

Vous nous exposerez le modèle économique du groupe ARES et des entreprises du secteur. Repose-t-il essentiellement sur un accès gratuit avec vente d'espaces publicitaires ?

S'agissant des tournages, les graves dérives dont la presse s'est récemment fait l'écho, nous amènent à nous interroger sur les conditions dans lesquelles ils se déroulent. Une enquête préliminaire a été ouverte par la police judiciaire et des procédures judiciaires sont en cours, couvertes par le secret de l'instruction. Quelles mesures votre groupe a-t-il prises pour encadrer les tournages et protéger les personnes filmées ?

Avec la massification de la pornographie en ligne, les contenus produits semblent de plus en plus extrêmes, violents et dégradants. Quel est le profil de vos utilisateurs et quels sont les vidéos et mots clés les plus recherchés ?

Nous souhaitons vous entendre également sur la diffusion et le retrait des vidéos. Comment traitez-vous les demandes de retrait d'anciennes actrices ? Quels sont vos liens avec les plateformes de type Pornhub et YouPorn ? Parvenez-vous à obtenir le retrait de vidéos qui auraient été piratées ou que vous ne souhaiteriez plus voir diffusées ?

Enfin, quels dispositifs avez-vous mis en place pour respecter la législation interdisant l'accès des mineurs aux contenus pornographiques ?

Vincent Gey, responsable des opérations du groupe ARES, détenteur de la marque Jacquie et Michel . - Je vous remercie d'avoir invité la société ARES à participer à vos travaux.

Permettez-moi, en préambule, de préciser la nature de nos activités. Nous distribuons des contenus faits par des adultes pour divertir des adultes souhaitant en pleine conscience les consommer. Ce principe conditionne l'existence de sociétés qui travaillent depuis vingt, trente ou quarante ans sur ce sujet de la meilleure façon possible. Nous travaillons avec l'ensemble des opérateurs télécoms français, des groupes médias comme Canal+ et des grands groupes étrangers comme Deutsche Telekom ou Proximus . Si ces sociétés nous font confiance depuis aussi longtemps, c'est parce que nos marques sont garantes de bonnes pratiques.

Dès lors, il est assez compliqué pour les collaborateurs du groupe de se trouver systématiquement attaqués par des personnes qui usent de tous les raccourcis et amalgames pour nuire à l'ensemble de la profession. Celle-ci ne compte qu'une part infime de personnels inattentifs au bien-être de celles et ceux qui fabriquent les contenus. Or au cours de certaines auditions précédentes de votre mission d'information, certaines positions et commentaires ont été énoncés qui sont parfaitement hostiles à notre marché, voire favorables à une interdiction totale de ces contenus. Nous souhaitons avoir avec vous une discussion ouverte et constructive, tout en restant dans le domaine réglementaire.

Le marché est spécifiquement organisé pour répondre aux attentes des clients et assurer la sérénité et la sécurité les plus grandes à l'ensemble des intervenants. L'apparition de sites distribuant gratuitement des milliers de contenus a eu un effet dévastateur sur l'organisation de ce marché. Elle a permis la diffusion massive de contenus plus extrêmes, jamais diffusés par nos sociétés, malheureusement sans moyens de contrôle. Toutefois, les contenus les plus recherchés restent les vidéos françaises mettant en scène des couples hétérosexuels ou lesbiens.

Nous avons mis en place une charte éthique et déontologique sur les conditions de tournage. Il est bon que les personnes qui ont eu ou auraient eu affaire à des producteurs malveillants n'hésitent pas à les dénoncer. Les incidents, voire crimes ou délits potentiels qui ont largement été relayés par les médias, sont vivement condamnés par ARES. Ils nous ont conduits à formaliser les grands principes de ce que nous considérons comme les prérequis d'un tournage.

Dans ce cadre, nous avons interviewé de nombreux modèles. Une charte a ensuite été élaborée avec le concours d'un cabinet d'avocats indépendant et de producteurs partenaires. Ce document établit notamment les bonnes pratiques et règles en matière de comportements sur les tournages : vérification du casier judiciaire, tests médicaux, recueil des consentements, pratiques acceptées ou refusées, devoir absolu de respecter les principes arrêtés en amont. Les producteurs désireux de collaborer avec ARES doivent, au préalable, signer cette charte.

Par ailleurs, nos équipes procèdent à de nombreux contrôles inopinés sur le tournage des contenus que nous distribuons. Elles interrogent les intervenants pour s'assurer que la charte est respectée en tout point. Si le moindre manquement était constaté, il serait immédiatement mis fin à la collaboration. Ces contrôles permettent d'identifier en amont d'éventuelles situations problématiques, qu'il s'agisse d'individus au comportement inapproprié ou de personnes en possible détresse psychologique. Nos équipes n'ont jamais relevé d'incident majeur sur les tournages opérés par nos partenaires. L'immense majorité des intervenants a accueilli cette initiative de façon très positive.

Le groupe ARES est tout à fait favorable à une protection renforcée des modèles par un nouveau cadre légal. Nous saluons les initiatives qui vont en ce sens, dont les travaux de votre mission d'information. En effet, le respect de la personne est l'une des valeurs de notre groupe. D'autre part, le bien-être des modèles est gage de qualité des contenus.

J'attire votre attention sur les risques de généralisation et d'amalgame : nous ne contestons pas que, comme dans d'autres secteurs, des dérives aient pu avoir lieu, mais comme l'ont expliqué les actrices que vous avez auditionnées, il est important de ne pas généraliser, car la quasi-totalité des tournages se passent bien et l'immense majorité des modèles sont satisfaites de leur activité.

S'agissant des mesures prises pour interdire l'accès des mineurs à des contenus adultes, notre groupe avait indiqué devant la commission travaillant sur la proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales, que même si nous ne comprenions pas bien pourquoi l'accès à la pornographie était inclus dans ce texte, nous serions force de proposition. En quelques mois, nous avons développé et déployé sur l'ensemble de nos plateformes la solution My18Pass : tous les contenus adultes sont bloqués tant que l'utilisateur n'a pas fourni la preuve de sa majorité, au moyen d'une pièce d'identité ou d'un micropaiement. Nous passons par des tiers de confiance pour chaque méthode, de sorte que nous ne stockons aucune donnée sensible. Contrairement à la quasi-totalité des plateformes adultes sur Internet, ARES a su mettre en oeuvre rapidement des solutions pour se conformer à la nouvelle réglementation. Le plus important, pour nous, est qu'un mineur ne puisse pas tomber sur des contenus pornographiques de façon fortuite. Il est également primordial que les entreprises françaises ne soient pas désavantagées par rapport à des sociétés étrangères.

Le groupe ARES participe activement à toutes les initiatives visant à protéger les intervenants de notre marché, ainsi que le public qui n'est pas autorisé à y accéder ou ne souhaite pas être en contact avec ce type de contenus. Le déferlement d'attaques contre notre profession et notre groupe, par le biais de fausses informations énoncées par des associations radicales, voire abolitionnistes, et relayées sans vérification par la presse, pourrait, à terme, mettre en danger les seules entités capables de proposer des contenus adultes réalisés dans un cadre sécurisé et transparent. Un équilibre doit donc être trouvé. Vous pouvez compter sur l'implication du groupe ARES.

Charlotte Galichet, avocate du groupe ARES . - Avocate en droit de la propriété intellectuelle, droit du numérique et droit des données personnelles, je collabore avec le groupe ARES sur les questions liées au droit d'auteur et au règlement général sur la protection des données (RGPD).

ARES n'est pas producteur de contenus, mais seulement diffuseur. Il impose sa charte aux producteurs dont il distribue les contenus et en contrôle la bonne application lors des tournages.

Deux types de contenus sont diffusés : les uns, professionnels, réalisés par des actrices dont c'est la principale source de rémunération ; les autres, amateurs ou pro-amateurs, mettant en scène des intervenants ponctuels. D'après notre charte, ces derniers doivent eux aussi signer un contrat, même s'il ne s'agit pas d'un contrat de travail.

Les producteurs avec lesquels ARES travaille font signer aux intervenants un document classique de cession de droit à l'image, précisant le territoire, les moyens et la durée de la diffusion, ainsi que la rémunération. S'agissant d'Internet, le territoire de diffusion et le consentement ont vocation à être mondiaux. Certains producteurs étrangers, dont ARES, peuvent distribuer les contenus utilisent d'autres documents, conformes à leur législation nationale. Dans ce cadre, les intervenants sont rémunérés pour l'exploitation de leur image sur des durées de dix à trente ans. Le groupe travaille avec les producteurs indépendants pour plafonner cette durée à dix ans non renouvelables pour une scène réalisée par des amateurs, et quinze ans non renouvelables pour un long-métrage.

La charte dont nous parlons est, pour l'instant, une exception française. Le groupe Dorcel dispose également d'un tel document. En revanche, les sociétés basées à l'étranger n'en ont pas, les tubes non plus. En d'autres termes, le secteur s'autocontraint pour que les contenus soient les plus corrects possible.

La nouvelle disposition du code pénal interdisant l'accès des mineurs aux contenus pornographiques a été prise très au sérieux. ARES a eu des échanges nombreux avec l'Arcom pour présenter les mesures prises. ARES procède à la vérification de la majorité au moyen de la solution My18Pass , étant entendu que, à ce stade, aucun décret ni aucune instance n'a explicité la mesure technique attendue. Les contraintes sont nombreuses, liées au respect de la vie privée et à la sécurité des données, et nous ne pensons même pas qu'une solution nous sera un jour dictée. Plusieurs sociétés ont été assignées en référé ; ARES n'en fait pas partie, ce qui démontre la bonne prise en compte de la protection des mineurs au sein du groupe.

Quant aux demandes de retrait de vidéos, elles sont traitées au cas par cas, avec humanité. ARES a déjà retiré des contenus dans ce cadre. Reste que, en droit, aucune contrainte légale n'oblige à retirer une vidéo récente, le consentement du contrat devant prévaloir. Si la personne à l'origine de la demande indique que la vidéo a été piratée ou se trouve sur des plateformes de type YouPorn ou Pornhub , une équipe interne formule une demande de retrait. En l'absence d'obligation légale, il s'agit, là aussi, d'une bonne pratique du groupe. Les plateformes retirent les vidéos lorsque le groupe ARES en fait la demande, mais ce n'est pas le cas des sites sauvages, le plus souvent spécialisés dans le piratage. Pour ces derniers, le retrait est quasiment impossible à obtenir.

L'industrie française du porno ne pèse pas 15 milliards d'euros, comme on peut le lire dans la presse. Elle ne consiste qu'en quelques PME. Peu de tournages ont lieu en France.

En France, la pornographie est légale et relève de la liberté d'expression, ce qui n'empêche pas que le secteur soit régulé. Votre initiative est saluée, de ce point de vue, et ARES collaborera pour améliorer les conditions de travail de chacun et chacune.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Trouvez-vous normal que chaque société se constitue ses propres règles, sa propre charte, ou faudrait-il une réglementation d'application générale ? D'autre part, quelle est l'utilité d'une charte ne s'appliquant pas aux contenus étrangers ?

Charlotte Galichet . - Les producteurs avec lesquels ARES travaille sont obligatoirement soumis à la charte : ils doivent ne fournir que des vidéos qui en respectent les termes. Tous les contenus diffusés par ARES respectent donc la charte.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Combien de vidéos par an diffusez-vous, et combien de personnes sont chargées de contrôler le respect de la charte ?

Vincent Gey . - Nous diffusons plusieurs centaines de vidéos par an. Une personne est chargée des vérifications, et nous pouvons monter à deux ou trois personnes pour des vérifications à l'étranger, qui peuvent se faire à distance par l'interview de participants.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Je ne suis pas persuadée de l'efficacité de tels contrôles à distance...

Laurence Cohen , co-rapporteure . - Vos propos liminaires se veulent rassurants. Pourtant, des enquêtes sont en cours pour viol et proxénétisme... Nous devons nous en préoccuper ensemble.

Combien y a-t-il de sociétés derrière ARES ou plutôt Jacquie et Michel , nom sous lequel vous êtes connu ?

Par ailleurs, le système de contrôle que vous semblez soutenir me paraît tout à fait insignifiant : un seul contrôleur pour un très grand nombre de productions et éventuellement des contrôles par visio... On touche là à l'intime, à des victimes soumises aux violences du système pornocriminel. Celles-ci font partie des violences faites aux femmes, contre lesquelles nous devrions être tous et toutes mobilisés.

Maître Galichet, vous avez parlé du consentement lié au contrat. Je pense, avec d'autres, que le consentement ne s'achète pas avec un contrat. Tout acte sexuel commis sous la contrainte, par la violence, sous la menace ou par surprise est constitutif du crime de viol. Le consentement peut être donné avant la production, après quoi l'actrice ou l'acteur, à la suite d'un événement ou devant un partenaire ou plusieurs, peut refuser une action prévue dans le contrat. Il me paraît donc très superficiel de répondre simplement : il y a contrat, il y a consentement.

En tant que parlementaires, nous n'entendons pas interdire la pornographie. Notre intervention n'est pas de nature morale. Quant aux associations féministes qui se sont constituées, elles défendent des femmes victimes qui se sont adressées à elles. Ne caricaturons donc pas.

Vincent Gey . - Notre charte a été mise en place en 2020. Le processus est en constante évolution et nous essayons de l'améliorer autant que possible, en y consacrant des moyens croissants.

Par ailleurs, nous connaissons nos partenaires et avons à leur égard une certaine confiance - ce qui n'exclut pas les contrôles.

À ce jour, les contrôles ont été réalisés surtout auprès de nos partenaires français. Ils sont amenés à se développer, comme la charte est appelée à s'améliorer à travers nos discussions, y compris avec vous. Rien n'est figé.

Une charte commune, pourquoi pas ? C'est une piste à creuser, même s'il n'y a pas eu, jusqu'ici, de cohésion entre les entreprises de ce marché.

Charlotte Galichet . - Sur le consentement, Madame Cohen, je suis bien d'accord avec vous. Je parlais du consentement à la diffusion, dans le cadre du droit à l'image, qui est un prérequis.

Peut-être faudrait-il un deuxième consentement. Peut-être les producteurs considèrent-ils aujourd'hui que, lorsqu'on explique à des jeunes femmes ce qui va se passer et qu'elles opinent du chef, cela suffit.

La situation s'est déjà améliorée grâce à la charte : désormais, les producteurs sont tenus d'expliquer plus précisément ce qui va se passer et de permettre seulement les pratiques acceptées. Si, lors d'un tournage, une femme ne consent plus à une pratique, la charte prévoit que le producteur s'interdit de poursuivre le tournage.

Du point de vue de la diffusion, si des directives ou des textes nouveaux sont adoptés pour renforcer l'encadrement, nous ferons en sorte qu'ils soient appliqués.

Vincent Gey . - Nous avons redoublé d'attention en matière d'acquisitions, avec des critères encore plus drastiques.

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - Vous avez parlé d'un déferlement d'attaques contre votre profession, en mettant en cause également la presse. Pour ma part, j'observe surtout un déferlement de plaintes et de mises en examen. Dénoncer des attaques, c'est réduire ces plaintes à des calomnies.

J'imagine que, avant l'article du Monde , comme tout le reste de la profession, vous n'étiez pas au courant et n'imaginiez même pas que de telles choses puissent se passer ? L'industrie pornographique est tout de même extrêmement discrète : avant que la presse ne relaie les plaintes, personne n'avait jamais entendu parler de rien... C'est la première fois que je rencontre une industrie où l'on s'intéresse aussi peu à la concurrence ! Permettez-moi de partager avec vous mon étonnement.

S'agissant des mineurs, vous avez expliqué vous être conformé à la « loi Mercier ». Mais où commence l'exposition des mineurs à des images pornographiques ? Faut-il, par exemple, que les images soient animées ? Quand j'ouvre le site de Jacquie et Michel , après avoir simplement cliqué sur « Je suis majeur », je tombe sur quantité d'images pornographiques. Les mineurs sont donc exposés, simplement par le fait d'ouvrir votre page d'accueil, à des images pornographiques. Pourquoi donc considérez-vous que vous êtes en conformité avec la loi ?

Vincent Gey . - Que vous ayez pu accéder à des images pornographiques, même non animées, alors que My18Pass est déployé m'étonne beaucoup. Nous avons créé cet outil précisément pour l'éviter. Peut-être un dysfonctionnement technique s'est-il produit. La nature même de My18Pass est d'éviter ces situations, et cet outil s'applique sur l'ensemble de nos sites.

Charlotte Galichet . - Peut-être aussi faudrait-il préciser la définition de la pornographie. À l'époque du cinéma, on distinguait la pornographie de l'érotisme, qui ne comportait pas de pénétration. Ainsi, des images de femmes nues ne relèvent pas de la pornographie.

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - Les images auxquelles je fais référence comportent bien des pénétrations.

Charlotte Galichet . - Je soulignais simplement que la définition doit être prise en compte pour la suppression de ces contenus.

En ce qui concerne les plaintes, le groupe ARES ne les prend nullement à la légère. L'ensemble du secteur a fait évoluer ses pratiques.

Dans ce milieu, en effet, la concurrence ne se rencontre pas ; il n'y a pas de syndicat, pas d'échanges d'informations et nous n'avons pas connaissance des chiffres réalisés par les autres acteurs - certainement parce que, à l'origine, la pornographie était taboue. Aujourd'hui encore, la discrétion est grande.

Vincent Gey . - Nous avions d'autant moins connaissance des faits révélés dans le cadre de l'affaire Pascal Op que nous n'avons jamais considéré celui-ci comme un concurrent. Nous n'avons jamais eu aucun contact avec lui.

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - Laurence Cohen vous a interrogé sur le nombre de sociétés au sein de votre groupe. Décrivez-nous celui-ci.

Vincent Gey . - Le groupe ARES regroupe plusieurs marques sur le marché adulte, dont Jacquie et Michel , Colmax et Hot Vidéo . La vidéo représente environ 15 % du chiffre d'affaires du groupe, de l'ordre de 20 millions d'euros pour une cinquantaine de collaborateurs. Pour le reste, nous opérons dans le retail , les réseaux sociaux, les sites de rencontres. Ne travaillant pas sur l'ensemble des activités du groupe, je ne saurais pas vous dire exactement le nombre d'entreprises.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Vous avez dit distribuer plusieurs centaines de films. Plusieurs centaines seulement ?

Vincent Gey . - Peut-être un millier.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Une seule personne est donc chargée de contrôler un millier de films ?

Vincent Gey . - Une personne est chargée du contrôle de nos partenaires français. Plusieurs autres personnes s'occupent de l'étranger. Nous prévoyons d'aller plus loin.

Laurence Cohen , co-rapporteure . - Les rapports du Sénat sont extrêmement étayés et nous souhaitons formuler des recommandations pour encadrer votre industrie. De ce point de vue, je trouve que vous nous avez communiqué des éléments assez approximatifs. En tant que co-rapporteure, je trouverais utile que vous nous transmettiez par écrit des réponses beaucoup plus fournies.

Par ailleurs, je m'étonne que vous ne paraissiez pas mesurer la gravité de la situation - c'est, du moins, l'impression que vous avez donnée lors de cette audition. Vous dites avoir découvert les choses et pris le problème en main, mais vos réponses restent, je le répète, très approximatives. Un complément écrit donnerait à vos propos plus de poids et, peut-être, de sérieux.

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - Vous avez travaillé avec le producteur Mat Hadix, puis avez cessé, est-ce bien cela ?

Vincent Gey . - Absolument.

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - À quel moment avez-vous cessé cette collaboration ?

Vincent Gey . - Dès 2020, je pense. Par précaution, nous avons arrêté de travailler avec les personnes qui semblaient impliquées dans ces affaires.

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - Pendant tout le temps de votre collaboration, vous n'avez jamais eu connaissance des raisons pour lesquelles ce producteur est aujourd'hui mis en cause ? Vous avez découvert dans le journal que les conditions de tournage n'étaient pas respectueuses de la dignité humaine ?

Vincent Gey . - Il me semble que ce ne sont pas les conditions de tournage des productions gérées par Mat Hadix qui sont en causes, mais les productions de M. Pascal Op.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Nous souhaitons que vous répondiez de manière précise au questionnaire qui vous a été transmis. En particulier, nous aimerions connaître l'architecture précise de votre groupe.

En entendant vos réponses, je pense aux victimes que nous avons auditionnées. Pour elles, je souhaite que vous nous fournissiez des réponses extrêmement précises.

Comme diffuseur, vous êtes responsable des contenus diffusés. La charte paraît tout à fait dérisoire au regard des témoignages que nous avons entendus : des vies ont été détruites, des actes de barbarie commis. De grâce, pour les victimes, répondez-nous avec précision.

Table ronde avec des acteurs institutionnels spécialisés dans la lutte contre la traite des êtres humains et la cybercriminalité

(18 mai 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - À titre liminaire, je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo, accessible sur le site Internet du Sénat en direct, puis en VOD.

Nous poursuivons nos travaux sur le thème de la pornographie. Nous sommes quatre rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.

Nous accueillons Élisabeth Moiron-Braud, magistrate, secrétaire générale de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) ; Elvire Arrighi, commissaire divisionnaire, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) à la direction centrale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur ; Jean-Baptiste Baldo, commandant de police, chef de la Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos) à la sous-direction de la lutte contre la cybercriminalité du ministère de l'intérieur ; et Simon Benard-Courbon, substitut du procureur de la République, co-référent prostitution des mineurs et traite des êtres humains à la division de la famille et de la jeunesse du tribunal judiciaire de Bobigny.

Nous avons trois principaux axes de travail. Tout d'abord les conditions de production des contenus pornographiques. Les graves dérives dans le milieu pornographique français, relayées par la presse, nous ont en effet amenés à nous interroger sur les conditions dans lesquelles se déroulent les tournages.

Je salue le travail d'investigation mené, pendant plus de deux ans, par les enquêteurs de la section de recherches de Paris de la Gendarmerie nationale, qui a permis de recueillir les témoignages d'une cinquantaine de victimes de pratiques de recrutement sordides et de viols, agressions sexuelles et traite d'êtres humains, sous couvert de tournages pornographiques.

Le traitement de ces affaires par la Gendarmerie nationale plutôt que par les services de la Police judiciaire, est, semble-t-il, lié à un concours de circonstances et à l'implication et la pugnacité des enquêteurs concernés.

Une instruction a été ouverte, trois juges d'instruction nommés ; à ce jour, nous avons eu connaissance d'une douzaine de mises en examen pour viols en réunion, traite aggravée d'êtres humains et proxénétisme aggravé notamment.

Ce type d'affaires ne devrait-il pas toutefois relever, en principe, de la compétence de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains ? L'Office a-t-il déjà eu à traiter de telles affaires par le passé et est-il appelé à le faire à l'avenir ? Quelle a été son éventuelle implication dans les affaires en cours ? Son expertise en matière de traite des êtres humains a-t-elle été sollicitée ?

Au-delà des dérives révélées par la presse, nous nous interrogeons plus globalement sur les liens qu'entretiennent proxénétisme, prostitution, traite des êtres humains et pornographie. La pornographie, qui implique des actes sexuels tarifés, peut-elle juridiquement être assimilée à de la prostitution filmée ? Cette activité économique peut-elle relever du champ infractionnel du proxénétisme dès lors que l'on considère la pornographie comme une forme d'exploitation sexuelle ? Nous souhaitons connaître votre analyse en la matière.

Notre deuxième axe de réflexion concerne la nature des contenus pornographiques. Ces contenus semblent de plus en plus extrêmes et dégradants. Est-ce une vision que vous partagez ?

Certaines vidéos sont en outre manifestement illégales, lorsqu'elles contiennent de la pédopornographie, des viols filmés, de l'incitation à la haine ou d'autres contenus pénalement réprimés. Comment les agents de Pharos traitent-ils les signalements qui leur sont faits de telles vidéos ? Combien en reçoivent-ils chaque mois et quelles suites y sont-elles données ?

La Miprof et l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains peuvent-ils également intervenir, mener des investigations ou saisir la justice lorsque sont portées à leur connaissance des vidéos filmant des scènes de violence, sexuelle ou physique ? De façon plus générale, quels échanges y a-t-il entre vos différents services ?

Enfin, notre troisième axe de travail porte sur l'accès aux contenus pornographiques, qui s'est massifié depuis l'avènement des tubes , ces plateformes numériques proposant gratuitement et en un simple clic des centaines de milliers de vidéos pornographiques, souvent piratées.

En France, les sites pornographiques affichent une audience mensuelle d'environ 650 millions de visites, dont 19 millions de visiteurs uniques, soit un tiers des internautes français. En outre, 80 % des mineurs ont déjà vu des contenus pornographiques et, à 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à de telles images. Nous nous intéressons aux conséquences de cette exposition précoce, comme la banalisation des rapports sexuels et l'augmentation de conduites à risques chez les adolescents, notamment les pratiques prostitutionnelles. Récemment sont apparues des plateformes telles que Onlyfans ou Mym qui permettent à des femmes, parfois très jeunes voire mineures, de mettre directement en ligne du contenu à caractère sexuel, souvent filmé l'aide d'un smartphone , vendu directement au consommateur, à l'unité ou contre un abonnement. Cette pornographie à l'heure des circuits courts ne s'apparente-t-elle pas à une activité prostitutionnelle ?

Je cède la parole à notre première intervenante, Mme Élisabeth Moiron-Braud.

Élisabeth Moiron-Baud, secrétaire générale de la Miprof . - Merci de votre invitation. J'axerai mon intervention plus particulièrement sur les liens qu'entretiennent proxénétisme, prostitution, traite des êtres humains et pornographie.

