II. MERCREDI 8 NOVEMBRE 2023 - AUDITION DE MME NATHALIE HEINICH, SOCIOLOGUE, DIRECTRICE DE RECHERCHE AU CNRS, MM. MARCO OBERTI, PROFESSEUR DE SOCIOLOGIE À SCIENCES PO ET CHERCHEUR AU CENTRE DE RECHERCHE SUR LES INÉGALITÉS SOCIALES (CRIS) ET THOMAS SAUVADET, SOCIOLOGUE, SPÉCIALISTE DES BANDES DE JEUNES, ENSEIGNANT À L'UNIVERSITÉ PARIS-EST CRÉTEIL

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Mes chers collègues, Madame, Messieurs, merci de votre présence. Nous reprenons nos auditions dans le cadre de la mission d'information sur les émeutes survenues à la fin du mois de juin dernier. Nous accueillons aujourd'hui Nathalie Heinich, sociologue, directrice de recherche au CNRS et membre de l'Observatoire des idéologies identitaires ; Marco Oberti, sociologue, professeur à Sciences Po Paris, ancien directeur de l'Observatoire sociologique du changement ; et Thomas Sauvadet, sociologue, spécialiste des bandes de jeunes, enseignant à l'Université Paris-Est Créteil.

Nous avons mis en place cette mission d'information afin d'aborder les événements de manière complète, tels qu'ils se sont déroulés. Des violences ont eu lieu dans des quartiers d'ordinaire plutôt calmes tandis que dans d'autres quartiers, généralement plus agités, la période a été plus apaisée. Nos repères habituels ont été remis en cause. Nous avons besoin de votre éclairage pour comprendre la situation. Nous rédigerons un rapport dans quelques semaines, à l'issue des diverses auditions.

Je précise que nous sommes retransmis en direct sur le site du Sénat.

Mme Nathalie Heinich, sociologue, directrice de recherche au CNRS et membre de l'Observatoire des idéologies identitaires. - Merci de m'avoir conviée à cette table ronde. Je précise que je ne suis pas spécialiste des banlieues ni des sociologies urbaines. Je ne m'appuierai donc pas sur des enquêtes personnelles, mais sur des réflexions issues de diverses lectures.

J'insisterai d'abord sur le caractère multiple des causalités. Il est erroné de vouloir n'en retenir qu'une. J'en établirai donc une liste, sans ordre particulier, pour balayer tout le spectre des possibilités.

D'abord, les réseaux sociaux donnent la possibilité technique d'accélérer la communication dans le temps et de l'agrandir dans l'espace. Les émeutes urbaines sont un phénomène bien antérieur à l'apparition des réseaux sociaux, mais je pense qu'ils ne sont pas étrangers à la rapidité, l'extension et la contagion de ces violences par la diffusion en direct d'images extrêmement frappantes. De nombreux travaux en psychologie sociale portent sur l'incitation à l'action via la banalisation de certaines images, notamment de violence. Les réseaux sociaux portent ici une énorme responsabilité. Dans ce cadre, je serais personnellement favorable à une interdiction d'offrir des smartphones aux enfants avant l'adolescence.

Ensuite, de façon inhérente à toute immigration, nous sommes confrontés à des phénomènes de regroupement communautaire qui peuvent favoriser des formes de coopération dans la transgression. Il me semble que nous ne pouvons qu'y répondre par une politique urbaine ciblée. Il en a été question très récemment avec les mesures présentées par la Première ministre. S'ajoute à ce phénomène traditionnel, propre à l'immigration, une forme de ghettoïsation due à l'urbanisme des cités, propre à l'immigration récente. Celle, traditionnelle, de centre-ville permettait beaucoup plus le mélange social. Cette forme de ghettoïsation est liée à une gestion extrêmement problématique de l'immigration depuis les deux dernières générations. De manière à casser ce phénomène de ghetto, il serait bon, à mon sens, de favoriser les internats de manière à éloigner des enfants soumis à un environnement familial et de proximité problématique. J'essaie ici de suggérer des pistes de solutions.

Il a également été beaucoup question du démantèlement de la police de proximité, depuis près d'une génération. Nous en connaissons aujourd'hui les effets pervers. Peut-être faudrait-il revenir sur la réforme portée par Nicolas Sarkozy. Nous pourrions également proposer une prime pour attirer les policiers les plus expérimentés dans les quartiers, plutôt que les plus jeunes qui s'y orientent afin de progresser dans la hiérarchie.

Par ailleurs, les trafics entraînent une forme de délégitimation de la loi, problématique. Faut-il dépénaliser l'usage du cannabis ? Je laisse ce sujet à votre réflexion.

Dans les commentaires ayant suivi les émeutes, le problème de démantèlement du tissu associatif socioculturel, notamment depuis les années 1980 et les changements dans la distribution des compétences entre les ministères de la culture et de la jeunesse, a moins été abordé. Ce sujet pourrait éventuellement être évoqué en favorisant à nouveau les associations locales, et surtout en contrôlant strictement leurs activités de façon à éviter tout enrôlement idéologique ou religieux. Nous savons maintenant qu'une partie des associations de jeunesse, notamment sportives, ont fait l'objet d'un entrisme massif par des mouvements islamistes, en particulier les Frères musulmans. J'identifie ici une réelle nécessité de prise de conscience et de mise en oeuvre de mesures.

