COMPTE RENDU DES AUDITIONS
DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE

Table-ronde sur les aspects économiques du blanchiment et le financement de la criminalité organisée - Audition de Mmes Clotilde Champeyrache, maître de conférences en économie à l'Université Paris 8 et au Conservatoire national des arts et des métiers (CNAM) et Emma Louise Blondes, doctorante en criminologie à la London School of Economics and Political Science (LES)

(Jeudi 6 février 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous débutons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête. Conformément à notre décision lors de la réunion consultative de la semaine dernière, nous commencerons par l'audition d'experts susceptibles d'éclairer notre compréhension de ces sujets complexes. Le titre de notre commission ouvre en effet des perspectives nombreuses, diverses et imbriquées.

Nous avons sollicité Mme Clotilde Champeyrache, maître de conférences en économie au Conservatoire national des arts et métiers, et Mme Emma-Louise Blondes, doctorante en criminologie à la London School of Economics. Vous êtes toutes deux spécialistes des aspects économiques de la criminalité organisée.

Madame Champeyrache, vous avez publié plusieurs ouvrages et articles sur ces sujets et vous êtes régulièrement sollicitée par les médias ainsi que par le Parlement pour partager vos analyses. Vous avez d'ailleurs récemment publié un article sur la proposition de loi destinée à lutter contre narcotrafic, proposition de loi issue des travaux d'une commission d'enquête à laquelle nous tenterons d'apporter des prolongements.

Madame Blondes vous avez déjà publié plusieurs articles, notamment quantitatifs, sur l'ampleur des activités criminelles et les revenus qu'elles génèrent.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Clotilde Champeyrache et Mme Emma-Louise Blondes prêtent serment.

Mme Emma-Louise Blondes, doctorante en criminologie à la London School of Economics. - Je vous remercie de m'avoir invitée à intervenir dans votre commission d'enquête. Ma recherche actuelle porte sur la lutte des forces de sécurité et de la justice contre la criminalité organisée en France, mais ce n'est pas l'objet de mon intervention aujourd'hui, car cette recherche est en cours.

Je vais vous présenter une recherche effectuée dans mon rôle précédent au sein de RAND Europe. Ce travail a été mandaté par la Commission européenne en collaboration avec plusieurs partenaires et il visait à estimer les revenus générés par les marchés illicites en Europe et à comprendre leur investissement dans l'économie légale. J'ai synthétisé ces résultats dans un chapitre en français de l'ouvrage de M. Brunet sur la criminalité organisée en France.

Mon intervention se concentrera sur le volet des estimations, car le professeur Champeyrache est plus qualifié pour aborder les investissements dans l'économie légale. Je vais évoquer les défis méthodologiques de l'estimation de ces marchés, présenter les résultats pour l'Europe et la France et conclure par quelques recommandations.

Concernant les défis méthodologiques, il est important de comprendre que les revenus correspondent au montant total généré par la vente de biens et services, et non au coût pour la société ou au bénéfice net. L'estimation de ces revenus générés par les marchés illicites présente des difficultés majeures du fait de la nature dissimulée de ces activités. Nous ne disposons pas de statistiques officielles ou de données fiscales directes, ce pour quoi nous devons recourir à des méthodes indirectes et des sources secondaires, qui peuvent présenter des biais. L'estimation de ces revenus présente quatre défis méthodologiques majeurs : l'ambiguïté des définitions, le biais des données secondaires, l'estimation des populations cachées et la volatilité des données de saisie.

S'agissant de l'ambiguïté des définitions, il est nécessaire d'établir précisément ce que l'on cherche à quantifier pour mesurer l'ampleur des marchés criminels. Par exemple, pour la cybercriminalité, devons-nous considérer uniquement les crimes commis sur Internet ou inclure ceux facilités par l'usage des outils numériques, comme les logiciels malveillants ? L'absence de taxonomie commune entrave la mesure précise de ces marchés.

Concernant le biais des données secondaires, le cas du trafic de déchets illicites est éloquent. Nous utilisons les données Eurostat sur la gestion des déchets légaux, mais elles ne sont disponibles que pour 23 États membres et présentent des incohérences de déclaration. Par conséquent, les estimations ne représentent qu'une partie des États membres et les chiffres ne sont pas toujours harmonisés.

Vis-à-vis de l'estimation des populations cachées, dans le cas de la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle, les données officielles de la Commission européenne ne reflètent que les victimes identifiées. Bien que ces chiffres établissent un minimum, il n'existe pas de consensus sur la meilleure façon d'estimer le montant total de victime. Par conséquent, nous sous-estimons l'ampleur réelle du phénomène.

La volatilité des données de saisie se marque par exemple dans le cas du trafic d'espèces protégées. Le registre de saisies reflète en effet davantage l'intensité de l'action des forces de sécurité que la dimension réelle des activités criminelles. Cette situation amène à des imprécisions et des incertitudes quant à l'ampleur du marché.

Ces facteurs expliquent les variances dans les estimations produites et les estimations précises ne sont donc généralement pas fiables. Malgré ces défis, l'estimation des revenus criminels reste importante pour suivre les tendances, cibler les ressources, évaluer la réinfiltration des profits illégaux dans l'économie légale et mesurer l'efficacité des saisies et confiscations.

L'étude que nous avons produite avec RAND Europe et nos partenaires au niveau européen a porté sur neuf marchés illicites principaux : le trafic de stupéfiants, le trafic de migrants, la fraude à la TVA intracommunautaire (MTIC), le trafic d'armes, le trafic de tabac, la cybercriminalité - en particulier la fraude aux paiements par carte bancaire -, les atteintes aux biens, la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle et les crimes environnementaux.

En 2019, les trois marchés les plus lucratifs, à partir d'estimations minimales, étaient la fraude à la TVA intracommunautaire, générant environ 50 milliards d'euros, le trafic de stupéfiants, générant 26 milliards d'euros, et le trafic de tabac illicite, générant environ 8 milliards d'euros. Bien que les différences méthodologiques rendent difficile la comparaison directe avec des études précédentes, nous observons une tendance à la hausse pour certains marchés comme le trafic de stupéfiants, la fraude MTIC et le trafic de déchets illicites ainsi qu'une baisse pour le trafic de migrants, le trafic de cigarettes et le vol de marchandises.

Pour la France, j'ai compilé des données provenant de diverses sources, dont certaines sont issues de notre rapport européen et d'autres d'études complémentaires. Pour de nombreuses études françaises, les méthodologies ne sont pas détaillées et les données reflètent l'état des marchés à des périodes différentes depuis 2010. Les chiffres présentés en valeur absolue ne sont pas directement comparables, mais donnent un ordre de grandeur.

Les données les plus récentes indiquent des revenus significatifs sur plusieurs marchés : en 2019, la fraude MTIC représentait environ 6 milliards d'euros ; en 2010, la contrefaçon générait 5,7 milliards d'euros ; le trafic de stupéfiants était estimé à 3,5 milliards d'euros en 2002 ; les estimations pour la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle varient considérablement, allant de 78 millions d'euros à 3,2 milliards d'euros, probablement en raison de différences méthodologiques plutôt que d'une variance dans le marché ; le trafic illicite de tabac était estimé à 2 milliards d'euros en 2019. Ces écarts reflètent les défis méthodologiques évoqués.

Face à ces constats, je formule quatre recommandations pour mieux définir, mieux collecter, être plus transparent et reporter davantage. Premièrement, il est impératif d'harmoniser les définitions et les méthodes de collecte de données entre les États membres pour améliorer la comparabilité. Cette harmonisation est cruciale en France, où la multiplicité des institutions partageant des mandats similaires nécessite une approche cohérente et systématique de collecte et d'analyse des données à travers l'ensemble de l'appareil étatique. Deuxièmement, nous devons renforcer les efforts de collecte de données au niveau national pour obtenir des informations plus granulaires et fiables. Troisièmement, il est essentiel d'encourager les institutions en charge de la production des données à être plus transparentes concernant les méthodes utilisées et le périmètre de leurs estimations. Quatrièmement, nous devons promouvoir un partage systématique des données collectées au niveau national avec les institutions européennes pour améliorer notre compréhension globale des phénomènes.

Mme Clotilde Champeyrache, maître de conférences en économie au Conservatoire national des arts et métiers. - Je suis maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers au pôle sécurité défense renseignement. Je travaille sur l'économie du crime et j'ai soutenu ma thèse en 2001 sur l'infiltration mafieuse dans l'économie légale. Depuis, j'ai élargi mon champ d'étude à l'économie criminelle dans son ensemble et je tiens à souligner que je suis une économiste qualifiée d'hétérodoxe, c'est-à-dire que mon courant de pensée est l'institutionnalisme originel américain. Cette approche apporte un regard particulier sur l'économie du crime et je ne me limite pas à un comportement rationnel du criminel et à une optique de maximisation du profit. Les organisations criminelles sont plus que des individus et la quête du pouvoir fait partie des objectifs de certains criminels. L'institutionnalisme économique que je revendique repose sur l'imbrication du droit et de l'économie, un aspect qui a été perdu.

Concernant la délinquance financière, j'ai été perplexe lorsque j'ai été contactée pour cette audition, car le thème est extrêmement large. Interpol y inclut le vol, la fraude, la tromperie, le chantage, la corruption et le blanchiment d'argent. La criminalité financière va du simple vol ou fraude commis par des individus mal intentionnés à des opérations d'envergure orchestrées par des criminels organisés présents sur tous les continents. Face à ce champ immense, il est nécessaire d'effectuer une priorisation.

L'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime estime que 800 à 2 000 milliards de dollars par an sont blanchis - cette notion restant à préciser -, ce qui représente 2 à 5 % du PIB mondial. Cependant, seulement 1 % serait saisi par les organismes de lutte à l'échelle mondiale, ce qui souligne l'ampleur du défi.

Le champ de la délinquance financière est vaste, tant du point de vue des activités que des acteurs. Les activités incluent les marchés illégaux comme le trafic de stupéfiants, mais aussi les escroqueries, qui sont souvent négligées. Europol cible notamment les fraudes en ligne, les fraudes aux accises, les fraudes à la TVA, les atteintes à la propriété intellectuelle et la contrefaçon. Il faut y ajouter la fraude fiscale et les détournements de fonds publics qui sont privatisés par des dirigeants corrompus.

Les acteurs sont eux-mêmes variés, allant de la grande criminalité organisée aux criminels en col blanc, en passant par des réseaux criminels moins structurés. Il existe des convergences problématiques entre le monde légal et illégal qui me semblent extrêmement problématiques. Une distinction peut en outre être opérée entre la délinquance financière résultant d'une infraction source - avec la nécessite de blanchir des profits illégaux ou l'évasion fiscale - et la délinquance financière qui est un objectif en soi, avec des réseaux qui sont spécialisés dans la fraude ou l'escroquerie et qui ont des organisations pérennes, qui cumulent parfois des millions d'euros de gains, ou qui agissent sur des activités ponctuelles de niche - fraudes aux dispositifs sanitaires médicaux pendant la crise sanitaire, arnaques aux emplacements de foodtrucks pendant les jeux Olympiques, etc.

Un aspect particulièrement préoccupant de la délinquance financière est la présence de nombreux facilitateurs de cette délinquance dans la sphère légale. Il existe cette idée que l'argent n'a pas d'odeur, ce qui induit une complaisance, une tolérance ou une complicité active en faveur de cette délinquance. Ce phénomène inclut les places offshores, qui vont permettre à la fois de blanchir de l'argent et de faciliter l'évasion fiscale sous couvert d'une optimisation fiscale, la frontière étant très glissante, mais aussi certains cabinets d'avocats ou des banques impliqués dans des prestations de service d'aide à la fraude fiscale, au détournement d'argent public et au blanchiment d'argent sale, comme avec le scandale des Panama Papers. Il existe également des sociétés d'aide à la domiciliation d'entreprises dans des paradis fiscaux. Ces dernières proposent des services pour créer des sociétés écrans, comme les limited liability companies, parfois avec une grande facilité sur Internet et sans nécessité de déplacement dans le lieu où est ouverte la société écran. Certaines offrent même la possibilité d'ouvrir des comptes bancaires dans d'autres juridictions et de fournir des directeurs désignés, ce qui complique considérablement les enquêtes.

Ce directeur est quelqu'un qui va immatriculer la société pour vous et est responsable pénalement. Il encourt des risques énormes, mais il n'est pas toujours au courant de son implication en raison des détournements d'identité. Il arrive également que des personnes miséreuses reçoivent un revenu pour cette prestation. Cette personne est donc à la tête de l'entreprise, mais de façon tout à fait fictive. Par conséquent, elle tombe en cas de problème, mais elle opacifie la structure.

Les sociétés de transfert de fonds internationaux sont également exploitées pour blanchir de l'argent via le rapatriement de capitaux. Le blanchiment de basse intensité, bien que semblant mineur individuellement, peut atteindre une ampleur considérable lorsqu'il est cumulé. Ce phénomène touche particulièrement les petits commerces comme les bars, restaurants ou barber shops. Ces établissements servent non seulement à blanchir de l'argent, mais aussi à contrôler un territoire, à placer des marchandises illégales et à employer des criminels. Ils contribuent ainsi à faire ruisseler de l'argent dans un territoire et à construire une forme de légitimité sociale.

Il existe une imbrication entre les illégalités et des pans entiers de l'économie qui coopèrent avec des criminels. Dans l'exemple de l'affaire du textile chinois de gros à Aubervilliers, des organisations criminelles de diverses origines utilisaient la criminalité organisée chinoise pour blanchir de l'argent. Ce système était connecté à des entreprises du BTP et de la restauration qui emploient au noir et ont besoin de liquidités pour payer des travailleurs non déclarés en cash. Par conséquent, une convergence d'intérêts qui ne doivent pas se rencontrer est créée.

Cette situation conduit à une banalisation de l'infraction, avec l'illusion que le blanchiment constituerait un crime sans victime. Il est nécessaire de communiquer sur les conséquences réelles du blanchiment, comme la perte de cohésion sociale, les pertes dues aux fraudes, la perte de revenus pour l'État et le renforcement des organisations criminelles dans les sphères légale et illégale.

Du côté des acteurs légaux, une problématique de marché de la transgression se met en place, notamment avec les professions assujetties qui doivent déclarer les opérations suspectes, mais qui ne sont pas motivées à le faire. En effet, l'analyse coût-bénéfice oppose la rationalité économique au respect de la loi : si cela vous rapporte plus que cela ne vous coûte, vous avez intérêt à ne pas respecter la loi. L'affaire FinCEN aux États-Unis a révélé que, entre 1999 et 2017, de grandes banques avaient dénoncé plus de 2 000 milliards de transactions suspectes après leur réalisation. Il s'agit donc d'une conformité de façade, car tous les dispositifs de compliance existent.

Cette logique de marché de la transgression se manifeste également dans la manière dont JP Morgan Chase a provisionné, en 2014, sa ligne pour contentieux à hauteur de 23 milliards de dollars. Ils savent qu'ils fraudent et qu'ils seront pris dans certains cas. La logique de négocier plutôt que d'aller au procès encourage ces pratiques.

Il existe beaucoup d'outils et beaucoup mettent l'accent sur le monitorage des flux financiers et s'appuient sur ces professions assujetties. Ces acteurs, issus des professions de la finance, mais aussi des marchands d'art ou des vendeurs de métaux précieux, ne sont pas réellement motivés à réaliser cette conformité, notamment à court terme, et ne prennent pas en compte les conséquences plus larges de leurs actions sur la cohésion sociale et le rapport à la loi. Il est donc essentiel de revenir sur ce discours économique, qui est très problématique et sape les institutions ainsi que l'idée de bien commun.

Pour lutter efficacement contre la délinquance financière, il est nécessaire de mettre l'accent sur la saisie des avoirs criminels. Elle nécessite des enquêtes financières et patrimoniales approfondies, ainsi qu'un investissement dans la formation des enquêteurs de police judiciaire. La confiscation devrait cibler non seulement les flux, mais aussi les stocks, ce qui permet d'atteindre des capitaux qui n'ont pas nécessairement été blanchis au sens technique du terme.

Enfin, il serait pertinent de rechercher l'enrichissement injustifié, avec un travail sur la charge de la preuve, ce qui obligerait les personnes inculpées à justifier l'origine de leur patrimoine lorsqu'il est disproportionné par rapport à leurs revenus déclarés. Cette approche pourrait être généralisée au-delà des crimes graves pour lesquels elle est déjà appliquée afin d'améliorer l'efficacité de la machine sans le surcharger davantage.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous entamons notre réflexion sur la criminalité organisée par un panorama, étant donné que la commission d'enquête a un objet assez large. Notre objectif est de définir des priorités, car il sera impossible de traiter tous les aspects. Dans les sujets majeurs de la criminalité organisée, quelles seraient vos trois ou quatre priorités parmi des domaines tels que la traite des êtres humains, la contrefaçon ou la TVA ?

Le blanchiment d'argent est un sujet central, car il est au coeur de toute la criminalité. En effet, sans blanchiment, il n'y a pas de réintégration des fonds illicites dans l'économie. Votre remarque sur la perception erronée du blanchiment comme un crime sans victime est particulièrement pertinente et nos travaux pourraient être centrés sur ce sujet.

Par ailleurs, je suis surprise par l'ancienneté des chiffres que vous avez cités, Madame Blondes. Ils semblent en effet assez anciens par rapport à ceux des travaux récents menés sur la fraude et l'évasion fiscale, ainsi que sur d'autres sujets comme le trafic de drogue. Je tiens d'ailleurs à remercier mes collègues qui ont déclenché une commission d'enquête sur les narcotrafics qui a abouti à un texte voté à l'unanimité il y a quelques jours. Ce texte répond d'ailleurs déjà à certaines de vos suggestions. Notre travail actuel s'inscrit dans la continuité de celui réalisé sur le narcotrafic, qui n'est qu'un aspect de la criminalité organisée. Nous cherchons donc à établir des priorités, à approfondir la notion de blanchiment comme un crime sans victime et à comprendre pourquoi les chiffres publiés sont si anciens. Quelles méthodes devrions-nous mettre en place pour obtenir des données plus actuelles sur cette criminalité ?

Mme Emma-Louise Blondes. - Il m'est difficile de vous indiquer des priorités, car elles dépendent des objectifs poursuivis, que ce soit en termes du coût pour la société ou pour les victimes, de revenus générés, etc. Il faut analyser chaque thématique en fonction des besoins de votre commission. Au vu des revenus générés sur les marchés, la fraude intracommunautaire génère des revenus significatifs par rapport à d'autres marchés, mais la traite des êtres humains a quant à elle un impact radical sur les victimes.

Concernant les chiffres datant de 2019, l'étude a été mandatée à cette époque et je n'ai pas connaissance d'un nouveau projet européen pour actualiser ces données, mais ce ne serait pas surprenant étant donné que l'étude précédente datait de 2015. Notre étude a été publiée en 2021 et la Commission européenne porte un grand intérêt à ces questions. Il est important que les chercheurs puissent accéder à ces données, soit via les institutions européennes comme Eurostat, soit au niveau national. Les données devraient être harmonisées au niveau national puis partagées avec les institutions européennes pour permettre aux chercheurs de réaliser des estimations précises.

Mme Clotilde Champeyrache. - Je partage l'avis de ma collègue concernant les priorités et je ne souhaite pas hiérarchiser l'importance des marchés illégaux. Actuellement, les stupéfiants sont considérés comme le marché le plus lucratif. Cependant, je voudrais recentrer l'attention sur les acteurs plutôt que sur les marchés. Ces derniers renvoient à une dimension purement économique et une vision désimbriquée des aspects juridiques, de l'établissement de règles et de la prohibition de produits. Selon un récent rapport d'Europol, 70 % des organisations criminelles sont multiactivités. Pour lutter efficacement contre la criminalité organisée, il faut donc identifier et cibler les réseaux.

Il est important de nommer correctement les choses et, par exemple, le terme « mafia » est souvent utilisé à tort. Une mafia n'est pas un gang, mais représente le sommet des organisations criminelles. Heureusement, elles sont peu nombreuses à travers le monde parce qu'elles sont terrifiantes et que nous n'avons jamais réussi à en éradiquer une totalement. D'autres organisations criminelles peuvent être dérangeantes à un moment donné, mais ne présentent pas les mêmes enjeux sur le long terme. Comprendre et cibler les grands acteurs criminels permet d'avoir un impact disruptif sur plusieurs trafics simultanément, contrairement à une approche centrée sur un seul marché. En effet, l'organisation sera privée d'une ressource, mais ne tombera pas. Par exemple, Cosa Nostra est en partie sortie du narcotrafic à la suite de l'affaire Pizza Connection, mais elle n'a pas disparu. Elle a perdu des gains financiers, s'est replacée et son emprise territoriale a perduré. Aujourd'hui, Cosa Nostra domine toujours en Sicile, y compris dans la province de Messine qu'on croyait épargnée.

Par ailleurs, la lutte contre l'évasion fiscale, notamment celle impliquant des criminels en col blanc, est nécessaire entre autres pour la cohésion sociale. Elle démontre que la justice ne cible pas uniquement les petits et rappelle que l'enrichissement est aussi le fruit d'une infrastructure ou d'un État régalien qui a fourni des services. Sanctionner l'évasion fiscale est essentiel pour le pacte social et le bien commun. Ce mot a disparu de la théorie économique, mais fonde nos sociétés. En effet, le politique et le social sont à mettre en avant pour que nos sociétés ne s'effondrent pas.

Concernant le blanchiment d'argent, l'accent est souvent mis sur les mécanismes sophistiqués, ce qui peut parfois servir d'excuse. Cependant, beaucoup d'actions peuvent être menées sur le blanchiment de basse intensité, qui prend la forme de petits commerces et d'une implantation territoriale visible. Ces petits commerces qui perdurent sans clients apparents sont connus des maires et ont une visibilité territoriale. Les confisquer entraîne des conséquences allant au-delà de la simple captation de flux financiers illégaux. En effet, cette action permettrait de rétablir le pouvoir régalien, d'améliorer l'ordre public en effaçant la présence criminelle visible et de prévenir la dissidence criminelle sur certains territoires particulièrement touchés. Ces actions qui semblent mineures sont importantes étant donné qu'elles s'attaquent à l'enracinement criminel qui conditionne le fonctionnement d'un territoire, d'une économie et d'une société.

M. Raphaël Daubet, président. - J'ai bien compris l'importance d'appréhender la criminalité organisée sous l'angle des acteurs et des réseaux plutôt que des marchés illégaux. Madame Blondes, avez-vous envisagé dans vos travaux de structurer les données sur les profits générés par la criminalité organisée selon une logique d'acteurs ou de réseaux, en complément de votre approche par marchés ? Avez-vous également exploré une approche géographique ou spatiale qui pourrait offrir une autre perspective sur la réalité de ces réseaux et activités criminelles ?

