B. UN DÉFAUT D'ÉVALUATION DU PHÉNOMÈNE DE FRAUDE NOTAMMENT PRÉJUDICIABLE À LA JUSTE APPRÉCIATION DES RÉSULTATS DU CONTRÔLE FISCAL

1. Au contraire de plusieurs de ses voisins, la France ne publie pas d'estimations de la fraude fiscale
a) Un défaut d'évaluation régulièrement mis en exergue

Les résultats du contrôle fiscal présentent indéniablement une progression ces dernières années. Il faut s'en féliciter : en illustrant l'action des services et des directions en charge de la lutte contre la fraude, ils poursuivent un triple objectif de répression des comportements frauduleux, de dissuasion auprès de l'ensemble des contribuables et de réparation, au profit des finances publiques et de l'ensemble des citoyens .

Cependant, en plus des limites précédemment évoquées, il demeure difficile d'apprécier, par les seules données quantitatives présentées ici, l'action et l'efficacité de la lutte contre la fraude fiscale en France . En effet, en l'absence d'évaluations de la fraude, appuyées sur des méthodologies fiables et éprouvées , il est impossible de savoir si les montants notifiés et encaissés augmentent parce que les services sont de plus en plus efficaces ou parce que le niveau de la fraude augmente. Les éléments disponibles laissent plutôt penser que la réponse se situerait plus près de la première proposition, avec le développement de l'arsenal normatif et de l'analyse de données pour mieux cibler les contrôles, mais sans pouvoir écarter totalement un « effet volume ».

La plupart des personnes entendues a mis en évidence ce défaut d'évaluation, mais aussi les difficultés qui se posent pour pouvoir y remédier de façon fiable pour les administrations. S'il faut les prendre en compte, il apparaît que d'autres pays sont parvenus à les surmonter.

b) Une exception française ?

Dans un rapport de 2017 consacré aux administrations fiscales de ses États membres 7 ( * ) , l'OCDE relevait que de plus en plus de pays avaient lancé des travaux pour mesurer leur « écart fiscal » ( tax gap ), c'est-à-dire l'écart entre les recettes fiscales escomptées 8 ( * ) et celles effectivement recouvrées. La mesure de l'écart fiscal va donc au-delà de la fraude, même si elle l'englobe : elle inclut par exemple les sommes non recouvrées du fait de l'insolvabilité du contribuable ou encore les remises gracieuses qui lui ont été accordées.

Par ailleurs, en parallèle du calcul de l'écart fiscal, rendu public ou non selon les États, plusieurs pays ont également choisi de produire une estimation de la fraude fiscale, le plus souvent après plusieurs années de travaux méthodologiques préparatoires. Le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada, le Danemark, les Pays-Pays ou encore l'Australie disposent de telles évaluations, qui reposent sur des contrôles aléatoires et/ou ciblés.

Pour rappel, en 2019, le Premier ministre de l'époque, Édouard Philippe, avait demandé à la Cour des comptes d'évaluer le montant de la fraude aux prélèvements obligatoires . Tout en faisant un état des lieux de la situation, cette dernière avait refusé en indiquant ne pas disposer du temps nécessaire, notamment pour déterminer un chiffre global équivalent à la fraude 9 ( * ) . Le Gouvernement avait dès lors annoncé vouloir confier cette mission à l'Insee .

Une première étude a été produite le 25 juillet 2022 10 ( * ) , portant sur la seule TVA : les montants manquants de versements de TVA sont ainsi estimés être de l'ordre de 20 à 25 milliards d'euros par an . La méthode adoptée a consisté en l'extrapolation à l'ensemble des entreprises des montants manquants de TVA observés sur les seules entreprises ayant fait l'objet d'un contrôle fiscal.

D'après les éléments transmis au rapporteur, il n'y a pas d'autres travaux envisagés ou menés par l'Insee concernant les autres impositions à l'heure actuelle .

c) Des difficultés méthodologiques indéniables : comment mesurer ce que l'on ne voit pas ?

