II. LES REPÈRES D'UNE NÉGOCIATION AMBITIEUSE AU SERVICE DE L'ENSEMBLE DES CALÉDONIENS

S'il n'apparaît pas souhaitable de préempter les débats devant se nouer entre les acteurs locaux, les rapporteurs estiment utile de fixer les « repères » des négociations, en identifiant sur chaque thématique le champ des possibles. S'inscrivant ainsi dans la cohérence de l'engagement permanent du Sénat pour contribuer à jeter les fondations d'un avenir commun à tous les Calédoniens, renvoyant, en tout état de cause, les acteurs à leurs responsabilités dans l'émergence d'un consensus, les rapporteurs souhaitent souligner trois lignes de force :

- la négociation en cours doit permettre d'approfondir la réflexion sur les sujets matriciels que sont la place de la Nouvelle-Calédonie dans la République, le droit à l'autodétermination et le processus de décolonisation ;

- elle doit permettre d'ajuster, à la lumière du bilan de l'accord de Nouméa, le fonctionnement institutionnel calédonien ;

- elle serait incomplète si elle ne permettait pas de traiter de l'ensemble des sujets non-institutionnels indispensables au développement du territoire dont les conséquences sur la vie quotidienne de l'ensemble des calédoniens sont importantes.

A. APPROFONDIR LA RÉFLEXION SUR LES SUJETS MATRICIELS : PLACE DANS LA RÉPUBLIQUE, AUTODÉTERMINATION ET DÉCOLONISATION

Les rapporteurs réaffirment leur attachement aux principes, protégés par le droit constitutionnel comme par le droit international, qui ont inspiré les accords de Matignon puis de Nouméa : le maintien de la Nouvelle-Calédonie, avec un degré très élevé d'autonomie, dans la France tant que les Calédoniens le souhaiteront, la reconnaissance de leur droit à l'autodétermination selon des modalités déterminées d'un commun accord et la poursuite d'un processus de décolonisation culturelle en Nouvelle-Calédonie.

La permanence des principes ne saurait cependant justifier un statu quo qui n'est désormais ni politiquement ni juridiquement viable.

1. Une affectio societatis renouvelée, condition du maintien dans la République

Dans la conduite de ses travaux, en Nouvelle-Calédonie comme à Paris, la mission a été confrontée à la question matricielle de la place de la Nouvelle-Calédonie dans la République.

En la matière, la mission ne saurait se substituer aux Calédoniens eux-mêmes. La décision sur ce sujet est dans les mains des Calédoniens.

À cet égard, le cycle consultatif prévu par l'accord de Nouméa, qui s'est conclu par une troisième consultation, communément désignée par une facilité de langage de « référendum », le 12 décembre 2021, se traduit par le maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la République. Bien que l'expression d'une majorité se soit érodée au fil des trois consultations57(*), le principe majoritaire est de règle dans une société démocratique et doit être respecté.

En conséquence, la mission prend acte du souhait majoritaire des Calédoniens.

Trois consultations sur l'autodétermination
ont été organisées en Nouvelle-Calédonie entre 2018 et 2021

Conformément à la lettre de l'accord de Nouméa, les trois consultations ont été organisées en moins de quatre années, à des dates fixées par l'État faute d'accord d'une majorité des trois cinquièmes des membres du congrès de la Nouvelle-Calédonie quant à la date de la première consultation.

Les scrutins se sont ainsi déroulés58(*) les :

- 4 novembre 2018 ;

- 4 octobre 2020 ;

- 12 décembre 2021.

Le corps électoral admis à participer à ces scrutins était restreint. Le nombre d'électeurs inscrits à ces scrutins s'est établi à : 174 165 personnes en 2018, 180 799 en 2020 et 184 364 en 2021.

La question posée, fruit d'un accord du XVIIe comité des signataires de l'accord de Nouméa le 27 mars 2018 à Paris, a été à chaque fois la suivante : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? »59(*).

Si la voie du maintien dans la République doit dès lors être poursuivie dans toutes ses dimensions, elle ne doit pas s'apparenter à une fin de non-recevoir définitive pour les revendications des élus indépendantistes, d'autant qu'une part significative des responsables politiques calédoniens et de la population calédonienne ne reconnaît pas la pleine légitimité du processus consultatif qui vient de s'achever. La construction d'un avenir institutionnel apaisé ne peut écarter la prise en compte d'aspirations à l'indépendance qui demeurent fortes.

