B. UN CADRE JURIDIQUE INADÉQUAT ET EMPÊCHANT DE TIRER PLEINEMENT PARTI DE CES TECHNIQUES

1. Un cadre juridique difficile à faire respecter

Dans l'étude qu'elle a remise le 29 avril 20216(*), la Commission a conclu que le cadre législatif actuel n'était pas adapté aux végétaux obtenus par mutagenèse ciblée ou cisgenèse et devait par conséquent évoluer pour tenir compte des progrès scientifiques et techniques réalisés dans ce domaine.

En effet, la réglementation sur les OGM exige la présentation, dans chaque dossier, des méthodes de détection, d'échantillonnage et d'identification de l'évènement de transformation. Or, dans la mesure où ils sont centrés sur la recherche d'ADN exogène dans les plantes OGM, les protocoles actuels de détection et de contrôle ne sont pas adaptés aux végétaux obtenus par des NTG. Au demeurant, certaines modifications introduites via l'édition du génome ne peuvent être détectées au moyen des méthodes analytiques des mutations naturelles, ni différenciées des modifications introduites par des techniques d'obtention conventionnelle - la présence d'une mutation ne donnant pas d'indication sur son origine, comme l'a rappelé le Centre commun de recherche de la Commission7(*).

Ainsi, selon les informations transmises aux rapporteurs de la commission des affaires européennes, pour différencier un végétal NTG d'une plante qui aurait été obtenue par des techniques de sélection conventionnelles, il serait nécessaire de disposer d'informations détaillées sur les modifications opérées sur la séquence, afin de pouvoir rechercher ces dernières dans le génome.

Réglementer les végétaux issus de NTG implique en effet de pouvoir les différencier des végétaux conventionnels, que ce soit par des moyens analytiques ou par un processus de traçabilité.

2. Une réglementation ne permettant pas à l'Union de tirer parti des nouveaux développements en matière de biotechnologies

Les travaux menés par les rapporteurs ont mis en exergue l'intérêt des techniques d'édition du génome par rapport aux autres outils d'amélioration des plantes actuellement utilisés, avec notamment un gain en précision, un élargissement de la diversité génétique disponible, la possibilité de cumuler plusieurs mutations simultanément dans un même gène ou dans plusieurs gènes, un gain de temps lors des étapes de sélection et enfin un coût de recherche relativement modique (hormis l'accès à la technologie et le coût de régulation) qui pourrait permettre à des entreprises de taille moyenne d'investir dans ces technologies.

Plusieurs parties prenantes auditionnées ont ainsi souligné la pertinence des NTG pour répondre aux enjeux de la transition agroécologique, ces procédés permettant de conférer aux semences des caractéristiques « durables » : résistance à certaines maladies, tolérance au stress environnemental, moindre dépendance aux pesticides ou encore amélioration des rendements ou de la qualité nutritionnelle. En pratique, comme l'a synthétisé l'Inrae dans ses travaux, le recours aux NTG rendrait possible :

- une réduction des externalités négatives de l'agriculture (avec par exemple une résistance accrue des variétés à certaines maladies permettant de réduire l'usage de fongicides) ;

- une adaptation des cultures aux stress climatiques (avec par exemple une augmentation de la tolérance à des températures élevées ou au stress hydrique).

Selon l'Inrae, concernant ces caractères, « l'édition du génome a apporté des preuves de concept, au moins en environnement confiné : elle est a priori intéressante et efficace pour les améliorer »8(*). De la même manière, dans ses travaux, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) a relevé que, parmi les applications les plus susceptibles d'aboutir à des variétés commerciales, la tolérance aux herbicides concernait moins de 7 % des applications, les trois principaux types de caractères conférés aux plantes issues de NTG étant les suivants :

- une modification de la composition biochimique de la plante ;

- une tolérance à un stress biotique ;

- une modification du rendement et/ou de l'architecture des plantes9(*).

Plus généralement, face au risque que l'émergence de nouveaux risques climatiques pousse à terme les agriculteurs à abandonner certaines cultures, les NTG rendraient possible le maintien d'une trajectoire de production. C'est dans cette perspective que les associations de producteurs entendues ont souligné l'urgence de voir aboutir les négociations au niveau européen, estimant que l'accès à ces innovations leur donnerait l'opportunité de relever les défis du changement climatique, de la décarbonation ou encore de la préservation de la biodiversité.

In fine, le recours aux NTG pourrait ainsi contribuer à rendre plus résilientes les chaînes alimentaires et réduire la dépendance aux importations, renforçant l'autonomie stratégique de l'Union européenne. Alors que la France perd des capacités de production, les représentants de syndicats agricoles ont rappelé que le renforcement de la compétitivité des secteurs agricole et alimentaire constituait un défi prioritaire, défi que le développement des NTG pourrait contribuer à relever.