Par ailleurs, qu'en est-il de l'éducation nationale ? De même que pour la police de proximité, la mise en place de primes a été envisagée pour attirer les professeurs les plus expérimentés dans les quartiers, plutôt que d'envoyer les plus jeunes au casse-pipe. Les établissements scolaires devraient également ouvrir au-delà des heures d'enseignement, en prévoyant des heures d'étude obligatoires pour éviter que les jeunes ne traînent dans la rue au lieu de faire leurs devoirs dans des conditions satisfaisantes.

Je note aussi le déni longtemps pratiqué au sein de l'Éducation nationale en matière d'antisémitisme et de ségrégation scolaire, parfaitement repéré au début des années 2000 par l'ouvrage collectif dirigé par Georges Bensoussan, Les territoires perdus de la République, et par le rapport de Jean-Pierre Obin. Ils ont tous deux été soigneusement enterrés, ce dont nous payons aujourd'hui le prix.

J'ai publié dans Le Monde une tribune en novembre 2020, après l'assassinat de Samuel Paty, consacrée au processus de décivilisation lié, notamment, à la politique de l'enfant roi. Ce modèle éducatif s'est développé à partir des années 70, pour favoriser la liberté individuelle ou l'écoute des besoins de l'enfant. Nous en subissons aujourd'hui les effets pervers. Nous sommes confrontés à un rapport à la loi qui me semble très problématique. Cette politique aboutit à développer une mentalité de toute-puissance, à refuser toute contrainte, forcément négative et insupportable, sur la liberté individuelle. Elle se focalise sur les droits au détriment des devoirs, fétichise la liberté individuelle au détriment de l'intérêt général. J'y vois un effet pervers de la libération des moeurs depuis deux générations.

Le sociologue Norbert Elias entendait par « décivilisation » un processus qui défait progressivement celui de civilisation des moeurs. Ce dernier correspond à une acquisition progressive d'un autocontrôle, d'une autocontrainte sur ses propres pulsions. Il définit aujourd'hui les fondements du cadre de la civilité. Or, Elias lui-même a noté que ce processus n'est pas irréversible. Il peut se retourner dans des moments de régression. C'est alors la décivilisation qui intervient. Elle se manifeste notamment par un desserrement de l'autocontrôle et par la possibilité de passer à l'acte de façon violente, pulsionnelle. Je pense que ces émeutes en ont donné un exemple évident. Cette notion a été reprise par Jérôme Fourquet, mais aussi par le président Emmanuel Macron. Ce terme a été très contesté par certains sociologues, mais je pense qu'il constitue une piste importante.

Les réseaux sociaux constituent de manière évidente une incitation à la décivilisation. Ils favorisent des expressions libres, sans contraintes, contrairement aux interactions en face à face. Interagir à distance, sans voir la personne à qui l-on s'adresse, ouvre la porte à des phénomènes de déferlement de haine, d'insultes, de violences, à un sentiment de toute-puissance et une absence de contrôle des propos qui sont tenus.

Permettez-moi ensuite d'insister sur un sujet qui n'est pas politiquement correct. Dans la culture musulmane, un privilège traditionnel est accordé aux garçons. Ils sont un peu des enfants rois, à qui on ne refuse rien, contrairement aux filles. Des ethnologues, et notamment Germaine Tillion avec son ouvrage Le harem et les cousins, ont très bien décrit cette culture propre au monde musulman. Elle me paraît liée au sentiment de toute-puissance et de non-régulation des pulsions violentes que l'on trouve pour beaucoup chez des adolescents issus de l'immigration. Ce constat pourrait selon moi être en partie modéré par une éducation scolaire prônant l'égalité entre filles et garçon. L'école devrait insister très tôt sur l'importance de prendre au sérieux cette question pour que les filles dans ces familles puissent au moins comprendre que ce qui leur est imposé n'est pas conforme aux lois et aux règles du pays dans lequel nous vivons.

J'ai co-signé avec une dizaine de sociologues, au mois d'août, une tribune parue dans l'Obs pour nous opposer à une déclaration faite au dixième Congrès des sociologues de l'association française de sociologie, le 17 juillet 2023. Une motion adoptée en assemblée générale, intitulée « sur les révoltes en cours dans les quartiers populaires », apporte son soutien, je cite, « aux revendications légitimes qui émanent des quartiers populaires, vérité, justice et égalité qui dénoncent les violences policières systémiques, s'indignent contre la justice expéditive et la répression judiciaire lourde à laquelle nous assistons depuis plusieurs jours, et s'inquiète de la montée de l'extrême droite ».

Nous protestions, dans cette tribune, contre le fait que cette motion - adoptée par quelques personnes - ne dit rien des violences commises par les émeutiers, des actes d'intimidation et des voies de fait, du saccage des biens publics et des commerces. Nous voilà donc face à un parfait exemple de militantisme académique qui pratique ouvertement la confusion des arènes entre la science et la politique, et le dévoiement de la recherche et de l'enseignement supérieur. Il serait plus que temps que la représentation nationale se penche sur ces dérives académo-militantes.

M. Marco Oberti, sociologue, professeur à Sciences Po Paris, ancien directeur de l'Observatoire sociologique du changement. - Je vous proposerai une perspective bien différente de celle de ma collègue. J'ai travaillé sur les émeutes de 2005, j'essaierai donc d'établir une comparaison entre les épisodes récents et ceux de 2005, qui ont pu être moins violents, mais qui furent plus longs.