La mission estime dès lors que le maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la République ne peut se traduire par un retour à un statu quo ante qui ne convient manifestement pas à l'ensemble des Calédoniens.

Il implique au contraire la formulation d'un nouveau projet susceptible de susciter une adhésion raisonnée de l'ensemble des Calédoniens sur des projets et un avenir commun, une affectio societatis qui fait encore défaut aujourd'hui. Il peut à cet égard être relevé qu'une telle appréciation est valable, au-delà du seul exemple calédonien, pour l'ensemble des outre-mer : l'État s'est ainsi montré incapable depuis quinze ans de porter une vision pour les outre-mer et de prendre pleinement en compte les spécificités de ces territoires dans un projet républicain d'ensemble.

Ce projet devrait en particulier mieux reconnaître les spécificités politiques, sociales, culturelles et même spirituelles de la Nouvelle-Calédonie. Les principaux marqueurs de l'identité calédonienne devraient ainsi être confortés. De façon analogue, la définition de la citoyenneté calédonienne devrait trouver sa place dans un tel projet.

La formulation de ce projet nouveau n'exclut pas la conclusion d'un nouvel accord transitoire, sans pour autant privilégier cette éventualité car il est temps pour la Nouvelle-Calédonie de viser le long terme pour permettre son développement dans la stabilité. Sauf à priver d'une grande partie de son intérêt un accord, son horizon temporel ne saurait donc être réduit à moins de vingt ans. Une telle étape pourrait alors éventuellement présenter l'avantage de doter la Nouvelle-Calédonie, sur la période concernée, d'un cadre institutionnel renouvelé et relativement stable.

2. Sans revenir sur le principe du droit à l'autodétermination, réfléchir aux conditions de son exercice

Conformément au point 5 de l'accord de Nouméa, trois consultations à l'autodétermination ont été organisées en Nouvelle-Calédonie, entre novembre 2018 et décembre 2021.

Le processus d'autodétermination prévu par l'accord de Nouméa

Le point 5 de l'accord de Nouméa a prévu un processus inédit d'autodétermination d'un territoire au sein de la République française : trois consultations relatives à l'indépendance peuvent, sous réserve qu'elles soient demandées par le tiers des membres du congrès de Nouvelle-Calédonie, être organisées.

Il prévoit qu'« au cours du quatrième mandat (de cinq ans) du Congrès, une consultation électorale sera organisée. (...) La consultation portera sur le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes, l'accès à un statut international de pleine responsabilité et l'organisation de la citoyenneté en nationalité ».

Par ailleurs, « si la réponse des électeurs à ces propositions est négative, le tiers des membres du Congrès pourra provoquer l'organisation d'une nouvelle consultation qui interviendra dans la deuxième année suivant la première consultation. Si la réponse est à nouveau négative, une nouvelle consultation pourra être organisée selon la même procédure et dans les mêmes délais ».

Afin d'éviter toute partition du territoire, des garanties ont été prévues par l'avant-dernier paragraphe du point 5 de l'accord. Ainsi, « le résultat de cette consultation s'appliquera globalement pour l'ensemble de la Nouvelle-Calédonie. Une partie de la Nouvelle-Calédonie ne pourra accéder seule à la pleine souveraineté ou conserver seule des liens différents avec la France, au motif que les résultats de la consultation électorale y auraient été différents du résultat global ».

Le dernier paragraphe du même point 5 de l'accord prévoit par ailleurs la reconnaissance par l'État de « la vocation de la Nouvelle-Calédonie à bénéficier, à la fin de cette période, d'une complète émancipation ».

Enfin, cet accord est inscrit aux articles 76 et 77 de la Constitution. Ce dernier dispose notamment qu'« une loi organique (...) détermine (...) les conditions et les délais dans lesquels les populations intéressées de la Nouvelle-Calédonie seront amenées à se prononcer sur l'accession à la pleine souveraineté ».

Organisés à la demande des élus indépendantistes du congrès de la Nouvelle-Calédonie, ces scrutins ont vu par trois fois une majorité des « populations intéressées de la Nouvelle-Calédonie » - c'est-à-dire les Calédoniens inscrits sur la liste électorale spéciale pour la consultation - répondre « non » à la question de savoir si la Nouvelle-Calédonie devait accéder à la pleine souveraineté et devenir indépendante.

