N° 758

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 21 juin 2023

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des finances (1) sur les programmes de modernisation de la navigation aérienne 4-Flight, Co-Flight et Sysat,

Par M. Vincent CAPO-CANELLAS,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Claude Raynal, président ; M. Jean-François Husson, rapporteur général ; MM. Éric Bocquet, Daniel Breuiller, Emmanuel Capus, Bernard Delcros, Vincent Éblé, Charles Guené, Mme Christine Lavarde, MM. Dominique de Legge, Albéric de Montgolfier, Didier Rambaud, Jean-Claude Requier, Mme Sylvie Vermeillet, vice-présidents ; MM. Jérôme Bascher, Rémi Féraud, Marc Laménie, Stéphane Sautarel, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Arnaud Bazin, Christian Bilhac, Jean-Baptiste Blanc, Mme Isabelle Briquet, MM. Michel Canévet, Vincent Capo-Canellas, Thierry Cozic, Vincent Delahaye, Philippe Dominati, Mme Frédérique Espagnac, MM. Éric Jeansannetas, Patrice Joly, Roger Karoutchi, Christian Klinger, Antoine Lefèvre, Gérard Longuet, Victorin Lurel, Hervé Maurey, Thierry Meignen, Sébastien Meurant, Jean-Marie Mizzon, Claude Nougein, Mme Vanina Paoli-Gagin, MM. Paul Toussaint Parigi, Georges Patient, Jean-François Rapin, Teva Rohfritsch, Pascal Savoldelli, Vincent Segouin, Jean Pierre Vogel.

L'ESSENTIEL

La commission des finances a examiné, le mercredi 21 juin 2023, la communication de M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur spécial du budget annexe « Contrôle et exploitation aériens », sur son contrôle budgétaire portant sur les grands programmes de modernisation du contrôle de la navigation aérienne.

Dans un rapport d'information de juin 2018, le rapporteur avait dressé le constat alarmant du retard technologique du contrôle aérien français. Avec 20 ans de retard sur ses homologues, il était devenu « l'homme malade de l'Europe », principal générateur de retards du continent.

I. LES GRANDS PROGRAMMES DE MODERNISATION DU CONTRÔLE AÉRIEN ONT MULTIPLIÉ LES COÛTEUSES MODIFICATIONS DE PLANS DE VOL

A. DE DÉRIVES EN DÉRIVES, LA MODERNISATION DE LA DSNA EST LONGTEMPS RESTÉE CLOUÉE SUR LE TARMAC ET SES COÛTS ONT EXPLOSÉ

Pour éviter d'être déclassée par les évolutions technologiques, la DSNA a lancé d'ambitieux programmes d'investissement qui ont accumulé les déboires tant en termes de délais que de surcoûts financiers. En 2018, le rapporteur avait pointé de profondes lacunes de pilotage liées à des dysfonctionnements de la gouvernance des programmes par la DSNA et aux difficultés de la direction de la technique et de l'innovation (DTI), « une organisation trop repliée sur elle-même ».

Évolution des coûts d'investissement
des programmes 4-Flight, Coflight et Sysat

(en millions d'euros)

Source : commission des finances du Sénat, d'après les annexes budgétaires aux lois de finances

 
 
 
 

de surcoûts des principaux programmes

de délais pris par les projets 4-Flight et Coflight

le nombre de pages du cahier des charges Sysat

dépensés en pure perte sur le programme Sysat

B. LA GESTATION CONTRARIÉE ET DISPENDIEUSE DE 4-FLIGHT ET COFLIGHT

Engagé en 2011, 4-Flight est le programme majeur de modernisation du système français de gestion du trafic aérien. Alors qu'il devait être déployé dès 2015, 4-Flight n'a été mis en service dans deux centres sur cinq qu'en 20221(*) et ne devrait être complètement déployé que d'ici 2026, soit après plus de 10 ans de retard. Entretemps, les coûts prévisionnels du programme ont doublé (+ 435 millions d'euros). Pour arriver à ce résultat, en 2021, la DSNA a pris la décision salutaire du déploiement d'une version harmonisée dans l'ensemble de ses cinq centres en route de la navigation aérienne (CRNA). Cette décision courageuse a rompu avec les habitudes qui privilégiaient des solutions hétérogènes, une pratique parfaitement inefficiente.

