B. LES VALEURS DE LA RÉPUBLIQUE ATTAQUÉES

Érigée en « première priorité nationale » comme le rappelle le premier article du code de l'éducation, l'école est au centre des politiques publiques. Depuis la loi n° 2005-380 du 23 avril 2005 d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école, « outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l'école de faire partager aux élèves les valeurs de la République ».

Or, les propos de Pap Ndiaye, alors ministre de l'éducation nationale, devant la mission sont sans appel : « tous les acteurs de terrain en conviennent, il existe des entreprises locales d'entrisme religieux dans nos écoles et dans nos établissements ».

1. Des contestations d'enseignement en forte augmentation

L'école fait face à un mouvement croissant de contestations des enseignements. Pendant longtemps occulté, le ministère de l'éducation nationale semble désormais avoir pris conscience du phénomène. Les incidents qui ont émaillé la minute de silence organisée le 8 janvier 2015 dans les établissements scolaires au lendemain de l'attentat de l'hypercasher et de Charlie Hebdo, ont été un électrochoc pour les services centraux du ministère de l'éducation nationale. Le nombre exact d'incidents reste d'ailleurs inconnu : il a été arbitrairement arrêté à 200, mais est largement sous-estimé16(*).

La nomination de Jean-Michel Blanquer comme ministre de l'éducation nationale en 2017 a été le point de départ d'une nouvelle politique en matière de promotion des valeurs de la République et de la laïcité. Il y avait urgence. Pour reprendre les propos d'un enseignant rencontré, « l'État se rend compte depuis quelques années de l'existence de ces contestations et prend conscience que l'on ne peut plus enseigner comme autrefois ».

Ce changement de paradigme de toute l'éducation nationale était indispensable, tant ces contestations sont désormais ancrées dans le quotidien scolaire. Selon un sondage réalisé par l'IFOP en décembre 202217(*), 60 % des professeurs de l'école publique indiquent avoir été confrontés au moins une fois au cours de leur carrière à des contestations d'enseignement pour des motifs religieux et 30 % l'ont été dans les quinze derniers mois précédant la réalisation de ce sondage.

Il serait erroné de croire que seules certaines disciplines sont concernées. Les contestations se sont diffusées dans la quasi-totalité des matières et les valeurs de la République - telles que l'égalité entre les filles et garçons - sont remises en cause dans la vie quotidienne des établissements.

Les exemples ci-dessous, recueillis à l'occasion des auditions de la mission, témoignent de l'ampleur du défi à relever par l'éducation nationale.

Les contestations d'enseignement et les remises en cause des valeurs de la République au sein de l'institution scolaire : exemples d'atteinte

- Demande de dispense de cours le samedi matin pour raison religieuse et absence constatée les deux samedis suivant cette demande ;

- Dispense pour les cours de natation en raison d'une allergie au chlore ;

- Contestation du visionnage du film Persepolis, refus d'étudier Harry Potter, car promotion de la sorcellerie ;

- Éducation morale et civique : refus de faire un exposé sur la déconstruction du complot ;

- Histoire : contestation d'enseignement sur la naissance de l'Islam, remise en cause de l'existence du génocide arménien ;

- Refus lors d'une sortie scolaire : un élève de confession musulmane explique qu'il ne peut pas entrer dans un cimetière catholique ;

- Cours de musique : refus d'écouter de la musique ou de chanter pendant la période du ramadan ;

- SVT : remise en cause de la théorie de l'évolution, élèves qui se cachent les yeux lorsque les organes reproducteurs de l'homme et de la femme sont étudiés ;

- Éducation à la sexualité : à la suite de rumeurs en Belgique sur le contenu des cours d'éducation à la sexualité, des parents se sont inquiétés et ont demandé à ce que leurs enfants en soient dispensés ;

- Sciences physiques : contestation de l'origine du monde ;

- Contestation de l'exposition sur la laïcité présentée dans le hall de l'établissement ;

- Propos selon lesquels une fille ne peut pas discuter avec un garçon sans être victime d'insultes dégradantes et sexuelles.

Contrairement aux idées reçues, les remises en cause des enseignements sont désormais généralisées dans toutes les catégories d'établissements, comme en témoigne le profil des enseignants ayant déclaré avoir observé au moins une contestation d'enseignement au cours des 15 mois précédant le sondage précédemment cité.