Contrairement aux inquiétudes exprimées par la mission lors de son précédent rapport, il semble que le débat sur la légitimité du troisième scrutin d'autodétermination - déjà clos sur le plan juridique60(*) - ne soit plus d'actualité, étant donné que toutes les parties ont accepté de dialoguer avec l'État sans demander, lors des dernières réunions bilatérales, la tenue d'une nouvelle consultation en lieu et place de celle qui s'est déroulée le 12 décembre 2021.

Les rapporteurs considèrent donc qu'aujourd'hui un consensus existe pour affirmer que le droit à l'autodétermination devra s'exercer à l'avenir selon de nouvelles modalités.

Comme l'ont, en effet, fait valoir l'audit de la décolonisation comme le bilan de l'accord de Nouméa, présentés par les ministres Gérald Darmanin et Jean-François Carenco aux parties le 1er juin 2023, « ces trois consultations correspondent (...) à l'exercice d'un choix d'autodétermination libre et démocratique, tel que défini par la résolution 1514 de l'ONU »61(*).

La résolution 1514 de l'ONU :
texte fondateur du droit onusien de la décolonisation

S'appuyant, à titre principal, sur le « principe de l'égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes » inscrit au paragraphe 2 de l'Article premier de la Charte des Nations Unies, l'Assemblée générale a adopté, par sa résolution 1514 (XV) du 15 décembre 1960, la Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux.

Dans cette résolution, considérant le rôle important de l'Organisation des Nations Unies comme moyen d'aider le mouvement vers l'indépendance dans les territoires sous tutelle et les territoires non autonomes, l'Assemblée a proclamé solennellement la nécessité de mettre rapidement et inconditionnellement fin au colonialisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations et déclaré entre autres principes que tous les peuples avaient le droit de libre détermination.

Aux termes de la résolution 1541 (XV) de l'Assemblée générale, adoptée en 1960 et intitulée « Principes qui doivent guider les États Membres pour déterminer si l'obligation de communiquer des renseignements, prévue à l'alinéa de l'Article 73 de la Charte, leur est applicable ou non », « on peut dire qu'un territoire non autonome a atteint la pleine autonomie quand il :

- est devenu État indépendant et souverain ;

- s'est librement associé à un État indépendant ;

- s'est intégré à un État indépendant. »

Source : résolution 1514 de l'Assemblée générale de l'ONU62(*)

Le droit à l'autodétermination des Calédoniens, inscrit et protégé en droit international comme national, demeure cependant entier.

Au-delà des garanties dont il bénéficie en droit international, le droit à l'autodétermination des collectivités ultramarines, indépendamment de leur statut constitutionnel, est garanti par la Constitution. Cette garantie résulte tant d'une jurisprudence constante du juge constitutionnel depuis 1975 que par une intention claire du Constituant, telle qu'elle transparaît des travaux parlementaires.

En effet, malgré l'affirmation constitutionnelle du caractère indivisible de la République et du rôle du président de la République de garant de l'intégrité du territoire, le droit de libre détermination des peuples est affirmé à deux reprises par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 :

en premier lieu, indirectement, comme l'a rappelé Marcel Prélot alors rapporteur du projet de loi organisant une consultation sur l'autodétermination de la Côte française des Somalis en 1966, « par la référence que contient la Constitution de 1958 "aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale, tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946". Le préambule de la Constitution de 1946 contenait, on s'en souvient, cette déclaration : « Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires" ». L'on peut considérer que ce principe proclamé par un régime républicain antérieur a été repris à son compte par la Constitution de 1958 ;

en second lieu, directement, par le deuxième alinéa du Préambule de la Constitution, qui prévoit qu'« en vertu de ces principes et de celui de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique ».

Le cadre constitutionnel actuel garantit un droit à l'autodétermination,
y compris des territoires ultramarins

Ces principes, inscrits dans le préambule de la Constitution de 1958, sont mis en oeuvre par trois procédures distinctes prévues dans le corps même de celle-ci :

- la première, utilisée lors de l'entrée en vigueur de la Constitution, pour un délai limité et enserré dans le temps, permettait à tous les territoires dits « d'outre-mer », anciennement sous domination coloniale, d'accéder à l'indépendance en rejetant cette nouvelle constitution, soumise au référendum du 28 septembre 1958. Utilisée par un seul territoire, la Guinée, cette procédure avait pour objectif de régir la manière dont les territoires d'outre-mer étaient appelés à entrer dans le nouveau régime constitutionnel français ;

