TRAVAUX DE LA COMMISSION

I. RÉUNION DU MERCREDI 12 AVRIL 2023 : AUDITION POUR SUITE À DONNER

Réunie le mercredi 12 avril 2023, sous la présidence de Mme Sylvie Vermeillet, vice-présidente, la commission des finances a procédé à l'audition pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes, transmise en application de l'article 58-2° de la LOLF, sur l'installation des agriculteurs.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Nous procédons à présent à une audition pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes réalisée à la demande de notre commission, en application de l'article 58-2° de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (Lolf), sur la politique d'installation des nouveaux agriculteurs et de transmission des exploitations agricoles.

Nous recevons donc son Premier président, M. Pierre Moscovici, qui nous présentera les principales conclusions de cette enquête. Il est accompagné par Mme Annie Podeur, présidente de la deuxième chambre de la Cour, et par les magistrats qui ont préparé cette enquête.

Par ailleurs, je vous informe du fait que les rapporteurs spéciaux de la mission « Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales », MM. Vincent Segouin et Patrice Joly, procéderont à une série d'auditions complémentaires afin d'entendre les services du ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, le cabinet du ministre, le syndicat Jeunes agriculteurs, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) et l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture (Apca). Ces auditions, au format rapporteur, seront ouvertes à ceux d'entre vous qui souhaiteraient y assister.

Après avoir entendu M. Moscovici, notre rapporteur spécial Vincent Segouin présentera les principaux enseignements qu'il tire de cette enquête. À l'issue des débats, je demanderai aux membres de la commission des finances leur accord pour publier l'enquête remise par la Cour des comptes.

Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. - Le rapport de la Cour des comptes est relatif à la politique d'installation des nouveaux agriculteurs et de transmission des exploitations agricoles.

Alors que plus de 40 % des chefs d'exploitation atteindront d'ici à dix ans l'âge de départ à la retraite, la question du maintien et du développement de notre tissu agricole est cruciale. Celui-ci doit demeurer un outil au service de notre production agricole dans un contexte d'inflation des prix des produits alimentaires mais aussi de nécessaire transition écologique de notre modèle.

Votre commission a saisi la Cour en janvier 2022 d'une demande d'enquête sur l'installation des agriculteurs sur le fondement de l'article 58-2° de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances. C'est en effet le rôle de la Cour de contribuer à votre contrôle sur les dépenses publiques, y compris dans un domaine difficile à appréhender comme celui de l'installation des jeunes agriculteurs, et nous en sommes fiers.

Sont présents à mes côtés ceux qui ont mené à bien ce travail de grande ampleur, Annie Podeur, présidente de la deuxième chambre, Anne-Laure de Coincy, conseillère maître, contre-rapporteure, ainsi que les rapporteurs, Nathalie Reuland, conseillère référendaire, et Guillaume Brulé conseiller référendaire en service extraordinaire.

Aujourd'hui, je souhaite vous présenter les trois messages principaux qu'il faut en retenir. Le premier est que la politique de renouvellement des générations doit à la fois relever le défi de la démographie et accompagner l'évolution vers des modèles et des pratiques d'agriculture durable et résiliente. Le deuxième est que les instruments d'aide à l'installation et au démarrage demandent à être adaptés en ce sens. Le troisième est la nécessité mise en lumière d'anticiper la transmission par les cédants, et de mieux tirer parti des années qui précèdent leur fin d'activité pour orienter les transmissions vers des exploitations durables.

Pour revenir au premier constat, la politique de renouvellement des générations se doit d'articuler deux enjeux essentiels : attirer de nouveaux actifs agricoles et soutenir l'évolution des modèles d'exploitation. En effet, nous sommes confrontés à des enjeux importants liés à la diminution et au vieillissement de la population agricole, et à la baisse du nombre d'exploitations.

Je souhaite d'abord dresser un rapide état des lieux de la situation. Le déclin de la population active agricole est un phénomène ancien. De plus de 2,5 millions en 1955, le nombre d'exploitants est passé à 764 000 en 2000 puis à 496 000 en 2020 selon les résultats du dernier recensement agricole. Corollaire de cette évolution, le nombre d'exploitations agricoles lui aussi diminue fortement pour se situer en France métropolitaine à 389 000 en 2020. La surface agricole utile se stabilisant depuis le début des années 2000, la taille des exploitations augmente mécaniquement : elle est actuellement de soixante-neuf hectares en moyenne contre quarante-deux hectares en 2000.

Au regard des données dont nous disposons et des projections effectuées, ces tendances sont appelées à se poursuivre, quoique de manière moins prononcée que par le passé, alors que - je l'ai déjà souligné - 43 % des exploitants sont à l'heure actuelle âgés de 55 ans ou plus, donc susceptibles de partir à la retraite d'ici à 2033.

Pour autant, le devenir de l'agriculture française ne se laisse pas enfermer ou résumer par ces chiffres. Alors que nombre de parties prenantes mentionnent les difficultés à transmettre ou à s'installer, une étude de 2015 du ministère de l'agriculture sur des exploitations concernées par le départ à la retraite de leur chef durant les années 2000 avait montré que les exploitations cédées perdaient leur vocation agricole seulement dans un cas sur dix, la moitié d'entre elles étant reprises à l'identique et 40 % étant démantelées pour agrandir ou créer de nouvelles fermes.

Par ailleurs, le monde agricole évolue avec le développement des formes sociétaires le recours au salariat et à la main-d'oeuvre externalisée, et avec la diversification des activités sur l'exploitation. Toutefois, le modèle d'exploitation dite familiale, un modèle économique où coïncident propriété, réalisation du travail et pouvoir de gestion et de décision, demeure majoritaire. Dans l'ensemble, il reste difficile de caractériser l'ampleur des évolutions en l'absence d'études récentes sur le devenir des exploitations lors des cessions et de projections des flux de cessation d'activité.

