III. MERCREDI 6 DÉCEMBRE 2023 - AUDITION DE MM. BRUNO DOMINGO, DOCTEUR EN SCIENCE POLITIQUE ET ENSEIGNANT À L'UNIVERSITÉ TOULOUSE 1 CAPITOLE, FRANÇOIS DUBET, PROFESSEUR ÉMÉRITE DE SOCIOLOGIE À L'UNIVERSITÉ DE BORDEAUX, ANTOINE JARDIN, DOCTEUR EN SCIENCE POLITIQUE ET INGÉNIEUR DE RECHERCHE AU CNRS, ET DENIS MERKLEN, PROFESSEUR DE SOCIOLOGIE À L'UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE

M. François-Noël Buffet, président. - Avec plusieurs collègues, dont Jacqueline Eustache-Brinio, Corinne Narassiguin et Louis Vogel, nous vous accueillons dans le cadre de la mission d'information sur les émeutes qui sont survenues du 27 juin, créée au début du mois de juillet. Nous souhaitons rendre un rapport à la fin de février prochain et dans cet objectif nous souhaitons comprendre ce qui s'est passé et bénéficier de vos analyses de ces évènements.

M. Antoine Jardin, politiste. - Je suis ingénieur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), je travaille sur l'analyse de données et, depuis une quinzaine d'années, sur les quartiers marginalisés, les phénomènes politiques qui s'y déroulent et les enjeux relatifs aux formes de violence politique et à la sécurité.

Dans les analyses et le débat public sur les événements de l'été 2023, les phénomènes que nous avons qualifiés d'émeutes ou de violences urbaines ont été présentés comme inhabituels, sortant des savoirs dont nous disposions sur les mouvements de révolte, de protestation, de violence dans les quartiers marginalisés. En réalité, en 2005, les émeutes avaient déjà été présentées comme étant d'un genre nouveau, contrastant avec celles des années 1970 ou des années 1980.

J'ai été très surpris de voir que, ces dernières années, les événements de 2005 avaient été relégués au passé, comme une question réglée qui ne relevait plus du prisme des priorités politiques. Finalement, dans le courant de l'été, la préoccupation pour la situation des quartiers marginalisés est revenue sur le devant de la scène en raison des violences qui sont survenues.

Je veux dire, en premier point, que cette question de la violence et de la protestation violente donne une existence politique aux quartiers marginalisés. En l'absence de violences, ces quartiers n'ont pas véritablement de poids dans les débats politiques, dans la définition des politiques publiques ou dans la réflexion à propos des questions générales qui traversent la société en matière scolaire, de logement ou de transport. La violence fait exister ces quartiers et leurs habitants dans le champ politique. D'une façon négative, souvent perçue comme stigmatisante ou dévalorisante, ce qui est souvent mal vécu par de nombreux habitants. Mais l'existence de cette mission d'information et d'un certain nombre de commandes qui ont été adressées à mes collègues universitaires ou chercheurs montre bien qu'il y a un intérêt - quand il y a de la violence.

Je veux ensuite relever, comme second point, le caractère pluriel de ces phénomènes. Les émeutes de l'été 2023 ont été vues comme un ensemble homogène, alors qu'il y a une stratification de différents phénomènes : des phénomènes de réaction immédiate dans les Hauts-de-Seine et aux environs de Nanterre après la mort du jeune Nahel M. Puis une diffusion dans d'autres territoires, avec d'autres modalités d'action, interprétée par la suite comme participant du même mouvement ; mais avec des différences de nature, de pratiques, des différences de répertoire d'actions, de mots d'ordre, voire parfois d'absence de mots d'ordre qui questionnent l'unité du phénomène.

Il est vraisemblable que les personnes qui ont affronté les forces de l'ordre dans les quartiers marginalisés ont des grilles de lecture, des profils sociologiques, des motivations un peu différentes de celles qui se sont rendues dans les centres-villes pour voler des paires de baskets en cassant des vitrines. Le terme d'émeutes recouvre une diversité de situations et de configurations qu'il est difficile de bien documenter parce que nous n'avons pas de cartographie de ces événements dans les territoires. À seulement quelques mois des événements, il est trop tôt pour saisir toutes les différences de nature de l'émeute.

Le troisième enjeu essentiel concerne la dynamique durable de marginalisation de certains quartiers - frappante quand on fait l'historique de la politique de la ville sur une quarantaine d'années. On constate des tentatives renouvelées et revendiquées à chaque fois comme ambitieuses, suivies d'un constat d'échec ou de succès très limité. Une logique de marginalisation se prolonge dans le temps et l'espace, qui semble être une dynamique difficile à enrayer. Ce n'est pas pour autant la dynamique des grandes métropoles puisqu'il n'y a pas de dualisation entre des quartiers aisés et des quartiers pauvres, mais une majorité de quartiers plutôt intermédiaires, mélangés et, dans des configurations très spécifiques, des quartiers qui sont particulièrement et durablement marginalisés.

Des dispositifs qui ont vingt ans d'âge concernent encore la plupart de ces territoires aujourd'hui. Un des enjeux importants, c'est de déspécialiser le regard sur la banlieue. Il y a eu l'idée très forte après 2005 selon laquelle seuls certains quartiers ciblés par des dispositifs publics particuliers étaient les territoires et les lieux où résidaient les personnes qui concentraient le plus de difficultés, ce qui est le cas quand on objective avec des critères sociologiques. Mais nous constatons que, finalement, l'enjeu est national : il concerne des territoires au-delà des quartiers les plus marginalisés et ses conséquences résonnent à l'échelle du pays et pas seulement à l'échelle des banlieues. Je ne crois donc pas qu'il y ait une crise des banlieues en tant que telle : il y a des difficultés dans les banlieues qui provoquent une crise à l'échelle nationale des institutions, des politiques publiques et de la structure du tissu social.

Les responsables des forces de l'ordre ou des services de sécurité évoquent la préoccupation d'une montée de la violence en France que nous ne retrouvons pas, ou peu, dans la plupart des indicateurs, qu'il s'agisse des statistiques administratives ou des enquêtes de victimation. Néanmoins, cette violence est plus présente dans les conflits sociaux. Je pense aux mouvements écologistes, aux mouvements autour des conflits du travail ou contre la réforme des retraites, mais également aux gilets jaunes. Dans cette succession de mouvements sociaux, la violence était, à un moment ou un autre, une facette du rapport politique, en l'absence d'autres relais, d'autres médiations institutionnelles.

