L'AIDE ACTIVE À MOURIR : UNE RÉPONSE INAPPROPRIÉE ET DANGEREUSE À UNE DEMANDE DIFFUSE ET ÉQUIVOQUE21(*)

I. TRADUIRE PRÉCISÉMENT DANS LE DROIT LA DEMANDE SOCIALE RELATIVE À L'AIDE ACTIVE À MOURIR : UNE GAGEURE

A. LA DEMANDE SOCIALE EST - AU MIEUX - ÉQUIVOQUE

Le Comité consultatif national d'éthique, dans son avis 139, relève que la demande de prise en compte par le législateur d'un droit à choisir les circonstances et le temps de sa mort présente deux visages : « d'une part une demande de maîtrise de sa vie jusqu'à sa fin, d'autre part une demande de prévention de la souffrance et des situations de vulnérabilité extrême »22(*). Les rapporteures Corinne Imbert et Christine Bonfanti-Dossat rejoignent les membres du Comité dans la perception de ces deux positions.

La seconde se comprend aisément ; la première est plus complexe qu'il y paraît. Ces deux positions sont, quoi qu'il en soit, sociologiquement et philosophiquement assez différente l'une de l'autre. Il semble ainsi que l'on doive considérer séparément la solution proposée au problème des personnes qui vont mourir, situation déjà en partie couverte par le droit, de celle réclamée par ceux qui entendent choisir comment ils veulent mourir, qui appelle, elle, une réponse entièrement nouvelle.

1. Les personnes bien portantes : une demande de maîtrise de sa vie jusqu'à la fin 
a) Une demande soutenue par des tendances lourdes, mais elles-mêmes évolutives

La démographie est le personnage à la fois omniprésent et étrangement discret des débats sur la fin de vie, dans le débat public aussi bien qu'au cours des auditions de la mission. Pourtant, si « l'histoire des attitudes devant la mort est une dérivée de l'espérance de vie »23(*), alors il faut considérer la demande actuelle d'aide active à mourir, d'où qu'elle émane au juste, dans son contexte socio-démographique, lequel est très singulier.

L'historien Guillaume Cuchet le désigne comme celui du « départ groupé des baby-boomers ». Les cohortes du baby-boom présentent cette double particularité d'avoir été plus nombreuses que les précédentes, et d'être arrivées à l'âge adulte après la fin du « double cycle guerrier »24(*) des deux guerres mondiales et des guerres coloniales, ce qui les a préservées de ses conséquences matérielles, physiques et psychologiques.

Ce sentiment de sécurité psychologique inédit dans l'histoire de l'humanité a été comparé par certains à un « sentiment d'immortalité »25(*) en deçà de soixante-cinq ans - à peine obscurci par la progression du cancer ou la mortalité routière -, qui bascule en angoisse redoublée au-delà de ce seuil « puisque tout le monde va devoir disparaître en vingt ou trente ans faute d'avoir étalé les départs. Les baby-boomers seront les premiers, dans notre histoire démographique, à étrenner ce système des départs groupés par temps calme, et les émotions qui vont avec », tandis que la progression du divorce et de la dérégulation conjugale sont à l'origine de cas de plus en plus nombreux de solitude complète devant la vieillesse et la mort.

Il faut ajouter que cette génération est aussi celle qui a connu, pour ses parents, la généralisation de la mort à l'hôpital et sa médicalisation croissante. On ne peut ainsi pas reprocher aux baby-boomers d'anticiper leur vieillesse et leur propre départ à la lumière de la mort de leurs parents, qui ont expérimenté les « limbes d'un nouveau genre » que sont les situations-limites permises par les miracles de la réanimation médicale des années 196026(*), ou qui doivent encore bien souvent accompagner leurs parents dans le très grand âge et la maladie. Cette situation « leur fait toucher du doigt très concrètement ce que sont devenues la vieillesse et la mort dans nos sociétés, avec à la clé, bien souvent, un sentiment de délivrance ambigu au moment du décès des parents dans lequel la fatigue le dispute à la culpabilité ».

