DEUXIÈME PARTIE

UN PREMIER BILAN QUALITATIF ET QUANTITATIF DES DISPOSITIFS

I. LE BILAN QUALITATIF DES DISPOSITIFS

A. UN MANQUE D'ANTICIPATION ET UNE IMPRÉPARATION RÉCURRENTS DU GOUVERNEMENT ONT ENTRAVÉ LES CONDITIONS D'ÉLABORATION ET DE MISE EN oeUVRE DES MESURES

1. Des mesures conçues dans l'urgence et de manière itérative quand bien même elles auraient pu être davantage anticipées

Si la nécessité d'avoir mis en oeuvre des dispositifs destinés à atténuer les effets de la crise des prix de l'énergie sur les consommateurs n'est remise en cause par personne, les acteurs impliqués sont unanimes pour regretter les conditions d'urgence et de précipitation qui ont présidé à la conception et à la mise en oeuvre des mesures. Les effets néfastes induits par ce phénomène ont par ailleurs été exacerbés par l'extrême complexité de dispositifs qui auraient exigé bien davantage d'anticipation de la part de l'exécutif.

Car, et c'est l'un des enseignements tirés du cycle d'auditions du rapporteur spécial, cette situation d'urgence et de précipitation était tout sauf une fatalité. Pour chacune des chroniques qui ont émaillé la mise en oeuvre chaotique des aides, il est apparu que le Gouvernement avait reçu des alertes multiples et émanant de nombreux acteurs très en amont d'arbitrages qui ont été pris de façon beaucoup trop tardive. La commission de régulation de l'énergie (CRE), les fournisseurs ainsi que les organisations représentatives des consommateurs professionnels comme des particuliers dressent ce constat de façon unanime.

Ce manque d'anticipation caractérisé s'est manifesté à de nombreuses reprises depuis la fin de l'année 2021. Le tempo de la décision de relever de 20 térawattheures (TWh) le volume du plafond d'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH) en est un premier exemple. Cette décision n'est intervenue qu'en janvier 2022, alors même que le guichet ARENH annuel organisé par la CRE avait été organisé en novembre 2021. Aussi, un dispositif ad hoc complexe a dû être appliqué pour mettre en oeuvre cette augmentation du volume d'ARENH à compter du mois d'avril 2022 après la publication d'arrêtés et de délibérations de la CRE en mars de la même année. Cette mise en oeuvre très tardive a pénalisé l'ensemble des acteurs impliqués, et en particulier l'entreprise Électricité de France (EDF), dans un domaine où, en raison de l'enjeu des stratégies d'approvisionnement, et plus encore du fait de la volatilité extrême des prix, le besoin de visibilité est important.

Loin de tirer les leçons de ces premières expériences malheureuses, le Gouvernement, prenant le risque de fragiliser le tissu économique national, a récidivé dans son déficit d'anticipation. À la lumière de ses auditions, le rapporteur spécial a notamment pu constater que, malgré les signes avant-coureurs et les alertes qui lui étaient parvenues dès le printemps 2022, l'exécutif n'a rien fait pour anticiper la hausse fulgurante des prix du gaz et plus encore de l'électricité qui s'est déclenchée en juin 2022 pour atteindre son apogée au mois d'août de la même année.

Très tôt les fournisseurs ont pourtant tiré le « signal d'alarme » dans la perspective d'une vague importante de renouvellements de contrats de fourniture d'électricité qui allait intervenir au plus mauvais moment, celui où la crise des prix de l'électricité devait atteindre son paroxysme. L'exécutif était pleinement conscient de la situation à venir mais il ne l'a pas anticipée. Dans une forme de déni, il a préféré repousser l'échéance pour réagir « dos au mur », dans l'improvisation, la précipitation et la cacophonie aggravée par une communication souvent illisible et parfois contradictoire (voir infra).

Le Gouvernement s'est aussi manifesté par son manque de réactivité pour combler les « trous dans la raquette » des dispositifs d'aides initiaux. Ce phénomène s'est traduit par une construction très itérative et confuse de l'architecture globale des dispositifs de soutien. L'oubli de certains publics ou la sous-estimation des effets de la crise sur certaines catégories de consommateurs provient d'une autre difficulté, à savoir le manque d'informations dont disposent les pouvoirs publics et même les fournisseurs sur les profils de consommation et l'exposition des différents types de consommateurs (voir infra). Toutefois, alerté en amont de ces lacunes, le Gouvernement a réagi de façon beaucoup trop lente.