À titre liminaire, vous nous avez interrogés sur nos liens avec l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains. Il faut savoir que la Miprof est une mission interministérielle qui n'a aucune compétence opérationnelle. Nous coordonnons la lutte contre la traite des êtres humains mais nous ne sommes pas des acteurs de terrain.

Je reviens de Bruxelles où nous avons tenu la réunion des rapporteurs nationaux sur la lutte contre la traite des êtres humains, dans le cadre des travaux préparatoires à la révision de la directive du 5 avril 2011. Bien que l'exploitation sexuelle soit un sujet majeur, la pornographie, en l'état, n'en fait pas partie. Le rapport que vous déposerez sera sans aucun doute très utile pour porter ce sujet au sein de l'Union européenne et réfléchir aux mesures à prendre pour lutter contre cette forme d'exploitation.

La traite des êtres humains dans un but d'exploitation sexuelle est un marché très lucratif et c'est la troisième source de profits criminels au monde, après le trafic de drogue et le trafic d'armes. Cette infraction est définie à l'article 225-4-1 du code pénal, qui recouvre notamment les agressions sexuelles et le proxénétisme, étant observé que les affaires d'exploitation sexuelle sont le plus souvent poursuivies pour proxénétisme.

La traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle est la forme d'exploitation la plus répandue dans le monde et elle couvre également la prostitution. Plusieurs conventions internationales portent sur la prostitution et l'exploitation qui en résulte, notamment celles de 1949 et de 1979. On estime que 90 % des personnes prostituées sont victimes de la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle.

La pornographie n'est pas visée par les textes actuels, que ce soit au niveau national, européen ou international. Si la prostitution est assimilée à la traite des êtres humains, très peu de pays font le lien entre pornographie et traite des êtres humains. Les travaux que mène votre délégation sur ce sujet nous amèneront à réfléchir sur l'introduction de la pornographie dans la définition de l'exploitation sexuelle dans les textes européens ou internationaux et dans notre législation nationale.

Pourtant, pornographie et prostitution sont deux activités très semblables : il s'agit de la marchandisation des corps dans le but de satisfaire le plaisir d'autrui. La seule différence est que dans la prostitution, le plaisir d'autrui c'est celui du client, dans la pornographie c'est celui de la personne qui prend du plaisir à regarder les images.

Dans notre droit, la prostitution n'est pas définie. La seule définition ressortant de la Cour de cassation parle de rapport physique direct, ce qui exclut la pornographie. Dans le cadre du groupe de travail sur la prostitution des mineurs, auquel la Miprof a activement participé, l'une des recommandations a été d'introduire dans nos textes la dimension virtuelle de l'acte sexuel, en lien avec les changements technologiques qui conduisent à des évolutions des pratiques prostitutionnelles.

La définition de la traite des êtres humains, quant à elle, est large et couvre de nombreuses situations : il s'agit de recruter une personne vulnérable, en échange d'une rémunération ou d'un autre avantage, en vue de l'exploiter sexuellement. Il est possible d'y raccrocher la pornographie, ainsi que nous le faisons avec la prostitution. Avec les affaires en cours qui nous ont ouvert les yeux sur l'industrie pornographique, nous avons pu voir que derrière ce phénomène se trouvent des femmes vulnérables qui ont besoin d'argent et qui sont exploitées par des personnes qui leur promettent une rémunération.

La définition de la traite prévoit en outre qu'il s'agit de mettre la victime à sa disposition personnelle ou à celle d'un tiers afin de commettre des infractions telles que le proxénétisme ou des infractions sexuelles.

Le débat au sujet de la pornographie est le même que celui que nous avons eu lors du vote de la loi de 2016 au sujet de la prostitution : une telle activité peut-elle être acceptable sous prétexte que la victime serait consentante et ne subirait pas de violences ?

La France a répondu en interdisant tout achat d'acte sexuel, donc en choisissant la voie prohibitionniste. D'autres pays européens, comme l'Allemagne ou l'Autriche, ne sont pas du tout sur cette position. Je regrette cependant que la loi de 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel ne soit pas assez appliquée.

Pour moi, la pornographie et la prostitution sont à rapprocher. Le producteur d'un film peut être considéré comme un proxénète puisqu'il tire profit d'actes sexuels réalisés par des tiers. C'est aussi un client, puisqu'il achète l'acte sexuel, pour le filmer.

L'industrie pornographique génère des profits considérables. Il faut donc faire en sorte de décourager la demande. Pour ce faire, nous devons mener des campagnes de sensibilisation sur ce sujet et en parler régulièrement dès l'école primaire.

Le corps n'est pas une marchandise, on ne peut pas en disposer. C'est contraire à nos principes constitutionnels, notamment au principe de dignité humaine. Derrière la pornographie, comme derrière la prostitution, il y a une immense majorité de personnes victimes de la traite des êtres humains et de proxénétisme. Que l'on ne parle pas de libre choix ou d'un métier comme un autre, c'est une forme d'exploitation à combattre. Il faut réfléchir à introduire la pornographie comme un des buts de l'exploitation dans la définition de la traite des êtres humains.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Les difficultés d'application de la loi de 2016 font écho aux réticences qui se sont manifestées lors de son adoption. Songez que seules 1 200 infractions ont été constatées l'an passé, alors qu'il y a 400 000 personnes se livrant à la prostitution en France.

Elvire Arrighi, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) à la direction centrale de la police judiciaire . - Créé en 1958, l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains appartient à la direction centrale de la police judiciaire, dont le coeur de métier est la lutte contre la criminalité organisée et le grand banditisme. Il dispose d'une compétence nationale et se concentre sur la traite des êtres humains à vocation sexuelle et le proxénétisme.

La mission de l'Office est double.

Elle a d'abord un caractère opérationnel. Il s'agit de mener des enquêtes complexes afin de démanteler des réseaux de traite et de proxénétisme de grande envergure. Mes enquêteurs spécialisés utilisent des techniques spéciales d'enquête, comme la géolocalisation, la pose de balises, l'enquête sous pseudonyme, par exemple, dans le cadre d'investigations longues et complexes, d'ampleur nationale ou internationale. Bien sûr, les services territoriaux de la police judiciaire, de la sécurité publique et de la gendarmerie nationale sont également compétents dans ce domaine. Ils effectuent quant à eux des enquêtes d'une ampleur ou d'une complexité moindres, mais également dans le domaine du proxénétisme et de la traite des êtres humains.

Le second volet de notre mission est un volet stratégique : il s'agit de centraliser pour le ministère de l'intérieur l'intégralité des données sur la thématique de la traite à vocation sexuelle et du proxénétisme. Cela permet à l'Office de disposer d'une vision d'ensemble du phénomène, de son évolution, et d'en aviser les services territoriaux afin que les méthodes d'enquête s'adaptent à ces changements, parfois rapides. Nous travaillons de concert avec nos homologues d'autres pays et avec des agences européennes et internationales pour mettre en oeuvre des projets stratégiques de lutte contre l'exploitation sexuelle.

En tant que chef de file de la lutte contre la traite à vocation sexuelle, mission assignée lors de sa création, l'Office doit être, à tout le moins, avisé des enquêtes menées par les services territoriaux de police ou de gendarmerie dans son domaine de compétence et peut tout à fait se voir confier l'enquête dès lors qu'elle a un caractère particulièrement complexe ou vaste. En l'occurrence, nous n'avons eu connaissance des deux enquêtes en cours, l'une à la section de recherche de gendarmerie de Versailles, l'autre au troisième district de police judiciaire de Paris, que par voie de presse.

L'Office n'a pas eu à traiter de telles affaires par le passé. Toutefois il est arrivé que certaines victimes prostituées dans des affaires de traite et de proxénétisme aient été par le passé actrices dans le domaine de la pornographie.

Je suis sur la même ligne que Mme Moiron-Braud. Selon moi, la porosité entre le monde de la prostitution et celui de la pornographie est évidente. Mes enquêteurs, dans leur travail quotidien sur Internet pour démanteler des réseaux de proxénétisme, tombent très régulièrement sur des annonces vantant l'expérience des prostituées dans le domaine de la pornographie. Il y a un acronyme bien connu : PSE , à savoir porn star experience, ce qui veut tout dire. L'intersection est incontestable : celles qui sont exploitées dans le domaine de la prostitution le sont également régulièrement dans le cadre de la pornographie.

Mon office mènera toute enquête qui lui serait confiée par la justice. Je rappelle cependant que la mission de police judiciaire, telle que définie dans le code pénal, est de constater les infractions à la loi pénale, de rassembler les preuves et d'en rechercher les auteurs. Une enquête de l'Office est donc nécessairement conditionnée à l'existence même d'une infraction. Dès lors, il convient de s'interroger sur l'applicabilité des infractions de proxénétisme et de traite des êtres humains à l'encontre de l'industrie pornographique.

J'écarte tout de suite de mon propos la pédopornographie, pour laquelle l'illégalité est évidente. Idem pour les situations évoquées précédemment de violence extrême, de tromperie quant à la nature des actes sexuels à réaliser, de contrainte physique et de viols collectifs dans le contexte de tournages pornographiques, puisque, de ces situations absolument dramatiques découlent de manière claire et incontestable des responsabilités pénales pouvant être qualifiées de différentes manières, notamment de traite des êtres humains. Sur ces sujets-là, il y a peu ou pas de débats.

La réflexion est bien plus complexe s'agissant de l'industrie pornographique « classique » au sens large. Quel parallèle juridique peut-on établir avec le proxénétisme et la traite à vocation sexuelle ? Pour un juriste, les deux situations font appel aux notions de respect fondamental de la dignité humaine, qui peut être bafouée par l'exploitation sexuelle et la marchandisation du corps.

L'exploitation sexuelle actuellement réprimée dans le code pénal par les infractions de traite et de proxénétisme vise-t-elle uniquement des situations de prostitution au sens traditionnel du terme ou vise-t-elle également des situations de pornographie ?

Penchons-nous d'abord sur la notion de consentement commercial. Dans la pornographie, il m'apparaît que les actes, même consentis, découlent d'une nécessité matérielle et d'une précarité économique dont souffrent ceux qui s'y livrent plutôt que d'un choix libre et éclairé. L'existence du consentement de la personne qui se livre à des actes sexuels empêche-t-il de matérialiser l'infraction de proxénétisme ?

Dans le cas de prostitution au sens classique du terme, il est clair que non. L'esprit de la loi de 2016 et de tous les textes internationaux que la France a signés à ce sujet repose sur l'idée que les victimes doivent être protégées contre leur propre consentement et que la contrainte n'a pas besoin d'être présente pour caractériser l'infraction. La grande majorité des victimes prostituées que nous entendons dans nos enquêtes, à la suite de l'interpellation de leurs proxénètes, affirment s'être prostituées de leur plein gré. Il s'agit même souvent d'un quasi-accord commercial, un peu comme dans la pornographie, entre la victime et son exploitant, avec lequel elle partage les gains et qui assure la logistique. On a même parfois affaire à de véritables petites entreprises de prostitution. Il y a une entente commerciale entre le proxénète et sa victime. Pour autant, l'infraction est tout à fait caractérisée et les victimes sont reconnues dans leur statut et dans les droits qui en découlent. C'est bien l'esprit de notre droit de dire que, même si l'intérêt économique est partagé, personne ne doit profiter matériellement des services sexuels tarifés d'un tiers. La notion de dignité humaine est objective et supplante dans notre droit celle du consentement, qui est, elle, subjective, et donc sujette à manipulation. Dès lors, la question que nous devons nous poser dans le cas de la pornographie n'est pas : s'agit-il d'un accord commercial ? En effet, aucun contrat ne peut être fait au sujet d'une activité illégale.

Le droit pénal prime, peu importe le consentement des actrices, peu importent les contrats signés. Là n'est pas le sujet. Le consentement permet de distinguer un viol d'un acte sexuel consenti. Il ne permet en rien de distinguer le proxénétisme de l'industrie pornographique.

Demeure la dernière problématique, et non la moindre, à savoir la définition de la prostitution. L'infraction de proxénétisme en France présuppose, sans la définir, l'existence de prostitution. L'article 225-5 du code pénal définit le proxénétisme comme le fait d'aider, d'assister ou de protéger la prostitution d'autrui, de tirer profit de la prostitution d'autrui. On a le même problème avec la traite des êtres humains à vocation sexuelle, puisque l'article 225-4-1 du code pénal renvoie au proxénétisme, donc par ricochet, à la prostitution.

Est-ce que pornographie égale prostitution ? C'est la seule question que nous devons nous poser. La répression du proxénétisme est particulière, puisqu'on poursuit une activité par référence à une autre activité, la prostitution, qui, elle-même, n'est ni définie ni réprimée par la loi. La pornographie peut-elle être qualifiée de prostitution ? En l'absence de définition légale, il convient de se tourner vers la jurisprudence, en l'occurrence celle de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 27 mars 1996 : « la prostitution consiste à se prêter, moyennant une rémunération, à des contacts physiques, de quelque nature qu'ils soient, afin de satisfaire les besoins sexuels d'autrui . »

Le récent phénomène des cam girls , ces shows érotiques via webcam souvent rémunérés, ne peut satisfaire aux exigences de cette jurisprudence, les victimes étant pour la majeure partie seules face à leur écran, bien que rémunérées par le spectateur. Il n'y a donc pas de contact physique. D'où la création, en 2021, d'une infraction spécifique pour couvrir ce type de situation quand les victimes sont mineures.

Le cas de la pornographie est différent, me semble-t-il, puisqu'il y a effectivement contact sexuel matériel entre au moins deux personnes filmées, contre rémunération. S'agit-il de prostitution ? Il me semble que les trois critères de la jurisprudence de 1996 sont remplis par la pornographie : l'activité satisfait le besoin sexuel d'autrui, implique une rémunération ainsi qu'un contact physique. Le bémol, c'est que la personne qui rémunère n'est pas celle qui profite de l'acte sexuel, ni physiquement, ni derrière son écran. Celui qui rémunère n'est pas le client, c'est le producteur et il en tire un bénéfice uniquement financier et non pas lié aux services sexuels. Dans la prostitution traditionnelle, on a le trio victime-client-proxénète. Dans la pornographie, on a le trio victime-spectateur-producteur. Or ce n'est pas le spectateur-client mais le producteur-proxénète qui rémunère la victime. Au-delà du circuit financier, distinct, la relation sexuelle matérielle d'au moins deux individus existe bien mais l'acte sexuel physique n'est pas réalisé par le client, qui lui est derrière son écran, tout comme dans le cas des cam girls. Au final, le consommateur de plaisir, si j'ose dire, ne rémunère pas et ne profite pas d'un contact réel et physique avec la personne rémunérée, et ces deux éléments se distinguent de la situation traditionnelle de la prostitution.

Il revient donc au législateur français ou européen de définir la prostitution et de dire si elle couvre également ces cas. S'il précise qu'elle couvre ces cas, alors le proxénétisme et la traite à vocation sexuelle seront systématiquement caractérisés dans le cas de productions pornographiques.

Alternativement, la jurisprudence pourrait évoluer, en tranchant dans un cas d'espèce qui concerne la pornographie.

Le rapport du groupe de travail sur la prostitution des mineurs rendu en juin 2021 à M. Adrien Taquet, auquel mon office a largement contribué, recommandait déjà l'introduction dans le code pénal d'une définition légale de la prostitution, ainsi libellée : « la prostitution consiste à se prêter contre rémunération ou avantages en nature, ou la promesse de l'un d'eux, à des relations sexuelles physiques ou virtuelles ». Pour moi, cette définition englobe la pornographie, mais ce n'est pas à l'institution policière de se prononcer d'un point de vue éthique ou moral sur ce point. Nous avons seulement le devoir d'appliquer la loi, toute la loi. C'est le rôle du magistrat ou du législateur de faire évoluer le droit. C'est une question de politique pénale tant pour le déclenchement de l'action (ouvre-t-on une enquête pour proxénétisme ou traite ? Les poursuites sont-elles possibles ?) que pour la jurisprudence au moment du jugement (l'infraction est-elle caractérisée ?).

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Merci, vous avez mis le doigt sur les questions que nous nous posons depuis janvier en y apportant un éclairage très intéressant.

Jean-Baptiste Baldo, commandant de police, chef de Pharos . - La Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation (Pharos) est une plateforme de signalement de contenus illicites sur Internet où tout un chacun, et pas seulement les victimes, peut intervenir. Nous existons depuis 2009. À l'origine, nous étions exclusivement orientés sur la pédopornographie. Aujourd'hui, nous nous intéressons à tous les contenus illicites. Les particuliers, les associations, les administrations et même les acteurs de l'Internet peuvent nous faire des signalements.

À la faveur d'un renfort l'année dernière, ce sont plus de 50 agents, policiers et gendarmes, qui travaillent 24/24, 7/7.

Nous avons trois axes majeurs de travail.

D'abord, le traitement des signalements. L'année dernière, nous avons traité, toutes catégories confondues, 265 000 signalements, contre 50 000 l'année de notre création. Tout signalement est instruit, aucun n'est mis de côté. Notre philosophie est d'orienter les signalements, c'est-à-dire de les envoyer à des services de police territorialement compétents ou à des services centraux. Nous travaillons avec tous les services de police et de gendarmerie de France.

Nous avons un pôle judiciaire qui intervient lorsqu'un signalement nécessite que l'on identifie l'internaute qui se cache derrière un pseudonyme ou qui a pu s'anonymiser. Nous prenons les premiers actes d'enquête, ouvrons un dossier chaque fois que nécessaire et l'adressons, après identification de l'auteur, à un service de police ou de gendarmerie territorialement compétent.

Nous avons un pouvoir de police administrative en matière de pédopornographie ou de lutte contre le terrorisme et disposons en ces matières d'un pouvoir d'injonction à supprimer des contenus illicites. Si l'hébergeur ou l'éditeur ne s'y soumet pas, nous pouvons bloquer les contenus en obtenant la dérivation des requêtes vers une page du ministère de l'intérieur ou le déréférencement. Les mesures que nous avons prises ont empêché 3,5 millions de consultations l'an passé et 90 % concernaient de la pédopornographie. Nous avons traité le mois dernier 1 970 signalements pour atteinte aux mineurs. Sur l'ensemble de l'année 2021, nous avons traité 8 200 signalements. En revanche, la pornographie n'est pas référencée comme rubrique en tant que telle dans notre base, je ne peux donc pas vous donner de précisions sur ce point.

La personne qui effectue le signalement sur notre portail indique le lien URL qui mène à un contenu illicite, sans déposer de pièce jointe pour des raisons de sécurité informatique. Nos agents, qui traitent les signalements en temps réel, dans les minutes qui suivent leur dépôt, récupèrent l' URL , mènent des constatations et prennent toutes les mesures conservatoires nécessaires, captures d'écran ou enregistrements. Au besoin, nous faisons des rapprochements avec d'autres signalements ou des recherches complémentaires. Ensuite, nous trouvons une qualification pénale, puis nous transmettons au service de police ou de gendarmerie compétent ou nous commençons des premiers actes visant à identifier l'auteur avant de réorienter.

En matière de proxénétisme, en 2021, nous avons eu 141 signalements et en avons transmis 83 sans procédure, c'est-à-dire que le contenu était directement exploitable. Nous avons fait parvenir ces signalements à l'OCRTEH. En matière de traite des êtres humains, nous avons eu huit signalements, dont six transmis à l'OCRTEH. En matière de racolage, il y a eu 62 signalements, dont 12 transmis à l'OCRTEH.

L'essentiel de notre activité, depuis le début de l'existence de Pharos , porte sur les images à caractère pédopornographique. Nous avons diligenté plus de 500 enquêtes l'an passé.

Nous sommes tenus par l'état du droit mais chaque fois que nous sommes confrontés à du contenu illicite, nous prenons les mesures nécessaires. Cependant, j'insiste sur le fait que nous n'avons de pouvoir de police administrative qu'en matière de pédopornographie et de terrorisme. Dans ces domaines, l'éditeur ou l'hébergeur qui ne défère pas à notre demande risque d'engager sa responsabilité pénale. Pour le reste, nous ne pouvons qu'invoquer l'article 6 de la loi dans la confiance dans l'économie numérique. Nous devenons auprès de l'éditeur ou de l'hébergeur signalants à notre tour et nous le mettons en demeure de mettre fin au trouble et de retirer le contenu, mais sans pouvoir d'injonction. L'éditeur ou l'hébergeur peut ne pas déférer à notre demande.

Simon Benard-Courbon, substitut du procureur de la République, co-référent prostitution et traite des êtres humains des mineurs à la division de la famille et de la jeunesse (Difaje) du tribunal judiciaire de Bobigny . - Substitut du procureur de la République au sein du parquet des mineurs du tribunal judiciaire de Bobigny, je traite au quotidien des affaires de délinquance mettant en cause des mineurs d'une part, et des infractions violentes ou sexuelles commises sur des victimes mineures d'autre part. Depuis bientôt quatre ans, je suis également référent, avec deux autres collègues magistrats, sur la prostitution et la traite des êtres humains dont les victimes sont mineures.

Je peux en témoigner, la prostitution des mineurs prend de l'ampleur, avec, en Seine-Saint-Denis, deux cas signalés par semaine, soit 120 situations nouvelles par an. Ce chiffre d'infractions signalées est très important, mais le chiffre réel l'est sans doute encore plus.

Première question : quels liens pouvons-nous faire entre la pornographie et la prostitution des mineurs ?

Les causes de l'entrée dans la prostitution sont multiples. La première cause est sans nul doute l'existence préalable de violences physiques, psychiques, sexuelles. Mais ce n'est pas la seule. Elle n'explique pas l'expansion du phénomène depuis 2010. La prostitution des mineurs n'est certes pas nouvelle ; elle existe depuis de très nombreuses années, avec des chiffres constants. Les mineurs sont souvent la cible des proxénètes dans les grandes gares, où aboutissent les fugues. Aujourd'hui, avec Internet, le phénomène évolue.

Une autre cause d'entrée dans la prostitution est liée à la banalisation de l'acte sexuel en lien avec l'essor de la pornographie en ligne et de la diffusion des smartphones chez les adultes, mais aussi chez les enfants et les adolescents. La pornographie en ligne a pris son envol à la même période que la prostitution des mineurs a pris son envol, pendant les années 2010. Presque tous les jeunes nés dans les années 2000 ont eu très tôt des portables leur donnant accès à des sites pornographiques - car les outils de contrôle parental sont très limités. Cela marque un décalage énorme avec les générations précédentes, comme la mienne, qui n'avait accès à la pornographie qu'à travers des revues, des livres, des VHS ou des cinémas spécialisés.

La banalisation de l'accès à la pornographie implique nécessairement un effet de banalisation de la sexualité. La fellation est ainsi devenue un acte tout à fait anodin pour la plupart des adolescents - mes collègues et moi le constatons régulièrement dans les affaires de violences sexuelles.

Autre exemple bien plus sordide : dans des échanges de SMS avec l'adolescente qu'il prostituait, un jeune proxénète annonçait avoir trouvé un client pour une prestation pour plusieurs milliers d'euros, car comprenant un aspect scatologique. Dans des échanges très crus, alors qu'elle refuse de s'y prêter, le jeune homme répond : « tu prendras une douche après ! ». Cela montre bien dans quelle mesure la pornographie a banalisé ce genre d'actes dégradants.

Autre facteur, la marchandisation des corps et des échanges sexuels dans la culture médiatique des adolescents, qui se manifeste tant dans les films pornographiques que dans les émissions de téléréalité.

S'agissant des films pornographiques, les travaux de Mme Sophie Jehel, notamment le chapitre sur « la marchandisation des corps et des échanges sexuels dans la culture médiatique des adolescents » dans l'ouvrage collectif dirigé par Mme Bénédicte Lavaud-Legendre, montrent bien à quel point, en plus de banaliser les actes de nature sexuelle, ils présentent de manière quasi systématique la femme comme un objet sexuel, à la disposition des hommes, très souvent violentée et soumise à ces derniers.

Cela correspond à la réalité que je connais, à partir de mes dossiers. Les jeunes garçons que je rencontre pensent que ces échanges sexuels sont la norme sexuelle. Les films pornographiques qu'ils regardent à un moment où ils sont en construction et se socialisent, vont influer sur leurs rapports aux femmes en général et dans leur vie sexuelle, et faciliter leur passage à l'acte en tant que client ou que proxénète.

Lors d'interventions dans des établissements scolaires, lorsque l'on parle de la prostitution avec les jeunes, très souvent les garçons n'ont aucune conscience de ce qu'est le consentement.

Dans les procédures que je traite, l'idée que la mineure exploitée n'est qu'un objet est une constante. Il arrive aux proxénètes de vendre les jeunes filles, pour quelques centaines d'euros, comme des objets, ou de les échanger lorsqu'ils les trouvent trop pénibles ou trop peu rentables financièrement. Ils les brutalisent physiquement souvent, parfois à l'extrême avec des risques de séquelles physiques irrémédiables. Elles ne sont pour eux qu'une marchandise interchangeable.

Ainsi, il y a à mon sens un lien certain entre la pornographie en ligne et l'essor du proxénétisme sur les mineures, avec des jeunes consommateurs qui peuvent devenir des clients ou des proxénètes.

Mais il faut aussi se pencher sur l'image de la femme véhiculée par les émissions de téléréalité comme les Anges de la téléréalité , l'Île de la tentation , Secret Story , le Bachelor gentleman célibataire , la Villa des coeurs brisés , les Marseillais vs le reste du monde ... Dans son rapport publié en mars 2020, le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes s'est en effet inquiété du sexisme véhiculé par ces émissions, comme le Conseil supérieur de l'audiovisuel à plusieurs reprises.

