B. AU REGARD DES MOYENS DE LA DOUANE, ET DES OBJECTIFS AFFICHÉS EN MATIÈRE DE LUTTE CONTRE LE TRAFIC DE STUPÉFIANTS, L'ENGAGEMENT SEUL DE LA DOUANE NE SUFFIRA PAS

Dans le contrôle des flux et les saisies de stupéfiants, le terme qui est le plus souvent revenu durant les auditions et les déplacements est celui de l'embolie des services et de toute la chaîne, administrative comme judiciaire . Si, pour les conteneurs et le fret postal et express, les rapporteurs spéciaux ont défendu l'acquisition de matériels plus performants, la gestion de ces flux - et en particulier au niveau du vecteur aérien - suppose également d' apporter des ajustements à la répartition des tâches entre les services de l'État .

Les douaniers se retrouvent en effet aujourd'hui dans une situation paradoxale : ils sont soit accusés de ne pas en faire assez contre le trafic de stupéfiants soit d'en faire trop et de paralyser l'ensemble de la chaîne de traitement des personnes transportant de la drogue (douane, santé, police, justice).

1. Des ajustements à apporter pour remédier à « l'embolie » des services de l'État impliqués dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, en particulier dans les aéroports
a) Un accord impératif avec les services de santé

Au regard des contraintes liées au traitement des personnes ayant ingéré de la drogue, il est inconcevable que puissent être conduits des contrôles à 100 % sans installation au préalable d'une unité médicale à Orly et à Cayenne .

À plus court terme, et en complément de l'installation de ces équipements, il est impératif qu'un accord soit trouvé avec un hôpital plus proche de l'aéroport. Les discussions avec le ministère de la santé n'avaient pas pu aboutir précédemment, il est désormais urgent qu'elles reprennent et se traduisent par un accord de coopération plus opérationnel pour la Douane . Il s'agit à la fois d'un impératif de santé publique et d'un gage d'efficacité dans la lutte contre le trafic de stupéfiants par le biais des « mules ». Le ministère de la santé doit prendre sa part dans le cadre du plan interministériel dédié à cette problématique.

b) Une meilleure répartition des tâches avec les services de police
(1) Alléger les contraintes pesant sur les douaniers et la police aux frontières

Que ce soit pour les cas de drogue ingérée, transportée à corps ou dans les bagages, le risque est au final celui d'une embolie des services, que les douaniers doivent eux-mêmes gérés la situation des personnes interceptées ou les remettre à la police . C'est d'ailleurs un point sur lequel comptent les réseaux criminels, qui saturent les vols au départ de Cayenne, en sacrifiant les « premiers pris ».

Du temps et des effectifs doivent être dégagés dans les aéroports pour la lutte contre les trafics illicites : l'automatisation de certains contrôles dans les aéroports , par exemple celui des passeports, permettrait aux agents de la police des frontières (PAF) de pouvoir davantage soutenir les services douaniers . À Cayenne, la PAF met déjà en oeuvre des mesures de refoulement à l'encontre des « mules », procède de temps à temps à des saisies de stupéfiants et agit parfois, à la suite des constatations douanières, comme le service de remise à la police ou aux autorités judiciaires.

L'embolie, notamment à l'aéroport de Cayenne, est aussi alimentée par la procédure douanière aménagée prévue pour le ressort de Cayenne, avec notamment le recours à la convocation par agent des douanes 42 ( * ) . Cette procédure génère des gains de temps pour les services de police judiciaire mais aggrave la paralysie des services douaniers, 27 agents seulement composant la brigade de surveillance postée à l'aéroport de Cayenne, pour 103 agents au total dans le département. Si cette procédure a démontré son utilité en termes de simplification, la direction des affaires criminelles et des grâces pourrait être invitée à rouvrir les discussions sur le recours à cette procédure, en tenant mieux compte des contraintes des services douaniers, en première ligne pour la saisie des produits stupéfiants.

Dans ce contexte, les rapporteurs spéciaux estiment plus que temps de pourvoir les renforcements annoncés par le ministre en charge des comptes publics sur la brigade de surveillance de l'aéroport de Cayenne . 10 nouveaux agents devraient s'ajouter aux 27 déjà présents d'ici à la fin de l'année 2023.