Au seuil d'une décennie où nombre d'exploitants cesseront leur activité, la question se pose, à l'échelle européenne comme nationale, de savoir quel sera à l'avenir le visage de l'agriculture et, bien plus largement, du monde rural et des territoires. D'ailleurs, la politique d'installation des agriculteurs et de transmission des exploitations telle que l'énonce notre code rural comporte plusieurs objectifs inséparables : renouvellement des générations, production, durabilité sociale et environnementale, et aménagement du territoire.

Pour répondre à ce défi, l'aide à l'installation et le renouvellement des générations sont des priorités politiques désormais affirmées. La Cour a examiné la mise en oeuvre des quatre principaux types d'instruments prévus aux échelles européenne et française et mis en oeuvre par l'État, par les régions et par les autres partenaires pour faciliter l'installation et la transmission.

Le premier instrument est celui des subventions pour soutenir l'installation et les premières années d'activité des jeunes agriculteurs, sous forme d'aides directes ou de soutiens à l'investissement.

Le deuxième instrument est celui des aides fiscales et des exonérations sociales, bénéficiant principalement aux jeunes agriculteurs attributaires de la dotation jeune agriculteur (DJA) ou visant à faciliter la transmission au moment de la cessation d'activité et de la reprise de l'exploitation.

Le troisième instrument est celui des actions d'information et d'accompagnement, essentiellement portées par le programme d'accompagnement à l'installation et à la transmission en agriculture, cofinancé par l'État et par les régions pour aider les candidats à l'installation à bâtir et à professionnaliser leur projet, et les cédants à anticiper leur transmission.

Le quatrième instrument est celui de l'encadrement du marché foncier agricole qui régule les prix des terres et peut favoriser l'installation des jeunes grâce à des instruments que vous connaissez comme le contrôle des structures, les sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) et les baux ruraux.

À l'échelle nationale, la loi du 13 octobre 2014 d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt a renforcé les moyens consacrés à la politique d'installation et de transmission, en particulier le soutien aux jeunes agriculteurs. Cette politique inclut les objectifs pertinents d'aménagement et de développement des territoires, de diversification des systèmes de production, de soutien aux projets créateurs de valeur ajoutée et d'emplois ainsi que d'incitations à la mise en place de pratiques performantes et respectueuses de l'environnement.

À l'échelle européenne, amplifiant l'effort engagé lors de la programmation 2014 2022, la programmation de la politique agricole commune (PAC) pour 2023-2027 définit un objectif visant à « attirer et soutenir les jeunes agriculteurs et les autres nouveaux agriculteurs et faciliter le développement durable des entreprises dans les zones rurales ». Cet objectif se traduit par l'obligation pour chaque État membre de consacrer au moins 3 % de l'ensemble des crédits des deux piliers au soutien des jeunes agriculteurs, ceux de moins de 40 ans. Pour la France, les moyens européens consacrés aux jeunes agriculteurs s'élèveront ainsi à environ 220 millions d'euros par an.

Malgré des objectifs affirmés et des moyens en augmentation, cette politique est marquée par un défaut de pilotage stratégique national et régional. Ce défaut s'explique en partie par le manque de données exploitables : absence d'actualisation d'études structurantes sur le devenir des exploitations, mise en place partielle des observatoires régionaux de l'installation-transmission et absence de mise en place de l'observatoire national de l'installation-transmission malgré les dispositions de la loi du 13 octobre 2014, connaissance très imparfaite des biens à céder, de la valeur des exploitations et du montant des transactions, et impossibilité de matérialiser les difficultés de cession mentionnées par les parties prenantes. Il s'explique également par l'attention insuffisante portée à la stratégie et à la coordination des politiques par les organes de gouvernance que sont le comité national de l'installation-transmission et les comités régionaux.

La Cour formule plusieurs recommandations pour pallier ces manques.

En guise de premier constat, elle suggère la définition d'une stratégie nationale déclinée en stratégies régionales, articulées entre elles, aux plans régionaux d'agriculture durable ainsi qu'aux programmes alimentaires territoriaux, avec des cibles concernant les capacités de production et le nombre d'exploitations et d'exploitants par filière et par région, selon des enjeux agroéconomiques, environnementaux, sociaux et d'aménagement.

Sans sous-estimer les difficultés de tels exercices, ceux-ci paraissent nécessaires pour partager un cap et calibrer les dispositifs. L'État mène depuis décembre 2022, comme vous le savez, une concertation à l'échelle nationale et régionale destinée à nourrir les projets de pacte et de loi d'orientation et d'avenir agricoles annoncés pour l'été 2023. Nous savons que l'un des trois axes de la concertation concerne précisément l'installation et la transmission. Le présent rapport arrive donc à point nommé pour que les enjeux que je viens de rappeler puissent être traités.

En guise de deuxième constat, la Cour relève que les instruments d'aide à l'installation et au démarrage demandent à être adaptés, notamment pour prendre en compte la diversité de l'agriculture et des profils des candidats à l'installation.

Le programme d'accompagnement à l'installation et à la transmission en agriculture est un dispositif qui doit encore être adapté aux besoins. Mis en oeuvre par l'État, par les régions et par des opérateurs labellisés, il est doté d'un budget de 20 millions d'euros en moyenne par an entre 2019 et 2021.

Or ce programme souffre de plusieurs lacunes alors que se diversifie l'origine professionnelle et familiale des candidats à l'installation : absence de dispositifs consacrés à l'émergence des projets, inégale représentation des différents types d'agriculture parmi les structures chargées d'accueillir et de conseiller les candidats à l'installation et manque d'individualisation des plans de professionnalisation personnalisés.