Lancé en 2002, le programme Coflight, complémentaire, est un système de traitement automatique des plans de vol. Croyant mutualiser les dépenses, la DSNA s'est associée au prestataire de services de la navigation aérienne (PSNA) italien et avait l'ambition de convaincre d'autres PSNA d'adopter ce système. Cette ambition a fait long feu : la DSNA sera le seul PSNA à assumer les coûts de Coflight qui ont doublé (+ 160 millions d'euros) depuis son lancement. Son bon achèvement reste problématique.

« L'adhérence quasi-totale » des deux programmes a été sous-estimée jusqu'en 2021, une situation qui n'a pas été sans conséquences sur les difficultés du programme 4-Flight. Une évolution contractuelle des deux programmes s'impose afin d'articuler leur pilotage.

C. L'ÉCHEC (TEMPORAIRE ?) DU PROGRAMME SYSAT SYMPTOMATIQUE DES ERREMENTS ANTÉRIEURS DE LA DSNA

Le programme Sysat a été lancé en 2011 pour moderniser les centres d'approche et les tours de contrôle avec un volet pour la région parisienne (Sysat G1) et un autre pour la province (Sysat G2).

Sysat G1 devait passer par l'acquisition « sur étagère » d'un système standard, qui rompait avec les habitudes de la DSNA. Toutefois la DSNA, a rédigé un cahier des charges d'environ 10 000 pages, excluant tout produit existant. Cette sur-spécification caricaturale a conduit l'industriel dans une impasse, entraînant une dérive rapide et considérable des coûts et des délais. L'organisation de la DSNA et sa maîtrise d'ouvrage beaucoup trop dispersée, source d'incohérences, a condamné ce programme dont l'échec a été courageusement acté en 2021. Cet arrêt salutaire est coûteux.

Le programme Sysat G1 a ainsi été complètement restructuré. Le contrat avec l'industriel SAAB/CS pour le site de Roissy Charles-de-Gaulle (CDG) a été résilié au profit d'une simple remise à niveau du système existant des tours de contrôle. Pour Orly, le contrat a dû être revu largement pour y faire entrer un projet certes différent mais plus réaliste : l'achat « sur étagère » d'un système destiné à la tour de contrôle.

Le programme Sysat G2 était totalement irréalisable, sa première mouture envisageant de moderniser l'ensemble des tours de contrôle à horizon 2020. Abandonné, il repart de zéro. Cette révision déchirante était nécessaire. Toutefois, les perspectives restent floues tant en termes techniques que de calendrier. Une restructuration du réseau de la DSNA trop étendu pour être modernisé dans des délais et à des coûts respectables, constitue un préalable et passe par une phase de concertation.

Depuis son lancement, le coût du programme Sysat a plus que quintuplé et au moins 37 millions d'euros auront été dépensés en pure perte.

II. NON SANS DIFFICULTÉS, LA DSNA COMMENCE ENFIN À REPRENDRE LE CONTRÔLE DE SA MODERNISATION

A. LA DSNA SEMBLE AVOIR ENGAGÉ SON INDISPENSABLE AGGIORNAMENTO

Par ses dernières décisions, souvent douloureuses, à l'instar de Sysat, la DSNA a amorcé un virage stratégique à plusieurs facettes qui rejoint en grande partie les recommandations que le rapporteur formule depuis cinq ans. Cet aggiornamento se traduit par un objectif de convergence et d'harmonisation des systèmes, un principe d'achat de produits « sur étagère » et la fin des sur-spécifications pour inscrire si possible l'effort de modernisation de la DSNA dans de véritables feuilles de routes industrielles partagées avec d'autres PSNA. Les dernières décisions témoignent aussi d'un souci de piloter plus les programmes en fonction des dates de mise en service, quitte à faire passer au second plan certaines demandes opérationnelles non essentielles. Alors qu'elle a parfois été dans une logique de quasi-confrontation souvent stérile avec les industriels, la DSNA semble de plus en plus s'inscrire dans des rapports de partenariat exigeant et elle s'emploie désormais à associer les contrôleurs le plus en amont possible des projets.

Parce qu'il appelle depuis 2018 la DSNA à conduire sa nécessaire révolution culturelle et stratégique, le rapporteur encourage ce virage récent qui, s'il est confirmé, permettra au contrôle aérien français d'évoluer d'un mode « artisanal » vers un modèle « industriel ».