La question des banlieues est paroxystique de cette dynamique. En l'absence quasi complète de relais politiques structurés, il n'y a soit pas de confrontation, soit une confrontation qui passe par la violence. Le défi dès lors, qui ne relève pas nécessairement du seul travail des institutions, c'est de réussir à trouver des canaux de désaccord et d'affrontements politiques qui ne passent pas par la violence et qui permettent de faire émerger des enjeux de façon beaucoup plus structurelle que ces affrontements sporadiques. Car les émeutes causent beaucoup de dégâts et sont dommageables pour les auteurs - pour certains très jeunes -, dont la trajectoire sociale, scolaire, familiale sera fortement impactée par leur participation à ces émeutes et leur condamnation.

Pour finir, un enjeu également très important porte sur la réflexion autour du rôle des forces de l'ordre et la relation à la police. Il y a peut-être eu la tentation de mettre en cause uniquement la responsabilité individuelle des agents de police, puisqu'ils détiennent les moyens de répression et que l'usage de ceux-ci dépend de leur exercice personnel. Cependant, se posent aussi sans doute des questions de doctrine sur les modalités et la présence des forces de sécurité dans un certain nombre de quartiers. Il suffit de se remémorer le débat depuis une vingtaine d'années sur l'existence de la police de proximité, puis sa suppression, puis son retour : on constate une oscillation des dispositifs, sans ligne directrice structurelle sur le long terme.

Le développement de ces quartiers marginalisés et la réduction de l'écart avec le reste de la société française se feront sans doute par l'ancrage sur le long terme d'un certain nombre de dispositifs en évitant ces fluctuations des politiques, souvent peu productives. Enfin, rappelons que certains territoires sont très peu évoqués alors qu'ils méritent une attention particulière au regard des indicateurs sociodémographiques : les territoires ultramarins, dans lesquels il existe des formes de marginalité très intenses, mais qui passent souvent au second plan des politiques publiques. Leur situation est moins bien documentée, que ce soit dans les données de recensement ou dans les données d'enquêtes de victimation depuis les dernières années.

M. Denis Merklen, sociologue. - J'ai été invité à intervenir sur la question des équipements publics et des équipements culturels pris pour cible lors des manifestations, à propos desquels j'ai enquêté pendant très longtemps. Les attaques contre ces équipements provoquent souvent une perplexité que ce soit de la part des personnels des bibliothèques ou des élus, des instances ministérielles et de l'opinion publique en général.

Ma présentation est issue d'un travail de terrain de longue haleine, de nombreuses enquêtes qui se succèdent et donc d'une temporalité qui est nécessaire et précise. Les émeutes du mois de juin sont encore mal connues, mais un certain nombre d'éléments, comme la question de la nouveauté et de la continuité, peuvent être étudiés, à condition d'adopter une focale large et de considérer l'ensemble des acteurs qui sont engagés dans le conflit ou dans la conflictualité que l'émeute met en scène.

L'une des nouveautés évidentes ne se trouve nullement dans les quartiers, mais ailleurs : en 2005, on disait qu'il y avait un déficit de socialisation politique, que c'était des actes nihilistes, à l'extérieur de la citoyenneté, sans rationalité. Aujourd'hui, l'analyse est complètement différente : elle donne à voir ces manifestations comme des mouvements sociaux, des manifestations sociales, des formes de mobilisation politique qui témoigneraient d'un changement dans l'expérience de la citoyenneté et de notre vie démocratique.

Cette question est centrale dans mes objets de recherche. J'ai proposé pour cela une notion, qui est celle de la « politicité » populaire, qui essaye de rendre compte du fait que l'expérience de la citoyenneté n'est pas la même selon les groupes sociaux. Cela paraît une évidence, mais il faut le rappeler à chaque fois, et cette expérience a à voir avec le type de conflit auquel chaque groupe prend part. Par ailleurs, cette expérience de la citoyenneté ou de cette politicité évolue dans le temps.

Pour saisir ce qui se passe dans les quartiers populaires, il faut prêter une attention particulière à la relation qu'entretiennent les habitants avec les institutions. Dans des sociétés à caractère plus libéral ou dans des sociétés plus pauvres comme celle d'Amérique du Nord par exemple, ce qui caractérise un quartier populaire, c'est l'absence de l'État. En France, ce qui caractérise la vie des habitants des quartiers populaires, c'est l'omniprésence de l'État.

Il faut s'interroger très précisément sur la manière dont ces familles et ces personnes résolvent la plupart des problèmes qui concernent leur vie quotidienne : l'éducation, la santé, le logement, la culture, le sport, les transports. Tout cela est entre les mains d'institutions publiques. Cette expérience de la vie quotidienne, c'est-à-dire le fait que les problèmes ne trouvent de solution ni par la solidarité locale ni dans le marché, en payant des services ou en accédant à des biens avec son salaire par exemple, fait qu'il y a une conflictualité directement politique.

La vie quotidienne de ces personnes est directement politisée, parce qu'elles sont en conflit récurrent et quotidien avec un fonctionnaire, un agent représentant l'institution qui prend des décisions, un membre de la fonction publique, derrière lequel se trouvent les autorités, les élus, le personnel politique. Cette politisation immédiate de la conflictualité sociale est un élément central pour comprendre les attaques ciblant les équipements culturels.

Le deuxième élément sur lequel je voudrais attirer l'attention, c'est ce qu'on pourrait appeler l'historicité de l'émeute, qui est double.

D'une part, cela a été rappelé, c'est une histoire qui commence en 1979, ou au début des années 1980. De la relative unité des classes populaires en France autour de la classe ouvrière, se détache un segment, qui commence à agir collectivement autrement que par le passé. Ce n'est plus la manifestation, le vote et la grève qui sont les modes d'expression naturels ou primordiaux de ces groupes au travers des syndicats et des partis politiques qui assurent l'intégration et la socialisation politiques. C'est l'émeute et le monde associatif. En réponse aux émeutes, l'État crée les lois de décentralisation et la politique de la ville, qui fait exister une myriade d'associations dans tout le territoire et un militantisme très important. Quand on interroge aujourd'hui les membres de ces associations, qui ont 40 ou 50 ans et qui sont indispensables à la vie démocratique, on s'aperçoit que beaucoup d'entre eux étaient des émeutiers il y a vingt ans. Cette historicité est très importante.