Au titre des soutiens financiers, la dotation jeune agriculteur, cofinancée par le budget de l'État, les fonds européens et es régions, est centrale. Même si ses effets sur la décision d'installation et sur la viabilité à long terme de l'exploitation ne sont pas démontrés pour tous les projets agricoles, ses conditions d'attribution, à savoir la présentation d'un plan d'entreprise et la possession d'un niveau minimal de formation, apportent une garantie sur la qualité des projets soutenus. En outre, les aides complémentaires auxquelles le bénéfice de cette dotation ouvre droit, notamment les exonérations fiscales, contribuent à faciliter l'installation.

Toutefois, comme le Sénat l'avait relevé au moment de saisir la Cour de ce travail, nous constatons une nouvelle fois que les objectifs de recours à cette dotation jeune agriculteur ne sont pas atteints, car la moitié de la population qui y est éligible ne la demande pas. Les motifs de ce manque d'intérêt ont peu varié depuis les derniers travaux de la Cour et c'est plus fondamentalement le ciblage de l'ensemble des soutiens qui pose problème puisqu'un tiers des installations est le fait de personnes âgées de plus de 40 ans, en général des personnes en reconversion professionnelle. Ces candidats de plus de 40 ans ne peuvent accéder qu'à 9 % des aides publiques d'installation alors qu'ils disposent souvent d'idées novatrices et de fonds propres.

Lorsque l'État a préparé, en coordination avec les régions, son plan stratégique national de mise en oeuvre de la nouvelle PAC, les soutiens à l'installation, comme nous l'avons relevé, ont été abordés sous un angle budgétaire et non stratégique. La détermination du budget consacré à l'aide à l'installation et sa répartition entre régions n'ont été fondées que sur la poursuite des tendances précédentes. Sans justification, le budget consacré aux aides complémentaires au revenu pour les jeunes agriculteurs a été significativement relevé par rapport à d'autres choix de substitution comme l'augmentation des aides à l'investissement. Aucune analyse sur les avantages comparés des différents types d'aides - aide de trésorerie, aide à la production, aide à l'investissement - n'a été réalisée.

Par ailleurs, la délégation aux régions de la gestion des aides depuis le 1er janvier 2023 ne sera pas sans effets sur la politique d'installation. Des incertitudes persistent et des décisions sont à prendre au plus vite quant au niveau d'exigence des engagements requis de la part des bénéficiaires en contrepartie de l'attribution de l'aide à l'installation des jeunes agriculteurs.

Enfin, s'agissant des nouveaux agriculteurs de plus de 40 ans, malgré la création d'une aide spécifique au titre du développement des entreprises en milieu rural, le budget qui leur sera consacré restera marginal, à hauteur de 4 % de l'enveloppe des fonds européens et des cofinancements nationaux et régionaux.

Pour conclure sur ces dispositifs, alors que démarre un nouveau cycle PAC et que les régions voient leurs pouvoirs renforcés, nous relevons que ces dernières pourraient utilement veiller à, d'une part, rééquilibrer les dispositifs de soutien en faveur des plus de 40 ans et, d'autre part, conserver des critères d'éligibilité exigeants pour l'attribution des aides.

Comme nous, vous aurez relevé que, lors de la présentation du « plan Eau » effectuée le 30 mars dernier, le Président de la République a renouvelé l'annonce selon laquelle les aides à l'installation devraient intégrer un diagnostic eau, sols et adaptation. Si la mesure reste à écrire, le signal envoyé rejoint les constats et recommandations de notre enquête.

Enfin, notre rapport met en lumière la nécessité de s'intéresser au long cours à la transmissibilité des exploitations et de mieux tirer parti des années qui précèdent la fin d'activité des cédants pour orienter les repreneurs vers un modèle durable.

En premier lieu, après avoir rappelé que les politiques publiques ont longtemps encouragé la sortie d'activité des agriculteurs, nous faisons le constat, partagé par l'ensemble des parties prenantes, que la politique de transmission est à l'heure actuelle insuffisamment investie et essentiellement patrimoniale.

Dans leur ensemble, exception faite des mesures fiscales, les mesures proposées par l'État dans le cadre du programme d'accompagnement ne sont utilisées que par un faible nombre de cédants, pour un montant d'environ un million d'euros par an. Certes, les sessions d'information, de conseil et de mise en relation entre cédants et candidats à l'installation proposées par les chambres départementales d'agriculture sont appréciées et bien déployées sur le territoire, cependant elles concernent peu de monde : leur portée paraît donc modeste.

Les aides financières personnalisées sont, quant à elles, utilisées de manière anecdotique. Par ailleurs, les sources d'information susceptibles d'éclairer et d'orienter les agriculteurs dans leurs projets de fin d'activité sont rares et peu accessibles. Transmettre ou démanteler ? Accueillir un jeune pour un tuilage ? Transmettre un ensemble ou garder une habitation ? Le champ des possibles pour répondre à ces questions mériterait d'être mieux présenté. En effet, la transmission est un moment sensible où s'expriment des préoccupations patrimoniales, familiales et personnelles, et où la prise en compte du devenir agricole des terres n'est pas aisée.

En deuxième lieu, l'enquête a conduit à souligner des freins structurels internes au monde agricole pour transmettre et s'installer : le prix complexe à fixer des exploitations et la transparence insuffisante du marché, qui favorise surtout le bouche-à-oreille ; la possibilité que les exploitations et les équipements proposés soient en inadéquation avec les attentes ou les moyens des repreneurs ; mais aussi la concurrence entre l'installation de nouveaux agriculteurs et l'agrandissement de fermes existantes.

