II. ... MAIS AUSSI UN RETOUR AUX FONDAMENTAUX DE LA GUERRE

Se déroulant aux portes d'une Union européenne créée pour assurer la paix et la prospérité, la guerre d'Ukraine est un choc. Ce n'est pas sans précédent depuis la seconde guerre mondiale puisqu'il y a eu les guerres en ex-Yougoslavie, mais c'est nouveau pour la génération des « dividendes de la paix », alors que l'absence de menace immédiate et la suppression de la conscription avait éloigné les problématiques militaires du quotidien des Français.

Cette guerre invite à repenser l'arbitrage classique entre « masse » et « technologie », donc à interroger le format des armées après trois décennies de réduction des volumes, à peine tempérée par la remontée en puissance engagée depuis 2015.

A. LA « MASSE » AU CoeUR DU RAPPORT DE FORCE

1. Un conflit où l'aviation est peu présente

Comme dans la guerre du Haut-Karabagh, les avions sont peu impliqués dans le conflit, pour une première raison simple : « Le ciel est devenu trop dangereux » 10 ( * ) . Les systèmes de défense anti-aérienne créent un danger permanent pour des engins, relativement rares et coûteux, et pour leurs pilotes. Même en étant prudents sur ce plan, les Russes ont perdu au moins 69 avions. Ce chiffre serait sans doute bien supérieur s'ils avaient mené des campagnes de frappes aériennes d'ampleur.

Mais la dangerosité du ciel est aussi le résultat de l'incapacité des Russes à obtenir, au début du conflit, la supériorité aérienne :

« Le principal échec de l'armée russe tient à son mauvais emploi de sa puissante aviation. Les Russes se sont montrés incapables de conduire une campagne aérienne comme l'OTAN l'aurait fait, sous leadership américain. Cette campagne aurait consisté à détruire l'essentiel des radars, des systèmes de défense aérienne, ainsi que l'aviation adverse, afin d'obtenir la supériorité aérienne, condition indispensable à la liberté d'action des forces terrestres » 11 ( * ) .

Ce fut la première grande réussite des Ukrainiens dans le conflit : empêcher les Russes d'obtenir la supériorité aérienne, grâce à une combinaison de moyens :

- des systèmes de défense antiaérienne mobiles et efficaces (grâce notamment aux systèmes portatifs - manpads - fournis par les Occidentaux), qui ont permis de contester en permanence la présence russe dans l'espace aérien ;

- un emploi intensif de drones, notamment des drones armés turcs Bayraktar TB2, mais aussi des drones civils ;

- une capacité à faire évoluer de façon dynamique leurs capacités , en intégrant des moyens fournis par leurs partenaires (par exemple le missile antiradars américain AGM-88 intégré sur Mig-29).

S'ils sont parvenus à empêcher les Russes d'acquérir la supériorité aérienne, les Ukrainiens ne sont toutefois pas parvenus pour autant à conserver la maîtrise de leur ciel. Avions et hélicoptères sont donc peu présents dans ce conflit.

De fait, il n'y a pas eu de vraie campagne aérienne russe au début de la guerre, de nature à préparer l'engagement des forces terrestres. Les Russes ont envoyé en Ukraine une armée d'occupation dont ils pensaient qu'elle serait accueillie favorablement par la population et qu'elle suffirait à provoquer l'effondrement du régime, à partir du moment où quelques points névralgiques seraient atteints. Par ailleurs, le ciblage des défenses aériennes ukrainiennes a été médiocre et la boucle de décision russe, relativement lente et inefficace.

Les Russes ont échoué à mener à bien leur plan initial, en raison d'une doctrine très centrée sur le milieu terrestre, d'une aviation hétérogène, et d'une intégration insuffisante de la manoeuvre interarmes . Le nombre d'heures d'entraînement des pilotes russes est très inférieur au standard OTAN et leurs exercices semblent relever parfois davantage de la démonstration que de la préparation opérationnelle.

Depuis l'automne 2022, les forces armées russes ont entrepris de cibler méthodiquement les infrastructures économiques et énergétiques ukrainiennes, sans toutefois impliquer davantage leur aviation.

