IV. L'ÉVALUATION EX POST : UNE DÉMARCHE COMPLÉMENTAIRE INDISPENSABLE

Bien légiférer suppose de bien évaluer. En effet, l'évaluation d'une norme ne doit pas seulement intervenir avant son adoption (étude d'impact ex ante ) mais aussi après son entrée en vigueur (évaluation ex post ). Les démarches évaluatives ex ante et ex post sont pleinement complémentaires . Une évaluation approfondie menée a posteriori permet bien souvent d'éviter la tentation de créer de nouvelles normes. Elle permet par ailleurs de tirer les leçons de choix erronés.

Au-delà, sa généralisation est un puissant outil, d'une part, pour pousser les auteurs de projets de textes à se poser davantage la question des impacts de leur production normative, d'autre part, pour créer une culture partagée de l'évaluation qui doit progressivement imprégner, à tous les niveaux, la décision publique. Vos rapporteurs insistent donc sur la nécessité pour le Parlement de mener régulièrement des travaux d'évaluation des politiques publiques. Ils souhaitent à cet effet mettre en lumière deux mécanismes susceptibles de contribuer à une meilleure évaluation des normes : insérer des clauses de réexamen et, le cas échéant, des clauses « guillotine » dans les lois à fort impact sur les collectivités territoriales ; créer des conférences de dialogue Etat/collectivités.

A. EXPÉRIMENTER, DANS LES LOIS À FORT IMPACT SUR LES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES, DES CLAUSES DE RÉEXAMEN ET, EN DERNIER RECOURS, DES CLAUSES « GUILLOTINE »

Si la maîtrise de l'inflation normative au stade de l'examen parlementaire se révèlera toujours complexe, eu égard aux délais dont dispose le Parlement français pour accomplir sa mission, il est une méthode qui permet de remédier à cette difficulté sans mettre à mal le droit d'amendement des parlementaires. Il s'agit de l'évaluation ex post des textes législatifs. Vos rapporteurs considèrent que le Sénat, par sa mission constitutionnelle de représentant des collectivités territoriales, par la durée du mandat de ses membres, son recul par rapport aux agitations de la vie médiatique, sa liberté par rapport au fait majoritaire, a vocation à jouer un rôle central en la matière .

Rappelons, à cet égard, que la mission d'évaluation des politiques publiques est placée au coeur de l'action du Parlement et que l'article 24 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la révision de 2008, définit comme suit les missions confiées aux assemblées : « le Parlement vote la loi. Il contrôle l'action du gouvernement. Il évalue les politiques publiques . ». L'évaluation des politiques publiques permet d'établir si les axes d'une politique publique correspondent au sujet identifié (évaluation de la pertinence ) et si ses résultats sont conformes aux objectifs attendus. Cette démarche correspond ainsi à l'appréciation de l'efficacité de l'action publique. Un niveau plus exigeant consiste à évaluer l'efficience de la politique publique, c'est-à-dire son ratio résultats/moyens mis en oeuvre. En d'autres termes, l'efficience consiste à analyser s'il n'aurait pas été possible d'atteindre les mêmes résultats mais avec des ressources moindres (coût, personnel...).

Ces démarches évaluatives demeurent encore trop rares en France en comparaison des pratiques de certains de nos voisins tels que les Pays-Bas ou l'Allemagne. En conséquence, il nous appartient de contribuer à développer la culture de l'évaluation dans notre pays . C'est dans ce cadre, par exemple, que votre délégation a mené, conjointement avec la délégation aux entreprises, une mission d'évaluation du volet « revitalisation » de la loi ELAN ainsi que des programmes « action coeur de ville » et « petites villes de demain » 20 ( * ) .

La qualité de l'évaluation a posteriori dépend de celle de l'étude d'impact préalable. En effet, l'évaluation permet de mesurer l'écart entre les objectifs attendus dans l'étude ex ante et ceux in fine atteints. Il s'agit en particulier d'évaluer le respect du principe de subsidiarité et de libre administration car, parfois, les difficultés ne se révèlent que dans le cadre de la mise en oeuvre concrète d'une réforme territoriale. Plus l'étude d'impact préalable est précise, plus l'évaluation a posteriori sera efficace.

Le législateur doit intégrer la démarche évaluative dans le cadre même de l'élaboration du texte . Ainsi, chaque loi territoriale devrait prévoir, pour ses dispositions les plus importantes, des clauses de réexamen , à l'instar de qui se pratique au Royaume-Uni (« review clauses »). Ces clauses comporteraient un échéancier prévoyant, par exemple, une première évaluation à deux ou trois ans, pour mesurer les premiers effets de la réforme, et une seconde à cinq ou six ans pour dresser un bilan complet avec le recul nécessaire. L'objectif est de vérifier si la réforme a renforcé la performance de l'action publique locale jusqu'au dernier kilomètre et au dernier habitant .