(2) Faire en sorte que l'Ofast dispose d'une antenne complète à Orly

Enfin, concernant les remises des personnes interceptées avec de la drogue à corps ou in corpore , l'Ofast devrait sans doute davantage les prendre en charge, au regard des contraintes des services douaniers, « premier rideau » dans les aéroports. Une antenne de l'Ofast devait ainsi être ouverte à Orly mais elle n'est que très faiblement dotée et n'existe presque que sur le papier, sans immobilisation immobilière concrète. Pourtant, les douaniers doivent remettre les personnes interceptées à l'Ofast dès lors que la quantité transportée excède deux kilogrammes.

Or, d'après les éléments recueillis par les rapporteurs spéciaux lors de leur déplacement à Orly, l'antenne de l'Ofast n'a été en mesure de traiter sur place que 30 % des remises douanières en 2021 - les douaniers devant dans certains cas se déplacer à Roissy . De plus, les agents de l'Ofast n'acceptent plus de remises après 17 heures ou 18 heures et ne sont plus présents lors de l'arrivée des vols du soir en provenance de Guyane . La personne doit alors être retenue toute la nuit par le service douanier, bloquant de fait certains agents, alors même qu'il n'y a que six cellules de retenues douanières à Orly. Cette organisation apparaît totalement en décalage par rapport aux impératifs liés à la lutte contre les passeurs de cocaïne , et les rapporteurs spéciaux peuvent partager ici le désarroi des services douaniers, présents quasiment en continu à l'aéroport.

Recommandation n° 9 (DGDDI, ministère de l'intérieur) : engager les discussions avec l'Office antistupéfiants pour qu'il dispose d'une véritable antenne à Orly, avec des plages horaires correspondant aux horaires de vols en provenance de Guyane et des Antilles. Plus généralement, ouvrir les négociations avec les services de police judiciaire, de gendarmerie et de l'Ofast pour s'accorder sur une nouvelle répartition des transports et des détentions des personnes interceptées avec des stupéfiants.

c) La réorganisation des services de l'État, condition sine qua none de la mise en oeuvre de contrôles « à 100 % »

De l'avis des personnes auditionnées, la mise en place de contrôle à « 100 % » par les Pays-Bas sur les vols en provenance du Suriname a eu un vrai effet dissuasif sur les trafiquants . C'est d'ailleurs en s'inspirant de ce modèle que la mission d'information du Sénat sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane avait défendu la mise en oeuvre de tels contrôles pour les vols en provenance de Cayenne 43 ( * ) .

Les rapporteurs spéciaux soutiennent cette proposition, mais jugent indispensables d' apporter les ajustements précédemment décrits avant de pouvoir procéder à ce type de contrôles , au risque sinon de totalement paralyser le trafic aérien et les services de l'État.

Il peut y avoir jusqu'à 60 « mules » sur un vol de 240 personnes, avec parfois des familles entières impliquées, dont des mineurs. Or, en considérant que l'interception d'une seule personne, et encore sans drogue ingérée, retient une équipe de deux à trois douaniers pendant trois à quatre heures, il est impossible que les brigades de Cayenne et d'Orly puissent seules procéder aux retenues, aux rétentions et aux remises aux divers services de police. Il ne suffira pas par ailleurs, comme l'a annoncé le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin, que les effectifs policiers et gendarmes soient augmentés pour contrôler 100 % des vols : il faut également des lits médicalisés, de la place pour accueillir les personnes interceptées, au minimum un scanner à ondes millimétriques supplémentaire et la mise en opération du scanner bagages.

Par ailleurs, et comme l'a rappelé l'attaché douanier en poste à La Haye, les Pays-Bas, dans le cadre des contrôles « à 100 % » ne contrôlent pas 100 % des vols mais 100 % d'un vol : l'avion est entièrement fouillé à vide, les bagages de l'ensemble des passagers sont contrôlés ainsi que les membres d'équipage et les passagers. Pour ce faire, les autorités ont consenti à des investissements immobiliers, en équipements et en effectifs massifs, y compris en installant sur place une unité médicalisée, ce qui permet d'opérer le contrôle pour les suspicions de drogue ingérée en 30 minutes, contre une demi-journée minimum pour la France avec le transfert vers l'Hôtel-Dieu. L'effet dissuasif de ces contrôles à 100 % est notable, avec une forte baisse des interpellations de passeurs de cocaïne depuis 10 ans.