Il me semble important de revenir sur l'élément déclencheur. Il semble identique : en 2005, la mort de deux très jeunes hommes de 15 et 17 ans, électrocutés à Clichy-sous-Bois en essayant d'échapper à la police ; en 2023, celle de Nahel M., 17 ans, tué d'une balle dans le thorax à Nanterre après une course-poursuite avec la police. Malgré les similitudes, nous observons une vraie différence : les réseaux sociaux n'existaient pas en 2005. En 2023, l'événement filmé y a été diffusé massivement et rapidement. Cette captation dément la première version policière. Elle est très vite interprétée comme une illustration de l'impunité de la police, reliée à des violences policières, voire à une dimension raciste de l'acte policier. Surtout, beaucoup de personnes se sont demandé ce qu'il serait advenu si nous avions eu la possibilité de visionner la plupart des scènes de cette nature. Auraient-elles montré des versions différentes de celles, officielles, proposées par la police ?

Je ne développerai pas la question des réseaux sociaux, déjà abordée, mais un travail est nécessaire sur cette dimension. Peut-être avez-vous prévu d'impliquer des spécialistes de l'analyse des réseaux sociaux et de leur lien avec la mobilisation collective et les mouvements sociaux dans le cadre de cette commission d'enquête.

Ce à quoi nous avons assisté en 2023 est différent des événements de 2005, en termes géographiques et temporels. Nous identifions presque deux temps. Je qualifierai le premier d'émotionnel. Il est fortement lié à la scène filmée. Il est essentiellement cantonné à l'Île-de-France, à la banlieue parisienne et, très vite, à Lyon. Il ne concerne que très peu les petites et moyennes villes. Ce temps-là agrège des jeunes, mais aussi des militants, des éducateurs, des adultes ou encore des élus. Ils sont choqués par ce que révèle la vidéo. Ce temps est émotionnel, car il touche des personnes au-delà de la simple catégorie que l'on pourrait qualifier de « jeunes en difficulté ». Ce temps fut très court. Je vous renvoie à ce sujet à l'article publié sur les sites de La vie des idées et de Sciences Po. Très vite, de nombreuses communes ont connu beaucoup d'événements en Île-de-France, avant une chute très rapide. Les petites villes et villes moyennes ont alors pris le relais.

Le deuxième temps débute quelques nuits plus tard. Il touche principalement, mais pas uniquement, des petites villes et des villes moyennes. Je ne trouve pas de terme adéquat pour le qualifier. J'ai tenté d'employer celui d'« insurrectionnel », mais il n'est pas tout à fait adapté. Nous constatons, au travers de l'analyse qualitative d'autres matériaux, que le rapport avec la mort de Nahel M. en tant que telle et les conditions dans lesquelles il a été tué est plus ténu.

Par ailleurs, le registre des violences évolue un peu. C'est aussi le cas dans le premier temps, mais ça l'est davantage encore dans le second. Nous observons beaucoup plus de saccages et de pillages de commerces, davantage que de biens publics, d'institutions associées à la police, au gouvernement local, à l'échelle régionale ou nationale.

Dans les deux cas, plus que la présence de locataires de HLM, d'immigrés, de familles nombreuses, plus que la sur-occupation des locaux et la pauvreté, c'est la concentration de ces caractéristiques dans quelques quartiers spécifiques qui explique le mieux la probabilité de connaître des émeutes. Nous avons établi des scores à l'échelle de l'ensemble des communes françaises concernant ces indicateurs. En y ajoutant le fait d'avoir ou non un quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV), on constate 7 fois plus de chances de connaître une émeute, toutes choses égales par ailleurs. Le QPV, à ce stade de la recherche, indique par conséquent un degré de concentration et de ségrégation dans l'espace de toutes ces caractéristiques.

Il est ensuite intéressant de dissocier ce qu'il s'est passé à Paris et dans sa banlieue de ce qu'il s'est passé dans les petites et moyennes villes. Il s'est avéré que les probabilités de connaître une émeute en 2023 étaient multipliées dans les villes qui y avaient été confrontées en 2005. Comment interpréter ce résultat ? J'aimerais insister sur la place qu'occupent les émeutes dans la mémoire collective de nombreuses banlieues, en particulier celles des plus grandes métropoles françaises. Cette mémoire collective correspond à une succession d'événements ayant marqué la vie locale et les expériences politiques des personnes participant de près ou de loin à ces émeutes.

J'identifie une différence très forte entre cette mémoire collective, qui devient très structurante dans les banlieues des grandes métropoles, et sa faible présence dans les petites et moyennes villes. Dans les quartiers en difficulté des grandes banlieues des métropoles, se trouve un tissu associatif affichant une longue histoire. Il s'est renouvelé et porte, à juste titre, un discours très fort de lutte contre les discriminations. Sa mobilisation dans ces quartiers, ses tentatives de donner une forme à des revendications, et une forme de conscience de l'intensité de certaines discriminations, participe aux dynamiques émeutières dans la région parisienne. Ce n'est pas le cas dans les petites et moyennes villes. Un tissu associatif impliqué dans la lutte contre les discriminations existe aussi dans les quartiers les plus paupérisés de ces petites et moyennes villes, mais il est beaucoup moins fort et il irrigue beaucoup moins ces quartiers. Cela peut expliquer la distinction entre le temps émotionnel et le temps insurrectionnel que j'ai évoquée précédemment.

Dans les petites et moyennes villes, les émeutes se superposent assez bien avec les rassemblements de gilets jaunes en 2018, bien que des populations différentes soient concernées. On retrouve en 2023 les mêmes territoires assez paupérisés, en situation périphérique sur de nombreux aspects, dans lesquels ont eu lieu des mobilisations très fortes en 2018, touchant des populations spécifiques. En 2023, les mêmes zones ont été touchées, sans pour autant que les mêmes catégories de population ne se mobilisent. Je pense que ce point mérite que l'on s'y arrête. Il appelle d'autres analyses.