Ces clauses de réexamen pourraient elles-mêmes être assorties, dans certains cas, de clauses de caducité (ou « guillotine »). Ce système, appelé « sunset clause » outre-manche, entraîne la disparition pure et simple du texte en l'absence d'une évaluation effective ou en présence d'une évaluation négative . Vos rapporteurs sont toutefois conscients des réserves que suscitent de telles clauses.

En premier lieu, la différenciation territoriale permet l'adaptation pragmatique des normes aux réalités territoriales et évite donc le recours à des mécanismes radicaux, tels que les clauses de caducité.

En deuxième lieu, ces clauses sont, outre-manche, rarement utilisées et souvent critiquées. Ainsi, à l'issue d'une clause de caducité de cinq ans, la loi de 2011 sur les mesures de prévention du terrorisme et d'enquête a vu ses dispositions renouvelées pour une période de cinq ans après uniquement 32 minutes de débat en commission à la chambre des Communes. Cette situation tient principalement au peu de temps disponible dans l'ordre du jour pour ce type de débat, le manque d'informations des parlementaires et leurs craintes de voir s'éteindre des dispositions législatives effectivement nécessaires.

Clauses de réexamen et clauses de caducité au Royaume-Uni

Le gouvernement britannique a publié, en 2011 , un document d'orientation sur les clauses de réexamen et de caducité ( sunsetting provisions ) 21 ( * ) . Ce document, rédigé par le bureau « mieux légiférer » ( Better Regulation Executive ) de la direction des entreprises, fournit les définitions suivantes :

- une clause de réexamen « impose une obligation légale de procéder à un examen de la réglementation dans un délai donné mais ne prévoit pas d'expiration automatique (ce qui signifie que d'autres mesures législatives sont nécessaires pour supprimer ou amender les dispositions concernées) » ;

- une clause de caducité « prévoit une expiration automatique après une période donnée (ce qui signifie que d'autres mesures législatives sont nécessaires pour que la ou les dispositions concernées restent en vigueur, avec ou sans modification) » 22 ( * ) . Le glossaire du site internet du Parlement britannique indique, quant à lui, qu'une sunset clause est « une disposition d'un projet de loi qui donne à celui-ci une date d'expiration une fois qu'il est adopté. Des clauses de caducité sont incluses dans la loi lorsqu'on estime que le Parlement devrait avoir la possibilité de se prononcer à nouveau sur ses mérites après une période déterminée » 23 ( * ) . Chaque sunset clause est généralement associée à une clause de réexamen, permettant une évaluation préalable des dispositions censées s'éteindre.

Source : division de la législation comparée du Sénat

Enfin, ces clauses de caducité, créant des « normes législatives à durée déterminée », génèrent une forme d' insécurité juridique et découragent ainsi parfois les acteurs à s'engager dans des projets de long terme.

Pour l'ensemble de ces raisons, vos rapporteurs estiment que les clauses guillotine doivent être utilisées en dernier recours et qu'il convient de privilégier, dans un premier temps, le mécanisme pragmatique de l'expérimentation , dont le régime a été amélioré par la loi organique du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations engagées sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution. En effet, d'une part, cette loi a instauré une évaluation intermédiaire pour chacune des expérimentations engagées, d'autre part, elle a assoupli le régime de l'expérimentation locale : ainsi, cette dernière peut désormais aboutir au maintien des mesures prises à titre expérimental dans les collectivités territoriales ayant participé à l'expérimentation, ou dans certaines d'entre elles, et leur extension à d'autres collectivités territoriales, dans le respect du principe d'égalité

Cette recommandation relative aux clauses de réexamen ou de caducité ne nécessite pas de modification constitutionnelle ou organique : elle peut en effet être mise en oeuvre par simple volonté du législateur lors de l'examen des textes territoriaux .

Recommandation n°3 : Expérimenter, dans les lois à fort impact sur les collectivités territoriales, des clauses de réexamen et, le cas échéant, en dernier recours, des clauses « guillotine »


* 20 Rapport d'information de M. Rémy POINTEREAU, Mme Sonia de LA PROVÔTÉ, MM. Serge BABARY et Gilbert-Luc DEVINAZ , fait au nom de la délégation aux entreprises et de la délégation aux collectivités territoriales, rapport n° 910 (2021-2022) du 29 septembre 2022.

* 21 http://data.parliament.uk/DepositedPapers/Files/DEP2011-0504/DEP2011-0504.pdf

* 22 Op. cit. p. 7.

* 23 https://www.parliament.uk/site-information/glossary/sunset-clause/

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