Profil des enseignants ayant observé au moins une contestation d'enseignements au cours des années scolaires 2021-2022 et 2022-2023

REP

Ville-centre

Banlieue « aisée »

Banlieue « populaire »

Ville isolée

Commune rurale

Établissement public

Établissement privé

53 %

32 %

25 %

38 %

25 %

23 %

31 %

25 %

(Lecture : 53 % des enseignants REP sont dans cette situation) - IFOP, les enseignants face à l'expression du fait religieux à l'école et aux atteintes à la laïcité, décembre 2022.

L'enseignement privé sous contrat est également concerné. En 2018-2019, 25,6 % des enseignants des collèges et lycées privés sous contrat indiquent avoir rencontré un refus ou une contestation d'enseignement18(*). Or si l'existence d'un caractère propre est reconnue aux établissements privés sous contrat, « l'enseignement [y] est dispensé selon les règles et les programmes de l'enseignement public » (art. L442-5 du code de l'éducation)

2. L'enseignement moral et civique (EMC) : des contenus pléthoriques pour un enseignement strapontin

Les travaux de la mission d'information sur la culture citoyenne19(*) de 2022 ont mis en évidence un contenu des programmes d'éducation morale et civique à la fois confus et disparate. Au gré des préoccupations de la société, le législateur a en effet jugé opportun d'élargir le contenu de cet enseignement - douze fois depuis 2001.

Il en résulte un article du code de l'éducation - l'article L. 312-15 - mettant sur le même plan des thématiques aussi diverses que nombreuses.

Deux ans plus tard, le constat reste le même : comme l'avaient souligné les rapporteurs, « les programmes actuels se caractérisent par une grande profusion. Les professeurs ne savent pas comment les traiter en intégralité. C'est un peu à la carte. Or, un programme national n'est pas à la carte ». De plus, malgré ce champ de thématiques très large à aborder, l'EMC en omet une, qui devrait pourtant être au coeur même de cet enseignement : le fonctionnement de la vie démocratique et des institutions.

Lors de son audition par les rapporteurs, Mark Sherringham, président du conseil supérieur des programmes (CSP), a indiqué que les programmes d'EMC étaient actuellement en cours de modification afin de garantir aux élèves « la connaissance et le fonctionnement des institutions de la République et l'Union européenne ». Les rapporteurs se félicitent de cet objectif visant à donner toute sa part aux institutions et à la vie démocratique. Ils seront attentifs à sa mise en oeuvre, tout comme à celle de la promesse du Président de la République le 16 janvier dernier de doubler le temps consacré à l'EMC au collège.

La place des institutions dans le projet des nouveaux programmes d'EMC

En juin 2023, Pap Ndiaye, alors ministre de l'éducation nationale, a saisi le conseil supérieur des programmes pour une rénovation des programmes d'EMC du CP à la terminale. Sa lettre de mission prévoit spécifiquement, et entre autres, que l'EMC doit garantir pour les élèves « la connaissance et le fonctionnement des institutions de la République et l'Union européenne ». Les projets de programmes d'EMC publiés fin janvier 2024 accordent une place renforcée au fonctionnement des institutions et de la vie démocratique. Voici par classe, les notions qui feraient partie du programme :

- à l'école primaire : en CE2, le président de la République, le maire ; en CM1, le vote, la République française membre de l'UE ;

- au collège : en 6ème : les échelles de la représentation de la commune au Parlement européen ; en 5ème : le défenseur des droits, les missions de solidarité des collectivités locales, le Sénat et la représentation des territoires ; en 4ème : l'État de droit, le Conseil constitutionnel, les institutions judiciaires, l'armée et les forces de sécurité ; en 3ème : la Constitution dans son ensemble, la séparation des pouvoirs, les institutions européennes dont la Cour de justice de l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), les élections et les campagnes électorales et référendaires ;

- au lycée : en seconde : l'État de droit et la communauté des nations démocratiques (dont l'UE), le bloc de constitutionnalité ; en première : la décentralisation et les collectivités territoriales, le statut des territoires ultramarins ; en terminale : la Constitution, l'éligibilité, les nouveaux espaces de délibération, la délibération dans les institutions internationales, l'UE et l'ONU.