Mme Emma-Louise Blondes. - Le rapport commandé par la Commission européenne inclut, pour chaque marché, un état des lieux du rôle des organisations criminelles. La structure de ces organisations varie considérablement selon les marchés. Les acteurs sont rarement très structurés et aucun n'a de monopole sur ces marchés, mais ils sont très souples et il n'existe pas de profil type pour chaque marché. Ces caractéristiques varient en fonction des régions et des marchés, ce qui rend difficile l'établissement d'un état des lieux basé sur les acteurs ou les types d'organisations criminelles.

Cependant, le rapport fournit une déclinaison pour chaque État membre de l'Union européenne et permet d'identifier les marchés les plus lucratifs dans différentes régions européennes. La France représente une part importante de certains marchés, comme sur la fraude intracommunautaire et le trafic illicite de déchets. Ces comparaisons géographiques dépendent toutefois des données disponibles pour chaque État membre.

M. Raphaël Daubet, président. - Pouvons-nous obtenir des éclaircissements sur la stratification des réseaux et l'étendue de leurs activités ? Avons-nous réussi à collecter des données nous permettant d'identifier les différents types d'organisations, tels que les gangs ou les mafias, et l'étendue de leurs activités sur divers marchés illégaux ?

Mme Clotilde Champeyrache. - Les rapports d'Europol indiquent que plusieurs centaines d'organisations criminelles opèrent sur le territoire européen. Elles présentent une grande diversité et certaines sont identifiées comme des menaces très sérieuses, tandis que d'autres relèvent plutôt d'une criminalité d'opportunité à court terme. Cependant, nous manquons souvent d'informations précises sur ces organisations, car nous n'avons pas développé une culture d'analyse en termes d'organisations criminelles. En France, la situation est particulière, car nous n'avons pas de définition juridique claire de l'organisation criminelle dans notre Code pénal. Une proposition de loi récemment adoptée au Sénat vise cependant à introduire cette notion. Au niveau international, la Convention de Palerme de 2000 évoque les « groupes criminels organisés », mais la définition reste vague et résulte d'un compromis diplomatique pour encourager une large ratification.

Lors d'une réunion avec le représentant du bureau sur la criminalité organisée du ministère de l'intérieur pour le service statistique, les chercheurs demandaient à quoi ils pourraient avoir accès pour travailler sur le crime organisé. La réponse montrait qu'il n'existait rien sur les organisations criminelles, en dehors de l'État 4001, à savoir le fichier utilisé par la police et la gendarmerie qui mentionne des mis en cause, mais ne permet pas de savoir si un mis en cause agit seul ou au sein d'un réseau. En outre, les enquêtes de victimation ne traitent pas des réseaux ou des organisations criminelles. Sans raisonner avec ces termes, il est impossible de faire apparaître le problème.

Pour définir la criminalité organisée, deux approches principales existent. La première correspond à l'approche par les activités ou marchés, ce qui coupe le monde légal du monde illégal. La seconde correspond à l'approche par les acteurs ou les organisations criminelles. L'Union européenne a généralement opté pour l'approche par les activités, à l'exception de l'Espagne et de l'Italie qui, en raison de leur histoire liée au terrorisme et à la mafia, ont développé une législation plus axée sur les organisations.

L'Italie a défini plusieurs délits, c'est-à-dire la bande armée, l'association de malfaiteurs et le délit d'association mafieuse. Cette approche permet une identification et une punition différenciées, avec la possibilité d'appliquer une circonstance aggravante pour la méthode mafieuse. De plus, l'Italie a développé une tradition d'enquête visant à traduire en justice un maximum de personnes incriminées, dans le but de démanteler l'organisation plutôt que de se concentrer sur des individus isolés.

M. André Reichardt. - En examinant le document fourni par Mme Blondes, je réalise l'importance de définir précisément ce qu'est la délinquance financière dès le début de nos travaux. J'avais déjà souligné lors de la réunion de constitution du bureau que cette thématique était vaste et qu'il faudrait la cibler davantage.

Madame Blondes, j'aimerais vous poser plusieurs questions sur les définitions que vous utilisez. Concernant la fraude intracommunautaire, je suis surpris par l'ampleur du chiffre d'affaires mentionné. Pourriez-vous préciser ce que cette notion englobe exactement et comment parvient-on à ces estimations ? Qui est à l'origine de ces données ? De plus, pouvez-vous définir ce qu'est la fraude liée aux paiements par carte ?

En outre, le vol de marchandises est listé parmi les neuf marchés illicites européens, mais il correspond selon moi plutôt à un délit qu'à de la délinquance financière. S'agit-il de la revente de marchandises volées ? Cette précision est importante pour bien définir ce que nous incluons dans la délinquance financière.

Par ailleurs, s'agissant des chiffres présentés dans le tableau des marchés illicites européens, que représentent-ils exactement ? S'agit-il des chiffres d'affaires réalisés au sein de l'Union européenne ou prennent-ils en compte des opérateurs situés en dehors Union européenne ? Pouvez-vous donner plus de détails sur les trafics d'espèces illicites, comme celui des anguilles, et des déchets illégaux ?

Concrètement, pourriez-vous nous expliquer plus en détail comment fonctionne le blanchiment d'argent dans ces différents secteurs, en particulier pour les huit marchés autres que le narcotrafic, sur lequel nous avons déjà beaucoup travaillé ?

M. Grégory Blanc. - Je me demande comment vous estimez l'intérêt des institutions à ne pas déstabiliser le système. Autrement dit, jusqu'où pensez-vous qu'il soit possible de remettre en cause des acteurs systémiques d'un réseau criminel ? L'intrication entre réseaux criminels et monde légal est parfois si forte que s'attaquer aux acteurs du monde légal qui contribuent au blanchiment peut devenir un facteur de déstabilisation et remettre en cause l'intérêt national. D'un côté, nous souhaitons lutter contre les criminels, mais de l'autre, nous ne voulons pas toucher aux acteurs bancaires ou aux entreprises qui participent au fonctionnement de ce réseau criminel.

Je pense à l'exemple de la Cosa Nostra qui, après les années de violence ouverte et la diminution du narcotrafic, a investi massivement dans l'économie réelle, parfois même encouragée par les pouvoirs publics locaux. Aujourd'hui, certaines entreprises de l'économie réelle sont dirigées par des mafieux et ce phénomène existe parfois à grande échelle. Je ne pense pas que la situation en France soit comparable, mais nous avons observé lors de la crise de 2007-2008 que, pour sauver le système, nous pouvions parfois fermer les yeux sur des activités occultes. Comment envisagez-vous cette problématique à l'échelle de notre pays ? Si vous préconisez de frapper le réseau dans son intégralité, comment abordez-vous cette question ? La lutte contre le petit commerce de rue semble relativement simple, mais lorsque nous sommes face à un système intriqué à très grande échelle, d'autres questions se posent.

M. Patrice Joly. - Madame Champeyrache, pourriez-vous nous expliquer en quoi votre approche théorique se distingue des autres et ce qu'elle apporte de plus ? Comment pouvons-nous comprendre le sens de votre démarche et en tirer le meilleur parti ?

Par ailleurs, j'ai été surpris par l'ampleur de la fraude intraeuropéenne, puisqu'elle s'élève à 100 milliards d'euros pour un budget européen annuel de 200 milliards. Cette échelle est vraiment surprenante. Au-delà de la fraude à la TVA, il existe aussi la fraude sur l'ensemble des dispositifs financiers européens. Je voudrais savoir si, malgré sa création il y a environ quatre ou cinq ans, le parquet européen a permis d'améliorer la compréhension de cette fraude, la détermination des volumes concernés et les perspectives de lutte contre ce phénomène qui atteint des sommets par rapport à l'ensemble du panel que nous avons évoqué.

Mme Emma-Louise Blondes. - Tout d'abord, il est important de souligner qu'il s'agit d'estimations basées sur des données spécifiques disponibles pour chaque marché. Concernant la fraude intracommunautaire, elle se produit au sein de l'Union européenne lors de la vente de produits entre États membres. Normalement, la TVA n'est pas payée dans le pays d'origine, mais dans le pays de destination. La fraude consiste à vendre des produits d'un pays à l'autre, parfois à travers plusieurs pays, sans payer la TVA à la fin de la chaîne lorsque le produit est vendu. Les produits disparaissent du circuit, ce qui rend impossible leur traçabilité, et la TVA n'est pas payée.

La marchandise est revendue, mais la part de TVA n'est pas reversée à l'État qui devrait la percevoir. Concrètement, les produits sont vendus sans que cette taxe soit payée.

M. Stéphane Piednoir. - Ce dispositif me rappelle l'affaire Mouly. Il avait créé un système autour de cette fraude à la TVA européenne et parvenait à toucher la TVA à la place des États.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il s'agit du fameux carrousel de TVA. D'ailleurs, le ministère du budget devait avoir un logiciel spécifique pour le détecter, alors que de nombreux pays européens disposent du même logiciel. Cette fraude a concerné les quotas carbone. Une opération importante, nommée Moby Dick, a en outre été démantelée l'année dernière et représentait 520 millions d'euros. Il existe même des cas où la marchandise n'existe pas du tout et dans lesquels la vente est totalement fictive. Il s'agit d'un sujet majeur sur lequel nous avions longuement interrogé Gérald Darmanin lorsqu'il était aux comptes publics et je suis ravie que vous mettiez l'accent sur la fraude ainsi que sur l'évasion fiscale dès cette première audition. Voler l'État revient à voler tout le monde.

Mme Emma-Louise Blondes. - Concernant le trafic de déchets, nos estimations comparent la part du marché légal avec la part des déchets non déclarés. Nous considérons que cette part manquante correspond à ce qui est reversé dans un marché illégal. Par exemple, une affaire récente impliquant la Belgique et la France a révélé que des déchets censés être recyclés en Belgique dans le cadre légal ont été illégalement déversés dans une commune française. L'échange monétaire pour le recyclage a eu lieu de manière illicite, mais les déchets n'ont pas été traités dans le circuit légal. Les profits sont générés parce qu'il n'est pas nécessaire de se conformer aux mêmes réglementations ni de payer les frais liés au recyclage ou au traitement légal des déchets. L'augmentation des régulations dans ce marché entraîne inévitablement une part qui sera traitée illégalement, ce qui offre des opportunités économiques et criminelles.

S'agissant des anguilles, il s'agit d'un des trafics d'espèces protégées les plus courants et onéreux en France. La production d'anguilles est significative et certaines sont volées puis revendues à l'étranger, notamment en Chine. Nos estimations se basent sur les revenus générés par ce marché illégal, principalement à partir des saisies d'anguilles ou des revenus interceptés par les forces de sécurité. Nous n'avons donc pas une connaissance complète du marché, mais seulement de la partie visible et interceptée.

Enfin, la cybercriminalité et les fraudes aux cartes bancaires englobent divers types de fraudes, comme le vol de cartes bancaires et leur utilisation frauduleuse, ainsi que le vol de données qui sont ensuite revendues. Il existe différents types de cybercriminalité financière, mais les données pour les estimer sont souvent insuffisantes. Nous devons donc nous concentrer sur des aspects spécifiques, comme la fraude aux cartes bancaires, mais la vente de données est un autre type de criminalité difficile à quantifier en raison du manque de données. Pour le vol de marchandises, nos estimations sont souvent effectuées à partir des pertes déclarées, ce qui ne reflète pas nécessairement la valeur du marché illégal. La dimension financière concerne les revenus générés par la vente de produits ou services illégaux, comme le trafic de migrants ou la traite des êtres humains. Notre objectif est de comprendre comment cet argent est ensuite blanchi ou réinjecté dans l'économie légale.

Mme Clotilde Champeyrache. - Le choix de ne pas déstabiliser le système financier relève d'une logique à court terme qui confère une forme d'impunité aux facilitateurs de fraudes. Cette impunité a un réel impact puisqu'elle accentue le délitement de la société et autorise des comportements avec des formes d'isomorphisme institutionnel. Le gagnant du système économique est celui qui n'a pas respecté la loi et les personnes honnêtes peuvent commencer à flirter avec l'illégalité ou basculer totalement. L'exemple des grandes banques lors de la crise de 2008 illustre ce phénomène : leur comportement criminel n'a pas été sanctionné au nom du principe « too big to fail ». Concrètement, au nom de la stabilité du système économique, il n'était pas possible de les laisser faire faillite. De plus, il existe maintenant une forme de « too big to jail ». Cette situation autorise la fraude à grande échelle et pousse même les petits acteurs à s'aligner sur ces pratiques illégales pour ne pas perdre en compétitivité.

Concernant les organisations criminelles comme Cosa Nostra, leur violence extrême dans les années 1990 était une anomalie, une erreur de parcours. Leur stratégie principale a toujours été l'investissement dans l'économie réelle à travers des entreprises légales. Cependant, ces entreprises sont souvent peu compétentes et nuisent à l'économie. Dans le secteur du BTP par exemple, elles obtiennent des marchés de manière frauduleuse et réalisent des travaux de mauvaise qualité, ce qui entraîne des coûts supplémentaires pour la société.

M. Grégory Blanc. - Si dans le BTP la recherche de la marge maximale est évidente, ce n'est pas nécessairement le cas dans l'économie tertiaire, comme pour les cliniques par exemple.

Mme Clotilde Champeyrache. - Dans l'économie tertiaire, si l'objectif est le blanchiment d'argent, aucune compétence économique n'est développée. Pour les cliniques, l'introduction de produits contrefaits constitue un problème majeur. Je crains en effet que des médicaments contrefaits soient introduits dans le secteur sanitaire italien, et ensuite à vaste échelle, parce que la `Ndrangheta est en contact avec les triades chinoises qui ont la main sur ces médicaments. Des circuits existent et des entrées sont possibles.

Il existe une également une économie d'expropriation. Les acteurs légaux non affiliés à une organisation criminelle sont progressivement expulsés, ce qui crée une emprise et une capacité de conditionnement sur des secteurs entiers. Par exemple, dans le BTP, le contrôle de la commercialisation du béton ainsi que les engins de terrassement et de déblaiement permettent de mettre le chantier à l'arrêt et de reprendre l'activité en échange de contreparties. Ce phénomène s'observe dans divers secteurs, comme la restauration avec le contrôle des germes de soja par les triades. Des allégeances criminelles se créent avec l'infiltration criminelle dans l'économie.

Cette puissance économique entraîne des conséquences sur la démocratie, car elle permet de développer des liens avec la sphère politique. Les organisations criminelles contrôlent des territoires et s'inscrivent dans une logique de légitimité sociale vis-à-vis de la population en créant de l'emploi et en distribuant des faveurs, ce qui leur permet d'influencer les votes. En retour, le politicien corrompu accepte le pacte, est élu et offre des faveurs en retour. Par exemple, des plans d'urbanisme sont modifiés ou des autorisations de construction sont accordées. En Corse, le nombre de centres commerciaux semble dépasser les capacités de consommation de la population. La situation en Sicile est similaire, ce qui révèle un dysfonctionnement de l'économie. Cette problématique est liée à la question de la violence et je pense qu'il serait plus juste de parler de « mafisation » de la France que de « mexicanisation ». La stratégie mafieuse ne repose pas sur une violence ostensible, mais sur une infiltration et un enracinement complexe, favorisés par le fatalisme du libéralisme. Paradoxalement, le libéralisme, fondé sur la liberté, conduit à une forme de soumission totale au nom de l'économie.

Cette logique s'applique notamment à l'activité portuaire, où la priorité donnée à la circulation rapide des marchandises conduit à négliger les contrôles. Cette pratique facilite l'entrée de stupéfiants, d'armes, de contrefaçons, y compris de pièces critiques comme des composants de moteurs d'avions. La contrefaçon ne se limite plus au secteur du luxe, ce qui est extrêmement préoccupant.

Nous constatons d'ailleurs une recrudescence du travail forcé en France et en Belgique, notamment dans l'agriculture, ce qui est justifié par des arguments économiques sur le coût des charges. De même, des entreprises font appel à des prestataires véreux pour le trafic de déchets en raison de la contraction des coûts imposée par la législation environnementale. Ces pratiques témoignent d'un rapport faussé au respect de la loi.

Concernant mon appartenance à une école de pensée économique, nous avons un problème sur les écoles de pensée en économie, car un discours en particulier est ultradominant. Les économistes s'occupent peu du crime et l'économie du crime est généralement reliée à un article de Gary Becker de 1968. Il a écrit sur le comportement rationnel du criminel et applique un modèle de choix rationnel à toutes les activités humaines, y compris le crime, au nom de l'hégémonie économique. Concrètement, cette théorie induit des choix binaires, avec des calculs coût-bénéfice. Pour lui, le cadre juridique explose et ne constitue pas une barrière a priori. Le criminel fait donc son propre calcul et agit en dehors de tout cadre socio-économique. Gary Becker conclut que nous sommes potentiellement tous des criminels si notre calcul coût-bénéfice nous enjoint à l'être. Par conséquent, enfreindre la loi est justifié économiquement.

Je m'inscris pour ma part dans le courant de l'institutionnalisme originel américain, qui n'est malheureusement plus enseigné en France. Cette approche considère l'économie comme étroitement liée au droit, les deux se coproduisant mutuellement. Elle vise un capitalisme raisonnable, offrant des opportunités à tous. Cette branche n'a pas abordé le thème de la criminalité, mais permet de penser l'individu comme faisant des choix personnels et appartenant à des institutions. Par conséquent, il se soumet à des règles et des fonctionnements ou réagit à des sanctions. Il existe également des enjeux de pouvoir et des conflits.

M. Raphaël Daubet, président. - Mme Sylvie Vermeillet, qui nous suit à distance, vous demande si vous pouvez nommer les cabinets d'avocats ou les banques complices qui agissent comme facilitateurs.

Mme Clotilde Champeyrache. - Il faut se référer à la justice pour connaître ces informations sur les cabinets d'avocats. En revanche, certaines banques reviennent fréquemment dans les affaires d'amendes pour complicité de blanchiment ou pour manquements aux dispositifs de conformité, notamment HSBC et JP Morgan Chase. Dans le scandale des Panama Papers, plus de 500 banques européennes étaient impliquées, ayant eu recours aux services d'un cabinet notoirement véreux. Ces acteurs sont bien identifiés et il est important de souligner qu'il s'agit souvent de multirécidivistes.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je tiens à vous remercier pour vos propos éclairants en ouverture de nos travaux. Vous avez souligné des points importants, comme le lien entre criminalité organisée et fraude fiscale, votre vision de l'interaction entre économie et droit, le concept de blanchiment sans victime apparente qui mérite notre attention et la question de l'impunité. Ce dernier point est particulièrement frappant quand on observe le nombre d'États qui violent les sanctions internationales en toute impunité pour des raisons économiques. Cette audition nous a en tous cas fourni un cadre de réflexion très riche pour nos travaux à venir.

Table-ronde sur les aspects juridiques du blanchiment et le financement de la criminalité organisée - Audition de Mmes É liane Houlette, ancienne procureure de la République financière, Raphaële Parizot, professeur à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialité droit privé et sciences criminelles, Chantal Cujar, maître de conférences à l'Université de Strasbourg, spécialité prévention et répression de la criminalité organisée et M. Marc Segonds, professeur à l'Université Toulouse Capitole, spécialité droit privé et sciences criminelles

(Jeudi 6 février 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en entendant plusieurs juristes spécialisés dans les instruments de lutte contre la délinquance économique et financière et le financement de la criminalité organisée.

Mme Éliane Houlette nous fait l'honneur de venir en qualité de grand témoin, pour évoquer notamment son rôle en tant que première titulaire du poste de procureur national financier.

Nous recevons également Mme Raphaële Parizot, professeur à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et M. Marc Segonds, professeur à l'université Toulouse Capitole, tous deux spécialistes en droit privé et sciences criminelles.

Nous entendrons enfin Mme Chantal Cutajar, maître de conférences à l'université de Strasbourg, dont la spécialité est la prévention et la répression de la criminalité organisée.

Mesdames, monsieur, nos travaux doivent nous permettre de déterminer l'efficacité des instruments de lutte contre la délinquance économique et financière, le financement de la criminalité organisée et le contournement des sanctions internationales. Nous nous intéressons tout particulièrement à la question du blanchiment.

Nous avons souhaité solliciter votre analyse sur la pertinence des instruments juridiques nationaux, européens et internationaux en vigueur. Nous sommes également intéressés par tout élément de droit comparé que vous pourrez nous fournir.

Cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Préalablement à nos échanges, je dois vous demander de bien vouloir prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Éliane Houlette, Mme Raphaële Parizot, M. Marc Segonds et Mme Chantal Cutajar prêtent serment.

Mesdames, monsieur, si vous le voulez bien, je vous donne la parole pour un bref propos liminaire, à la suite duquel notre rapporteur et les autres commissaires pourront vous interroger.

Mme Éliane Houlette, ancien procureur de la République financier. - J'ai occupé la fonction de procureur de la République financier de la création du parquet national financier (PNF) le 1er février 2014 jusqu'au 30 juin 2019.

Ce parquet dispose d'une compétence territoriale nationale, mais d'une compétence matérielle limitée à trois types d'infractions : les atteintes à la probité - détournement de fonds publics, corruption, prise illégale d'intérêts, favoritisme, etc. - ; les atteintes aux finances publiques, en particulier la fraude fiscale complexe - les fraudes à la TVA relèvent désormais, me semble-t-il, de la compétence du parquet européen - ; les atteintes aux marchés financiers - délit d'initiés, diffusion d'informations trompeuses.

Il me semble que la compétence du parquet financier s'étend aussi désormais aux atteintes à la concurrence.

L'équipe du PNF, qui se composait initialement de cinq magistrats, comprend aujourd'hui vingt magistrats et, au total, avec les assistants spécialisés et les équipes de greffe, entre quarante et cinquante membres.

Le PNF a été créé par la loi du 6 décembre 2013 et il se caractérise surtout par les méthodes d'action nouvelles qui ont été mises en place.

Pour accélérer les procédures, un recours massif aux enquêtes préliminaires a été privilégié, en réservant les informations judiciaires aux dossiers nécessitant des investigations complexes ou des mesures coercitives de long terme. Cette politique pénale a porté ses fruits et démontré son efficacité.

Nous avons également noué un partenariat très étroit avec tous les services d'enquête - Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), préfecture de police de Paris, gendarmerie - et les partenaires institutionnels - administration fiscale, Cour des comptes, chambres régionales des comptes, Tracfin, Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc).