D'autre part, il faut prendre en compte une autre dimension de l'historicité : la manière dont on découpe l'événement. Dans l'immense majorité des cas, l'émeute commence avec la mort d'un jeune dans un conflit avec la police et est suivie d'une inscription dans l'espace public. Ce n'est pas l'instauration d'un rapport de force qui est recherchée, mais la possibilité d'inscrire dans l'espace politique local ou national, en fonction des circonstances, un événement, c'est-à-dire de susciter la prise de parole. C'est le noyau de l'historicité, et il y a un moment en aval et un moment en amont de l'événement. En amont, c'est une conflictualité sourde, silencieuse et cachée, que l'émeute cherche justement à introduire dans l'espace public. En aval, c'est ce que nous faisons aujourd'hui : il s'agit de faire intervenir d'autres acteurs, la presse, les sciences sociales, les autorités qui prennent la parole et qualifient les faits et les protagonistes et, ainsi donnent son caractère politique à l'émeute, l'inscrivent dans la vie du système politique.

L'une des clés d'interprétation de l'émeute, c'est la coupure entre les espaces de parole à l'extérieur de l'institution, de l'espace du système politique, et ce qui peut venir à l'intérieur. Par exemple, les incendies de bibliothèque, que j'ai étudiés en 2005 : j'ai recensé 70 incendies de bibliothèques depuis les années 1980. Sur ce sujet, il n'y a jamais eu d'article de presse, de prise de parole ou de débat politique ! On aurait pu penser que, dans un pays comme la France, la mise à feu d'une bibliothèque aurait suscité une grande émotion. Cela n'a pas été le cas.

Aujourd'hui, il y a des articles dans la presse, et la télévision s'y intéresse. Je suis ici pour en parler. Un changement s'est opéré. Les bibliothèques font partie de cet appareil institutionnel qui fait les quartiers, qui les produit, du logement jusqu'à la bibliothèque, en passant par les terrains de sport, les écoles, etc. Le bibliothécaire fait partie d'une chaîne d'agents qui se trouvent face aux habitants, aux côtés de l'instituteur, de l'agent de la régie d'habitation à loyer modéré (HLM), de la protection maternelle et infantile (PMI) et du policier. Et il y a de ce fait un face-à-face entre des agents et des habitants, favorisé par l'État et par la situation sociale au coeur d'une conflictualité qui trouve souvent ses causes ailleurs.

Il n'est donc absolument pas étonnant que le conflit prenne les institutions comme la cible de sa manifestation, même lorsqu'un conflit avec la police en est à l'origine et qu'une bibliothèque va être brûlée. Quand nous regardons les choses de ce point de vue, la bibliothèque change de signification, ce n'est plus une bibliothèque populaire qui trouve son origine dans une organisation locale pour créer un espace de réflexion ou un lieu d'émancipation, mais elle est vue comme une implantation du service public qui a pour fonction d'aider les habitants individuellement, mais qui peine à parler au groupe. D'où la question récurrente : est-ce leur bibliothèque ou notre bibliothèque ? C'est ce que se demandent les habitants, et la pierre jetée interroge l'institution pour lui demander : « Alors tu es notre institution ou la leur ? »

C'est le sacré de l'autre que l'on essaye de bousculer parce que l'écrit, c'est le terrain de l'école, du marché du travail qui nous est escamoté, de la parole politique, de la vie institutionnelle. C'est tout cela qui est mis en question au travers de la pierre et du feu, en essayant de rendre visible cette problématique qui a du mal à être exprimée. Les habitants, les émeutiers, ont énormément de mal à transformer cette action symbolique en paroles permettant de la rendre intelligible. C'est donc à nous de le faire.

M. Bruno Domingo, politiste. - Je vous parle depuis Toulouse, une ville qui a subi depuis une vingtaine d'années ce que l'on qualifie d'émeutes ou de violences urbaines, notamment en 1998, à la suite de la mort d'un jeune surnommé Pipo, tué lors d'une altercation avec la police. Ces émeutes ont d'ailleurs favorisé la mise en place d'un dispositif émergent à l'époque, celui des contrats locaux de sécurité, avec l'idée qu'il fallait traiter ces enjeux de quartier de manière partenariale, pas seulement policière.

Ce phénomène dit émeutier ou de violence urbaine alterne entre de fortes continuités et des formes nouvelles. Les émeutes s'inscrivent en effet dans une histoire qui a au moins une quarantaine d'années, si l'on prend le début de la réflexion sur la question des quartiers avec l'émergence de la politique de la ville au début des années 1980. Nous sommes face à des événements qui se reproduisent avec une certaine régularité, souvent liés à une altercation entre la police et des jeunes, avec parfois la mort d'un jeune, laquelle met le feu aux poudres et crée une déstabilisation plus collective du quartier qui se diffuse ensuite sur le territoire national.

Malgré quarante ans de politique de la ville, un certain nombre de quartiers restent des quartiers dits sensibles, paupérisés, avec des jeunes qui font l'expérience plus ou moins conscientisée, plus ou moins politique, d'inégalités et de marginalisation sociales. Cependant, il ne faut pas oublier la dimension subjective que peuvent avoir certains jeunes de leur position sociale, des inégalités qu'ils subissent, des enjeux de reconnaissance. Ces jeunes se sentent marginalisés, victimes d'inégalités, souvent à raison, mais aussi parfois avec des formes de distorsion qui les font se sentir exclus d'un système. Cela questionne directement le lien de citoyenneté, ce lien civique que l'on invoque souvent, mais qu'il est difficile d'inscrire dans une forme de matérialité et des subjectivités plus quotidiennes.

Parmi les éléments de continuité, on trouve l'attaque contre les équipements, les incendies de véhicules, les affrontements avec les forces de l'ordre, la destruction des écoles, des bibliothèques, des équipements publics qui représentent l'État. Ou la diffusion sur le territoire national qui fait de l'émeute à la fois un phénomène local, mais aussi un phénomène national partagé.

En revanche, ce qui est nouveau en 2023, c'est d'abord la rapidité de la contagion de ces émeutes et la rapidité de leur fin, puisqu'elles ont duré finalement assez peu de temps. L'embrasement est rapide, avec une forte mobilisation de dispositifs de maintien de l'ordre et une réponse judiciaire très rapide également, face à un mouvement moins organisé qu'on ne le dit : il s'agit davantage d'une coalition de petits groupes de jeunes, rassemblés parfois par opportunisme, avec une charge politique plus faible qu'auparavant.

La question du mouvement social est toujours là en filigrane, mais la population est beaucoup plus diversifiée, avec des agendas plus hétérogènes. La violence, à la fois celle des émeutiers mais aussi celle de la réponse policière, est perçue comme plus forte. Elle est aussi mise en scène dans les médias, avec quelques événements qui peuvent questionner, l'attaque par exemple de la prison de Fresnes par des groupes, ou l'attaque directe contre certains élus.