Il en est résulté, depuis les années 1970, un changement de culture de la mort, marqué aussi bien par le développement d'une culture de l'accompagnement palliatif que par la naissance des débats sur le suicide assisté et l'euthanasie.

Le parallèle avec les débats sur l'interruption volontaire de grossesse, tracé par l'un des membres de la convention citoyenne lors de son audition en commission, ne s'étaie pas seulement sur la chronologie : « Comment accepter, à partir du moment où on a délogé le hasard des origines de la vie, qu'il se maintienne à la fin, a fortiori quand le moment précis de la mort dépend de plus en plus d'une décision médicale ? Les contemporains voudront boucler la boucle et se donner le même niveau de maîtrise de la vie en amont qu'en aval. »27(*)

On fera cependant observer que le contexte scientifique et social dans lequel est née cette revendication, celui du tournant de la décennie 1980, n'est plus le nôtre à de nombreux égards.

· D'abord, la médecine, que les bons observateurs de l'époque craignaient de voir arrivée en « phase de rendements décroissants » depuis « la divine surprise des antibiotiques »28(*), a au contaire poursuivi ses progrès, qui sont dans certains domaines considérables.

Ils le sont d'abord dans le traitement des maladies graves. La dernière étude de l'Institut national du cancer (INCa)29(*) réalisant les calculs des grands indicateurs épidémiologiques par types de cancer relève que, s'il reste hélas des cancers de mauvais pronostic, le taux de survie global s'améliore, ce qui reflète « les progrès réalisés dans le système de soins à la fois dans la détection des cancers, mais aussi dans leur prise en charge thérapeutique ». S'agissant de la prostate, premier cancer masculin, l'amélioration du taux de survie nette standardisée à cinq ans a atteint 21 points entre 1990 et 2015, pour s'établir à 93 %, en raison de dépistages et de prises en charge meilleurs. Plus spectaculaire encore, certaines hémopathies malignes sont désormais affectées d'un pronostic favorable, avec une progression du taux de survie nette à cinq ans passée de 45 % à 85 % depuis 1990, essentiellement en raison de l'arrivée sur le marché, dans les années 2000, des anticancéreux de la famille des inhibiteurs de tyrosine kinase.

D'autre part, la médecine palliative et le traitement de la douleur ont considérablement progressé. La sédation est apparue dans la littérature à cette fin dans les années 1990. L'usage élargi des benzodiazépines tels que le midazolam a offert « à la sédation en soins palliatifs un support technique apparemment plus sûr et plus maniable que les molécules préexistantes »30(*).

La réflexion technique et éthique s'est développée simultanément. En 2002, la société française d'accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) publiait les premières recommandations de bonnes pratiques relatives à l'usage de la sédation, suivie bientôt par son homologue européenne. La modulation de la profondeur de la sédation permet de la proposer en cas de situation aiguë à risque vital immédiat, en présence de symptômes physiques réfractaires, ou bien encore en cas de situation singulière et complexe nécessitant un questionnement au cas par cas.

La sédation sert désormais aussi bien à une fin thérapeutique précise, c'est-à-dire afin de soulager l'inconfort ressenti par le patient lié au symptôme identifié, que dans le cas d'une situation-limite caractérisée par une détresse globale. Une compétence d'équipe, issue de champs techniques, psychologiques, philosophiques, spirituels, sociaux et légaux est alors nécessaire pour prendre une décision adaptée à la situation du patient. La sédation est une technique qui a trouvé sa place dans l'arsenal palliatif tout en étant « réservé[e] aux situations rares et non le protocole d'une standardisation du bien mourir »31(*).

C'est même un fait désormais connu, et rappelé dans le précédent rapport de la commission sur les soins palliatifs, que l'intégration précoce des soins palliatifs dans la prise en charge des maladies graves améliore non seulement la qualité de vie, mais aussi la durée moyenne de vie par rapport aux patients n'ayant pas bénéficié de soins palliatifs. L'étude pionnière est celle de l'équipe du Dr Jennifer Temel de 201032(*), réalisée à partir d'un échantillon de patients atteints de cancer bronchique métastatique, mais d'autres ont paru depuis qui confirment ces conclusions33(*).