- la deuxième, prévue à l'ancien article 76 de la Constitution, applicable dans un délai de quatre mois suivant la promulgation de la Constitution - soit entre le 4 octobre 1958 et le 4 février 1959 - a offert la possibilité aux mêmes territoires dits « d'outre-mer » de choisir le statut d'État membre de la Communauté française63(*), qui était alors une première étape avant l'indépendance. Cette procédure a été suivie par l'ensemble des territoires qui ont ensuite été considérés comme des États membres de la Communauté. Si ces dispositions ont, depuis, été abrogées par la révision constitutionnelle du 4 aout 1995, il n'en demeure pas moins clair que ce mécanisme n'avait vocation à n'ouvrir que de ponctuelles et limitées possibilités d'exercer un droit à l'autodétermination comme l'avait alors rappelé Michel Debré, Premier ministre, en réponse à une question écrite du député Jean-Marie Le Pen :

« La transformation des territoires d'outre-mer en États de la Communauté ne pouvait avoir lieu que dans les quatre mois qui ont suivi l'entrée en vigueur de la Constitution. Aucune transformation en État de la Communauté, aucune sécession de la République ne sont donc constitutionnellement possibles » (JOAN, 29 avril 1959, p. 351) ;

- enfin, la troisième, inscrite sans limite de durée à l'article 53 de la Constitution, prévoit les modalités de sortie de la République de territoires qui après y être entrés souhaiteraient en sortir. Inscrit dans le titre VI intitulé « des traités internationaux », cet article dispose, en l'occurrence, que « les traités (...) qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi. (...) Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n'est valable sans le consentement des populations intéressées ».

Si les deux premières procédures ont disparu par suite de la forclusion des délais prévus, l'article 53 de la Constitution demeure et a été, avec constance, interprété, tant par le juge constitutionnel que par les travaux parlementaires, comme applicable à un cas de sécession d'un territoire de la République.

Les travaux parlementaires, conduits par René Capitant et Marcel Prélot, sur le projet de loi organisant une consultation sur l'autodétermination de la Côte française des Somalis, ont permis d'exposer la « doctrine Capitant » comme l'a résumé Marcel Prélot : « l'application de ses dispositions à l'hypothèse historique où la France céderait à un État étranger ou bien acquerrait de celui-ci un territoire ne saurait être limitée. Selon l'esprit du préambule, l'article 53 s'applique tout aussi bien à l'hypothèse généralisée par la décolonisation du territoire cessant d'appartenir à la République française pour constituer un État indépendant. (...) En bref, l'article 53 de la Constitution s'applique non seulement dans le cas de cession mais dans celui de sécession »64(*).

Cette interprétation a été suivie par le Conseil constitutionnel qui, appelé à apprécier la validité de la loi précitée, a « par une lecture assurément constructive du texte constitutionnel »65(*) affirmé que « les dispositions de cet article doivent être interprétées comme étant applicables, non seulement dans l'hypothèse où la France céderait à un État étranger ou bien acquerrait de celui-ci un territoire, mais aussi dans l'hypothèse où un territoire cesserait d'appartenir à la République pour constituer un État indépendant ou y être rattaché »66(*).

Cette reconnaissance de la constitutionnalité du processus d'autodétermination menant la République à reconnaître l'indépendance d'une partie de son propre territoire, fondée sur l'alinéa 3 de l'article 53 de la Constitution, a été confirmée une première fois en 197567(*), puis davantage étayée par le juge constitutionnel dans une décision de 198768(*). Il s'est, pour ce faire, appuyé explicitement sur l'alinéa 2 du préambule de la Constitution et la mention qui y est faite du principe de libre détermination69(*).

S'agissant du cas particulier de la Nouvelle-Calédonie, le Conseil constitutionnel a déjà affirmé que la possibilité de recourir à cette procédure n'était pas limitée aux seuls territoires d'outre-mer et l'a étendue à toute collectivité ultramarine, qu'il s'agisse d'un département d'outre-mer ou d'une collectivité à statut particulier70(*).

Dès lors, les rapporteurs, qui partagent cette lecture du texte constitutionnel et son applicabilité à la Nouvelle-Calédonie, réaffirment que le droit à un processus d'autodétermination d'un territoire de la République est constitutionnellement garanti. Ils rappellent, toutefois, qu'un tel processus serait soumis aux garanties prévues à l'article 53 de la Constitution. Sans y être totalement identique, cette procédure peut d'ailleurs être assimilée au processus inscrit, à titre transitoire, dans la Constitution à la suite l'accord de Nouméa aux articles 76 et 77 et appliqué selon une procédure sui generis.