Ces phénomènes gagneraient à être corrigés par les exploitants afin de garantir, en cas de retraite ou de mobilité professionnelle, une meilleure transmissibilité de celle-ci. Ils devraient aussi être mieux pris en compte par les politiques publiques.

En effet, il apparaît probable qu'à l'avenir, l'activité agricole ne soit plus systématiquement le choix de toute une vie, justifiant que les agriculteurs appréhendent différemment le fonctionnement et la transmissibilité de l'appareil productif.

Par ailleurs, le renouvellement des générations rejoignant celui des pratiques, il convient de tirer le meilleur parti du moment clé que constitue la préparation de la transmission pour accompagner les agriculteurs et accélérer la mutation de l'agriculture française vers un modèle durable.

Enfin, si la politique d'installation-transmission présente un intérêt national, sa conception et sa mise en oeuvre nécessitent d'être ancrées à l'échelle locale pour s'appuyer sur tous les outils pertinents.

Au moment où s'esquissent une nouvelle répartition des compétences et un nouvel équilibre entre l'État et les régions, le rapport recense des dispositifs et de nouvelles manières de travailler que les pouvoirs publics peuvent associer aux instruments plus classiques de la politique d'installation-transmission.

Dans un contexte évolutif, une bonne coopération entre les services de l'État et des régions apparaît souhaitable. De ce point de vue, la Cour relève que la réalisation par les régions d'un bilan annuel de la politique d'installation-transmission, prévue par la loi à compter de 2023, offrira une visibilité nouvelle à cette politique.

Enfin, alors que la délégation de la gestion des aides aux régions se met en place et que le législateur sera très prochainement appelé à adapter les contours de la politique d'installation-transmission aux enjeux contemporains, la Cour souligne le caractère propice de ce moment pour la mise en place de guichets uniques, nécessaires pour assurer l'accessibilité et la cohérence des dispositifs mobilisables par les agriculteurs concernés.

Tous ces constats nous conduisent à identifier trois orientations et à formuler des recommandations opérationnelles.

Pour renforcer la connaissance des phénomènes, ainsi que la transparence et la fluidité du marché, nous proposons de mettre en place un réseau d'observatoires régionaux de l'installation-transmission alimentant l'Observatoire national et de faire un bilan du fonctionnement des répertoires départ-installation, afin d'en améliorer l'utilité.

Pour favoriser l'ouverture du monde agricole à de nouveaux actifs et à l'ensemble des pratiques culturales, il faut conditionner la désignation des structures chargées du programme d'accompagnement à l'installation et à la transmission, à l'engagement de nouer des partenariats représentatifs des divers modèles agricoles et d'en contrôler le respect.

Pour soutenir la préparation et la transmission d'exploitations orientées vers une agriculture durable et tirer parti des années précédant les cessions, nous suggérons de renforcer l'accompagnement des cédants qui envisagent de transmettre leur exploitation et non seulement de la céder, grâce à un guichet unique.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Je vous remercie, monsieur le Premier président, pour la qualité de votre présentation. Je remercie également les magistrats qui ont contribué à répondre à cette enquête dont les conclusions sont très précieuses pour notre commission.

M. Vincent Segouin, rapporteur spécial. - J'ai pris connaissance avec intérêt de l'enquête qui nous a été communiquée par la Cour des comptes et de la présentation qui en a été faite à l'instant par son Premier président. Je me permets d'associer mon collègue rapporteur spécial Patrice Joly, qui ne pouvait être présent aujourd'hui mais qui partage le diagnostic posé par la Cour dans son enquête.

Tout d'abord, je tiens à saluer le travail qui a été accompli. Nous sommes, au Sénat, bien placés pour mesurer l'importance des enjeux en matière agricole, et le défi que constitue l'installation des agriculteurs, comme l'a rappelé notre collègue Sylvie Vermeillet, va bien au-delà de la simple question de l'accès à un secteur du marché du travail. La complexité du sujet est telle que je la comparerais volontiers à une forme de tectonique des plaques, avec tout ce que peuvent engendrer des forces qui ne vont pas dans le même sens. Il suffit pour s'en convaincre de relire l'article L. 1 du code rural et de la pêche maritime, qui liste les finalités de la politique en faveur de l'agriculture et de l'alimentation, pour mieux mesurer le caractère presque inconciliable de ces enjeux.

Compte tenu de la charge de travail importante que cela représentait déjà, et en accord avec nous, l'enquête de la Cour a été circonscrite aux seuls instruments de la politique d'installation et de transmission.

Certains thèmes d'intérêt, indissociables de l'attractivité, doivent également être pris en compte dans une optique de revalorisation globale des filières agricoles. Je ne voudrais pas dresser un tableau apocalyptique de la situation, mais entre les conditions de travail, pas toujours enviables, la rémunération globalement insuffisante, les enjeux environnementaux de plus en plus prégnants, sans compter la concurrence de pays qui ne sont pas soumis aux mêmes normes mais dont on importe les produits, c'est l'ensemble de la philosophie de notre politique agricole qui doit être repensée.

Alors, comment rendre son attractivité à un secteur qui cumule tant de handicaps ?

Vous avez rappelé le contexte. Je ne reviendrai donc pas sur ce point, mais je retiens trois caractéristiques importantes, citées dans votre enquête, et qui ont un impact sur notre politique de soutien à l'installation.

D'abord, nous connaissons globalement un déclin continu de la population active agricole, avec toutefois un maintien des surfaces agricoles utiles.

