B. LA NÉCESSITÉ DE RENTRER DANS LE DÉTAIL MICROÉCONOMIQUE ET DE RAISONNER EN EFFET NET POUR SE RAPPROCHER DE LA RÉALITÉ

1. Le nombre de personnes qui pourraient revenir sur le marché du travail donne une indication de la hausse de taux d'emploi réalisable en France

Si des données existent sur la situation des personnes ni en emploi ni en retraite (NER) qui pourraient revenir en emploi - c'est-à-dire la part d'entre elles qui n'est pas déjà au chômage et n'est pas arrêtée pour raison de santé ou handicap -, aucune estimation fiable de leur productivité potentielle n'a encore été proposée.

Une première information, issue des extrapolations de l'Enquête Emploi, permet d'estimer le nombre de NER qui est en bonne santé et pourrait réintégrer le marché du travail. S'il convient de traiter ces données avec prudence car elles correspondent à une estimation sur le fondement de réponses à l'Enquête Emploi, il n'empêche que l'ordre de grandeur est utile pour imaginer quelle est la mesure du choc d'emploi potentiel en France.

Selon les chiffres en 2023, parmi les personnes entre 55 et 59 ans, on compterait 266 000 NER sans activité en bonne santé et environ 323 000 entre 60 et 64 ans.

Par conséquent, sur toute la tranche d'âge seniors, en imaginant que l'ensemble de ces personnes sont remises en emploi, un nombre maximal de 589 000 postes seraient pourvus.

La population des 55-64 ans s'élevant, en 2023, à 8,57 millions de personnes, l'augmentation du taux d'emploi qui aurait lieu en cas de remise en emploi de l'intégralité des NER en bonne santé, correspondrait ainsi à une hausse de ce taux d'emploi de 6,9 points.

Par conséquent, en se heurtant aux caractéristiques de la population étudiée et en supposant que l'ensemble des NER en bonne santé revenaient en emploi, il apparaît que, dans les conditions actuelles, le choc d'emploi ne saurait atteindre le scénario retenu par la DGT, même avec une prise en compte de l'effet temps partiel en Allemagne.

2. La prise en compte des motivations des seniors permet de mieux cerner les types d'emplois qui pourraient leur convenir

Outre la question du nombre des 55-64 ans qui pourraient revenir en emploi et qui donnent un cadre à la réflexion pour aboutir à un chiffrage plus proche de ce que la réalité de la situation française pourrait permettre, il convient de savoir quels emplois pourraient convenir aux NER qui ne sont ni au chômage ni en mauvaise santé.

L'Enquête Emploi fait à nouveau apparaître des données intéressantes sur les motivations de ces seniors.

Raison principale de non-emploi des NER entre 55 et 61 ans
en bonne santé et pas au chômage

Source : commission des finances, données INSEE

On constate que seul 24 % de ces personnes demeurent dans cette situation en y étant contraint - cela correspond à la situation de découragement ou aux contraintes personnelles ou familiales. Par conséquent, le retour en emploi des NER ne saurait se faire sans que les emplois qui leur seraient proposés ne les motivent à revenir et soient par conséquent adaptés à leurs besoins.

L'autre constat qui transparaît de l'analyse des données de l'INSEE est que la situation entre les hommes et les femmes est très différente. En particulier, la part d'hommes NER en bonne santé qui souhaite rester au foyer est seulement de 6 %, quand elle atteint 36 % pour les femmes, signe que ces dernières sont déjà nombreuses à avoir accepté cette situation.

Les femmes sont aussi, en proportion, plus nombreuses à être NER tout en étant en bonne santé pour des raisons de contraintes personnelles ou familiales, ce qui met en évidence la plus grande propension des femmes à assumer le rôle d'aidants. Le second rapport31(*) de la Cour des comptes sur les retraites, publié en avril 2025, mettait en avant le rôle spécifique des femmes et recommandait un accroissement de l'accompagnement des aidants pour qu'ils - et principalement elles - puissent se maintenir en emploi ou y revenir malgré l'aménagement nécessaire pour tenir ce rôle d'aidant.