Enfin, il convient d'établir un lien entre les émeutes et la ségrégation scolaire, sujet sur lequel je termine un rapport. Nous avons créé trois indicateurs consistant à coder une commune selon la présence éventuelle, en son sein, d'une école faisant partie du décile le plus faible de l'indice de position sociale. Nous avons complété cette donnée avec le degré de mixité ou de ségrégation de l'école. La significativité de cette variable, y compris associée à la caractéristique « QPV », est très forte.

Je suis las d'être interrogé sur les incendies d'écoles par les émeutiers. Nous devons nous interroger sur ce que produit, décennie après décennie, la ségrégation scolaire, et pas uniquement la ségrégation résidentielle. Pour une partie des jeunes, l'expérience de l'école se rapporte à l'échec, voire à l'humiliation et au rejet. L'école, plus que le collège, est l'institution de proximité par excellence. Elle est l'institution publique la plus proche des quartiers.

Je suis sociologue, je ne porte pas de jugement de valeur. J'étudie des faits, et essaie de les interpréter. Quand je constate, à partir de travaux socio-statistiques ou d'une approche socio-territoriale, que certains éléments contextuels sont récurrents, structurants, et font l'objet de peu d'actions, j'en conclus que nous pouvons réfléchir de façon plus large aux politiques publiques à envisager pour lutter contre l'apparition des émeutes.

M. Thomas Sauvadet, sociologue, spécialiste des bandes de jeunes, enseignant à l'Université Paris-Est Créteil. - J'ai travaillé depuis les années 1990 sur les QPV, notamment en banlieue parisienne. J'ai mis quelques années à me rendre compte que les jeunes que l'on voyait dans la rue, souvent qualifiés comme tels par les travailleurs sociaux, les habitants ou les élus sociaux, ne représentaient qu'une minorité de la jeunesse locale. J'ai alors tenté de recenser ceux qui se présentaient ou étaient présentés comme des jeunes du quartier. Je suis parvenu à une représentation avoisinant 10 % des jeunes de sexe masculin - même si les filles ont un rôle à jouer et sont parfois présentes - de moins de 30 ans, avec des groupes d'enfants très vite repérés et représentés comme les futurs acteurs importants des bandes du quartier, des préadolescents, des adolescents et des jeunes adultes.

C'est une civilisation juvénile, avec des formes d'éducation générationnelles et très peu d'encadrement adulte. Nous y observons des connexions entre différents groupes d'enfants, d'adolescents et de jeunes adultes, avec des interactions et des transmissions de savoir-faire ou de savoir-être, ainsi que du contrôle social.

Ces 10 % représentent plus ou moins une centaine d'enfants, d'adolescents et de jeunes adultes qui socialisent dans des bandes et, à partir des années 1990, dans des réseaux de trafic. Tous n'en font pas partie, mais il s'agit tout de même des organisations sociales structurantes de cette vie juvénile dans l'espace public des QPV.

La différence entre les bandes et les groupes de pairs est peu prise en compte par les travailleurs sociaux, les enseignants, les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). La bande implique une dynamique transgressive et une appropriation de l'espace. Elle se caractérise par le regroupement d'adolescents, de pré-adolescents, voire même d'enfants, qui affichent beaucoup de difficultés sociales, familiales, scolaires et, plus tard, professionnelles. En se réunissant, ces garçons développent une sorte de pouvoir, de puissance liée à celle, collective, du groupe. J'ai notamment été frappé dans les années 1990 par un jeune qui allait devenir millionnaire grâce au trafic de cannabis, qui s'était même approprié l'espace privé. Selon lui, les gens habitaient dans son quartier parce que sa bande l'acceptait, ils devaient comprendre que c'est cette dernière qui validait les dossiers des bailleurs, en quelque sorte. Cette déclaration froide, calme, faisait suite à une altercation avec une résidente de l'immeuble se plaignant de tapage nocturne. J'avais été frappé par la confiance en lui de ce jeune, par son sentiment d'appropriation et de légitimité.

Cette appropriation de l'espace heurte les habitants, les commerçants, les acteurs associatifs, avec une forme de sélection. Je travaillais récemment dans un QPV de région parisienne au sein duquel plusieurs bandes de jeunes se vantaient d'avoir choisi le gardien de la cité, après plusieurs démissions.

Lorsqu'on demande à une mère de famille ou à un animateur du service jeunesse de s'exprimer, il sait qu'il sera reconnu, même s'il est flouté et que son témoignage est anonyme. Il attend alors des conséquences, qui peuvent se présenter sous forme de boycott, de pressions, de représailles. Celles-ci sont relativement rares, car le rapport de force à l'avantage de ces groupes les rend inutiles. Qui oserait créer des conflits avec ces groupes ? Dans certains quartiers, l'absence de conflit doit même nous inquiéter.

Les groupes de ces quartiers se sont développés en vieillissant, avec de « vieux jeunes » ayant construit de vieilles bandes et ayant rejoint des réseaux de trafic. C'est moins le rajeunissement de ces bandes que leur vieillissement qui pose problème. Des adultes de 20, 25, 30 ou 35 ans restent dans cette forme de socialisation et influencent les plus jeunes. Ils peuvent parfois les pousser à l'émeute, ou, au contraire, les dissuader de recourir à ce type de pratique.