· Autre changement de contexte fondamental : la médecine technicienne et paternaliste, que certains craignaient jadis de voir exploiter « un temps pour elle, dans un espace bien à elle, séparé de l'espace des vivants »34(*), est désormais assez loin derrière nous.

La loi Kouchner sur le droit des patients35(*), qui a fêté son vingtième anniversaire l'an dernier, a solidement introduit dans notre droit le principe du consentement explicite du patient avant tout acte de soin. Elle a été complétée par la loi dite Leonetti36(*) de 2005, qui prohibe l'« obstination déraisonnable » par la poursuite d'actes qui apparaîtraient inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, et fait obligation au médecin, alors, de sauvegarder la dignité du mourant et d'assurer la qualité de sa vie.

Conjuguée à la loi dite « Claeys-Leonetti » de 2016, le code de la santé publique a considérablement amélioré l'information des patients et de leurs familles sur les situations de fin de vie, ce qui a conduit certains à qualifier le cadre légal de « trésor national » : « Il est interdit de s'acharner. Tout doit être mis en oeuvre pour soulager. Quoi qu'il en coûte. La parole du patient doit guider les choix des soignants. Quand cette parole ne peut s'exprimer, elle peut s'écrire par des directives anticipées ou se dire par la parole d'une personne de confiance désignée par le patient, qui seront autant de guides pour les soignants pour un plus juste accompagnement. »37(*) D'ailleurs, la totalité de la trentaine de contentieux enregistrés par la direction des affaires juridiques de l'AP-HP depuis 2020 et dont les grandes lignes ont été transmises à la mission, ont été déclenchés par l'opposition, par la famille du patient, à une réflexion engagée ou une décision prise de limitation ou d'arrêt des traitements, et non par le refus d'une forme d'acharnement thérapeutique.

Il faut alors se demander, comme le suggère le professeur Robert Holcman, si la demande contemporaine d'aide active à mourir ne doit pas être vue comme la résurgence sous une forme moderne d'une pratique ancestrale caractéristique des économies de subsistance, lesquelles incitent au décès anticipé des moins productifs : « les sociétés traditionnelles se caractérisaient par la nécessité de la survie liée à la subsistance : ne pas produire, c'était peser sur le groupe, contrairement à nos sociétés où les effets économiques de l'improductivité ont été compensés par des dispositifs mutualisés d'assistance »38(*). Le présent rapport reviendra ultérieurement sur cet argument.

b) Une préférence collective, mais pour quoi au juste ?

Les sondages dont la presse se fait régulièrement l'écho montrent avec une certaine constance que nos concitoyens sont favorables à la légalisation d'une forme d'aide active à mourir, dans des proportions qui oscillent, depuis la fin des années 1980, entre 85 % et quasiment 100 %.

D'après Frédéric Dabi, directeur général de l'institut Ifop, « on observe, depuis au moins une quinzaine d'années, une convergence massive et constante de l'opinion sur ce sujet [...] De toutes les grandes questions sociétales débattues au cours du demi-siècle écoulé - dépénalisation de l'IVG en 1975, abolition de la peine de mort en 1981, mariage pour tous en 2013 -, c'est même la seule où les clivages de toutes natures - âge, genre, catégories socioprofessionnelles ou opinions politiques - peuvent être tenus pour marginaux, y compris la pratique religieuse. »39(*)

Méthodologie et commanditaire de ces sondages - l'association pour le droit à mourir dans la dignité, le plus souvent - mis à part, la formulation de la question posée offre en réalité un faux choix aux personnes interrogées, puisque les circonstances présentées laissent à penser que l'alternative ne peut qu'opposer le maintien des souffrances à leur interruption. Les sondages ont ainsi mesuré :

- 86 % de sondés favorables au fait de « permettre à une personne en phase avancée ou terminale d'une maladie reconnue incurable d'obtenir, à sa demande, une assistance médicale pour mourir » (Sofres pour l'ADMD, le 15 mars 2006) ;