La pratique habituelle des parquets, quand ils sont saisis d'une plainte ou d'un signalement de la part d'une administration, est d'adresser ce qu'on appelle un soit-transmis, c'est-à-dire une demande d'enquête au service qu'ils estiment compétent.

Nous avons voulu, au PNF, nous impliquer au maximum dans les enquêtes.

J'essayais ainsi de rencontrer très régulièrement les chefs de service et les enquêteurs de terrain pour faire ce que j'appelais des revues de portefeuille : on listait, pour chaque dossier, les difficultés rencontrées par les enquêteurs, on essayait de comprendre pourquoi tel dossier n'avançait pas assez vite et on tentait de trouver des solutions pour dynamiser l'enquête. Nous avons appliqué cette méthode avec tous nos services d'enquête, y compris avec l'administration fiscale.

Nous avons noué également un partenariat étroit avec nos collègues parquetiers d'autres juridictions sur le territoire national et développé la coopération internationale afin d'accélérer au maximum les demandes d'entraide.

Ces méthodes et cette organisation, qui à ma connaissance n'ont pas été modifiées, ont porté leurs fruits.

En interne, au sein même du PNF, j'avais créé des groupes de travail, auxquels je ne participais pas, mais qui réunissaient, sur la base du volontariat, des magistrats du parquet. Ils avaient pour but d'approfondir un thème qui relevait de notre champ de compétences, par exemple les atteintes à la propriété, en analysant le droit positif et en réfléchissant à la façon de faire progresser nos enquêtes. Ces groupes de travail ont été un facteur de dynamisme au sein du parquet et ils ont contribué à une spécialisation toujours plus accrue de ses magistrats.

Mme Raphaële Parizot, professeur à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste en droit privé et sciences criminelles. - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames, messieurs, vous m'avez demandé d'intervenir sur le cadre juridique de la lutte contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée, et d'y apporter quelques remarques sous forme de propositions.

Je vais revenir sur le cadre normatif, mais nous disposons déjà de nombreux outils dans notre arsenal.

Ce qui me semble le plus essentiel, et je veux le dire d'emblée, ce sont les moyens. Cela ne relève pas complètement de votre ressort, mais c'est à mes yeux le levier d'action le plus important.

Un autre levier important réside dans une meilleure coordination et articulation des dispositifs et services existants. Il y a encore beaucoup d'efforts à faire en la matière.

La lutte contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée passe tout d'abord par le développement de dispositions de nature préventive : ce sont les obligations de vigilance et les déclarations de soupçons qui pèsent, notamment, sur les acteurs bancaires.

J'insisterai davantage sur tout ce qui relève de la répression à proprement parler.

De nombreux comportements sont aujourd'hui incriminés dans notre code pénal. J'aborderai pour ma part les infractions de blanchiment, qui sont déjà très complètes. Il n'y a pas grand-chose à ajouter aux articles 324-1 et suivants du code pénal. Il y a dix ans, un article 324-1-1 est venu également introduire une forme de présomption de blanchiment qui facilite grandement les poursuites.

Je suggérerais donc simplement une clarification normative concernant l'autoblanchiment. La Cour de cassation a admis de façon constante depuis 2004 la possibilité de punir au titre du blanchiment celui qui blanchit le produit de sa propre infraction. J'ai toujours pensé, à titre personnel, que cette jurisprudence s'était construite contre la loi, car il ressort des textes que le blanchiment doit être favorisé, aidé. Il faut donc au moins être deux pour pouvoir blanchir. Une clarification normative serait donc utile, d'autant que les directives européennes nous encouragent à punir l'autoblanchiment et que les États voisins de la France ont déjà mis en place de telles dispositions. Par exemple, le code pénal italien contient une disposition spécifique en ce sens.

Il me semble que le législateur français devra aussi se saisir prochainement d'un point qui présente un lien indirect avec le blanchiment. Vous connaissez la directive européenne du 24 avril 2024 relative à la définition des infractions pénales et des sanctions en cas de violation des mesures restrictives de l'Union européenne. Ce texte fait suite aux sanctions prises contre la Russie, certains de ses ressortissants et certains capitaux ou biens présents sur le territoire de l'Union après l'agression contre l'Ukraine. Ces mesures restrictives adoptées par l'Union européenne ne faisant pas l'objet de sanctions pénales à proprement parler, le support - quelque peu bancal - des infractions de blanchiment a été utilisé pour sanctionner le contournement de ces mesures. L'Union européenne, à travers cette directive, demande aux États d'introduire de nouvelles infractions pour punir la violation de ces mesures restrictives. Le législateur français doit se saisir assez rapidement de ce sujet, car le délai de transposition expire en mai 2025.

Au plan procédural, nous disposons déjà de nombreux outils, que ce soit contre la criminalité organisée ou contre la délinquance financière. Il existe toute une série de moyens d'investigation dérogatoires dans le code de procédure pénale. Ce sont plus ou moins les mêmes pour la criminalité organisée et la délinquance financière, même s'ils sont plus nombreux pour la criminalité organisée à proprement parler.

Par ailleurs, comme l'a expliqué Mme Houlette, un parquet spécialisé existe en matière financière depuis 2013, et l'on s'achemine probablement vers la création d'un parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco), qui deviendrait donc le troisième parquet national après le PNF et le parquet national antiterroriste (Pnat).

À ce propos, je voudrais partager avec vous quelques interrogations. On regarde beaucoup en ce moment du côté de l'Italie pour la lutte contre le narcotrafic. Or ce pays ne compte qu'un seul parquet national, le procureur national antimafia, auquel on a adjoint depuis 2015 des compétences en matière terroriste. D'une certaine manière, en Italie, le Pnaco et le Pnat ne font qu'un. Je ne suggère pas forcément de suivre l'exemple italien, mais il faut veiller à ne pas trop morceler l'organisation de la justice. Pour ma part, si le Pnaco devait voir le jour, je privilégierais plutôt une alliance, voire une fusion entre le PNF et le Pnaco. Or, pour l'instant, j'ai plutôt le sentiment que l'on veut faire émerger une nouvelle figure autonome. Quoi qu'il en soit, il est très important de veiller a minima à une bonne coordination entre tous ces parquets, et entre toutes les juridictions spécialisées de manière générale.

Verticalement, comment articule-t-on les parquets nationaux et les parquets locaux, la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco) et les juridictions locales ? Horizontalement, comment articule-t-on les différents parquets nationaux et les différentes juridictions locales, en particulier les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) ? Il y a peu d'éléments de clarification dans le code de procédure pénale, la plupart se trouvant dans des circulaires. Et lorsque nous demandons à des magistrats de nous expliquer clairement qui est compétent et pourquoi, la réponse est souvent assez vague.

En outre, dans ce paysage des parquets spécialisés, il ne faut pas oublier le parquet européen, compétent pour certaines formes de blanchiment, notamment le blanchiment du produit des infractions ciblant le budget de l'Union européenne. Il faudrait que les choses soient explicitées et lissées pour gagner en efficacité.

Enfin, s'agissant des peines, l'arsenal est également très dense. Il comprend des peines privatives de liberté, mais aussi des peines d'amende déplafonnées et proportionnées au profit retiré de l'infraction. Et, nous le savons, pour ce genre de délinquance, il est très efficace de taper au portefeuille.

On utilise aussi de plus en plus un outil formidable, mais très dangereux, la confiscation, dont le champ est déjà très étendu, puisqu'on peut confisquer à peu près toute forme d'objet ou de bien. En matière de blanchiment, on peut confisquer tout le patrimoine de l'individu, en nature et en valeur.

L'article 131-21 du code pénal a déjà beaucoup évolué, y compris l'année dernière, avec la loi du 24 juin 2024. La nouvelle directive de l'Union européenne du 24 avril 2024 relative au recouvrement et à la confiscation d'avoirs invite toutefois les États à aller encore plus loin.

Certains cas de figure de confiscation prévus dans cette directive n'existent pas en droit français, notamment la possibilité de confisquer sans condamnation ou de confisquer des fortunes inexpliquées liées à des activités criminelles. Mais il ne faut pas toujours vouloir transposer à l'identique ces dispositions, car nous avons parfois d'autres mécanismes qui aboutissent au même résultat.

M. Marc Segonds, professeur à l'Université Toulouse Capitole, spécialiste en droit privé et sciences criminelles. - Vous nous avez demandé d'identifier ce qui nous paraissait être les failles des dispositifs de lutte contre la délinquance financière.

Il m'apparaît que l'antiblanchiment constitue un modèle, tandis que l'anticorruption est nettement perfectible.

Le modèle de l'antiblanchiment repose à la fois sur la prévention et la répression et, s'agissant de la prévention, il est désormais incontestable que les obligations de vigilance ont fait la preuve de leur efficacité, tout comme l'approche par les risques. Le choix du législateur a été de prévoir des obligations de vigilance, non pas pour tout le monde, mais pour un certain nombre de professionnels du chiffre et du droit. Et ces professionnels sont assujettis à la hauteur du risque qu'ils représentent.

Pour construire ce dispositif, une évaluation nationale des risques de blanchiment a été réalisée par le Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (Colb). Cette évaluation, que je juge pour ma part absolument remarquable, permet à chacun des assujettis de connaître son niveau de vulnérabilité aux menaces pour adapter son dispositif interne aux risques de blanchiment.

S'agissant de l'incrimination de blanchiment, je souscris aux propos de ma collègue : le dispositif est en effet complet, à l'exception de la notion d'autoblanchiment, qu'il faudrait consacrer légalement. On apprend d'ailleurs à la lecture de Légifrance que la directive du 23 octobre 2018 qui a consacré l'autoblanchiment aurait été transposée par la loi du 13 mai 1996... J'y vois certainement une erreur de l'éditeur, mais cela laisse à penser que nous avons satisfait aux obligations européennes, alors que le code pénal vise le blanchiment, et non l'autoblanchiment. J'ai toujours été très favorable à l'incrimination d'autoblanchiment, mais il faudrait au moins rendre hommage à l'oeuvre du législateur européen et la transcrire noir sur blanc en droit français.

Je souscris également, comme ma collègue, à l'utilité de la présomption de blanchiment consacrée à l'article 324-1-1 du code pénal.

Si l'on se penche maintenant sur la situation de l'anticorruption, on commence en revanche à déchanter... L'article 17 de la loi du 9 décembre 2016 pose certes une obligation de conformité anticorruption, mais cet article est en lui-même assez décevant, pour deux raisons.

D'abord, son champ d'application se révèle très arbitraire. Ainsi, parmi les personnes morales de droit public, il ne vise que les établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic), ce qui est un peu étonnant, et les seuils retenus sont eux-mêmes difficiles à expliquer. Pourquoi avoir retenu 500 salariés et 100 millions d'euros de chiffre d'affaires ? On en cherche encore la raison.

Ce que nous avons été capables de faire pour l'antiblanchiment, nous devons être capables de le faire pour l'anticorruption. Il faut privilégier une approche par les risques, et s'interroger sur les secteurs à risque. Cela impliquerait que nous disposions d'une analyse nationale des risques en matière de corruption, comme c'est le cas en matière de blanchiment.

Un projet de directive visant à lutter contre la corruption préconise en son article 3 une approche par les risques pour les États de l'Union européenne. Il me semble que ce serait la moindre des choses. Si l'on demande à des entités économiques de réfléchir à leurs risques, il est normal que l'État français soit aussi tenu de réfléchir aux siens. Lorsque nous aurons cette évaluation nationale des risques, nous pourrons ensuite plus facilement les évaluer entité par entité. Nous verrons si cette directive aboutit, mais l'évolution proposée me semble inévitable.

Une mission d'information de l'Assemblée nationale avait déjà mis en avant les failles de l'article 17, notamment lorsqu'il prévoit que l'obligation de conformité anticorruption ne s'applique qu'aux filiales dont la société mère a son siège social en France. L'obligation de conformité doit évidemment s'appliquer aux filiales situées en France, même si la société mère est située à l'étranger.

Une proposition de loi déposée en octobre 2024 à l'Assemblée nationale reprend certaines propositions de la mission d'information. Entre-temps, le livre blanc de l'Observatoire de l'éthique publique a proposé d'étendre le périmètre de l'article 17 aux entités qui se situent en dessous des seuils actuellement fixés par la loi, en déterminant par décret des critères qui permettraient une véritable approche fondée sur l'analyse des risques.

Les travaux de l'Agence française anticorruption (AFA) ont permis d'identifier les trois piliers principaux d'une politique de prévention de la corruption. Le premier pilier, le plus important, repose sur l'engagement de l'instance dirigeante, et non sur la cartographie des risques ou le code de conduite. Cela impliquera de définir plus précisément les conditions de la responsabilité para-pénale de l'instance dirigeante. À ce jour, on n'a toujours pas de réponse très claire sur la possibilité d'opérer une délégation de pouvoir ou non en la matière. L'AFA nous a répondu que la délégation de pouvoir, si elle avait lieu, était une délégation de pouvoir opérationnelle, mais qui n'avait pas les mêmes conséquences qu'une délégation de pouvoir. Il faudra impérativement préciser ce point.

Le deuxième pilier selon l'AFA est la cartographie des risques. L'Agence a également établi une méthodologie de la cartographie, complétant ainsi la loi qui faisait état de la nécessité d'identifier, d'analyser et de hiérarchiser les risques de corruption. Bien entendu, l'élément le plus important d'une cartographie reste les remédiations.

Le troisième pilier est ce que l'AFA appelle la gestion des risques. En la matière, il me semble qu'il suffirait de remettre de l'ordre dans les différentes mesures, de les hiérarchiser et de les compléter, comme nous l'avons fait dans le code monétaire et financier à propos des obligations de vigilance, qui sont parfois définies de façon très large par la loi, mais de façon beaucoup plus précise par des textes d'application. Actuellement, nous ne disposons que de la loi et des recommandations de l'AFA.

Quant à la répression en matière de corruption, une proposition de loi adoptée le 4 février dernier par le Sénat à l'unanimité est venue corriger les failles du dispositif, avec - enfin - l'ajout de l'infraction de corruption, qu'elle soit publique ou privée, à l'article 706-73 du code de procédure pénale. Depuis la loi Perben II, nous en regrettions l'absence, même si deux lois de 2007 et 2013 avaient déjà apporté certaines corrections. Prendre désormais en compte la corruption tant publique que privée me paraît correspondre à la réalité du crime organisé, lequel ne fait pas de différence pour acheter, en fonction de ses besoins, un agent public ou un acteur privé.

Par ailleurs, je salue l'ajout, dans la proposition de loi adoptée par le Sénat, de la circonstance aggravante de bande organisée à l'infraction de corruption privée, qui faisait jusqu'à présent défaut.

Il conviendrait d'ajouter également la circonstance aggravante de bande organisée à l'incrimination de faux et d'usage de faux. Je ne connais en effet pas de système criminel qui ne puisse perdurer sans, notamment, un système de fausses factures, ce que l'article 441-1 du code pénal ignore.

Mme Chantal Cutajar, maître de conférences à l'université de Strasbourg, spécialiste en prévention et répression de la criminalité organisée. - Ainsi que j'y ai été invitée, j'axerai mon exposé sur l'état des lieux du cadre juridique de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement de la criminalité organisée à l'échelle européenne, en en identifiant les failles et en formulant des propositions concrètes pour renforcer l'efficacité des dispositifs existants.

Mais avant toute chose, de quoi parle-t-on avec le phénomène de la criminalité organisée ?

Nécessitant des flux financiers importants pour fonctionner, les organisations criminelles agissent comme des entreprises clandestines, avec un modèle économique très structuré, en poursuivant l'objectif de maximiser leurs profits tout en assurant leur longévité et leur influence tant politique qu'économique. Il leur faut d'abord générer des profits criminels, issus du trafic de stupéfiants, de la traite des êtres humains, de la cybercriminalité, du racket, de la fraude fiscale ou des crimes environnementaux, lesquels prennent d'ailleurs une ampleur assez inquiétante. Le blanchiment des fonds leur permet ensuite de transformer ces capitaux illicites en actifs légaux au travers de montages financiers très sophistiqués. Enfin, elles réinvestissent ces actifs et organisent leur expansion, soit en finançant de nouvelles activités criminelles, soit en infiltrant l'économie légale par le moyen de la corruption.

Sans la possibilité de blanchir leurs profits illicites, les organisations criminelles seraient asphyxiées financièrement. Et c'est pourquoi le blanchiment joue un rôle absolument central dans leur survie et dans leur expansion.

Pour étendre leur influence économique et infiltrer le monde des affaires, elles utilisent des prête-noms pour acquérir des entreprises légitimes, investissent dans l'immobilier et le luxe, qui leur servent de valeurs refuges pour sécuriser leur fortune. Elles créent un réseau complexe de sociétés-écrans - ou sociétés offshore - pour masquer leur fortune et échapper aux sanctions.

Elles acquièrent l'influence politique par la corruption d'élus et de fonctionnaires, ce qui leur permet d'avoir un accès privilégié aux marchés publics, de s'assurer une protection judiciaire et de peser sur les décisions gouvernementales. Un rapport parfaitement documenté d'Europol, datant de la fin de l'année 2024, en rend compte.

Les organisations criminelles adaptent en permanence leur stratégie de blanchiment pour échapper aux dispositifs de surveillance des États. Elles recourent aux innovations technologiques et exploitent les failles réglementaires - nombreuses - pour contourner les dispositifs de surveillance. À chaque nouvelle réglementation et apparition d'une nouvelle technologie de détection, elles développent des schémas toujours plus complexes.

En ce qui concerne le cadre juridique de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement de la criminalité organisée, l'Union européenne a mis en place un dispositif complet de lutte, qui s'aligne sur les recommandations du Groupe d'action financière (Gafi).

Parmi les avancées majeures, figure l'adoption des directives anti-blanchiment, qui évoluent au fur et à mesure que l'on découvre les capacités de blanchiment des organisations criminelles. S'y ajoutent les registres des bénéficiaires effectifs, avec le renforcement des obligations de vigilance pour un certain nombre d'acteurs du secteur financier, mais également pour de nombreux professionnels du droit et de la comptabilité.

Une directive de 2018 harmonise les infractions pénales de blanchiment au sein de l'Union européenne et prévoit des sanctions minimales uniformes. Des scandales financiers impliquant des banques européennes ont conduit à la création de l'Autorité de lutte contre le blanchiment de capitaux (Amla), chargée de veiller directement sur certaines institutions financières à haut risque. Un règlement vise pour sa part à harmoniser la prévention du blanchiment.

Au titre des failles du dispositif européen, j'en citerai trois qui l'affaiblissent par leur importance et par leur persistance.

L'infiltration du monde des affaires légal est la première d'entre elles : 86 % des réseaux criminels utilisent des structures commerciales légales pour blanchir leurs fonds. Les secteurs vulnérables sont parfaitement identifiés : ce sont ceux de la construction, de l'hôtellerie, du transport et de la logistique. Les outils de l'Union européenne peinent à détecter les sociétés-écrans qui sont utilisées comme façades par les criminels. Nous avons en vain cherché à les neutraliser au moyen de l'obligation de l'identification du bénéficiaire effectif, c'est-à-dire celui qui détient réellement le pouvoir. Dans les faits, il reste toujours possible de ne déclarer que les prête-noms.

La coopération transfrontalière constitue une deuxième faille majeure. Dans 68 % des cas, les réseaux criminels sont transnationaux et 76 % d'entre eux sont actifs dans deux à sept pays, ce qui complexifie sensiblement les enquêtes. L'absence d'harmonisation des bases de données des différentes procédures judiciaires nationales entrave la possibilité de gel des avoirs criminels et l'extradition des responsables.

Enfin, troisième de ces failles, la régulation des cryptomonnaies et des nouvelles technologies est insuffisante. Nous savons que 96 % des réseaux criminels les plus menaçants gèrent eux-mêmes le blanchiment de leurs fonds via les cryptoactifs et les plateformes financières décentralisées. L'Autorité des marchés financiers (AMF) et l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) travaillent sur ces problématiques, mais les transactions en cryptomonnaies restent très difficiles à tracer et les plateformes d'échanges ne sont pas soumises aux mêmes obligations que les banques.

J'en viens aux propositions.

Une politique efficace de lutte contre le blanchiment et le financement des organisations criminelles nécessite une approche globale agissant sur les trois volets fondamentaux que sont la prévention, la détection et la répression.

Renforcer tout d'abord la prévention suppose une vigilance accrue à l'égard des acteurs financiers.

L'analyse exhaustive des décisions de l'ACPR et de l'AMF met en lumière des failles systémiques qui soulignent la nécessité d'améliorations structurelles pour renforcer l'efficacité d'un dispositif préventif reposant sur des obligations de vigilance et des obligations de déclaration d'un ensemble de professionnels auprès de Tracfin, notre cellule de renseignement financier en France. Des manquements aussi nombreux que récurrents en compromettent en effet l'efficacité.

Premièrement, le défaut d'identification et de surveillance des bénéficiaires effectifs. Trop d'entreprises ne procèdent pas à une vérification rigoureuse de leurs clients et des bénéficiaires effectifs, ce qui favorise des montages opaques qui, à leur tour, facilitent les opérations de blanchiment.

Deuxième constat, les cartographies des risques, qu'il revient aux entités assujetties d'élaborer afin de répondre à leur obligation de vigilance, sont souvent incomplètes ou obsolètes. Des établissements ont ainsi été sanctionnés pour n'avoir pas mis à jour leurs évaluations des risques et n'avoir tenu nul compte des nouvelles typologies de blanchiment, comme les cryptomonnaies, les plateformes de la fintech, l'immobilier ou les oeuvres d'art.

Enfin, la formation insuffisante des équipes constitue une autre difficulté. Le personnel de nombreux établissements ne bénéficie pas de formations régulières sur les techniques de blanchiment et sur la détection des transactions suspectes.

Pour toutes ces raisons, il pourrait être opportun de créer un certificat annuel de conformité de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT), par lequel chaque établissement attesterait de l'efficacité de son dispositif, en y attachant des sanctions en cas de fausse déclaration. On pourrait également imaginer un audit externe triennal, obligatoire pour tous les secteurs à risque, ceux des cryptomonnaies, de l'immobilier et de la gestion d'actifs, et prévoir une obligation de formation annuelle pour tous les responsables LCB-FT, avec un suivi réglementaire destiné à s'assurer de son respect.

Un autre axe d'amélioration concerne la détection des opérations suspectes, leur signalement étant un levier clé de la lutte contre le blanchiment.

Les décisions de l'ACPR et de l'AMF révèlent d'importantes lacunes dans la détection des flux illicites. On relève des détections tardives, voire inexistantes, des transactions suspectes, des retards dans l'application des dispositifs de surveillance, notamment à l'égard des opérateurs de la fintech et des plateformes de paiement. On relève également un manque de signalements à Tracfin quand certaines activités présentent un risque élevé de blanchiment, et des dispositifs qui, lorsqu'ils existent, ne sont pas adaptés aux nouveaux modes de blanchiment que sont les cryptomonnaies et les transactions transfrontalières.