Ce collectif n'est pas structuré. Il existe plusieurs réseaux, plusieurs bandes. Ces jeunes ont connu une montée en puissance depuis la fin des années 1980, qui se caractérise de plusieurs manières.

D'un point de vue économique, les trafics de stupéfiants, et notamment de cannabis, à compter des années 1990 ont permis à certaines bandes de se transformer en réseaux de trafics, invitant le grand banditisme dans des quartiers résidentiels populaires qui ne l'avaient jamais connu, tel qu'à Nanterre.

D'un point de vue culturel, le contrôle social considérant que l'identification au rap et au ghetto était trop forte a progressivement cédé avec l'émergence du gangsta rap et des vedettes du milieu artistique qu'il a vu naître. Ces vedettes ont une influence sociale, et ont développé un mouvement culturel composé de modes vestimentaires, de codes argotiques et d'une musique aujourd'hui assimilée à une culture largement partagée. On la retrouve y compris dans les villages ou les petites et moyennes villes, dans les beaux quartiers, les lycées chics parisiens, les familles de classes supérieures...

La montée en puissance de ces bandes prend également un aspect guerrier : l'argent du trafic de stupéfiants a entraîné des trafics d'armes à Corbeil, Nanterre, Champigny, Marseille, Grenoble... Avant les émeutes, une banalisation des règlements de comptes liés au trafic de stupéfiants dans des villes qui n'avaient jamais connu ce type de violences a été observée. Cette actualité a été chassée par celle des émeutes. En plus des armes à feu, je peux mentionner des pratiques émeutières ou de contrôle du territoire avec une violence de basse intensité. La diffusion des mortiers d'artifice a aussi changé la donne, puisqu'elle accroît les capacités d'action des émeutiers et donne une dimension spectaculaire aux émeutes.

Dernière illustration de la montée en puissance de ces bandes, ces dernières sont devenues un sujet politique. Les émeutes ont amené des élus locaux et travailleurs sociaux à se mobiliser. Elles ont ainsi un coût politique. Dans certaines villes, certains quartiers, des rapprochements entre certaines familles bien connues, qui disposent de capacités pour assurer la sécurité, ont eu lieu. Je fais référence à une économie parallèle, illégale de la sécurité, prenant la forme d'un double impôt au travers de services ou de dons. Le terme d'impôt est cependant exagéré, parce qu'il n'y a pas de contrat, pour l'heure. Nous n'en sommes pas encore arrivés à ce niveau dans les quartiers, bien que des tentatives aient été observées à Aubervilliers, par exemple. Nous risquons de voir ces expériences se développer dans les années à venir.

Le chantage à l'émeute a été employé dans certains quartiers, avec des violences verbales et des intimidations, y compris auprès d'élus locaux. Nous avons observé des liens avérés entre ces derniers et la « voyoucratie » locale, notamment à Corbeil-Essonnes ou Bobigny.

Cette évolution économique, culturelle, guerrière et politique dans les grandes banlieues a entraîné une diffusion de ces phénomènes, y compris en milieu rural, dans de petites villes. Ces phénomènes se diffusent également auprès des filles de ces quartiers. Nous observons de plus en plus de phénomènes d'imitation des modes de fonctionnement des garçons par des filles plus ou moins liées à ces bandes. La montée de la prostitution est aussi notable. Par ailleurs, des dynamiques liées aux bandes et aux réseaux de trafic sont imitées par des jeunes ayant baigné dans une identification aux normes des QPV, avec l'idée qu'il vaut mieux être « avec eux » que « contre eux ». Une forme de fascination est entretenue par le milieu des affaires lié aux films, aux séries, au gangsta rap.

Le rôle des caïds du trafic de stupéfiants peut être celui de pompier ou au contraire de pyromane. À la suite des émeutes, on peut penser que des policiers ou gendarmes réfléchiront à deux fois, à l'avenir, avant de procéder à une interpellation s'ils sont encerclés, si des jeunes de 14 ou 15 ans se rassemblent autour d'eux. Il vaut mieux pour eux ne pas aller au contact de certains quartiers. Ils reçoivent des directives en ce sens.

Ces réseaux de trafics comptent des simples d'esprit, des aventuriers, mais aussi d'autres individus très intelligents et stratèges. Ils jouent avec le contrôle de la violence, la limitant, ou au contraire, la suscitant.

Par ailleurs, nous assistons parfois à une impuissance : j'ai vu certains caïds dépassés par la fougue juvénile. Je me souviens d'une discussion avec l'un d'eux, qui se demandait s'il devrait aller jusqu'au meurtre pour la contrer.

Je pense que ces bandes et ces réseaux de trafics sont aujourd'hui une référence pour une jeunesse qui écoute cette musique, qui achète son cannabis dans les quartiers, qui est sous influence. Il va nous falloir prendre des risques éducatifs et répressifs. Dans certains quartiers, vous ne pouvez pas faire d'éducation, tant les jeunes sont gangrénés par certains réseaux. Ils restent minoritaires, mais je ne vois pas comment nous pouvons faire d'éducation sans répression et sans démantèlement de ces réseaux, qui peuvent avoir des influences politiques, dans les réseaux associatifs. Ils peuvent verrouiller la prise de parole et les initiatives. Ils ont les moyens d'exclure du quartier toute personne qui nuirait à leurs intérêts.

