B. NUCLÉAIRE : LE RETOUR DE L'ÉPÉE DE DAMOCLÈS

1. Une dangereuse instrumentalisation du nucléaire civil

Dans cette guerre, le risque nucléaire est, en premier lieu, celui de l'instrumentalisation du risque d'accident d'une centrale nucléaire, du fait des combats autour de la centrale de Zaporijia, plus grande centrale nucléaire d'Europe (six réacteurs), bombardée en mars puis en août, ce qui a donné lieu à une mission alarmiste de l'Agence internationale pour l'énergie atomique (AIEA).

La situation de cette centrale demeure à ce jour précaire, au coeur de l'Europe, dans un pays déjà traumatisé par l'accident de Tchernobyl.

2. La dissuasion, arrière-plan constant du conflit

Le risque nucléaire et aussi celui de l'usage d'une arme atomique. Ce risque, que l'on pensait révolu depuis la fin de la guerre froide, est sous-jacent à l'ensemble du conflit : « La forme que prend la guerre d'invasion russe contre l'Ukraine est essentiellement dictée par la dissuasion nucléaire » 5 ( * ) .

La menace nucléaire a été directement ou indirectement évoquée par le Président russe, dès lors que les forces armées conventionnelles russes ont été confrontées aux premières difficultés. Dès le 27 février 2022, soit trois jours après le début de l'offensive, Vladimir Poutine a indiqué avoir placé les forces de dissuasion russe en « régime d'alerte ». Ce discours est resté conforme à une « grammaire nucléaire » classique ; en revanche, l'entourage du pouvoir et les médias russes se sont livrés à des menaces outrancières, et récurrentes, vis-à-vis de l'Occident.

Pendant la guerre froide, et en particulier après la crise de Cuba (1962), la dissuasion nucléaire fut garante d'un certain statu quo entre puissances « dotées », dans le cadre d'un rapport de force jugé équilibré sur le plan conventionnel. Aujourd'hui, la question nucléaire est sous-jacente à l'ensemble des décisions prises par les partenaires de l'Ukraine dans cette guerre.

Plusieurs faits sont particulièrement notables :

- En premier lieu, force est de reconnaître que cette guerre aurait probablement été évitée si l'Ukraine avait conservé une capacité de dissuasion nucléaire à la suite de la dissolution de l'URSS. Dans le cadre du mémorandum de Budapest, signé en 1994, les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie se sont engagés à respecter l'indépendance de l'Ukraine en échange du retrait de l'arme atomique du territoire ukrainien et de la ratification par l'Ukraine du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). La dissuasion nucléaire reste la garantie ultime de sécurité et d'indépendance d'une nation.

- En deuxième lieu, la dissuasion nucléaire n'est pas utilisée par la Russie dans un but défensif mais dans un but offensif, au service d'ambitions révisionnistes , pour sanctuariser des territoires conquis.

La rhétorique employée demeure toutefois « défensive » - conformément à la doctrine - puisque Moscou estime qu'il s'agit de protéger des populations majoritairement russes, ayant choisi la Russie (lors de soi-disant « référendums »).

Cette rhétorique était déjà employée pour défendre la Crimée, que Vladimir Poutine a placée explicitement sous la protection de la dissuasion nucléaire russe après son annexion en 2014. Le rattachement proclamé des quatre régions de Zaporijia, Kherson, Louhansk et Donetsk à la Fédération de Russie en septembre 2022 a fait craindre un élargissement de cette conception offensive de la dissuasion nucléaire. Les succès obtenus par l'Ukraine sur le champ de bataille à l'automne 2022 n'ont toutefois pas entraîné d'escalade sur ce plan. L'asymétrie des intérêts entre la Russie et les partenaires dotés de l'Ukraine, au sein de l'OTAN, donne toutefois un avantage indéniable à la Russie dans l'usage du signalement nucléaire.

- En troisième lieu, le discours nucléaire russe s'inscrit dans un contexte de faiblesse conventionnelle , accréditant l'idée que la détention d'armes nucléaires pourrait compenser une infériorité conventionnelle. Celle-ci entraînerait dès lors un possible abaissement du seuil nucléaire. Il s'agirait « d'escalader pour désescalader » grâce à l'emploi d'armes nucléaires dites « tactiques », de nature à donner un avantage décisif sur le champ de bataille. La notion d'arme nucléaire « tactique » est toutefois controversée car elle a pour effet de minimiser l'impact d'une telle arme, alors même que son emploi aurait pour effet de modifier profondément la nature d'un conflit.

La doctrine nucléaire russe n'a néanmoins pas fondamentalement changé depuis un an , comme le montre la chercheuse norvégienne Kristin Ven Bruusgaard :

« L'importance accordée à l'utilisation très précoce du nucléaire dans la doctrine militaire russe est également dépassée, puisqu'elle date de la fin des années 1990 et du début des années 2000, époque à laquelle la doctrine indiquait officiellement que le seuil nucléaire avait été abaissé. Depuis au moins 2010, cependant, la doctrine nucléaire russe a évolué pour tenir compte des améliorations apportées à ses capacités militaires conventionnelles. Cette doctrine pourrait à nouveau évoluer à la suite des lacunes des forces polyvalentes russes révélées en Ukraine. Mais la doctrine nucléaire russe ne s'est apparemment pas adaptée à cette évolution depuis le début de l'attaque à grande échelle contre l'Ukraine en février 2022 : les responsables russes continuent d'insister sur le fait que la Russie n'envisagerait d'utiliser des armes nucléaires que lorsque l'existence de l'État est menacée, c'est-à-dire lorsque le territoire russe est attaqué » 6 ( * ) .

2. La dissuasion nucléaire, garantie ultime de sécurité, n'a rien perdu de son actualité mais ne saurait justifier un moindre effort dans le domaine conventionnel

La guerre actuelle démontre, aux dépens de l'Ukraine, que la dissuasion nucléaire reste la garantie ultime de sécurité et d'indépendance d'une nation.

Ce constat appelle à poursuivre plus que jamais l'effort de modernisation des deux composantes de notre dissuasion.

Mais il s'agit aussi, plus généralement, de repenser l'articulation entre le conventionnel et le nucléaire . La consolidation de la dissuasion nucléaire ne saurait justifier un moindre effort dans le domaine conventionnel. La dissuasion ne répond pas à tous les cas de figure. Elle ne doit pas être notre nouvelle ligne Maginot.

Enfin, il faut transmettre la « culture » de la dissuasion , sujet peu connu des générations nées après la guerre froide. Si la dissuasion relève institutionnellement du Président de la République, elle ne saurait échapper totalement au débat démocratique .


* 5 Benjamin Hautecouverture, maître de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique, Le Monde du 1 er mars 2022.

* 6 Kristin Ven Bruusgaard (2022), University of Oslo, Chatham house (23 août 2022), “Myths and misconceptions around Russian military intent”, traduit avec www.DeepL.com/Translator .

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page