3. Il convient de retenir le niveau de qualification des NER en bonne santé pour estimer leur productivité potentielle

La prise en compte du niveau de productivité potentielle du vivier susceptible d'être remis en emploi si un choc d'emploi avait lieu en France est nécessaire pour avoir une idée plus précise de l'effet qu'aurait réellement cette évolution sur les différents soldes.

La nécessité d'une descente au niveau microéconomique pour estimer la productivité des emplois qui seraient créés en cas de choc d'emploi pour les seniors permettrait une plus grande précision des chiffrages.

De nouveau, les résultats issus de l'Enquête Emploi de l'INSEE sont révélateurs de la situation des NER étant en bonne santé mais pas au chômage, c'est-à-dire les plus susceptibles de revenir en emploi.

Part des NER entre 55 et 61 ans en bonne santé mais pas au chômage
selon le niveau de diplôme obtenu

Source : commission des finances, données INSEE

Il apparaît que près de 81% des NER qui ne sont pas empêchés de revenir au travail en France par des raisons de santé et qui ne sont pas déjà au chômage ont un niveau de diplôme ne dépassant pas le niveau baccalauréat, CAP, BEP ou autres diplômes de même niveau.

Par conséquent, il est probable que les intuitions sur une baisse de la productivité nationale en cas de hausse du taux d'emploi soient vérifiées, à la lecture de cette composition du groupe étudié.

De la même façon, la catégorie socio-professionnelle dans laquelle se trouvent les NER entre 55 et 61 ans indique une forte propension à ce que les métiers qui pourraient être créés en cas d'accroissement du taux d'emploi des seniors soient des métiers à relativement faible valeur ajoutée.

Répartition par catégorie socio-professionnelle de l'ensemble des NER
entre 55 et 61 ans

Source : commission des finances, données INSEE

Alors que 52 % de la population des NER entre 55 et 61 ans est constituée d'employés et d'ouvriers, il apparaît ainsi que les personnes potentiellement à remettre en emploi auraient une CSP moins productive que la population déjà en emploi. En effet, les ouvriers n'y représentent que 18 % des effectifs, les employés seulement 27 %.

Néanmoins, la population des NER qui ne sont pas au chômage et qui n'ont pas de difficulté de santé appartient à des CSP qui sont accessibles à des personnes à plus haut niveau de diplôme, ce qui indique qu'en France, le choc d'emploi - qui concernerait en premier lieu les NER en bonne santé - pourrait avoir un effet sur la productivité relativement réduit.

Répartition par catégorie socio-professionnelle des NER entre 55 et 61 ans,
selon la raison de leur situation

Source : commission des finances, données INSEE

Les NER en bonne santé qui ne sont pas au chômage, NER « pour une autre raison », sont ainsi en proportion bien moins nombreux à être ouvriers que les autres catégories de NER, et relativement plus nombreux à être cadres et agriculteurs, artisans, commerçants et chefs d'entreprise.

4. La nécessité de comptabiliser l'effet net sur le solde des finances publiques de l'effort à effectuer pour permettre un retour en emploi massif des seniors

Le dernier effet qui n'est pas comptabilisé dans les estimations chiffrées de bénéfice pour le solde du système de retraite d'une hausse du taux d'emploi des seniors est celui du coût de la remise en emploi de ces personnes.

Cette estimation est d'une grande complexité, car les politiques publiques visant à augmenter le taux d'emploi peuvent reposer sur des instruments très divers. Tout d'abord, les politiques directes de l'emploi, mais aussi certaines politiques dont l'effet est indirect sur la hausse du taux d'emploi - les politiques du logement ou encore de la santé permettent de rapprocher du marché du travail des personnes qui en seraient exclues sinon.

Dans la mesure où il est difficile de faire un lien précis entre le coût des politiques qui concourent indirectement à garder un taux d'emploi élevé, par rapport aux politiques directes de l'emploi, il pourrait être choisi de ne pas retenir leur coût.