Ainsi, je plaide pour des animateurs et éducateurs qui prennent davantage de risques. Il faut qu'ils se positionnent moins dans la proximité. Aujourd'hui, ils essaient parfois uniquement d'être en lien. Ce lien n'est pas une finalité, sans quoi il est sans intérêt. Nous attendons du changement social, individuel ou collectif. Nous devons parler des sujets qui fâchent. Les acteurs associatifs doivent être soutenus par leur hiérarchie, par les élus locaux, y compris s'ils rencontrent des problèmes ou font moins de chiffres. Nous ne pouvons soutenir ceux qui sont dans la connivence, la démagogie ou la complaisance face à ces groupes. Il en va de même s'agissant des enseignants, de la police et de la gendarmerie.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Merci à tous trois. Je laisse la parole à mes collègues.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. -Merci à vous trois pour cette présentation de vos analyses. J'aimerais particulièrement remercier Nathalie Heinich d'avoir eu l'honnêteté, dans sa conclusion, de décrire la réalité de ce qui existe aujourd'hui. Nous en sommes là en raison d'un déni collectif. J'en parle avec passion, parce que je suis une élue de banlieue. J'ai vécu la politique de la ville du début à aujourd'hui. Je préside un club de prévention. Lorsque j'étais maire, j'avais pour souci de créer de la cohésion dans ma ville comptant 30 % de logements sociaux. Parfois, nous étions très isolés dans nos prises de position, parce que nous dénoncions ce que vous dénoncez aujourd'hui.

Monsieur Sauvadet, vous avez dressé une analyse extrêmement juste de ce qu'il se passe aujourd'hui dans les quartiers. C'est le déni qui nous y a menés.

Monsieur Oberti, je ne partage pas tout à fait vos analyses. J'ai vécu les émeutes de 2005 et de 2023. Les agressions n'étaient pas les mêmes. J'ai protégé ma maison en 2023, pas en 2005. Les origines étaient similaires - personne ne peut cautionner la mort d'un jeune -, mais pas les conséquences. Pourquoi réagissons-nous aujourd'hui ? Les Français n'en peuvent plus. Les émeutes de 2005 ont fait l'objet de plus de tolérance collective qu'en 2023. Aujourd'hui, les habitants des banlieues ne supportent plus qu'on brûle les écoles, quelles qu'en soient les raisons. Ils n'acceptent plus de subir les exactions de ces minorités.

Je n'ai jamais recruté de jeunes issus du quartier, parce qu'ils sont tant enferrés, sous la pression et la domination de certains, qu'ils ne peuvent pas travailler correctement. Je pense qu'une respiration extérieure est préférable, plutôt que de s'enfermer avec des gens du quartier pour travailler avec des gens de ce même quartier.

Il est vrai que nous avons un peu négligé les réseaux, estimant que si nous ne les bousculions pas, rien ne bougerait.

J'aimerais disposer de votre analyse sur les clubs de prévention. J'identifie un réel souci de formation des éducateurs spécialisés. Je ne suis pas persuadée qu'ils soient formés à notre objectif commun.

Vous n'avez pas parlé de la place que prennent certaines figures dans les quartiers pour régler les différents sujets. Je suis choquée lorsqu'un élu local se tourne vers un imam ou un trafiquant de drogue pour régler les problèmes d'émeutes ou de violence. Le repère doit être la République, et rien d'autre.

Madame Heinich, vous avez insisté sur la place des garçons et leur comportement d'enfant roi. J'identifie à ce titre une catégorie de citoyens sur laquelle nous devons travailler : les mamans. Elles veulent donner une place à leurs filles, mais au sein de leur famille, elles laissent l'enfant roi maltraiter leur petite soeur. Nous devons leur faire prendre conscience de leur rôle essentiel, parce que les enfants rois qui terrorisent les quartiers sont leurs fils, leurs frères.

Ces émeutes auront probablement écrit l'histoire différemment par rapport à 2005 : cette situation ne peut pas continuer ainsi.

Mme Agnès Canayer. - Je m'associe aux remerciements de ma collègue vis-à-vis de vos analyses éclairantes.

Quelle est votre analyse au sujet de la monoparentalité, qu'on voit beaucoup apparaître dans nos quartiers et nos villes ?

Mme Isabelle Florennes- Merci pour vos éclairages. Monsieur Oberti, je suis intervenue lors de la dernière audition en m'appuyant sur votre note éclairante.

J'émettrai une remarque générale sur le phénomène de contagion des groupes de jeunes, et particulièrement sur la généralisation aux beaux quartiers de l'Ouest parisien. Nous avons vécu en juin dernier ce phénomène dans des quartiers qui n'avaient jamais été le terrain d'émeutes. Les biens publics ont été attaqués par le déplacement de bandes, mais aussi par une contagion interne.

Vous parlez des éducateurs. J'identifie ici un sujet d'évolution de la formation, de politique ou d'approche des jeunes dans les quartiers. Ce n'est pas simple. Des associations travaillent, mais l'évolution sur ces sujets est lente, et les élus locaux peinent à trouver les bons interlocuteurs, malgré une volonté politique qui peut être présente.

Je m'interroge également sur les crédits des QPV et sur l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). 700 quartiers bénéficient encore de 100 milliards d'euros de 2024 à 2030. Des rapports ont été publiés, notamment par la Cour des comptes, sur l'utilisation de ces crédits. Quel est votre sentiment face à ce phénomène qui touche des quartiers par ailleurs très aidés ?