B. POUR BRISER SON « VASE CLOS » LA RÉFORME DE LA GOUVERNANCE DE LA DSNA DOIT FRANCHIR UNE ÉTAPE SUPPLÉMENTAIRE

La DGAC et la DSNA ont engagé une réorganisation administrative symbolisée notamment par la création de la direction de la stratégie et des ressources (DSR). Si cette initiative globale va dans le bon sens, elle reste timorée. Le fait qu'aucune autorité en dehors du Sénat n'ait « tiré le signal d'alarme » plus tôt pour imposer des révisions stratégiques témoigne d'un dysfonctionnement grave. Une régulation indépendante des performances de la navigation aérienne peut être un incitateur puissant à son retour puis à son maintien à un niveau d'excellence. Elle serait en mesure de poser un diagnostic objectif sur d'éventuelles nouvelles dérives.

Cette nouvelle gouvernance, associant des interlocuteurs extérieurs, passe à minima, par la création d'un comité d'engagement associant notamment la direction du budget.

III. LES GRANDS PROGRAMMES ONT OCCULTÉ L'OBSOLESCENCE CRITIQUE DES INFRASTRUCTURES DE BASE ET LA DSNA DOIT DÉJÀ RÉFLÉCHIR AU COUTEUX APRÈS 4-FLIGHT

A. UNE NOUVELLE ÉTAPE DE MODERNISATION À L'HORIZON

4-Flight n'a pas d'avenir de long terme car il n'a pas été conçu sur une architecture informatique pérenne. Le coût de sa maintenance et de ses évolutions, que la DSNA devrait assumer seule, n'est pas soutenable. Aussi, la DSNA doit déjà affiner sa stratégie dans la perspective du système qui lui succèdera à l'horizon de la fin de la décennie. La DSNA doit absolument s'inscrire dans des feuilles de route industrielles afin de partager les frais de ses systèmes avec d'autres PSNA. Dans cette perspective, la DSNA a entamé des réflexions portant sur un plan de transition progressive du système 4-Flight vers un outil standard dont le coût pourrait atteindre 524 millions d'euros d'ici 2035.

B. LES GRANDS PROGRAMMES ONT OCCULTÉ L'ÉTAT D'OBSOLESCENCE CRITIQUE DES INFRASTRUCTURES DE LA DSNA

La focalisation sur les grands programmes de modernisation a occulté des situations d'obsolescence sur d'autres systèmes et infrastructures. Le déficit de financement annuel sur les investissements hors grands programmes a pu se chiffrer entre 50 et 70 millions d'euros pour une dette technologique accumulée de 700 millions d'euros. L'ensemble des infrastructures de la DSNA semble aujourd'hui exposé à des phénomènes plus ou moins prononcés d'obsolescence et de vétusté. Il devient désormais urgent de veiller à sanctuariser une enveloppe budgétaire annuelle suffisante pour entretenir les infrastructures critiques de la DSNA.

C. EN CONTREPARTIE D'UNE TRAJECTOIRE D'INVESTISSEMENT PLURIANNUELLE DYNAMIQUE, LA DSNA DOIT CONFIRMER SON VIRAGE STRATÉGIQUE ET DONNER PLUS DE GARANTIES

La DSNA se trouve actuellement, et pour peut-être une décennie, dans une phase critique où elle doit tout à la fois assumer le coût des dérives constatées sur ses différents programmes de modernisation, maintenir en conditions opérationnelles des systèmes anciens, assurer l'aboutissement des programmes en cours, anticiper les modernisations à venir et combler des années de sous-investissement dans ses infrastructures.

Pour répondre à ses enjeux d'investissements, la DSNA a proposé une trajectoire d'investissement pluriannuelle (2024-2029) nettement majorée (de 450 millions d'euros) par rapport aux estimations réalisées à l'automne 2022. Une trajectoire d'investissement si ambitieuse reste à évaluer et ne serait envisageable qu'à la condition que la DSNA donne plus de garanties en termes de transparence, de performance et de pilotage de ses projets. Le respect de la trajectoire de désendettement du BACEA en est une autre condition indissociable.


* 1 Et quand bien même des incertitudes demeurent quant à ses prochaines échéances de déploiement.

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