À ce titre, entre l'automne 2021 et le printemps 2022, alors même que les prix du gaz flambaient et que les acteurs du secteur, notamment l'Union sociale pour l'habitat (USH), alertaient régulièrement le Gouvernement sur cette situation intenable, aucune mesure n'a été mise en place pour protéger l'habitat collectif alors que dans le même temps, le pouvoir d'achat des autres ménages était protégé par les boucliers sur les prix du gaz et de l'électricité. Il aura ainsi fallu attendre un décret d'avril 202233(*) pour qu'un dispositif soit prévu en faveur des ménages vivant dans des logements chauffés collectivement au gaz naturel.

En revanche, à cette date, rien n'était encore prévu pour les ménages vivant dans des logements chauffés collectivement à l'électricité. Si les enjeux au niveau national sont moins importants que pour le gaz34(*), cette situation laissait subsister une inégalité de traitement évidente pour les ménages concernés. Très tôt au cours de l'année 2022 cette problématique a été soulevée, l'exécutif étant unanimement appelé à corriger ce défaut manifeste. Pourtant il aura fallu attendre la fin de l'année 2022 pour que deux décrets du 30 décembre prévoient un dispositif rétroactif qui s'applique au second semestre 202235(*) et un autre pour l'année 202336(*).

La situation peut-être la plus emblématique du manque d'anticipation du Gouvernement a été la crise dite des « boulangers » en début d'année 2023 qui a finalement abouti à la mise en oeuvre du nouveau dispositif dit de « sur-amortisseur » ou de « garantie 280 euros » destiné à venir en aide aux TPE fortement consommatrices d'électricité37(*) non éligibles au bouclier (voir supra) qui avaient conclu des contrats de fourniture à des prix très élevés en 2022, à l'apogée de la flambée des prix de l'électricité. L'improvisation en catastrophe de ce dispositif n'était en rien une fatalité. La problématique était clairement identifiée depuis plusieurs mois et les professionnels comme la CRE avaient alerté à plusieurs reprises le Gouvernement sur la sensibilité et l'enjeu économique liés à l'exposition de ces TPE à la crise des prix de l'électricité.

2. Des pratiques gouvernementales qui ont affaibli les prérogatives de la représentation nationale

Le manque d'anticipation et la précipitation de l'exécutif dans la conception des différents dispositifs de soutien ont également porté un préjudice certain à la qualité des débats parlementaires. En effet, lors de l'examen des projets de loi de finances (PLF) pour 2022 et 2023, des dispositifs aussi complexes, aussi sensibles et aussi porteurs d'enjeux, notamment pour les finances publiques, que les boucliers tarifaires ou l'amortisseur ont été introduits par des amendements du Gouvernement présentés tardivement, sans évaluation préalable sérieuse et sans donner à la représentation nationale le temps et les informations suffisantes pour délibérer de façon suffisamment éclairée.

Le manque de préparation du Gouvernement était tel que lors de l'examen des PLF pour 2022 et 2023 il a même proposé, en cours d'examen, et jusque dans les dernières étapes de la procédure législative, des modifications très substantielles des dispositifs qu'il avait lui-même introduits par le dépôt d'amendements tardifs.

Ainsi, dans le cadre de l'examen du PLF pour 2022, une première version des dispositions législatives concernant les boucliers tarifaires sur les prix du gaz et de l'électricité a été introduite par deux amendements déposés par le Gouvernement en première lecture à l'Assemblée nationale. Cependant, en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, le Gouvernement a déposé un nouvel amendement très technique et substantiel qui apportait de profondes modifications au dispositif de bouclier tarifaire sur les prix de l'électricité qui, à ce stade, ne reposait que sur la minoration des taux de taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE). L'article 181 de la LFI pour 2022 qui fixe les dispositions législatives des boucliers tarifaires pour 2022 a été le résultat de ces itérations tardives.

Les conditions dans lesquelles la représentation nationale a eu à délibérer des mesures fiscales et budgétaires proposées par l'exécutif dans le cadre de l'examen du PLF pour 2023 ont été plus insatisfaisantes encore, manifestant une véritable forme de mépris du Gouvernement pour le Parlement. Sans pouvoir invoquer cette fois les impératifs d'un contexte profondément nouveau qui aurait pu expliquer son impréparation et sa manière d'agir dans l'urgence et la précipitation, le Gouvernement, sans égard pour la bonne information et les prérogatives de la représentation nationale ainsi que pour le bon déroulement des débats parlementaires, a réitéré la méthode employée au cours de l'examen du PLF pour 2022.