Ensuite, le modèle d'exploitation familiale demeure le plus répandu, mais laisse une place de plus en plus importante à d'autres formes d'organisation, en raison du développement des formes sociétaires, du recours au salariat et à la main d'oeuvre externalisée et de la diversification des activités sur l'exploitation. Sur ce point, je me réjouis de la philosophie globale de la politique agricole commune (PAC) 2023-2027, favorable à ce modèle d'exploitation familiale.

Enfin, pour favoriser les installations des agriculteurs, on ne peut pas faire abstraction de certaines données concernant les professionnels de l'agriculture : les agricultrices représentent une part de moins en moins importante de l'ensemble des agriculteurs, ceux-ci sont de plus en plus âgés, et leurs revenus sont de plus en plus décorrélés de leur activité principale puisque, en moyenne, seul le tiers du revenu disponible moyen des ménages agricoles provient d'une activité agricole.

Afin d'atteindre l'un des objectifs fixés par la programmation de la PAC 2023 2027, à savoir « attirer et soutenir les jeunes agriculteurs et les autres nouveaux agriculteurs et faciliter le développement durable des entreprises dans les zones rurales », je partage l'analyse de la Cour qui, sans le formuler ainsi, nous fournit beaucoup d'éléments indiquant que les dispositifs actuels d'aide à l'installation ne fonctionnent pas de manière optimale.

Le Premier président a évoqué la prise en compte de la diversité de l'agriculture dans les mécanismes d'installation, la nécessité de mieux connaître nos besoins et nos capacités et celle de revoir la politique de transmission.

Je suis convaincu du fait que les dysfonctionnements pointés par la Cour ne sont pas liés à une insuffisance des moyens. D'ailleurs, les crédits alloués à l'installation des agriculteurs augmentent constamment, malheureusement sans atteindre leurs objectifs. Pour la seule aide à l'installation des jeunes agriculteurs et l'aide complémentaire au revenu, nous passerons progressivement de 243 millions d'euros en 2021 à 297 millions en 2026. Un autre élément qui plaide en ce sens est le faible différentiel entre le taux de maintien des installations aidées après cinq ans d'activité - entre 98 et 99 % - et le taux de maintien des installations non aidées, qui est de 90 %.

J'ai donc le sentiment que nous aboutons des crédits en multipliant les dispositifs, parce que la réalité des difficultés rencontrées est avérée, sans nous interroger sur une utilisation plus efficiente. Votre enquête souligne d'ailleurs que certaines évaluations de crédits « n'ont été précédées ni d'étude prospective ni d'analyse stratégique en fonction des besoins d'activité et de production identifiés selon les filières et les territoires ».

Je partage donc les quatre préconisations de la Cour qui vont dans le sens d'une meilleure remontée d'informations pour connaître les besoins en matière d'installation agricole et rendre plus accessibles les dispositifs existants, mais il me semble que tout cela sera vain tant que nous n'aurons pas clarifié ce que l'on attend de notre modèle agricole. Notre dispositif actuel, qui consiste à soutenir simultanément des modèles opposés, voire contradictoires, et à concaténer des dispositifs qui se font ensuite concurrence, n'a aucun sens.

Je me limiterai à deux questions.

La Cour préconise de mettre en place un réseau d'observatoires régionaux alimentant l'Observatoire national de l'installation-transmission (Onit) selon un protocole commun de recueil des données. Je partage totalement votre analyse sur la nécessité de connaître enfin, région par région, les besoins en termes tant de consommation que de production. Cette méconnaissance des pratiques et des besoins agricoles par territoire m'a un peu surpris. Les chambres d'agriculture ne sont-elles pas en mesure d'assurer toutes les remontées d'informations nécessaires ? C'est le sentiment que j'ai eu en lisant votre enquête : elles apparaissent globalement un peu au second plan et ne semblent pas être toujours en mesure d'assurer leurs missions en matière d'installation, mais je serais curieux d'avoir votre sentiment.

Je suis très favorable à l'extension des dispositifs d'aide à l'installation des plus de 40 ans. De mon point de vue, cet âge plafond pour la dotation jeunes agriculteurs (DJA) n'a aujourd'hui plus de sens. Est-ce envisageable à moyens constants ? Avez-vous identifié de potentielles sources d'économies dans les nombreux dispositifs existants qui pourraient être redéployées vers l'aide à l'installation des plus de 40 ans ? A-t-on une idée, même approximative, du coût de la suppression du critère d'âge ?

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je remercie les magistrats de la Cour des comptes, et notamment son Premier président, pour ses travaux. Je me réjouis que le rapporteur spécial ait sollicité la Cour sur ce sujet dont nous avons moins l'habitude d'entendre parler.

On voit bien combien l'agriculture a évolué en quelques décennies, qu'il s'agisse du nombre d'exploitations, de l'âge moyen des agriculteurs et de l'origine de celles et ceux qui s'installent. Un équilibre nouveau a aussi été trouvé s'agissant de la place et du rôle des femmes dans l'agriculture. Mais tel n'est pas l'objet de vos travaux. Vous avez examiné les modalités de financement et d'accompagnement à l'installation. La question de l'accès à l'installation recouvre un enjeu financier, mais pose également la question de la souveraineté foncière nationale, qui mérite d'être interrogée. Je ne remets pas en cause le dispositif des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer), mais il est aujourd'hui opportun de s'interroger sur ce modèle au regard des nouveaux acteurs et du développement des investissements étrangers, qui concernent des territoires variés.

Les questions sont ouvertes, des éléments de réponse ont été apportés : ils nous seront d'une grande aide pour nos travaux budgétaires.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Je salue la présence parmi nous de notre collègue Jean-Claude Tissot, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques.