En revanche, les mesures qui ont pour objectif général d'améliorer le fonctionnement du marché du travail, de stimuler la création d'emplois ou d'encourager la recherche et l'accès à l'emploi peuvent, en partie, être chiffrées et permettre de retenir un ordre de grandeur du coût de la remise en emploi des près de 589 000 NER en bonne santé et pas au chômage qui pourraient être concernés en France par un choc d'emploi senior.

Cet exercice de chiffrage du coût de la remise en emploi, comme celui des recettes et bénéfices afférents, n'est pas aisé. Plusieurs travaux antérieurs, cités notamment par la DGT dans ses réponses aux questions de la rapporteure, permettent de rappeler des chiffrages qui préexistent.

Les politiques d'incitation à l'embauche, en particulier les allègements des cotisations sociales sur les bas salaires mis en place entre 1993 et 1997, ont eu un coût brut par emploi créé d'environ 20 000 à 40 000 euros32(*)33(*). La Dares établissait un coût net, une fois pris en compte les recettes supplémentaires - cotisations et impôts - et les économies de prestations chômage liées à ces emplois, entre 8 000 et 28 000 euros par emploi.

Aujourd'hui, la piste d'une réduction supplémentaire des cotisations sociales, notamment celles patronales sur les bas salaires, serait difficile. En effet, en 2024, l'employeur d'un salarié payé au SMIC n'est redevable de cotisations et contributions qu'à hauteur de 7,2 %. Outre le fait que la compétitivité-coût s'est nettement améliorée en France34(*), l'exonération de ces contributions restantes, non uniformes sur le territoire ni selon la taille d'entreprise et dont les recettes sont morcelées entre de multiples bénéficiaires, serait, en plus son coût, complexe à mettre en oeuvre.

Une étude réalisée par l'Inspection générale des finances (IGF) indique que le coût brut par emploi créé des dispositifs d'emplois aidés serait de l'ordre de 13 000 euros par an.

Un rapport de 2015 du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) estime que le coût brut par emploi créé du taux réduit de TVA dans la restauration serait de 153 000 euros. Il en ressort une efficacité très relative des mesures incitatives indirectes pour augmenter l'emploi.

Enfin, d'après le rapport de préfiguration de France travail publié en 2023, les politiques d'accompagnement intensif des demandeurs d'emploi auraient un coût brut par emploi créé de 10 000 euros environ.

Il apparaît ainsi que, selon les méthodes choisies, le coût d'incitation à l'emploi peut être plus ou moins élevé et que les politiques de soutien direct, par des contrats aidés ou un accompagnement intensif des personnes en recherche d'emploi, sont les plus efficaces.

Dans une optique où l'on retiendrait ces solutions pour faire revenir en emploi les près de 589 000 NER en bonne santé, le coût de ce choc d'emploi35(*) avoisinerait les 5,9 milliards d'euros par an.

Ce calcul simple ne prend cependant pas compte du fait que le coût marginal des interventions sur le marché du travail tend à augmenter pour deux raisons principales. D'une part, à mesure que les leviers les plus efficaces pour stimuler l'emploi ont déjà été pleinement mobilisés, il faut se tourner vers d'autres plus coûteux. D'autre part, l'entrée massive sur le marché du travail de personnes qui en étaient auparavant exclues pourrait entraîner des effets de congestion qui pourraient provoquer des coûts en lien avec la déstabilisation de l'économie.


* 31 Cour des comptes, Impacts du système de retraites sur la compétitivité et l'emploi, communication au Premier ministre, avril 2025

* 32 2 Dares, Les allègements de cotisations sociales patronales sur les bas salaires en France de 1993 à 2009, 2012.

* 33 Mathieu Bunel, Céline Emond et Yannick L'Horty, Évaluer les réformes des exonérations générales de cotisations sociales, Revue de l'OFCE, n°126, 2012.

* 34 Conseil national de productivité, Bilan des crises, Compétitivité, productivité et transition climatique, décembre 2023, p.31.

* 35 Pour rappel, l'entrée de ces 589 000 personnes représenterait une hausse du taux d'emploi des 55-64 ans de l'ordre de 6,9 points.

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