Il présente des garanties identiques quant à la consultation des seules populations intéressées et au caractère non unilatéral d'une telle consultation.

En effet, en dehors de la « double exigence de loyauté et de clarté de la question posée »71(*) consacrée par le juge constitutionnel pour l'ensemble de ces scrutins, le caractère non directement décisoire de la consultation, comme pour les consultations prévues par l'accord de Nouméa72(*), est explicitement posé par l'article 53 de la Constitution, qui dispose qu'« ils ne prennent effet qu'après avoir été ratifiés ou approuvés »73(*).

Parallèlement, le principe de la consultation des seules « populations intéressées », tolérant des restrictions tenant à la durée de résidence sur le territoire pour pouvoir participer aux consultations organisées est applicable en vertu des deux procédures.

Ainsi, le juge constitutionnel a admis, déjà s'agissant de la Nouvelle-Calédonie, la fixation d'une condition de résidence de trois ans, bien supérieure aux conditions de droit commun prévues par le code électoral, pour participer à la consultation d'autodétermination de la Nouvelle-Calédonie en 1987, assise sur le fondement de l'article 53 de la Constitution74(*). Il a donc reconnu au législateur une marge d'appréciation, initialement aux fins d'exclure du scrutin les fonctionnaires d'État présents sur le territoire pour un séjour limité, afin de tempérer l'égalité devant le suffrage dans l'objectif d'écarter d'une consultation à l'autodétermination une partie des résidents d'un territoire alors considérés comme n'étant pas « des populations intéressées » au sens de l'article 53 de la Constitution.

La seule réelle différence, aux yeux des rapporteurs, entre la procédure prévue à l'article 53 de la Constitution et celle prévue spécifiquement par l'accord de Nouméa tient à la fixation des modalités de déclenchement de la consultation des populations qui ne sont ni définies ni encadrées dans le temps dans la procédure d'autodétermination de droit commun.

C'est pourquoi, davantage que sur l'existence d'un droit à l'autodétermination, déjà garanti, les rapporteurs rappellent qu'il importe d'aboutir à un accord entre les parties sur les modalités de déclenchement de ce droit et sur l'horizon temporel d'une prochaine consultation.

En ce sens, les récentes déclarations du ministre Gérald Darmanin, devant le comité spécial de l'ONU en charge de la décolonisation, qui a « voulu garantir aux Nations unies que nous en discutons » et s'est, par la même occasion, demandé « comment on pourra déclencher ce droit à l'autodétermination à l'échelle d'une ou deux générations », posent les questions pertinentes qu'il appartiendra à la négociation tripartite de trancher, les autres questions ayant déjà reçu une réponse constitutionnelle claire75(*).

De la même manière, la proposition faite par le ministre d'explorer « de nouvelles approches comme la réalisation d'un bilan des dispositions régissant le statut de la Nouvelle-Calédonie, qui serait obligatoire pour que les autorités politiques, ainsi qu'un seuil minimal de citoyens ou d'élus, puissent solliciter une évolution statutaire concernant le niveau d'émancipation » est favorablement accueillie par les rapporteurs. Elle témoigne, d'une part, de ce que l'État peut être une force de propositions pour faire avancer les négociations et, d'autre part, de la nécessité de promouvoir des innovations juridiques spécifiques afin de s'adapter aux réalités et spécificités calédoniennes.

Aussi les rapporteurs constatent-ils, pour s'en réjouir, qu'au-delà des divergences qu'entretiennent certains acteurs, les discussions sur les paramètres du droit à l'autodétermination se sont ouvertes. Ils appellent à ce qu'elles permettent d'aboutir à une conciliation équilibrée entre le besoin de stabilité institutionnelle exprimé par certains acteurs, en particulier issus du monde économique, et la nécessaire considération des revendications indépendantistes portées par une large minorité de responsables politiques calédoniens soutenus par de nombreux citoyens calédoniens.

3. Poursuivre le processus de décolonisation culturelle, économique, sociale et juridique entamé par l'État et consolider ses acquis

La République ne demande pas que la Nouvelle-Calédonie cesse de figurer sur la liste des territoires à décoloniser. Cette position réitérée comme la restitution aux Calédoniens des actes de possession par le président de la République Emmanuel Macron le 6 mai 201876(*) et la remise d'un audit de la décolonisation aux partenaires le 1er juin 202377(*) constituent des marques visibles et symboliques de la volonté de l'État de s'inscrire dans un processus de décolonisation culturelle, économique, sociale et juridique.