Les femmes y sont présentées souvent de manière très sexualisée, peu vêtues à tout moment de la journée, face à des hommes très virilisés et peu vêtus également, comme dans un film pornographique ou érotique. Dans leurs discussions, il va être très souvent question de leur vie sexuelle ou sentimentale, suggérée grâce à des caméras qui filment dans le noir...

Le lien entre l'essor de ces émissions et celui de la prostitution des mineurs au début de la décennie 2010 a été fait, notamment, par deux journalistes à l'origine du documentaire Le monde en face : jeunesse à vendre , diffusé en 2018 sur France 5 .

Effectivement, il n'est pas rare que de jeunes victimes mineures de proxénétisme disent très clairement aux policiers qu'elles souhaitent devenir des stars de la téléréalité, avoir la même apparence physique que ces jeunes femmes et gagner beaucoup d'argent rapidement. Dans l'émission Zone interdite intitulée « À 15 ans, ma fille se prostitue » diffusée sur M6 en septembre 2020, une des jeunes filles interrogées le disait aussi très clairement devant la caméra. Les stars de la téléréalité sont aussi celles qu'elles suivent abondamment sur les réseaux sociaux - Instagram , Tiktok , Snapchat - autant de canaux permettant de diffuser la même image stéréotypée et sexualisée de la femme.

Madame la Présidente, vous vous demandez si la vente sur Internet d'un show sexuel s'apparente à de la prostitution.

Les liens entre industrie pornographique et activité prostitutionnelle sont anciens, mais l'usage d'Internet, des smartphones et des réseaux sociaux semble renouveler les liens entre ces deux univers. Le livre du journaliste Robin D'Angelo met en avant la grande porosité entre l'industrie pornographique actuelle et la prostitution de jeunes filles extrêmement vulnérables, parfois tout juste majeures.

La série télévisée américaine The Deuce - La 42 e , en français - diffusée sur HBO entre 2017 et 2019 qui retrace la naissance de l'industrie pornographique à New York au début des années 1970 montre que dès l'origine, celle-ci se nourrissait de prostituées de rue.

Mais votre question présente de réels enjeux sur le plan juridique.

La définition de la prostitution par la Cour de cassation exige trois éléments : des contacts physiques, ayant un caractère vénal, dans le but de satisfaire les besoins sexuels d'autrui. L'absence d'un contact physique fait à mon sens échec à la caractérisation d'une infraction en matière de prostitution lorsqu'un mineur fait un show sexuel derrière une caméra. Au sens strict de la loi pénale - et celle-ci est d'interprétation stricte - il n'y a donc pas de prostitution en l'absence de contact.

Mais il peut y avoir débat car la définition n'est pas posée par la loi mais par la jurisprudence, qui peut toujours être renversée. Il pourrait y avoir un intérêt à ce que la question fût tranchée par le législateur. Cette jurisprudence est constante depuis trente ou quarante ans, mais la société a bien changé depuis.

Dans la pratique, je n'ai jamais eu affaire à ce type de phénomènes de prostitution virtuelle par des mineurs sur des plateformes spécialisées. Mais il n'est pas besoin de passer par des plateformes spécialisées : il suffit d'échanger par SMS, Whatsapp ou Facebook des images ou vidéos dénudées, avec une rémunération qui vient par la suite. En outre, ces activités sont cachées, elles se produisent dans le huis clos de la chambre ou de la salle de bain. A l'inverse de la prostitution classique, le mineur n'est pas en fugue ou à l'extérieur de son domicile. La prostitution virtuelle est invisible et est plus difficilement décelable par les proches.

Dans une affaire de l'an dernier, une adolescente de 16 ans se confie à un membre du personnel éducatif ; elle se dit victime de harcèlement scolaire de la part d'élèves qui prétendent qu'elle se livre à des actes sexuels. Elle explique qu'elle correspond avec des hommes qu'elle ne connaît pas à qui elle envoie des photos dénudées, en échange de quoi elle reçoit divers cadeaux : abonnements à des chaînes payantes, livres et vêtements. Lorsque les policiers l'entendent, elle précise qu'elle n'a jamais réalisé de prestations sexuelles physiques et qu'elle a arrêté cette activité depuis qu'elle a un petit ami - elle avait d'ailleurs tout effacé de son téléphone et nous n'avons pas pu poursuivre d'éventuels mis en cause. Sa mère explique qu'elle ne pensait pas sa fille si naïve et inconsciente, qu'elle avait seulement remarqué que sa fille voulait porter des vêtements qu'elle jugeait « trop sexy » pour son âge.

C'est l'une des seules affaires que j'ai eu à traiter. Pour autant, j'ai le sentiment, selon certains échos que j'ai eus, que le phénomène de prostitution virtuelle existe, notamment pour des garçons - sachant que la prostitution masculine des adolescents est un tabou très fort. C'est une réalité mais c'est très peu signalé à la justice et aux différentes institutions qui sont en lien avec des mineurs.

Deux éléments de réflexion pour finir. Premièrement, le rapport du groupe de travail sur la prostitution des mineurs présidé par Mme Champrenault propose d'inscrire dans le code pénal une définition de la prostitution qui inclut les contacts virtuels. Deuxièmement, le délit de sextorsion de l'article 227-22-2 du code pénal, issu de la loi du 21 avril 2021, incrimine le fait pour un adulte d'inciter un mineur à se livrer à des pratiques sexuelles sur Internet, ce qui pourrait faire basculer l'activité sexuelle virtuelle rémunérée dans le champ des infractions en lien avec la prostitution et le proxénétisme. Cet article et les autres infractions pédopornographiques fournissent, en l'état actuel du droit, différents outils pour poursuivre l'exposition sexuelle de mineurs en ligne.

Laurence Cohen , co-rapporteure . - Plus nous avançons, plus nous avons le sentiment d'un mur infranchissable.

Il y a un paradoxe. D'un côté, notre société prend conscience du patriarcat et de l'image stéréotypée des femmes et des hommes qu'il véhicule ; avec #MeToo , les langues se délient et les femmes prennent conscience de la nécessité de s'unir.

De l'autre, nous assistons toujours à l'instrumentalisation du corps des femmes vu comme une marchandise, mais avec des canaux plus modernes qui nous échappent et touchent des publics extrêmement jeunes.

Nous avons besoin de contrebalancer cette marchandisation des corps par l'éducation, de la crèche à l'université - action qui manque terriblement. Notre responsabilité collective est flagrante.

Monsieur Benard-Courbon, vous dites que l'essor de la prostitution des mineurs et la diffusion de la pornographie sont concomitants ; mais le lien de cause à effet est difficile à mettre en évidence. Comment le démontrer ?

J'ai le sentiment qu'il y un angle mort au niveau des définitions comme des sanctions juridiques. Mme Arrighi conclut en disant que la balle est dans le camp du législateur mais elle est aussi dans celui de la justice. Si nous voulons interdire la pornographie, on nous rétorquera que cela brimerait les libertés d'adultes consentants.

Laure Darcos . - Vos récits font froid dans le dos à la mère de famille que je suis.

Siégeant à la commission de la culture, je sais que nous avons longtemps tourné autour du pot concernant les émissions de téléréalité. Il faudrait saisir l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Ces émissions dégradent l'image de la femme. Grâce à vos témoignages, l'Arcom pourrait mesurer à quel point elles ont une influence sur la sexualité des jeunes et sur la prostitution.

Dans un centre éducatif fermé près de chez moi, un jeune condamné pour viol en réunion a ainsi demandé au juge : « À partir de combien de participants c'est interdit ? ». Il n'avait aucune conscience que le viol était interdit. Il était totalement en dehors de la morale et n'avait aucun repère.

Les centres éducatifs fermés peuvent être des lieux de reprise en main de ces mineurs, avec des sessions pour leur montrer combien leurs actes sont graves. Mais serait-il possible de les prendre en main avant qu'ils ne tombent dans le crime ? À quel moment ? L'Éducation nationale est-elle le bon canal ?

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - La loi confie à l'Éducation nationale des responsabilités dans le domaine de l'éducation à la sexualité, mais elle est appliquée de façon très disparate sur l'ensemble du territoire.

Élisabeth Moiron-Braud . - Les magistrats sont là pour appliquer la loi : ils interviennent en fin de parcours. Il faut prendre les choses bien en amont. Contre la marchandisation des corps, il faut répéter l'importance du respect du corps, de la dignité humaine. Pour moi, c'est une question de volonté politique. Il faut en faire une priorité. Ce qui est efficace, c'est la prise de conscience de la société.

La seule campagne contre la prostitution à avoir été organisée date de 2016, à l'occasion d'une compétition sportive. Il faudrait pourtant multiplier les messages de prévention. Toute manifestation, comme bientôt les Jeux Olympiques, multiplie par dix ou par cent la prostitution. La sensibilisation est cruciale.

L'Éducation nationale a un rôle essentiel. La loi de 2016 a prévu que les programmes abordent le danger de la marchandisation des corps. Dans les 1 er et 2 e plans d'action de la Miprof, nous demandons à l'Éducation nationale d'alerter sur l'exploitation sexuelle. Mais ce n'est pas vraiment mis en oeuvre. Demandez aux enfants ou aux adolescents autour de vous : ils n'ont jamais entendu parler de cela.

Avec l'affaire horrible des malheureuses qui ont été torturées dans le cadre de tournages de films pornographiques, les consciences s'éveillent sur la nécessité d'aider ces victimes. De la même façon, il aura fallu la guerre en Ukraine et le risque d'exploitation des Ukrainiennes pour qu'on commence à parler de la traite des êtres humains.

Nous devons alerter sur tous ces jeunes qui se prostituent. Nous avons proposé des mesures dans le plan de lutte contre la prostitution. Il faut en faire une cause prioritaire.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - M. Baldo cite un nombre important de signalements mais qui pourrait être bien supérieur encore. Disposez-vous de suffisamment de moyens, notamment humains ?

Jean-Baptiste Baldo . - Actuellement, oui, car nous avons été redimensionnés l'année dernière - lorsqu'on nous a demandé de passer à la permanence jour et nuit, 7 jours sur 7. Mais peut-être pas dans un ou deux ans. Je ne peux pas vous dire combien il nous faudrait en plus, mais chacun sait, à l'Office, que la montée en puissance est inéluctable.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Le Sénat s'est emparé de ce sujet en début d'année, mais le #MeToo de la pornographie n'a pas encore eu lieu. Quand il aura lieu, il faudra sans doute augmenter encore vos moyens...

Simon Benard-Courbon . - Vous demandez des éléments concrets sur le lien entre pornographie et prostitution des mineurs : il y en a.

L'usage du portable par les adolescents est très étudié en France et à l'étranger. Chez les jeunes qui ont des troubles de l'attachement - ceux qu'on retrouve parmi les victimes - c'est un enjeu essentiel. On peut en voir un exemple concret dans le film Polisse , dans lequel une jeune femme pratique une fellation pour récupérer son téléphone portable ; les policiers rient, tant ils sont sidérés. Cela montre le lien très fort des jeunes avec leur portable et tous les accès qu'ils ont dessus.

Sur la consommation de pornographie par les adolescents, j'ai cité Mme Jehel - qui a étudié la population de deux lycées professionnels en Normandie - mais d'autres études existent à l'étranger. Il y a beaucoup d'éléments concrets, mais sans doute un gros travail d'analyse à faire.

Sur le rôle de la justice, je rappellerais que c'est son action, après l'enquête des gendarmes, qui a suscité votre intérêt pour la question...

S'agissant de la prévention, les deux acteurs principaux me semblent devoir être les parents et l'école, qui sont souvent défaillants, volontairement ou involontairement. Encore aujourd'hui, on parle très rarement de sexualité avec ses parents. L'école respecte peu ses obligations en la matière, et quand elle le fait, comme avec Les ABCD de l'égalité qui sensibilisaient sur la question du consentement, cela pose des problèmes.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Vous nous avez éclairés sur la définition de la prostitution qui semble obsolète au regard des évolutions de la société et des outils numériques. Vous avez mis en évidence la porosité entre prostitution et pornographie, relevé des similitudes entre pornographie et prostitution, entre producteurs et proxénètes, mais aussi démontré le lien entre la progression de la pornographie et la prostitution des mineurs, dans un contexte de banalisation des actes et des pratiques sexuels. Vous avez aussi montré que la pornographie s'apparentait parfois à de la traite d'êtres humains alors qu'aucune politique publique ne s'est véritablement emparée, jusqu'à présent, de ces questions. Vous avez, enfin, soulevé les enjeux liés au principe constitutionnel du respect de la dignité humaine.

Non, la pornographie et la prostitution des mineurs ne sont pas des questions secondaires. Nos auditions me laissent craindre un véritable tsunami en termes d'éducation des jeunes générations. Il y a urgence à protéger les victimes de l'industrie pornographique, mais aussi les mineurs qui accèdent trop facilement à ces sites.

Nous allons bien entendu poursuivre nos travaux. La société tout entière doit ouvrir les yeux sur ces enjeux. Nous devons mieux les comprendre, afin d'y apporter des réponses.

Table ronde sur les représentations des femmes et des sexualités
véhiculées par la pornographie

(1er juin 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui nos travaux, entamés depuis cinq mois, sur le thème de la pornographie, avec une table ronde portant sur les représentations des femmes et des sexualités véhiculées par la pornographie et les conséquences que ces représentations peuvent avoir sur tous les consommateurs de pornographie - femmes comme hommes, jeunes comme moins jeunes - mais aussi, de façon plus générale, sur l'ensemble de notre société.

Nous sommes quatre sénatrices rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.

Pour aborder les thématiques de notre table ronde aujourd'hui, nous accueillons Maria Hernandez-Mora, psychologue clinicienne au sein d'un service hospitalier de psychiatrie et d'addictologie, spécialisée dans les addictions sexuelles et cybersexuelles, fondatrice de l'association Déclic-Sortir de la Pornosphère ; Margot Fried-Filliozat, sexothérapeute, intervenante en éducation sexuelle et affective ; le Docteur Catherine Bergeret-Galley, première vice-présidente de la Société française des chirurgiens esthétiques plasticiens (SOFCEP) ; enfin, le Professeur Israël Nisand, gynécologue obstétricien, que notre délégation connaît bien et qui interviendra en visioconférence.

Nous nous intéressons plus particulièrement aujourd'hui à l'influence du visionnage de contenus pornographiques sur ceux qui les consomment, aux représentations des femmes, des corps et des sexualités véhiculées par ces contenus et, de façon plus générale, à la diffusion, dans la société tout entière, des normes « esthétiques », corporelles et sexuelles issues de la pornographie que l'on peut retrouver aujourd'hui dans les codes de la mode, de la publicité, de la téléréalité, des « influenceurs » sur les réseaux sociaux, etc.

L'image de la femme est certainement la plus affectée par les codes du porno : rapport de soumission, vision de la femme-objet, uniformisation de l'esthétique des corps sont autant de modèles sexuels et relationnels « popularisés » par la pornographie et qui s'imposent souvent aux plus jeunes. Toutefois, il ne faut pas non plus sous-estimer l'influence de l'image des hommes également véhiculée par le porno, en matière notamment d'assignation de rôles prédéterminés dans la relation sexuelle et affective.

Outre ces questions liées aux représentations, nous nous pencherons également sur la question de l'addiction à la pornographie. Les comportements addictifs sont-ils de plus en plus fréquents ? Qui concernent-ils ? Comment sensibiliser sur les risques liés à une consommation excessive de contenus pornographiques ? Une prévention spécifique en direction des plus jeunes sur l'impact de ces contenus sur leur vision de la femme, de la sexualité, du plaisir et du consentement est-elle nécessaire ? Comment mettre fin aux stéréotypes et aux injonctions en matière de sexualité véhiculés par le porno ?

Enfin, s'agissant des contenus pornographiques les plus violents, dans lesquels les femmes font l'objet de traitements particulièrement dégradants, et qui tendent aujourd'hui à devenir la norme, peut-il exister un « pont » entre la consommation de ces contenus et des pratiques sexuelles violentes dans la vie réelle, par voie de mimétisme en quelque sorte ?

Maria Hernandez-Mora, psychologue clinicienne spécialisée dans les addictions sexuelles et cybersexuelles . - Madame la Présidente, je vous remercie d'avoir créé cet espace de réflexion autour de cette problématique nouvelle de santé publique qui, non seulement, mérite d'être analysée et comprise, mais surtout nécessite des réponses adéquates de prévention et de prise en charge encore malheureusement absentes en France.

En effet, du fait de mon travail de psychologue clinicienne et psychothérapeute, je suis en contact tous les jours avec des personnes, adultes et enfants, souffrant des effets de la pornographie dans leur santé psychique, sexuelle et relationnelle. Aussi bien dans les consultations spécialisées que j'ai créées au sein de l'hôpital où je travaille, que dans les prises en charge et les actions de prévention menées par l'association Déclic-Sortir de la Pornosphère que j'ai fondée il y a maintenant trois ans, je rencontre des adolescents et des adultes qui me sollicitent pour les aider à pallier les conséquences de leur consommation. Je réalise d'ailleurs une thèse de doctorat à l'Université de Paris sur l'usage problématique de la pornographie chez les adultes.

Les études scientifiques internationales se succèdent, montrant que la consommation de pornographie massive n'est pas sans conséquence sur le rapport à soi, au corps et à l'autre, et ce dès le plus jeune âge. Je vais donc tenter, de manière claire et synthétique, de faire un point sur les principales conséquences que la consommation de pornographie peut avoir. Ces éléments reposent sur, d'une part, mes constats cliniques des nombreuses prises en charge que j'effectue, d'autre part, la littérature scientifique internationale, et des études menées par des chercheurs psychiatres, psychologues, sociologues, éducateurs, ou autres.

Lors des auditions précédentes, vous avez longuement abordé l'impact de la consommation de pornographie chez les adolescents, et l'urgence de répondre de manière efficace au défi de les protéger de ces contenus. Je ne peux que confirmer et appuyer le besoin impérieux d'agir face à la consommation exponentielle de pornographie des jeunes. La moyenne d'âge de premier contact est de 9 ans. Les études montrent que 40 % à 70 % des adolescents sont tombés sur de la pornographie de manière accidentelle ou involontaire. Ces contenus correspondent à de véritables images traumatiques pour des cerveaux encore vierges, immatures dans leur développement neuronal, incapables d'analyser et de prendre du recul face aux images observées. La sexualité, qui était auparavant source de saine curiosité infantile, devient alors pour eux, suite à ce premier contact pornographique, objet de dégoût et de fascination en même temps. Choqué et plein de questionnements, l'enfant est amené à revenir regarder ce contenu, afin de pouvoir l'intégrer et le comprendre. Avant même que le jeune fasse l'expérience de son corps, de ses pulsions, et d'une sexualité réelle en contact avec un vrai « autre », il fait l'expérience d'une sexualité qui correspond plutôt à du « sexe dur », violent, où la femme est un objet de consommation, à prendre et à jeter, et où les dimensions constitutives d'une sexualité saine telles que l'intimité, la confiance, l'affectivité, le respect et le consentement sont absolument absentes.

Ce contact précoce, que je nomme « viol psychique », car il envahit de manière inattendue et brutale la pensée et l'imaginaire du petit, est un des plus puissants facteurs de risque pour le développement d'une addiction à partir de l'adolescence, lorsque l'accès à Internet est sans limite, le smartphone dans la poche, et que d'autres variables personnelles, psychologiques et contextuelles influencent les difficultés de régulation émotionnelle et pulsionnelle du jeune. En effet, à l'arrivée de la puberté, avec le réveil des pulsions sexuelles, les jeunes ont, pour beaucoup d'entre eux, déjà eu accès à ces contenus, et vont avoir tendance à y replonger afin de se réguler et répondre dans le secret aux désirs sexuels pas encore contrôlés et souvent envahissants. Lors de cette étape charnière dans le développement psychosexuel, l'adulte en devenir se construit, nourri par les schémas et la logique pornographique. Environ 95 % des patients que j'accompagne ont débuté leur consommation avant 12 ans, et tous se souviennent de ces premières images, telles des « photos répugnantes qui ne s'effaceront plus jamais de ma mémoire », comme me le disait un patient. En effet, la pornographie laisse des traces mnésiques dans le cerveau. Un jeune de 16 ans avec une grave addiction me disait « Madame, j'ai un stock d'images sales qui me polluent la tête et je n'arrive plus à les enlever ».

Que ce soit chez l'adolescent ou chez l'adulte, le cerveau réagit de manière similaire face aux contenus pornographiques. Dans le milieu de l'éducation, avec par exemple le modèle Montessori , il a été démontré que l'apprentissage qui passe par l'expérience est particulièrement efficace. En effet, l'activation du corps lors d'un effort attentionnel permet de mieux fixer les connaissances et de conserver l'expérience dans la mémoire. Vous imaginez donc que, lors de la consommation de pornographie, les capacités attentionnelles de la personne sont totalement absorbées et le corps est fortement activé. La personne est donc dans une sorte de vision tunnel, où ce qui l'entoure n'est plus perçu, et le contenu est donc ingurgité par le cerveau sans filtre ni recul, se fixant fortement dans la mémoire. C'est une sorte d'apprentissage pornographique. Les études de neuro-imagerie ont montré que les circuits neurocognitifs des personnes qui consomment de manière récurrente de la pornographie sont atteints. Par exemple, les neurones miroirs chargés de l'apprentissage par mimétisme vont avoir une influence dans la reproduction des conduites pornographiques ainsi que dans la réduction de l'empathie. Le cortex préfrontal est altéré, c'est-à-dire la capacité à prendre des décisions, à retarder la récompense, à utiliser la volonté, à maintenir la concentration et l'attention pour des tâches sans stimulation corporelle. La consommation de pornographie a donc un impact dans le cerveau du jeune et de l'adulte et modifie la manière dont ce dernier peut vivre la relation à soi, à l'autre, et la sexualité. Ces conséquences cliniques et sociales sont nombreuses et je vais tenter de les résumer en trois axes.

D'abord, les violences sexuelles. Vous avez sûrement entendu parler de l'augmentation des taux de viols en groupe parmi la population adolescente, ce qui, en Espagne, a été nommé manadas , c'est-à-dire « troupeaux ». Les tribunaux de certains pays européens tels que l'Espagne ou le Danemark ont alerté sur le fait que depuis l'apparition du smartphone en 2007, le nombre de violences sexuelles s'est accru de manière exponentielle. L'hypothèse est que l'accessibilité au contenu pornographique dès le jeune âge a favorisé de manière massive l'influence des récits pornographiques sur les attitudes et les comportements sexuels des individus. Les études d'analyse de contenu montrent que les vidéos pornographiques contiennent de la violence physique ou verbale, et que sa consommation est corrélée à l'objectification sexuelle. Ainsi, la pornographie rend acceptable et banalise la violence sexuelle. L'association entre violence et plaisir est courante dans ces contenus et peut ensuite être transposée dans la vie sexuelle réelle. La pornographie constitue souvent une exhibition d'une activité délictueuse (viols, violence, pédophilie et autres) qui provoque pourtant du plaisir chez la personne qui la regarde. Cette érotisation de la violence conduit à une déconnexion morale et empathique qui entraîne des conséquences lourdes dans la vie sociétale et relationnelle et les constats en sont malheureusement nombreux. La pornographie mainstream transmet que peu importe ce que l'on fait à une femme, elle va aimer et demander davantage. Ces modèles sont intériorisés par le consommateur et la consommatrice sans même qu'il ou elle s'en rende compte. Des études montrent que la consommation de pornographie est associée à de nombreuses implications sociales telles que le sexisme, les stéréotypes, la misogynie et la violence envers les femmes. Une sociologue britannique reconnue dans ce domaine, Gail Dines, parle d'une « société de cerveaux pornifiés ». Les uns et les autres, influencés par la pornographie, peuvent se mettre en situation pornographique lors des rencontres ou des demandes sexuelles. Par exemple, mes patients me racontent souvent qu'ils ont besoin d'ajouter une sorte de violence à leurs échanges sexuels, car sinon leur corps n'arrive pas à atteindre l'excitation nécessaire. Selon une étude, 42 % des adolescents s'inspirent de la pornographie pour leur propre vie sexuelle. Une étude récente a montré que 80 % des adolescents consommateurs de pornographie reproduisent un ou plusieurs comportements sexuels agressifs.

Les études montrent que le cerveau humain réagit de la même manière à la pornographie qu'aux drogues, la pornographie activant les mêmes circuits et structures cérébrales que le crack ou la cocaïne par exemple. Cela entraîne donc le phénomène de tolérance, c'est-à-dire qu'afin de trouver le plaisir ou le soulagement recherché, le cerveau demande de plus en plus de doses en fréquence, quantité ou type de contenu. Ce phénomène d'escalade mène donc le consommateur de pornographie à consommer des contenus de plus en plus trash , choquants, afin d'atteindre l'orgasme qui n'arrive plus avec les contenus initiaux. Malheureusement, toutes les personnes que j'accompagne disent consommer des contenus dont ils se sentent profondément honteux.

J'en viens à l'impact sur la sexualité. Cette escalade est en fin de compte une quête de dopamine, la substance cérébrale en charge du plaisir. Les doses de dopamine libérées en situation pornographique sont si intenses que le cerveau ne réagit plus en situation sexuelle normale. En effet, le super-stimuli pornographique est loin de ressembler à la réalité des sons, organes génitaux et temporalités des rencontres sexuelles réelles. Cela donne donc des conséquences cliniques sexologiques : les sexologues alertent sur l'augmentation des dysfonctions érectiles, éjaculations retardées et même le vaginisme chez les femmes. Parmi mes patients, nombre d'entre eux expriment leur difficulté à avoir une satisfaction sexuelle avec leur partenaire. Ils disent avoir besoin d'amener à leur imaginaire des images pornographiques, en se coupant et se mettant à distance de l'autre, afin de pouvoir avoir des réactions corporelles. Certains d'entre eux me disent avoir besoin de reproduire des scénarios pornographiques qu'ils regardent. Dans ce sens, la pornographie provoque une disparition de l'imaginaire sexuel autonome, qui empêche la personne de vivre sa sexualité en fonction de ses propres désirs, valeurs, constructions ou projections.

