III. L'IMPORTANCE DE MIEUX ÉVALUER EX ANTE LES PROJETS DE NORMES APPLICABLES AUX COLLECTIVITÉS TERRITORIALES

La révision constitutionnelle de 2008 visait notamment à renforcer les pouvoirs du Parlement et son contrôle de l'exécutif. A cette fin, l'article 39 de la Constitution a été complété par un alinéa ainsi rédigé : « la présentation des projets de loi déposés devant l'Assemblée nationale ou le Sénat répond aux conditions fixées par une loi organique ». Comme l'a alors souligné la commission des lois de notre assemblée, cet ajout portait en pratique, à la suite d'une recommandation du rapport du Comité présidé par Edouard Balladur, sur la réalisation d' études d'impact de ses projets de lois par le Gouvernement.

En principe, et à la condition qu'elle soit bien réalisée, une étude d'impact présente de nombreux avantages : elle permet d'analyser les effets prévisibles d'une mesure et donc, en amont de sa publication, d'ajuster le contenu d'un projet. Elle devrait conduire l'administration compétente à s'interroger sur les suites réglementaires mais aussi non normatives à prévoir pour un projet de loi et, donc, à appréhender un sujet de l'action publique dans sa globalité. Elle devrait aussi conduire l'initiateur de la mesure à préciser, voire simplement à identifier clairement, ses objectifs en termes de politique publique, ce qui n'est pas toujours le cas.

Sur le fondement de cette nouvelle disposition constitutionnelle, la loi organique du 15 avril 2009 a instauré l'obligation de joindre une étude d'impact à certains projets de loi 15 ( * ) . L'article 8 dispose ainsi que les documents rendant compte de l'étude d'impact « définissent les objectifs poursuivis par le projet de loi, recensent les options possibles en dehors de l'intervention de règles de droit nouvelles et exposent les motifs du recours à une nouvelle législation ».

Toutefois, force est de constater que cette réforme n'a pas produit les effets escomptés. C'est pourquoi vos rapporteurs proposent certaines évolutions pour donner toute sa portée à l'obligation d'étude d'impact. Ils privilégient des solutions simples qui peuvent être mises en oeuvre, pour l'essentiel, à droit constant , c'est-à-dire par simple engagement des acteurs de la norme. Le rapport entend ainsi faire preuve de sobriété normative dans ses recommandations.

A. LES DEUX PRINCIPALES RECOMMANDATIONS DU RAPPORT

1. Donner au Parlement plus de visibilité sur les textes envisagés par le Gouvernement dans le domaine des collectivités territoriales

Vos rapporteurs invitent le Gouvernement à présenter, à chaque début de session, à l'occasion d'un débat parlementaire en séance, en commission permanente ou en délégation aux collectivités, les principales mesures législatives et réglementaires relatives aux collectivités territoriales, envisagées par le Gouvernement pour l'année à venir. Ce débat d'orientation permettrait aux parlementaires d'inviter le Gouvernement, le cas échéant, à réfléchir à des propositions alternatives à droit constant, sans création de normes nouvelles.

Recommandation n° 1 : Donner au Parlement plus de visibilité sur les textes envisagés par le Gouvernement dans le domaine des collectivités territoriales .

2. Garantir une étude d'impact plus sincère, plus objective et mieux contrôlée

La multiplication et la complexité des normes peuvent s'expliquer notamment par un défaut affectant les mécanismes de fabrique de la norme : la défaillance des études d'impact.

Le constat est malheureusement connu : les études d'impact sont, trop souvent, détournées de leur but premier. Au lieu d'être une aide objective à la décision, elles sont un outil d'autojustification ou de « plaidoyer pro domo ». C'est la raison pour laquelle, l ors de son audition devant votre délégation, Charles Touboul a déclaré : « les études d'impact n'ont pas rempli leurs objectifs. Elles n'ont pas provoqué l'effet dissuasif ou le ralentissement escomptés dans la production de la norme ».

Comment peut-il en être autrement puisque le gouvernement est juge et partie ? Pourtant, dans ses rapports publics, le Conseil d'État rappelle régulièrement que les études d'impact ne sont « pas un simple exercice formel », mais qu'elles concourent au contraire « à justifier la portée et le bien-fondé juridique de la mesure envisagée » 16 ( * ) .