M. Pierre Moscovici. - Merci de l'accueil que vous faites à ce rapport qui, je l'espère, permettra d'éclairer utilement vos travaux. À vous écouter, je constate une large convergence d'analyse. Je veux notamment reprendre un point que vous évoquiez, monsieur le sénateur Segouin, à savoir qu'il ne s'agit pas essentiellement d'un problème de moyens. Nous insistons sur la connaissance, le dialogue, l'ouverture et l'accompagnement, des dimensions plus qualitatives qui permettent de s'adapter aux nouvelles formes de transmission-installation et à la modification du modèle agricole, que nous souhaitons plus durable.

Le rôle des chambres d'agriculture est variable selon les territoires. Certaines sont ouvertes aux partenariats, soutiennent tous types de projets, produisent et communiquent des informations ; d'autres ne respectent pas leur cahier des charges. Ce constat n'invalide pas notre proposition de la mise en place d'observatoires régionaux qui est jusqu'à présent restée lettre morte. Nous recommandons de contrôler le respect des engagements des chambres d'agriculture.

Sur l'extension aux plus de 40 ans, une hypothèse maximaliste serait de compter 5 000 installés, pour un coût moyen de 25 000 euros, soit 125 millions d'euros au total. Mais des solutions intermédiaires sont envisageables, selon la volonté des régions. Il me semble toutefois que cette question rejoint l'observation sur l'efficience. Si l'on a une approche plus holistique de la question, il s'agit non pas forcément de dépenses additionnelles, mais d'une répartition différente de la dépense. Un travail sur l'efficience devrait permettre de financer le surcroît que représenterait cette prise en compte qui nous apparaît nécessaire, car elle correspond à des réalités sociologiques qu'il serait absurde d'ignorer. Les installants sont de plus en plus souvent âgés de plus de 40 ans - un couperet d'âge ne fait donc pas sens - et bénéficient de très peu d'aides, ce qui les place dans une situation moins favorable. Il faut remédier à cette situation.

M. Michel Canévet. - Je remercie la Cour des comptes de ce travail sur l'agriculture, secteur d'activité absolument essentiel pour notre pays, singulièrement pour les territoires. Je note une certaine convergence entre ces analyses et ce que j'observe moi-même dans mon département, le Finistère, où la surface agricole utile moyenne des exploitations est passée de 76 hectares en 2021 à 82 hectares en 2022. C'est dire que les choses évoluent grandement malgré la diversité des formes d'agriculture. La capitalisation extrêmement forte des structures agricoles pénalise la transmission des entreprises. Pensez-vous qu'il faille recourir à des formes différentes de propriété des structures agricoles par des collectivités - on parle beaucoup des fermes relais - ou par des investisseurs capables d'investir massivement ?

Vous avez évoqué les perspectives quelque peu inquiétantes en matière de transmission. Le Finistère compte 7 500 exploitations agricoles, contre 389 000 au niveau national. Nous aidons environ 120 candidats à l'installation par an. Le delta est extrêmement large entre ceux qui partent à la retraite et ceux qui s'installent, même si un grand nombre d'exploitants, notamment pour les petites structures, sont en reconversion professionnelle et n'entrent pas dans les chiffres. Avez-vous analysé les questions relatives à la formation agricole, en particulier les moyens dédiés aux établissements d'enseignement agricole ? Vous évoquez dans votre rapport la nécessité d'une évolution vers une agriculture durable et résiliente. Cela passe, notamment, par une formation adaptée. Que peut-on dire de l'évolution des effectifs dans les établissements de formation agricole ?

L'agriculture souffre parfois d'une très mauvaise image, notamment en matière de pollution. On y gagne également difficilement sa vie, sans parler du temps de travail, qui est hors norme. Tous ces éléments constituent des facteurs limitants qu'il faudrait analyser de près.

Votre rapport aborde également la question de l'accompagnement. J'ai le sentiment que les effectifs des chambres d'agriculture ont beaucoup baissé. Voilà peut-être pourquoi l'accompagnement est difficile aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, l'accompagnement dans le Finistère des candidats à l'installation par la chambre d'agriculture ou d'autres structures demeure particulièrement intéressant et positif, notamment dans le segment de l'agriculture biologique - je pense à l'association Eloi. Actuellement, 10 % des exploitations agricoles dans le Finistère sont des exploitations bio ou en conversion, c'est dire l'évolution.

Vous avez évoqué en conclusion le guichet unique. Doit-il se situer au niveau des chambres d'agriculture et des organisations professionnelles ou doit-il dépendre de l'État et des régions ? Les régions et les départements ont souvent des politiques d'accompagnement à l'installation, d'autant que les régions gèrent une partie des fonds européens dédiés à l'agriculture. Quelle structure pourrait-elle piloter le guichet unique ?

M. Marc Laménie. - Certes, l'enjeu financier est important, mais il ne faut pas oublier le volet humain. La démographie est une difficulté. Il y a eu plus de 500 millions d'euros de contribution publique en 2021. Les jeunes sont volontaires, mais les dossiers sont complexes à monter - Europe, État, région, collectivités territoriales et autres partenaires -, je le constate au niveau de mon département, les Ardennes. Il existe souvent une insuffisance de communication concernant les modes de financement. Les effectifs des chambres d'agriculture, dont le rôle est important, ont par ailleurs diminué. Il existait auparavant des directions départementales de l'agriculture et de la forêt, qui aidaient réellement les agriculteurs. Maintenant, il faut s'adresser aux directions départementales des territoires (DDT), qui ne disposent pas des mêmes moyens humains. Les dossiers sont de plus en plus complexes et dématérialisés. Sans parler du lien avec les experts comptables et les centres de gestion. Comment envisagez-vous le fonctionnement de ce guichet unique ?