- 86 % de sondés favorables « à ce que l'euthanasie soit dans certains cas autorisée en France lorsqu'une personne atteinte d'une maladie incurable en phase terminale la réclame » (BVA pour l'ADMD, le 6 mai 2009) ;

- 94 % de sondés favorables à ce que la loi autorise un médecin à mettre fin, « sans souffrances, à la vie de personnes atteintes de maladies insupportables et incurables si elles le demadnent » (Ifop pour Sud-Ouest, octobre 2010) ;

- 92 % de sondés favorables à l'euthanasie pour les personnes qui en font la demande et qui « souffrent de maladies insupportables et incurables » (Ifop pour l'ADMD, en novembre 2013) ;

- 92 % de sondés favorables à ce que soit reconnu au malade qui le demanderait le droit d'être aidé à mourir « en cas de maladie grave et incurable » (Ifop pour la MGEN, le 10 juillet 2022).

Mais il suffit de poser la question autrement pour obtenir un autre résultat. Un sondage d'OpinionWay pour la société française d'accompagnement et de soins palliatifs (SFAP), publié lundi 17 janvier 2011, montrait déjà que 60 % des Français considèrent « le développement de soins palliatifs de qualité » comme « la priorité en termes de fin de vie », bien avant la légalisation de l'euthanasie, qui ne réunit que 38 % des suffrages. Le sondage montrait en outre que 52 % des sondés étaient conscients de risques de dérives liées à la légalisation de l'euthanasie et que 68 % ignoraient, alors, l'existence d'une loi interdisant l'acharnement thérapeutique.

De même, à la question « Quand vous pensez à votre propre fin de vie, quels sont parmi les points suivants les deux qui vous semblent prioritaires ? » posée par l'Ifop pour le compte de la SFAP le 10 mars 2021, 46 % des sondés ont répondu « ne pas faire l'objet d'un acharnement thérapeutique », 48 % « ne pas subir de douleurs », 55 % « être accompagné » (plusieurs sous-réponses possibles) et seulement 24 % se prononçaient pour « pouvoir obtenir l'euthanasie ».

Plus récemment, l'enquête sur la fin de vie menée par le cabinet Stethos pour le Cercle Vulnérabilités et société a mesuré que, lorsque plusieurs pistes pour améliorer la prise en charge de la fin de vie sont proposées, une majorité relative de 43 % des sondés estiment que la première des priorités est de légaliser une « aide active à mourir », tandis que 57 % se portent sur d'autres priorités : « l'accès pour tous aux soins palliatifs » à hauteur de 32 % et « l'amélioration de la qualité de vie et d'accompagnement des personnes les plus vulnérables » pour 25 %.

Plus intéressant encore, la légalisation d'une aide active à mourir est significativement plus une priorité pour les Français n'ayant jamais dû accompagner un de leurs proches en fin de vie - ils sont 46 % dans ce cas contre 39 % des personnes ayant accompagné un proche en fin de vie - et pour les Français non satisfaits de l'accompagnement de la fin de vie (44 % vs 35 % des Français satisfaits). Enfin, les 18-24 ans sont plus soucieux de la préservation de la qualité des conditions de vie - c'est pour 34 % d'entre eux la première priorité, dix points de pourcentage de plus que pour les plus de 65 ans - et ils sont les moins nombreux à citer la légalisation d'une aide active à mourir comme première priorité d'amélioration de la prise en charge de la fin de vie.

Aussi nos concitoyens pourraient-ils sans doute se défaire de l'idée, savamment martelée depuis la fin des années 1980 par voie de sondages, que l'aide active à mourir est non seulement la seule possibilité d'échapper à la souffrance, mais encore une bonne idée à l'heure où la recherche promet une médecine plus efficace, voire personnalisée.

Ajoutons encore, comme l'observe finement le professeur Robert Holcman40(*), qu'il est curieux qu'à l'époque où la science et les figures de proue du transhumanisme s'interrogent sur les limites réelles de la durée de l'existence, les conséquences du vieillissement soient de plus en plus décrites comme invalidant la qualité de vie.