2. Le retour du combat naval

Si la guerre d'Ukraine n'est pas essentiellement maritime, son déclenchement par la bataille de l'île des Serpents le 24 février 2022, puis la destruction du croiseur russe Moskva le 22 avril 2022, ont remis au-devant de la scène, de façon spectaculaire, la dimension navale des conflits armés.

En amont de la guerre, les Russes ont basculé un certain nombre de moyens vers la mer Noire, tout en maintenant leur présence en Atlantique nord. La destruction du Moskva pose toutefois quelques questions quant à leur capacité à maîtriser l'environnement aéromaritime, à mettre en oeuvre des moyens de défense et à gérer une crise.

La marine russe demeure toutefois puissante. L'essentiel de ses moyens est préservé. En particulier, la flotte sous-marine russe est très performante ; plus généralement, les Russes disposent d'une capacité d'intervention dans les fonds marins qui constitue une menace potentielle (en-deçà ou au-delà du seuil du conflit armé).

La destruction des gazoducs Nordstream en mer Baltique, lors d'un acte de sabotage en septembre 2022, très probablement en lien avec le conflit même si cette action n'a pas été formellement attribuée, confirme que les fonds marins sont aussi un théâtre potentiel d'opérations (potentiellement de nature hybride).

Or 98 % des données numériques transitent par ces fonds marins , qui abritent également des infrastructures énergétiques vitales.

Par ailleurs, le blocage des ports ukrainiens par la Russie, avant l'accord trouvé en juillet 2022 avec la Turquie, sous l'égide de l'ONU, a mis en évidence l'enjeu que constituent les flux commerciaux , notamment alimentaires et énergétiques. Le transport maritime achemine 90 % de l'ensemble du commerce international des matières premières et des produits manufacturés, et plus de la moitié du pétrole mondial. En France, la quasi-totalité des importations de pétrole brut et de produits finis pétroliers est acheminée par voie maritime.

La sécurisation du trafic maritime est un enjeu crucial pour l'Union européenne , pris en compte notamment au travers :

- de l'opération Atalanta (dans une partie de l'océan Indien et de la mer Rouge : détroit de Bab el Mandeb) ;

- et de l'opération Agenor, initiée par la France (dans le golfe arabo-persique : détroit d'Ormuz).

Ces deux opérations sont en cours de rapprochement, Atalanta ayant désormais pour mission de mener à bien un processus de coordination avec Agenor pour s'ouvrir à progressivement à l'ensemble de l'océan Indien.

La sécurisation des flux en provenance du Proche et Moyen-Orient est d'autant plus stratégique que l'Europe se détourne de ses approvisionnements en provenance de la Russie.

Dès le début du conflit, la Turquie a bloqué le passage des détroits d'accès à la mer Noire aux navires de guerre, en application d'une interprétation contestable de la Convention de Montreux de 1936, dont les articles 20 et 21 disposent que « le passage des bâtiments de guerre sera entièrement laissé à la discrétion du Gouvernement turc » si la Turquie fait partie des belligérants ou « au cas où la Turquie s'estimerait menacée d'un danger de guerre imminent ». À défaut, « les bâtiments de guerre jouiront d'une complète liberté de passage et de navigation dans les Détroits (...) Toutefois il sera interdit aux bâtiments de guerre de toute Puissance belligérante de passer (...) » (sauf pour rallier un port d'attache).

Suite à la décision turque, même s'ils l'avaient voulu, les navires de l'OTAN auraient dont été dans l'impossibilité de mettre en place des corridors pour l'exportation des céréales ukrainiennes (à l'exception des navires turcs). Mais la marine russe est également très pénalisée, compte tenu de l'impossibilité pour les navires n'ayant pas leur port d'attache en mer Noire de rejoindre Sébastopol.

Cette interprétation de la Convention de Montreux est une illustration de ce que peut être la « guerre du droit » ( lawfare ).

L'usage de drones navals dans ce conflit est également particulièrement remarquable.

Dans ce contexte, de façon générale, les marines occidentales ne sont pas à l'abri d'un incident qui dégénèrerait . On se souvient de de la manoeuvre de la marine turque à l'encontre de la frégate Courbet en 2020. En 2021, un incident naval a opposé Britanniques et Russes, lors du passage du HMS Defender au large de la Crimée. En mer de Chine méridionale, la marine chinoise a un comportement de plus en plus agressif.