Enfin, je vous parlerai de l'addiction. L'usage problématique de pornographie est le terme que la communauté scientifique a attribué aux processus addictifs en lien avec la consommation de pornographie. Les études internationales parlent d'une prévalence d'usage problématique en population générale d'entre 3,5 % et 6 %. Les études déployées auprès d'usagers adultes montrent une prévalence entre 12 % et 17 %. En France, à ma connaissance, aucune étude, sauf celle que je conduis dans le cadre de ma thèse, n'a été menée - dans mon étude sur 1 001 personnes adultes, la prévalence est de 3,6 % et de 11 % chez les hommes. Dans la population adolescente, la prévalence d'usage compulsif est entre 5 % et 14 %. Ces chiffres, même s'ils se situent dans des fourchettes larges, montrent un taux d'usage problématique très élevé.

En effet, la pornographie est comprise par quelques chercheurs comme la drogue par excellence, car elle peut être consommée dans l'anonymat total, en tout lieu et en toutes circonstances avec une accessibilité hors normes, de manière totalement gratuite, et de manière infinie. Elle est particulièrement addictogène du fait des caractéristiques propres du contenu et du support et du fait qu'elle active un très puissant mécanisme cérébral qu'est le système de récompense. Un neuroscientifique de l'université de Los Angeles, Peter Whibrow, parle de la pornographie comme « cocaïne numérique ou drogue électronique », tellement les processus cérébraux lors de sa consommation sont similaires à ceux en jeu lors de l'addiction aux substances. Cela me fait penser à un de mes patients, âgé de 24 ans, qui me disait : « Madame, je vous jure, il y en a, ça rentre par les veines ou par le nez ; moi, c'est par les yeux : c'est le même effet ». Les symptômes de l'usage problématique sont divers : perte de contrôle, envahissement de la pensée par les images pornographiques, irritabilité et crises de colère, impact dans les responsabilités quotidiennes, anxiété et dépression, sentiments de honte et de dégoût de soi, symptômes d'abstinence physiques et psychologiques. En outre, les relations interpersonnelles peuvent être impactées, avec des ruptures sentimentales, la perte de confiance en autrui, l'altération de la capacité à créer du lien et des difficultés pour vivre l'intimité, la tendance accrue à l'infidélité.

Cette problématique étant encore aujourd'hui peu explorée en France, les personnes tardent à trouver une aide pertinente et arrivent en consultation avec un passif lourd, pleines d'impuissance et de désespoir, souvent lorsque le stade addictif est bien avancé. En effet, la demande sociétale n'est pas encore formulée et l'offre de soins n'existe pratiquement pas. Il y a un besoin de santé pour lequel les réponses cliniques ne sont pas encore à l'oeuvre. Les autres types d'addiction sont beaucoup mieux pris en charge dans notre pays. Pour la dépendance à la pornographie, on peut compter sur les doigts d'une main les services ou associations proposant des soins spécialisés. Pourtant, une étude française menée par l' Ifop en partenariat avec un portail pornographique français a montré qu'un Français sur quatre consomme de la pornographie au moins toutes les semaines ( Ifop , 2014). Des études internationales ont montré des taux de consommation de pornographie en ligne compris entre 50 et 99 % chez les hommes, 30 et 86 % chez les femmes. Une autre étude du Fonds Actions Addictions auprès de jeunes de 14-15 ans a montré que 8 % en consomment plusieurs fois par jour. En matière d'industrie, si YouTube a mis quatre ans pour avoir 50 millions d'usagers, Pornhub , principal portail pornographique, a mis dix-neuf jours. La pornographie en ligne a plus de visites que Twitter , Amazon et Netflix réunis. Aucun autre produit culturel de masse n'a une entrée dans nos vies aussi abyssale. C'est une industrie qui, en plus, cible le circuit cérébral le plus puissant chez l'être humain qui est celui de la sexualité.

Ces chiffres montrent qu'il est urgent, en France, de déployer des réponses efficaces à plusieurs niveaux : des équipes formées à mener des actions de prévention pour les jeunes, au sein desquelles l'éducation affective et sexuelle est intégrale et comprend une approche spécifique sur la consommation de pornographie ; des actions de sensibilisation sociale et médiatique sur les risques de la pornographie et des schémas sexuels qu'elle véhicule ; des études de prévalence à l'échelle nationale afin de mesurer de manière précise l'ampleur de ce phénomène ; le déploiement de formations des professionnels de santé en addictologie sur la prise en charge de cette addiction spécifique ; la mise en place d'une offre de soins spécialisée dans les centres d'addictologie ; l'accompagnement, l'information et la formation des parents et éducateurs sur cette problématique qui doit être abordée très tôt dans l'histoire de l'enfant.

Je conclurai avec la définition de santé sexuelle de l'Organisation mondiale de la santé : « La santé sexuelle est un état de bien-être physique, émotionnel, mental et social en matière de sexualité. Ce n'est pas seulement l'absence de maladie, de dysfonctionnement ou d'infirmité. La santé sexuelle exige une approche positive et respectueuse de la sexualité et des relations sexuelles, ainsi que la possibilité d'avoir des expériences sexuelles agréables et sécuritaires, sans coercition ni discrimination ni violence. Pour atteindre et maintenir une bonne santé sexuelle, les droits humains et droits sexuels de toutes les personnes doivent être respectés et réalisés . » Vous l'aurez compris, je pense qu'il y a encore beaucoup à faire en France à cet égard pour préserver la santé sexuelle dans toute sa richesse, des jeunes mais aussi des adultes d'aujourd'hui et de demain.

Margot Fried-Filliozat, sexothérapeute . - Madame la Présidente, je vous remercie de vous pencher sur ce sujet qui est encore peu abordé. J'aime cette idée de construire et de ne pas seulement combattre. Il faut certes combattre les violences, mais également accompagner l'épanouissement dans la sexualité.

Dans ma patientèle, je reçois exclusivement des adultes, dont 80 % de femmes. Ma cliente type est une femme qui arrive en me disant : « Je viens pour résoudre mon problème de sexualité, pour que mon mari ne me quitte pas ou ne me trompe pas . » Elle me dit qu'elle n'a pas vraiment de désir et qu'elle pourrait se passer de sexe. Elle n'aime pas cela, et parfois en souffre, mais elle se sent obligée d'accomplir son devoir conjugal. Je parle là de rapports consentis, mais c'est une source d'anxiété pour elle.

Mais qu'est-ce que ce consentement dont on nous parle ? Qu'est-ce que ce « oui » qu'elles se sentent obligées de dire ?

Un des problèmes à mes yeux de la pornographie, outre la violence, c'est surtout que c'est le seul lieu dans lequel nous pouvons être témoins de la vie sexuelle des autres. Comme tout être humain, nous avons besoin de savoir si nous sommes « normaux », en matière de sexualité notamment. Or la pornographie renvoie un exemple totalement dénaturé, notamment aux adolescents, qui tentent de reproduire les pratiques vues dans les films. Il n'y a aucun autre endroit pour qu'ils apprennent la sexualité. Même des adultes avouent s'y référer. Le porno est un lieu d'éducation à la sexualité par défaut.

La majorité des femmes que je vois me disent qu'elles ont un problème, que leur corps ne fonctionne pas. En discutant avec elles, je me rends compte qu'elles sont souvent victimes de pratiques inspirées à leur conjoint par la pornographie. Or celle-ci est totalement basée sur le désir des hommes. On voit peu de préliminaires, peu de tendresse, peu d'amour, peu de communication.

Le porno est aujourd'hui hors de contrôle. Il y a une véritable compétition dans l'outrance pour exister sur la toile. Or, vous le savez, le cerveau humain est irrésistiblement attiré par des images choquantes. On a tous eu cette expérience sur l'autoroute, en voyant un accident de voiture, de ne pas pouvoir s'empêcher de regarder. Dans le porno, les images sont orientées autour non plus du plaisir, mais du choquant.

Dans un film X, vous remarquerez que les femmes sont positionnées en objet et n'expriment jamais de désir ou alors seulement pour exciter l'homme, qu'il s'agisse de l'acteur ou du spectateur. Dans la pornographie, les femmes n'ont pas vraiment le droit d'exister, et cela vient renforcer cette idée de devoir conjugal chez les femmes. Elles n'ont pas l'impression de désirer surtout parce qu'elles n'ont pas le droit de désirer.

J'en reviens à la notion de consentement : quid d'une femme qui se force pour faire plaisir à son mari ? Ce n'est pas un viol, mais quelle souffrance ! Pour les tournantes chez les adolescents, c'est un peu la même problématique.

Pour moi, la question essentielle est : est-ce que je fais cet acte sexuel par désir, parce que j'ai le droit d'exister dans ma sexualité ? Ai-je le droit d'avoir mes propres désirs ? Aujourd'hui, il y a de plus en plus d'actions de prévention autour du consentement, mais le consentement, ce n'est pas seulement dire non, c'est aussi savoir ce dont on a envie. Cela renvoie à l'intelligence émotionnelle mais aussi sociale et sexuelle. Je connais mon propre corps et comment il fonctionne. Aujourd'hui, quand je vais dans les classes et que je parle aux adolescents, ils ont tous la notion qu'on a le droit de dire non. Mais le droit de dire non est largement insuffisant ; la vraie question, c'est comment on fait pour dire non. Les jeunes ont besoin de plus de ressources pour savoir comment bien exprimer ce qu'ils pensent et ce qu'ils veulent.

Quand on parle des droits des femmes, on a vraiment besoin de parler du droit à l'épanouissement. Une étude a demandé à des hommes et des femmes ce qu'était pour eux un rapport sexuel non satisfaisant. Les hommes ont évoqué l'absence d'orgasme ou d'éjaculation, ou les performances de leur partenaire. Aucun homme n'a utilisé des mots comme ceux qu'ont utilisés les femmes : douleur, dégradation, honte, humiliation, viol, souffrance...

Il faut combattre le porno dans la mesure du possible, mais surtout apprendre aux femmes à rechercher leur propre épanouissement, à savoir reconnaître leurs propres désirs et les exprimer. Ce n'est pas seulement savoir dire oui ou non.

Quand on se construit avec des images, on ne se construit pas en relation avec soi-même et donc on est déconnecté de son corps. Le porno a désappris à beaucoup de femmes la manière de ressentir leur propre corps. C'est en cela aussi que le porno est néfaste.

Il nous faut apprendre à enseigner une sexualité épanouissante dans laquelle la femme est respectée, en sécurité, reconnectée à son propre corps. Il s'agit de sortir des images envahissantes de la pornographie. Les femmes ont le droit d'apprendre que le sexe ne sert pas qu'à garder son mari ou à avoir des enfants. Le sentiment d'obligation place les femmes en position de victime. Le sexe doit être pratiqué par désir et non pas par obligation, mais le fait de savoir exprimer ses désirs et ses émotions, quels qu'ils soient, vient aussi de notre éducation, dès l'enfance.

Catherine Bergeret-Galley, première vice-présidente de la Société française des chirurgiens esthétiques plasticiens (SOFCEP) . - La chirurgie plastique a une finalité reconstructrice mais aussi esthétique ; on dit alors qu'elle est de confort, c'est une erreur car même la chirurgie esthétique est thérapeutique. En tant que chirurgienne, je reçois depuis vingt-cinq ans des femmes qui viennent pour réparer leur appareil génital, par exemple après un accouchement qui s'est suivi d'un élargissement du vagin qu'elles jugent excessif ou qui leur pose des problèmes dans leur vie quotidienne. Dans le projet de réparation, mes collègues et moi devons expliquer qu'il y a des normes et qu'il faut respecter les fonctions des organes, parmi lesquelles le plaisir, et il est clair pour moi que nous réparons aussi l'image du corps et le psychisme.

Dans ces échanges, nous voyons des femmes mais également des hommes désemparés par ce que leur montre la pornographie et par l'idée qu'ils se font de ce que devrait être leur corps ; nous sommes choqués face aux effets de cette pornographie dévoyée, qui, alors qu'elle a d'abord été un mouvement libertaire et joyeux, accumule désormais des scènes violentes et dégradantes pour la femme, mais aussi pour l'homme. Nous voyons arriver dans nos consultations des hommes convaincus qu'ils ont un micro-pénis et qui en font une obsession, parce qu'il est plus petit que ceux qu'ils regardent dans la pornographie. Nous devons leur expliquer que ce qu'ils voient dans ces images n'est pas la norme, que leur pénis n'a rien d'anormal et, surtout, que le plaisir n'a rien à voir avec la taille du pénis. Quant aux femmes, elles subissent de plein fouet la dérive violente de la pornographie, du fait des hommes formés par cette pornographie, mais aussi dans les représentations qu'elles se font de la sexualité et du plaisir, car les femmes regardent aussi cette pornographie, y compris des femmes homosexuelles.

Comme médecins, nous devons aider ces patients, les convaincre de ce que l'amour peut s'exprimer par des caresses et que la pénétration n'est pas une preuve d'amour. Nous devons les aider à comprendre que la sexualité passe par tous les sens et qu'elle ne se réduit pas à quelques gestes stéréotypés. Nous devons les aider à développer l'aspect sensoriel de leur sexualité, c'est-à-dire le toucher, l'odeur, la perception du corps de l'autre à côté de soi. Nous recevons des patientes très perturbées qui ont un besoin très précis de réparation - je pense à des femmes dont l'accouchement a été difficile ou a entraîné une béance vulvaire qui les gêne dans leur vie quotidienne -, mais aussi des femmes dont les demandes trouvent leur origine dans le fait que leur corps est différent de ce qu'elles ont vu dans la pornographie, en particulier la forme de leur vulve. Nous devons leur expliquer que les vulves ont naturellement des formes diverses, qu'il y a des variations anatomiques et qu'il faut respecter cette diversité, mais leur dire aussi les dangers de la violence sexuelle, les risques de déchirure et de mutilation que comportent certaines pratiques sexuelles. Nous leur expliquons que la sexualité n'a pas à être violente mais qu'elle doit servir d'abord le plaisir. Nous récupérons aussi parfois des femmes qui ont été victimes de chirurgie extrême : une patiente française s'est retrouvée complètement excisée des grandes et petites lèvres génitales après deux interventions gynécologiques successives. Certaines femmes sont rétives à une prise en charge psychologique qui s'imposerait pourtant. Il faut expliquer qu'une sexualité violente peut entraîner des dommages physiques graves et que la sexualité ne devrait pas être violente car il s'agit d'un bien-être.

Parmi les choses à faire pour contrer ces phénomènes, je crois que nous pourrions travailler avec les industriels de la pornographie, comme on l'a fait pour l'alcool. Nous constatons tous une dérive de la pornographie, elle atteint désormais un niveau de violence physique inacceptable, jusqu'à des scènes de mutilations voire même de mise à mort, et nous sommes en droit de contester la normalité et la diffusion de ces images. Je n'ai pas la méthode, mais je crois qu'il faudrait travailler avec ces industriels pour faire en sorte que la pornographie soit un vecteur d'information sur une sexualité joyeuse et épanouissante, qui ne ferait la promotion d'aucune violence ni mutilation. On lutte contre les images pornographiques associant les enfants, on est en droit de le faire pour les adultes et le fait que des films violents et illégaux continueraient à être produits ne devrait pas nous décourager à travailler dans ce sens. Il faut éviter que notre jeunesse soit contaminée par cette violence que l'on voit dans les films porno, violence qui cible d'emblée les femmes, même si l'on trouve également beaucoup de scènes d'agression dans la pornographie dédiée aux hommes.

Israël Nisand, gynécologue et obstétricien, professeur des universités . - Depuis une trentaine d'années, je vais deux heures par semaine dans des collèges pour informer les jeunes sur la sexualité. Je dois d'emblée le souligner, depuis une dizaine d'années que la pornographie est devenue d'accès gratuit sur Internet à une échelle industrielle, je constate des changements évidents dans les questions que les jeunes me posent, une inflexion qui est en résonance avec ce que la littérature scientifique dit sur le sujet et qui établit un impact direct de la pornographie sur les relations hommes-femmes et sur la violence dans notre société.

Je signale trois sources bibliographiques très utiles : Ados : la fin de l'innocence , de Géraldine Levasseur, qui a effectué une enquête très fouillée sur les dérives contemporaines de la sexualité à l'adolescence ; ensuite, Alice au pays du porno , de Maria Michela Marzano et Claude Rozier ; enfin, Sexualisation précoce et pornographie , de Richard Poulin, sexologue canadien, qui montre bien comment la pornographie sexualise les enfants et chosifie les femmes. Ces livres donnent des outils pour s'opposer au discours lénifiant consistant à dire que la pornographie, c'est cool et qu'elle ne fait aucun mal. La pornographie, ce sont des images d'adultes avec des adultes et qui s'adressent à des adultes. Découvrir la sexualité au travers de ce « prêt-à-porter » sexuel qu'est la pornographie, dont les buts commerciaux obligent à repousser toujours plus loin les limites de la transgression, crée de réelles difficultés chez les adolescents. Quand des enfants et des adolescents la regardent, ils sont privés de cette possibilité de se faire par eux-mêmes leur propre fantasmagorie psycho-sexuelle. Ils se font imposer des codes par ces images pornographiques et cela les perturbe évidemment, à un âge où leur corps change, où leur désir sexuel les renvoie à leur incomplétude et où leur sexualité les renvoie à une certaine dépendance affective, avec la peur d'être débordé par le sexuel.

La pornographie perturbe les adolescents tout en les fascinant, le phénomène est massif. Je vais régulièrement parler à des classes de troisième. Je peux vous assurer que la quasi-totalité des élèves reconnaît avoir vu des images pornographiques, ce qu'ils ne disent pas à leurs parents, pour les protéger. Aujourd'hui, les jeunes sont tous confrontés à des images pornographiques dès l'âge de 11 ans, garçons comme filles, et s'ils refusent de les regarder, ils sont bégueules, quand ils ne sont pas contraints de les regarder, surtout les filles qui n'y ont pas d'appétence particulière.

Comment en rendre compte qualitativement ? Une anecdote : un élève me pose un jour cette question : « Pourquoi les femmes aiment-elles sucer le sexe des animaux ? » J'en suis tombé de l'armoire, et j'ai dû lui dire que non, les femmes n'aimaient pas sucer le sexe des animaux et que s'il avait vu une femme le faire dans un film, c'était parce qu'elle était payée pour le faire et qu'elle devait gagner de l'argent pour nourrir sa famille ; à quoi ce jeune m'a rétorqué : « Mais ce n'est pas vrai, vous n'avez pas entendu les bruits qu'elle faisait, elle aimait ça ! » Cette anecdote illustre une dimension du problème : un enfant de 14 ans n'a pas forcément l'appareil critique pour analyser les images qu'il voit, avec la distance nécessaire, et certaines images qui peuvent faire rire ou exciter des adultes parce qu'elles sont décalées, seront prises pour la norme par les jeunes. Cette incapacité de prendre de la distance face à la pornographie crée du traumatisme, dont on ne peut pas parler par définition et qui aura des conséquences dans la vie toute entière.

Ce phénomène est massif : il y a plus de dix millions de sites pornographiques, la pornographie représente le quart du trafic Internet, et 30 % des consommateurs d'images pornographiques sont des adolescents. Certains deviennent dépendants, il y a des enfants de 9 ou 10 ans qui consomment jusqu'à trois heures de pornographie gratuite par jour. Leur donner ces images dans la rue, c'est un délit passible de prison, mais le faire sans aucun contrôle ni limitation, c'est possible sur la toile pour les milliardaires d'Internet, avec un effet d'amplification sur les réseaux sociaux, le tout dans un silence assourdissant, c'est business as usual.

Quand on demande aux jeunes hommes ce qu'ils recherchent dans la pornographie, ils répondent : « On veut savoir ce que les meufs aiment . » L'école ne leur délivre quasiment aucune information sur la sexualité. Ce constat m'a inspiré ce titre de l'une de mes conférences : Nous n'éduquons pas nos enfants à la sexualité ; rassurez-vous, la pornographie le fait à notre place . En réalité, là où l'information à l'école a lieu, c'est par la bonne volonté de telle infirmière, de telle sage-femme, mais il n'y a rien d'organisé pour que tous les jeunes aient accès à une information sur la sexualité, contrairement à ce que dit l'Éducation nationale.

La pornographie désinforme. C'est une épreuve pour les jeunes en cours de maturation. Elle invalide l'être humain. Elle ne comporte rien sur le respect de l'autre et le consentement réciproque, sur la spontanéité ; c'est une éducation à pincer les fesses à la Porte de la Chapelle. Je m'étonne qu'on ait fait une loi contre les pinceurs de fesses ; on aurait mieux fait de s'intéresser à la façon dont on éduque aujourd'hui les jeunes hommes à la sexualité, c'est-à-dire à la pornographie. Or ce qu'on apprend aux jeunes hommes dans la pornographie, c'est que si une femme dit non, en fait ça veut dire oui, et que si vous poussez plus loin jusqu'à la faire bien jouir parce que vous êtes bien viril, elle va vous remercier alors qu'elle disait non au départ. La pornographie, c'est un apprentissage au non-consentement. Notre pays éduque à la sexualité par la pornographie ; c'est la seule voie dont on dispose quand on n'a pas à la maison un autre modèle qui s'y oppose explicitement.

Sur Internet, les jeunes trouvent tout ce qui fait vendre, les violences, le viol, la pédophilie, et ils essaient de reproduire ce qu'ils ont vu. Je reçois en consultation des petites jeunes qui me demandent si elles doivent accepter de refaire, à la demande de leur petit copain, ce qu'ils ont ensemble regardé dans des films pornos. La pornographie est une validation de la performance qui d'un seul mouvement infantilise les femmes et sexualise les enfants : c'est une catastrophe. Il y a deux nouveautés. Les jeunes femmes se sont jointes aux consommateurs ; ils sont de plus en plus jeunes. La pornographie est devenue le principal moyen d'éducation sexuelle devant la défaillance des pouvoirs publics à faire leur travail en matière d'information à la sexualité.

La pornographie éduque nos enfants. Elle est ubiquitaire. Elle touche la totalité des adolescents. Elle confronte les jeunes à une sexualité réduite à une technique sexuelle. Et, comme l'a démontré Richard Poulin, les pratiques violentes sont directement proportionnelles à la précocité et à l'intensité de la consommation d'images pornographiques. Tout cela risque d'altérer les relations hommes-femmes à l'avenir. C'est pour cela que je me suis investi sur le sujet. En tant que médecin des femmes qui a lutté toute sa vie pour la liberté et l'autonomie des femmes, je suis affligé de voir la passivité du monde politique sur ce véritable désastre. Dans la pornographie, l'acte sexuel est représenté comme un assemblage de corps quasi anonymes, et pas comme le fruit d'une rencontre et du désir de partager sa propre intimité. La pornographie est un traité sur la virilité. Elle assume la déshumanisation systémique de toutes les femmes et leur humiliation, la suprématie des « vrais hommes », avec une apologie de l'érection, de la pénétration des trois offices féminins et de l'éjaculation. Il y a une addiction fréquente chez les jeunes garçons, qui ont une image déformée des femmes. La pornographie participe à la dégradation de l'image des femmes, loin d'améliorer leur autonomie, leur liberté et leur épanouissement dans notre société.

J'ai trois propositions pour contrer un tel phénomène. Je les adresse depuis dix ans à des politiques qui m'opposent que ce n'est pas possible.

D'abord, la prévention à l'école, comme on le fait pour la consommation de drogue. Il faut expliquer que cela fait du mal à un jeune garçon de voir Rocco Siffredi avec un sexe truqué, parce que ce garçon va se dévaloriser et va se mettre en état de souffrance personnelle. La loi a prévu trois heures d'information sur la sexualité chaque année depuis l'âge de quatre ans ; cela n'est fait pratiquement nulle part. Il faut organiser les choses.

Il faut également faire de la prévention auprès des parents. Si, dans le temps, on conduisait des garçons auprès de prostituées pour leur première expérience, il y a maintenant des parents qui donnent des films pornographiques à leurs enfants. Il faut dire aux parents que cela fait du mal aux enfants. Il faut le faire savoir à grande échelle. C'est très important.

Enfin, il faut imposer à tous les fournisseurs d'accès à Internet de vérifier l'âge des utilisateurs avant la première image, comme pour la consommation de films pornographiques dans un hôtel, où il faut fournir un numéro de carte bancaire pour accéder aux images. Ceux qui diffusent du porno gratuit sur Internet savent qu'une amorce gratuite d'un film assurera leur fortune quand une quantité même infinitésimale de ceux qui la regardent cliqueront pour acheter ce film. C'est pourquoi il faut interdire les amorces gratuites de films pornographiques sur le net . Je propose d'inverser la charge de la preuve, en demandant aux fournisseurs d'accès d'établir la majorité des clients de sites pornographiques, comme on le fait avec les magasins physiques qui vendent des films et des accessoires pornographiques. L'État leur délivrerait ainsi une autorisation de diffusion, en leur demandant de contrôler ce qu'ils diffusent, comme on l'a fait pour le djihadisme ou la pédophilie. Ce n'est pas du tout ce qui se passe aujourd'hui, où les fournisseurs d'accès se contentent d'une déclaration de majorité. Nous savons tous que les milliardaires de la toile qui habitent la Silicon Valley, mettent bien à l'abri leurs enfants de l'accès à Internet. Je propose donc une vérification de l'âge avant la délivrance des images, vérification technique faite par les fournisseurs d'accès, une obligation assortie de sanctions croissantes, par exemple une amende de cinq millions d'euros à la première infraction, 500 millions d'euros à la deuxième et, à la troisième, retrait de l'autorisation de diffuser en France.