Au titre des recommandations, nous devrions développer des algorithmes d'intelligence artificielle (IA) pour détecter des flux suspects dans le secteur des cryptomonnaies et des fintechs. Un groupe de travail de l'AMF s'intéresse actuellement à la question.

Pourquoi ne pas créer par ailleurs un agrément spécifique LCB-FT pour les fintechs et les plateformes de paiement, avec des sanctions renforcées en cas de manquement aux obligations de vigilance ?

Il faudrait aussi, sous réserve de l'avis de Tracfin, instaurer la remise d'un reporting trimestriel obligatoire pour toutes les entreprises à risque, même en l'absence de transactions suspectes. Cela permettrait à Tracfin de s'assurer qu'elles appliquent les dispositifs en vigueur.

Le dernier axe de mes propositions vise à renforcer la répression et l'effet dissuasif des sanctions.

Les sanctions financières actuelles restent trop faibles. Certaines entreprises préfèrent ainsi payer des amendes plutôt que de renforcer leur dispositif de LCB-FT. De plus, nous pourrions imaginer graduer ces sanctions et les aggraver en fonction de la récidive, notamment pour les cas de défaillance des dispositifs internes de contrôle.

Une recommandation me tient à coeur en tant que directrice générale du Collège européen des investigations financières et de l'analyse financière criminelle (Ceifac). Les investigations financières, qu'il faut distinguer des enquêtes patrimoniales, plus circonscrites dans leur objet, constituent un levier stratégique majeur pour lutter contre la criminalité organisée. Elles permettent de suivre les flux financiers criminels, d'identifier les responsables, de démanteler des réseaux et de confisquer les avoirs illicites. Il conviendrait de les systématiser.

Bien que son déclenchement soit le fruit du plus pur hasard, l'opération Virus est un exemple de réussite de ces investigations financières. Faisant intervenir l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), elle a permis le démantèlement d'un important réseau international de blanchiment d'argent, à partir d'une première enquête sur un trafic de stupéfiants.

Le Gafi préconise lui-même la systématisation des investigations financières dans des affaires de criminalité aux forts enjeux de profits.

M. Raphaël Daubet, président. - Votre conclusion me semble faire écho à la question de l'articulation entre les parquets, évoquée par Mme Parizot au début de son propos, qui soulignait la tentation de multiplier ces parquets pour favoriser leur spécialisation.

Madame Houlette, compte tenu de votre expérience, considérez-vous cette articulation possible et quels moyens de coordination auxquels nous n'aurions pas encore pensé pouvez-vous, peut-être, porter à notre connaissance ?

Mme Éliane Houlette. - La coordination des parquets constitue effectivement un véritable sujet. J'ai oublié de préciser dans mon intervention liminaire que, des trois domaines de compétences du PNF, un seul, celui des délits boursiers, est une compétence exclusive. J'ai quelques doutes sur le droit de la concurrence, cette attribution du PNF lui ayant été conférée après mon départ. Pour les atteintes à la probité et la fraude fiscale, il ne dispose que d'une compétence concurrente, c'est-à-dire que les parquets des Jirs ou les parquets locaux peuvent intervenir concomitamment.

J'ai connu ce type de situation lorsque j'étais en fonctions au PNF. Elles sont toujours quelque peu délicates à régler. La circulaire du 31 janvier 2014, qui prévoit une forme de coordination et d'arbitrage sous l'autorité des procureurs généraux - celui de Paris pour ce qui concerne le PNF - m'a semblé d'une application malaisée. Les explications et rapports qu'il est alors nécessaire de fournir à l'échelon hiérarchique supérieur puis l'attente de l'arbitrage ralentissent considérablement le temps de l'enquête.

Le Pnat disposait, lui, me semble-t-il, d'une sorte de droit de préemption, ou droit d'évocation, sur les enquêtes qu'il estimait relever de sa compétence. C'est ce qu'il conviendrait d'appliquer pour le PNF et le futur Pnaco. Sans exclure le dialogue avec d'autres parquets, certaines affaires, en raison de leur importance et de leur complexité, nécessitent un traitement centralisé. Il n'est jamais bénéfique que des parquets se fassent concurrence ou entretiennent des querelles d'ego. Et s'il existe un devoir d'information entre tous les parquets, cette information, pour différents motifs, ne circule pas toujours de manière fluide.

Inscrire un droit d'évocation du PNF au minimum dans une circulaire, voire dans la loi, éviterait bien des complications.

Mme Raphaële Parizot. - La loi prévoit désormais que c'est la compétence du parquet le plus spécialisé qui prime. Mais cela ne règle pas complètement le problème. En effet, si un Pnaco est institué, lequel, entre lui et le PNF, sera-t-il le plus spécialisé à l'égard d'affaires qui pourront les concerner tous deux ?

Le parquet européen est le seul qui dispose d'un véritable droit de préemption dans son domaine de compétences

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le travail de la commission d'enquête doit à son terme nous conduire à formuler des propositions destinées à améliorer des dispositifs dont on voit bien au quotidien qu'ils sont perfectibles.

Si la solution d'instituer des parquets thématiques ne me semble pas des plus opérantes, il ne faut pas négliger la dimension politique qui la sous-tend. Ainsi, le choix récent du Sénat de se prononcer en faveur de la création d'un Pnaco - qui devait d'abord être un parquet national anti-stupéfiants (Pnast) - donne un signal fort et affiche une volonté politique.

Je tiens, madame Houlette, à vous remercier de l'excellence des relations que nous avons entretenues de longues années durant avec le PNF, ce qui nous a permis de travailler ensemble sur des sujets extrêmement importants.

Il y a plus de dix ans, une précédente commission d'enquête sénatoriale s'était intéressée au rôle des banques et des acteurs financiers dans l'évasion des capitaux. Il ressortait de ses travaux que les formations dispensées tant aux acteurs de la prévention qu'à ceux de la répression n'étaient pas à la hauteur des enjeux. Comment pensez-vous que nous puissions améliorer sur ce point les dispositifs existants, spécialement en matière de prévention ? Faut-il envisager une labellisation des formations ?

De plus, transmettre à Tracfin des déclarations de soupçons à tout propos risque d'engorger ce service. Ce qui importe est non la quantité de ces déclarations, mais leur qualité

M. Marc Segonds. - Ce 4 février, le Sénat a adopté avec la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic une disposition qui instaure un certificat de connaissance minimale pour les personnes assujetties aux obligations de LCB-FT. Nous ne pouvons que la saluer. Il faudra par la suite déterminer le contenu exact des connaissances attendues ainsi que l'autorité chargée du contrôle de la réalisation des formations.

En matière de prévention de la corruption, l'obligation de formation existe déjà. Mais on ignore qui exactement elle concerne - uniquement les cadres ou toutes les personnes les plus exposées au risque de corruption ? - et rien ne précise ni son contenu ni sa durée. Nous savons seulement que le fait de ne pas mettre en oeuvre cette formation est sanctionné d'une amende, d'un montant de 200 000 euros pour les personnes physiques et de 1 million d'euros pour les personnes morales.

Faute de cadre réglementaire, les pratiques sont extrêmement différentes et plus ou moins sérieuses d'une entité à une autre, ce que j'observe régulièrement en ma qualité de consultant. Dans les établissements bancaires par exemple, la formation se résume le plus souvent à une session d'e-learning au moment de l'embauche. Si l'Agence française anticorruption (AFA) nous aide en nous communiquant un contenu des formations à réaliser, une véritable certification de ces formations ainsi qu'une habilitation des organismes autorisés à les dispenser seraient souhaitables. Des diplômes d'université (DU) et des masters existent déjà, qui pourraient présenter ici un intérêt.

Mme Chantal Cutajar. - La loi permet de sanctionner les auteurs de déclarations de soupçon - également appelée déclarations de couverture - quand elles s'avèrent totalement inexploitables par Tracfin, car il est alors possible de les considérer comme des déclarations de mauvaise foi.

Je dirige le master de juriste conformité - compliance officer, dont le diplôme peut être délivré dans le cadre de la validation des acquis professionnels (VAP). Je reçois un nombre élevé de demandes de validation de cette nature, de la part de personnes qui, exerçant ce métier sans diplôme, ne peuvent progresser vers des postes à responsabilités en matière de conformité. Cela signifie que les établissements, pour la plupart des établissements financiers, se préoccupent de la formation de leurs employés qu'ils placent à des postes importants.

D'autres diplômes que celui que je propose, et qui a été le premier à voir le jour, existent désormais en France dans le même domaine.

M. André Reichardt. - Il va de soi que la lutte anti-blanchiment doit être menée à l'échelle internationale. Mme Cutajar a fait état du paquet anti-blanchiment de l'Union européenne adopté l'année précédente. Composé d'une directive et de deux règlements, ledit paquet prévoit une mise en réseau des différents points d'accès - qui peuvent être des fichiers, mais pas uniquement - à l'horizon 2029.

Je rappelle qu'il s'agit de la sixième directive dans ce domaine, la précédente ayant prévu de rendre obligatoires les fichiers nationaux des comptes bancaires et assimilés (Ficoba) ou les fichiers comparables. Sept ou huit États membres restent pourtant dépourvus d'outils de ce type, ce qui montre la difficulté de l'entreprise.

La sixième directive établit donc une liste des modalités minimum des points d'accès qui seront connectés, je le répète, en 2029... Très franchement, ce paquet anti-blanchiment vous semble-t-il à la hauteur, alors qu'environ 18 % de la population française détient désormais un compte en cryptoactifs ?

Par ailleurs, si j'ai beaucoup d'admiration pour le travail accompli par Tracfin, il existe autant de cellules de renseignement financier que de pays : si la structure française souhaite enquêter sur une banque ou un compte en Bulgarie, il lui faut contacter la cellule locale qui mettra au moins un mois à réagir. Une fois encore, ce fonctionnement est-il de nature à répondre aux défis actuels ?

J'ai voté avec enthousiasme la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, qui comprend un volet anti-blanchiment, mais ne faisons-nous pas complètement fausse route ?

Mme Chantal Cutajar. - C'est pourquoi nous devons développer et systématiser les investigations financières et les adosser à des moyens adéquats. Face à des criminels qui recourent à des techniques sophistiquées de blanchiment, il convient de déployer des outils d'intelligence artificielle (IA) et de big data, afin de réussir à détecter les transactions financières anormales et les montages opaques.

Sommes-nous à la hauteur des défis ? Je rappelle que le paquet anti-blanchiment a été adopté pour mettre fin à un scandale proprement incroyable, à savoir l'implication de plusieurs grandes banques européennes dans des opérations de blanchiment, malgré tous les dispositifs qui existaient. Cependant, les obstacles sont nombreux puisque personne ne souhaite voir les sociétés-écrans disparaître, alors qu'un règlement européen imposant la transparence suffirait.

Plusieurs pays, au sein de l'Union européenne, font commerce de sociétés-écrans. Le lobby financier a pignon sur rue à Bruxelles et freine des quatre fers pour empêcher ce type de législation d'aboutir, ou du moins uniquement sous une forme édulcorée. La législation européenne est en général basée sur le plus petit dénominateur commun, ce qui retire toute efficacité aux dispositifs mis en oeuvre.

Les outils utilisés pour des opérations de blanchiment le sont aussi pour la finance au sens large. Celle-ci ayant besoin de circuler, elle crée elle-même les outils juridiques de contournement des régulations qui sont mises en place : les sociétés offshores ne sont ainsi rien d'autre que des outils de déconstruction massive de la régulation, dans tous les domaines.

M. Marc Segonds. - Nous ne faisons pas complètement fausse route au regard du phénomène de débancarisation à l'oeuvre dans le milieu du crime organisé, le retour des liquidités montrant que les obstacles et dispositifs déployés contre le blanchiment ne sont pas sans effet, même s'ils restent évidemment perfectibles.

Il me semble que nous sommes sur la bonne voie dès lors que nous adoptons une approche par les risques : dans la mesure où il est question de réguler - et non pas d'étrangler - l'économie, une approche de ce type a le mérite d'être proportionnée en fonction des acteurs et des secteurs économiques.

Je partage bien évidemment votre analyse s'agissant des sociétés-écrans. Votre proposition de loi prévoit d'ailleurs la radiation d'office des sociétés dont on ne parviendrait pas à identifier les bénéficiaires effectifs : ce type de mesure, aussi simple qu'efficace, me semble tout à fait adapté.

Il n'en demeure pas moins que les problèmes de coopération existent à l'échelle européenne et que certains débats sont assez ridicules, en particulier en ce qui concerne l'autoblanchiment. Certains États se sont opposés à cette notion même, alors qu'un rapport de la Cour des comptes montre que 80 % des poursuites concernent des hypothèses d'autoblanchiment, et qu'il n'y a donc pas lieu d'hésiter.

Mme Raphaële Parizot. - N'oublions pas d'où nous venons sur le plan de la répression au niveau européen, c'est-à-dire de très loin : les véritables compétences pénales n'ont été mises en place qu'en 2010, ce qui est très récent.

J'estime qu'il faut distinguer le développement d'outils de prévention, domaine dans lequel les progrès à accomplir sont nombreux, de la coopération judiciaire qui, pour imparfaite qu'elle soit, fonctionne au travers du mandat d'arrêt européen et de la décision d'enquête européenne. De surcroît, un règlement européen relatif aux preuves électroniques a été adopté, ce qui constitue un progrès majeur. S'il reste du chemin à parcourir, nous ne reculons pas.

M. Grégory Blanc. - Merci pour la clarté et la richesse de vos propos. Pourriez-vous nous en dire plus sur les formes que revêt la débancarisation ? Outre le retour aux liquidités, d'autres actifs peuvent être mobilisés. Lors de l'audition précédente, le risque de blanchiment de haute intensité - longuement évoqué cet après-midi - a été distingué du risque de blanchiment de basse intensité. Ce dernier pose non seulement des problèmes d'ordre républicain, mais aussi un problème financier dans la mesure où les montants cumulés ne sont pas négligeables.

Vous avez beaucoup évoqué la coordination entre les parquets et entre les institutions, mais comment envisagez-vous la coordination des différentes forces de police ? Travaillant moi-même sur les polices municipales, il me semble que la formation de ces forces est un enjeu saillant compte tenu de l'importance du travail de renseignement.

M. Marc Segonds. - Le rapport de Tracfin de 2015 démontre que le travail dissimulé est un vecteur de blanchiment : on y découvre que certains « entrepreneurs » emploient des personnes non déclarées qui, souvent en situation irrégulière, ne peuvent être rémunérées qu'avec du cash. Les entrepreneurs concernés sont très souvent en rapport avec des donneurs d'ordre qui les règlent en monnaie scripturale, et nous avons là un point de rencontre avec le crime organisé, qui pourra facturer à l'entrepreneur et effectuer un virement qui sera doublé d'un échange en liquide, permettant de régler des salariés qui se trouvent le plus souvent dans des situations épouvantables.

Ce système est licite en apparence, mais doublé par un circuit financier alimenté par de l'argent liquide. Vous avez là l'illustration d'un contournement des règles et d'une jonction entre criminalité organisée et travail dissimulé que nous n'avions pas imaginé. Il me semble que les circonstances aggravantes de « bande organisée » à propos du travail dissimulé n'ont été ajoutées qu'en 2014, ce qui montre bien ce phénomène de pénétration du crime organisé dans des secteurs qui n'y étaient pas si perméables auparavant.

Mme Chantal Cutajar. - La proposition de loi relative au narcotrafic prévoit-elle de conférer aux maires le pouvoir de saisir Tracfin ?

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Oui.

Mme Chantal Cutajar. - Il s'agit d'une excellente mesure. J'ai moi-même pu constater, en tant qu'adjointe au maire, que certains commerces, fermés la plupart du temps, servaient au blanchiment.

Mme Raphaële Parizot. - Prenons garde à ce que tout ne repose pas uniquement sur des outils préventifs dès lors qu'il est question d'infractions ou du moins de suspicions d'infractions. L'article 40 permet aux agents publics de dénoncer des faits, tandis que tout citoyen a la possibilité de signaler des faits auprès de la police et du procureur. Veillons à ne pas contourner la voie pénale, qui représente également une garantie.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous avons certes progressé en matière de lutte anti-blanchiment à la faveur de la lutte contre le terrorisme, les circuits financiers utilisés étant somme toute les mêmes.

Je terminerai avec une question sur le Groupe d'action financière (Gafi), organisme qui fonctionne globalement assez bien. J'ai cependant un doute sur les moyens permettant de sortir des listes grises et rappelle que les preuves d'amour valent mieux que les déclarations d'amour : en l'espèce, il suffit à un État placé sur liste grise de signer une convention avec un pays mieux doté pour pouvoir en sortir.

Ne faudrait-il pas durcir ces conditions de sortie ? Le name and shame fonctionne plutôt bien, comme l'illustrent les changements décidés par certaines des monarchies du Golfe en matière de compliance.

M. Marc Segonds. - Des critères plus précis semblent nécessaires dès lors que seuls l'Iran, la Corée du Nord et la Birmanie figurent sur la liste noire. Une fois de plus, il importe de développer l'approche par les risques et d'adopter des critères bien plus précis pour établir ces listes.

Nous ne sommes sans doute qu'au début d'un mouvement de durcissement des règles, dont l'un des préalables est l'adoption d'une définition cohérente de la notion du blanchiment. Il faudra aussi parvenir à des règles minimales partagées, l'autoblanchiment et la présomption de blanchiment n'étant pas des incriminations retenues par une série d'États. Le classement des États pourrait d'ailleurs tenir compte de cet aspect.

La définition de critères supplémentaires permettant d'évaluer à la fois les risques de blanchiment et les risques de corruption fait incontestablement partie des pistes d'amélioration.

Mme Chantal Cutajar. - Le problème que vous soulevez est inhérent à la nature juridique du Gafi, organisme intergouvernemental dépourvu de pouvoir normatif. Les évaluations, quant à elles, sont effectuées par les pairs, et nous savons fort bien que le jeu diplomatique peut permettre d'atténuer certaines conclusions. Dans la mesure où une modification du statut du Gafi me paraît assez illusoire, les listes européennes et nationales peuvent nous permettre d'être plus efficaces. Le fait que l'Union européenne s'adosse aux recommandations du Gafi est cependant à saluer, car elle leur confère une force juridique.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie pour la qualité de vos éclairages.

Audition de Mme Claire Balva, entrepreneure, spécialiste des cryptoactifs et M. Alexandre Stachtchenko, entrepreneur, spécialiste des enjeux relatifs aux cryptoactifs

(Mercredi 12 février 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous continuons nos travaux de commission d'enquête en nous penchant sur les cryptoactifs. Il s'agit pour nous de connaître ces instruments financiers afin de comprendre comment ils peuvent être utilisés pour le blanchiment d'argent et le financement de la criminalité organisée.

Nous avons sollicité Mme Claire Balva et M. Alexandre Stachtchenko, tous deux entrepreneurs, spécialistes des cryptoactifs et coauteurs d'un ouvrage à succès sur la question.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Mme Balva et M. Stachtchenko prêtent serment.

Mme Claire Balva, entrepreneure, spécialiste des cryptoactifs. - Merci de nous avoir invités. Alexandre et moi avons créé, en 2015, une société de conseil spécialisée dans les blockchains et les cryptoactifs, Blockchain Partner, que nous avons vendue, en 2021, à KPMG. Nous avons participé à la structuration du secteur des cryptoactifs en France en tant que fondateurs de la fédération des acteurs français des cryptoactifs, l'ADAN (Association pour le Développement des Actifs Numériques). Nous occupons aujourd'hui un poste à la direction de la stratégie de deux entreprises distinctes ; Alexandre, chez Paymium, la première plateforme d'échange de bitcoins en France, et moi-même, chez Deblock, qui propose des comptes courants adossés à des portefeuilles de cryptoactifs.

Je vous donnerai d'abord un bref aperçu des cryptoactifs, avant qu'Alexandre aborde des sujets de réglementation. Les cryptomonnaies ne constituent pas un ensemble homogène, loin de là. Il importe de distinguer la principale, le bitcoin, des milliers d'autres, parfois de peu de valeur.

Le bitcoin, qui représente plus de la moitié du marché des cryptomonnaies, est la seule qui ne soit pas adossée à une entité centralisée. Son fondateur conserve aujourd'hui encore l'anonymat. La capitalisation de marché de bitcoin approche les 2 000 milliards de dollars, sachant que celle de l'ensemble des cryptomonnaies atteint les 3 300 milliards de dollars - soit une somme comprise entre la capitalisation de Microsoft et celle d'Apple. Le volume moyen de transactions en bitcoins frôle les 50 milliards de dollars par jour.

Selon un sondage IPSOS de 2024, 12 % des Français détiennent des cryptoactifs ; 70 % d'entre eux sont des hommes et 57 % ont moins de trente-cinq ans. En Allemagne, aux Pays-Bas et en Angleterre, le taux d'adoption des cryptoactifs dépasse les 15 %.

Le prix des cryptoactifs n'est pas fixé par une entreprise ni une entité comparable à une banque centrale, mais uniquement par le jeu de l'offre et de la demande, sachant que les marchés des cryptoactifs demeurent ouverts en permanence. Les cryptomonnaies, dans leur immense majorité, sont fongibles et divisibles. Ceci signifie qu'il est possible d'acheter pour ne serait-ce qu'un euro de bitcoin. Il faut pour cela se connecter à une plateforme d'échange. Ces plateformes sont régulées en France et en Europe, de sorte qu'il est impératif d'y décliner son identité.

La différence entre les cryptomonnaies et les monnaies traditionnelles réside dans la possibilité qu'offre une cryptomonnaie de détenir soi-même son argent numérique en ligne, sans intermédiaire, alors que le détenteur d'un compte bancaire en euros ne peut accéder aux sommes hébergées dessus que par des retraits en liquide. Les cryptomonnaies sont stockées dans un portefeuille numérique auquel seul son possesseur peut accéder. Ce portefeuille pouvait correspondre à l'origine à un mot de passe inscrit sur un morceau de papier. Il arrive maintenant qu'un portefeuille se présente sous l'apparence d'une clé USB. Bien sûr, il existe aussi des portefeuilles en ligne.

Quoi qu'il en soit, l'absence d'intermédiaire susceptible de saisir des avoirs ou de censurer des transactions assure une forme d'émancipation des individus et modifie leur rapport de force vis-à-vis des intermédiaires traditionnels tels que les banques. En France, la moitié des détenteurs des cryptoactifs possèdent un portefeuille personnel.

