D. LA PREMIÈRE GUERRE DE L'ÈRE NUMÉRIQUE

« Être inerte, c'est être battu » : ces mots du général de Gaulle trouvent une résonance nouvelle à l'ère numérique.

La guerre d'Ukraine peut être qualifiée de première guerre de l'ère numérique , même si d'autres conflits d'ampleur plus limitée ont joué un rôle précurseur, notamment la guerre du Haut-Karabagh à l'automne 2020.

1. Une lutte informationnelle à l'échelle mondiale

La lutte informationnelle est un enjeu majeur pour les deux camps, quoique plutôt en interne, en Russie, mais plutôt à l'international, s'agissant de l'Ukraine.

Le Président ukrainien et ses proches, familiers de la sphère médiatique, sont particulièrement bien placés pour mener cette guerre de l'information dans laquelle l'Ukraine a été extrêmement performante, en interne pour mobiliser sa population et vis-à-vis de l'Europe et des États-Unis, mettant les dirigeants occidentaux sous la pression de leurs opinions publiques.

Ce conflit est le premier que l'on peut suivre quasiment en direct sur les chaînes d'information et les réseaux sociaux - avec même la possibilité pour chacun de contribuer à l'effort de guerre ukrainien dans le cadre de collectes de fonds.

Mais ce conflit a aussi renforcé le cloisonnement de l'information et la fragmentation d'internet, le régime russe ayant limité l'accès de sa population aux réseaux mondiaux. Dans ce conflit, la censure réciproque a créé des bulles informationnelles presque étanches , chacun s'adressant à sa propre population ou à ses soutiens.

Des initiatives sont néanmoins prises par les Ukrainiens à l'intention de l'opinion russe, pour tenter de décourager l'adversaire : communications du président Volodymyr Zelensky en langue russe, application destinée à aider les familles russes à identifier les victimes, ou encore, ligne téléphonique « je veux vivre » ouverte aux potentiels déserteurs russes....

Dans ce contexte, bien qu'instrumentalisé par les deux Parties, internet est une source très abondante de renseignement de source ouverte (OSINT). Des sites d'investigation se sont spécialisés dans l'analyse de ce renseignement : le site néerlandais Oryx, par exemple, est devenu la source de référence pour le recensement des pertes matérielles des deux Parties au conflit ; L'IFW ( Institute for the world economy ) de Kiel recense les dons de toute nature des États à l'Ukraine.

La publication de ces données est elle-même un enjeu de la lutte informationnelle.

Il serait toutefois erroné de surévaluer le succès de la guerre informationnelle ukrainienne. D'une part, même dans les pays occidentaux, des études montrent qu'une part importante de l'opinion ne fait plus confiance aux médias . D'autre part, à l'Assemblée générale des Nations unies, les pays qui ont refusé de condamner les annexions illégales de territoires ukrainiens par la Russie représentent plus de la moitié des habitants de la planète. Nos biais cognitifs pourraient nous faire croire à une condamnation massive de la Russie au niveau mondial, ce qui n'est peut-être pas le cas.

2. Une guerre de la donnée

L'Ukraine a développé, dans les années qui ont précédé le conflit, des compétences particulières dans le domaine informatique (logiciels et applications) qui ont permis la création de centaines de start-ups dont de nombreuses sont connues au niveau mondial (MacPaw, Grammarly, Preply...). La forte présence ukrainienne dans la communauté numérique mondiale n'est probablement pas étrangère au soutien dont l'Ukraine a pu bénéficier par la suite de la part de plusieurs géants mondiaux du numérique (GAFAM).

Cette compétence particulière a permis, en outre, la mise en place très rapide d'une IT (Information technology) army qui rassemble, à l'initiative du gouvernement ukrainien, des combattants volontaires de la cyberguerre. L' IT Army n'a pas bouleversé le cours des événements mais elle a mené quelques actions significatives témoignant de l'imbrication du civil et du militaire dans cette guerre.

Les forces armées ukrainiennes mettent en effet plus généralement à profit des capacités à la fois civiles et militaires . Dès les premiers jours du conflit, SpaceX a livré des antennes Starlink permettant l'accès à l'internet par satellite, après une cyberattaque qui a coupé l'accès au service fourni aux forces armées ukrainiennes par le satellite KA-SAT. 22 000 antennes Starlink ont été livrées à l'Ukraine en 2022 - partiellement financées par Space X - et 10 000 supplémentaires ont été promises en décembre 2022.