En 1991, le Conseil d'État avait alerté le législateur sur les dérives normatives : « quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête qu'une oreille distraite ». Cette remarque face à l'inflation normative s'applique aux contenus d'EMC. Force est de souligner que le contenu des programmes d'EMC restera pléthorique tant que l'article L. 312-15 du code de l'éducation demeurera aussi « bavard ».

Les rapporteurs tiennent à rappeler une position constante de la commission de la culture du Sénat : il n'appartient pas au législateur, mais au conseil supérieur des programmes de définir le contenu de ceux-ci. Aussi, les rapporteurs appellent de leurs voeux une modification de l'article L. 312-15 du code de l'éducation visant à le recentrer sur la connaissance des institutions françaises et européennes, la compréhension des enjeux internationaux, sociétaux et environnementaux du monde contemporain, ainsi que sur les valeurs de la République et la laïcité. Une réécriture de cet article a d'ailleurs été adoptée au Sénat en ce sens le 23 novembre dernier, à l'occasion de l'examen de la proposition de loi tendant à renforcer la culture citoyenne20(*).

Recommandation : modifier la rédaction de l'article L. 312-15 du code de l'éducation, afin de recentrer le contenu de l'enseignement moral et civique sur la connaissance des institutions françaises et européennes, la compréhension des enjeux internationaux, sociétaux et environnementaux du monde contemporain, ainsi que sur les valeurs de la République et la laïcité.

3. La laïcité, une valeur de la République méconnue, voire rejetée

Laïcité et école de la République sont intrinsèquement liées. C'est par l'école de la République que la laïcité est entrée dans la société française, bien avant la loi de séparation des Églises et de l'État.

La loi du 28 mars 1882 portant sur l'organisation de l'enseignement primaire fixe le principe de la neutralité des programmes, supprime le droit d'inspection, de surveillance et de direction des écoles publiques dont bénéficiaient les ministres du culte et remplace l'instruction religieuse par l'instruction morale. Quatre ans plus tard, la loi dite Goblet confie à un personnel exclusivement laïc l'enseignement dans les écoles publiques. Ces textes datant de plus de 140 ans constituent toujours l'un des principes généraux de l'enseignement public (art. L. 141-1 et suivants du code de l'éducation).

La laïcité, en permettant la stricte neutralité dans l'espace scolaire, participe à l'idéal émancipateur de l'école. Comme le rappelle l'article 6 de la charte de la Laïcité à l'école, « la laïcité de l'École offre aux élèves les conditions pour forger leur personnalité, exercer leur libre arbitre et faire l'apprentissage de la citoyenneté. Elle les protège de tout prosélytisme et de toute pression qui les empêcheraient de faire leurs propres choix ». L'État doit empêcher que l'esprit des élèves « soit harcelé par la violence et les fureurs de la société : sans être une chambre stérile, l'école ne saurait devenir la chambre d'écho des passions du monde, sous peine de faillir à sa mission éducative »21(*).

Or, loin d'être perçue comme un outil d'émancipation, elle est aujourd'hui comprise par de plus en plus d'élèves comme une interdiction, construite contre la religion.

Plus grave, la défense de la laïcité se délite chez les adultes associés au fonctionnement des établissements. Les rapporteurs constatent en effet que le concept de laïcité est désormais mal connu de nombreux enseignants et personnels de l'éducation nationale. Ce constat inquiétant, déjà souligné dans le rapport Obin de 200422(*), est rappelé quinze ans plus tard par l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) en novembre 2019 : « le principe de laïcité, la connaissance de ses racines historiques et juridiques et de sa signification, ainsi que ses règles d'application et sa portée restaient très lacunaires chez beaucoup d'enseignants, certes à des degrés très différents selon leurs disciplines d'enseignement (les professeurs d'histoire-géographie et EMC sont souvent mentionnés comme bien au fait de l'ensemble de ces questions). Plusieurs interlocuteurs de la mission ont en outre souligné que, pour un certain nombre d'enseignants, la conception de la laïcité et de son sens était davantage affaire de positionnement personnel, idéologique et politique, que de droit, ce qui pouvait entraîner des tensions dans l'équipe éducative, lorsque la question de son application dans l'établissement était évoquée »23(*). Il est à noter que 5 % des enseignants considèrent que la définition la plus juste de la laïcité est « un principe mis en oeuvre par la République pour combattre les religions ». Ils n'étaient que 1 % en 2018. 22 % la confondent avec la tolérance24(*).