Recommandation n° 10 (DGDDI, ministère de l'intérieur) : conduire, à intervalle régulier, des contrôles « à 100 % » sur les vols au départ et en provenance de Guyane, sur le modèle de ce que peuvent faire les Pays-Bas. La mise en place de tels contrôles suppose toutefois de disposer des effectifs dédiés, d'un renforcement de l'Ofast et des services de police judiciaire, ainsi que des infrastructures nécessaires, notamment médicales.

2. Progresser dans la saisie des avoirs, pour entraver les organisations criminelles

L'ensemble des personnes auditionnées se sont accordées sur une marge d'amélioration importante dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, mais qui ne dépend pas strictement des Douanes : l'impératif de progresser sur la saisie des avoirs pour « frapper les organisations criminelles au portefeuille » et faire surtout tomber les « têtes de réseaux » .

Les directions entendues par les rapporteurs spéciaux ont conscience que cela doit désormais faire partie de leurs priorités dans le traitement des dossiers et dans la conduite des investigations. L'Ofast axe par exemple une partie de son travail sur l'identification et la détection des avoirs des plus grands trafiquants français ou résidant en France.

Des progrès sont à constater au niveau de l'ensemble des services de l'État même si les volumes demeurent encore trop faibles au regard des flux de produits stupéfiants et de leur valeur. L'Ofast a saisi 90 millions d'euros en 2021 et estime avoir pu saisir 15 % des avoirs criminels en parallèle des saisies de produits stupéfiants, contre 10 % auparavant. Les nouvelles antennes régionales de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) à Lyon et à Marseille ont saisi 14,4 millions d'euros en lien avec le trafic de stupéfiants en 2021.

Pour progresser sur la saisie des avoirs et le volet financier des infractions à la législation sur les produits stupéfiants, la Douane peut quant à elle s'appuyer sur le service d'enquête judiciaire des finances (SEJF), qui peut être saisi pour des infractions de blanchiment de produits issus du trafic de stupéfiants . Le SEJF peut être saisi avec l'Ofast pour qu'ils travaillent ensemble sur l'ingénierie du blanchiment.

La lutte contre le blanchiment des produits issus du trafic de stupéfiants fait également partie des mesures prioritaires du plan national de lutte contre les stupéfiants, auquel Tracfin participe pleinement .

Le blanchiment des avoirs issus du trafic de stupéfiants

Depuis 2018, Tracfin reçoit en moyenne 400 signalements annuels liés à un trafic présumé de stupéfiants, 90 % des informations provenant d'établissements de paiement. L'analyse nationale des risques en matière de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme identifie en effet le trafic de stupéfiants comme l'une des menaces les plus importantes touchant le territoire national, espace de consommation mais aussi de transit vers d'autres pays.

Le blanchiment des avoirs et des produits issus du trafic de stupéfiants repose sur des méthodes traditionnelles de transmission de fonds, de transport physique d'espèces et de virements internationaux ainsi que sur des méthodes plus sophistiquées de réseaux de collecte d'espèces, de compensation ou de conversion d'espèces en or. Parmi les autres méthodes utilisées figurent les acquisitions immobilières et l'injection de fonds suspects dans des entreprises actives dans des secteurs considérés comme risqués, ces entreprises transférant ensuite les fonds à d'autres sociétés par le biais de fausses factures.

Source : TRÀCFIN 2020 , Activité et analyse, 6 juillet 2021

L'axe 6 du contrat d'objectifs et de moyens le rappelle bien : la Douane doit désormais amplifier sa lutte contre les trafics et la criminalité organisée, le blanchiment et le financement du terrorisme . Elle doit tirer parti de son ancrage à Bercy et de son contrôle, dans l'exercice de ses missions quotidiennes, des professions à risque et des flux d'argent liquide. Une nouvelle obligation déclarative a par ailleurs été mise en place pour l'argent liquide « non accompagné » , c'est-à-dire envoyé par fret postal et express ou dans des bagages non accompagnés.