À cet égard, les rapporteurs rappellent que, si le processus politique et institutionnel initié par l'accord de Nouméa n'a pas débouché sur l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie, celui-ci ne saurait emporter la fin du processus de décolonisation culturelle économique et sociale, qui est distinct. Il convient, dans ce contexte, de consolider les acquis de ce processus et de le poursuivre.

En effet, comme le rappelle l'audit sur la décolonisation, ce processus s'est fondé sur le cadre défini par le comité spécial pour la décolonisation de l'Organisation des Nations unies (ONU) qui pose comme principe premier celui de « favoriser un environnement propice à l'évolution pacifique de la Nouvelle-Calédonie vers l'autodétermination ».

Un tel objectif a, en particulier, été poursuivi par la reconnaissance spécifique et la protection particulière des droits du peuple kanak qui, prenant appui sur une reconnaissance juridique sui generis, a suivi plusieurs voies :

- la participation au comité spécial de la décolonisation de l'ONU et la transparence sur le processus de décolonisation78(*) ;

- la reconnaissance des structures coutumières et des droits associés. La meilleure illustration de cette considération apportée à l'identité kanak est la consécration d'une institution spécifique chargée, pour la Nouvelle-Calédonie, de la représentation des aires coutumières calédoniennes et des structures coutumières, disposant de prérogatives propres : le sénat coutumier79(*).

En complément, certaines compétences, bien que régaliennes, connaissent des adaptations juridiques relatives aux spécificités kanak : il en va ainsi de la reconnaissance d'un statut civil coutumier80(*) mais également de la participation d'assesseurs coutumiers pour assister les magistrats dans l'exercice de la politique pénale81(*) ou encore du développement de la médiation pénale coutumière82(*).

Enfin, la consécration de terres coutumières et leur réattribution, pour un total de 17 % des terres de la grande terre, aux tribus kanak représente assurément un élément de rééquilibrage et de décolonisation dans la répartition foncière du territoire ;

- la consécration de signes identitaires propres à la Nouvelle-Calédonie et représentant l'identité kanak.

À titre d'exemple, la levée en 2010, en présence du Premier ministre d'alors François Fillon, des deux drapeaux, tricolore et indépendantiste, à l'initiative de Pierre Frogier et Charly Pidjot, pour représenter la Nouvelle-Calédonie, a assurément marqué un signe de reconnaissance de l'identité kanak83(*). Comme l'avait exprimé le président du sénat coutumier, Julien Boanemoa, le 17 juillet 2010, cette première levée de drapeaux est « un symbole fort de reconnaissance et d'espoir » ;

- l'édiction d'une charte du peuple kanak, instituant « un cadre juridique pour la reconnaissance du peuple kanak » 84(*);

- le transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence « enseignement scolaire » qui a permis l'adaptation des programmes scolaires aux spécificités culturelles et linguistiques locales.

Toutefois, certains acteurs rencontrés par la mission ont fait état de maladresses ou manquements de l'État dans les actions menées en faveur de la décolonisation du territoire.

Ainsi, comme évoqué ci-avant, la méthodologie retenue pour conduire l'audit de la décolonisation constitue une action manquée en faveur de ce processus. Il semble dès lors nécessaire de laisser les populations kanak, par la voix de leurs représentants politiques et coutumiers, proposer à tout le moins des compléments voire une nouvelle version de ce document.

De la même manière, plusieurs représentants indépendantistes rencontrés ont interpellé les rapporteurs sur l'occasion manquée qu'a constitué la remise des actes de prise de possession au gouvernement collégial de la Nouvelle-Calédonie par le président de la République le 5 mai 2018, qui, malgré leurs alertes multiples, n'a pas été conforme aux traditions et coutumes du peuple kanak faute que ces documents aient été remis à leurs destinataires légitimes aux yeux de la population.

La mission d'information estime, dès lors, qu'une dernière étape devrait être franchie, celle de l'accomplissement par le président de la République d'un vrai geste de réconciliation aux tribus kanak, comme l'ont demandé certains interlocuteurs de la mission, et dont la forme la plus appropriée reste à déterminer avec les populations concernées.

Comme l'ont évoqué les sénateurs coutumiers lors de leur rencontre avec les rapporteurs, il importe désormais de passer d'une décolonisation des institutions à une décolonisation des esprits, ce qui ne peut se réaliser que par des actions symboliques comme concrètes répétées de l'État et des institutions vis-à-vis des Kanaks et de leurs tribus.