Laurence Cohen , rapporteure . - Merci de ces propos qui se complètent et donnent une vue d'ensemble. Notre objectif avec cette mission d'information est bien d'attirer l'attention des pouvoirs publics sur le problème et de faire en sorte que nos recommandations puissent changer les choses.

Je crois que nous ne devons pas renoncer à l'éducation à l'égalité, dès le plus jeune âge. Établir la sexualité sur le respect, sur le plaisir partagé, c'est être convaincu de l'égalité entre les êtres humains. C'est à cette éducation de l'égalité qu'il ne faut pas renoncer, alors qu'elle est absente des programmes scolaires. Ensuite, il faut souligner l'importance de la formation des enseignants à ces questions : il est certain qu'on ne peut convaincre si l'on n'est pas convaincu soi-même, si l'on n'a pas les outils pertinents pour le faire. Un professeur de SVT nous a rapporté que des élèves ont contesté une planche anatomique d'une femme, au motif que des poils pubiens ne devraient pas y figurer puisque, soi-disant et d'après les contenus pornographiques qu'ils avaient pu visionner, les femmes seraient dépourvues de pilosité à cet endroit... Cela pose la question de l'éducation à l'image en général, du développement de l'esprit critique, ce qui vaut face à la pornographie comme sur bien d'autres sujets.

Enfin, il faut aussi faire un travail auprès des parents, qui sont parfois très démunis et qui ne savent pas comment faire. Dans ma pratique d'orthophoniste, j'ai remarqué que les parents étaient de plus en plus en besoin d'information et qu'ils étaient de plus en plus démunis face aux problèmes que leurs enfants rencontraient. Il y a ce besoin. Qui va y répondre ? Nous savons que ce n'est pas l'école...

Margot Fried-Filliozat . - Quand on parle d'enseigner le respect, que vise-t-on plus précisément ? Lorsqu'un garçon pense que « c'est ça qu'elle aime », il pense du même coup qu'il respecte sa partenaire. C'est pourquoi il faut aller plus avant sur la notion même de respect. On dit aux enfants l'importance du respect, mais on ne leur dit pas comment faire, ni quel est son contenu. Je signale aussi l'importance des associations de parents d'élèves pour faire ce travail d'information, qui se déroule ainsi dans le cadre scolaire, mais qui n'est pas nécessairement assuré par les enseignants eux-mêmes.

Maria Hernandez-Mora . - Le travail avec les parents est primordial, car si un parent sécure fait un enfant sécure, un parent informé peut faire un enfant informé. Des parents consomment de la pornographie, ils ont eux-mêmes des schémas erronés, ils subissent une désinformation importante, ils peuvent avoir un rapport abîmé à la sexualité. C'est pourquoi il est si important de développer des programmes de sensibilisation pour les adultes. Il faut le savoir, quand on consomme du virtuel, le cerveau ne fait pas de différence avec le réel ; le cerveau se conforme alors avec les informations qu'il reçoit et prépare ses réactions face au réel. C'est pourquoi aussi il est important d'intervenir tôt. Je le dis souvent aux parents : il faut prévenir les enfants de la désinformation avant même qu'on imagine qu'ils y soient directement confrontés ; cela commence dans la préadolescence.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Cela nous a été dit dans d'autres auditions : les images pornographiques ont plus d'impact sur les jeunes que celles de la guerre. Face à la guerre, les enfants sont sous la protection de leurs parents, alors qu'ils sont seuls face à la pornographie.

Alexandra Borchio Fontimp , rapporteure . - Philippe Arlin a plaidé pour l'encouragement d'une pornographie plus éducative et plus ludique, tournée vers l'épanouissement, dès lors qu'à l'ère numérique, il est peu probable qu'on parvienne à contrôler l'accès à la pornographie telle que nous la connaissons. Qu'en pensez-vous ?

Avec les réseaux sociaux, on le sait, l'image est devenue une priorité pour les 18-34 ans, et même les plus jeunes, qui rêvent de ressembler aux nouvelles icônes d' Instagram , de Snapchat et de TikTok . Cela a pour effet de marchandiser la médecine esthétique et plastique, par le biais d'une hypersexualisation des jeunes filles, tout en ouvrant la porte à de nombreuses dérives. Je pense notamment à Maeva Guennam, qui a annoncé fièrement avoir rajeuni son vagin, « comme si j'avais douze ans », pour reprendre ses propres termes.

On peut l'imaginer, la pornographie influence également notre jeunesse pour ce qui concerne tant la construction de sa sexualité que son image. Constatez-vous une augmentation des demandes d'intervention pour une chirurgie esthétique, en particulier de la part des jeunes femmes ? Par ailleurs, êtes-vous en mesure de refuser une intervention, si vous la jugez non fondée ou non nécessaire ?

Catherine Bergeret-Galley . - La pornographie n'est absolument pas indispensable. À cet égard, il convient d'évoquer certains milieux socio-culturels. J'ai beaucoup de patientes du Moyen-Orient et je vois que la sexualité est pour elles totalement taboue. Je comprends donc les atermoiements des professeurs de collège pour évoquer cette question ! En effet, certaines populations ne sont pas capables de comprendre la problématique liée à l'éducation correcte de leurs enfants et ne veulent pas entendre certains messages.

Vous évoquiez la nécessité d'inculquer le respect de la personne et d'enseigner sans cesse le principe d'égalité entre les hommes et les femmes. Or pour ces populations, la femme est toujours dans un rôle de procréation, de mère ou de soeur. Elle n'est en aucune façon sexualisée correctement. Elle est souvent, je suis désolée de le dire, victime d'un mari violent, qui ne comprend pas très bien que ce qu'il regarde sur un écran ne correspond en aucun cas à une sexualité normale. Car il n'a reçu aucune éducation en la matière, hormis cette pornographie éventuellement violente.

Le professeur Nisand le disait, certains parents éduquent leurs garçons en leur donnant des cassettes vidéo pornographiques, ce qui est très choquant.

Il convient donc d'éviter la gratuité en matière de pornographie, d'obliger à la vérification d'identité et de punir très sévèrement la moindre publicité pour la pornographie. Nous l'avons fait pour l'alcool, et les fournisseurs d'alcool sont régulièrement verbalisés.

À l'heure actuelle, il existe une tolérance inacceptable à l'égard de la pornographie violente et dégradante.

Pour ce qui concerne l'image véhiculée par les réseaux sociaux, la situation est effectivement catastrophique. Nombre de jeunes filles, mais aussi de jeunes garçons, sont victimes d'injecteurs illégaux. Je me bats, avec la Société française des chirurgiens esthétiques plasticiens, la Société française de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique et, surtout, le Syndicat national des chirurgiens plasticiens, dont je suis la secrétaire générale, pour interdire la vente libre en pharmacie d'acide hyaluronique.

Il s'agit du moins dangereux des produits de comblement. Mais il doit être injecté par un médecin, qui sait l'injecter et connaît l'anatomie, ce qui implique un niveau de formation élevé. Nous nous sommes battus pour faire passer le message suivant : la médecine esthétique ne peut pas être faite par n'importe qui.

Aujourd'hui, avec les réseaux sociaux, nous voyons pulluler les actes d'exercice illégal. Tous les jours, des confrères nous rapportent les cas de patientes mutilées, les injections ayant été effectuées dans de mauvaises conditions, dans des appartements, des cuisines, voire des sous-sols, sous le contrôle d'un « grand frère », dans le cadre, souvent, de réseaux criminels. S'ensuivent des thromboses vasculaires, des nécroses, des amputations des tissus et, surtout, des infections dramatiques.

Car les jeunes filles et femmes de 15-35 ans souhaitent désormais des lèvres énormes, des nez tout petits ou tout droits ou des yeux de renard. Elles demandent à des instagrameuses de les examiner ! Le niveau de naïveté de notre jeunesse est abracadabrant. Des instagrameuses et instagrameurs se permettent d'exercer illégalement la médecine sur des mineurs, ce qui doit être très sévèrement réprimé. Pour le moment, la police est débordée. Il faut que la législation et le Gouvernement nous aident.

Les chirurgiens, les dermatologues et la plupart des médecins s'opposent à ces excès. Il est temps que le Gouvernement interdise la vente de ces tenseurs de la peau et de ces produits injectables, qui peuvent provoquer des dégâts irréversibles. Des gamines sont arrivées dans des services de réanimation avec des septicémies qui ont failli les tuer. La France a rattrapé son retard par rapport à l'Amérique du Sud, où les faux médecins pullulent. À Mexico, tous les jours, des dizaines de femmes meurent à la suite d'injections. En France, le plus souvent, c'est de l'acide hyaluronique qui est utilisé, plutôt que du ciment, du silicone ou des huiles industrielles, comme cela se fait ailleurs. Toutefois, l'acide hyaluronique n'est pas anodin, et son injection devrait être sécurisée. Nous nous battons en faveur d'une interdiction de la vente libre de ces produits.

Les plasticiens français défendent une french touch, à savoir une beauté à la française, raisonnée, avec des lèvres qui restent des lèvres et des nez qui restent des nez. Par ailleurs, il convient de garder une diversité morphologique, parce que c'est la biologie, c'est-à-dire la vie.

Maria Hernandez-Mora . - S'agissant d'une pornographie plus éducative ou « éthique », évoquée par Mme Borchio Fontimp, je suis un peu sceptique, pour deux raisons.

Tout d'abord, la pornographie est un produit culturel, conforme à la pensée et véhiculant des valeurs. Par ailleurs, l'acte même de regarder de la pornographie constitue une forme de voyeurisme : je consomme du sexe, je consomme la sexualité de l'autre pour mon propre plaisir.

Ensuite, la pornographie sort la sexualité du domaine de l'intime, ce qui entraîne des conséquences relationnelles et sociétales. Il s'agit d'un produit de consommation qui mobilise des milliards d'euros.

Je répondrai donc à votre question en formulant une autre question : quelle est la valeur de la sexualité ? Quel type de sexualité voulons-nous que les gens puissent vivre ? Voulons-nous promouvoir le respect et le consentement, plutôt que l'utilisation et l'objectivation ?

Par conséquent, l'expression « pornographie éthique » ou « pornographie éducative » constitue pour moi une véritable contradiction. En effet, le fait même de consommer du sexe n'est pas éducatif, même si les contenus sont régulés.

Margot Fried-Filliozat . - La série Sex Education, que tous les ados ont vue, est la seule évoquant de vraies compétences émotionnelles, sociales et relationnelles. Quand il y a une dispute, chacun parle de ses émotions. Certes, je regrette qu'il y ait autant de sexualité dans cette série.

Le problème de la pornographie éducative, c'est qu'elle banalise la sexualité en instaurant une norme.

C'est la raison pour laquelle je suis favorable aux séries possédant une visée éducative. Elles marquent les ados et sont incroyablement éducatives et libératrices, dans la mesure où elles ne s'emploient pas à normaliser le sex friend , ou le sexe sans amour.

Bruno Belin . - J'ai trouvé cette table ronde d'un très haut niveau. Je me suis retrouvé dans les propos du professeur Nisand. Je vous transmettrai certaines remarques, Madame la Présidente.

Selon moi, il faut conditionner l'accès aux sites pornographiques à la vérification de l'âge. La loi est là pour protéger et encadrer le fonctionnement d'une société. Le retrait de l'autorisation doit être effectué dès la moindre infraction, sans attendre un éventuel rappel à l'ordre.

Je crois à 100 % au rôle de l'école et des enseignants, qu'il faut former. En effet, nous n'avons pas tous le même patrimoine familial. Certaines familles ou certains parents voudront former ou informer leurs enfants, tandis que d'autres ne le voudront ou ne le pourront pas.

Sur le débat de la pornographie éthique ou déontologique, je ne crois pas à cette sémantique. Certes, on peut parler de pornographie respectueuse, dans le cadre d'une charte prévoyant qu'une personne de confiance puisse assister aux tournages et que les scénarios ne comportent aucune terminologie contraire au code pénal. Il s'agit de fondamentaux que nous devrons rappeler dans le rapport de la délégation.

S'agissant de l'intervention du docteur Bergeret-Galley, il convient de le rappeler, le code de la santé publique précise que tout acte invasif est un acte médical. Il faut le dire à l'ensemble du corps médical, les signalements doivent être faits auprès des ordres.

Malheureusement, l'usage commercial du corps des femmes existe toujours ! Nous avons échoué dans ce domaine, alors que nous avons réussi à lutter contre le tabac et l'alcool. Certes, des influenceurs sévissent sur Internet, parce qu'il y a des gens influençables. À cet égard, la loi doit aussi protéger la société.

Enfin, en matière d'éducation à la sexualité, devrons-nous en arriver à un contrôle des connaissances, pour savoir si l'enseignement est bien fait, d'un point de vue tant qualitatif que quantitatif ? À un moment donné, si on veut protéger nos enfants, il faut qu'ils aient la meilleure formation possible dans tous les domaines et tous les champs de compétences et de connaissances possibles.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Si j'ai bien compris, notre collègue propose d'introduire une nouvelle discipline au bac...

Bruno Belin . - Bien avant le bac !

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - C'était une boutade !

Catherine Bergeret-Galley . - Nous nous occupons très activement de tout ce qui concerne l'exercice illégal de la médecine. Malheureusement, le Conseil de l'Ordre des médecins est démuni, dans la mesure où cet exercice illégal est fait par des personnes qui ne sont pas médecins. Le Syndicat des chirurgiens plasticiens a déposé quinze plaintes au pénal. Il ne peut le faire que si la victime accepte de déposer plainte et nous nous associons alors à la plainte. La situation est extrêmement compliquée et il est urgent de prendre certaines mesures, avant d'avoir des morts, comme c'est le cas en Amérique du Sud ou aux États-Unis.

En tant que secrétaire générale du Syndicat des chirurgiens plasticiens, j'ai écrit à l'Ordre des pharmaciens en leur demandant d'aider leurs confrères en officine, afin qu'ils ne soient pas démunis et puissent être capables de ne pas vendre certains produits de comblement implantables ou injectables à des personnes se présentant sans carte professionnelle.

Pour le moment, la présidente du Conseil de l'Ordre des pharmaciens m'a simplement demandé le nom des pharmaciens qui vendent ces produits. Or tous les pharmaciens le font !

Marie-Pierre Monier . - J'ai trouvé cette audition à la fois très intéressante et très anxiogène. Je partage les propos du professeur Nisand, selon lequel il est grand temps d'agir. Cette mission a le mérite d'exister et je ne doute pas qu'elle rencontrera un écho. J'espère que les recommandations que nous formulerons seront reprises.

Je reprendrai à mon compte les trois recommandations du professeur Nisand.

Tout d'abord, pour ce qui concerne la jeunesse, nous nous sommes beaucoup battues en faveur des séances d'éducation à la sexualité et à la vie affective. Les amendements que nous avons fait voter au Sénat n'ont pas été suivis d'effet. Je me souviens des propos de Mme Schiappa, qui affirmait qu'elle allait mettre en place une mission, afin de dresser un état des lieux de l'effectivité de ces séances. Sans doute notre rapport pourrait-il suggérer une telle mesure. À tout le moins, il convient d'interpeller le Gouvernement pour savoir où nous en sommes.

La première porte d'entrée, c'est d'agir auprès de la jeunesse. Sans doute certains professeurs ne sont-ils pas assez armés, face à un public compliqué. Il faut faire en sorte que ces séances aient effectivement lieu, partout sur le territoire.

Internet et les réseaux sociaux ont engendré un véritable problème, chacun ayant désormais accès à la pornographie, sans filtre. Comment garantir l'âge réel du jeune qui souhaite se connecter ?

Dans ce cadre, quel contre-discours les parents et les adultes peuvent-ils tenir ?

Quoi qu'il en soit, il convient d'agir vite. Vous décrivez en effet un véritable encouragement à la violence. Nous ne pouvons pas rester insensibles, après toutes les sonnettes d'alarme que vous avez tirées. En tant que politiques, nous devons faire en sorte que les choses bougent, en interpellant le Gouvernement. Il faut construire un cadre, aujourd'hui inexistant.

Israël Nisand . - Je voudrais intervenir sur le porno soft. J'ai en tête un document magnifique, intitulé Les Tutos du cul, d'Alexandra Crucq et Maïtena Biraben. Il s'agit de petites saynètes tournées par des adolescents. Les corps sont remplacés par des maquettes, c'est très pudique et très bien fait. Tous les sujets y sont abordés. De nombreux documents existent d'ores et déjà pour faire de l'information à la sexualité.

Je ne parlerai pas d'« éducation sexuelle », qui sous-entend un contrôle des connaissances et implique des « orthobaiseurs » et des « pathobaiseurs » ! Parler d'« éducation » est pour moi une aberration. On ne peut pas éduquer à la sexualité, on ne peut même pas éduquer sur l'objet de la sexualité. Il convient donc d'abandonner le terme d'éducation sexuelle et de participer à l'information sur la sexualité. En la matière, il existe énormément de documents.

Pour ce qui me concerne, je ne suis pas pour la passivité dans ce domaine. Elle nous a conduits aux lois du marché. Si on veut continuer business as usual, on laisse ces milliardaires du net intoxiquer nos enfants. Moi, j'ai choisi mon camp et je souhaite qu'on interdise de façon effective l'accès des mineurs à la pornographie. Même si un gamin fait tout et n'importe quoi pour aller voir ces sites, ce n'est pas très grave. L'important, c'est qu'on ne tombe pas là-dessus par hasard.

Annick Billon , présidente, co-rapporteure . - Je vous remercie toutes et tous pour l'ensemble de vos propos. Vous avez à la fois rappelé les chiffres de l'industrie de la pornographie et de l'accès à la pornographie pour les adultes et les enfants. Vous avez également expliqué les conséquences de la pornographie sur le cerveau et sur la construction des jeunes en devenir. Vous avez en partie assimilé le porno à un viol psychique.

Dernier point sur lequel nous sommes tous d'accord, la pornographie fait aujourd'hui partie des angles morts des politiques publiques. Or si nous ne nous attaquons pas à ce problème, nous n'avancerons jamais dans la lutte contre les violences intrafamiliales, les violences conjugales, les violences envers les femmes ni dans la lutte en faveur d'une plus grande égalité entre les femmes et les hommes. En effet, toutes les images véhiculées par la pornographie vont à l'encontre de cette égalité, dans la mesure où elles font la promotion de la violence et d'une image dégradée de la femme.

Vous avez assimilé la pornographie à une drogue, évoquant même une « cocaïne numérique ».

Pour s'attaquer à ce fléau, il faut une volonté politique. Il faut parler, informer, faire respecter la loi - je pense notamment aux cours d'éducation à la sexualité, ou plutôt d'information à la sexualité, pour reprendre les propos du professeur Nisand, dans tous les établissements scolaires

Il faut aussi instaurer pour les sites ne respectant pas la loi des peines à la hauteur des conséquences néfastes du phénomène.

Nous remercions sincèrement tous les intervenants, ainsi que l'équipe de la délégation, de la qualité de cette table ronde, extrêmement intéressante.

Table ronde sur la régulation de l'accès
aux contenus pornographiques en ligne

(8 juin 2022)

Présidence de Mme Dominique Vérien, vice-présidente

Dominique Vérien , présidente . - La présidente Annick Billon ayant un empêchement, j'ai le plaisir de présider cet après-midi notre table ronde consacrée à la régulation de l'accès aux contenus pornographiques en ligne.

Nos quatre sénatrices rapporteures - Annick Billon, Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen et Laurence Rossignol - travaillent depuis près de six mois sur la thématique de la pornographie.

Nous accueillons, pour l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), Guillaume Blanchot, directeur général, et Lucile Petit, directrice des plateformes en ligne, présents par visioconférence. Nous recevons également Bertrand Pailhès, directeur des technologies et de l'innovation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ; Florent Laboy, directeur adjoint du pôle d'expertise de la régulation numérique (PEReN), accompagné de Victor Amblard, data scientist ; Michel Combot, directeur général de la Fédération française des télécoms (FFT) ; Olivier Esper, responsable des relations institutionnelles, et Arnaud Vergnes, responsable juridique, chez Google France ; enfin, Julie Dawson, directrice des affaires réglementaires de Yoti, une entreprise de vérification d'âge.

Notre réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo, disponible sur le site Internet du Sénat.

L'objet de cette table ronde est d'examiner les solutions techniques, déjà disponibles ou envisageables, pour bloquer l'accès des mineurs aux contenus pornographiques en ligne, dans le respect de la liberté de communication, de la vie privée et de la confidentialité des données des internautes, majeurs comme mineurs.

On estime que 80 % des jeunes de moins de 18 ans ont déjà vu des contenus pornographiques, de façon délibérée par l'accès à des sites pornographiques ou à des réseaux sociaux, ou de façon involontaire, à l'occasion de recherches Internet, de téléchargement de films ou de discussion sur des réseaux sociaux. Selon un sondage Ifop (Institut français d'opinion publique) publié en avril 2022, 40 % des adolescents de 15 à 17 ans ont déjà consulté des sites pornographiques et le font en moyenne tous les mois.

Or la loi française interdit la diffusion de tout contenu pornographique susceptible d'être vu par un mineur. Depuis la loi du 30 juillet 2020, les sites pornographiques ne peuvent plus se contenter de la simple question rhétorique : « Avez-vous plus de 18 ans ? ». Ils doivent mettre en place une solution efficace de contrôle de l'âge.

Après une première audition en janvier dernier, nous souhaitons approfondir le rôle de l'Arcom dans la mise en oeuvre de cette loi. Quelles actions ont été menées pour accompagner ces sites dans l'élaboration de solutions ? Où en sommes-nous, deux ans déjà après l'adoption de la loi, même si nous savons que le décret a été publié tardivement ? Quel contrôle est effectué par l'Arcom ? Une démarche davantage proactive est-elle possible ? Les procédures prévues ne sont-elles pas trop complexes, avec, par exemple, le recours à des constats d'huissier pour contrôler l'accès des mineurs aux sites pornographiques ?

Nous attendons dans les prochaines semaines une décision au fond du tribunal judiciaire de Paris, saisi par l'Arcom à l'encontre de cinq sites ne respectant pas la loi. Si le tribunal ordonne le blocage, il reviendra aux fournisseurs d'accès à Internet (FAI) de bloquer ces sites. Comment la Fédération française des télécoms (FFT) s'est-elle préparée à cette possible décision ? Quelles autres solutions seraient envisageables pour empêcher l'accès des mineurs à de tels contenus ?

Nous nous intéresserons aussi aux solutions développées par Google , Android , Google Play , YouTube et d'autres entités du groupe Alphabet , et à celles développées par Yoti , qui propose un système de vérification d'âge des internautes par analyse faciale. Cet outil est notamment utilisé par les sites de la marque Jacquie et Michel comme alternative à l'utilisation d'une carte bancaire.

Nous étudierons les solutions permettant d'appliquer efficacement la législation. La loi dite « Studer 2 » du 2 mars 2022, qui a introduit une obligation d'installation par défaut d'un dispositif de contrôle parental sur les équipements terminaux permettant de naviguer sur Internet vendus en France, est une avancée dont nous nous félicitons. Elle ne sera malheureusement pas suffisante. Nous sommes convaincus de la nécessité de réunir tous les acteurs pertinents, publics et privés, afin d'élaborer des solutions opérationnelles.

Diverses pistes avaient été analysées en 2019 dans un rapport commun de l'Inspection générale des finances et du Conseil général de l'économie. En mai dernier, le PEReN, une structure interministérielle rattachée à la direction générale des entreprises à Bercy, a publié, avec la Cnil, une note intitulée Détection des mineurs en ligne : peut-on concilier efficacité, commodité et anonymat ? C'est évidemment tout l'enjeu du sujet. Nous sommes particulièrement intéressés par les analyses que peuvent porter à la fois le PEReN, l'Arcom et la Cnil sur cette problématique et sur les solutions qui vont nous être présentées aujourd'hui.

Enfin, une coordination au niveau européen pour mettre en place cette politique publique de régulation numérique n'est-elle pas nécessaire ?

Je laisse sans plus tarder la parole aux représentants de l'Arcom, connectés par visioconférence.

Guillaume Blanchot, directeur général de l'Arcom . - Merci, Madame la Présidente, Mesdames les Sénatrices, de me donner l'occasion de présenter un premier bilan de la mise en oeuvre de l'article 23 de la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, voté sur l'initiative de votre assemblée.

Je suis accompagné de Lucile Petit, directrice des plateformes en ligne, et de Justine Boniface, directrice de cabinet du président de l'Arcom, Roch-Olivier Maistre. Nous sommes en visioconférence, ce dont nous nous excusons, car le mercredi est le jour de la réunion hebdomadaire du collège de notre Autorité.

L'article 23 susmentionné prévoit l'intervention de l'autorité administrative pour demander au juge de bloquer les sites qui permettent à un mineur d'avoir accès à un contenu pornographique, en méconnaissance de l'article 227-24 du code pénal. Le législateur a chargé l'Arcom d'une mission de protection du public mineur en ce qui concerne les médias audiovisuels, à laquelle nous attachons la plus grande importance.