Mme Christine Lavarde. - En vous entendant ce matin et en lisant la synthèse de vos travaux, j'ai eu le sentiment que les politiques publiques étaient un peu sectorielles. Il est surtout question finalement d'aménagement du territoire. Ces aides à l'installation ne devraient-elles pas aussi s'accompagner d'une aide à la transition du modèle agricole ? Je pense aux enjeux sur l'eau qui sont de plus en plus prégnants. Un agriculteur qui reprend une installation peut-il continuer à travailler comme on le fait depuis deux siècles ? Je ne vous ai pas entendu sur cette question. Dans quelle mesure le Gouvernement est-il moteur sur ces sujets ? Quid de la politique européenne et des évolutions de la politique agricole commune (PAC) ?

M. Christian Bilhac. - L'indépendance alimentaire est un sujet essentiel. Le nombre d'exploitants, qui a été divisé par cinq en sept décennies, s'est accompagné d'une baisse de la surface agricole utile. De plus en plus de parcelles sont abandonnées, quelles que soient les régions. Quel pourcentage de fils d'agriculteurs perçoit la DJA ? Cette aide profite-t-elle à de nouveaux agriculteurs ou va-t-elle essentiellement à des personnes qui reprennent l'exploitation familiale ?

Il faut, bien sûr, accompagner la transmission grâce à une opération gagnant gagnant entre le vendeur et le repreneur. Je m'interroge : ne faudrait-il pas mettre en place un plan national pour lutter contre la vente à la découpe ? On vend le tracteur à un collègue, trois parcelles à un autre, mais certaines parcelles ne trouvent pas preneur et deviennent des friches. Dans mon territoire, les communautés de communes et les intercommunalités ont mis en place des actions en matière de développement économique pour l'artisanat, le commerce et l'industrie, mais très peu en faveur de l'agriculture. Il existe beaucoup d'ateliers relais aujourd'hui dans les zones industrielles, mais les fermes relais sont assez rares et relèvent du niveau expérimental. Ne faudrait-il pas envisager un plan national de transmission en impliquant les régions et les intercommunalités ?

M. Stéphane Sautarel. - J'évoquerai essentiellement la question du foncier, soulevée notamment par le rapporteur général. Vous pointez dans votre rapport le foncier comme étant l'un des enjeux. La régulation ou les questions de portage sont des freins pour les installations hors cadre familial. Dans la synthèse de votre rapport, vous écrivez que si le prix des terres est connu et modéré, les autres éléments d'actifs sont difficiles à évaluer. Je suis étonné que vous trouviez le prix des terres modéré. C'est en contradiction avec un autre frein que vous signalez, à savoir le fait que l'approche patrimoniale et l'approche économique sont difficiles à concilier. Quelles sont les pistes possibles, selon vous, pour contourner cette difficulté, notamment en matière de portage et de régulation du foncier ?

M. Antoine Lefèvre. - Je suis élu du département de l'Aisne, un département très agricole où toutes les productions sont présentes, avec deux AOC : le champagne et le maroilles. Je partage bien sûr l'inquiétude exprimée dans le rapport sur les difficultés de l'installation, y compris dans un département comme le mien où l'agriculture a toujours occupé une place très forte et dynamique. Dans le cadre du contrôle effectué par la Cour des comptes, avez-vous eu l'opportunité d'examiner ce qui se pratique à l'étranger en matière d'installations agricoles ? La Ferme France est certes un peu spécifique, mais existe-t-il des expériences significatives d'aide à l'installation dans les autres pays ?

M. Jean-Claude Tissot, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. - Je vous remercie de m'avoir invité. Ce rapport est une pierre angulaire qui pourrait servir à imaginer le nouveau modèle agricole français. Nous allons bientôt examiner au Sénat une PPL sur le sujet. Nous examinerons également prochainement un projet de loi d'orientation agricole. Tous les éléments qui figurent dans votre rapport nous aideront à réfléchir.

Nous faisons tous le constat de la difficulté de la transmission. Mais il y a quand même un élément de base, qui est factuel, à savoir qu'aujourd'hui le produit ne paie plus outil. Comment transmettre une exploitation qui ne rapporte pas d'argent ? Comment transmettre une exploitation qui ne n'apporte aucun dividende, voire qui ne permet pas de rembourser l'emprunt nécessaire à l'acquisition ? Voilà pourquoi j'ai parlé au début de mon propos de nouveau modèle agricole. Il y a quelques années, un agriculteur qui s'installait à vingt-cinq ans travaillait jusqu'à soixante ans et transmettait ensuite à ses enfants ou à quelqu'un d'autre son exploitation. Ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui. Comme vous l'avez rappelé dans votre propos liminaire, nos concitoyens changent de cursus professionnel à tout âge, y compris après quarante ans. Il existe d'ailleurs dans nos territoires des espaces-tests qui servent de tremplin et permettent aux repreneurs potentiels de s'installer pendant quelque temps, avec l'appui souvent des collectivités et de la profession agricole. Faut-il toujours mettre en avant la barrière de l'âge ou devons-nous réfléchir autrement ? Faut-il aider la structure à se transmettre ou faut-il aider la personne qui reprend la structure ? C'est une piste de réflexion que je tenais à porter à votre connaissance, car il importe d'imaginer un autre modèle.