Il a ainsi introduit par amendement en cours d'examen, sans que la représentation nationale puisse disposer d'une étude d'impact digne de ce nom, une première version des nouveaux dispositifs de boucliers tarifaires et d'amortisseur pour 2023. La plupart des paramètres relatifs à ces dispositifs avaient été distillés progressivement par voie de presse sans cohérence d'ensemble et sans que le Parlement ne soit en capacité de disposer de toutes les informations nécessaires à l'évaluation des effets de ces dispositifs.

Lorsque l'on sait que la crise des prix de l'énergie avait battu son plein tout au long de l'année 2022 et que depuis plusieurs mois il était très clair que des mesures de soutien en faveur des particuliers comme des professionnels seraient indispensables en 2023, un tel aveu d'impréparation est confondant.

Son absence d'anticipation et son niveau d'impréparation étaient tels que le Gouvernement a même déposé très tardivement en première lecture au Sénat, au stade de l'examen en séance, un amendement extrêmement technique qui révisait très substantiellement ces dispositifs, et tout particulièrement le mécanisme d'amortisseur. Toutefois, il est encore apparu que le dispositif n'était pas opérationnel et le Gouvernement a déposé, en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, un nouvel amendement visant à modifier une fois encore le dispositif d'amortisseur.

Pour des dispositifs si nécessaires au soutien des consommateurs et dont les enjeux financiers pour l'État se comptent en dizaines de milliards d'euros, il n'est pas acceptable que la représentation nationale ait eu à se prononcer dans des délais d'examens si contraints et sans disposer des éléments d'information suffisants à une prise de décision pleinement éclairée.

Ces conditions d'examen déplorables expliquées par l'impréparation de l'exécutif se sont même reproduites de manière exacerbées dans le cadre de l'adoption de la contribution sur la rente inframarginale de production d'électricité (CRI).

3. Le manque d'anticipation de l'exécutif a fortement perturbé les conditions de mise en oeuvre des mesures

La CRE a fait savoir au rapporteur spécial qu'elle regrettait que le défaut d'anticipation et les atermoiements de l'exécutif aient conduit à la définition très tardive des contours de dispositifs particulièrement complexes. Cette situation a très fortement perturbé leur mise en oeuvre.

En effet, en raison d'arbitrages gouvernementaux beaucoup trop tardifs, de dispositifs législatifs improvisés et révisés en profondeur jusque dans les derniers moments de l'examen du PLF pour 2023 et de textes règlementaires d'application publiés très tardivement, la CRE a dû construire, elle-même en urgence, et dans des conditions tout sauf optimales, la doctrine de ces dispositifs très complexes. Elle a ainsi dû publier, dans des délais très contraints, des lignes directrices qui sont venues fixer rétroactivement les règles de plusieurs dispositifs qui entraient en vigueur au 1er janvier 2023, au premier rang desquels l'amortisseur et le sur-amortisseur.

Il a en effet fallu attendre le début du mois de février 2023 pour que les différents textes réglementaires d'application des dispositions législatives soient publiés, certains ayant même été révisés à plusieurs reprises. Dans le prolongement, la CRE a publié des délibérations jusqu'en mars 2023 pour établir la doctrine des différents dispositifs et donner ainsi aux fournisseurs d'énergie la visibilité qu'ils attendaient. Une dernière délibération doit encore être prise par la CRE en juillet 2023 pour préciser aux fournisseurs les éléments qu'ils seront tenus de lui remettre pour qu'elle puisse évaluer leurs coûts d'approvisionnement.

Le manque d'anticipation originel du Gouvernement s'est répercuté tout au long du processus et a perturbé l'ensemble des maillons de la chaîne jusqu'aux fournisseurs d'énergie qui ont dû mettre en oeuvre les nouvelles mesures dans la précipitation, dans des délais extrêmement contraints, après la publication tardive des textes réglementaires et des lignes directrices de la CRE. Cette situation, qui relevait d'abord d'un défi opérationnel, leur a aussi occasionné des charges de gestion complémentaires qui peuvent être classées au rang des « coûts cachés » des dispositifs de soutien (voir infra).


* 33 Décret n° 2022-514 du 9 avril 2022 relatif à l'aide en faveur de l'habitat collectif résidentiel face à l'augmentation du prix du gaz naturel.

* 34 L'essentiel du chauffage collectif est réalisé à partir de gaz naturel.

* 35 Décret n° 2022-1764 du 30 décembre 2022 relatif à l'aide en faveur de l'habitat collectif résidentiel face à l'augmentation du prix de l'électricité au second semestre 2022.

* 36 Décret n° 2022-1763 du 30 décembre 2022 relatif à l'aide en faveur de l'habitat collectif résidentiel face à l'augmentation du prix de l'électricité pour 2023.

* 37 Disposant d'un compteur électrique d'une puissance supérieure à 36 kVA.

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