II. SUR LE POINT DE VUE ADOPTÉ PAR LE PRÉSENT RAPPORT

Ce qui précède s'entend en effet si l'on considère que le présent rapport aborde la question de la fin de vie et de l'aide à mourir sous un angle sans doute un peu différent de celui retenu par la plupart des acteurs ayant déjà pris position sur cette question : simple citoyen, souffrant ou non, philosophe, juriste, professionnel de santé, spécialiste d'éthique ou militant associatif.

Tous ces points de vue sont non seulement légitimes mais indispensables à la prise de décision publique, et c'est d'ailleurs sur eux tous que s'appuie le législateur sur tous sujets, qui nourrissent ses travaux préparatoires - et la présente mission ne fait sur ce point aucunement exception.

L'angle sous lequel le présent rapport aborde la question conduit cependant à apporter des nuances à la pertinence de certaines notions couramment invoquées au soutien de l'appréciation la plus répandue des problèmes posés par la fin de vie, laquelle est strictement individuelle :

· L'autonomie, d'abord, généralement entendue comme la loi souveraine de l'individu délié de son environnement. Or comme l'a dit Bernard-Marie Dupont devant la commission, « l'autonomie n'est pas l'indépendance »15(*). Que l'interdépendance, au contraire, soit la règle dans les sociétés développées, non seulement la sociologie est née il y a plus d'un siècle pour le dire plus finement que ne le feraient la philosophie ou l'économie politique, mais c'est encore plus vrai dans la relation de soin impliquant un individu malade, souffrant, vulnérable, pris en charge par d'autres : « dans la situation clinique, l'autonomie du patient est davantage un point d'arrivée qu'un point de départ »16(*) ;

· La notion de dignité, ensuite. Pour André Comte-Sponville, « il va de soi que tous les êtres humains étant égaux en droit et en dignité, le mourant, même s'il souffre atrocement, a exactement la même dignité que ceux qui sont en bonne santé ». Il en résulte que la dignité ne saurait être le critère sur lequel faire reposer l'introduction d'un éventuel droit-créance à terminer sa vie. Le philosophe ajoute toutefois : « La question n'est donc pas de dignité, mais de liberté », ce qui se conteste encore ;

· La notion de liberté n'est pas d'un secours plus grand dans la perspective du présent rapport, car les déterminations sont au fond innombrables de ce qui semble pure liberté à celui qui prétend l'exercer, à plus forte raison depuis un lit d'hôpital : ce que dit ou fait la famille, ce qu'elle s'abstient de faire au contraire, ce que la société prescrit, interdit, vante ou promeut... les bornes dans lesquelles peut jouer ce qui reste de liberté au sujet ne sont pas même toutes perceptibles. « Quand toute une société martèle que le critère d'une vie valant d'être vécue est d'être en pleine possession de ses moyens, est-on si libre de se déterminer ? La demande d'en finir avec la vie n'est-elle pas alors une demande d'en finir avec la vie conforme à des critères socialement normés ? N'y a-t-il pas, dans ce qui se donne comme autodétermination, une large part de ce qu'on pourrait appeler une hétérodétermination ?»17(*)

Le maniement de ces notions va fréquemment de pair avec l'insistance sur la nature sensible, personnelle, intime, des enjeux de la fin de vie : « en cette matière, il est très difficile d'avoir une expertise tant que l'on n'est pas concerné directement. C'est un des rares domaines de la vie où il faut être concerné d'une certaine manière pour pouvoir en parler. »18(*) Sous ce rapport, les auteures du présent rapport n'ont, pas plus que quiconque, pu s'abstraire totalement de leur expérience personnelle, et ne sauraient a priori prétendre engager la position de chacun des membres de leur groupe politique dans leurs conclusions.

Il leur semble toutefois qu'une telle pétition de principe, qui peut s'entendre sur les plans philosophique, éthique ou pratique sur lequel tout un chacun est libre de se placer, ne saurait mener loin au plan politique. Sur ce sujet comme sur tous les autres, il revient au législateur de transcender tous les points de vue singuliers afin de tenter de dessiner les formes dans lesquelles la vie collective restera possible et, autant que faire se peut, meilleure qu'aujourd'hui pour le plus grand nombre. Cela implique d'essayer de penser les conséquences de ses choix, autrement dit d'essayer de savoir « quel type d'homme se trouve à l'horizon des lois et des décisions politiques »19(*).

Comme l'avançait Jean-Christophe Combe, ministre des solidarités, de l'autonomie et des personnes handicapées dans la presse récemment, « une loi, ce n'est pas seulement un empilement des mesures techniques, c'est aussi un message collectif adressé par la société à chacun. Alors oui, il faut être très vigilant au signal que nous envoyons aux personnes qui se sentent fragiles ou désespérées et à leurs familles. L'aide active à mourir n'est pas seulement une question individuelle, médicale ou philosophique. »20(*)

Une autre formulation de la question posée à la convention citoyenne eût ainsi pu être la suivante : l'autorisation de l'aide active à mourir rendrait-elle notre société meilleure ?


* 15 Audition du 29 mars 2023.

* 16 Corine Pelluchon, L'autonomie brisée, bioéthique et philosophie, Paris, PUF, 2014, p. 31.

* 17 Jacques Ricot, Penser la fin de vie, Rennes, Hygée Editions, 2019, 2e édition.

* 18 Raphaël Enthoven, sur LCI, le 6 juin 2023.

* 19 Corine Pelluchon, op. cit., p. 14.

* 20 Dans Le Figaro, le 22 juin 2023.

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