Vous avez parlé de transparence en matière de transmission d'exploitation. Pour avoir été installé pendant vingt-cinq ans à mon compte sur une exploitation agricole, je puis vous assurer que très souvent, pour ne pas dire toujours, l'affaire est faite quand on arrive devant la commission départementale d'orientation de l'agriculture, surtout si vous venez d'un autre département pour reprendre une exploitation. La transparence doit donc se faire jusqu'au bout, il ne faut pas seulement connaître la structure, il faut aussi se mettre autour de la table avec la volonté de vouloir installer quelqu'un d'autre, qui travaillera peut-être dans une logique différente. Il importe de faire preuve d'ouverture d'esprit. Force est de reconnaître que si l'on s'obstine à vouloir transmettre un modèle agricole à bout de souffle, le constat sera toujours le même : nos exploitations ne seront pas transmissibles et la Ferme France sera en déclin.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - L'évolution des structures et des modèles sera sans doute forcée par les effets du réchauffement climatique. Dans le Jura, dont je suis l'élue, les agriculteurs se demandent si la production de comté sera toujours possible dans quelques décennies.

M. Jean-Marie Mizzon. - La France, pays agricole de longue date, est aussi un pays touristique - depuis un peu moins de temps. L'agritourisme se développe beaucoup chez nos voisins, notamment en Italie. Voyez-vous un avenir à cette diversification ? Est-elle de nature à faciliter l'installation agricole ? De la même manière, qu'en est-il de l'énergiculture ?

M. Pierre Moscovici. - Je vous remercie de ces questions, qui alimentent la réflexion - et sans doute est-ce là la vocation essentielle de nos rapports établis à la demande du Parlement.

Je n'aurai pas de réponse à toutes les questions posées. D'une part, le rapport en apporte déjà beaucoup ; d'autre part, nous n'avons pas abordé tous les sujets, le champ d'étude ayant été déterminé avec les sénateurs à l'origine de la saisine, MM. Segouin et Joly, puis étendu, à partir d'un dialogue avec eux, à l'ensemble de la politique d'installation des nouveaux agriculteurs et de transmission des exploitations agricoles. Il n'a pas paru souhaitable d'aller au-delà de ce périmètre, déjà ample. La Cour, par ailleurs, publiera prochainement un travail sur le revenu des éleveurs et débute une enquête sur la compétitivité de l'agriculture française.

J'observe une convergence entre vos analyses et les nôtres, par exemple sur la capitalisation des structures, qui peut être accompagnée par de nouvelles formes de sociétés et de financements, avec de possibles solutions intermédiaires. Il faut utiliser toutes les innovations organisationnelles et financières disponibles, et développer de nouveaux collectifs de travail.

À la question de savoir si l'accompagnement demeure à un niveau pertinent avec la baisse des effectifs des chambres d'agriculture, je répondrai que la Bretagne est précisément un bon exemple de travail efficace, à partir d'une organisation régionale et d'un guichet d'accueil. Ce n'est pas nécessairement un modèle, mais cela prouve que l'efficience peut être améliorée. Je rejoins donc le diagnostic selon lequel la question primordiale est, non pas celle des moyens, mais celle de la qualité du travail rendu.

L'important pour le guichet unique, c'est l'adaptation locale. Il reviendra à l'État et aux collectivités locales, dans le cadre des différentes négociations, de définir la meilleure organisation entre la DDT et la chambre d'agriculture.

Par ailleurs, les régions joueront demain le rôle des DDT : à elles de s'organiser et d'organiser leurs relations avec les chambres d'agriculture et les autres structures d'accompagnement, d'où l'importance d'un suivi national pour s'assurer de l'homogénéité et diffuser les bonnes pratiques.

Il me semble avoir souligné, dans ma présentation, l'importance des préoccupations agroécologiques et de l'adaptation aux changements climatiques. Nos orientations vont dans ce sens.

Observons que le nombre des candidats hors cadre familial a progressé, passant de 26 % à 34 % des jeunes agriculteurs. Ces candidats expliquent la hausse des dotations jeune agriculteur. Une diversification est donc en cours.

Le rapport propose un bouquet de services d'accompagnement - diagnostics d'exploitation, information sur les dispositifs, aides économiques aux cédants, aide à l'accueil de nouveaux agriculteurs, espaces tests, etc. - pour éviter les problèmes de découpe et, face à la diversité des préoccupations des cédants, anticiper autant que possible.

S'agissant des expériences étrangères, nous avons examiné les situations de l'Italie, où existe un guichet unique pour les aides à l'installation et l'investissement ; l'Espagne, qui propose une bonification pour les jeunes agricultrices ; le Danemark, où l'on dispense une aide à l'installation. Nous avons donc un modèle qui nous est propre.

Peut-on imaginer un autre modèle ? Nous recommandons de favoriser les partenariats avec les diverses structures d'accompagnement, notamment les espaces tests, que nous encourageons très clairement.

Encore une fois, je n'ai pas répondu à toutes les questions, mais nous serons toujours disponibles pour participer à vos travaux. J'ai d'ailleurs trouvé cet exercice particulièrement enrichissant et, sans filer la métaphore employée par M. Christian Bilhac, j'insiste sur le caractère tout à fait fondamental du sujet. En 70 ans, nous avons divisé par cinq le nombre d'agriculteurs - c'était d'ailleurs un objectif de la PAC que de permettre une mutation correcte du modèle. Nous ne sommes probablement pas loin d'un étiage bas. Il faut donc maintenant conserver et accompagner, en veillant à la durabilité et en ayant la préoccupation des hommes et des femmes, ceux qui cèdent comme ceux qui s'installent.

Notre rapport, je l'espère, contribuera à cette nécessaire réflexion sur le modèle agricole de demain.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Je vous remercie.

La commission a autorisé la publication de l'enquête de la Cour des comptes, ainsi que du compte rendu de la présente réunion, en annexe au rapport d'information de MM. Vincent Segouin et Patrice Joly, rapporteurs spéciaux.