Si les bénéfices à attendre des NTG sont donc bien réels, il ressort néanmoins des travaux menés par les rapporteurs que le seul recours à ces technologies n'est pas susceptible de révolutionner l'agriculture européenne. En effet, pour nombre de parties prenantes, l'amélioration des plantes - le cas échéant, grâce à l'édition du génome - ne constitue qu'un des leviers de la transition agroécologique des systèmes agricoles et doit être combinée avec d'autres innovations en agronomie et en robotique.

Comme l'ont résumé les représentants des semenciers, l'apparition de ces nouvelles technologies s'inscrit en réalité dans la continuité du processus de développement de nouveaux outils au profit des sélectionneurs. Or, par définition, ces outils ne se suffisent pas à eux-mêmes, puisque les traits doivent ensuite être transposés et pouvoir s'exprimer. Les experts de l'Inrae ont rappelé, à cet égard, que l'édition du génome chez les végétaux nécessitait la connaissance des bases génétiques des caractères d'intérêt agronomique visés et que leur utilisation potentielle demeurait donc étroitement dépendante des avancées de la connaissance scientifique relative au fonctionnement des plantes. De la même manière, les représentants de l'Académie des technologies ont indiqué que l'identification des caractères d'intérêt agroécologique et de leur déterminisme génétique constituait l'un des goulets d'étranglement du déploiement de ces technologies.

Dans ce contexte, et au regard du désengagement actuel de la recherche publique dans le domaine de la création variétale, il est indispensable, aux yeux des rapporteurs, d'intensifier le soutien public accordé à la recherche sur les variétés végétales, notamment à la recherche fondamentale s'employant à comprendre la fonction des milliers de gènes présents dans chaque plante.

En tout état de cause, les premières variétés de végétaux NTG dotés de caractères relativement simples devraient être commercialisées environ 5 à 7 ans après l'adoption du règlement - ce délai s'annonçant nettement plus long pour les végétaux dotés de caractères complexes, qui nécessiteront plusieurs années de recherche.

Certaines parties prenantes ont contesté plus fondamentalement la façon de définir la durabilité des pratiques agricoles par des traits individuels susceptibles d'être codés dans les végétaux. Pour les représentants des filières biologiques, cette approche s'oppose à une vision plus systémique, tenant compte des changements économiques, sociaux ou pratiques nécessaires à la transition écologique : « une plante ne peut être durable en tant que telle, seuls les systèmes sont durables »10(*). De la même manière, la Confédération paysanne et les diverses organisations non gouvernementales entendues ont rappelé que l'expression des gènes dépendait de nombreux facteurs : le fonds génétique de la plante, le contexte dans lequel elle s'exprime (nature du sol, de l'eau, conditions de culture, ensoleillement), le microbiote ou encore les autres êtres vivants de l'environnement. Par conséquent, si des caractères peuvent potentiellement favoriser la durabilité - notamment en conférant des résistances aux variétés -, ils ne sauraient à eux seuls garantir cette durabilité.

À cet égard, les rapporteurs notent l'existence d'un consensus sur la nécessité de « sortir de l'économie de la promesse » et de ne pas répéter le contre-exemple des OGM. Les associations de représentation des consommateurs ont particulièrement insisté sur la défiance suscitée par cet épisode : « tant que les promoteurs des OGM transgéniques n'auront pas fait amende honorable sur leurs promesses non tenues, nous examinerons avec beaucoup de suspicion leurs nouvelles promesses »11(*).

Plusieurs organisations non-gouvernementales ont, dans ce contexte, appelé à respecter le principe de précaution, en application duquel, selon l'article 5 de la Charte de l'environnement, « lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent [...] à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».

Au regard de ces différents éléments, les rapporteurs souhaitent privilégier une approche équilibrée et pragmatique : si l'édition du génome constitue indéniablement une innovation intéressante, dont l'usage sera vraisemblablement déterminant dans certaines situations, ces techniques ne sauraient constituer une révolution pour l'agriculture européenne. En tout état de cause, il appartiendra aux pouvoirs publics d'oeuvrer pour renforcer l'acceptabilité sociale des variétés issues des NTG, en communiquant sur la valeur ajoutée que présentent de telles variétés pour le consommateur.

In fine, selon les rapporteurs, les nouvelles techniques génomiques doivent faire partie du panel de solutions à disposition des agriculteurs pour relever les défis agroenvironnementaux.

3. Un statu quo susceptible d'entraîner une perte de compétitivité pour les agriculteurs et obtenteurs français et européens

Pour les associations de producteurs, comme pour les représentants des semenciers, l'accès aux nouvelles techniques génomiques constitue un facteur indéniable de compétitivité. Dès lors, un statu quo réglementaire de l'Union dans ce domaine pourrait aggraver les distorsions de concurrence dont souffrent ces derniers, tant en matière de production que des échanges commerciaux.