Une des nouveautés aussi, c'est le pillage. Nous avons observé dans cette dernière séquence d'émeutes qu'elles constituent aussi un espace d'action pour piller des supermarchés, des centres-villes, des magasins, afin de bénéficier de ce qu'offre la société capitaliste, dans une logique tout à fait instrumentale.

Un autre élément nouveau est la médiatisation via les réseaux sociaux, qui permet aux jeunes de produire leurs propres images de l'émeute.

Il reste à analyser la manière dont ces différents éléments s'alimentent : la diffusion de l'émeute, le partage d'expériences chez ces jeunes, l'émulation qui peut en résulter, la spectacularisation de l'émeute, voire la jouissance de ce partage d'une expérience collective au niveau local, puis au niveau national.

Les émeutes de 2023 sont peut-être plus composites qu'on le dit. Elles ont une dimension politique pour certains jeunes, elles questionnent le rapport aux institutions et à la police. Pour certains acteurs peut-être plus organisés, comme les trafiquants de drogue, c'est une manière de mettre en difficulté les autorités publiques auxquelles ils sont confrontés au fil des jours.

S'agissant des solutions, il ne faut pas oublier de réfléchir au lien entre la jeunesse des quartiers populaires et la police. On a peu de pistes pour réinstaurer une doctrine du rôle préventif de la police dans ces quartiers. Cette doctrine est souvent renvoyée aux acteurs sociaux, avec une répartition des rôles qui n'est pas nécessairement bonne, car elle renvoie à une forme de conflictualisation entre ces jeunes et la police. Le rôle des polices municipales, qui se sont fortement structurées au cours des dernières années, est sous-estimé. Les policiers municipaux sont dans une forme de mimétisme des modes d'action de la police nationale. Cela pose la question de la formation des policiers nationaux, de la gendarmerie nationale et des polices municipales et des médiations que l'on peut organiser entre les jeunes et la police, comme les correspondants police-population ou les centres de loisirs gérés par la police nationale.

Ensuite, il faut mieux comprendre les nouvelles subjectivités juvéniles, leur transformation et leur politisation ordinaire. Nous nous sommes beaucoup intéressés aux publics adolescents et aux plus jeunes alors que, dans ces émeutes, il y avait beaucoup de personnes âgées de 18 à 25 ans, donc de jeunes adultes. Cette catégorie des jeunes adultes est souvent abordée par le biais de l'intégration socioéconomique, mais il faut peut-être reprendre le débat à partir de leurs besoins politiques et des canaux d'expression politique qui existent ou qui peuvent être mis à leur disposition. Ces jeunes sont parfois les enfants des émeutiers d'hier : il y aurait ainsi des transmissions intergénérationnelles dans les familles qu'on peine à comprendre aujourd'hui.

Pour finir, il me paraît nécessaire de travailler sur les mécanismes de prévention du phénomène. La politique de la ville est relancée, avec une politique nationale de prévention de la délinquance annoncée pour 2024. Comment intégrer la prévention des émeutes dans ces politiques publiques ? Quand nous reprenons les différents textes qui visent à définir les objectifs de prévention de la délinquance depuis une vingtaine d'années, nous observons que la question émeutière n'est jamais prise en compte par les politiques de prévention de la délinquance, et la politique de la ville apparaît plutôt comme une sorte de correctif social qui permettrait de prévenir de nouveaux mouvements. Pour que ces politiques soient efficaces, il faut en évaluer les dispositifs - pas seulement au niveau national, mais également au niveau local -et les « dé-bureaucratiser ». Il reste à faire un examen de la manière dont l'État, principalement, en lien avec les collectivités locales, définit ces politiques et les anime.

M. François Dubet, sociologue. - J'ai étudié les émeutes du début des années 1980, qui sont à la fois des révoltes quant à leur signification et des émeutes par leur mode d'action. Car, après tout, une révolte contre des injustices vécues pourrait donner lieu à des manifestations, des grèves, à autre chose qu'à des émeutes. Mais le vocabulaire lui-même nous met dans une sorte d'incertitude.

Tout d'abord, je veux souligner la répétition des mêmes éléments : le sentiment de discrimination, d'injustice, de chômage, de mise à l'écart, des choses extrêmement connues ; le déclenchement quasi automatique par une confrontation avec la police ; la disparition des acteurs locaux, un phénomène très spectaculaire qui date des années 1980 - le maire, les travailleurs sociaux, les enseignants, disparaissent : il n'y a plus rien, et un vide politique s'installe.

Nous constatons également la répétition de la répression, puis du retour au calme, avec des réactions politiques assez convenues. Les uns disent : « C'est d'abord une révolte, donc c'est un problème de justice sociale. » Les autres : « C'est d'abord un problème de maintien de l'ordre, donc un problème de police. » Je suis d'accord avec ce qui a été dit, c'est-à-dire que nous avons été plus habiles pour faire des politiques de la ville que pour réformer l'action policière depuis une quarantaine d'années.

Chaque fois qu'il y a des émeutes, nous expliquons que ce n'est pas comme la dernière fois, mais les situations sont en réalité assez proches. Ce qui a changé a déjà été souligné : par la grâce des réseaux sociaux, le phénomène de traînée de poudre a été spectaculaire lors de la dernière émeute. Des émeutes ont eu lieu dans de toutes petites villes dans lesquelles nous n'imaginions pas cela possible, avec des jeunes entrés en quelque sorte dans des jeux de concurrence avec d'autres, parce que les actions étaient accessibles en ligne.

La seule émeute qui a débouché sur un mouvement social a été la marche pour l'égalité et contre le racisme il y a quarante ans, parce qu'il y avait des acteurs locaux, des travailleurs sociaux, un curé, une oreille politique. Nous étions dans une logique démocratique, et la révolte s'est transformée en mouvement social avec des revendications.

Cet embrayage qui fait passer le sentiment d'injustice et de révolte à l'action organisée, politique, revendicative, placée au coeur des mécanismes démocratiques - car la démocratie consiste à transformer des révoltes en revendications, et donc à pacifier la vie sociale -, patine de toute évidence depuis des années.

Je crois même que la situation empire parce que ces émeutes sont de plus en plus le prétexte à des interprétations exogènes : c'est l'immigration, c'est l'envahissement, c'est le capitalisme, c'est le néocapitalisme. Mais, au fond, nous n'entendons jamais les habitants de ces quartiers : ils sont des problèmes sociaux et non des acteurs sociaux.