Les douaniers peuvent également repérer et signaler les infractions de blanchiment de produits issus du trafic de stupéfiants , par exemple lors du contrôle de véhicules aux frontières, en saisissant les capitaux et en retenant les personnes mises en cause. La DGDDI s'estime en revanche insuffisamment armée juridiquement pour le cas où, à l'occasion de la fouille d'un véhicule et du contrôle de marchandises sans passage de frontières, elle détecterait des capitaux suspects . Dans ce cas, et ne s'agissant pas d'une infraction douanière, elle doit prévenir le procureur de la République qui, en retour, peut saisir des officiers de police judiciaire - la Douane devant dans l'intervalle essayer de retenir la personne et sa marchandise. Cette difficulté est d'autant plus soulignée par la Douane qu'il y a de moins en moins de mouvements de fonds aux frontières « physiques », les réseaux ayant adapté leurs circuits financiers . Les instruments juridiques doivent pouvoir évoluer avec les pratiques des réseaux criminels et des trafiquants.

Recommandation n° 6 (DGDDI, Parlement) : conduire une étude de faisabilité sur l'extension des prérogatives de la Douane en matière de saisie de capitaux lors du contrôle de véhicules et de marchandises, hors franchissement de frontières.

De manière plus générale, les rapporteurs spéciaux s'interrogent sur la possibilité de confier à l'Agrasc la gestion des saisies douanières , ainsi que cela a pu être suggéré par plusieurs personnes auditionnées. Seraient principalement concernés les avoirs et matériels saisis et confisqués, les marchandises dangereuses suivant par définition un circuit de mise sous scellés et/ou de destruction, particulier. Or, l'Agrasc a non seulement développé une expertise dans la gestion de ces avoirs, mais elle peut également affecter à titre gratuit des biens meubles au bénéfice des enquêteurs et des juridictions ou les vendre.

2 453 biens meubles ont ainsi été vendus par l'Agrasc en 2021 , un chiffre en légère baisse par rapport à 2019 (3 060 biens meubles) et 2020 (2 496 biens meubles), pour un montant total de 13,2 millions d'euros , en forte hausse par rapport aux années antérieures (environ huit millions d'euros en 2019 et 2020) 44 ( * ) .

Les sommes confisquées ou issues de la vente de biens confisqués sont affectées au budget général de l'État, au fonds pour la prévention de la prostitution et l'accompagnement social et professionnel des personnes prostituées lorsqu'il s'agit d'infractions de proxénétisme ou de traite des êtres humains et à la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) lorsqu'il s'agit de dossiers de trafic de stupéfiants . La Mildeca a ainsi reçu 49 millions d'euros en 2021, contre 17,8 millions d'euros en 2020. 75 millions d'euros ont été reversés au budget général de l'État (49 millions d'euros en 2020).

Eu égard au rôle de la Douane dans la saisie des produits stupéfiants et des avoirs qui y sont liés, il pourrait être envisagé, pour les dossiers de trafic de stupéfiants, d'affecter une partie des sommes confisquées ou issues des ventes à la DGDDI afin qu'elle finance l'acquisition d'équipements de surveillance et de contrôle , tels que des scanners par exemple.

Recommandation n° 7 (Parlement, Agrasc, DGDDI) : pour financer l'acquisition de nouveaux matériels de contrôle et de surveillance performants, affecter à la DGDDI une partie des sommes confisquées ou issues de la vente de biens confisqués par l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) dans des affaires de lutte contre le trafic de stupéfiants. Envisager, à terme, de confier à l'Agrasc la gestion d'une partie des saisies douanières opérées dans le cadre de la lutte contre le trafic de stupéfiants.


* 42 La loi n° 2019-222 du 23 mars 2022 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a prévu la possibilité pour un agent de la Douane de convoquer en justice un prévenu sur instruction du procureur de la République. La convocation vaut donc citation en justice et permet de passer directement de la procédure douanière à la phase de jugement, sans qu'il ne soit nécessaire de faire intervenir un officier de police judiciaire.

* 43 Rapport d'information de M. Antoine KARAM, fait au nom de la mission d'information sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane n° 707 (2019-2020) - 15 septembre 2020. « Mettre fin au trafic de cocaïne en Guyane : l'urgence d'une réponse plus ambitieuse ».

* 44 L'ensemble des chiffres cités concernant l'activité de l'Agrasc proviennent de son rapport annuel 2021 .

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