M. Jean-Michel Arnaud. - Merci pour la qualité de vos interventions.

L'impact financier des narcotrafics est très important. Le phénomène n'est pas circonscrit aux zones urbaines. Nous observons parfois des bases arrières de Grenoble ou Marseille dans des départements plus ruraux. Les populations évoluent, et diffusent avec elles des pratiques acquises dans des quartiers difficiles. Quelles seraient les solutions pour faire cesser ces trafics ? Vous avez évoqué une nécessité de répression. Identifiez-vous également un sujet de légalisation des stupéfiants ?

Par ailleurs, le point de départ de ces émeutes était un « fait policier ». Au vu de votre analyse des deux séries d'émeutes, croyez-vous nécessaire d'infléchir la formation et les pratiques policières dans ces quartiers ? Comment y faire évoluer le métier de policier ? Il est souvent l'incarnation de la République de proximité dans ces quartiers.

Mme Nathalie Heinich - La question de la monoparentalité est en effet extrêmement problématique, car elle est liée à une carence d'autorité paternelle et de rapport à la loi. Nous sommes confrontés à un problème évident, en lien avec l'enfant roi, mais aussi avec l'éducation propre à la culture musulmane du privilège d'être un garçon. Par ailleurs, les filles sont soumises à un modèle culturel qui valorise systématiquement la maternité. Des filles sans formation se donnent un statut en devenant mères, souvent très jeunes. Comment changer ce modèle culturel ? Nous devons en avoir conscience, et essayer de travailler sur ce point.

Par ailleurs, il me semble que nous devons agir en matière de contraception. Le modèle culturel de privilège donné à la maternité agit. En outre, une carence d'accès à la contraception fait que de jeunes filles se retrouvent enceintes, décident de garder le bébé et sont quittées par un garçon qui n'est pas mûr pour devenir père. Nous avons beaucoup régressé en matière d'éducation sur ce point. J'aurais aimé pouvoir dire que nous devrions développer les activités du planning familial. Malheureusement, il fait depuis quelque temps l'objet d'un entrisme par les transactivistes. Il n'est plus ce qu'il a été, et ce, au détriment du vrai travail d'accès à la contraception. Ce n'est plus le moment de lui verser des subventions.

Enfin, une fois que l'enfant est là, je serais partisane d'un développement des internats, donnant plus de chances aux jeunes de s'intégrer et se développer que dans un foyer toxique, même ces internats coûtent cher.

M. Marco Oberti - Je pense ne pas avoir été clair sur un point : les émeutes de 2023 ne sont pas les mêmes qu'en 2005, pour diverses raisons. En 2005, les petites et moyennes villes n'ont presque pas connu d'émeutes. La violence n'avait pas la même intensité. Le registre, les cibles, les modes d'organisation n'étaient pas les mêmes. C'est en comparant les deux épisodes qu'on peut en comprendre les caractéristiques.

Ensuite, les villes ayant connu des émeutes affichent des taux de familles monoparentales plus élevés, en moyenne, que les autres villes. Encore une fois, c'est la concentration de ces familles dans certains quartiers qui est encore plus significative que leur taux élevé.

Vous direz que je suis obsessionnel sur la question de la ségrégation, mais je trouve que l'on tourne autour du pot. Si nous considérons qu'il est important et fondamental de lutter contre la ségrégation socio-résidentielle, nous devons rediscuter la loi SRU. Par ailleurs, que faisons-nous en matière de ségrégation scolaire ? Vous savez mieux que moi ce qu'il s'est passé lors du passage de mon collègue Pap Ndiaye au ministère de l'Éducation nationale. De nombreux travaux montrent que l'enseignement privé en France constitue le facteur d'explication principal de l'augmentation de la ségrégation scolaire. Sa contribution n'a de cesse d'augmenter depuis 20 ans. On considère pourtant qu'aborder cette question n'implique pas de remettre l'enseignement privé dans la discussion.

Nous voyons un peu partout que la ségrégation est un contexte favorable à toute forme de trafic, d'oppressions, de dominations, d'impunité de certains modes d'organisation qui peuvent s'opposer à la société. J'insiste : ne dissocions pas la discussion sur la ségrégation socio-résidentielle et celle qui porte sur la ségrégation scolaire.

Qu'est-ce qui nous empêcherait d'intégrer dans la loi SRU une dimension inframunicipale ? Elle impose aux communes de produire une part de logements sociaux à l'échelle de la commune, sans s'intéresser à leur éventuelle concentration dans certains quartiers. Il serait opportun de la combiner avec la sectorisation des collèges pour faire en sorte d'éviter de produire et de concentrer dans certains quartiers des formes d'habitats concentrant certaines populations plus fragiles, elles-mêmes ségréguées dans des établissements scolaires.

La société française ne cesse de mettre en avant de grands principes, mis de côté lorsqu'il s'agit de les traduire en actes sur la question de la lutte contre la ségrégation socio-résidentielle et scolaire.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. -J'ai été maire d'une commune pendant 20 ans. Dans un QPV, j'ai rencontré un problème au sein d'une école accueillant 17 nationalités. J'ai un jour décidé que nous devions la fermer. Nous avons alors mis en place un système appelé « busing », qui n'existait pas : nous avons réparti dans les autres écoles différents élèves. Nous assurions les transports jusqu'aux autres écoles pour que tout se passe bien. Ce système fonctionne toujours aujourd'hui. Il s'arrêtera probablement un jour, parce que le quartier se développera et qu'on rouvrira une école. La mixité reviendra. En attendant, le dispositif a fait ses preuves. Les écoles accueillant les enfants l'ont fait parfaitement, sans aucune difficulté. Nous avons assisté à des réussites scolaires qui n'auraient peut-être pas été possibles autrement. L'éducation nationale, au départ assez hostile à l'idée, a fini par s'en convaincre. Je crois même qu'elle l'a reprise à son compte ailleurs. Ma seule réserve, pratique, concerne le temps de transport pour ces jeunes.