La première difficulté à laquelle se heurtent les administrations dans l'évaluation de la fraude réside dans les méthodologies employées, qui souffrent de biais statistiques. Il est en effet impossible de mesurer précisément, et sans aucune contestation possible, un phénomène par définition dissimulé et illégal .

Les méthodes d'évaluation de la fraude fiscale

En matière d'évaluation de la fraude fiscale, il existe deux approches principales, dites ascendante et descendante . Toutes deux reposent le plus souvent sur le concept d'écart fiscal.

La première méthode d'évaluation de la fraude fiscale est l'approche inductive - ou ascendante . Elle repose sur des extrapolations à partir de données microéconomiques (il s'agit le plus souvent des résultats du contrôle fiscal). De telles approches nécessitent de neutraliser différents biais, notamment de sélection, si les données utilisées ne sont pas issues de sélections aléatoires. En effet, si les contrôles fiscaux sont ciblés sur les dossiers les plus à risque, alors partir des résultats du contrôle fiscal peut conduire à surestimer la fraude.

La seconde approche est déductive - ou descendante . Ces approches se fondent sur l' utilisation de données macroéconomiques agrégées , le plus souvent collectées par les comptes nationaux. Il existe alors un biais de détection, qui tient à l'incapacité, sur ces agrégats, de pouvoir être en mesure d'identifier l'ensemble des sommes éludées.

Chacune des deux méthodes, ascendante et descendante, présentent des avantages et des inconvénients:

- les méthodes inductives (ascendantes) permettent une meilleure interprétation des résultats en rendant possible l'identification de comportement-type de fraude. Par ailleurs, lorsque les contrôles sont aléatoires, la généralisation des résultats est relativement aisée. Lorsqu'ils ne le sont pas, les méthodes inductives présentent l'inconvénient de contenir un biais de sélection important, qui implique des hypothèses fortes pour le corriger. En outre, les méthodes inductives souffrent de la non-détection d'une partie de la fraude ;

- les méthodes déductives (descendantes) peuvent à l'inverse être facilement répliquées dans le temps et facilitent les comparaisons internationales. Les données nécessaires à leur application sont en effet des données de séries temporelles collectées de façon annuelle. Toutefois, ces méthodes ne permettent pas d'étudier qualitativement la fraude en ce qu'elles sont le reflet non de données microéconomiques individualisables, mais d'agrégats. La révision régulière des données des comptes nationaux en font par ailleurs un support relativement instable.

Source : HMRC, Working Paper n°12, The practicality of a top down approach to the direct tax gap (août 2011) ; Cour des comptes, La fraude aux prélèvements obligatoires (novembre 2019)

Les obstacles méthodologiques peuvent par ailleurs être plus ou moins difficiles à surmonter selon la nature de l'impôt . Par exemple, pour les impôts directs tels que l'impôt sur le revenu et l'impôt sur les sociétés, reconstruire le total des montants en droits, pour pouvoir le comparer aux manquements repérés, est très complexe, car les taux d'imposition dépendent de nombreux facteurs (ex. composition du foyer et des revenus pour l'impôt sur le revenu, recours aux crédits et réductions d'impôt, appartenance à un groupe pour l'impôt sur les sociétés, reports des déficits fiscaux).

Il convient également de tenir compte des décalages temporels dans l'évaluation de la fraude fiscale. Par exemple, dans l'étude précitée sur les montants manquants de TVA, il a fallu attendre que l'ensemble des contrôles soit terminé, soit une période d'environ six ans . De fait, au démarrage des travaux de l'Insee en 2019, l'année la plus récente pour laquelle l'ensemble des contrôles était terminé était 2012.