Mais, surtout, comme le soulignait l'ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn dans la presse il y a peu, « cette question de la liberté du moment de la mort se pose essentiellement quand on n'est pas face à la mort. Elle survient quand on est encore en bonne santé et que l'on veut garder cette liberté de choisir son destin, qu'on aspire à être dans la maîtrise de sa vie, et de sa fin de vie. Le débat sur l'aide active à mourir est, à mes yeux, d'abord un débat entre personnes bien portantes. »41(*)

2. Les personnes en fin de vie elles-mêmes : une demande d'accompagnement

Qu'en disent, en effet, les patients atteints de pathologies qui les condamnent et souffrants ?

D'abord, leur point de vue doit être considéré séparément de celui des médecins, de leur famille ou des autres professionnels soignants qui les entourent. Certaines études ont en effet souligné le décalage des points de vue autour du lit d'hôpital, qui conduit à hiérarchiser différemment, et à pondérer tout autrement, les priorités - se libérer de la douleur, être en paix spirituellement, présence de la famille, être conscient, choisir les traitements subis, résoudre les conflits, mourir chez soi, etc.42(*)

Ensuite, si les études examinant le point de vue des personnes malades ne sont pas nombreuses, elles semblent loin d'indiquer une préférence marquée pour l'aide active à mourir en situation de fin de vie ou de grande souffrance.

· Une étude de 2012, soit avant la loi Claeys-Leonetti, réalisée dans l'établissement Jeanne Garnier souligne que, si 9 % des 2 157 patients ont exprimé, sous une forme ou une autre, un souhait de mourir, 90 % des demandes d'euthanasie ont disparu au cours de l'hospitalisation43(*).

· Une étude réalisée en 2015 au CHRU de Besançon, sur un échantillon certes restreint, a montré que 15 demandes d'euthanasie seulement avaient été formulées, soit 2 % des patients, mais qu'aucun n'avait persisté dans sa demande en cours d'hospitalisation - le décès n'en étant pas la cause.

· Dans une étude de 2017, quarante patients de soins palliatifs du CHU de la Timone et de « La Maison » à Gardanne, de 60 ans d'âge moyen, ont été interrogés par des équipes marseillaises : 53 % ont dit leur opposition à la légalisation de l'euthanasie - les autres exprimant une opinion générale et non une préférence pour eux-mêmes ; 83 % se sont dits favorables à la sédation profonde et continue maintenue jusqu'au décès en cas de souffrance réfractaire, alors en discussion dans le débat public français44(*).

· Dans son avis 139, le CCNE estime, après avoir salué le cadre législatif actuel pour des patients dont le pronostic vital est engagé à court terme, que « néanmoins, une prise en charge palliative de qualité ne conduit pas toujours à l'effacement du désir de mourir : une récente étude conduite sur la base de plus de 2 000 dossiers médicaux de patients admis en service de soins palliatifs, fait état de 9 % de patients exprimant un souhait de mourir et 3 % une demande d'euthanasie. Certaines personnes souffrant de maladies graves et incurables, provoquant des souffrances réfractaires, dont le pronostic vital n'est pas engagé à court terme, mais à moyen terme, ne rencontrent pas de solution à leur détresse dans le champ des dispositions législatives. Il en va de même des situations de dépendance à des traitements vitaux dont l'arrêt, décidé par la personne lorsqu'elle est consciente, sans altération de ses fonctions cognitives, n'entraîne pas un décès à court terme. »

Or l'étude citée, publiée en 2014, a été conduite en 2010-2011, avant donc les possibilités ouvertes par la loi Claeys-Leonetti de 2016. En outre, sur les 2 157 patients investigués, 195, soit 9 %, ont émis une demande d'euthanasie, ou avaient des pensées suicidaires, ou une autre expression d'une volonté de mourir. Parmi eux, 61, soit 3 % du total, ont émis une demande d'euthanasie. Or six seulement de ces 61 patients ont réitéré cette demande d'euthanasie, soit 0,27 % du total, et font l'objet dans l'article d'une description clinique plus détaillée, de laquelle il ressort que tous avaient des symptômes mal contrôlés pesant sur leur état mental : douleurs, dépression, troubles respiratoires, diarrhée invalidante, anxiété. Un seul a bénéficié d'une sédation intermittente ; la sédation profonde et continue maintenue jusqu'au décès n'étant pas encore légale, elle n'a été proposée à aucun de ces patients. Dans tous les cas, le décès est survenu à court terme, avec des durées de séjours de 7 à 62 jours, 30,5 en moyenne.

C'est en réalité un phénomène peu surprenant que la dégradation apparente, par la maladie, de la qualité de vie renforce le désir de vivre.

La chose est connue sous l'appellation de « paradoxe du handicap », et a été étudiée pour des personnes lourdement handicapées45(*). Ce paradoxe souligne le décalage de perception, assez fréquent, entre le point de vue de l'entourage, qui trouve la situation insupportable, et la personne handicapée, qui donne de la valeur à sa vie. Il engage à l'évidence à chercher ce qui aide à améliorer la qualité de vie de ces patients.

Une étude a montré que parmi ceux qui sont atteints de ces pathologies, penser que la vie vale la peine d'être vécue est non seulement possible, mais la règle : selon le travail réalisé par des chercheurs de l'université de Tübingen en 2009 à partir d'une revue de littérature internationale et de données originales, pas moins de 95 % des personnes atteintes d'un syndrome d'enfermement, qu'il soit le fait d'une paralysie liée à un accident vasculaire cérébral ou à une affection neurodégénérative de type sclérose latérale amyotrophique (SLA, ou maladie de Charcot), se déclaraient heureux d'être en vie. Et si, selon une étude passée en revue, 46 % des malades avaient malgré tout pu songer à l'euthanasie, aucun ne se prononçait toutefois contre le fait d'être réanimé si nécessaire46(*).

On se convaincra enfin que les personnes atteintes de pathologies terribles ne souhaitent que très exceptionnellement mourir en observant que la part de ceux qui se rendent à l'étranger pour solliciter une aide à mourir est infime. En Suisse, l'association Dignitas, seule à accepter les étrangers, a déclaré 45 Français en 2021, chiffre qui semble assez stable depuis cinq ans. Qu'une telle démarche soit dans ce pays très coûteuse n'explique pas tout puisque la proportion est analogue en Belgique, où 79 non-résidents ont été euthanasiés pour les deux années 2020 et 2021, toutes nationalités confondues.

Le Dr Nadine Le Forestier, neurologue spécialiste des maladies neurodégénératives à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, que la mission a rencontrée, fait le même constat : « La SLA est une maladie barbare puisqu'elle est le tout des quotidiens, celui du malade, celui du proche aidant, celui des soignants. Et pourtant, il y a moins de 2 % des patients qui se suicident. Il y a moins de 1 % des patients qui se dirigent vers un pays où l'euthanasie ou l'aide médicale au suicide est applicable. Pourquoi ? Parce que le temps qui reste à vivre est trop court alors qu'il reste tant à faire ? Parce que cette violente irruption de la maladie est la pire des insensées et qu'il n'est pas acceptable de lui donner raison ? Et que seul l'espoir, ce miracle de la pensée humaine, s'impose avec force là où il n'y a plus de morale ou d'éthique qui soit défendable ? Parce que l'on peut toujours croire à une bonne mort dans cette maladie de déchéance motrice ? Parce que l'abîme injuste qui s'érige devant une famille oblige à une résistance exceptionnelle ? »47(*)

Ces questions n'ont pas de réponse définitive mais invitent à l'humilité devant les choix des personnes concernées, et à un effort d'imagination de ce qu'ils seraient si la palette de solutions qui leur sont proposées incluait la mort, ainsi que de la façon dont la chose pourrait leur être présentée.


* 21 Comme précisé dans l'avant-propos et la première partie du présent rapport, la rapporteure Michelle Meunier ne partage pas l'ensemble des positions présentées dans cette partie.

* 22 CCNE, avis précité, p. 12.

* 23 Pierre Chaunu, « Mourir à Paris (XVIe-XVIIe-XVIIIe siècles) » , dans Annales, vol. 31, n° 1, 1976, p. 35.

* 24 L'expression est de Jean-François Sirinelli, dans Les baby-boomers, une génération - 1945-1969, Paris, Fayard, 2003, p. 70, cité par Guillame Cuchet.

* 25 Paul Yonnet, Le recul de la mort. L'avènement de l'individu contemporain, Paris, Gallimard, 2006, cité par Guillaume Cuchet.

* 26 Comme l'a rappelé Bernard-Marie Dupont devant la commission : « tout a basculé en 1959, lorsque deux internes français, Pierre Mollaret et Maurice Goulon, au cours d'un débat international, ont rapporté les premiers cas de patients qu'ils avaient “maintenus” en vie grâce à une ventilation mécanique » (audition du 29 mars 2023).

* 27 Guillaume Cuchet, art. précité.

* 28 Pierre Chaunu, La mort à Paris. XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978, cité par Guillaume Cuchet.

* 29 INCa, « Survie des personnes atteintes de cancer en France métropolitaine 1989-2018. Synthèse des résultats : tumeurs solides et hémopathies malignes », juillet 2021.

* 30 Voir Sylvain Pourchet, « La sédation en soins palliatifs - Une technique dans le cadre d'un réel projet de soin », dans Accompagner : Trente ans de soins palliatifs en France, Paris, Demopolis, 2015.

* 31 Sylvain Pourchet, article précité.

* 32 Jennifer S. Temel et al., Early Palliative Care for Patients with Metastatic Non-Small-Cell Lung Cancer, The New England Journal of Medicine, 19 août 2010. Voir aussi : Committee on Approaching Death: Addressing Key End of Life Issues; Institute of Medicine. Dying in America: Improving Quality and Honoring Individual Preferences Near the End of Life . Washington (DC): National Academies Press (US); 2015 Mar 19.

* 33 Voir par exemple Bakitas MA, Tosteson TD, Li Z, Lyons KD, Hull JG et al. Early Versus Delayed Initiation of Concurrent Palliative Oncology Care: Patient Outcomes in the ENABLE III Randomized Controlled Trial. J Clin Oncol. 2015 May 1;33(13):1438-45 ; ou encore de Camargo JD, Delponte V, Costa AZS, da Silva Souza RC. Survie des patients en oncologie traités par l'équipe de soins palliatifs d'un hôpital de São Paulo, au Brésil. Can Oncol Nurs J. 2022 Apr 1;32(2):190-197.

* 34 Pierre Chaunu, ouvrage précité.

* 35 Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.

* 36 Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie.

* 37 Pierre Dharréville et Claire Fourcade, « La loi Leonetti est un trésor national », dans le JDD du 18 mars 2023.

* 38 Robert Holcman, Inégaux devant la mort, Paris, Dunod, 2015.

* 39 Dans La Croix, le 9 novembre 2022.

* 40 Dans Robert Holcman, Droit à mourir : une ultime injustice sociale, Paris, Dunod, 2015.

* 41 Agnès Buzyn, dans Le Monde du 16 mars 2023.

* 42 Steinhauser KE, Christakis NA, Clipp EC, et al. Factors considered important at the end-of-life by patients, family, physicians, and other care providers. JAMA 2000;284: 2476e2482.

* 43 S. Pennec, A. Monnier, S. Pontone et R. Aubry, « End-of-life medical decisions in France : a death-certificate follow-up survey 5 years after the 2005 act of Parliament on patients' rights and end of life », dans BMC Palliative Care, 2012 ; 11 : 25.

* 44 Boulanger, A., Chabal, T., Fichaux, M. et al. Opinions about the new law on end-of-life issues in a sample of french patients receiving palliative care. BMC Palliat Care 16, 7 (2017).

* 45 Albrecht GL, Devlieger PJ. The disability paradox: high quality of life against all odds. Soc Sci Med. 1999 Apr;48(8):977-88.

* 46 Lulé D, Zickler C, Häcker S, Bruno MA, Demertzi A, Pellas F, Laureys S, Kübler A. Life can be worth living in locked-in syndrome. Prog Brain Res. 2009;177:339-51.

* 47 Nadine Le Forestier, La fin de vie et la SLA, dans le cahier précité.

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