Que s'est-il passé ? La France est dans une situation paradoxale depuis une trentaine d'années. Les politiques de la ville n'ont pas été inefficaces. À Bordeaux, j'ai vu des quartiers se transformer, devenir plus vivables, avec des équipements, des bus, des tramways. Les journalistes étrangers qui m'ont interrogé étaient très surpris par la « qualité » du bâti d'un certain nombre de banlieues : ils ne comprennent pas pourquoi des révoltes surviennent dans des endroits qui ne sont pas du tout des taudis urbains. En fait, dans ces quartiers, ceux qui s'en sortent s'en vont, les fuient. La mobilité sociale joue contre le quartier. Dans les banlieues populaires, les grands ensembles, les banlieues rouges qui ont existé jusqu'au début des années 1980, nous trouvions des classes moyennes. Les enseignants, les travailleurs sociaux, les jeunes ménages en mobilité, y vivaient. Il y avait évidemment de la distance sociale entre les habitants, mais c'est ce que nous appelons la mixité.

Aujourd'hui, le mécanisme de peuplement des quartiers fait que tous ceux qui s'en sortent s'en vont, remplacés par des gens de plus en plus pauvres, qui viennent de plus en plus loin. Il existe en quelque sorte un paradoxe entre une action individuelle de mobilité, qui est loin d'être insignifiante, et une incapacité d'agir sur un peuplement qui s'appauvrit et qui est immigré, étranger. Ce mécanisme accentue considérablement le sentiment de marginalisation, d'exclusion, puisque de la mobilité des uns découle l'enfermement des autres. Nous avons beaucoup de mal à utiliser un mot en France, celui de ghetto. Il est évident que les quartiers français ne sont pas comparables aux grands ghettos du sud de Chicago. Mais si les quartiers ne sont pas des ghettos, il y a néanmoins des mécanismes de ghetto dans les quartiers, c'est-à-dire que ces quartiers ont été enfermés ou exclus par les mécanismes de paupérisation du peuplement.

Il suffit de regarder l'évolution des indices de position sociale des collèges pour voir que l'écart se creuse avec le reste de la ville. De nombreux travaux montrent que le ghetto devient une forme de vie collective. On est entre soi, on finit par contrôler l'espace, par contrôler les filles, par se surveiller, par être enfermé par le jeu des réputations. Le quartier est à la fois ce qui vous exclut et, en même temps, ce qui peut, en tout cas chez les jeunes, vous donner une identité par des mécanismes de renversement, de fierté.

Quand le ghetto est fortement constitué, nous pouvons observer que le développement des trafics procède du ghetto lui-même et l'organise. Des élus marseillais me faisaient remarquer que, dans les quartiers les plus ségrégués de la ville, il n'y avait pas d'émeutes. Car la logique du trafic freine les velléités d'émeutes. D'une certaine manière, on assiste à un renfermement.

J'ai beaucoup étudié le système scolaire, dans lequel les mécanismes sont similaires : pour une victime d'échec scolaire, cet échec devient à un moment son identité contre l'école. Aux États-Unis, des comparaisons ont été faites entre, d'un côté, les migrants volontaires, c'est-à-dire les gens qui venaient aux États-Unis pour y vivre et dont les enfants réussissaient assez bien à l'école et, de l'autre, les minorités involontaires, c'est-à-dire les Afro-américains installés là depuis longtemps, stigmatisés, enfermés, avec des résultats scolaires plus faibles parce qu'ils ne croyaient pas à l'école et que l'école ne croyait pas qu'ils pourraient réussir.

Il faut tenir compte de cette dynamique lorsque le quartier finit par s'enfermer sur lui-même - pas tous les habitants du quartier bien évidemment mais, dans une large mesure, les jeunes. Cela se constate à l'école. Il y a aujourd'hui, y compris dans ces quartiers, des mécanismes de fuite de l'école du quartier, du collège du quartier, par ceux qui le peuvent. Ces jeunes se sentent déjà enfermés dans le quartier, ils ne veulent pas en plus être enfermés dans le collège du quartier.

Enfin, il faut bien comprendre la force de ces mécanismes parce qu'il ne sera pas facile de les contrer. Nos politiques urbaines n'ont pas pesé sur le peuplement des quartiers, et la mobilité sociale que nous désirons tous joue plutôt contre eux. Ainsi, vous n'y trouvez plus d'enseignants, de travailleurs sociaux ou de militants qui y vivent : tous ces acteurs qui étaient les vecteurs d'une transformation de la révolte en revendication, qui avaient une capacité politique, ont disparu.

Dans de nombreux endroits, les habitants disent : « C'est le collège des Français. » Parce que les enseignants sont français de leur point de vue, ne vivent pas dans le quartier et, en dépit de leur enthousiasme et de leur bonne volonté, ils sont perçus par les jeunes comme des acteurs extérieurs. Cela a été dit sur les incendies de bibliothèque : « Ce n'est plus notre bibliothèque, c'est celle qu'on nous a imposée. »

Je me suis demandé pourquoi il y avait des émeutes en France, alors que beaucoup de nos voisins n'en avaient pas. Quand on regarde les indicateurs généraux d'inégalités sociales et d'inégalités urbaines, un grand nombre de pays qui nous entourent ont des inégalités sociales plus fortes que les nôtres et des inégalités urbaines qui ne sont pas tellement plus faibles ; or il n'y a pas vraiment d'émeutes. En juillet dernier, de nombreux journalistes américains, anglais, allemands se demandaient pourquoi il y a en France des phénomènes de révolte et d'émeutes qui n'existent pas chez eux, même si leurs pays sont évidemment confrontés à des phénomènes de violences juvéniles et de bagarres, à la délinquance at aux trafics.

Je me suis intéressé à une comparaison entre la France et l'Allemagne. Alors qu'il existe une grande communauté turque en Allemagne qui est marginalisée, exclue, victime de racisme, pourquoi n'y a-t-il pas d'émeutes comme nous en avons chez nous ? La réponse à cette question est troublante.

En France, les gens qui vivent dans ces quartiers, qui sont souvent des immigrés - pour être plus précis, immigrés depuis plusieurs générations, mais toujours vus comme des immigrés -, sont en réalité assez fortement assimilés à l'identité, à la culture française. Au fond, l'héritage colonial, c'est qu'ils doivent devenir des Français comme les autres, ce qui est très bien. L'héritage colonial moins positif, c'est qu'ils héritent aussi de vieilles traditions racistes. Mais, en tout cas, ils sont beaucoup plus assimilés par l'école, par les politiques publiques. Ils seront des Français comme les autres à un moment donné. En même temps, ces groupes sont beaucoup plus exclus économiquement que les autres.