Lors de l'audition par la mission du Comité des Sages, Elie Poigoune, ancien président de la Ligue des droits de l'Homme de Nouvelle-Calédonie, a plaidé pour la réalisation de gestes coutumiers de pardon dans chacune des tribus kanak, qui serait réalisés par un représentant de l'État et du Gouvernement afin de marquer les esprits et d'avancer concrètement dans le processus de décolonisation.

Sans se prononcer sur la forme que devraient prendre ces gestes qu'il appartient aux principaux concernés de définir avec l'État, les rapporteurs insistent sur la nécessité d'accomplir aussi un véritable geste symbolique de décolonisation par le président de la République, incarnation de l'État et dépositaire de son histoire. Ce geste pourrait, à leurs yeux, être utilement réalisé par le président de la République lors de son prochain déplacement en Nouvelle-Calédonie annoncé pour la fin du mois de juillet 2023.


* 57 Selon les résultats officiels et définitifs, cette majorité a été de 56,67 % en 2018, 53,26 % en 2020 et 96,5 % en 2021

* 58 Décrets n° 2018-457 du 6 juin 2018, n° 2020-776 du 24 juin 2020 et n° 2021-866 du 30 juin 2021 portant convocation des électeurs et organisation de la consultation sur l'accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie.

* 59 Relevé de conclusions du XVIIe comité des signataires de l'accord de Nouméa, 27 mars 2018, Premier ministre. Le document est consultable à l'adresse suivante : https://documentation.outre-mer.gouv.fr/Record.htm?idlist=2&record=19137487124919556699.

* 60 Sur le plan juridique, le débat semble aujourd'hui clos, le Conseil d'État ayant jugé par deux fois que la tenue de la consultation relative à l'autodétermination au mois de décembre 2021 était juridiquement valide ; une première fois au mois de novembre 2021, lorsque le Conseil d'État a rejeté un recours contre le décret du 30 juin 2021 convoquant les électeurs pour la troisième consultation sur l'accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie (Conseil d'État, 10 novembre 2021, req. n° 456139) ; une seconde fois, au mois de juin 2022, en rejetant le recours formé - entre autres - par le Parti de libération kanak (Palika) demandant l'annulation des opérations référendaires tenues en décembre 2021 au motif que l'épidémie de covid-19 et la déclaration d'une période de deuil coutumier d'un an faisaient obstacle au bon déroulement à de telles opérations et, partant, portaient atteinte à la sincérité de ce scrutin (Conseil d'État, 3 juin 2022, req. n°s 459711, 459753).

* 61  https://www.nouvelle-caledonie.gouv.fr/contenu/telechargement/10908/94991/file/Rapport+Roland+Berger+-+Audit+de+la+d%C3%A9colonisation.pdf p. 14.

* 62 Résolution 1514 (XV) du 15 décembre 1960 de l'Assemblée générale de l'ONU consultable en intégralité à l'adresse suivante :
https://documents-dds-ny.un.org/doc/RESOLUTION/GEN/NR0/154/33/PDF/NR015433.pdf?OpenElement.

* 63 Qui remplaçait l'Union française existant sous la Quatrième République.

* 64 Rapport n° 108 (1966-1967) de Marcel Prélot fait au nom de la commission des lois du Sénat sur le projet de loi organisant une consultation de la population de la Côte française des Somalis, déposé le 13 décembre 1966 et consultable à l'adresse suivante : https://www.senat.fr/rap/1966-1967/i1966_1967_0108.pdf.

* 65 Félicien Lemaire, « L'outre-mer, l'unité et l'indivisibilité de la République », les Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, n° 35, avril 2012, consultable à l'adresse suivante : https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/l-outre-mer-l-unite-et-l-indivisibilite-de-la-republique.

* 66 Considérant n° 2 de la décision n° 75-59 DC du 30 décembre 1975 du Conseil constitutionnel examinant la loi relative aux conséquences de l'autodétermination des îles des Comores et consultable à l'adresse suivante : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1975/7559DC.htm.

* 67 Ibid.

* 68 Décision n° 87-226 DC du 2 juin 1987 du Conseil constitutionnel examinant la loi organisant la consultation des populations intéressées de la Nouvelle-Calédonie et dépendances prévue par l'alinéa premier de l'article 1er de la loi n° 86-844 du 17 juillet 1986 relative à la Nouvelle-Calédonie et consultable à l'adresse suivante :

https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1987/87226DC.htm.