Il ne s'agit ni d'interdire les contenus pornographiques ou d'intervenir sur des pratiques de cette industrie qui relèvent, le cas échéant, du seul juge pénal, ni de s'assurer de la conformité des dispositifs de vérification d'âge mis en place par les sites au regard du droit de la protection des données personnelles. Cette protection des données personnelles est néanmoins une préoccupation forte de l'Arcom, et nous en discutons régulièrement avec la Cnil.

Je vais d'abord revenir sur les différentes étapes de la mise en oeuvre de cette loi.

Votée en juillet 2020, elle a donné lieu à la publication d'un décret d'application en octobre 2021. Ce décret avait auparavant fait l'objet d'une notification à la Commission européenne, qui a formulé des observations en juillet 2021. Par conséquent, le dispositif juridique n'a été véritablement effectif qu'à compter d'octobre 2021.

À la suite de la publication de ce texte réglementaire, nous avons mis en demeure cinq sites : Pornhub , xHamster , XVideos , Tukif et Xnxx . Nous avons informé nos homologues européens, ainsi que la Commission européenne, de ces mises en demeure.

En mars 2022, le président de l'Arcom a saisi le tribunal judiciaire, comme le prévoit la loi ; nous avons de nouveau informé nos homologues européens de cette démarche. L'audience a été fixée le 24 mai dernier ; comme vous le savez, en raison d'une erreur de procédure des conseils de l'Arcom, cette audience a conduit à une annulation des assignations des FAI. Une nouvelle date d'audience a été fixée par le tribunal judiciaire : celle-ci se tiendra le 6 septembre 2022.

Les sites que nous avons mis en demeure par notre assignation devant le tribunal judiciaire nous ont été signalés par les associations. Ils représentent une part très importante de l'audience des sites pornographiques en France : les cinq sites que j'ai mentionnés, ajoutés à deux autres que nous avons mis en demeure plus récemment, à savoir YouPorn et Redtube , représentent environ 25 millions de visiteurs uniques par mois en 2021.

La procédure mise en place par le législateur est complexe : ce sera mon deuxième point.

À cet égard, l'enjeu de sécurité juridique est fort : il faut entourer nos décisions de toutes les garanties nécessaires pour pouvoir mener à son terme la procédure que nous avons engagée. Il s'agit d'une nouvelle procédure, dite « accélérée au fond », et non d'une procédure en référé : les conditions de délai ne sont donc pas les mêmes.

Les sites pornographiques qui sont indirectement, mais in fine , visés par cette procédure se sont entourés des meilleurs avocats de la place de Paris ; ils sont, à notre égard, dans une approche que l'on peut qualifier de contentieuse. Ils ont d'ores et déjà attaqué le décret d'application de la loi. Dans les écritures que nous avons récemment reçues, ils multiplient les actes contentieux, puisqu'ils entendent poser une question préjudicielle au juge européen et déposer une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Il est par conséquent vraiment essentiel pour la bonne mise en oeuvre de la loi de s'entourer des procédures juridiques les plus éprouvées. C'est ce qui nous a conduits à recourir à des constats d'huissier : c'est une procédure qui est plus longue mais qui nous offre des garanties. Nous réfléchissons pour l'avenir à recourir à des procédures plus souples, qui nous permettront de traiter plus rapidement les saisines, pour les autres sites qui sont visés par les associations. En guise d'exemple, pour montrer que la procédure est enserrée dans des délais qui sont relativement longs, lorsque nous assignons un FAI en outre-mer, le délai est au minimum d'un mois. Les dates d'audiences sont, et c'est bien normal, fixées par le juge judiciaire : cela peut prendre entre deux et trois mois. Je rappelle par ailleurs que les assignations doivent être remises par huissier.

Nous sommes enfin soumis à des contraintes procédurales qui s'inscrivent dans le cadre de l'Union européenne. Du fait de l'application du principe du pays d'origine, inscrit dans la directive e-commerce, nous devons informer de la procédure l'État membre où est établi l'éditeur des sites et lui demander s'il compte lui-même mettre en oeuvre des actions à l'égard de ces sites. Parallèlement, nous devons aussi informer la Commission européenne. La mise en oeuvre de ces garanties allonge la durée de la procédure, d'autant que nous devons en amont identifier l'éditeur et son établissement géographique.

Tout au long de la mise en oeuvre du texte législatif, qu'il s'agisse du prononcé de mise en demeure ou de la saisine du juge judiciaire, nous discutons avec l'ensemble des parties prenantes : ce sera le troisième point de mon propos.

Nous avons d'abord des échanges avec les sites eux-mêmes. Les contacts ont été pris avant même la publication du décret. Nous avons cherché à les accompagner, à nouer le dialogue avec eux, même si, parfois, nous n'avons pas eu de réponse de leur part. Ceux qui ont répondu étaient, le plus souvent, dans un état d'esprit contentieux, rendant difficile un dialogue nourri ; ils cherchaient sinon à nous faire valider a priori un dispositif de vérification d'âge, ce qui n'est pas la mission qui nous est confiée par la loi. En effet, c'est une fois qu'il est effectivement en place que nous devons nous assurer que le système de vérification d'âge installé par le site répond aux critères permettant d'empêcher que les mineurs puissent accéder aux contenus pornographiques.

Nous avons discuté également avec les fournisseurs de ces dispositifs de vérification d'âge. Nous avons eu de nombreux échanges techniques, en expliquant que notre rôle n'était pas de valider a priori ces dispositifs, mais de s'assurer a posteriori qu'ils répondaient aux critères de la loi.

Nous avons aussi échangé régulièrement avec la Cnil, avant même la publication du décret. Nous parlons tous les quinze jours de ces sujets, car il est nécessaire que nous ayons une approche coordonnée entre nos deux autorités de régulation.

Nous avons enfin des échanges étroits et réguliers avec les associations qui nous ont saisis, par exemple Osez le féminisme ! , le Cofrade, e-Enfance ou l'Union nationale des associations familiales (Unaf). Le sujet a également été abordé au sein de notre comité d'experts du jeune public. Le président de l'Arcom revoit certaines de ces associations dans quelques jours, signe de notre dialogue étroit.

Pour conclure, nous pouvons comprendre l'impatience qui peut être la vôtre et celle des associations s'agissant de la mise en oeuvre de ce texte législatif. J'ai souhaité vous expliquer les raisons pour lesquelles la procédure était longue et qui justifiaient de s'entourer de garanties. Je peux vous assurer de la détermination de l'Arcom à faire vivre ce dispositif et aller jusqu'au bout de la procédure. Il reviendra au juge de décider, in fine , du blocage ou non des sites visés.

Dominique Vérien , présidente . - Nous attendons donc le 6 septembre pour connaître la décision du juge. Monsieur Combot, si le juge décidait de couper l'accès, serait-ce à vous, opérateurs fournisseurs d'accès à Internet, de le faire et comment procéderiez-vous ?

Michel Combot, directeur général de la Fédération française des télécoms (FFT) . - Les opérateurs fournisseurs d'accès à Internet sont toujours prêts à mettre en oeuvre les décisions de justice en matière de blocage des sites Internet. La procédure en cours est une adaptation de la procédure générale définie par la loi pour la confiance dans l'économie numérique et des décisions de blocage de sites pornographiques ont été prises dès le début des années 2000, sur la base de la version initiale de la loi. Dans le cas qui nous intéresse, nous appliquerons donc la décision de blocage selon les délais indiqués par le juge, comme nous le faisons déjà. Néanmoins, le blocage pratiqué par les opérateurs a ses limites : l'utilisation de réseaux privés virtuels, virtual private network ou VPN , ou encore de logiciels intégrés au navigateur permettant d'accéder à Internet, court-circuitent nos systèmes de blocage ; c'est un réel sujet d'inquiétude.

L'accès des jeunes aux contenus pornographiques en ligne constitue à la fois un enjeu s'agissant de la mise en conformité des sites diffusant ces contenus aux dispositions législatives en vigueur ainsi qu'un enjeu de pédagogie et de mise à disposition d'outils auprès des familles.

Depuis près de quinze ans, nous avons ainsi mis en place des outils de contrôle parental, mais aussi, depuis près de cinq ans, un parcours de souscription spécifique pour les familles, afin de les informer et de présenter l'intérêt de ces outils à tout souscripteur d'accès à Internet fixe ou mobile. Cet enjeu pédagogique est le plus important, car l'existence de ces outils est parfois peu connue, et leur utilisation ainsi que leur intérêt pour la protection des jeunes donnent lieu à des débats au sein des familles. Nous publions régulièrement un livre, Jeunes et internet , qui présente les dangers d'Internet - dont l'accès des jeunes à des contenus pornographiques en ligne - et les solutions pour s'en prémunir. Néanmoins, les familles peuvent être désemparées face à l'habileté des jeunes pour contourner ou désactiver les outils mis en place.

Avec la loi visant à renforcer le contrôle parental sur les moyens d'accès à Internet, dite « Studer 2 », le contrôle parental porte maintenant sur l'ensemble de la chaîne de valeur, aussi bien sur le terminal que sur les offres que nous pouvons proposer. L'écosystème s'est ainsi réuni autour de ces enjeux de contrôle parental et de la plateforme d'information du Gouvernement jeprotègemonenfant . gouv . fr .

L'enjeu pédagogique est essentiel également pour faire comprendre ceux plus larges de politique publique qui, au-delà de la pornographie en ligne, concernent aussi le temps passé devant des écrans par les jeunes. Cela doit être une cause nationale. La jeunesse est l'avenir de notre pays. Elle doit pouvoir mieux appréhender les enjeux d'Internet. C'est un monde virtuel, certes, mais qui recèle des dangers.

Dominique Vérien , présidente . - Messieurs Olivier Esper et Arnaud Vergnes, de Google France , des solutions de contournement, comme les VPN , notamment proposées par Google , permettent d'accéder depuis l'étranger à des sites interdits en France. Que peut faire Google ? Vous sentez-vous responsables si un jeune arrive à accéder à ces sites ?

Olivier Esper, responsable des relations institutionnelles de Google France . - Je vous remercie de nous associer à vos travaux sur un sujet essentiel pour nos enfants. Il nous a paru naturel et important d'être présents pour échanger sur ce sujet sur lequel nous travaillons depuis de nombreuses années, je me souviens par exemple avoir échangé avec le cabinet de Mme Rossignol en 2014 sur la question plus large de la protection des enfants sur Internet.

Nous vous proposons de vous présenter notre approche d'abord en matière de contenus, à savoir les règles de YouTube , Google Play , Google Ads , du moteur de recherche concernant les contenus pornographiques, puis en matière de protection des utilisateurs - en particulier les jeunes - dans leur usage du numérique en général.

Les règles fixées par Google et YouTube relatives à la pornographie existent depuis de nombreuses années. Elles excluent ces contenus de YouTube et des services publicitaires ou payants de Google . Premièrement, les sites pornographiques ne peuvent ni faire de la publicité ni se financer grâce aux solutions publicitaires de Google . Ainsi, les annonces Google ne peuvent pas être placées sur des pages de contenus à caractère pornographique ou réservées à un public adulte ou averti. De même, le règlement de YouTube dispose que la plateforme n'est pas destinée aux contenus pornographiques ou à caractère sexuel. Enfin, les applications comportant des contenus sexuellement explicites comme la pornographie, ou qui en font la promotion, sont interdites et ne peuvent figurer dans le magasin d'applications Google Play . Il n'existe donc aucune dépendance entre les modèles économiques de Google ou de YouTube et les contenus pornographiques.

Le moteur de recherche de Google est bien évidemment entièrement automatisé et algorithmique. En effet, il répond à plusieurs trilliards de questions chaque année et, chaque jour, 15 % de nouvelles requêtes lui sont adressées. Google y répond en indexant des centaines de milliards de pages web. Il s'agit donc de contenus sur lesquels nous n'exerçons pas le même contrôle que sur ceux que nous hébergeons sur YouTube ou ceux des annonces Google. Ceci étant posé, pour le référencement naturel, nous avons aussi des règles, des possibilités de déréférencement que je laisse mon collègue Arnaud vous présenter.

Arnaud Vergnes, responsable juridique de Google France . - Le moteur de recherche est en quelque sorte le reflet de ce qui figure sur le web. Cela appelle trois remarques.

Tout d'abord, Google ne peut pas supprimer un contenu du web, mais uniquement retirer le lien cliquable qui pointe vers ce contenu : c'est le déréférencement. Même si un lien est supprimé du moteur de recherche, les utilisateurs peuvent donc toujours accéder au site Internet vers lequel ce lien dirige en tapant le nom du site dans un navigateur Internet. Pour supprimer un contenu du web, soit le webmaster supprime le contenu en question, soit le fournisseur d'accès à Internet met en oeuvre une mesure de blocage.

Ensuite, le moteur de recherche n'affiche que les pages publiquement accessibles en ligne. Ainsi, dès lors qu'un site supprime une page, celle-ci ne sera plus référencée sur Google ; c'est automatique.

Enfin, les webmasters qui ne souhaitent pas que leur site, ou certaines de ses pages, soit référencé sur Google , peuvent s'opposer au référencement.

Cela étant, Google va bien sûr prendre des mesures de déréférencement dès lors qu'un site manifestement illicite lui est notifié. La difficulté soulevée par les contenus pornographiques est qu'ils ne sont en principe, en droit français, pas illicites pour la majorité d'entre eux. Certains le sont, comme par exemple les contenus sexuels filmés ou diffusés à l'insu de la personne, appelés revenge porn.

L'article 227-24 du code pénal interdit de donner accès au mineur à tout message à caractère pornographique. Si un juge considère qu'un site ne respecte pas les termes de l'article 227-24, Google procédera à un déréférencement de ce site dès lors que la décision de justice lui sera notifiée.

De même, un utilisateur peut notifier à Google tout contenu pornographique illicite. Google procédera alors à une mesure de déréférencement de la page Internet visée, sur simple demande, en dehors de toute décision de justice. Par exemple, si un contenu de revenge porn est notifié à Google , il sera procédé au déréférencement de l' URL . Dans ce cas précis, la victime peut également demander à Google de bloquer les contenus explicites apparaissant lors d'une recherche portant sur ses nom et prénom.

Enfin, une personne peut faire valoir son droit à l'oubli sur le moteur de recherche pour demander le déréférencement d'un contenu pornographique associé à ses nom et prénom ; ce droit peut ainsi être utilisé par d'anciens acteurs ou actrices de films pornographiques, pour toute recherche portant sur leurs nom et prénom.

Olivier Esper . - Du côté des utilisateurs, Google a mis en place des outils, en particulier celui de contrôle parental, Family Link , qui permet aux parents de superviser l'utilisation du numérique par leurs enfants. Il permet de contrôler le temps d'écran ou de bloquer le téléchargement de certaines applications, mais surtout de filtrer les résultats de recherche grâce à la fonctionnalité SafeSearch consultable sur google.com/safesearch .

Ce filtrage est activé par défaut pour les utilisateurs connectés sous le contrôle parental Family Link, pour ceux connectés avec un compte de moins de 18 ans et pour tous les utilisateurs que nous suspectons d'avoir moins de 18 ans à partir d'une analyse automatisée de l'utilisation de nos services. Cette approche est récente : elle a été annoncée l'été dernier. Elle peut être amenée à évoluer en fonction de la technologie, des solutions disponibles sur le marché, mais aussi des orientations adoptées par les régulateurs.

Si des utilisateurs, pour lesquels SafeSearch n'est pas activé par défaut et qui ne l'ont pas mis en oeuvre, entrent pour la première fois une requête sur le moteur de recherche qui pourrait proposer des résultats choquants, par exemple pornographiques, un avertissement est alors affiché en haut de la page pour les en informer et les inviter à activer SafeSearch . Ce filtrage est automatisé, compte tenu du volume des contenus disponibles sur le web, et également fondé sur les signalements des webmasters qui peuvent indiquer à Google les pages de leur site qui doivent être filtrées. Ce dispositif n'est pas infaillible et nous le complétons par un dispositif de signalement permettant aux utilisateurs d'indiquer des résultats de recherche qui seraient passés entre les mailles de notre filet.

Les outils existent, mais l'enjeu est de les faire connaître. Nous avons signé en 2019 la charte qui a donné naissance au site jeprotegemonenfant.gouv.fr , dans laquelle figure l'engagement de faire connaître les outils de contrôle parental, ce que nous faisons pour Family Link à travers des campagnes médias en ligne et hors ligne.

Par exemple, en octobre 2021, nous avons édité un livret avec les associations de protection de l'enfance - e-Enfance , l'Union nationale des associations familiales (Unaf), l'Observatoire de la parentalité et l'éducation numérique (Open) - qui a été distribué à plus d'un million d'exemplaires sous forme de supplément dans les magazines nationaux et la presse régionale.

Il existe également un enjeu de sensibilisation et d'éducation à destination des parents et des enfants.

Nous avons des liens étroits avec les associations déjà citées et le Conseil français des associations pour les droits de l'enfant (Cofrade). Google.org , la branche philanthropique de Google , soutient financièrement plusieurs de leurs programmes, notamment ceux d' e-Enfance et de l'Open, à destination des enfants et des parents, pour les sensibiliser aux risques du numérique et aux bonnes pratiques à mettre en oeuvre pour s'en protéger. Nous avons soutenu notamment la réalisation de vidéos de sensibilisation, réalisées par l'Open, l'Unaf et la Ligue de l'enseignement, portant sur la pornographie en ligne. Ces vidéos ont été lancées en mai 2021 à l'occasion d'un webinaire organisé par l'Open avec l'Arcom, ainsi qu'Adrien Taquet, alors secrétaire d'État chargé de la protection de l'enfance, et une sexologue spécialiste de l'éducation à la sexualité. Ce lien avec les associations nous permet de répondre au cas par cas aux situations auxquelles peuvent être confrontés les parents ou les enfants. C'est ainsi que nous sommes en lien étroit avec le 3018 , géré par e-Enfance .

Ce lien avec les associations nous permet par ailleurs de répondre au cas par cas à certaines situations auxquelles peuvent être confrontés les parents ou les enfants, notamment à travers notre lien étroit avec le 3018 , géré par e-Enfance .

Dominique Vérien , présidente . - Des sites à l'étranger, interdits en France, peuvent être accessibles via un changement de DNS ( Domain Name System ), une fonctionnalité que Google propose : qu'en est-il ?

Arnaud Vergnes . - Je ne suis pas certain que cette question se pose en matière de protection de l'enfance à l'égard des sites pornographiques. Certes, les critères DNS peuvent être modifiés par Google , mais cette possibilité existe dans tous les pays du monde et la question ne se pose pas sur les blocages effectués par les fournisseurs d'accès. Tout dépend du blocage réalisé. Nous n'indiquons pas à l'utilisateur qu'il peut contourner une mesure de blocage.

Dominique Vérien , présidente . - Vous n'allez pas le lui dire mais vous lui permettez de le faire...

Olivier Esper . - Lorsqu'une décision de justice est rendue, nous nous en faisons l'écho sur les services que nous proposons, notamment par un déréférencement sur les résultats de recherche.

Julie Dawson, directrice des affaires réglementaires de Yoti . - Yoti est une société d'origine britannique qui se propose d'aider les individus à prouver qui ils sont et quel âge ils ont. Les trois principaux services que nous proposons sont la vérification d'identité, la vérification d'âge et les signatures électroniques. Je précise que notre organisation s'efforce de prêter attention à son impact sociétal et environnemental.

Plus d'une cinquantaine de sites de toutes tailles utilisent notre outil de vérification d'âge, notamment via l'estimation de l'âge par analyse faciale. Nos outils sont utilisés dans le cadre de la lutte contre l'exploitation sexuelle des mineurs pour vérifier l'âge des victimes et des auteurs d'abus sexuels, ils sont intégrés dans certaines consoles de jeux vidéo ou encore installés dans les points de vente électronique des grandes surfaces qui proposent certains produits dont la vente est réglementée et, plus récemment, dans des cinémas. Enfin, nous proposons un produit qui permet de prévenir le partage de photos par un enfant depuis son téléphone mobile.

Nous travaillons avec des réseaux sociaux, avec des sites proposant des jeux vidéo, des jeux de compétition ou d'argent. Nous travaillons également avec des organisations qui aident les mineurs à supprimer des photos intimes qui sont diffusées sur Internet contre leur gré. Enfin, un certain nombre de sites pornographiques tels que Mindgeek ou Pornhub ont recours à nos services. Ces sites ont intégré nos solutions mais ils restent libres de décider du nombre de vérifications qu'ils souhaitent effectuer.

Le site pornographique Jacquie et Michel a intégré notre portail mais nous n'avons pas d'autre lien commercial ou financier avec le groupe qui le détient.

Nous avons opéré plus de 500 millions de vérifications d'âge mais, chaque mois, la ventilation de ces vérifications varie en fonction des demandes. Nous ne la connaissons qu' a posteriori .

Entre 75 % et 90 % de nos clients optent pour la méthode par vérification faciale lorsque plusieurs solutions leur sont proposées. 95 % de ceux qui utilisent cette méthode réussissent du premier coup, et dans la majorité des cas, cette vérification prend moins d'une seconde. Elle a été conçue afin de ne pas exclure les personnes qui ne disposent pas d'une pièce d'identité ou qui n'y ont pas accès.

La vérification faciale repose sur une intelligence artificielle que nous enrichissons sans cesse grâce à de nouvelles images, dont je précise qu'elles sont obtenues avec le consentement des personnes concernées. Je précise également qu'il s'agit bien d'une technique non pas de reconnaissance, mais d'analyse faciale, aucune donnée personnelle n'est utilisée ni conservée. Cette méthode ne permet ni de reconnaître ni d'identifier un individu. Par ailleurs, les images ne sont pas conservées. Cette méthode a d'ailleurs été évaluée par des instances indépendantes et par des organisations gouvernementales tierces.

J'en viens aux autres méthodes. Plus de 11 millions de personnes dans le monde ont téléchargé l'application Yoti ou disposent d'un compte. Une fois leur pièce d'identité ajoutée, celle-ci a été vérifiée par l'un de nos experts. En cas de validation, ces personnes peuvent partager anonymement leur attribut d'âge, et uniquement cette donnée.

Nous proposons également de scanner le document d'identité directement depuis un navigateur Internet ou un téléphone mobile.

Ces méthodes sont disponibles dans de nombreuses langues et à un coût très raisonnable, dans un portail configurable et personnalisable.

Vous nous avez interrogés sur la marge d'erreur. Pour une personne entre 15 et 20 ans, le différentiel probable entre l'âge estimé et l'âge véritable s'élève à 1,41 an.

Le règlement général sur la protection des données (RGPD) est au coeur de notre démarche. Mais, je le répète, notre outil algorithmique permet simplement d'estimer l'âge d'un individu sans pour autant le reconnaître. Nos méthodes ont d'ailleurs été validées par les autorités indépendantes compétentes allemandes et anglaises.

S'agissant d'éventuelles évolutions de la législation, j'estime que le véritable défi est plutôt d'appliquer les textes en vigueur, qui suffisent.

Dominique Vérien , présidente . - Je viens de me rendre via Google sur le site Jacquie et Michel TV , auquel j'ai pu accéder sans aucune vérification. Manifestement, ils n'ont pas encore tout à fait installé votre solution...

Je donne maintenant la parole à Florent Laboy, directeur adjoint du pôle d'expertise de la régulation numérique (PEReN), qui vient de publier une note très complète d'analyse technique des différentes solutions de vérification d'âge et qui a contribué à développer une solution expérimentale de transmission de preuve de l'âge par double tiers interopérable avec plusieurs méthodes de vérification. Vous nous direz comment cette solution pourrait s'appliquer aux sites pornographiques, ainsi qu'aux réseaux sociaux dont on a vu qu'ils sont de plus en plus un lieu d'accès à des contenus pornographiques. Des évolutions législatives ou réglementaires sont-elles nécessaires pour la mise en oeuvre de cette solution ?

Florent Laboy, directeur adjoint du pôle d'expertise de la régulation numérique (PEReN) . - Le PEReN est un service à compétence nationale créé en 2020 afin de mutualiser une expertise numérique à la disposition des services de l'État et des autorités indépendantes pour les accompagner dans leurs missions liées à la régulation des plateformes numériques. Le service est placé sous l'autorité des ministres chargés de l'économie, de la culture et du numérique et rattaché à la direction générale des entreprises pour sa gestion administrative. Il est composé d'une vingtaine de personnes, principalement docteurs et ingénieurs, et regroupe une expertise en science des données pour travailler à la conception, la mise en oeuvre et l'évaluation de la régulation des plateformes numériques.

Le PEReN produit des notes, des études, et il développe des preuves de concept. Ses travaux sont notamment guidés par le principe de neutralité, c'est-à-dire qu'il s'efforce de poser les termes du débat, de tester la faisabilité d'hypothèses et d'outils techniques sans prendre position.

L'élaboration d'une note d'analyse des solutions de vérification de l'âge, publiée en mai 2022, nous a permis de formuler plusieurs observations. La première est que pratiquement aucun service en ligne analysé n'utilise de méthode complètement fiable de vérification de l'âge. En l'état actuel, ces vérifications se fondent presque exclusivement sur de l'auto-déclaratif. Naturellement, du fait du risque de fausses déclarations, cette méthode est très peu efficace.

Cela a conduit les plateformes à compléter leur dispositif par des méthodes de détection en continu des enfants de moins de 13 ans passant par la recherche de mots-clés prédéfinis dans le contenu publié par l'utilisateur susceptibles de suggérer son âge. Cette méthode n'est pas satisfaisante non plus en raison du taux de fausse alerte élevé et de son manque de précision.