Par ailleurs, le niveau de traçabilité des cryptomonnaies apparaît bien supérieur à celui des actifs hébergés dans des infrastructures bancaires. Les banques, bien que dotées d'un système de traçabilité interne, s'appuient en effet sur des bases de données organisées en silos à l'intérieur du système bancaire dans son ensemble. Nul n'est donc en mesure de retracer des transactions en euros dans leur entièreté. À l'inverse, n'importe qui peut visualiser l'ensemble des transactions en bitcoins. Celles-ci s'effectuent au sein d'une infrastructure open source. Les comptes sont identifiés par des numéros sans que soit mentionnée l'identité de leurs détenteurs.

M. Alexandre Stachtchenko, entrepreneur, spécialiste des enjeux relatifs aux cryptoactifs. - Lors de l'invasion russe, le système bancaire de l'Ukraine s'est retrouvé défaillant. Des cryptoactifs y ont dès lors été utilisés pour recevoir des dons. Tout un chacun peut consulter les mouvements de bitcoins vers l'Ukraine.

Mme Claire Balva. - Je viens de me connecter à un explorateur de blockchains dans lequel j'ai renseigné l'adresse bitcoin de l'Ukraine mentionnée dans un post sur X (anciennement Twitter) lors d'un appel aux dons. Une liste de transactions - entrantes et sortantes - s'affiche à l'écran. Plus de 20 000 transactions sont associées à cette adresse, à laquelle correspond un volume de 1 305 bitcoins. Une rapide enquête permet de se rendre compte où l'Ukraine envoie ses fonds.

La traçabilité des cryptoactifs assure une excellente visibilité sur la criminalité. Les demandes de rançons en bitcoins s'accompagnent d'une mention de l'adresse à laquelle adresser les fonds, ce qui permet de suivre ensuite les mouvements de ces fonds.

En 2024, les flux illicites en cryptomonnaies oscillaient entre 40 et 60 milliards de dollars, soit entre 0,1 % et 0,4 % de l'ensemble des transactions en cryptomonnaies. Ces chiffres vont à l'encontre du discours répandu selon lequel les cryptomonnaies financeraient le dark net. 40 % des flux illicites en cryptomonnaies partent ou arrivent à des entités sous sanction telles que des entreprises ou des juridictions. Entre 15 % et 20 % des flux illicites correspondent à des vols de fonds ou des arnaques. Entre 4 % et 8 % ont trait au darknet, tandis que 2 % sont liés à du ransomware. À l'inverse de ce qui s'observait, voici cinq ans, le bitcoin apparaît aujourd'hui minoritaire dans les cryptomonnaies utilisées pour le blanchiment, largement supplanté par les stable coins indexés sur des monnaies classiques. Ces stable coins présentent un risque de volatilité moindre et peuvent circuler sur d'autres protocoles que le protocole bitcoin.

En conclusion, j'insisterai sur les risques que comporte toute généralisation à propos des cryptomonnaies.

M. Alexandre Stachtchenko. - Merci de nous avoir accueilli aujourd'hui pour évoquer le sujet des cryptos et de la réglementation financière visant à lutter contre la délinquance financière, le blanchiment, le financement du terrorisme, et le contournement de sanctions internationales.

Je remercie Claire d'avoir introduit notre propos par une partie plus descriptive sur ce que sont les cryptos, à quoi elles servent, la proportion dans la criminalité etc. De mon côté je souhaite évoquer deux sujets.

En premier lieu, comment les particularités des cryptos induisent une nécessité de repenser la régulation financière.

La deuxième partie sera peut-être un peu plus piquante ou taquine. J'essaierai de montrer que la réglementation ce n'est pas que des normes sur un papier, c'est aussi une réalité économique. Et parfois sous le couvert de belles normes ou de belles intentions, on constate des effets contreproductifs dans la vie réelle.

Je vais donc commencer par le changement de paradigme de la réglementation. On a vu les particularités des cryptos, et il y a en une en particulier que Claire a mis en avant : la capacité à posséder soi-même. Dans le monde de la finance traditionnelle, on ne peut pas posséder soi-même. Ce sont toujours des créances chez des intermédiaires financiers, qui veulent bien nous laisser accès à un compte.

Cette particularité de Bitcoin, et des autres cryptos, induit une nécessité de repenser toute la lutte contre la délinquance financière.

Pourquoi ?

Parce que l'entièreté de la réglementation financière élaborée depuis une trentaine d'années se construit sur une hypothèse fondamentale : la nécessité de recourir à un intermédiaire financier pour participer à l'économie.

Dans le monde des cryptos, cette hypothèse est caduque. Claire et moi pouvons-nous envoyer des bitcoins l'un à l'autre sans jamais avoir ouvert de compte chez qui que ce soit, ni en demandant l'autorisation à qui que ce soit.

Ce que je dis peut sonner punk, libertarien ou anarchiste. En réalité, il s'agit ni plus ni moins que du fonctionnement actuel du cash. Je peux conserver du cash dans un portefeuille en cuir, le donner à un commerçant, recevoir un service. Et ce faisant, je n'ai jamais ouvert de compte chez une banque, ni donné mon passeport à qui que ce soit avant de faire la transaction.

Ce que les cryptos font, c'est qu'elles permettent à ce mode de fonctionnement, qui est la norme depuis fort longtemps, d'être transposé dans le monde numérique.

Aussi, à chaque fois qu'il vient à l'idée d'un régulateur ou d'un législateur d'encadrer l'usage des cryptos, il est une bonne hygiène que de se demander s'il accepterait le même encadrement pour le cash.

Est-ce que lorsque l'on retire du cash au distributeur, on donne son passeport, un justificatif de domicile, et une vidéo selfie ?

Est-ce que lorsque je dépose du cash sur mon compte, la banque peut me le refuser sous prétexte que deux semaines et dix transactions auparavant, ce cash a touché la main d'un dealer de drogue ?

Ça a l'air absurde, et c'est normal ça l'est. C'est pourtant ce qu'il se passe sur la réglementation des cryptos, où l'on impose aux utilisateurs des procédures de surveillance largement abusives, intrusives, dangereuses.

Pourquoi dangereuses ? Parce que contrairement au cash, les cryptos sont traçables, comme Claire l'a précisé. Si vous avez suivi l'actualité, vous avez peut-être constaté une recrudescence d'affaires sordides de violence et de kidnappings sur les détenteurs de crypto. La réglementation européenne qui a été votée récemment nous mène tout droit vers la multiplication de ce genre d'affaires.

Car les entreprises privées, contraintes et forcées, sont en train de constituer des registres géants avec le nom, prénom, adresse physique, et adresse crypto, permettant de retracer toute la vie financière de tous les citoyens, de connaître leur richesse précise et leurs interactions. Ces registres sont d'ores et déjà partagés avec des entreprises étrangères, souvent américaines, par obligation réglementaire, encore une fois, de transférer ces informations d'une entreprise à l'autre. Et ces registres seront piratés.

Si la lutte contre la délinquance financière est un combat louable, il ne doit pas se faire en offrant aux criminels une cartographie détaillée de qui possède quoi et habite où, en piétinant la sécurité des citoyens. La protection de la vie privée est le seul mécanisme de défense que nous avons, et plutôt que de la combattre, il faudrait que les pouvoirs publics la défendent et la garantissent.

À présent, j'aimerais mettre en avant les aspects pratiques et contreproductifs de la réglementation et de la surveillance financière, en m'appuyant très simplement sur l'étude du cas de la France ces dix dernières années.

En 2018, la France fait partie des premiers pays à implémenter une réglementation crypto à travers la loi PACTE. Le régime PSAN, Prestataires de Services sur Actifs Numériques, voit le jour et oblige les prestataires français à s'enregistrer auprès de l'AMF et à valider un certain nombre de contraintes avant d'avoir l'autorisation d'opérer en France.

La réglementation a trois objectifs affichés : d'abord protéger les épargnants (c'est la mission de l'AMF), ensuite lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme, mais aussi, enfin, résoudre un problème criant et absurde en France, où il existe de façon concomitante un monopole sur les comptes bancaires, et l'obligation d'ouvrir un compte bancaire pour lancer une entreprise.

Cette situation conduit à l'impossibilité de lancer quelque entreprise que ce soit si l'objet social fait concurrence à l'oligopole bancaire français, puisque ce dernier décide de façon discrétionnaire qui a le droit d'entreprendre en France, via son monopole sur le compte bancaire.

Les services de Bercy pensaient qu'en établissant un statut réglementaire, les banques ne pourraient plus se cacher derrière le prétexte du risque de blanchiment pour refuser d'ouvrir des comptes bancaires aux entreprises françaises, car c'est le régulateur, en donnant le statut, qui prendrait le risque à sa charge.

Le bilan est peu reluisant pour les trois objectifs affichés.

Et commençons par le dernier : encore en 2024, la cour des Comptes dénonçait le non-respect du droit au compte bancaire pour les entreprises crypto. Concrètement, mon entreprise en est à sa onzième fermeture de compte bancaire en quatorze ans. Même ma SASU personnelle pour activité de conférencier a été menacée de fermeture. Le fondateur de Ledger, pourtant licorne française et fer de lance de l'industrie, affichait les lettres de refus des banques dans son bureau.

C'est donc la double peine pour les entrepreneurs. Après un à deux ans à attendre un précieux sésame réglementaire, qui aura souvent nécessité des centaines de milliers d'euros de dépenses juridiques, l'obtention de l'enregistrement auprès de l'AMF censé débloquer l'activité se transforme en une chasse à l'homme. Certaines entreprises qui avaient réussi à passer entre les gouttes se sont vues fermer leurs comptes après avoir été validées par le régulateur.

La liste blanche se transforme en liste noire : les banques n'ont plus qu'à piocher dedans pour fermer des comptes. Grâce à l'opacité de la réglementation financière, sous couvert de l'objectif de lutte contre le blanchiment, elles n'ont pas besoin de se justifier.

Le résultat en 2025 est très simple : les français n'ont pas arrêté d'utiliser la crypto. En revanche, ils passent par des entreprises étrangères, souvent domiciliées dans des îles paradisiaques.

Évidemment pour l'AMF et l'ACPR, il est bien plus aisé de contrôler régulièrement des entreprises françaises déjà surchargées de contraintes, que de se déplacer aux Bahamas pour demander des comptes à FTX, plateforme dont la fraude et la faillite a fait grand bruit fin 2022. Même en France, alors qu'une entreprise pourtant sur liste noire de l'AMF installait un stand à un salon au palais de la Bourse à Paris, l'AMF, pourtant juste de l'autre côté de la rue, ne trouvait pas la force de se déplacer.

Fin 2022, c'est d'ailleurs le moment où l'AMF a changé de présidente. Dorénavant c'est l'ancienne directrice générale du lobby bancaire qui occupe le poste, en violation des règles sur les conflits d'intérêts. A cet égard, un membre du conseil d'administration de l'AMF avait démissionné à l'époque, constatant, je cite, que “les conditions ne sont plus aujourd'hui réunies pour que l'Autorité des Marchés Financiers fonctionne effectivement comme une Autorité Administrative Indépendante.”.

Peu de temps après son arrivée, contre l'avis de l'ESMA, contre l'avis du parlement européen et contre l'avis de la commission européenne, la nouvelle présidente de l'AMF est allée souffler à l'oreille d'un de vos collègues pour demander un renforcement de la réglementation crypto en France. Renforcement qu'elle obtiendra, et qui n'a pas plus d'effet protecteur sur les épargnants que le statut précédent, mais a pour mérite de protéger toujours plus l'oligopole bancaire français.

Si l'on revient donc aux deux premiers objectifs de la réglementation, à savoir protéger les épargnants et lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme, la mission est un échec.

En effet, les français ne se servent pas de services français, ces derniers étant incapables de rester compétitifs en dédiant des ressources importantes pour surmonter les barrières à l'entrée dressées par un régulateur capturé, qui n'a plus d'indépendant que le nom, et dont la présidente laisse échapper lors de ses premiers voeux à la Place Financière de Paris en 2023, que son objectif est de favoriser la compétitivité de l'écosystème bancaire, et non de protéger les épargnants.

Cerise sur le gâteau, même le gouvernement ne s'embête pas de la réglementation financière. Un an auparavant, il accueillait en grande pompe à Bercy le patron d'une entreprise qui n'avait pourtant pas le droit d'opérer en France. Au premier rang de l'événement, les entrepreneurs français qui venaient de se saigner pour se conformer à la réglementation anti-blanchiment, écoutaient avec un sourire crispé un entrepreneur étranger, dont la présence en France était illégale, et qui a depuis fait de la prison aux Etats-Unis, annoncer fièrement qu'il allait investir 100M€ en France, aux côtés d'un ministre dont le président était alors en pleine campagne de réélection.

Ainsi, s'il doit y avoir une réflexion sur la délinquance financière, le blanchiment, le financement du terrorisme, ou le contournement des sanctions, il me semble qu'elle ne peut s'effectuer dans le monde parfait de la théorie, où par un miracle performatif, la norme produirait un réel qui s'adapte à celle-ci. La réflexion devrait avant tout commencer par une idée qui n'est pas particulièrement révolutionnaire mais qui tient en deux temps :

Évaluer l'efficacité des politiques de contrôle et des réglementations déjà en place. Ce devrait être le cas pour n'importe quelle politique publique, mais cette évaluation n'a jamais été faite pour les 6 règlements anti-blanchiment que l'Europe a déjà voté successivement sans jamais se poser de questions sur leur efficience, ou encore leur compatibilité avec le RGPD, ou la CEDH plus généralement.

S'assurer, pour les politiques en question, de leur proportionnalité, et de leur traduction opérationnelle effective pour empêcher les distorsions de concurrence. Car c'est bien joli d'avoir un cadre à appliquer, mais c'est encore mieux d'avoir des entreprises sur lesquelles appliquer ce cadre.

Que retenir de tout cela, avant de passer aux échanges et aux questions ?

Premièrement, qu'il est impossible d'appréhender Bitcoin et les cryptos de la même façon que l'on appréhende les flux financiers traditionnels. Elles reposent sur des infrastructures techniques distinctes, différentes, et en particulier permettent la conservation d'actifs en propre, ce qui est impossible dans la finance traditionnelle.

Deuxièmement, et par voie de conséquence, que chaque individu et chaque entreprise peut redevenir maître de ses finances, de ses transactions, et agir en dehors du système financier réglementé. Si l'on ne veut pas s'orienter vers un monde où la moitié de la population travaille à surveiller l'autre moitié, il y a urgence à sortir du modèle réglementaire actuel, qui est largement inadapté.

Enfin, que lutter contre la délinquance financière présente le dilemme habituel entre l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité. Empiler les normes, les barrières à l'entrée, et fermer les yeux sur les agissements illégaux d'une industrie bancaire cartelisée, pourra peut-être permettre de signaler sa vertu, mais n'aura d'autre effet pratique que de tuer l'industrie et la souveraineté française, tout en laissant nos concitoyens à la merci d'entreprises moins-disantes étrangères.

M. Raphaël Daubet, président. - Dans un entretien au journal L'Opinion, paru le 28 janvier 2025, le sous-gouverneur de la banque de France, Denis Beau, a souligné le risque élevé de contournement des règles relatives à la lutte contre le blanchiment que présentent les cryptoactifs. Par quels mécanismes les cryptoactifs favorisent-ils le blanchiment ? Pourriez-vous définir le rôle des mélangeurs et des outils permettant d'anonymiser les transactions ?

Mme Claire Balva. - Toutes les transactions en cryptoactifs sont traçables. Des compétences poussées sont donc indispensables pour blanchir des fonds en cryptomonnaies. La plupart des arnaques consistent à proposer à une victime potentielle d'acheter une cryptomonnaie à une personne supposément de confiance, qui ne lui rend jamais ses fonds, mais il reste possible, dans un tel cas, de repérer l'arnaqueur, voire de saisir les fonds lors de leur conversion en euros sur une plateforme d'échanges.

Les mélangeurs correspondent à un algorithme mélangeant des transactions afin de rendre leur traçabilité sur les blockchains plus difficile - quoique pas impossible pour autant. En effet, il existe des entreprises d'analyse de données capables de démêler les transactions à l'aide de calculs probabilistes.

Quelques cryptomonnaies offrent un complet anonymat à leurs détenteurs, tels que ZCash ou Monero, mais elles sont interdites sur les plateformes d'échange.

M. Alexandre Stachtchenko. - De façon générale, les entités qui représentent les banques centrales tiennent des propos plus politiques que techniques sur les cryptomonnaies, en particulier le bitcoin, en raison des prétentions monétaires du bitcoin. Partir de la prémisse selon laquelle les cryptoactifs facilitent le blanchiment de capitaux ou le financement du terrorisme serait une erreur. Selon une récente audition de votre commission, entre 2 % et 5 % des flux financiers passant par les monnaies traditionnelles seraient illicites. Le monde des cryptoactifs, tel qu'il se présente aujourd'hui, est donc dix fois plus efficient en matière de lutte contre la criminalité. Il a été dit à tort, lors des attaques perpétrées par le Hamas, le 7 octobre 2023, que celui-ci était financé par des cryptoactifs. Or, six mois plus tôt, le Hamas avait publié un communiqué à l'intention de ses financeurs, les priant de ne plus lui envoyer de cryptoactifs, parce qu'il était trop aisé d'en retrouver la provenance.

Mme Claire Balva. - Le mélangeur Tornado Cash a été interdit aux Etats-Unis. De nombreuses entreprises et plateformes d'échange ont dès lors refusé toutes les transactions liées de près ou de loin à ce mélangeur. Cependant, beaucoup de personnes - dont certaines célébrités du milieu des cryptomonnaies - avaient reçu des fonds en quantité infime depuis ce mélangeur, sachant que le détenteur de cryptoactifs qui reçoit des fonds à son adresse numérique n'est pas en mesure de s'y opposer. Les réglementations visant à limiter l'utilisation de mélangeurs s'accompagnent d'effets regrettables et manquent d'efficacité, en raison des comportements observables en ligne.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - L'audition de ce jour vise à nous familiariser avec le sujet des cryptomonnaies. Tous ne partagent pas votre position sur le faible risque de blanchiment ou de financement du terrorisme que supposent les cryptoactifs. De fait, le service de renseignement financier s'est doté d'une équipe exclusivement consacrée aux cryptoactifs. Compte tenu de notre propre ignorance du sujet, nous tenions à nous informer avant de nous constituer une opinion.

Le rapporteur de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier a soumis au vote du Sénat un amendement visant à interdire les mélangeurs. Si je comprends bien votre dernière remarque cette mesure pourrait être peu opérante.

Il me semblerait judicieux que vous nous exposiez les mécanismes d'ouverture d'un portemonnaie électronique. Je souhaiterais que vous nous expliquiez le fonctionnement des cryptoactifs.

M. Alexandre Stachtchenko. - Il est possible de détenir son propre portefeuille de cryptoactifs ou d'ouvrir un compte chez une place de marché ou un intermédiaire. Dans ce dernier cas, tout se passe comme avec une banque. Les intermédiaires en cryptoactifs, en tant qu'entreprises régulées, exigent de leurs clients qu'ils déclinent leur identité et renseignent sur l'origine de leurs fonds.

Un portefeuille correspond à l'association d'un mot de passe à une adresse publique, assimilable à un IBAN. Le mot de passe ou clé est généré automatiquement, une fois pour toutes. Il n'est pas possible de le choisir ni d'en demander un nouveau en cas de perte. Compte tenu de la difficulté de mémoriser une telle clé, une graine (ou seed) correspondant à une suite de mots lui est associée. Le plus simple - quoique le moins sûr - reste de l'intégrer à son navigateur Internet. Une autre option suppose de noter chacun des mots de la clé sur des morceaux de papier soigneusement cachés.

Mme Claire Balva effectue une démonstration de création d'un portefeuille MetaMask.

Mme Claire Balva. - Ce portefeuille - le plus connu dans le monde des cryptoactifs - permet d'interagir avec la blockchain Ethereum, la plus connue après bitcoin, et quelques autres présentant avec elle des points communs techniques. Une fois téléchargée l'application, il est demandé de choisir un mot de passe puis d'indiquer une phrase secrète de récupération - prenant ici la forme d'une suite de douze mots. Des réflexions devront impérativement porter sur les moyens de sécuriser des portefeuilles en ligne. Mieux vaut laisser des fonds conséquents sur des portefeuilles physiques non connectés à Internet comme ceux, prenant l'apparence d'une clé USB, que propose l'entreprise Ledger. MetaMask étant connecté à des plateformes d'échanges, je peux à présent acheter des cryptomonnaies, sous réserve de décliner mon identité, justificatifs à l'appui. Toute tentative d'achat d'une cryptomonnaie implique de localiser l'acheteur.

M. Alexandre Stachtchenko. - L'intérêt de détenir un portefeuille rattaché à un navigateur réside dans ce qu'il peut tenir lieu d'identité numérique en cas d'accès à des sites Web de finance décentralisée, par lesquels transitent aujourd'hui quelques centaines de milliards de dollars. Il devient alors possible d'y interagir avec des services de prêt ou d'hypothèque hors du système bancaire.

Mme Nadine Bellurot, vice-présidente de la commission. - D'où viennent les 95 euros que vous vous apprêtez à convertir en cryptoactifs sur MetaMask ? De votre compte bancaire ?

M. Alexandre Stachtchenko. - Si je vous donne 50 euros en liquide, ils ne viendront pas nécessairement directement d'un compte bancaire. Claire vient d'ouvrir un portefeuille qu'elle peut alimenter par un retrait sur son compte bancaire ou grâce à un autre détenteur de cryptoactifs. MetaMask est un prestataire de technologie permettant simplement de créer puis gérer un portefeuille. Claire aurait pu se connecter à un autre site sur lequel acheter des cryptoactifs avant de les envoyer dans son portefeuille.

Il n'est pas indispensable de convertir des cryptoactifs en monnaies souveraines comme l'euro. Si je reçois mon salaire en bitcoin, autant que je le dépense en bitcoins aussi. La moitié de l'humanité subit aujourd'hui une inflation de plus de 10 %. Elle n'a dès lors aucun intérêt à passer par des monnaies fiduciaires perdant, comme au Nigéria, 20 % de leur valeur chaque mois. Aussi le bitcoin ne fait-il plus figure, pour ces populations, d'alternative, mais de référence.

Mme Claire Balva. - Il existe des distributeurs de bitcoins, équivalents numériques des distributeurs d'argent liquide, quoique peu - voire pas du tout - en France, en raison des contraintes que fait peser la réglementation sur la vérification de l'identité des détenteurs de fonds.