Si l'on regarde le cas de l'Allemagne, il va de soi que les Turcs y sont beaucoup plus intégrés économiquement que ne le sont les immigrés français, par un système de formation scolaire qui est très centré sur les entreprises. Dans le même temps, la communauté turque est très largement auto-organisée et tournée vers la Turquie. Personne n'imagine qu'ils deviendront des Allemands comme les autres. D'ailleurs, ils n'ont pas le droit de vote et ils ne pourront pas devenir allemands - et eux-mêmes ne le souhaitent pas, pour la plupart d'entre eux.

Nous avons donc, d'un côté, une société qui assimile culturellement et qui exclut socialement, la société française. De l'autre, une société dont les traditions nationales font qu'il n'est pas envisagé d'assimiler les communautés turques, alors que tout sera fait pour assimiler des Allemands qui viennent du Caucase : ils sont ethniquement vus comme les Allemands, mais économiquement ils occupent une place qui était celle des travailleurs immigrés dans la France de la société industrielle - ils étaient mal traités, mais avaient une place dans les grandes usines.

Je crois que nous sommes dans ce paradoxe aujourd'hui et que la crise des banlieues est une crise sociale, mais surtout une crise démocratique. L'histoire des démocraties est marquée par la capacité de transformer des émeutes en revendications, la capacité de transformer des classes dangereuses en classes laborieuses, la capacité de faire entrer dans un système les personnes qui n'y sont pas. Or, je crois que cette capacité est aujourd'hui extrêmement faible, parce que les quartiers se sont tellement fermés sur eux-mêmes que ni les acteurs de l'État, ni les enseignants, ni les travailleurs sociaux, ni les militants n'y vivent. Ils y travaillent et sont perçus comme venant de l'extérieur tandis que, dans un mouvement opposé, les habitants de ces quartiers qui réussissent partent.

D'une certaine manière, il n'y a plus de vecteur. Des enseignants me disent qu'ils ne veulent pas vivre là pour un tas de raisons, mais en particulier parce qu'ils n'ont pas envie de rencontrer les parents d'élèves sur le marché. Alors que, traditionnellement, c'était l'inverse, ils s'en réjouissaient !

L'école ne tient pas ses promesses, et elle est l'objet d'un ressentiment considérable. Les élèves se voient dirent sans cesse que l'école est la seule manière de s'en sortir et qu'ils ils ne s'en sortiront pas puisqu'ils n'ont pas de bons résultats scolaires. Nous voyons se développer non pas simplement l'échec scolaire, ce qui est un problème aujourd'hui avec les données du rapport Pisa, mais aussi le refus scolaire, le rejet de l'école, puisque, d'une certaine manière, on sauve sa dignité en échouant à l'école.

Les habitants des quartiers qui se sont mobilisés pendant les émeutes le disent très nettement : « Nous sommes l'objet de politiques publiques, mais nous ne sommes jamais les acteurs des politiques publiques. » Les équipements sont construits, des dispositifs mis en place, sans que leur avis ne soit sollicité. D'une certaine manière, nous fabriquons des communautés exclues, mais nous ne pouvons pas entendre la parole de ces communautés au motif que cette parole revêt une dimension communautaire.

Si nous agrégeons dans un même quartier une population pauvre qui croit à la même religion et qui s'identifie à celle-ci pour sauver sa dignité, et qu'il lui est dit qu'elle ne peut pas parler au nom de cette religion parce que celle-ci brise l'universalisme républicain, cela entraîne du radicalisme. Les Allemands n'ont pas ce problème puisque les Turcs s'intéressent à la Turquie et ont des problèmes religieux liés davantage à la Turquie qu'à l'Allemagne.

L'enjeu essentiel aujourd'hui, c'est d'instaurer à nouveau un minimum de mixité sociale dans ces quartiers, de trouver des voies de mobilité sociale qui permette aux personnes qui réussissent de rester dans le quartier. C'est notre capacité politique qui est interrogée au travers de ces émeutes. Je crois évidemment, mais c'est un autre débat, qu'il faudra bien un jour redéfinir les formes d'intervention de la police dont les policiers et les jeunes sont, les uns et les autres, des victimes. La singularité française de la gestion de l'ordre public devrait nous interroger. C'est en tout cas ce que montrent les comparaisons internationales.

Mme Corinne Narassiguin- Je vous remercie pour vos réflexions et vos analyses qui sont largement convergentes. Je constate une petite contradiction entre ce que vous dites et ce que nous avons entendu lors des auditions précédentes : hormis à Nanterre, et par extension en Île-de-France, où l'élément déclencheur était la mort de Nahel M., les émeutes qui se sont propagées rapidement n'auraient, selon les personnes que nous avons auditionnées précédemment, pas de sens ou de revendication politiques. Pourtant, vos analyses montrent que, même s'il n'y a pas de revendications politiques verbalisées, d'organisation politique, ces émeutes ont des causes très politiques et ne peuvent être résumées à une forme de nihilisme ou à une simple volonté de piller des magasins pour revendre des produits dans une logique consumériste.

Les policiers et les gendarmes que nous avons entendus en audition ont décrit un niveau de violence beaucoup plus élevé qu'auparavant. Ce niveau de violence a peut-être focalisé notre attention. Mais parce qu'il y a eu de la violence au moment des gilets jaunes, lors des manifestations dans les outre-mer et lors des manifestations contre la réforme des retraites, nous pouvons aussi en déduire que cette violence n'est pas spécifique à ces quartiers populaires, elle est peut-être à lire dans un contexte plus général. Quelles seraient vos analyses sur ce point ?

M. Louis Vogel. - Antoine Jardin, vous avez dit qu'il faudrait déspécialiser et, François Dubet, vous avez parlé du ghetto qui se met en place en raison de la diminution de la mixité. Je me demande si nos politiques publiques ne sont finalement pas allées à l'encontre de l'objectif, puisque la politique de la ville conduit à spécialiser de plus en plus les quartiers. Le fait que les maires n'aient pas la main sur le peuplement rend plus difficile d'agir en faveur de la mixité sociale. Je vois en effet dans ma circonscription des quartiers qui se sont ghettoïsés.