Un basculement soudain avec ouverture du feu en mer ne peut être totalement exclu.

3. La centralité du combat terrestre

Très classiquement, « la guerre est un acte de violence dont l'objectif est de contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté » (Clausewitz). Dans cette confrontation des volontés, le rapport de force quantitatif joue un rôle clef et l'affrontement terrestre, pour la conquête du territoire et des populations, est au centre des enjeux.

En l'absence de supériorité aérienne, le combat terrestre est au coeur du conflit d'Ukraine. Contrairement à une guerre asymétrique, dans laquelle des frappes aériennes ciblées sont privilégiées, la guerre de haute intensité est une guerre des feux de tout type et dans tous les milieux, notamment les feux indirects : obus, roquettes, missiles, munitions télé-opérées, l'objectif étant de créer un effet de saturation et de sidération de l'adversaire. Toute une trame de feu est employée, à courte ou longue portée, nécessitant des stocks importants de munitions.

Cette guerre des feux est aussi une guerre des stocks, des réserves, une guerre économique, qui implique une économie de guerre.

Le bilan humain de cette guerre est considérable mais difficile à établir avec précision. Les pertes ont été estimées par le chef d'état-major américain Mark Milley à 100 000 victimes (morts et blessés) dans chaque camp, auxquels il faut ajouter au moins 40 000 civils tués dans des bombardements d'une extrême violence. Nous redécouvrons la létalité de la guerre.

Le chef d'état-major de l'armée norvégienne a récemment estimé les pertes russes à 180.000 soldats morts ou blessés, les pertes ukrainiennes au-delà des 100.000 morts ou blessés, auxquels il faut ajouter 30 000 civils tués .

En moins d'un an, les pertes matérielles recensées par les deux Parties sont très élevées : d'après les données fournies par le site internet Oryx, qui recense les pertes visuellement confirmées, les Russes auraient perdu au moins 1640 chars, 169 lance-roquettes multiples (LRM), 317 canons automoteurs, 88 systèmes de défense sol-air, 69 avions, 75 hélicoptères, 169 drones et 12 navires.

Tandis que la guerre « choisie » permet de planifier et de doser l'effort, la guerre de haute intensité complexifie les intégrations interarmées de capacités.

Chaque armée est en effet confrontée à sa guerre de haute intensité, avec ses contraintes propres : notamment en France, pour la marine et l'armée de l'air, la sanctuarisation des moyens de la dissuasion nucléaire. Dans ce contexte, et compte tenu de l'accélération de la boucle de décision, l'armée de terre doit pouvoir bénéficier de capacités suffisantes pour assurer sa propre protection .

5. Le retour de la haute intensité nous oblige à revenir aux fondamentaux des conflits armés

Guerre symétrique, de haute intensité, sans supériorité aérienne, la guerre d'Ukraine nous oblige à revenir aux fondamentaux des conflits armés, menés pour conquérir un territoire et soumettre des populations. C'est une guerre d'attrition, dont la létalité est considérable et dans laquelle le rapport de force numérique et la capacité à durer grâce à des stocks et flux suffisants sont primordiaux. À force d'utiliser le mot « guerre » à tout propos, pour parler de guerre hybride ou même de guerre sanitaire, de guerre économique, ou d'économie de guerre... nous en sommes venus à oublier ce que signifiait le mot « guerre ». On parle donc maintenant de « guerre de haute intensité ».

La haute intensité nécessite de disposer de stocks suffisants - et / ou de la capacité à produire rapidement des équipements et munitions afin de pouvoir mettre en oeuvre des feux tant au contact qu'à courte, moyenne ou longue portée.

En haute intensité, la défense de proximité du combattant est un impératif de survie . Cette guerre souligne l'importance des défenses aériennes : capacités de défense sol-air, lutte anti-drones. Vulnérables aux attaques par les airs, les unités terrestres doivent bénéficier de bulles d'auto-protection mobiles, incluant des capacités de détection et de défense autonomes, ne dépendant pas seulement de la manoeuvre interarmées. Cette capacité de défense doit être résiliente aux tentatives de suppression adverses.


* 10 Audition du Colonel Michel Goya, commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Sénat, 2 novembre 2002.

* 11 Audition du Général de corps aérien Bruno Clermont, commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Sénat, 7 décembre 2022.

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