M. Grégory Blanc, vice-président de la commission. - Merci pour la clarté de votre exposé. Votre comparaison du milieu des cryptomonnaies avec le système monétaire me semble éclairante. Celui-ci comporte deux volets : le marché monétaire en tant que tel et la réalité des transactions au quotidien. La question de la souveraineté se pose. Comment réglementer les échanges monétaires ? Comment un État peut-il contrôler le produit des fonds ? L'argent du grand banditisme pourrait passer par les cryptoactifs, mais la remarque vaut aussi pour l'argent des fraudes, à la TVA notamment. Comment s'en prémunir ?

Mme Claire Balva. - Nous avons affaire avec les cryptoactifs à un nouveau type d'infrastructures financières. Le grand banditisme et les fraudeurs utilisent surtout les stable coins. Plus de 95 % de la capitalisation et des volumes de ces stable coins sont aujourd'hui indexés sur le dollar. Ceci pose un sujet de compétitivité de l'euro. Nous alertons sur ce point depuis des années. Il faudrait, selon nous, travailler sur la représentation de l'euro dans ces infrastructures et moderniser le contrôle, par les services de l'État, du fonctionnement de ces stable coins. Les autorités européennes ne semblent pas désireuses de promouvoir des stable coins adossés à l'euro. Il me semblerait pertinent de doter les services de l'État de moyens permettant de les suivre.

M. Alexandre Stachtchenko. - D'un point de vue juridique, nous faisons face à une hypocrisie. Beaucoup de sujets seraient plus simples à traiter si le bitcoin était enfin considéré comme une monnaie à part entière. Selon la définition des actifs numériques par la loi Pacte, ceux-ci ne sauraient servir de monnaie à un pays. Or, trois ans après la promulgation de la loi, le Salvador a fait du bitcoin sa monnaie nationale. Le gouvernement n'a jamais répondu à la question d'un député se demandant si cette décision modifiait le statut du bitcoin, devenu devise étrangère. Le bitcoin a quand même été ajouté à la réglementation européenne sur les transferts de fonds. Comment le justifier, s'il n'est toujours pas considéré comme une monnaie à part entière ?

Une jurisprudence européenne a conclu à l'absence de TVA sur les échanges entre bitcoins et autres monnaies. Autrement dit, un consensus existe sur l'assimilation des cryptoactifs à des monnaies, malgré les résistances des banques nationales, dues à des raisons essentiellement politiques.

Le droit français ne distingue pas les diverses classes d'actifs numériques en dépit de leur extrême diversité. Il les traite au contraire comme une catégorie homogène. Le bitcoin est fiscalisé. Les plus-values des transactions en bitcoins sont taxées. Certaines facilités fiscales ne lui sont cependant pas accordées. Le report d'une moins-value d'une année sur l'autre n'est pas toléré pour les transactions en bitcoins, à la différence des transactions boursières. La réglementation en place a conduit beaucoup de détenteurs de bitcoins à ne pas dépenser leurs avoirs ou à ne pas déclarer leurs dépenses. Les factures que mon entreprise émet en bitcoins sont aussi libellées en euros et, à ce titre, soumises à la TVA.

M. Stéphane Piednoir. - Peut-être assistons-nous à des débats du même ordre que ceux qu'a suscités le passage du troc à la monnaie. Comment expliquez-vous la formation d'une bulle spéculative autour des cryptomonnaies ? Le bitcoin atteint des cours incroyablement élevés.

Est-il possible aux autorités d'interroger les fournisseurs de portefeuilles ou les plateformes d'échanges sur la provenance ou la destination de fonds en cryptoactifs ?

Détenir un compte en banque implique de payer des frais bancaires. Comment une entreprise telle que MetaMask absorbe-t-elle ses coûts et génère-t-elle des bénéfices ?

Mme Claire Balva. - Voici cinq ou dix ans, il arrivait au bitcoin de perdre ou de gagner 20 % de sa valeur en une journée. Maintenant, il suffit d'une variation de son cours de 10 % pour que les médias s'en saisissent. En réalité, la volatilité du bitcoin diminue à mesure que cet actif gagne en maturité.

Des phénomènes spéculatifs s'observent dans le monde des cryptomonnaies, notamment autour des memecoins. Ceux-ci se situent à mi-chemin de l'investissement financier et du pari ludique. Il n'existe pas forcément d'explication rationnelle à ce phénomène. Nul n'est en mesure de mettre un terme aux échanges en cryptoactifs, à la différence de ce qu'il en est pour les transactions boursières.

Enfin, les plateformes d'échanges appliquent des frais, variables selon les services qu'elles proposent.

M. Alexandre Stachtchenko. - Il importe de distinguer le protocole et le système d'échange des places de marché et des intermédiaires. Paymium se présente comme l'équivalent d'Euronext. À ce titre, Paymium applique des frais allant de 0,1 % à 0,6 % sur les échanges et prélève des commissions sur les retraits. Les mineurs qui sécurisent le réseau perçoivent des frais, mais qui ne dépendent pas des montants échangés. Voilà qui explique la compétitivité des frais sur les transactions en cryptoactifs par rapport aux transactions classiques. Il reste en outre possible d'ouvrir gratuitement des portefeuilles de cryptoactifs à l'aide de logiciels Open source.

Mme Claire Balva. - Les entreprises du domaine des cryptoactifs, soumises à une nouvelle obligation de traçabilité, demandent à leurs utilisateurs des informations sur leur identité. Il suffit de convertir des cryptoactifs en euros sur une plateforme pour les envoyer sur un compte bancaire. Seulement, la banque est tenue de se renseigner sur la provenance des fonds dès lors qu'ils atteignent une somme conséquente. Il arrive que des détenteurs de comptes bancaires voient leur compte suspendu par suite d'une arrivée de fonds en provenance d'une plateforme d'échanges de cryptoactifs.

M. Alexandre Stachtchenko. - Recevoir des fonds d'un acteur du marché des cryptoactifs créé aux Seychelles voici trois semaines ne poserait aucun problème ; les banques n'ayant pas encore eu le temps de l'identifier, à la différence des entreprises du secteur enregistrées auprès de l'AMF. Plus une entreprise française respecte les règles du jeu, plus elle se trouve stigmatisée, moins elle est libre interagir avec le monde bancaire ; celui-ci cherchant avant tout à se protéger. La lutte contre le blanchiment constitue pour les banques une excuse bien pratique pour entraver le fonctionnement de certaines entreprises.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je vous remercie pour cette audition qui a largement facilité notre première appréhension du sujet complexe des cryptoactifs.

M. Alexandre Stachtchenko. - Nous n'avons pas abordé les sanctions. La proposition de valeur de bitcoin rencontre un certain écho, notamment parce que ce système de paiement fonctionne sans interruption, depuis quinze ans, partout dans le monde. Les sanctions sont appliquées aux entités, peu importe qu'elles utilisent des euros ou des bitcoins. D'un autre côté, une fois privée de Swift, Visa ou encore Mastercard, la Russie reste libre de commercer en cryptoactifs avec des pays qui ne lui ont pas imposé de sanctions. En somme, nous avons perdu un moyen de pression sur des pays comme la Russie.

Audition de MM. Damien Brunet, substitut général, adjoint au chef du département de lutte contre la criminalité organisée, cyber et environnementale du Parque général de Paris et Nicolas Jacquemet, professeur d'économie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

(Jeudi 13 février 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous débutons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête par une audition visant à croiser les perspectives juridique et économique sur nos sujets d'étude. Nous accueillons M. Damien Brunet, substitut général adjoint au chef du département de lutte contre la criminalité organisée, cyber et environnementale du Parquet de Paris, ainsi que M. Nicolas Jacquemet, professeur d'économie à l'Université Paris I, Panthéon-Sorbonne, École d'économie de Paris.

Monsieur Brunet, vous avez dirigé en 2024 un ouvrage intitulé « Droits et pratiques de la lutte contre la criminalité organisée ». Monsieur Jacquemet, vos travaux en économie comportementale ont analysé les causes de la fraude au prélèvement obligatoire et des comportements délinquants, travaux dont vous nous indiquez qu'ils « murmurent à l'oreille des juristes ».

Nous avons souhaité vous entendre afin de comprendre ce que sont les phénomènes de fraude du point de vue économique et juridique, et comment y remédier.

Cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle que tout faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite maintenant à prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Damien Brunet et Nicolas Jacquemet prêtent serment.

M. Damien Brunet, substitut général adjoint au chef du département de lutte contre la criminalité organisée, cyber et environnementale du Parquet général de Paris. - Merci Monsieur le Président, Madame la rapporteure, Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs.

Je m'exprime aujourd'hui en ma qualité directeur de l'ouvrage sur la lutte contre la criminalité organisée. J'exerce par ailleurs la fonction de magistrat depuis 18 ans, avec une appétence pour la lutte contre la criminalité organisée à tous niveaux : local en zone rurale à Évreux, régional en région parisienne au parquet de Bobigny, et national au parquet de la JIRS de Paris, puis en appel au parquet général JIRS / JUNALCO.

J'ai initié la direction de cet ouvrage, car le sujet n'avait pas été traité de manière exhaustive depuis 2012. L'évolution de la matière et des enjeux nécessitait une mise à jour importante. Cet ouvrage a été réalisé en collaboration avec des magistrats, des enquêteurs (policiers, gendarmes, douaniers), des avocats et des universitaires pour présenter l'état actuel de la menace. Il est crucial de définir la menace avant de discuter des moyens pour y faire face. Historiquement, nous avons souvent pensé les moyens sans avoir préalablement défini clairement la menace. Je précise que je m'exprime à titre personnel et n'engage pas la parole de Madame la procureure générale, dans le respect de mon devoir de réserve.

L'évolution législative en matière de lutte contre ce que je nomme la délinquance financière et la criminalité organisée a connu plusieurs étapes importantes.

En 1975, la loi du 6 août crée les juridictions régionales spécialisées (communément appelées pôles économiques et financiers) pour traiter des affaires économiques et financières d'une grande complexité.

En 2004, la loi Perben II du 9 mars a créé les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), au nombre de huit en France, intégrant une section du parquet, des formations d'instruction et de jugement au sein des tribunaux judiciaires existants spécialisés dans le traitement de la délinquance financière et de la criminalité organisée.

La loi du 6 décembre 2013 a supprimé les pôles économiques et financiers, à l'exception de celui de Bastia, laissant les JIRS traiter de la criminalité organisée en matière économique et financière de grande complexité.

Dès 2004, une distinction est faite par le législateur entre la criminalité organisée financière (article 704 du Code de procédure pénale) et non financière (articles 706-73-1 et 706-74 du Code de procédure pénale), définissant ainsi les compétences des JIRS dans ces deux domaines.

La loi du 6 décembre 2013 a porté création du Parquet national financier.

L'ouvrage législatif a été parachevé avec les travaux parlementaires encore en cours sur lesquels je m'exprimerai peu. La loi de programmation et de réforme pour la justice (LPJ) de 2019 a créé la JUNALCO, chargée de traiter les affaires de très grande complexité, tant en matière économique et financière que de criminalité organisée non financière.

Il est important de noter qu'il n'existe pas de définition précise de la délinquance financière et de la criminalité organisée, ce qui explique pourquoi je n'ai pas commencé par les définir. Les listes fournies comportent une désignation, mais pas de définition précise de la délinquance financière ni de la criminalité organisée. Une définition éloquente, bien que moins rigoureuse, a été présentée par Mme Blondes, autrice d'une contribution sur les données macroéconomiques de la criminalité organisée, lors de son audition devant la Commission. Cette définition chiffrée offre une perspective intéressante sur l'ampleur des activités illicites en France.

Voici quelques chiffres d'affaires annuels estimés pour diverses activités illégales : les infractions à la législation sur les armes représentent 890 000 euros, le vol de marchandises 2 570 000 euros, les escroqueries aux faux virements 287 millions d'euros, les escroqueries à la carte bancaire un peu plus de 400 millions d'euros, le trafic de déchets 1,3 milliard d'euros. À titre de comparaison, les dépenses pour la justice pénale s'élèvent à 1,5 milliard d'euros selon le ministère de l'Économie et des Finances. La contrebande de tabac est estimée à 2 milliards d'euros, la traite des êtres humains à 3,2 milliards d'euros, les infractions à la législation sur les stupéfiants à 3,5 milliards d'euros, la contrefaçon à 5,7 milliards d'euros et la fraude intracommunautaire à 6 milliards d'euros.

Ces chiffres illustrent l'ampleur du phénomène, bien qu'il s'agisse d'estimations.

En instaurant une distinction entre criminalité organisée financière et non financière, le législateur a créé une apparente imperméabilité. Cependant, cette séparation est remise en question par vos travaux, qui montrent que l'une finance l'autre. La criminalité organisée n'a de sens que si elle génère du profit, entraînant des infractions subséquentes comme le blanchiment. Inversement, l'organisation de la délinquance financière soutient et facilite la clandestinité et la prolifération de la criminalité organisée.

Néanmoins, cette assertion n'est que partiellement vraie. Certaines infractions relèvent de la criminalité organisée uniquement parce qu'elles sont accessoires à d'autres activités criminelles. Par exemple, un règlement de compte, considéré comme un homicide en bande organisée, sert à soutenir une activité comme le trafic de stupéfiants, sans nécessairement impliquer des infractions financières. D'autre part, il existe des infractions relevant de la délinquance financière qui ont une visée strictement financière, avec des modes opératoires spécifiques, comme la fraude fiscale ou les fraudes aux taxes intracommunautaires.

Ces observations conduisent à plusieurs conclusions :

1. La distinction juridique entre délinquance financière et criminalité organisée non financière est fondée et justifie l'existence d'outils juridiques et juridictionnels distincts.

2. Pour autant, cette dichotomie ne doit pas être absolue, car il peut y avoir une porosité entre les deux domaines.

3. L'appréhension judiciaire de ces phénomènes doit être à la fois spécialisée et décloisonnée, selon les problématiques rencontrées.

D'un point de vue juridique, la complexité de l'appréhension de ces matières est illustrée par l'existence d'entités spécialisées telles que les JIRS financière et non financière, le Parquet national financier et la JUNALCO. Ces entités traitent de phénomènes spécifiques de manière spécialisée. Il y a une spécialisation des acteurs de la délinquance financière et de la criminalité organisée, et en conséquence, les acteurs judiciaires doivent également se spécialiser pour faire face à ces défis.

L'infraction de blanchiment, définie par l'article 324-1 du Code pénal, illustre bien cette complexité juridique. La jurisprudence a renforcé cette infraction en reconnaissant l'autoblanchiment depuis 2004. Il s'agit du blanchiment de droit commun. Le législateur a ensuite créé une infraction spécifique de blanchiment liée au trafic de stupéfiants (article 222-38 du Code pénal). Il y a donc eu dans l'histoire législative une compréhension distincte du blanchiment selon qu'il était d'infraction financière ou d'infraction relevant de la criminalité organisée. La loi de 2013 a introduit la notion de présomption de blanchiment (article 324-1-1 du Code pénal), qui s'applique aux montages financiers complexes dont l'auteur ne peut expliquer le sens. Ce texte est une variante de l'article 324-1 du Code pénal et la présomption de blanchiment ne s'applique donc qu'à la délinquance financière. Bien qu'une proposition de loi, récemment votée par votre Chambre, vise à introduire un élargissement de ce texte, il n'est pas possible aujourd'hui de rapprocher une présomption de blanchiment d'une infraction liée à de la criminalité organisée, car il y a deux cadres juridiques différents. Ce dispositif est symptomatique de l'appréhension duelle que nous avons actuellement de la délinquance financière et de la criminalité organisée.

Pour améliorer la lutte contre ces phénomènes, il faut reconnaître que tout n'est pas judiciarisable. L'action des douanes, par exemple, a montré son efficacité, notamment dans la lutte contre la fraude communautaire et les cryptoactifs frauduleux. Il peut être pertinent de travailler sur les précurseurs d'infractions dans d'autres cadres, tout en restant encadré légalement. De la même manière, la lutte contre les produits servant à la fabrication de l'héroïne peut s'avérer plus simple à mettre en oeuvre que de lutter contre le trafic d'héroïne. Bien que nous n'ayons pas de grands laboratoires d'héroïne sur notre territoire, le contrôle d'une activité économique licite peut être plus efficace en rendant plus difficile la conversion clandestine de produits licites en produits illicites.

Concernant l'action judiciaire, l'autorité judiciaire a du mal à penser en termes d'organisation et de personnes. Cette approche renvoie à des périodes troubles de notre histoire moderne, d'où les préventions mises en oeuvre. Néanmoins, une doctrine du début du XIXe siècle, reprise par le fondateur de la brigade de recherche et d'intervention de la préfecture de police de Paris, préconisait de partir du criminel pour aller au crime, plutôt que l'inverse. C'était le principe fondateur des Brigades du Tigre et du décret de Clemenceau. Aujourd'hui, les choses évoluent. L'incrimination à la participation à une organisation criminelle, destinée à la commission d'infractions de criminalité organisée, semble aller dans ce sens. Cependant, il faut rappeler que sous l'empire du Code pénal, l'infraction d'association de malfaiteurs a toujours imposé que celle-ci soit commise en vue de la commission d'une infraction. Attendre la commission de l'infraction retarde l'action judiciaire et peut présenter des dangers.

Une approche plus décloisonnée permettrait à l'autorité judiciaire travaillant sur une organisation de ne pas s'interdire de poursuivre, par exemple, une fraude sociale révélant du travail illicite à grande échelle qui pourrait servir au blanchiment d'une activité de produits stupéfiants, ou inversement. C'est dans ces activités « grises », où se mêlent le licite et l'illicite, que réside la porosité entre criminalité organisée financière et non financière. L'infraction clandestine n'a d'intérêt économique qu'à partir du moment où elle est rendue licite. La difficulté réside dans la complexité de certains montages.

Il existe une zone de recouvrement entre délinquance et criminalité organisée qui est peut-être plus simple à appréhender en pensant en termes d'organisation plutôt qu'en termes d'infraction. Les acteurs de ces infractions maîtrisent parfaitement le périmètre et organisent la clandestinité nécessaire.

M. Nicolas Jacquemet, professeur d'économie à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne. - Merci Monsieur le Président, Madame la rapporteure, Mesdames et Messieurs les sénateurs.

Ma contribution sera complémentaire de celle de Damien Brunet. Mes travaux de recherche se situent dans le domaine de l'économie comportementale, appliquée notamment aux questions de fraude fiscale et de délinquance. L'objectif de mes travaux n'est pas de mesurer les conséquences économiques de ces phénomènes, mais de mieux comprendre leurs déterminants comportementaux, leurs ressorts individuels et sociaux, afin d'identifier des leviers d'action pour influencer ces comportements.

Concernant la fraude fiscale et sociale, la principale difficulté qu'elle pose à la politique économique tient aux limites qu'elle impose à l'utilisation de la fiscalité comme outil de pilotage de la politique économique. Aussi élevées que soient les sommes qui échappent à l'administration fiscale, si ces fraudes se traduisaient uniquement par une diminution des recettes de l'État, elles resteraient un problème superficiel. Il suffirait d'en tenir compte dans la détermination des taux de taxes pour atteindre le volume de revenus escomptés. Cependant, la fraude fiscale devient un problème majeur lorsqu'elle est pratiquée de manière inégale par différentes catégories de population ou secteurs d'activité, contrariant ainsi les objectifs redistributifs ou de réallocation de la politique économique.

Ces remarques soulignent l'importance d'un diagnostic précis sur l'incidence de la fraude selon les caractéristiques individuelles ou sectorielles des différents agents de l'économie, ainsi que la nécessité d'un ciblage des outils de lutte contre la fraude et d'une combinaison d'outils complémentaires.

Sur le plan comportemental, le calcul coût-bénéfice classique suggère que la fraude fiscale devrait être plus répandue qu'elle ne l'est, compte tenu des bénéfices élevés et du faible risque de sanction. C'est donc la disposition à payer l'impôt qu'il convient d'expliquer pour comprendre les déterminants des décisions des contribuables.

Une première génération de travaux d'économie comportementale a introduit l'idée de l'existence d'une « morale fiscale », une disposition intrinsèque à s'acquitter de ses obligations fiscales, qui compenserait l'attractivité de la fraude par un bénéfice psychologique. Pour en évaluer la portée, des travaux récents, auxquels j'ai participé, ont combiné des mesures individuelles des traits de personnalité liés aux comportements moraux et des mesures comportementales de fraude observées grâce à l'économie expérimentale. Les résultats de cette étude démontrent qu'il n'existe pas de profil type du fraudeur fiscal. Les caractéristiques individuelles n'expliquent qu'une infime partie de la variété des comportements de fraude. Ces conclusions, bien que limitant la capacité de l'État à identifier a priori les fraudeurs potentiels, s'alignent avec les travaux de psychologie sociale sur l'adoption des comportements moraux.

La psychologie sociale remet en question la division simpliste de la population entre « monstres » et « saints ». Elle démontre qu'une même personne peut, selon le contexte, prendre des décisions favorables ou défavorables au bien commun. Une expérience célèbre illustre ce phénomène : le simple fait de trouver une pièce de monnaie dans une cabine téléphonique augmente de 20 fois la probabilité qu'une personne aide ensuite un passant en difficulté. Une approche situationniste de l'adoption de comportements moraux suggère que les propriétés de la situation comptent autant que les caractéristiques de la personne qui y est confrontée, et que la moralité intrinsèque liée à la personnalité n'a que peu de rapport avec l'adoption de comportements moraux. Ce phénomène a été nommé « fragile vernis d'humanité » par le psychologue Michel Terestchenko. Cet accent sur l'importance des éléments contextuels élargit considérablement les possibilités d'intervention en matière de lutte contre la fraude.

Un levier important repose sur la prise de décision elle-même, les actes passés influençant les comportements futurs. Une technique simple et efficace consiste à faire précéder la déclaration de revenus par la signature d'un code d'honneur. Nos travaux récents ont montré qu'un serment sur l'honneur de dire la vérité peut augmenter de 50 % le montant d'impôt collecté. Cet effet est principalement observé chez les contribuables ayant des comportements intermédiaires. Les fraudeurs convaincus, tout comme les contribuables scrupuleux, sont insensibles à de tels mécanismes d'engagement. Ces outils non monétaires, fondés sur l'engagement, sont particulièrement efficaces pour influencer les comportements des agents économiques dont les écarts sont hasardeux plutôt que délibérés. Ils sont complémentaires des dispositifs traditionnels de sanctions et de détection, qui restent nécessaires pour les fraudes délibérées.