J'ai bien compris que les institutions, les médiathèques, sont considérées comme ne venant pas des quartiers mais qu'elles y étaient en quelque sorte « jetées » et qu'elles n'étaient pas celles des habitants. Énormément d'argent a été consacré à leur réfection. Lorsque j'étais maire, j'ai fait reconstruire des quartiers entiers dans ma ville, or cela n'a pas amélioré la situation. Vous avez beaucoup parlé des médiathèques, mais les cantines scolaires des propres écoles des émeutiers ont aussi été brûlées. Vos constats conduisent à un certain nombre de conclusions institutionnelles. Que faudrait-il changer dans nos politiques publiques pour arriver à un résultat plus acceptable, plus efficace, et éviter le gaspillage d'argent public ?

M. Denis Merklen. - Nous observons en effet des contradictions. Ce qui est clair, c'est que rien n'est univoque. Pour répondre à votre question, Madame Narassiguin, nous pouvons faire une analogie : que se passerait-il si les mères se mobilisaient au lieu des jeunes ? Par exemple à Toulouse, j'ai beaucoup enquêté sur une association dans le quartier des Izards, où les mères se sont mobilisées pour défendre les adolescents à la suite des violences liées au narcotrafic. C'est une protestation d'une autre nature, avec d'autres acteurs, qui ne viennent pas sur le devant de la scène pour transformer la révolte en revendication, comme l'a dit François Dubet.

Mais, de l'autre côté, qu'avons-nous eu le 27 juin ? L'image d'un policier qui tue un jeune comme eux, avec son arme de service ; nous pouvons dire que la démocratie est malade, mais la maladie serait beaucoup plus grave si devant ces images rien ne s'était passé. La survenue d'une révolte généralisée montre une certaine santé de la citoyenneté. Ce serait beaucoup plus grave si nous étions dans des situations comme au Brésil ou au Mexique, où la violence par armes à feu est quotidienne, dans une indifférence généralisée, comme intégrée à la vie démocratique. Dans ces pays, la démocratie fonctionne avec des morts dans la rue ou dans les espaces des quartiers populaires.

En France, ce n'est pas possible. Il y a un mort et la France s'enflamme, et je dirais tant mieux, même si j'aimerais qu'il n'y ait pas d'écoles ou de commissariats pris pour cible. Que se passe-t-il avec les institutions ? Ce que François Dubet dit à propos du peuplement est exact, mais il y a une présence institutionnelle, qui est, à la fois, le salut et le problème, comme on le voit au travers de l'école : ceux qui s'en sortent à l'école s'en vont. C'est la bonne intervention de la République, de la démocratie sociale. Mais, en même temps, c'est la porte qui se ferme au nez de nombreuses personnes pour qui l'avenir sera compromis parce qu'ils ne maîtrisent pas la grammaire et l'orthographe. À ceux-là, il est dit : « Tu ne sais pas bien écrire, tu n'auras pas un travail digne d'un avenir prometteur. » L'institution cristallise cette situation. Si un logement social de qualité est octroyé, tout va bien, et la République soutient ceux qui sont dans le besoin. Mais si les ascenseurs sont en panne, la même institution qui est la solution aux problèmes de cette population devient la source des problèmes. Nous identifions le même mécanisme avec les urgences de l'hôpital, les contacts avec la police.

Les institutions de l'État social dysfonctionnent, dans leur fonctionnement interne, mais aussi parce qu'elles n'ont pas la capacité de répondre aux problèmes sociaux. L'école ne peut pas moduler le marché du travail, comme il ne peut pas être demandé aux institutions de résoudre tous les problèmes. Ces situations paradoxales ne trouveront pas de solution facile et évidente sur le plan local. Quand les bibliothécaires me demandent quoi faire de plus, la réponse est : rien. Ils ne peuvent pas mieux faire. Malheureusement, ils seront confrontés à une situation conflictuelle. La barque sera secouée par les vents qui traversent ces espaces sociaux, quoi qu'ils fassent. Ce n'est pas du pessimisme, c'est un constat d'observateur. C'est malheureux de dire cela à un élu ou au directeur d'une bibliothèque, mais je ne pense pas qu'il y ait quoi que ce soit d'autre à faire que de continuer à faire ce qui est fait.

M. Antoine Jardin. - Pour répondre à la question des origines des émeutes et de leur nihilisme supposé, je veux dire que sans les images l'impact n'aurait pas été le même. La réaction politique au plus haut niveau de l'État a souligné l'enjeu et l'importance de ce qui s'était passé à Nanterre et les déclarations du mis en cause par la voix de son avocat ont confirmé le caractère intentionnel du tir. Nous n'étions pas dans la circonstance d'un accident, ce qui a alimenté une conflictualité qui n'aurait pas existé sinon. Si les images n'avaient pas été disponibles, il n'y aurait pas eu de protestations de cette ampleur.

Les trajectoires des quartiers diffèrent fortement. Certains territoires marginalisés se trouvent aux portes des grandes métropoles et connaissent des dynamiques d'embourgeoisement et de gentrification, parce qu'ils bénéficient d'un système socioéconomique qui permet le développement, l'arrivée des transports en commun, l'installation d'entreprises, comme en Seine-Saint-Denis. D'autres quartiers marginalisés sont dans des métropoles plus petites, dans des régions plus éloignées des grands pôles urbains : la marginalité est durable en l'absence de perspectives de développement structurel de ces territoires.

Par conséquent, il me semble qu'un des enjeux est d'agir sur le développement économique et social de ces territoires qui n'ont pas d'autres ressources que l'action publique.

Un point aveugle est la démographie de ces quartiers, qui deviennent de plus en plus vieillissants et où les enjeux de la transformation de la structure des familles et des générations sont très importants car ils vont sans doute modifier leur rapport aux institutions et à la vie politique dans un futur proche.

Enfin, il y a des entrepreneurs moraux et identitaires qui cherchent à formuler un discours politique dans ces quartiers. Cela passe parfois par des structures liées aux courants islamistes ou rigoristes qui tirent les bénéfices de cette conflictualité avec les institutions et qui disent avoir la capacité de générer des institutions locales. L'analyse que j'ai produite avec mon collègue Hugo Micheron sur les contenus en ligne des organisations salafistes en France montre que celles-ci parlent beaucoup des émeutes, qu'elles les condamnent systématiquement et qu'elles s'intéressent aux conditions de vie dans les quartiers. Il y a là des dynamiques d'implantation idéologique et politique qui s'inscrivent dans des espaces interstitiels et des vides.

En effet, ces populations ne sont plus immigrées, et ne sont plus forcément ouvrières. Le quartier ne produit pas ses propres ressources d'identification. Le rapport à l'ethnicité n'est pas reconnu comme légitime en France pour se construire une identité politique et la religion est finalement le seul support disponible pour construire une identité politique : c'est ce qui se produit dans certains territoires, pour une certaine partie de la population.