En effet, dans un contexte marqué par le dynamisme mondial de la recherche sur les biotechnologies, plusieurs États ont d'ores et déjà adopté des dispositions législatives destinées à faciliter l'essor de ces techniques et à commercialiser les végétaux qui en sont issus - une tomate enrichie au Japon, un chou frisé sans amertume aux États-Unis ou encore une banane à brunissement réduit aux Philippines.

Législations adoptées dans des États tiers pour favoriser l'essor des NTG

Argentine

2015

Exempter de la réglementation OGM tout nouvel organisme génétiquement modifié qui n'aurait pas de "nouvelles combinaisons de matériel génétique" : ceux qui n'incorporent pas d'ADN étranger ne sont pas considérés comme des OGM.

Conséquences : gamme élargie de produits NTG et réduction des coûts d'approbation/mise sur marché

Canada

 

NTG traités comme des produits innovants - évaluation sur le concept de « nouveauté », qu'importe la méthode de sélection utilisée. Le Canada a estimé que la « modification génétique » ne se limitait pas aux technologies de recombinaison de l'ADN, mais qu'elle pouvait également inclure la sélection conventionnelle, la mutagénèse et les technologies émergentes de génie génétique, telles que l'édition du génome.

Chili

2017

Modèle argentin

Brésil

2018

Modèle argentin

Japon

2019

Dérégulation NTG et différenciation législative des OGM

Etats-Unis

2021

Législation SECURE (Sustainable, Ecological, Consistent, Uniform, Responsible and Efficient), appliquée aux nouvelles biotechnologies d'édition du génome.

Une plante génétiquement éditée pour des modifications mineures du génome (modification ou suppression d'une paire de bases, ou introduction d'un gène connu pour appartenir au patrimoine génétique de la plante) est exemptée des réglementations fédérales appliquées aux OGM.

Chine

2022

Pas de définition d'un statut réglementaire spécifique mais différenciation des NTG et lancement de programmes de recherche

Source : commission des affaires européennes du Sénat.

En parallèle, eu égard aux difficultés de détection de ces végétaux, il existe un risque non négligeable de concurrence déloyale à l'importation : tout porte à croire que, dans un avenir proche, l'Union européenne importera, possiblement à son insu, des semences ou des végétaux NTG produits par ses concurrents. Cette situation serait d'autant plus préjudiciable, selon les Chambres d'agriculture, que les semences importées n'auront pas nécessairement été pensées pour s'adapter aux spécificités du climat européen.

La filière semencière européenne pourrait également pâtir du maintien du cadre juridique actuel ; en effet, le caractère abordable de ces nouvelles techniques pourrait permettre à des entreprises de taille moyenne de s'y engager. Ainsi, une enquête12(*) menée en 2020 auprès de 62 entreprises semencières présentes sur le marché européen a montré que la majorité d'entre elles pensait pouvoir introduire de nouvelles variétés basées sur l'édition du génome entre 2025 et 2030. De la même manière, une étude13(*) du Centre commun de recherche de la Commission montre que, dans les pays pour lesquels la procédure administrative d'autorisation de mise sur le marché des végétaux NTG est simple ou déréglementée, les preuves de concept ouvrant la voie à des applications en agriculture feraient rapidement l'objet de produits commerciaux.

In fine, une évolution du cadre juridique paraît souhaitable pour préserver la compétitivité de la filière semencière française, qui se caractérise actuellement par son excellence - la France étant non seulement le premier pays producteur de semences de l'Union européenne, mais également le premier exportateur mondial, dégageant sur ce segment un excédent commercial de l'ordre d'un milliard d'euros par an.


* 6 Commission staff working document, Study on the status of new genomic techniques under Union law and in light of the Court of Justice ruling in Case C-528/16, SWD(2021) 92.

* 7 Commission européenne, Centre commun de recherche, 2021.

* 8 Rapport précité.

* 9 Source : réponse écrite au questionnaire des rapporteurs.

* 10 Source : réponse écrite du Syndicat des entreprises du bio au questionnaire des rapporteurs.

* 11 Source : réponse écrite de l'ADEIC au questionnaire des rapporteurs.

* 12 Jorasch, P., 2020. Potential, Challenges, and Threats for the Application of New Breeding Techniques by the Private Plant Breeding Sector in the EU. Frontiers in Plant Science, 11: 13.

* 13 European Commission; Joint Research Centre; Parisi, C.; Rodríguez-Cerezo, E., 2021. Current and future market applications of new genomic techniques. Luxembourg: Publications Office, JRC Science for Policy Report.

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