Notre seconde observation est qu'aucune solution de vérification de l'âge n'est à la fois performante, totalement transparente pour l'utilisateur et peu intrusive en matière de traitement de données à caractère personnel.

La vérification par carte bancaire, binaire, ne permet pas de discriminer finement en fonction de l'âge. De plus, on peut avoir une carte bancaire avant 18 ans.

La vérification par consultation d'une base de données nationale avec ou sans utilisation de la carte d'identité, outre sa faible acceptabilité sociale, comporte le risque de connaissance par l'exploitant de la base de données du site qui va être visité.

Quant aux solutions fondées sur des données biométriques, non seulement elles nécessitent la collecte de données d'enfants de moins de 13 ans, mais leur marge d'erreur est importante.

Par ailleurs, si l'utilisation du nouveau service de garantie de l'identité numérique (SGIN) paraît intéressante, ce service s'adresse à un public assez restreint, puisqu'il faut posséder une carte nationale d'identité électronique et un smartphone doté des technologies requises.

Reste le contrôle parental et la vérification par un bureau de tabac, qui peut être perçue comme contraignante ou gênante.

Le PEReN relève que la mise en place d'obligations en matière de détection des mineurs devrait être menée au regard de la proportionnalité de ces obligations par rapport au contenu auquel un site donne accès, sous réserve qu'une politique de modération efficace des contenus soit menée.

De plus, la mise en place d'obligations doit prendre en compte les enjeux liés aux données à caractère personnel. La vérification de l'âge entraîne en effet un risque de collecte et de croisement des données personnelles, ce risque étant renforcé pour les acteurs qui proposent un ensemble de services adossés à une solution mutualisée de vérification de l'âge.

Le PEReN considère, avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), qu'un dispositif fondé sur un double anonymat est susceptible de remédier à ce risque.

Le principe est de rediriger l'utilisateur vers un service tiers qui effectue la vérification de l'âge et génère un jeton en retour à destination d'un service requérant. L'innovation consiste dans la mise en place d'une extension sur le terminal de l'utilisateur qui assure l'interface entre le service requérant et le service tiers certificateur. Le service requérant ne disposerait ainsi d'aucune donnée de l'utilisateur ayant permis le contrôle de l'âge, le service certificateur ne connaîtrait pas le service requérant et le confort de l'utilisateur serait optimisé.

Cette solution pourrait être mise en oeuvre par l'ensemble des acteurs et elle permettrait au certificateur de déployer un ensemble de solutions de vérification de l'âge proportionnées en fonction du contenu. Elle suppose toutefois l'identification de solutions fiables, efficaces et proportionnées, et la mise en oeuvre d'une procédure de certification des opérateurs habilités.

S'agissant enfin du cadre législatif, il nous apparaît que les lignes directrices prévues dans le cadre de la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales sont de nature à permettre à l'Arcom d'identifier les solutions de vérification d'âge fiables et, en s'appuyant sur l'avis de la CNIL, de proposer une solution de transmission du résultat de vérification respectueuse de la vie privée.

Dominique Vérien , présidente . - Toute la question est de savoir qui habiliterait ces services certificateurs...

Florent Laboy . - Au nom du principe de neutralité que j'évoquais, je ne trancherai pas cette question.

Dominique Vérien , présidente . - Je donne la parole à notre dernier intervenant, Bertrand Pailhès, directeur des technologies et de l'innovation à la Cnil. Nous savons la Cnil très soucieuse, à juste titre, du respect des données personnelles et de la vie privée des internautes. Quel regard portez-vous sur les différentes solutions techniques envisagées, notamment sur celles qui ont été présentées par les précédents intervenants, pour lutter plus efficacement contre l'accès des mineurs aux contenus pornographiques en ligne ? Comment vérifier l'âge des utilisateurs et s'assurer du consentement parental tout en respectant la vie privée des internautes, y compris mineurs ?

Bertrand Pailhès, directeur des technologies et de l'innovation à la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) . - Contrairement à l'Arcom, la Cnil n'a pas de compétence directe sur les dispositifs mis en oeuvre par les sites pornographiques, mais elle a donné un avis sur le projet de décret en juin 2021, avant sa parution. En outre, elle a une mission générale de vérification de la conformité au RGPD des traitements de données à caractère personnel effectués par les éditeurs de sites ou par les tiers vérificateurs.

Des travaux que nous menons en étroite collaboration avec l'Arcom et le PEReN, il ressort que le mécanisme de double tiers dans la vérification d'identité paraît particulièrement intéressant dans le cas des sites à caractère pornographique, d'autant que ces derniers sont parfois édités par des sociétés qui ne sont pas établies en France. La preuve de concept qui sera publiée prochainement devra démontrer la faisabilité de cette méthode.

Il nous paraît important d'éviter la collecte directe de données identifiantes, notamment de cartes d'identité et d'historiques de navigation, par les sites pornographiques. De même, nous estimons que la reconnaissance biométrique, par exemple faciale, n'est pas souhaitable. Je précise toutefois qu'il faut distinguer la reconnaissance faciale, interdite par principe, avec des dérogations, par exemple pour l'ouverture d'un compte bancaire, de l'analyse faciale, telle que proposée par Yoti , qui ne relève a priori pas des données sensibles dont le traitement est interdit au titre du RGPD.

Plus généralement, la Cnil est attachée à ce que l'ensemble des dispositifs de vérification d'âge n'entravent pas la capacité à naviguer en ligne librement et sans s'identifier. C'est une composante importante pour nous de l'exercice des libertés individuelles. Au vu de la nécessité de développer des systèmes permettant de fournir des preuves d'âge, il nous semble important de prévoir un processus de certification et une évaluation indépendante de l'ensemble des dispositifs. Ainsi, pour les dispositifs de vérification d'identité, une certification est établie par l'Anssi (Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information).

Enfin, il faut encourager une montée en gamme relativement rapide de systèmes permettant de délivrer une preuve d'âge ou d'autres attributs qui ne soient pas limités à la preuve de majorité sur les sites pornographiques. Au Royaume-Uni, on a par exemple constaté que la délivrance de jetons par les bureaux de tabac était perçue comme trop stigmatisante par les utilisateurs, justement parce que ces jetons ne donnaient accès qu'à des contenus pornographiques.

J'insiste sur la nécessité de ne pas créer de collecte de données potentiellement problématique. Par exemple, les systèmes d'estimation de l'âge pourraient être détournés pour capturer des vidéos à l'insu des personnes.

Il est également important que les organismes vérificateurs soient soumis à une évaluation externe sur les taux de performance, notamment les taux de faux positifs et de faux négatifs à la limite de 18 ans.

Enfin, je partage ce qui a été dit sur la nécessité de l'éducation et de la sensibilisation des parents, des enfants et de l'ensemble des personnels éducatifs. Les outils de contrôle parentaux, qui ont montré leur efficacité, nous semblent globalement les plus adaptés pour protéger les mineurs.

Dominique Vérien , présidente . - De nombreux parents sont touchés par l'illectronisme et au-delà, les enfants maîtrisent généralement mieux les outils informatiques que leurs parents.

Laurence Cohen , co-rapporteure . - Je vous ai trouvé extrêmement prudents dans les solutions que vous proposez. Nous avons pu constater les dégâts causés par l'accès à ces sites sur des enfants de plus en plus jeunes. Toutes les personnes que nous avons auditionnées ont insisté sur la nécessité d'agir de manière plus efficace. Certes, il faut protéger les libertés, mais n'oublions pas que nous parlons de mineurs. Les propos qui nous ont été tenus récemment par des élèves d'une classe de troisième montrent qu'ils ont eu accès très tôt à des images pornographiques, sans aucun pare-feu et sans que les parents en soient conscients.

Sans négliger l'éducation ni le rôle des parents, il me semble important de prendre des mesures contraignantes. Quelles sont vos solutions efficaces pour protéger les mineurs ?

Monsieur Combot, combien de blocages de sites ont-ils été effectués par les FAI ?

Monsieur Laboy, estimeriez-vous souhaitable que le PEReN soit rattaché au Premier ministre et son périmètre élargi à l'ensemble des ministères, notamment ceux du droit des femmes et des familles ?

Monsieur Pailhès, je suis sensible à l'analyse s'agissant de la confidentialité des données mais je suis étonnée de votre prudence quant à la stigmatisation des personnes qui souhaitent naviguer sur des sites pornographiques.

Olivier Esper . - La tendance de notre côté est clairement à un renforcement des protections, et nous sommes bien conscients que nous ne sommes pas au bout du chemin. Parallèlement, vous avez évoqué dans vos propos introductifs la dimension internationale ; il me semblerait effectivement pertinent de réfléchir à une échelle européenne, de viser une harmonisation européenne.

En tout état de cause, le contrôle parental de Google , Family Link , de même que Safe Search sont activés par défaut de plus en plus souvent, notamment avec notre nouvelle approche qui consiste à essayer d'estimer l'âge de nos utilisateurs.

J'ai moi aussi consulté le site Jacquie et Michel et le message d'avertissement est bien apparu. Peut-être n'est-il pas apparu dans votre navigateur parce que vous avez déjà effectué des requêtes depuis votre appareil, Madame la Présidente ?

Dominique Vérien , présidente . - Je vous confirme que depuis quelques mois nous avons toutes consulté de tels sites ! Cela dit, ce n'est pas parce qu'on a déjà consulté un site qu'il ne faut pas que l'avertissement apparaisse de nouveau.

Laurence Cohen , co-rapporteure . - L'activation par défaut de Safesearch est-elle systématique ?

Olivier Esper . - Elle intervient dans trois cas : si l'utilisateur est sous contrôle parental, s'il s'est connecté à un compte dans lequel il a indiqué avoir moins de 18 ans ou si Google estime que l'utilisateur a moins de 18 ans.

Julie Dawson . - Nos solutions existent et sont appliquées, mais les éditeurs de site voudraient bien sûr être sur un pied d'égalité.

Sur le plan européen, il y a déjà le EU Consent Project.

Michel Combot . - Cela fait plus de vingt ans que les juges n'ont pas été saisis de demandes de blocages de sites pornographiques. En 2021, quelque 439 demandes de blocages de sites pédopornographiques ou terroristes ont été déposées. Cette même année, nous avons enregistré 140 000 demandes de retrait de contenus. Le blocage de site reste donc la solution de dernier recours, d'autant que nous savons que les sites de piratage audiovisuel ou de streaming , dont une centaine est bloquée chaque année, renaissent instantanément sur des sites miroirs.

Florent Laboy . - Vous suggériez l'élargissement du périmètre du PEReN et son rattachement au Premier ministre. Cela me paraît cohérent car nous constatons que les problématiques numériques sont transversales.

Bertrand Pailhès . - La stigmatisation des utilisateurs doit être prise en compte parce qu'elle peut entraîner des stratégies de contournement. Au Royaume-Uni, 23 % des jeunes savent utiliser un réseau privé virtuel ( VPN ).

Alexandra Borchio Fontimp , co-rapporteure . - L'Inspection générale des finances a récemment envisagé d'utiliser France Connect pour conditionner l'accès aux sites pornographiques. La situation est-elle à ce point désespérée ?

Le soft porn commence à prendre de l'ampleur sur YouTube . Si les actes sexuels y sont seulement simulés, les éditeurs utilisent ces contenus pour rediriger les internautes vers des sites pornographiques. Vous semble-t-il envisageable et pertinent de contrôler l'accès à ces contenus ?

Disposez-vous de statistiques sur l'âge et le sexe des internautes accédant aux sites pornographiques, en particulier pour les 12-17 ans ?

Laurence Rossignol , co-rapporteure . - Notre devoir de législateur est de chercher des solutions qui sécurisent les parents. La loi du 13 novembre 2014 relative à la lutte contre le terrorisme a accordé à l'Arcom le pouvoir de prendre des décisions coercitives à l'égard des sites pédopornographiques et terroristes. Compte tenu de la fragilité et de l'engorgement de notre système judiciaire, vous paraîtrait-il pertinent d'étendre le champ de cette loi aux sites pornographiques qui permettent l'accès aux mineurs ?

Par ailleurs, pourrait-on contraindre les sites pornographiques à rendre leurs contenus payants ou, du moins, à afficher un écran noir avant les vérifications prévues, fussent-elles auto-déclaratives ? Sur le site Jacquie et Michel , des contenus pornographiques sont disponibles avant toute mise en garde. Depuis que les banques ont renforcé leurs procédures de vérification pour tout paiement par carte bancaire, je pense pour ma part que l'obligation de paiement serait assez efficace.

Arnaud Vergnes . - Les règles sur YouTube vont parfois au-delà des législations locales et elles sont évolutives. Si ce phénomène du soft porn , dont je ne connaissais pas l'existence, prend de l'ampleur, il finira sans doute par être interdit. En tout état de cause, la redirection vers des sites pornographiques l'est déjà. Nous pourrons donc réaliser une étude sur YouTube et supprimer ces contenus.

Guillaume Blanchot . - Il faut distinguer les contenus par nature illicites, tels que les contenus pédopornographiques ou faisant l'apologie du terrorisme, et les contenus pornographiques qui ne sont pas par nature illicites et pour lesquels c'est l'accès donné à des mineurs qui est réprimé par le code pénal.

La loi de 2014 ne confie pas à la Cnil hier et à l'Arcom désormais le soin de bloquer les sites. C'est l'OCLTIC (l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication), service du ministère de l'intérieur opérant la plateforme Pharos ), qui demande le blocage des sites. Le rôle de l'Arcom est de superviser et de s'assurer que ces demandes de blocage adressées aux FAI n'outrepassent pas la loi et n'attentent pas aux libertés. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas certain que l'extension de la loi de 2014 permettrait de répondre dans des conditions juridiques et opérationnelles suffisamment sécurisées à l'enjeu majeur que constitue l'accès des mineurs à des sites pornographiques.

S'agissant de la mise en place d'un écran noir, nous pourrions traiter ce sujet dans le cadre des lignes directrices que nous élaborons, en précisant plus globalement que le mécanisme de vérification de l'âge doit intervenir avant toute exposition à une image pornographique.

Enfin, nous vous communiquerons par écrit les statistiques demandées.

Dominique Vérien , présidente . - Peut-on obliger les sites pornographiques à rendre leurs contenus payants ?

Guillaume Blanchot . - Dans le cadre législatif actuel, ce n'est pas possible.

Dominique Vérien , présidente . - Je vous remercie de vos interventions.

Mes chers collègues, notre dernière audition plénière aura lieu mercredi prochain, le 15 juin.

Audition de magistrates du Parquet de Paris

(15 juin 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Nous tenons aujourd'hui notre dernière audition plénière consacrée à la thématique de la pornographie et aux dérives de son industrie. Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même avons mené pendant six mois des travaux sur cette thématique.

Nous accueillons Laure Beccuau, procureure de la République au Parquet de Paris, et Hélène Collet, vice-procureure de la République au Parquet de Paris. Je vous remercie, Madame la Procureure, d'avoir accepté de venir échanger avec nous cet après-midi. Nous savons que vous avez un emploi du temps chargé et nous connaissons vos contraintes - certaines affaires en cours sont évidemment couvertes par le secret de l'instruction. C'est d'ailleurs pour cette raison que notre audition de cet après-midi ne fait pas l'objet d'une captation audiovisuelle.

Nous avons eu au cours de nos travaux trois principaux axes de réflexion.

Tout d'abord, les conditions de production de contenus pornographiques. Un travail d'investigation mené, pendant plus de deux ans, par les enquêteurs de la section de recherches de Paris de la Gendarmerie nationale a permis de recueillir les témoignages d'une cinquantaine de victimes de pratiques de recrutement sordides et de viols, d'agressions sexuelles et de traite des êtres humains, sous couvert de tournages pornographiques. Pouvez-vous nous dire à quel stade en est aujourd'hui la procédure judiciaire et quelle pourrait être la date approximative de tenue du procès ?

Estimez-vous disposer des qualifications juridiques et pénales adéquates pour poursuivre les faits en question ? Des évolutions législatives ou réglementaires seraient-elles nécessaires afin d'améliorer les poursuites face à de telles situations ? Quel pourrait être le raisonnement du Parquet dans de telles affaires ?

Au-delà de ces affaires terribles, nous nous interrogeons plus globalement sur les liens qu'entretiennent proxénétisme, prostitution, traite des êtres humains et pornographie. La pornographie, qui implique des actes sexuels tarifés, peut-elle juridiquement être assimilée à de la prostitution filmée et les producteurs à des proxénètes ? Cette analyse a été développée devant nous par Elvire Arrighi, commissaire divisionnaire, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH).

Constatez-vous dans des affaires de proxénétisme des liens entre le monde de la prostitution et celui de la pornographie ? Estimez-vous possible, en l'état actuel du droit, de poursuivre pour traite d'êtres humains ou proxénétisme les producteurs de films pornographiques, y compris les producteurs dits mainstream ? Quelles éventuelles évolutions législatives seraient-elles nécessaires ou souhaitables pour le faire ?

La définition actuelle de la prostitution est établie par une jurisprudence de 1996 de la Cour de cassation. Un arrêt de la Cour de cassation du 18 mai 2022 a rejeté la possibilité d'étendre cette définition, et avec elle celle du proxénétisme, pour y inclure le caming, qui consiste, pour des cam girls ou cam boys , à proposer, moyennant rémunération, une diffusion d'images ou de vidéos à contenu sexuel, le client pouvant donner à distance des instructions spécifiques sur la nature du comportement ou de l'acte sexuel à accomplir. La Cour a estimé que ces pratiques, qui n'impliquent aucun contact physique entre la personne qui s'y livre et celle qui les sollicite, ne peuvent être assimilées à des actes de prostitution, dont la définition n'a pas été étendue en ce sens par le législateur. Dans le cas de la pornographie, il y a bien contact physique. Une réflexion différente pourrait donc être envisagée.

Notre deuxième axe de réflexion concerne la nature des contenus pornographiques. Ces derniers semblent de plus en plus extrêmes et dégradants. En outre, certaines vidéos sont manifestement illégales lorsqu'elles contiennent de la pédopornographie, des viols filmés, de l'incitation à la haine ou d'autres contenus pénalement réprimés.

Or, au-delà de la lutte efficace contre la pédopornographie, il semble aujourd'hui difficile d'obtenir le retrait de contenus pornographiques pouvant relever de poursuites pénales. Pharos ne dispose d'ailleurs pas d'une catégorie statistique permettant de comptabiliser les demandes de retrait reçues de la même façon qu'il traite les demandes relatives à la pédopornographie.

Avez-vous eu à traiter de plaintes en la matière au tribunal judiciaire de Paris et, plus spécifiquement, au sein du pôle cyber du tribunal ? Quelles suites leur ont-elles été données le cas échéant ?

Enfin, notre troisième axe de travail porte sur l'accès aux contenus pornographiques. Nous nous sommes intéressés la semaine dernière aux solutions techniques permettant d'assurer le respect de l'article 227-24 du code pénal, qui interdit la diffusion de tout contenu pornographique susceptible d'être vu par un mineur et qui prévoit, depuis la loi du 30 juillet 2020, que les sites pornographiques ne peuvent plus se contenter d'une simple réponse à la question : « Avez-vous plus de 18 ans ? ».

La cour d'appel de Paris a confirmé en mai dernier la décision du tribunal judiciaire de Paris rejetant la demande de blocage de sites pornographiques adressée par deux associations de protection de l'enfance aux opérateurs télécoms français. Le tribunal judiciaire de Paris a également été saisi de demandes de blocage par le président de l'Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique). Une audience est prévue le 6 septembre prochain, la décision ayant dû être reportée en raison d'un défaut de respect des délais d'assignation par l'Arcom.

Pourrez-vous nous dire quelle analyse vous faites de cette question ? Comment l'article 227-24 du code pénal pourrait-il s'appliquer efficacement et permettre l'interdiction effective faite à tout mineur d'accéder à des contenus pornographiques ?

Laure Beccuau, procureure de la République au Parquet de Paris . - Je vous remercie de votre invitation. Je me propose, si vous en êtes d'accord, de procéder en deux temps, en allant du particulier au général.

Dans un premier temps, je vais céder la parole à ma collègue Hélène Collet qui vous parlera de l'affaire French Bukkake , en vous relatant de façon très concrète ce qui a conduit le Parquet de Paris à s'emparer de ce dossier, comment les services se sont mobilisés pour le traiter et quels enseignements nous pouvons en tirer aujourd'hui.

Dans un second temps, je reprendrai la parole pour, à partir de ce dossier très particulier - dans tous les sens du terme - élargir la perspective et dresser quelques constats généraux après quelques mois de présence au Parquet de Paris. J'essaierai de répondre aux questions suivantes : la législation pénale est-elle suffisante ? Quels sont les enjeux, en termes de moyens, de la lutte contre la pornographie, qui constitue clairement pour moi une priorité de politique pénale ? Enfin, quelles avancées législatives ou réglementaires peuvent-elles être suggérées à la réflexion du Sénat ?

Naturellement, compte tenu du secret de l'information, nous n'entrerons pas dans le détail des personnalités et des éléments à charge. Nous décrirons plutôt le parcours général qui a conduit le Parquet de Paris à être la première juridiction à s'emparer du sujet de la pornographie sous son aspect pénal.

Hélène Collet, vice-procureure de la République au Parquet de Paris . - Au sein du Parquet de Paris, nous avons eu à traiter d'un dossier véritablement novateur : une enquête ouverte sur d'éventuelles infractions à caractère sexuel commises dans le milieu de la pornographie. Très vite, nous nous sommes doutés que ce dossier prendrait de l'ampleur, car d'autres victimes allaient se manifester.

J'évoquerai tout d'abord la genèse de cette affaire, avant d'évoquer les qualifications pénales qu'il nous est apparu opportun de retenir.

Tout a commencé par un renseignement judiciaire de la section de recherches de Paris : dans le cadre de son activité de surveillance du réseau Internet, ce service de gendarmerie a remarqué le site French Bukkake . Ce dernier proposait des vidéos en ligne, mais aussi, et c'est ce qui faisait sa particularité, un abonnement payant permettant à certains clients d'accéder à davantage de vidéos et, surtout, de participer à des tournages de films pornographiques, donc d'avoir des relations sexuelles. La section F3 du Parquet de Paris a été saisie, car elle est en charge, notamment, du proxénétisme et de la traite des êtres humains. Une réunion a été organisée au début de l'année 2020 : les enquêteurs ont pu détailler ce qu'ils avaient observé sur ce site et faire visionner aux magistrats du Parquet certaines vidéos proposées en ligne. Il a alors été décidé d'ouvrir une enquête préliminaire, la section de recherches de Paris demeurant saisie de l'affaire, et de retenir trois qualifications : le proxénétisme, la traite des êtres humains et le viol.

Dès le départ, il a été décidé d'allouer à ce dossier novateur des moyens importants, qu'ils soient humains ou techniques. Le choix a été fait d'extraire ce dossier des 250 enquêtes préliminaires que suit la section. Pour cela, nous l'avons inscrit dans ce que nous appelons le « bureau des enquêtes », dont les magistrats suivent plus spécialement une trentaine d'enquêtes. Cela a permis une coordination renforcée avec la section de recherches de Paris : certains mois, des réunions se sont tenues presque toutes les semaines pour faire des points très précis sur l'avancée de l'enquête.

L'enquête préliminaire a duré environ huit mois. Elle a mobilisé diverses techniques, dont une cyber -infiltration : un gendarme de la section de recherches s'est présenté comme un client pour constater que, en cas d'abonnement payant, le site proposait bien une participation à des tournages pornographiques. Des contacts ont également été noués avec des associations, notamment de défense des victimes du proxénétisme et de la traite d'êtres humains, pour tenter de retrouver des participantes à ces films, de les auditionner et de savoir si elles déposaient plainte ou non.

À la fin de cette enquête préliminaire, le dossier a été transmis à la section F3, qui est composée de huit magistrats. Il a été décidé d'ouvrir une instruction au cours du mois d'octobre 2020 et de confier l'affaire à un magistrat instructeur. Un travail considérable a donc été réalisé sur ce dossier : trois enquêteurs de la section de recherches de Paris lui étaient intégralement dédiés, qui bénéficiaient d'un appui technique très important pour exploiter les très nombreuses vidéos récupérées en ligne ou lors des interpellations. Aujourd'hui, trois magistrats instructeurs sont co-saisis. Et même si le dossier est maintenant ouvert à l'instruction, un magistrat du Parquet en particulier, secondé par deux collègues, demeure affecté à son suivi, avec toujours une forte coordination au sein de la section, car de nombreuses questions juridiques se posent sans cesse.

J'en viens aux qualifications pénales retenues, puisque vous nous interrogez sur l'applicabilité des textes du code pénal à la pornographie.

La première qualification est celle de proxénétisme, définie à l'article 225-5 du code pénal. C'est le fait d'avoir assisté, aidé ou protégé la prostitution d'autrui, tiré parti de la prostitution d'autrui ou entraîné une personne en vue de la prostitution. Mme Arrighi, notamment, vous a rappelé que la prostitution était définie non pas par le code pénal, mais de façon prétorienne, dans un arrêt de la Cour de cassation du 27 mars 1996 : elle « consiste à se prêter, moyennant une rémunération, à des contacts physiques de quelque nature qu'ils soient, afin de satisfaire les besoins sexuels d'autrui ».

Certains éléments sont nécessaires, et même indispensables, afin de retenir la qualification juridique de prostitution : il faut que le client participe physiquement à la relation sexuelle - c'est pour cette raison que, dans son arrêt du 18 mai 2022, la Cour de cassation a considéré que le phénomène des cam girls ou cam boys n'entrait pas dans cette définition -, que ce soit le client qui paie pour la relation et que le proxénète récupère une partie de la rémunération, ou en tout cas favorise la prostitution par différents biais.