M. Bruno Domingo. - Les injonctions contradictoires de l'action publique et une parole politique qui pèse sont au coeur d'un certain nombre de nos difficultés. On est dans un écosystème médiatique qui est lui-même conflictuel. Mais nous avons aussi observé pendant ces émeutes des habitants qui se sont mobilisés pour sauver leurs écoles. Il faut reconstruire du politique par le bas, retisser du lien social, et ne pas penser seulement sur un plan purement urbanistique. Il faut réinventer des formes de lien social, parce qu'elles se sont peut-être déstructurées au fil des ans. Cela implique d'ailleurs très directement les collectivités locales, leur capacité à avoir avec l'État une logique qui aille dans le même sens, sans contradiction.

Il faut aussi intégrer un volet plus sociétal sur la parole publique, sur la manière dont nous parlons de ces quartiers, dont nous identifions les populations. Elles sont aussi réceptives à cette forme de décrochage qui produit des mobilisations alternatives, au-delà de l'émeute, qui permettent de construire du politique, sans doute plus ordinaire, mais beaucoup plus concret, et qui permet de vivre au jour le jour. Le religieux est un de ces leviers, mais la marginalisation est parfois une des conséquences. Cependant, lorsqu'il n'y a plus de dialogue et qu'il n'y a pas d'émeute, c'est aussi problématique : il y a sûrement des personnes enfermées dans des processus de très grande pauvreté, avec une incapacité à se mobiliser même par le biais de la violence.

Nous avons un problème de modèle : les populations, surtout les jeunes, voient bien que la promesse républicaine, celle de l'école notamment, n'est pas tenue. L'État fait beaucoup de choses en France, mais les actions menées dans ces quartiers sont mal perçues et il y a une forme de désajustement très fort entre ce que font les autorités publiques et la manière dont ces quartiers le perçoivent. Il faut par conséquent recréer des formes de démocratie plus ordinaires dans le cadre de cette politique de la ville. Peut-être avec moins d'argent, mais en reconstruisant le lien social qui aujourd'hui est à la peine et qui est au coeur de tous les processus qui ont pu être exposés précédemment.

M. François Dubet. - Il faut admettre que ce sont à la fois des révoltes et des émeutes. On le sait, dans les émeutes, il y a des rationalités qui sont strictement délinquantes, le bonheur de détruire - cela ne date pas d'hier. Toute l'histoire des émeutes montre qu'il y a en leur coeur une injustice, une révolte.

Cela va peut-être au-delà des banlieues : le mouvement des gilets jaunes a eu de grandes difficultés à produire une revendication. Il s'agit donc d'un mécanisme assez général, ce qui pourrait créer d'ailleurs chez beaucoup d'entre nous, la nostalgie des syndicats, des mouvements d'éducation populaire, de tous ces mécanismes d'apaisement des colères que nous avons peut-être trop maltraités.

Je précise au passage que le remplacement des mouvements d'éducation populaire par des prestataires de services n'est pas une bonne chose. Ce n'est pas un problème exclusivement français, mais nous sommes particulièrement forts dans ce domaine parce que nous sommes centralisateurs.

Ensuite, et nous sommes tous embarrassés sur ce point, si l'on veut que les habitants de ces quartiers deviennent des acteurs, il faudra bien admettre un jour qu'ils deviennent des acteurs en étant ce qu'ils sont. C'est tout notre problème avec l'islam. C'est à la fois une position dangereuse mais c'est la seule chose qui fabrique du lien et de la dignité. Personnellement, je suis très embarrassé. Nous ne pouvions pas dire au XIXe siècle aux Bretons qui étaient catholiques : « Organisez-vous, mais sans le catholicisme ». Ce n'est pas réglé et le discours médiatique de stigmatisation est tout à fait terrifiant - et je n'ai aucune naïveté par rapport à certaines formes d'islamisme.

Par ailleurs, je crois qu'il est possible d'agir sur le peuplement. On a peut-être renoncé trop rapidement à créer un peu de mixité dans les quartiers.

Enfin, dernier point, nous pourrions agir beaucoup mieux au sujet de la mixité scolaire. Il y a eu un exemple célèbre à Toulouse où on a « cassé » un collège ultraghettoïsé. Il a fallu du temps pour convaincre les collèges avec des élèves des classes moyennes d'à côté qu'avoir quelques élèves issus de l'immigration dans leurs classes ne serait pas une catastrophe. Mais cela a marché. Si nous faisions davantage confiance aux acteurs locaux, nous nous en sortirions peut-être un peu mieux. Après tout, les pays plus décentralisés que le nôtre ne s'en tirent pas plus mal sur toutes ces questions.

M. François-Noël Buffet, président. - Merci pour vos interventions passionnantes. Il n'y a pas de solution facile, mais la question du peuplement est fondamentale et elle répond parfaitement à ce que vous disiez précédemment. La ghettoïsation tient beaucoup aux mécanismes qui ont été mis en place, aux règles que nous nous sommes imposées pour de multiples raisons, positives ou pas, mais qui ont fait que les élus locaux se sont retrouvés bloqués dans des situations qu'ils auraient sans doute gérées différemment, sans excès, de manière plus équilibrée.

J'ai été maire pendant vingt ans d'une commune du Rhône, un petit territoire mais dense, de 27 000 habitants, avec des quartiers compliqués. Nous avons a réussi à gérer la situation correctement, en réintroduisant une forme d'équilibre dans certains secteurs - dans d'autres, nous n'avons pas hésité à démolir. Mon inquiétude sur la reconstruction est grande, parce que la réflexion repose encore sur des mécanismes anciens. Si nous n'y prenons pas garde, ce que nous ferons dans les années qui viennent pourrait produire la même situation que celle que nous avons aujourd'hui. Il faut impérativement sortir de ces anciens schémas de pensée.

Enfin, je vous livre une petite anecdote : une école primaire de ma commune était dans une situation de ghettoïsation totale. Cette situation m'a mis en colère, c'est pourquoi j'avais obligé l'éducation nationale à détruire l'école et à réaffecter les enfants dans les autres quartiers de la ville, avec un système de bus scolaire. Je ne regrette pas du tout de l'avoir fait car, de l'avis des directions d'école comme des familles, tout s'est bien passé. Les résultats scolaires ont été satisfaisants. La situation de mon territoire est quelque peu particulière car il n'est pas très grand, mais le principe mérite d'être dupliqué lorsque les situations deviennent inextricables ; sinon, nous n'en sortirons pas.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

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