Le territoire de ma commune était assez réduit, bien que sa population soit dense. Plusieurs groupes scolaires y sont implantés. Ainsi, le contexte se prêtait à cette expérience. Pour autant, ce principe me paraît essentiel.

S'agissant des collèges, nous devons sortir des carcans administratifs, intégrer de la liberté, si nous voulons obtenir des résultats.

Sur la loi SRU, nous pouvons imaginer d'autres systèmes. La problématique reste celle-ci : on ne devrait pas concentrer les difficultés là où elles sont déjà présentes. Ce constat ne résout pas le problème.

M. Thomas Sauvadet, sociologue, spécialiste des bandes de jeunes, enseignant à l'Université Paris-Est Créteil. - Je suis d'accord avec vous sur la ségrégation, mais n'oublions pas les populations qui entrent sur le territoire. Nous ne raisonnons pas à flux constants. Cette problématique est politiquement très sensible.

S'agissant des éducateurs et de la formation, je rêverais d'une école nationale sur le modèle de la PJJ, regroupant les intervenants travaillant sur les QPV, en trois branches : la prévention spécialisée, l'animation et la médiation sociales, avec un tronc commun comportant de la sociologie des QPV, des bandes, des réseaux de trafic. Nous devons aussi renforcer la solidarité et l'interdépendance professionnelles. Dans le milieu associatif, il est un peu compliqué de travailler entre ceux qui viennent du quartier, ceux qui n'en viennent pas, ceux qui travaillent pour la mairie, les services municipaux ou de la jeunesse, les associations de quartier ou nationales. J'imagine un monde merveilleux dans lequel il y aurait des liens, des solidarités, des prises de risque. Nous devrions sortir de la politique du chiffre. Nous peinons parfois à évaluer l'efficacité des actions éducatives. Celui qui crée du conflit, qui tente, ne réussit pas toujours. Ses résultats sont moins visibles aux yeux des élus.

L'absence de conflit n'est en outre pas nécessairement positive, au contraire. Elle doit engager les élus locaux à s'interroger.

Une transformation des milieux politico-associatifs est nécessaire. Ils sont aujourd'hui largement liés aux mairies. Le département joue lui aussi un rôle. Dans quelle mesure l'État peut-il également prendre sa place en matière d'action éducative dans les quartiers ?

Avec le temps, nous risquons d'assister de plus en plus à un mélange des services municipaux et des associations, locales ou nationales, qui travaillent dans ces quartiers et pourraient être amenés à des formes de connivence, de complicité avec certaines familles. Ils sont écartelés entre ceux qui les financent et ceux qui les valident.

Des familles et des jeunes prétendent décider de qui travaille ou non ici, même une fois le financement accordé. Ces travailleurs ont besoin d'être soutenus pour prendre des risques. Je pense notamment à des cas de séquestration ou de torture de mineurs. Des personnes en délégation de service public travaillant sur la protection de l'enfance ont craint de retourner au travail en raison d'éventuelles fuites. Ils n'ont pas confiance en la remontée de l'information. Que faisons-nous pour convaincre des habitants, commerçants, travailleurs sociaux, de remonter des informations, pour les protéger, leur assurer un travail s'ils ne peuvent plus le faire où ils se trouvent aujourd'hui ? Dans certains milieux politico-associatifs, on retrouve des membres de la famille du caïd gérant le principal trafic de stupéfiants du quartier. Comment faire de la démocratie participative et des réunions publiques dans ce cas ? De nombreux sujets sont tabous, et nous risquons de glisser progressivement vers de plus en plus d'inertie. La liberté de parole n'existe plus. La police et la justice doivent y remédier.

Je me souviens d'une éducatrice se demandant comment un inspecteur de la brigade anti-criminalité pouvait lui demander dans l'espace public, devant 20 témoins, si elle souhaitait porter plainte. Cette situation la rendait folle de rage.

Se posent des questions sur la formation de la police et les dispositifs de protection des témoins, mais aussi sur la légalisation du cannabis, dont la consommation s'est étendue à tous les milieux sociaux et toutes les générations. Elle ouvre la porte aux trafics, qui gangrènent des villes comme Marseille ou Grenoble, mais aussi Rouen et Le Havre. La légalisation de la consommation devrait, le cas échéant, s'accompagner d'une légalisation de la production. Elle créerait de la richesse et des emplois. Surtout, elle éviterait le recours à des mafias étrangères important des marchandises en grande quantité, comme c'est le cas aux Pays-Bas.

Enfin, la mort de Nahel M., aussi dramatique qu'elle soit, pose la question de l'autorisation du contact de la police avec les contrevenants dans les quartiers.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio- J'entends que ce vous dites, Monsieur Oberti, sur les différences entre les émeutes de 2005 et 2023. J'identifie un sujet majeur dans l'étude sociologique des petites villes à l'époque et aujourd'hui. Les gens ont changé, les quartiers aussi. 40 % de l'immigration est aujourd'hui concentrée en Île-de-France. Depuis le début des années 2000, on répartit cette population. Ainsi, les petites villes connaissent aujourd'hui ce que l'Île-de-France connaissait en 2005. Qu'avons-nous fait pour intégrer une partie de cette population dans la République ?

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Madame, Messieurs, je vous remercie de votre venue et de vos propos éclairants.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

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