2. Pour disposer d'estimations plus fiables afin de nourrir le débat public, confier la mission d'évaluation de la fraude fiscale à l'Insee et à l'administration fiscale

Le Gouvernement a confié à l'Insee la mission d'évaluer la fraude fiscale. En parallèle, les directions et services spécialisés du contrôle fiscal ont entamé des travaux d'évaluation, à partir notamment d'échantillons aléatoires. L'Insee a par exemple travaillé avec la DGFiP pour évaluer les montants manquants de versements de TVA et s'est fondé sur les données issues des contrôles fiscaux réalisés par ses services. Son objectif était même, sur l'évaluation de la fraude à la TVA, d'améliorer la qualité de la méthodologie « en vue de la transmission de ce savoir-faire à la DGFiP » 11 ( * ) .

Il semble dès lors plus cohérent, au regard des travaux menés concrètement par les administrations, de confier formellement cette mission d'évaluation à la fois à l'Insee et à l'administration fiscale . Dans les autres pays proposant de telles estimations, ce sont quasi exclusivement les administrations fiscales qui sont mobilisées en la matière. Elles disposent en effet à la fois des données et des compétences nécessaires pour mener ces travaux, en lien éventuellement avec un institut statistique.

Les estimations de la fraude fiscale, ainsi que le détail des méthodologies utilisées, pourraient être publiées chaque année dans le document de politique transversale (DPT) relatif à la lutte contre l'évasion fiscale et la fraude en matière d'impositions de toutes natures et de cotisations sociales. Le DPT apparaît comme un support adéquat pour transmettre ces informations au Parlement, à l'occasion de l'examen du projet de loi de finances (PLF), qui constitue le véhicule législatif pour apporter, le cas échéant, des modifications et des ajustements aux dispositions législatives relatives à la lutte contre la fraude.

Pour cette première recommandation établie à l'issue des travaux de la mission d'information, le délai retenu pour la production et la publication de ces analyses correspond au dépôt du projet de loi de finances initiale pour 2024 (octobre 2023). Le rapporteur a bien conscience des difficultés méthodologiques et techniques qui complexifient ces travaux mais il considère également qu' il est désormais temps d'avancer sur ce sujet et de faire preuve d'ambition, alors que peu de choses ont finalement été produites depuis la fin de l'année 2019 . Faire état des difficultés rencontrées pour évaluer, c'est déjà démontré qu'un travail est en cours : il ne s'agit pas d'avoir, dès 2023 dans le DPT, une estimation à l'euro près - par ailleurs irréaliste - mais bien des ordres de grandeur méthodologiquement plus fiables pour nourrir le débat public , alors que les chiffres et les montants ont tendance à se multiplier.

Recommandation n° 1 ( Parlement puis Insee et administration fiscale ) : produire et publier, d'ici le projet de loi de finances initiale pour 2024, des estimations de la fraude fiscale, en détaillant la méthodologie utilisée. Ces évaluations, confiées à l'Insee et à l'administration fiscale, seront ensuite actualisées chaque année et intégrées au document de politique transversale relatif à la lutte contre l'évasion fiscale et la fraude en matière d'impositions de toutes natures et de cotisations sociales.

Il est donc proposé d' écarter à moyen-terme la création d'un observatoire de la fraude fiscale , idée originellement proposée par Gérard Darmanin, alors ministre de l'action et des comptes publics. L'instauration d'une nouvelle structure n'apparaît pas pertinente dès lors qu'il n'y a pas d'évaluation de la fraude fiscale et dès lors que les compétences nécessaires pour produire ces travaux se situent dans d'autres administrations.


* 7 OCDE (2017), Tax Administration 2017 : Comparative Information on OECD and Other Advanced and Emerging Economies, Éditions OCDE, Paris.

* 8 Dans la quasi-totalité des pays, cette notion correspond aux impôts qui auraient été encaissés en cas de plein respect de la loi fiscale et d'absence d'insolvabilité des contribuables.

* 9 Cour des comptes, « La fraude aux prélèvements obligatoires », 2 décembre 2019.

* 10 Insee, « Estimation des montants manquants de versements de TVA : exploitation des données du contrôle fiscal », 25 juillet 2022.

* 11 D'après les éléments communiqués par l'Insee en réponse au questionnaire du rapporteur.

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