* 69 Le considérant n° 5 de la décision précitée énonce que : « ces dispositions font application aux traités et accords internationaux relevant du titre VI de la Constitution des principes de libre détermination des peuples et de libre manifestation de leur volonté, spécifiquement prévus pour les territoires d'outre-mer par l'alinéa 2 du préambule ».

* 70 Voir les décisions n 2000-428 DC du 4 mai 2000 du Conseil constitutionnel sur la loi organisant une consultation de la population de Mayotte consultable à l'adresse suivante : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2000/2000428DC.htm ; et n° 2000-435 DC du 7 décembre 2000 sur la loi d'orientation pour l'outre-mer consultable à l'adresse suivante : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2000/2000435DC.htm.

* 71 Voir en particulier le considérant n° 7 de la décision n° 87-226 DC du 2 juin 1987 du Conseil constitutionnel précitée.

* 72 Comme le rappelait le document sur les conséquences du « oui » et du « non » : « L'accord de Nouméa prévoit des « consultations d'autodétermination » et non des « référendums d'autodétermination ». Dès lors, le résultat du scrutin n'emporte pas l'accession à la pleine souveraineté du pays de manière immédiate. C'est une loi du Parlement français qui devra déclarer la souveraineté pleine et entière de la Nouvelle-Calédonie », p. 5, précité.

* 73 À la différence des procédures prévues originellement dans la Constitution, les territoires d'outre-mer n'ont plus la faculté de décider unilatéralement s'ils se maintiendront dans la République française ou en sortiront. Ainsi, le « consentement des populations intéressées » ne constitue pas un référendum décisoire, la décision exige un concours de la volonté de la population du territoire et du Parlement français : le territoire ne pouvant sortir de la République sans l'approbation, par la loi, du législateur ; et réciproquement, la loi ne pouvant, sans le consentement des populations intéressées, rejeter un territoire hors de la République.

* 74 Voir en particulier le considérant n° 6 de la décision n° 87-226 DC du 2 juin 1987 précitée.

* 75 NC la 1ère, « Gérald Darmanin évoque la Nouvelle-Calédonie devant le Comité spécial de la décolonisation à New-York », 20 mai 2023, consultable à l'adresse suivante https://la1ere.francetvinfo.fr/gerald-darmanin-evoque-la-nouvelle-caledonie-devant-le-comite-special-de-la-decolonisation-a-new-york-1397534.html.

* 76  https://gouv.nc/actualites/06-05-2018/les-actes-de-possession-remis-aux-caledoniens.

* 77 Présentation de l'audit de la décolonisation :
https://www.nouvelle-caledonie.gouv.fr/Actualites/Presentation-de-l-audit-de-la-decolonisation-et-du-bilan-de-l-accord-de-Noumea.

* 78 Voir la partie I du présent rapport.

* 79 À titre d'exemple, les articles 141 et 149 de la loi organique prévoient que chaque aire coutumière désigne un conseil coutumier dont la composition est fixée selon les usages propres à l'aire.

* 80 Hérité de la IVème République, l'article 75 de la Constitution précise toujours que « les citoyens de la République qui n'ont pas le statut civil de droit commun [...] conservent leur statut personnel tant qu'ils n'y ont pas renoncé ». La loi organique du 19 mars 1999 a facilité la conservation et l'accès au statut coutumier en permettant le retour au statut civil coutumier pour les personnes y ayant renoncé ou dont les ascendants y avaient renoncé. Enfin, l'Accord de Nouméa a consacré la spécificité du statut coutumier en établissant un principe d'égalité entre statut civil et statut coutumier (point 1.1. du document d'orientation).

* 81 Le point 1.4 du document d'orientation prévoit que « Les juridictions statuant sur les litiges seront les juridictions de droit commun avec des assesseurs coutumiers ».

* 82 Voir la circulaire du 18 mars 2013 de la politique pénale pour la Nouvelle-Calédonie du garde des sceaux.

* 83  https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/il-y-dix-ans-nouvelle-caledonie-levee-conjointe-deux-drapeaux-854086.html.

* 84 Sénat coutumier, "Charte du Peuple Kanak - socle commun des valeurs et principes fondamentaux de la civilisation Kanak", consultable à l'adresse suivante :  https://www.senat-coutumier.nc/phocadownload/userupload/nos_publications/charte.pdf