À mon sens, les qualifications juridiques de prostitution et de proxénétisme ne s'appliquent pas en tant que telles au phénomène de la production de films pornographiques. L'actrice et l'acteur du film, qui participent physiquement à la relation sexuelle, ne se rémunèrent pas entre eux : ils sont payés par le réalisateur de la production. Ce dernier ne participe pas physiquement à la relation sexuelle. Enfin, le film pornographique vise en premier lieu à satisfaire le spectateur qui ne participe à aucun moment à la relation sexuelle physique et ne rémunère pas non plus directement les acteurs.

Pourtant, nous avons retenu dans notre enquête préliminaire la qualification de proxénétisme. En effet, on est ici dans un cas très exceptionnel : je le répète, ce qui a attiré l'attention de la section de recherches et du Parquet de Paris, c'est que ce site proposait à ses clients, via le paiement d'un abonnement, de participer au tournage et à la relation sexuelle.

Nous entrions ainsi dans le schéma classique de la prostitution : payer pour participer directement à une relation sexuelle physique. Nous avons donc pu retenir la qualification de proxénétisme au stade de l'enquête, puis de l'instruction. Il y avait bien prostitution et le producteur du film et son équipe tiraient profit de cette activité prostitutionnelle.

Deuxième infraction, la traite des êtres humains aux fins de viol. La traite est définie à l'article 225-4-1 du code pénal, avec trois éléments indispensables à sa qualification. D'abord, une action de la part des auteurs : recruter, transporter ou héberger les victimes. Ensuite, les auteurs doivent utiliser un moyen auprès des victimes : menacer, contraindre, commettre des violences à leur égard ou leur promettre une rémunération ou tout autre avantage. Enfin, l'action doit avoir une finalité : exploiter la victime à des fins de proxénétisme, de viol ou de toute autre infraction. Pour cette infraction, le consentement de la victime est indifférent, comme pour le proxénétisme.

La qualification nous a paru pouvoir être retenue, parce qu'un système de recrutement des participantes pour les tournages avait été mis en place. Un profil particulier avait été ciblé : des femmes jeunes, en proie à des difficultés sociales, économiques ou familiales. Une rémunération importante leur était promise : voilà le moyen. Enfin, le but était de les amener sur les tournages aux fins de commettre des viols.

La qualification de traite des êtres humains est complémentaire de celle de proxénétisme. Quand elle est retenue, elle permet de mettre au jour une organisation en amont de la commission des infractions, une entente préalable, ce qui donne une envergure au dossier.

Cela permet aussi une meilleure prise en charge des victimes, avec un dispositif national d'accompagnement et d'hébergement et la possibilité de témoigner de manière anonyme.

Enfin, cela facilite la coopération internationale car la traite des êtres humains est plus fréquemment réprimée par les États que le proxénétisme. Dans le dossier en question, des investigations internationales ont été menées, notamment pour retracer des flux financiers.

La troisième et dernière qualification est le viol. Cela pourrait être la qualification la plus fréquemment retenue dans un contexte de pornographie. En effet, comme vous l'avez compris, certains tournages donnent lieu à des dérives, avec des violences sexuelles. Le visionnage de certains films diffusés sur les plateformes et l'audition de participantes ont révélé que leur consentement pouvait ne pas être respecté lors des relations sexuelles.

Cependant, la qualification de viol ne va pas de soi et nécessite un véritable raisonnement juridique. En effet, le sentiment premier est que, lorsqu'un acteur ou une actrice participe à une scène de film pornographique, il ou elle est consentant. Or contrairement au proxénétisme et à la traite des êtres humains, l'absence de consentement est indispensable à la qualification de viol.

Dans le dossier en question, était-il possible que la participante soit consentante au début du tournage, puis ne le soit plus pour d'autres scènes ? Il nous est apparu, indépendamment de la dureté des actes ou des questions morales, que la qualification de viol pouvait être retenue, le consentement à la relation sexuelle étant inexistant pour certaines scènes.

Concernant les perspectives du dossier en cours, 43 parties civiles se sont constituées, ainsi que des associations. Douze personnes ont été mises en examen. Je ne peux pas vous répondre sur l'éventualité d'une prochaine audience. L'instruction durera encore plusieurs mois, le Parquet et les magistrats instructeurs se prononceront à l'issue de celle-ci.

Quant aux évolutions juridiques que nous pourrions proposer, il existe déjà un panel d'infractions dans le code pénal dont certaines ont pu être retenues. Les évolutions souhaitables porteraient sur la prévention, davantage que sur la répression.

Un enjeu réside dans le retrait des vidéos. Au stade de l'enquête, elles sont indispensables à la construction du dossier car elles constituent des éléments de preuve. Mais par la suite, en obtenir le retrait est difficile. Elles sont sans cesse partagées sur des plateformes, parfois sans lien avec les personnes mises en cause dans l'enquête. En obtenir le retrait pose de nombreux problèmes juridiques, notamment si l'hébergeur de la plateforme est à l'étranger. L'évolution envisagée pourrait être une coordination au niveau européen, qui donnerait un plus grand poids face aux géants du numérique.

Laure Beccuau . - Les incriminations applicables aux sites pornographiques violents sont nombreuses : viol aggravé, agression sexuelle, actes de torture et de barbarie, traite des êtres humains, proxénétisme. La lutte contre ces infractions est significative car le milieu pornographique est quasi-exclusivement désormais celui de la violence. J'en veux pour preuve l'écho médiatique de l'ouverture de ce dossier et des premières mises en examen, qui, a titré Le Monde en décembre 2021, ont « fait trembler le porno français ».

Plusieurs études sur l'industrie pornographique montrent que les films qui rencontrent le plus grand succès sont les plus violents, les plus dévalorisants, les plus dégradants. Un chapitre intitulé La Pornographie : toujours pas une histoire d'amour au sein d'un rapport de la Fondation Scelles fait état d'une recherche qui a porté sur deux groupes de quatre-vingt personnes. Au premier groupe, on ne donnait aucun film pornographique à visionner ; au bout de quinze jours, lorsqu'on leur projetait un premier film, ces spectateurs refusaient de le regarder au bout de deux minutes. Le second groupe a, pendant ces deux semaines, été exposé à des contenus pornographiques. Ces spectateurs demandaient, au fil du temps, des films de plus en plus violents.

L'étude a aussi consisté à interroger des vendeurs de contenus pornographiques, qui ont confirmé que la demande de leurs clients réguliers évoluait en général des « activités sexuelles communes » aux « activités sexuelles atypiques » - admirons l'euphémisme...

Enfin, un total de 304 scènes pornographiques ont été visionnées par les chercheurs. Quelque 90 % comportaient des scènes de violence et près de 49 % des scènes de violences verbales, prémices de violences physiques quasi permanentes.

Les qualifications que j'ai citées au début de mon intervention permettront donc de lutter contre 90 % de l'activité de l'industrie pornographique.

Reste la qualification de proxénétisme classique. En l'état du droit, pour que toute démarche de l'industrie pornographique puisse relever du proxénétisme, il faudrait une évolution législative. Prendre le risque de poursuites contre les 10 % de films restants risquerait d'aboutir à des relaxes.

Certes, j'ai tout à fait conscience - nous avons conscience, puisque le Parquet est un et indivisible - du lien fort entre le phénomène prostitutionnel et l'industrie pornographique. Ils ont pour point commun la marchandisation du corps de la femme et la fragilité du public concerné. Les parcours sont similaires : abus sexuels subis dans l'enfance, très forte précarité sociale, etc. En l'état du droit, la qualification de proxénétisme paraît toutefois très fragile.

La lutte contre l'industrie pornographique violente, puisque c'est celle que mène le Parquet de Paris, impose un investissement important. Dans le jargon d'un procureur de la République, cela se traduit en « priorité de politique pénale ».

Les motifs de cette priorité s'inscrivent d'abord dans les priorités plus larges de politique publique : lutte contre les violences conjugales, pour l'égalité femmes-hommes, protection des mineurs.

Comme les études le révèlent, les spectateurs de l'industrie pornographique sont essentiellement des hommes qui, après avoir vu des films à ce degré de violence, tendent à vouloir reproduire des scènes dans leur vie intime. La lutte contre les violences conjugales passe donc par cette lutte.

C'est aussi le cas s'agissant du combat pour l'égalité femmes-hommes. Dans la pornographie, il y a d'abord des violences verbales : on traite la femme, l'actrice - même si le terme est peu adapté, l'acte sexuel n'étant pas simulé - de manière dégradante. Ce sont aussi des images dégradantes des femmes qui sont portées.

La protection des mineurs aussi est en jeu, puisqu'ils ont accès aux productions de l'industrie pornographique à un âge de plus en plus précoce.

Au-delà des politiques publiques - et en tant que procureure, je suis très attachée à l'idée que nos politiques pénales doivent soutenir nos politiques publiques - il existe un enjeu plus individuel, celui de permettre l'émergence des plaintes des victimes. L'une des participantes à cette industrie avait déclaré dans un article qu'elle avait longtemps vécu dans l'idée que l'on ne pouvait pas violer une actrice de porno. Si nous n'affirmons pas cette lutte, les victimes continueront à le penser.

L'émergence des plaintes est donc un chemin à parcourir, au même titre que celui qu'ont parcouru nos anciens avec la notion de viol entre époux. Il faut un changement de paradigme.

Au plan pratique, il faut des effectifs supplémentaires pour les services enquêteurs et pour les magistrats. Vous vous attendiez sans doute à ce que je vous le dise... J'espère cependant vous en convaincre. En voici un exemple : à mon arrivée dans le Val-de-Marne - nous nous étions alors rencontrés, Madame Cohen - la lutte contre la prostitution des mineurs était traitée à bas bruit. À mon départ, les dossiers s'étaient multipliés de manière exponentielle.

À mon arrivée au Parquet de Paris, j'ai découvert le phénomène du live streaming , une lutte qui a été portée avant moi. Cela consiste à commanditer à distance le viol, le plus souvent d'un enfant, dans un pays étranger. Le client s'inscrit sur un réseau, puis commande le type de relation sexuelle ou de viol auxquels il va assister, devenant ainsi le scénariste de ces violences.

Le Parquet de Paris compte 128 magistrats. Au 17 février 2021, quelque treize enquêtes préliminaires ont été ouvertes sur ce phénomène. Ce sont en partie des dessaisissements d'autres parquets, car le nôtre a été reconnu par une dépêche de la Chancellerie comme ayant une compétence nationale sur le sujet.

Nous avons aussi renvoyé un dossier devant la Cour d'assises de Paris sous la qualification de viol de mineur de quinze ans.

Lorsque le Parquet de Paris a commencé à s'intéresser au phénomène, en 2018, il y avait cinq enquêtes préliminaires en cours sur ce sujet. Nous en suivons aujourd'hui une vingtaine - preuve que quand on s'intéresse à un sujet, on le fait émerger. C'est à ce niveau que se pose la question des effectifs. L'OCRVP (Office central pour la répression des violences aux personnes) traite en ce moment 118 signalements concernant 200 individus sur le seul phénomène du live streaming . Tracfin a renforcé ses équipes dédiées à ce sujet pour étudier les mouvements financiers vers les pays où l'on se livre notoirement à la prostitution de mineurs. Ainsi, lorsqu'un individu français effectue des paiements bancaires récurrents vers les Philippines ou le Guatemala, à des niveaux correspondant à ce que l'on paie pour ce type de prestations, un dossier peut être monté.

Toutefois, alors que les enquêtes se multiplient, à l'OCRVP, à l'OCRTEH, à la section de recherches de Paris, je n'ai pas les moyens de renforcer la section des mineurs du Parquet de Paris, ni la section F3 à laquelle appartient Mme Collet. Or les dossiers vont se multiplier et il faut être conscient de la complexité de la législation, des enjeux internationaux, du recueil de la parole des victimes et du suivi.

Au vu des qualifications dans le dossier évoqué, les douze mis en examen - au minimum - seront renvoyés devant une cour d'assises. Il y a une cinquantaine de victimes. Je vous laisse imaginer la durée de l'audience... On pourrait être tenté de correctionnaliser le dossier, mais cela n'aurait pas de sens au vu des qualifications pénales. Il faut une réflexion sur les moyens.

Sur le sujet de l'état du droit, je désire revenir à la question du consentement. L'industrie pornographique a bien identifié cet enjeu. Je ne crois pas qu'un contrat soit valide simplement parce qu'il a été signé. Le consentement doit être éclairé : celui qui le signe ne doit pas être en position de vulnérabilité. Or c'est le cas de la plupart des victimes. Surtout, le code pénal indique que l'on ne peut consentir à n'importe quoi. Ainsi, autrefois, alors que les duels avaient été interdits, les duellistes étaient condamnés parce que l'on ne saurait consentir à sa propre mort. L'aide au suicide est interdite au même titre. On ne peut pas davantage consentir à sa propre torture, à sa propre humiliation. Je ne peux imaginer que l'on réduise cette affaire à des contrats signés.

En revanche, deux manques dans la législation pourraient être comblés. D'abord, en matière d'accès des mineurs, l'article 227-24 du code pénal n'est pas, à mes yeux, un outil très opérationnel. Les fournisseurs d'accès à Internet ne peuvent pas être ciblés, parce qu'ils ne sont pas les créateurs des sites visés. Ce n'est pas à eux d'empêcher l'accès des mineurs. Il faut viser directement les sites pornographiques. Or si l'on vise la personne physique, les amendes prévues par le code pénal ne sont pas à la hauteur des profits de cette industrie ; de même, les sanctions contre les personnes morales ne sont pas dissuasives.

En revanche, nous avons aussi, à Paris, un pôle national de lutte contre la haine en ligne. Il est possible d'infliger une sanction administrative de 20 millions d'euros ou de 6 % du chiffre d'affaires mondial aux organismes ne respectant pas l'injonction de fermer les sites contenant des propos haineux. Ne pourrait-on pas prévoir, sur le même modèle, une forme de sanction administrative à l'encontre des sites ne respectant pas la loi ? L'Arcom, le Défenseur des droits ou toute autorité indépendante reconnue au niveau international pourrait infliger ces sanctions.

Il faudrait également réfléchir aux moyens d'exiger de ces sites un droit à l'oubli pour les victimes. Dans le dossier French Bukkake , on pourrait très bien imaginer que, dans vingt ans, l'une d'entre elles retrouve sur un site pornographique la vidéo où elle est violée ou humiliée. Le droit à l'oubli n'existe pas pour elle. C'est un enjeu de reconstruction des victimes.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Comment régler ce problème ?

Laure Beccuau . - Je laisse cette compétence au législateur... Ne pourrait-on pas imaginer un système d'alerte sur les réseaux, indiquant que le film diffusé a fait l'objet d'une condamnation et que sa diffusion est passible d'une peine ?

Il est important d'engager cette réflexion mais il faut porter le sujet au niveau européen ou international, car nous ne réussirons pas seuls - même si les points de vue sur le sujet varient fortement en Europe.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Merci pour vos réponses précises. Nous n'arriverons pas à lutter contre les violences faites aux femmes et intrafamiliales si nous ne traitons pas de l'éducation à la sexualité, à travers la consommation de la pornographie.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - Je ne doutais pas de la profondeur de vos réflexions, qui me confortent dans mon opinion. Notre rapport sera véritablement pionnier sur ce sujet.

Les producteurs, réalisatrices, anciennes et actuelles actrices du porno que nous avons entendues nous ont vanté le concept, à mes yeux totalement antinomique, de « pornographie éthique ». Ils nous entraînent vers le réglementaire, vers l'encadrement. Or vous montrez la nature très inégalitaire des contrats signés, qui révèlent un lien de subordination ou même d'assujettissement. Il est nécessaire de renforcer certaines mesures pour rendre la justice plus efficace.

En l'état du droit, sommes-nous en mesure de faire en sorte que l'accès aux sites porno soit totalement verrouillé ? L'accès des mineurs à la pornographie, vous l'avez dit, est de plus en plus précoce. Nous nous sommes rendus dans des collèges : des élèves nous ont dit que dès 9 ans, ils avaient pu voir des images, de manière fortuite. Malgré tout ce que l'on a pu nous dire, il est très facile d'accéder aux sites sur son portable : il suffit de se déclarer majeur.

N'est-il pas possible d'imposer un premier barrage avec la demande de carte bancaire et écran noir avant toute justification de majorité ? C'est fragile, on peut le contourner, mais c'est un premier pas.

Laure Beccuau . - C'est une question plus technique que juridique. La carte bancaire est en effet la première solution qui nous est apparue dans nos discussions entre collègues. La multiplication des questions avant d'entrer sur le site est insuffisante : nos enfants sont intelligents, ils sauront y répondre.

Le revers de la médaille, c'est que toutes les données personnelles que nous mettons sur les réseaux cyber sont susceptibles d'être piratées. Attention aux questions intrusives dont les réponses pourraient être utilisées à mauvais escient.

Le numéro de carte bancaire peut donc être utile, même si ce n'est pas une panacée.

L'industrie pornographique vous a sans doute proposé la solution des contrats : ce serait envisageable s'il s'agit du consentement à toute forme de relation sexuelle quelle qu'elle soit d'une personne dont on est sûr qu'elle n'est pas en état de vulnérabilité. Trouve-t-on ce profil chez les gens qui participent à ces films ? Dès lors que l'on ne peut pas consentir à son humiliation ni à sa torture, l'industrie pornographique sera-t-elle prête à se limiter à des films soft ?

Hélène Collet . - Le viol est caractérisé dès lors qu'il n'y a plus consentement. La signature d'un contrat au préalable ne constitue pas un élément d'excuse. Le contrat, qui relève du civil, n'est pas exonératoire de la responsabilité pénale. Si une actrice ayant signé ce contrat n'est plus consentante en cours de scène, la qualification pénale peut être retenue.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Les industriels, ayant compris qu'ils étaient sur la sellette, ont travaillé avec des boîtes de communication : selon eux, l'actrice serait protégée du viol par son droit d'interrompre l'acte en cours de tournage. Hier, nous avons même rencontré une « coordinatrice d'intimité », qui est la personne qui veille, sur les plateaux de tournage, à garantir l'intimité des actrices.

Madame la Procureure, merci de vos propos, qui renforcent notre approche et nos débats. Vous avez dit que le monde pornographique était celui de la violence. Elle n'a fait que s'accroître.

J'ai interrogé une réalisatrice qui nous parlait du porno « éthique » sur le sujet des contenus. Elle m'a répondu que c'était le client qui en décidait. Réponse purement libérale ! C'est la demande qui fait l'offre.

Le porno non violent, féministe, lesbien est très marginal. Il n'a pas de vocation commerciale.

Je partage votre point de vue sur le contrat. Par ailleurs, admettre que le consentement s'achète serait régressif par rapport à l'avancée politique et idéologique de la loi de 2016. Au-delà du contrat, il y a l'ordre public. Nous, législateur, pouvons dire ce qu'il est, donc prévoir qu'un contrat est de nullité absolue car il y est contraire.

La prostitution fait l'objet d'une définition jurisprudentielle, prétorienne, mais pas d'une définition codifiée. Je vois que vous avez renoncé à toute évolution de cette définition prétorienne. La dernière décision sur les sex cams en est une confirmation. N'est-ce pas le moment, pour le législateur, d'en donner une définition ? La décision sur les sex cams est choquante. Les consommateurs ont-ils été poursuivis au moins pour corruption de mineurs ?

Les mineurs consomment de la pornographie, mais en produisent aussi, avec les sex cams . Ces gamines se placent dans une situation de grande vulnérabilité et nous n'avons rien pour poursuivre les hommes qui leur donnent des consignes derrière l'écran. Ne faut-il pas étendre la définition de la prostitution à des situations sans contact physique, ou créer une infraction spécifique ?

Laure Beccuau . - Vous évoquez des débats que nous avons au quotidien sur certains dossiers. Dans certains cas, la qualification de corruption de mineurs suffira ; dans d'autres, non.

Il existe aussi la sextorsion .

Hélène Collet . - La loi du 21 avril 2021 a créé le délit de sextorsion : le fait pour un majeur d'inciter un mineur, par un moyen de communication électronique, à commettre tout acte de nature sexuelle, soit sur lui-même, soit sur ou avec un tiers, y  compris si cette incitation n'est pas suivie d'effet. Il n'y a donc pas de contact physique.

Cela implique qu'il y ait un majeur et non uniquement des mineurs.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Or cela peut arriver entre mineurs.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Si ces documents ou vidéos sont diffusés sur un site ou entrent dans le cadre d'un réseau organisé, des poursuites pour proxénétisme sont-elles envisageables ? S'il n'y a pas prostitution...

Hélène Collet . - Non. En revanche, la circonstance aggravante de bande organisée peut être retenue pour ce délit.

Toutefois, seuls les auteurs majeurs sont visés.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Des amendements portant sur la définition du proxénétisme seraient-ils utiles ?

Laure Beccuau . - Non, je ne pense pas.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Faut-il rééquilibrer l'article sur le proxénétisme ?

Est-ce que le critère de prostitution vous gêne ?

Laure Beccuau . - Dans les dossiers les plus significatifs, on n'a pas besoin de poursuivre pour proxénétisme, au vu du nombre d'actes violents associés. Je ne suis pas totalement convaincue qu'étendre la qualification de proxénétisme nous permette quelque chose de plus. On peut déjà utiliser les qualifications de complicité.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Vous poursuivriez les donneurs d'ordre pour complicité de viol ?

Laure Beccuau . - Oui, absolument, ou pour traite d'êtres humains.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Madame la Procureure, vous avez souligné la diversité des législations sur le proxénétisme, en Europe. Que des États, comme l'Allemagne, ne reconnaissent pas le proxénétisme, vous gêne-t-il pour traiter certaines affaires ?

Laure Beccuau . - À terme, cela risque d'entraîner l'implantation de tous les sites dans des pays plus permissifs, ce qui compliquerait la possibilité d'enquêtes internationales.

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Nous avons discuté de chartes. Cela renvoie à la discussion sur le réglementarisme en matière de prostitution. La suppression du délit de proxénétisme en France est défendue par certains, y compris des parlementaires. Nous résistons à cette demande inspirée de l'Allemagne. La Belgique vient de le faire disparaître...

Laure Beccuau . - Si l'on fait disparaître ce délit, par quoi le remplace-t-on ? Comment traite-t-on les réseaux de prostitution de mineurs ? Cela signifie-t-il qu'un mineur peut confier l'une de ses petites camarades à ses amis pour qu'ils aient des relations sexuelles avec elle ? De tels faits peuvent-ils être incriminés d'une autre manière ?

Laurence Rossignol, co-rapporteure . - Ce changement est censé permettre aux personnes prostituées d'avoir une meilleure vie sociale et affective. Il n'y aura proxénétisme que si les revenus qu'en tire la personne que nous qualifierions de proxénète sont disproportionnés. C'est une victoire du lobby des travailleurs du sexe.

Pornographie et prostitution sont deux dossiers très connectés dans l'approche que l'on peut en avoir, du moins politiquement.

Laure Beccuau . - Juridiquement, en revanche, ces connexions ne sont pas si évidentes.

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Modifier le droit en France pourrait conduire à un déplacement du problème vers d'autres pays à la législation plus souple. Pour lutter efficacement contre les violences dans la pornographie, faudrait-il plutôt prendre des décisions à l'échelle européenne ou internationale et mettre en place des structures transnationales, comme cela se fait pour le terrorisme, pour lutter contre ces hébergeurs ?

Laure Beccuau . - Je ne sais pas si je pourrais vous offrir une réponse pertinente. De manière générale, plus une législation est partagée entre États européens, plus les modalités de réaction sont simples.

Ainsi, au sein du Parquet de Paris, la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco) traite du dossier des migrants décédés en traversant la Manche au large de Boulogne-sur-Mer. Or il est apparu que les faits de traite des êtres humains reçoivent des qualifications extrêmement différentes entre le Royaume-Uni, la France et l'Allemagne. Nous devons souvent passer par la qualification générique d'« organisation de malfaiteurs » alors que d'autres pays disposent d'incriminations spécifiques. Peut-être sommes-nous un peu en retard en la matière ? Ces disparités posent problème pour la coopération internationale, quand il faut démontrer l'équivalence des législations applicables.

Laurence Cohen, co-rapporteure . - Certes, on a besoin de gagner en coordination internationale et européenne mais ce serait une erreur que de refuser d'agir à l'échelle nationale en attendant des initiatives plus larges. Le combat doit être mené à l'échelle de l'Union européenne mais il est important que chaque pays, sur le fondement de son histoire et de sa situation spécifiques, puisse élaborer une législation qui serve ensuite de point d'appui au-delà de ses frontières.

On observe aujourd'hui un lobbying important, notamment contre la loi de lutte contre le système prostitutionnel du 13 avril 2016. L'expression même de « travailleurs du sexe », largement employée dans les médias, laisse entendre qu'il s'agirait d'un travail comme un autre...

Annick Billon, présidente, co-rapporteure . - Vous nous avez apporté des éléments importants. Je retiens de vos propos que des plaintes ont été déposées, des signalements ont été faits, qui peuvent prospérer si l'on y consacre les moyens nécessaires au sein de la magistrature et des services d'enquête. Vous nous avez aussi expliqué qu'un changement de définition du proxénétisme ne serait pas utile ni opportun ; en revanche, vous pouvez toujours travailler à partir des qualifications pénales existantes relatives à la traite des êtres humains et au viol.

Merci de nous avoir offert votre expertise sur ce sujet : elle nous sera utile dans l'élaboration de notre rapport et de nos propositions dans les semaines qui viennent.

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