La mauvaise connaissance de la définition et du contenu de la laïcité s'explique par une formation tant initiale que continue des enseignants et personnels administratifs trop longtemps défaillante. En 2018, 74 % des enseignants interrogés ont indiqué ne pas avoir bénéficié d'une formation initiale sur ce sujet.

À cela s'ajoute une rupture générationnelle. Comme l'a souligné Alain Seksig, secrétaire général du conseil des sages de la laïcité, « les jeunes professeurs sont moins portés vers la laïcité et les principes républicains que nous pouvions l'être, faute de formation. Lorsque j'ai commencé à enseigner à Belleville en 1973, nous ne parlions jamais de laïcité. Ce n'était pas davantage le cas dans les sessions de formation. Ce que nous payons aujourd'hui, c'est cette absence de formation. L'éducation nationale a pris un retard considérable, pensant que c'était une affaire réglée ». Or, tout comme la société s'interroge sur l'utilité de la laïcité, il en est de même pour certains jeunes enseignants, bercés par l'émergence ces dernières décennies de termes tels que « laïcité ouverte », ou encore « laïcité plurielle », et des débats publics qui confondent laïcité et tolérance. Il est ainsi frappant de noter que si 92 % des enseignants sont favorables à la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l'école publique, cette proportion baisse de 6 points chez les enseignants de moins de 30 ans25(*). En 2023, 30 % des enseignants du second degré déclarent que la loi de 2004 fait l'objet de contestations de la part de certains enseignants ou d'autres personnels. C'est 10 points de plus qu'en 201826(*).

Signalement d'atteintes au principe de laïcité du fait de personnels

Entre janvier 2018 et août 2019, 140 faits signalés correspondent à des situations de non-respect du principe de laïcité par des personnels (soit 11 % des auteurs). Toutes les catégories de personnels sont concernées : titulaires ou contractuels, enseignants, personnels d'éducation, personnels administratifs, personnels de santé ou social. Parmi les faits signalés, « les suspicions de prosélytisme devancent légèrement la délivrance d'un enseignement non conforme au principe de laïcité et le port de signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse. [...]

« Dans de très nombreuses situations, la réponse au signalement se résume à un rappel au personnel concerné des obligations du fonctionnaire, assorti d'une explicitation du sens du principe de la laïcité à l'école par le directeur de l'école ou le chef d'établissement ou par un membre de l'EA-VDR [équipe académique - valeurs de la République]. D'après les réponses des académies au questionnaire de la mission, un tel rappel est la plupart du temps suffisant pour dissiper des malentendus résultant d'une insuffisante connaissance de la déontologie des fonctionnaires et des principes qui régissent le service public » (IGESR, rapport 2019-115).

Sur la base des bilans mensuels de l'action des équipes « valeurs de la République » publiés par le ministère, il y a eu entre septembre 2022 et mai 2023 environ 140 faits signalés pour des actes commis par des personnels. Ils sont en augmentation : il passe de 10 signalements mensuels en moyenne de faits commis par des personnels sur la période janvier 2018-août 2019 à 17 entre septembre 2022 et mai 2023.


* 16 Cf. les conclusions de la commission d'enquête sénatoriale Faire revenir la République à l'école, rapport n° 590 de M. Jacques Grosperrin, session 2014-2015.

* 17 Les enseignants face à l'expression du fait religieux à l'école et aux atteintes à la laïcité, IFOP pour écran de veille, décembre 2022.

* 18 Note 19.53 DEPP précitée.

* 19 Comment redynamiser la culture citoyenne, rapport d'information n° 648 d'Henri Cabanel, session 2021-2022.

* 20 Proposition de loi n° 437 tendant à renforcer la culture citoyenne, session 2022-2023.

* 21 Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République présidée par Bernard Stasi, rapport au Président de la République, 11 décembre 2003.

* 22 Les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires, rapport de Jean-Pierre Obin, juin 2004.

* 23 L'application du principe de laïcité dans les établissements scolaires publics, IGESR n° 2019-115, novembre 2019.

* 24 Les enseignants du public et la laïcité, IFOP pour le comité national d'action laïque, mai 2023.

* 25 Observatoire des enseignants : les positions sur la laïcité et la place des religions à l'école, IFOP pour la fondation Jean Jaurès, décembre 2020.

* 26 Les enseignants du public et la laïcité, IFOP pour le comité national d'action laïque, mai 2023.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page