Cette approche comportementale souligne l'importance d'une compréhension fine des comportements pour élaborer des politiques publiques efficaces. Il est nécessaire d'associer plus étroitement les services de l'État aux travaux de recherche dans ce domaine, un effort qui reste largement à développer en France, notamment sur des sujets impliquant des arbitrages entre considérations morales et financières.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci Monsieur Jacquemet. J'aimerais rebondir sur vos propos concernant l'engagement. Quel regard portez-vous sur ce que l'on appelle en anglais la « compliance » pour les acteurs économiques ? Pouvez-vous m'en donner votre définition ?

M. Nicolas Jacquemet. - La définition que j'utilise habituellement est la traduction anglaise de la soumission fiscale, c'est-à-dire le contraire de la fraude fiscale.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Travaillant depuis longtemps sur les questions de fraude et d'évasion fiscale dans cette institution, je trouve que les efforts déployés jusqu'à présent sont insuffisants par rapport aux enjeux. La création de cette commission d'enquête sur la délinquance financière et la criminalité organisée est extrêmement importante. Elle fait suite aux travaux de la commission d'enquête sur les narcotrafics, qui a traité un aspect du sujet et a contribué à éveiller les consciences.

Nous sommes confrontés à de nouvelles formes de criminalité qui nécessitent de nouveaux outils. Il est donc essentiel d'évaluer les dispositifs techniques dont nous disposons actuellement en France et en Europe pour déterminer s'ils sont adaptés à ces nouveaux enjeux de criminalité. C'est l'objectif principal de cette commission d'enquête, notamment en ce qui concerne des enjeux tels que les cryptoactifs, sur lesquels nous devons légiférer avec une connaissance parfois insuffisante, face à des délinquants souvent en avance sur le législateur.

Je souhaiterais aborder les liens entre la fraude fiscale et la criminalité, en particulier les questions de lutte contre le blanchiment d'argent. Quelle est votre évaluation des outils actuels de lutte contre le blanchiment ?

M. Damien Brunet. - La dichotomie entre la lutte contre la violence financière et la lutte contre la criminalité organisée est justifiée, mais elle n'est pas complète pour deux raisons essentielles. Premièrement, il existe des points de contact entre ces deux domaines. Deuxièmement, notre connaissance de la réalité de la criminalité organisée est limitée. Ce n'est que récemment, grâce au déchiffrement de messageries cryptées par des enquêteurs gendarmes, que nous avons découvert un niveau de criminalité organisée jusqu'alors inconnu. Contrairement à l'Italie, qui a bénéficié des révélations de Tommaso Buscetta sur le fonctionnement interne de la mafia, la France n'a pas encore eu d'informateur de ce calibre.

La différence entre les modes opératoires justifie l'existence d'acteurs divers utilisant des techniques d'enquête spécifiques. Cependant, il est important de reconnaître l'existence de points de contact et d'une zone inconnue dans ce domaine. L'expression « criminalité organisée de haut du spectre » n'est apparue qu'après le décryptage des messageries EncroChat et Sky ECC.

Concernant la lutte contre le blanchiment, des progrès significatifs ont été réalisés, notamment grâce à l'influence des conventions internationales. De la création de Tracfin à l'adoption de la loi Sapin 2, les avancées ont été considérables. Ces progrès se sont faits par étapes, visant d'abord le blanchiment simple, puis le blanchiment lié au trafic de stupéfiants, et peut-être bientôt la présomption de blanchiment liée à la criminalité organisée.

Cette approche progressive s'explique par la nécessité de préserver les libertés fondamentales. Par exemple, l'inversion de la charge de la preuve en matière pénale, bien que potentiellement efficace, peut être dangereuse pour les droits individuels. C'est pourquoi les avancées législatives se font prudemment, par petites touches.

Il faut également prendre en compte la créativité des criminels, qui cherchent constamment à contourner les dispositifs légaux mis en place. Parfois, des failles importantes dans le système, comme dans le cas de la fraude à la taxe carbone, peuvent être exploitées.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il est important de souligner que les avancées majeures dans la lutte contre la délinquance financière ont été principalement motivées par la nécessité de combattre le financement du terrorisme. La lutte contre l'évasion fiscale n'a pas encore connu de révolution comparable. Bien que les dispositifs se chevauchent, des lacunes importantes subsistent, notamment dans les ports francs au coeur de l'Europe, les paradis fiscaux et s'agissant de certains mécanismes d'optimisation fiscale agressive. Ces circuits sont utilisés à la fois par les acteurs de la criminalité organisée et de la délinquance financière, ce qui justifie une attention particulière à ce sujet.

M. Damien Brunet. - Il est crucial de concevoir la criminalité organisée comme une forme de parasitisme des structures légales existantes. Partout où il existe un dispositif potentiellement lucratif, on peut s'attendre à ce qu'il soit exploité à des fins criminelles.

M. Grégory Blanc. - Je vous remercie pour vos explications et j'aimerais approfondir un point particulier. J'ai bien compris la distinction entre le « crime organisé » et les « opérateurs du crime organisé », ainsi que l'existence de zones grises où se situent les intermédiaires qui facilitent le passage de l'illicite au licite. Ma question porte sur ces acteurs à la jonction entre les deux mondes. Dans votre description, vous avez évoqué les points de blocage, mais je n'ai pas bien saisi vos propositions concernant ces intermédiaires. Faut-il dissocier le travail sur le crime organisé de celui sur ces intermédiaires dans l'organisation des enquêtes ? Devrions-nous aller vers une spécialisation plus poussée, étant donné que ces intermédiaires travaillent souvent avec plusieurs acteurs du crime organisé, tant du monde criminel que du monde légal ? Ou au contraire, faut-il intégrer complètement l'agent corrompu dans l'analyse du crime organisé ? Si c'est le cas, quelles en seraient les conséquences juridiques ?

M. Damien Brunet. - Sur les filières spécialisées dans la délinquance financière, nous disposons aujourd'hui de JIRS financières et du Parquet national financier, dotés de services d'enquête spécialisés dédiés. En parallèle, pour la criminalité organisée strictement crapuleuse, nous avons des JIRS criminalité organisée compétentes, ainsi que des services d'enquête, des offices centraux et des services de police judiciaire spécialisés.

La zone grise, à la confluence de ces deux mondes, est particulièrement difficile à appréhender. C'est pourquoi je suggère deux approches. Premièrement, il ne faut pas toujours chercher une infraction d'emblée, bien qu'elle soit nécessaire in fine pour engager des poursuites. L'un des vecteurs peut être de se positionner en amont, dans une logique économique régulatrice. Je pense, par exemple, à la régulation de la profession des agents de change, qui n'ont pas toujours été soumis aux mécanismes de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCBFT) ni aux déclarations de soupçons. Leur assujettissement à ces obligations a fait émerger de nouvelles affaires. Cette approche régulatrice ne relève pas de l'autorité judiciaire, qui n'a pas compétence pour réguler un marché économique ou une profession.

Deuxièmement, il faut penser les infractions non plus depuis les infractions elles-mêmes, mais depuis les personnes ou les organisations. Poursuivre un agent susceptible de falsifier des comptes d'entreprise pour permettre le blanchiment d'argent ou de tronquer son activité pour échapper aux déclarations de soupçons implique une technicité importante, relevant a priori de la délinquance financière. Pourtant, les services de la personne visée peuvent être rendus à des trafiquants de stupéfiants. L'infraction est alors difficile à cerner, étant au milieu d'une activité licite. Il serait donc plus efficace de penser d'abord par organisation, en se concentrant sur la participation à une organisation criminelle. En France, certaines organisations criminelles sont connues, certaines se revendiquant même dans leur appellation de mafias. L'enquête peut alors porter sur ces associations de malfaiteurs et leurs participants, sans chercher immédiatement une infraction consommée.

Cette approche nécessite un décloisonnement. Une juridiction spécialisée dans la lutte contre la criminalité organisée pourrait ouvrir une enquête sur une organisation de personnes qui, de prime abord, ne se livrent pas nécessairement à des activités illicites évidentes. Cette méthode ne requiert pas de nouveaux acteurs judiciaires, mais plutôt une nouvelle façon de travailler au sein des juridictions existantes. En procédant ainsi, on peut découvrir une variété d'infractions au sein d'une même organisation : trafic de stupéfiants, fraude sociale, fraude fiscale, blanchiment, travail illégal, etc. Cette approche globale permet de saisir l'ensemble des activités criminelles d'une organisation, plutôt que de se cantonner à un seul type d'infraction.

M. Grégory Blanc. - Je vous remercie d'avoir approfondi votre propos. Si j'ai bien compris, vous préconisez une approche basée sur une logique de projet plutôt que sectorielle. Vous appelez à la fois au décloisonnement et à une respécialisation. Cependant, n'étant ni juriste ni du monde judiciaire, je n'ai pas bien saisi les implications concrètes de cette évolution. Pourriez-vous préciser comment cette doctrine que vous appelez de vos voeux pourrait se matérialiser dans la pratique ?

M. Damien Brunet. - Le changement que je préconise est avant tout un changement de pratique. Dans la majorité des juridictions, où les effectifs sont restreints et la spécialisation impossible, les magistrats traitent tous types d'infractions. Ils font face à un flux constant de dossiers variés, ce qui rend difficile la mise en place de cette spécialisation.

Je crois beaucoup à l'inscription dans la loi d'une infraction de participation à une organisation criminelle. Ce texte pourrait aider à ce changement de culture et à orienter les procédures vers une réflexion en termes d'association de malfaiteurs et d'organisation criminelle. Il est important de noter que le terme « organisation criminelle » n'existe pas actuellement dans le Code pénal ou le Code de procédure pénale français, sauf peut-être par référence à certains textes internationaux transposés.

Ce changement culturel est d'autant plus important que nos codes pénaux et de procédure pénale, vieux de deux siècles, n'en parlent pas. Du point de vue législatif, le changement devrait porter sur ce type d'infraction. En matière de terrorisme, par exemple, on a vu apparaître la notion d'entreprise individuelle en lien avec une activité terroriste. Cela illustre les étapes progressives qui ont fait évoluer les pratiques judiciaires dans la lutte contre le terrorisme.

Mme Nadine Bellurot. - Merci beaucoup pour vos interventions. Concernant l'organisation criminelle qui n'a pas de définition juridique précise et les textes internationaux s'y rapportant, j'aimerais en savoir plus. La délinquance financière n'étant pas uniquement franco-française, qu'en est-il des échanges avec d'autres pays et des outils qui sont mis en place ? Comment pouvons-nous nous inspirer des pratiques étrangères pour lutter contre cette délinquance ? Existe-t-il une coopération importante entre les États dans ce domaine ?

M. Damien Brunet. - En matière de coopération, l'outil Eurojust est un modèle exemplaire de ce que nous sommes capables de faire aujourd'hui. Son intervention dans les dossiers produit systématiquement de bons résultats, ce qui est remarquable compte tenu de la tendance des organisations à se superposer de manière peu efficace.

Concernant le droit comparé sur les mécanismes de lutte contre la délinquance financière, je n'ai pas d'exemples spécifiques à citer. Je tiens cependant à mettre en garde contre le mythe du législateur étranger. On a souvent tendance à penser que c'est mieux ailleurs, mais en réalité, le dispositif français est aujourd'hui bien supérieur et plus efficace que de nombreux dispositifs étrangers, notamment dans le monde anglo-saxon. Dans ces pays, il existe une imperméabilité entre les différents services judiciaires, conduisant à des situations absurdes sans partage d'informations ni de fichiers. Les fichiers nationaux d'empreintes qui permettent de reprendre les affaires d'une juridiction à l'autre en France n'existent pas ou ont été mis en place très tardivement aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Cependant, je ne peux pas vous donner de réponse détaillée sur les modèles spécifiques de lutte contre la délinquance financière à l'étranger.

M. Nicolas Jacquemet. - En me concentrant sur les aspects que je connais le mieux, je constate une différence frappante entre la France et d'autres pays dans l'approche des bonnes pratiques. Il s'agit de l'ouverture à l'expérimentation comme moyen de préfigurer des politiques publiques et d'évaluer leur efficacité. Cette approche permet d'innover, de se tromper et de développer des solutions adaptées, plutôt que d'appliquer une solution unique à tous les problèmes.

Cette pratique de l'expérimentation est très répandue dans la plupart des pays européens, sous l'égide de divers organismes rattachés aux autorités gouvernementales. La France a toujours été hésitante à cet égard, préférant généralement de grandes lois à de petites expérimentations.

Je voudrais également rebondir sur ce que vous disiez, Madame la rapporteure, concernant la lutte contre la fraude fiscale. Je suis d'accord sur l'importance de lutter contre la fraude fiscale, mais je pense qu'il est aussi nécessaire d'insister sur l'efficacité potentielle d'une politique des petits pas. Il existe de nombreuses réserves d'efficacité dans la lutte contre la délinquance et la fraude qui se logent dans une révision des actions de l'État à la lumière des sciences sociales, notamment l'économie comportementale. Cette approche est, à mon avis, peu utilisée en France.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour vos exposés extrêmement clairs et précis.

Audition de M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier et Mme Céline Guillet, procureur de la République adjointe

(Jeudi 13 février 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Je suis très heureux d'accueillir aujourd'hui M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, et Mme Céline Guillet, procureur de la République financier adjoint. Mme Eliane Houlette nous a fait l'honneur de venir témoigner des conditions de création du Parquet national financier en 2013. Elle a notamment insisté sur les mécanismes mis en place pour permettre les enquêtes les plus rapides possibles sur des sujets complexes.

Nos conversations ont également porté sur le travail de coordination des Parquets au moment où il est envisagé de créer un Parquet national anticriminalité organisée. Nous avons souhaité vous entendre tous les deux afin de comprendre l'action du Parquet national financier, votre point de vue sur la situation, notamment concernant le blanchiment et le financement de la criminalité organisée, ainsi que sur les difficultés rencontrées et les solutions à mettre en place.

Je vous informe que cette audition ne sera pas enregistrée, mais fera l'objet d'un compte rendu publié. Je vous rappelle que tout faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vais maintenant vous inviter à prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-François Bohnert et Mme Céline Guillet prêtent serment.

M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vous remercie pour cette invitation. C'est un honneur d'être auditionné aujourd'hui, accompagné de Mme Céline Guillet, procureur adjoint financier. Nous avons préparé des éléments écrits en réponse à votre questionnaire, que nous tiendrons à votre disposition.

Je m'inscris dans la continuité de l'action de Mme Houlette, à qui j'ai succédé en 2019 à la tête du Parquet national financier (PNF). Nous avons poursuivi le développement initié il y a dix ans, amenant le PNF à son niveau de croisière actuel, tout en restant évolutif.

Le PNF est déterminé à s'inscrire pleinement dans le paysage national et international. Je reviens d'un déplacement en Suisse où une réflexion est en cours pour créer un équivalent du PNF et une convention judiciaire d'intérêt public. Le procureur général fédéral suisse est convaincu par l'exemple français et cherche le soutien des universités et des avocats suisses et français.

Le PNF est désormais reconnu à l'international. L'année dernière, j'ai été invité d'honneur de l'association du barreau américain, preuve que nous sommes considérés à égalité avec le Department of Justice à Washington et le Serious Fraud Office de Londres. Aux États-Unis, le sigle PNF est reconnu sans nécessité de traduction, ce qui témoigne de notre notoriété.

Je suis fier de cette reconnaissance pour la France, qui a su créer cet instrument. Nous, magistrats, nous efforçons d'accomplir le travail que vous, législateurs, nous demandez. Nous sommes à votre disposition pour envisager l'avenir à travers les questions que vous avez préparées.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je tiens à souligner l'excellente qualité des relations que vous entretenez avec l'Assemblée nationale et le Sénat. Je suggère d'ailleurs que vous mentionniez dans votre rapport d'activité les nombreuses auditions auxquelles vous participez. C'est un signe important de l'interaction nécessaire entre nos institutions pour une meilleure législation. Cette commission d'enquête, fruit d'une réflexion de plusieurs années, fait suite au travail réalisé l'an dernier sur le narcotrafic. Ce dernier a abouti à un texte voté à l'unanimité, qui ne couvre qu'une partie de la criminalité financière. Je travaille beaucoup sur la fraude et l'évasion fiscale, des sujets de prédilection. En tant que parlementaire depuis 18 ans, j'ai eu l'occasion de voter pour la création du PNF suite à l'affaire Cahuzac, une nécessité absolue à l'époque.

J'ai plusieurs questions à vous poser concernant les demandes que vous adressez, notamment au Luxembourg. Nous avons le nombre de demandes, mais nous n'avons pas le nombre de réponses. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

M. Jean-François Bohnert. - En réalité, les réponses sont à la hauteur des demandes que nous formulons. Nous adressons de nombreuses demandes à ces deux pays, la Suisse et le Luxembourg, car ils sont extrêmement coopératifs. Pas plus tard qu'hier soir, je me suis entretenu avec le procureur général de Genève pour le remercier de la qualité de nos échanges. Il faut peut-être distinguer la Suisse alémanique et la Suisse francophone, mais nous avons une grande proximité avec la Suisse francophone, particulièrement avec Genève, une place financière importante, qui répond de manière qualitative et rapide.

Concernant la fraude fiscale, sujet sensible entre la France et la Suisse, le parquet de Genève n'hésite pas à nous conseiller sur la formulation de nos demandes d'entraide pour qu'elles soient recevables au regard de sa législation. Nous sommes dans une relation de confiance étroite, tant avec la Suisse qu'avec le Luxembourg. Nous sollicitons fréquemment nos interlocuteurs de ces pays, car ce sont des places financières majeures en Europe et de nombreux flux financiers transitent par ces pays. Ils se sont mis au diapason de l'entraide internationale.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - En complément, pensez-vous que les ports francs continuent de poser des difficultés ? Y a-t-il une réglementation qui se met en place au Luxembourg et en Suisse concernant l'utilisation de ces ports francs, ou est-ce un sujet que nous devons encore traiter ?

M. Jean-François Bohnert. - Je vais laisser la parole à Céline Guillet. Avant la reconfiguration interne, elle était la magistrate chargée de l'entraide au sein du PNF. De plus, avant de rejoindre le PNF, elle dirigeait le bureau de l'entraide pénale internationale du ministère de la Justice. Son expertise sur ce sujet est encore plus pointue que la mienne.

Mme Céline Guillet, procureur de la République adjoint. - Concernant notre coopération avec la Suisse et le Luxembourg, elle est particulièrement intense dans les dossiers fiscaux. Avec la Suisse, nous devons adapter nos méthodes pour caractériser l'escroquerie fiscale selon ses critères nationaux. Nous avons bien intégré ces méthodes de travail en interne. Pour le Luxembourg, nous travaillons plutôt sur des questions de seuils, notamment le montant d'impôts éludés exigés par la législation luxembourgeoise pour caractériser un délit pénal. Dans les deux cas, nous nous efforçons de fournir les éléments constitutifs permettant à ces autorités d'agir efficacement.

Notre coopération s'étend également à la lutte contre la corruption, domaine dans lequel les autorités judiciaires suisses sont particulièrement engagées. Nous recevons régulièrement des transmissions spontanées d'informations de leur part. Grâce à la relation de confiance établie, nous bénéficions de leur soutien pour des actes d'investigation, y compris des perquisitions simultanées en France et en Suisse. Récemment, nous avons mené des opérations de perquisition coordonnées en France et au Luxembourg.

Notre approche repose sur le respect et la compréhension des exigences et législations nationales, afin de réussir les exercices d'entraide pénale. C'est parfois plus complexe avec les pays de Common law, qui ont des standards de preuve et des approches différentes des nôtres. Nous nous adaptons aux diverses législations, y compris celles concernant les ports francs, sans que cela ne constitue un obstacle majeur dans nos enquêtes.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Concernant l'entraide pénale internationale avec les Émirats arabes unis, notamment Dubaï, quelle est votre appréciation des efforts réels entrepris ? Il semble y avoir une contradiction entre leur volonté affichée de lutter contre le blanchiment et leur position de hub pour les cryptoactifs et de refuge pour ceux qui violent les sanctions internationales, notamment iraniennes et russes.

M. Jean-François Bohnert. - Effectivement, il y a une volonté affichée de la part des Émirats arabes unis. Lors d'un récent déplacement avec Céline Guillet à Abu Dhabi, nous avons rencontré le ministre de la Justice et le responsable de la cellule de renseignement financier émirienne. Nous avons également reçu une délégation émirienne en France avec le secrétaire général chargé de la lutte contre la criminalité organisée. Notre message a été clair : nous les aiderons à améliorer leur image s'ils nous aident à avancer dans nos dossiers.

Les autorités émiriennes sont soucieuses des critiques. Le ministre citait notamment l'article du journal Le Monde concernant les refuges pour trafiquants à Dubaï. Nous les encourageons à passer de la parole aux actes. La récente visite de Monsieur Darmanin a renforcé cette pression en insistant sur la nécessité de répondre à nos demandes d'entraide et d'extradition. Il est important que les Émirats démontrent leur capacité à répondre à la volonté affichée de lutter contre le crime organisé.

La nomination d'un magistrat de liaison est un pas important. Il a rapidement développé un réseau efficace. Nous mettons beaucoup d'efforts dans cette coopération, et il appartient maintenant aux Émiriens d'être à la hauteur de nos attentes.

Mme Céline Guillet. - Pour compléter, nous avons actuellement une dizaine de demandes d'entraide non exécutées avec les Émirats arabes unis, spécifiquement pour le Parquet national financier. Ce chiffre est limité, car nous avons dû négocier certaines demandes, sachant que la coopération peut être aléatoire. En réalité, nos besoins de coopération avec les Émirats sont bien plus importants.

Notre récent déplacement aux Émirats visait à mieux comprendre les obstacles législatifs et opérationnels locaux. Nous avons constaté que, malgré des ressources humaines limitées, le pays investit dans des outils numériques. Néanmoins, si nous ne fournissons pas de données de passeport précises, il est difficile pour les autorités émiriennes de répondre efficacement à nos demandes concernant des comptes bancaires ou des mouvements transfrontaliers.

Nous nous efforçons d'adapter nos demandes à ces exigences. Cependant même lorsqu'elles sont respectées, les réponses restent souvent insatisfaisantes. Nous avons actuellement deux demandes d'extradition en cours. L'année dernière, nous avons obtenu une extradition dans une affaire d'escroquerie liée à la taxe carbone, ce qui a permis le rejugement de l'individu concerné avec une peine prononcée significative.

Malgré ces avancées, la situation reste globalement insatisfaisante. Nous estimons que le levier politique est essentiel pour améliorer cette coopération.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous propose de revenir sur le lien entre la délinquance financière et la criminalité organisée. Il semble que 90 % des affaires traitées par le PNF en 2024 relevaient des atteintes à la probité ou des atteintes aux finances publiques. Vous avez indiqué lors de l'audience solennelle de rentrée du Tribunal judiciaire de Paris que l'accent sera mis sur « les procédures présentant des liens forts avec la criminalité organisée, les atteintes à la probité liées au trafic de stupéfiants, la fraude fiscale commise par des organisations criminelles, l'action des réseaux d'initiés qui présentent désormais des liens étroits avec le crime organisé ». Quel lien avez-vous pu constater entre les atteintes à la probité et la criminalité financière d'une part et la criminalité organisée d'autre part ? Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

M. Jean-François Bohnert. - Notre travail quotidien nous amène à constater que la criminalité financière et la criminalité organisée présentent des caractéristiques, des modes opératoires et des objectifs communs. Nous observons une logistique importante développée par les malfaiteurs et un recours à la complicité de techniciens, avec une sophistication des méthodes de dissimulation. Dans les deux cas, ils maîtrisent parfaitement le droit, sont souvent accompagnés par des experts juridiques, et ont la capacité de gagner des litiges juridiques complexes. L'objectif commun reste la recherche de l'argent.

Nous retrouvons les mêmes mécanismes pour le blanchiment des produits de la criminalité financière et de la criminalité organisée. Cela inclut l'utilisation d'hommes de paille, de sociétés écrans, l'exploitation des failles de la législation nationale, et le profit tiré d'une coopération internationale à géométrie variable, notamment en investissant dans des pays réputés non coopératifs.

Les groupes criminels sont susceptibles d'infiltrer l'économie légale et d'en perturber le bon fonctionnement par diverses infractions relevant de notre compétence : corruption d'agents publics, fraude fiscale, délit d'initiés. Nous avons observé des membres du crime organisé investissant en bourse en profitant d'informations privilégiées, générant ainsi des profits supplémentaires. Ces méthodes ont été observées depuis un certain temps. Nous avons plusieurs exemples concrets. Un dossier concerne la corruption liée au fonctionnement d'Interpol à Lyon, où un responsable a été corrompu pour neutraliser des notices rouges de personnes recherchées liées au crime organisé. Un autre cas concerne une escroquerie à la TVA sur les métaux précieux.

Le PNF s'inscrit délibérément dans la lutte contre le crime organisé, qui est une priorité nationale d'action publique pénale. Bien que notre compétence soit limitée à quatre domaines (probité, fiscalité, atteintes au marché financier et infractions concurrentielles), nous utilisons ces angles d'approche pour contribuer à cet effort. Nous mettons à profit notre spécialisation et nos outils, notamment nos assistants spécialisés très compétents, pour traiter le versant financier de la criminalité organisée. Notre objectif est de participer à l'effort collectif en utilisant nos compétences spécifiques là où d'autres parquets, comme le JIRS ou la JUNALCO, n'ont pas toujours le temps ou la spécialisation requise.

Mme Nadine Bellurot. - Merci pour votre présentation. Vous avez évoqué des failles législatives dans votre intervention. Voyez-vous des améliorations législatives à apporter dans votre activité ? Par ailleurs, vous avez donné des exemples de corruption de personnes. Avez-vous observé une augmentation de la corruption ? En parallèle, j'avais fait une petite mission sur la police judiciaire, et il y avait une inquiétude concernant l'augmentation potentielle du nombre de personnes qui pourraient être corrompues, avec des exemples de pays voisins comme la Belgique qui est très touchée. Observez-vous également l'émergence de ce phénomène chez les agents et les opérateurs ?

M. Jean-François Bohnert. - Concernant la corruption, nous observions jusqu'à présent principalement une corruption de « basse intensité ». Nous commençons à observer des mécanismes de corruption qui sont probablement déjà en place, par exemple au sein de l'administration pénitentiaire. Par exemple, la présence récurrente de téléphones portables en cellule soulève des questions sur d'éventuelles facilités accordées contre rémunération ou sous pression. Nous examinons également notre propre institution. Dans certains cabinets d'instruction, des retards suspects et répétés dans le traitement des dossiers, notamment les demandes de mise en liberté, peuvent entraîner des libérations d'office. Ces situations méritent notre attention.

Ces phénomènes semblent concerner principalement des personnels rémunérés à des niveaux relativement modestes, pour qui quelques centaines d'euros peuvent être tentants. Nous commençons à nous y intéresser de près, car cela fait partie de notre effort global de lutte contre le crime organisé. Nous devons être vigilants à tous les niveaux, y compris dans nos propres rangs.

Nous sommes au début de cette prise de conscience, mais je peux vous assurer que nous sommes particulièrement attentifs à ces questions.

Mme Céline Guillet. - Concernant les failles des législations nationales exploitées par le crime organisé et la criminalité financière, nous constatons que certaines sociétés sont délibérément immatriculées dans des pays dépourvus de registre centralisé des sociétés. De même, les pays avec des législations proches du secret bancaire sont privilégiés par nos cibles d'enquête. Dans les dossiers fiscaux, nous observons l'exploitation de failles dans les traités bilatéraux en matière fiscale ou les législations nationales permettant des investissements fiscalement avantageux, mais frauduleux. Ces situations sont clairement utilisées à la fois par les délinquants en col blanc et par des organisations criminelles ayant mis en place des processus de dissimulation et des actions très sophistiqués.

M. Jean-François Bohnert. - Il est important de souligner que votre Haute Assemblée s'est récemment impliquée dans la fermeture de ces failles. Le vote de la disposition anti CumCum en est un parfait exemple. Cette initiative, sur laquelle nous avons travaillé en étroite collaboration avec le sénateur Husson, illustre l'importance de nos interactions. Alors que ma collègue Céline Guillet évoquait plutôt les failles des législations étrangères, il est crucial que nous échangions sur notre ordre interne pour identifier les ajustements nécessaires et renforcer notre système.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je porte ce sujet depuis 2018, et il a fallu attendre cette année pour qu'il soit à peu près réglé. Éric Boquet et moi avons mené un combat de cinq ans, face à un gouvernement réticent. Il faut comprendre le combat que nous menons ici. J'ai dû convaincre l'Assemblée avec notre collègue Charlotte Leduc. Cinq exercices et un changement de contexte ont été nécessaires pour obtenir ce résultat, mais cela en valait la peine. C'est une bataille de longue haleine, difficile à mener.

Vous évoquiez la corruption de « basse intensité », je vous parle aussi de blanchiment de basse intensité, tout aussi difficile à combattre. Je m'interroge sur le million et demi d'euros en liquide trouvé au Parlement européen, pour lequel il n'y a actuellement aucune procédure, et un silence absolu. C'est un crime démocratique qui semble bénéficier d'une impunité totale. Nous sommes confrontés à des problèmes d'une grande ampleur, difficiles à résoudre. Malgré l'évolution des textes, notamment sur le narcotrafic, nous peinons à traiter l'ensemble du spectre. Néanmoins, nous soutenons votre action.

M. Grégory Blanc. - Concernant la corruption, j'ai plusieurs questions à vous poser. Vous avez cité des exemples de corruption d'agents publics, notamment dans l'administration pénitentiaire et les juridictions pénales. Je voudrais savoir comment vous envisagez la situation dans d'autres juridictions, comme le tribunal de commerce. J'aborde cette question sous trois angles. Premièrement, la qualité de la prévention au tribunal de commerce est un sujet que vous avez peu abordé, mais qui a défrayé la chronique il y a quelques années. Deuxièmement, s'agissant de la question de la sanction en droit, y a-t-il des améliorations à apporter dans la façon d'envisager la sanction ? Troisièmement, concernant la question de l'enquête, existe-t-il des pistes d'amélioration pour les enquêtes administratives, notamment au niveau de la justice ?

Mon deuxième volet de questions concerne la corruption des agents privés. Vous avez mentionné les banques et évoqué d'autres professions. Quelles sont les pistes d'amélioration dans ce domaine ? Il est clair qu'il existe un environnement propice à ces systèmes. Nous devons réfléchir à cet environnement, qu'il s'agisse de corruption de basse ou de haute intensité, pour mieux qualifier ces situations et faire évoluer le droit afin de cibler plus efficacement les agents privés qui s'adonnent à des activités illicites à un moment ou un autre de leur activité.

M. Jean-François Bohnert. - Concernant la corruption d'agents publics, notamment dans les tribunaux de commerce, nous avons une sensibilité large et ouverte. Dès que nos capteurs nous signalent des informations, nous les traitons, qu'il s'agisse d'un greffier d'instruction ou d'un juge consulaire. Actuellement, nous enquêtons sur une affaire impliquant un tribunal de commerce de la région parisienne, non pas pour corruption, mais pour des questions de probité et de prise illégale d'intérêts. Dès lors que les informations nous parviennent, nous les traitons.

Pour la prévention de la corruption, je pense immédiatement à l'Agence française anticorruption (AFA). Elle se concentre principalement sur la prévention de la corruption au sein des grandes entreprises. Une évolution de son champ d'action pourrait être envisagée par le législateur.

Concernant les sanctions, notre arsenal législatif semble bien adapté. J'ai mentionné hier en Suisse la sanction infligée aux personnes morales en matière de corruption. Grâce à la Convention judiciaire d'intérêt public (CJIP), nous avons imposé à Airbus une amende de 18 milliards d'euros pour corruption d'agents publics, alors qu'un renvoi classique en correctionnel n'aurait permis qu'une amende maximale de 5 millions d'euros. En matière de sanctions, je considère que nous sommes bien équipés.

La capacité d'enquête des services de police et de gendarmerie, notoirement insuffisante, est un point critique. Nous constatons une dégradation notable, avec une atrophie des services comme l'OCLCIFF ou les services régionaux de police judiciaire. Par exemple, à Marseille, la section de recherche de la gendarmerie est passée de huit à deux enquêteurs ECO-FI. Face à cette situation, le PNF a dû internaliser 10 % des 768 affaires en cours, sans recourir à un service d'enquête de la gendarmerie. La capacité opérationnelle des services d'enquête pose question.

Nous plaidons pour la création d'un fonds de concours qui permettrait de réinvestir un pourcentage des amendes d'intérêt public issues des CJIP (actuellement 5,5 milliards d'euros) dans la formation et la fidélisation des enquêteurs financiers.

Enfin, la corruption dans le domaine privé est un véritable sujet. Nous sommes prêts à nous attaquer à toutes les facettes du problème, y compris dans les professions juridiques comme les avocats, malgré les difficultés que cela peut représenter.

M. Grégory Blanc. - Je souhaite compléter ma question sur les enquêtes. Vous avez évoqué les enquêtes judiciaires, mais je m'interrogeais également sur les enquêtes administratives, notamment dans le monde judiciaire. Comment l'administration contrôle-t-elle ses propres agents, étant donné l'hétérogénéité des juridictions et des statuts des agents ?

M. Jean-François Bohnert. - Concernant l'enquête administrative, nous collaborons étroitement avec tous les services d'inspection : l'inspection des services judiciaires, bien sûr, mais aussi celles du ministère de l'Intérieur, des services de santé, et même de l'armée pour certains dossiers de corruption. Nous savons travailler avec ces corps d'inspection qui mènent des enquêtes administratives. Pour notre propre institution, nous n'hésitons pas à faire remonter nos observations via la Chancellerie. Dans l'affaire du juge consulaire que j'ai mentionné, il y aura un volet disciplinaire parallèle au volet judiciaire. C'est un outil important de notre arsenal, et nous veillons à transmettre les informations pertinentes aux services d'inspection compétents pour les cas qui méritent leur attention.

M. Grégory Blanc. - Selon vous, cela fonctionne-t-il bien ?

M. Jean-François Bohnert. - Oui. Nous ne fonctionnons pas en silo ; il y a une communication transversale qui s'établit et qui doit se maintenir.

M. Dominique Théophile. - Avez-vous déjà établi une cartographie analytique des territoires les plus touchés en France ?

M. Jean-François Bohnert. - Nous n'avons pas directement réalisé ce type de cartographie. Cependant, je peux vous renvoyer à un travail similaire effectué récemment par l'Agence Française Anticorruption. En fin d'année dernière, elle a publié une cartographie superposant le territoire français et ses observations issues des dossiers traités. C'est un bon point de départ. Nous pourrions envisager de développer nos propres outils d'identification à l'avenir. Il est vrai que nos dossiers, notamment ceux concernant les outre-mer, pourraient nous permettre d'établir une cartographie assez précise. Je tiens à préciser que ce travail sur les outre-mer n'est pas stigmatisant, mais répond à un besoin réel. Les juridictions ultramarines ont souvent des capacités limitées, et lorsqu'un gros dossier de favoritisme ou de corruption se présente, il peut être difficile de le traiter sur place avec des effectifs d'enquêteurs réduits. C'est souvent à la demande des juridictions d'outre-mer que nous nous saisissons de ces affaires pour faciliter le travail d'enquête. À partir de là, nous pourrions effectivement établir une cartographie détaillée couvrant l'outre-mer, la métropole et la Corse, en complément du travail de l'AFA.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous avons voté à l'unanimité le texte sur le narcotrafic, créant un parquet spécialisé dans la criminalité organisée. Personnellement, j'étais un peu réticente, car je ne suis pas très favorable aux parquets thématiques. Je pense qu'il serait préférable de renforcer le PNF et d'étendre ses missions. Cependant, à ce stade de nos auditions, il semble que la volonté du ministre et du gouvernement soit de créer un parquet anticorruption. Ma question porte sur vos préconisations en termes de priorités. Notre commission d'enquête a déjà identifié plusieurs axes prioritaires : le blanchiment, la traite des êtres humains (notamment des migrants), les cryptoactifs qui présentent des risques importants et la contrefaçon, qui peut sembler anodine, mais qui est en réalité un enjeu majeur.

Avez-vous des recommandations en termes d'organisation ou de procédures ? Quelles améliorations notre commission pourrait-elle proposer ? Quelles seraient vos priorités dans le travail que nous engageons, sachant que nous avons déjà une ligne directrice ?

M. Jean-François Bohnert. - Nous avons mené une réflexion approfondie sur la question d'un potentiel parquet national anticriminalité organisée, que nous appelons entre nous PNACO. Je vais vous présenter notre analyse. Avant cela, je souhaite réagir à la définition du blanchiment comme « infraction sans victime ». Je m'inscris en faux contre cette idée. Pour moi, le blanchiment a une victime : nous tous, la démocratie elle-même.

Concernant l'amélioration du dispositif, dans l'hypothèse de la création d'un PNACO, nous proposons deux options. La première, moins ambitieuse, consisterait à étendre la compétence du PNF à la présomption de blanchiment. Actuellement, notre compétence en matière de blanchiment est limitée aux cas liés à la corruption, au trafic d'influence ou à la fraude fiscale. Cette limitation pose problème lorsque nous enquêtons sur un cas de blanchiment présumé, mais que nous ne pouvons pas le rattacher à ces infractions spécifiques. Dans ces situations, nous sommes contraints soit de classer l'affaire, soit de nous dessaisir au profit d'autres parquets, ce qui n'est satisfaisant pour personne.

Une option plus ambitieuse serait d'élargir notre champ de compétence. Actuellement, nous sommes limités par l'article 705 du Code de procédure pénale. Nous proposons d'étendre notre compétence à toutes les infractions de blanchiment, quelle que soit l'infraction sous-jacente, dès lors qu'elles présentent une grande complexité. Cela nous permettrait de traiter des affaires de blanchiment liées à des infractions comme le trafic de stupéfiants ou la traite des êtres humains, qui sont actuellement hors de notre champ d'action. Cette extension de compétence permettrait une meilleure cohérence dans le traitement des affaires complexes de blanchiment, tout en maintenant une spécialisation nécessaire pour ces dossiers souvent techniques et internationaux.

Je pense que nous devrions au minimum envisager l'option basse, qui consisterait à élargir notre champ d'action à la présomption de blanchiment. Dans l'argumentaire que nous avons préparé, nous proposons une modification de l'article 705 du Code pénal pour étendre notre compétence au délit de blanchiment prévu aux articles 324-1 à 324-9.

Une deuxième option, plus ambitieuse, serait d'étendre la compétence du PNF à la délinquance économique et financière en bande organisée, en lien avec la création du PNACO. Cela nous permettrait de travailler en complémentarité avec le PNACO sur le volet économique et financier, domaine dans lequel nous avons développé une expertise et une réputation, notamment en matière de coopération internationale. Nous n'interviendrions pas en doublon du PNACO, mais en complément, sur un segment qu'il n'aurait peut-être pas les moyens ou l'envie d'approfondir, étant déjà concentré sur le coeur de sa mission, à savoir le crime organisé classique comme les réseaux de trafic de stupéfiants ou la traite des êtres humains.

Je tiens à préciser que nous ne revendiquons pas de compétence en matière de stupéfiants, ce n'est pas notre domaine d'expertise. En revanche, nous pourrions apporter notre savoir-faire ECO-FI en complément du PNACO. Nous avons l'habitude de collaborer efficacement avec d'autres parquets nationaux, comme la JUNALCO, les JIRS ou le Parquet européen. Il n'y a donc pas de risque de chevauchement des compétences.

Mme Céline Guillet. - Cette proposition correspond effectivement à une extension du domaine de compétence du Parquet National Financier à l'article 705, en incluant toutes les infractions prévues à l'article 706-73-1. Concrètement, il s'agirait d'une modification législative assez simple, ajoutant une référence supplémentaire dans l'article 705 qui énumère les hypothèses de compétence concurrente, en y incluant la criminalité financière en bande organisée. Comme l'a expliqué le procureur financier, notre intervention se concentrerait sur les groupes criminels ayant infiltré l'économie légale et sur la grande délinquance financière que le PNACO ne considérerait pas comme étant au coeur de ses priorités.

M. Jean-François Bohnert. - Si le PNACO souhaitait traiter un dossier particulier, nous lui laisserions bien évidemment la main. C'est déjà notre pratique actuelle avec la JUNALCO et le Parquet de Paris quand ils expriment un intérêt pour une affaire en raison d'une antériorité ou d'une spécificité. Nous ne revendiquons pas systématiquement toutes les affaires.

Mme Céline Guillet. - Il est clair qu'en l'état actuel des textes, notre capacité d'intervention dans le domaine de la criminalité financière est très limitée. Mais nous disposons de leviers qui nous permettraient d'être très efficaces en combinant plusieurs approches. Le PNF souhaite évidemment déployer son action de manière efficace dans ce domaine. Cependant, une extension législative est nécessaire.

M. Grégory Blanc. - Le texte créant le PNACO part d'une réflexion sur le narcotrafic, et sa forme définitive reste à préciser. Par ailleurs, nos discussions portent également sur la fraude fiscale dans son ensemble. On peut imaginer des liens entre la fraude fiscale, la délinquance financière et le narcotrafic, sans que le crime organisé soit nécessairement l'élément principal. La question se pose de savoir où commence et où finit l'organisation criminelle, surtout lorsqu'on est face à des structures en réseau plutôt que pyramidales. C'est sur ces aspects que nous devons réfléchir. Je voudrais savoir comment vous envisagez cela par rapport à vos méthodes de travail actuelles. C'est une question ouverte qui nécessite sans doute une réflexion plus approfondie, étant donné que nous sommes en train de construire ces nouvelles structures.

M. Jean-François Bohnert. - Comme vous pouvez le constater à travers nos réponses, nous avons déjà entamé cette réflexion. Nous sommes prêts à relever ce défi. Donnez-nous les moyens, et vous avez en face de vous des professionnels motivés, prêts à agir, disposant déjà d'outils bien affûtés. Certes, il reste encore quelques étagères à remplir dans notre boîte à outils, mais avec les instruments adéquats, je peux vous assurer que nous irons de l'avant. Nous pouvons démultiplier l'activité d'un PNACO en lui apportant notre soutien. Le PNF pourrait venir en appui du PNACO sur notre segment spécifique, à savoir les affaires économiques et financières. Si on nous donne les moyens appropriés, nous serons en mesure de le faire efficacement.

Mme Céline Guillet. - Nous menons également une réflexion sur la rationalisation des ressources. Trouver et former un assistant spécialisé capable d'analyser des données financières et d'élaborer des stratégies pour fiscaliser l'activité d'un trafiquant prend du temps. Nous disposons déjà de ressources internes compétentes. La question est de savoir s'il faut tout recommencer à zéro ou capitaliser sur l'existant pour optimiser les ressources.

M. Raphaël Daubet, président. - Je propose que nous clôturions cette séance qui a été très riche et intéressante. Je vous remercie pour vos éclairages et les propositions que vous nous faites. Elles donnent beaucoup de sens à nos travaux et s'inscrivent parfaitement dans la continuité de la loi sur le narcotrafic et des réflexions que nous menons, notamment sur l'articulation entre les Parquets et leur spécialisation.

Audition de M. Louis Laugier, préfet, directeur général de la police national et Mme Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la DNPJ

(Jeudi 20 février 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons aujourd'hui nos travaux par une audition des responsables des forces de sécurité intérieure.

Nous entendons tout d'abord M. Louis Laugier, préfet, directeur général de la police nationale, accompagné de Mme Estelle Davet, contrôleuse générale des services actifs de la police nationale, et de Mme Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ).

Monsieur le directeur général, vos services sont en première ligne dans la lutte contre la criminalité organisée, et donc contre son financement et le blanchiment des activités criminelles. Nous espérons que votre audition nous permettra de comprendre la réalité de la situation, les défis auxquels vous êtes confronté et les moyens humains, techniques ou juridiques dont vous disposez.

Je vous indique, mesdames, monsieur, que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je vous rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, et je vous invite donc à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Louis Laugier, Mme Estelle Davet et Mme Magali Caillat prêtent serment.

Monsieur le directeur général, si vous le voulez bien, je vous donne la parole pour un bref propos liminaire, à la suite duquel notre rapporteur et les autres commissaires pourront vous interroger.

M. Louis Laugier, préfet, directeur général de la police nationale - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer sur la lutte contre la délinquance financière et la criminalité organisée, véritable priorité nationale, et je précise d'emblée que plusieurs de mes services se réuniront début mars pour approfondir certaines questions que nous allons aborder aujourd'hui.

Je vous présenterai tout d'abord l'ampleur du phénomène en France, puis les structures de police qui contribuent à la lutte contre ces réseaux, et enfin la stratégie de la police nationale en matière de lutte contre les flux financiers liés à la criminalité organisée.

Dans son état de la menace publié au premier semestre 2023, la DNPJ place en tête de la criminalité organisée le trafic de stupéfiants et les infractions qui lui sont connexes, comme le règlement de compte, l'enlèvement, le trafic d'armes, le blanchiment et la corruption.

Il faut donc développer une approche globale pour lutter contre ce phénomène, un travail que vous avez engagé avec la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, pour laquelle j'ai été auditionné juste après ma prise de fonctions.

La plupart des groupes criminels actifs sur le territoire ont un champ d'activité « monocriminel ». