UNE INQUIÉTANTE SPÉCIFICITÉ FRANÇAISE : DES TENSIONS SUR LA MAIN D'oeUVRE EN HAUSSE, EN DÉPIT D'UN CHÔMAGE PERSISTANT

La France n'est pas un cas isolé : la pénurie de main d'oeuvre frappe la plupart des pays européens, dans un contexte économique plutôt dynamique - en dépit de la crise sanitaire - et de chômage réduit.

Comme l'ont rappelé les économistes et chercheurs entendus par la mission, les tensions sur le recrutement sont en effet en partie conjoncturelles, liées à l'évolution du taux de chômage. En période économique moins favorable, lorsque davantage de personnes recherchent un emploi, il est plus aisé de pourvoir les postes qu'en période de plein emploi, où les opportunités sont plus nombreuses pour les salariés. De fait, les entreprises implantées en Allemagne, aux Pays-Bas, en Italie ou en Espagne connaissent également de telles tensions de recrutement.

Néanmoins, de récentes études alertent qu'à taux de chômage comparable, la France connaît tendanciellement des difficultés de recrutement supérieures à celles de ses voisins européens, « ce qui y suggère un fonctionnement moins efficace du marché du travail ».10(*) En effet, à partir de 2015, malgré un ralentissement de la baisse du chômage, les tensions sur le recrutement ont continué à augmenter nettement. En 2019, les difficultés s'établissaient à un niveau inédit, en dépit d'un taux de chômage similaire à celui des années 2005 ou 2011. Selon une étude de la DARES publiée en 2021, « de 2015 à 2019, la France se caractérise par [...] une dégradation de la qualité de l'appariement sur le marché du travail. Cette dégradation est spécifique à la France et dans une moindre mesure à l'Espagne et à l'Italie. Elle est nettement plus limitée au Royaume-Uni et en Allemagne. »11(*) Comme l'a signalé l'U2P, la situation français est analogue à celle de l'Allemagne en termes de difficultés de recrutement, alors que le taux de chômage y est de 5 % contre 7,4 % en France12(*).

RELATION ENTRE TAUX DE CHÔMAGE ET TENSIONS DE MAIN D'oeUVRE


Source : Eurostat, Insee13(*)

Ces signaux d'alarme appellent une réaction rapide des pouvoirs publics, afin d'éviter qu'une pénurie durable de main d'oeuvre n'obère le développement des entreprise françaises et le potentiel de croissance de notre économie.

Interrogés par les rapporteurs de la délégation aux Entreprises, les économistes entendus ont estimé que les tensions de recrutement ne sont pas de nature à générer, dans l'immédiat, un risque économique de premier ordre : est estimé à 0,10 ou 0,15 % le déficit de productivité moyenne qu'elles entraînent dans l'industrie manufacturière.14(*)

Toutefois, il faut prendre la mesure, à l'échelle d'une TPE ou PME tout particulièrement, de l'impact très important qu'une seule vacance de poste peut avoir sur l'activité, voire la pérennité, de l'entreprise.

En 2021, 11,4 % des entreprises interrogées par l'Insee estimaient ainsi que l'insuffisance de main d'oeuvre limitait significativement leur capacité d'offre, niveau historiquement élevé. À la fin de l'année 2022, 59 % des TPE-PME citaient les difficultés de recrutement comme un frein significatif à leur activité15(*), les plaçant devant le coût des intrants ou l'accès aux financements ; tandis que 22 % des PME-ETI déclarent que les difficultés de recrutement ont un impact majeur sur leur chiffre d'affaires, comme l'a mis en évidence une étude de Bpifrance.16(*)

Si l'impact macroéconomique des difficultés de recrutement semble donc pour l'instant limité, si elles devaient perdurer, leurs conséquences concrètes pourraient être dramatiques pour les PME et ETI qui constituent la grande majorité du tissu économique français.

Comme l'a rappelé Bruno Bouygues, dirigeant de l'entreprise GYS, entendu par la délégation aux Entreprises lors de son évènement « La Parole aux entrepreneurs », il suffit de quelques années pour que des compétences essentielles pour l'économie se perdent, tandis que reconstituer ces savoir-faire une fois perdus peut prendre vingt à trente ans. Il est essentiel d'inverser la tendance actuelle.

De plus, l'impact social de la vacance - ou de l'absence de création - de plusieurs centaines de milliers d'emplois, alors même que la France compte toujours près de trois millions de chômeurs au début de l'année 2023, ne doit pas être négligé17(*). Ce sont autant d'opportunités perdues d'insertion sociale, d'accroissement des revenus et de développement individuel.


* 10 Antonin Bergeaud, Gilbert Cette, Joffrey Stary, « Difficultés de recrutement et caractéristiques des entreprises : une analyse sur données d'entreprises françaises », 2022.

* 11 DARES, « Quelle relation entre difficultés de recrutement et taux de chômage ? La courbe de Beveridge en France et dans les autres pays européens », octobre 2021.

* 12 Réponses de l'U2P au questionnaire de la délégation.

* 13 Alexis Montaut, « Quel lien entre pénuries de main d'oeuvre et chômage en France et en Europe ? », INSEE.

* 14 Antonin Bergeaud, Gilbert Cette, Joffrey Stary, « Difficultés de recrutement et caractéristiques des entreprises : une analyse sur données d'entreprises françaises », 2022.

* 15 Bpifrance Le Lab, Rexecode, « Trésorerie, Investissement et croissance des PME-TPE, Baromètre trimestriel », novembre 2022.

* 16 Bpifrance Le Lab, « Attirer les talents dans les PME et les ETI », janvier 2018.

* 17 3 018 300 demandeurs d'emploi étaient inscrits à Pôle emploi en catégorie A en mai 2023, selon la DARES dans l'étude « Les demandeurs d'emploi » en date de juin 2023.

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