L'utilisation d'une combinaison de capteurs civils et militaires mis en réseau, et l'exploitation rapide de la masse de données ainsi fournies, constituent un levier décisif de supériorité tactique pour les Ukrainiens. On estime qu'environ 80 % du renseignement ainsi exploité est de source ouverte . Chaque citoyen équipé d'un smartphone peut contribuer à l'effort de guerre : grâce à une application destinée à la défense aérienne (ePPO) chacun peut par exemple signaler le passage d'un aéronef, missile ou drone, afin de faciliter son interception.

L'intelligence artificielle est l'outil indispensable pour retirer de la masse d'informations en circulation un renseignement directement exploitable.

Dans cet environnement, la cohérence de l'action nécessite une grande souplesse du système de commandement et de contrôle (C2). La boucle observer-orienter-décider-agir (OODA) - évaluer et expliquer (OODA2E) doit être précise, fiable et réactive. Les procédures sont nécessairement décentralisées et accélérées : il s'agit de cibler avant d'être ciblé dans un environnement où l'information est quasi-instantanée. Une grande préparation est nécessaire en amont, pour ne perdre ni en efficacité ni en précision. La capacité à expliquer, à diffuser immédiatement des vidéos sur les réseaux sociaux participe aussi à la guerre de l'information.

A l'inverse, les Russes sont restés sur une conception très verticale du C2 qui a été source de dysfonctionnements.

3. Une cyberguerre permanente

Le cyberespace est un champ de confrontation permanent, où la guerre a commencé bien avant le 24 février 2022. Si les attaques se sont accélérées après le 24 février, dont celle sur le satellite KA-SAT précédemment mentionnée, les attaques sophistiquées ont toutefois été vite épuisées . Il n'y a pas eu de « Pearl Harbour » cyber, comme on aurait pu le craindre étant donné l'habileté russe en la matière.

L'Ukraine s'est révélée particulièrement résiliente. Comme l'a montré le général Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense, les Ukrainiens étaient prêts à affronter la cyberguerre russe : « Grâce à une défense en profondeur, assurée par les capacités ukrainiennes renforcées par les capacités américaines et avec l'apport significatif des GAFAM, notamment de Microsoft s'agissant des analyses, l'offensive a été bien moins percutante et efficace que prévu » 9 ( * ) . Les Ukrainiens ont bénéficié de la pratique américaine des opérations de « hunt forward » (« chasse en avant ») consistant pour le commandement de la cyberdéfense américain à se déployer de manière préventive et défensive dans des pays partenaires pour observer et détecter les cyberactivités malveillantes menées sur les réseaux du pays hôte.

La guerre électronique est également une dimension incontournable de ce type de guerre, affectant la précision des munitions, des drones, avec la possibilité de paralyser la chaîne de ciblage ennemie : la capacité russe dans de domaine pénalise par exemple fortement les drones ukrainiens.

4. Conduire une guerre à l'ère numérique nécessite souplesse, réactivité et capacité à fédérer les initiatives

La guerre de haute intensité est aujourd'hui une guerre intégrale dans laquelle aucun champ immatériel - champ informationnel, cyberespace, guerre électronique - ne doit être négligé.

La conduite de la guerre est profondément transformée par le numérique. Une des grandes forces des Ukrainiens est leur capacité à intégrer des capacités militaires et des capacités civiles. Sont ainsi exploitées conjointement : des technologies de masse (le smartphone ) et des technologies de niche (l'intelligence artificielle), des technologies civiles et des technologies militaires, des données à 80 % de source ouverte, mais aussi des données fermées, du renseignement d'origine national, international, public, privé, commercial etc.

L'agilité est le maître mot. Le modèle fermé, centralisé, vertical, est dépassé. Les bonnes idées peuvent venir du sommet ou de la base, du monde militaire ou du monde civil : l'important est de savoir les repérer, les mettre à l'épreuve puis les intégrer aux opérations.

Disposer d'une masse considérable d'informations, être capable d'exploiter des flux d'origine diverses, d'assurer des redondances et des dispositifs de contrôle, tout en maîtrisant la communication ne s'improvise pas. Il s'agit également de disposer d'un socle de capacités souveraines , complété par des partenariats internationaux.

La protection des réseaux informationnels nécessite des actions défensives, des pré-positionnements en amont et des vérifications incessantes. Disposer de compétences souveraines dans ce domaine est crucial. Cela implique de former et de fidéliser des personnels compétents , de disposer de réserves rapidement mobilisables, mais aussi de pouvoir compter sur la contribution de chacun à l'émergence d'une culture de la sécurité numérique .


* 9 Audition du général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense, Assemblée nationale, 7 décembre 2022.

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