C'est pour remédier à cette situation que vos rapporteurs formulent la recommandation suivante à l'attention du Gouvernement, recommandation composée de deux branches :

- en premier lieu, ils recommandent la réalisation préalable d'une « étude d'options » ou « étude d'opportunité » ;

- en second lieu, ils recommandent de soumettre au CNEN une première version de l'étude d'impact au moins un mois avant l'examen de ladite norme.

a) Une étude d'options préalable

En 2008, la volonté du pouvoir constituant était claire : conduire le Gouvernement à « s'interroger davantage sur les conséquences des dispositions qu'il propose et leur « valeur ajoutée » par rapport au droit existant » 17 ( * ) . Lors des débats, notre collègue député Jean-Luc Warsmann avait également indiqué l'objectif recherché, à savoir « fermer d'un cran le robinet de la création législative en obligeant à l'avenir les gouvernements successifs à s'arrêter après l'écriture d'un projet de loi pour réaliser une étude visant à connaître le coût de son application comparé à celui des autres solutions non législatives permettant d'atteindre les mêmes objectifs. Le « rapport qualité-prix » de chacune des solutions, législatives et non législatives, sera ainsi connu. ».

La loi organique de 2009 telle qu'adoptée par le Parlement a ainsi précisé que l'étude d'impact « recense les options possibles en dehors de l'intervention de règles de droit nouvelles et expose les motifs du recours à une nouvelle législation ». Le législateur organique avait même souhaité aller plus loin en précisant que cette étude d'impact devait être engagée « dès le début de l'élaboration » d'un projet de loi. Toutefois, le Conseil constitutionnel a censuré cette mention en estimant notamment qu'elle ne trouvait pas de fondement constitutionnel à l'article 39 de la Constitution, cet article n'habilitant la loi organique qu'à préciser les conditions de « présentation » des projets de loi 18 ( * ) .

Conséquence ou non de cette censure, les gouvernements successifs n'ont jamais vraiment « joué le jeu » de cette étude d'impact qui impliquait, on l'a dit, de se poser la question suivante avant de préparer une réforme : le droit en vigueur ne permet-il pas déjà de répondre aux préoccupations soulevées ? En pratique, cette question préalable, pourtant fondamentale, semble toujours tranchée positivement par les ministères . Ces derniers, répondant à une commande politique, confirment nécessairement au ministère donneur d'ordre que, « après mûre réflexion », la loi paraît très opportune... En termes de fonctionnement des organisations et de sociologie des administrations, il y a là un véritable conflit d'intérêts : imagine-t-on un ministère estimer, après un travail intense, qu'il n'y a finalement pas lieu de légiférer et qu'à droit constant les solutions existent ? L'étude d'impact intervient généralement trop tard , au moment où elle est formellement nécessaire et lorsque le texte évalué est largement figé. En d'autres termes, lorsque le Gouvernement prépare l'étude d'impact, il se place déjà dans la situation où la norme devra être modifiée.

Cette pratique gouvernementale ne correspond pas à l'intention du pouvoir constituant. C'est pourquoi plusieurs personnes entendues par vos rapporteurs, en particulier le vice-président du Conseil d'État, ont proposé d'instaurer une étape préalable à l'étude d'impact, au moins en ce qui concerne les textes applicables aux collectivités territoriales. Il s'agirait de faire précéder l'étude d'impact d'une « étude d'options » ou « étude d'opportunité » afin d'évaluer l'intérêt même d'une nouvelle norme, c'est-à-dire de comparer les mérites de l'intervention d'un texte avec les autres solutions possibles, y compris l'option « zéro norme ». Pour être efficace, cette démarche nécessite :

- d' évaluer précisément les dispositions législatives en vigueur que le projet de loi envisage de modifier ou compléter ; ce point rejoint la nécessité de développer notre culture de l'évaluation, notoirement insuffisante en France (cf infra) ;

- de soumettre cette étude d'opportunité à la même exigence de certification indépendante que l'étude d'impact elle-même (cf supra) ;

- d'organiser au Parlement, pour les textes les plus importants, en particulier pour les projets de lois territoriales, un débat d'orientation, avant l'examen du texte lui-même , à l'image de l'étape dite du « second reading » au sein du Parlement britannique qui permet aux parlementaires, en amont du travail en commission et, a fortiori , de l'examen des amendements, de débattre des grands principes du projet. Ce débat permettrait, d'une part, d'évaluer l'efficacité des dispositions législatives que le Gouvernement entend modifier, d'autre part, d'apprécier l'opportunité de l'option consistant à légiférer par rapport à l'option « zéro norme ». Le Parlement effectuerait ainsi un contrôle de la nécessité de la norme. Ça n'est qu'à la fin de ce processus que le projet serait soumis à l'arbitrage du Premier ministre qui déciderait alors de poursuivre ou non la réforme. Lors son audition, le professeur Bertrand-Léo Combrade, professeur de droit public à l'Université de Picardie-Jules Verne, a pleinement souscrit à ce processus, rappelant, à titre d'exemple que, le 14 janvier 2015, un « débat d'orientation préalable » a été organisé en séance publique à l'Assemblée nationale à l'occasion de l'élaboration de l'avant-projet de loi relatif au numérique. Celui-ci s'est fondé, a-t-il précisé, sur un canevas d'étude d'impact et sur les grandes orientations du Gouvernement. Il a souligné que cette expérience pourrait être rééditée pour les textes importants.

Comme pour toute démarche qualité, un regard extérieur indépendant et impartial doit être porté sur l'étude d'impact , en particulier lorsqu'elle accompagne un projet de loi portant sur les collectivités territoriales .

Cette certification indépendante est d'autant plus nécessaire si on étend le champ des études d'impact à la question du respect des grands principes protecteurs des collectivités locales (cf supra). Elle permettrait d'évaluer objectivement les effets concrets des projets de loi sur l'efficacité de l'action publique locale .

Comme le soulignait l'étude du Conseil d'État de 2016, « l'institution d'une certification indépendante devrait être envisagée en France ». Vos rapporteurs relèvent que la France pourrait utilement s'inspirer des pratiques d'autres États européens, tels que le Pays-Bas, le Royaume-Uni et l'Allemagne, qui, tous trois, se dont dotés d'organismes indépendants spécifiquement chargés d'évaluer l'objectivité, la sincérité et la complétude des évaluations préalables. Le NKR allemand ( Nationaler Normenkontrollrat) est l'organe le plus couramment cité. De même, la France pourrait s'inspirer du contrôle qualitatif effectué à l'échelle européenne par le Regulatory Scrutiny Board (RSB), organe indépendant rattaché à la Commission européenne, qui opère un contrôle sur les analyses d'impact.

b) Soumettre au CNEN une première version de l'étude d'impact

En second lieu, vos rapporteurs recommandent au Gouvernement, si ce dernier estime nécessaire de créer de nouvelles normes, de soumettre au CNEN une première version de l'étude d'impact au moins un mois avant l'examen de ladite norme ; le CNEN devrait également être chargé de certifier la sincérité, l'objectivité et la complétude de l'étude d'impact. En effet, comme pour toute démarche qualité et à l'instar des pratiques dans certains pays voisins de la France, un regard extérieur indépendant et impartial doit être porté sur l'étude d'impact, en particulier lorsqu'elle accompagne un projet de loi portant sur les collectivités territoriales.

Recommandation n° 2 : garantir une étude d'impact plus sincère, plus objective et mieux contrôlée :

- faire précéder l'étude d'impact d'une « étude d'options » ou « étude d'opportunité » ;

- soumettre au CNEN une première version de l'étude d'impact au moins un mois avant l'examen de ladite norme.


* 15 Se sont pas soumis à étude d'impact les projets de révision constitutionnelle, les projets de loi de finances, les projets de loi de financement de la sécurité sociale, les projets de loi de programmation ainsi que les projets de loi prorogeant des états de crise.

* 16 Conseil d'État, Rapport public 2013, p. 181.

* 17 Rapport précité n° 387 (2007-2008) de M. Jean-Jacques HYEST.

* 18 Décision n° 2009-579 DC du 9 avril 2009.

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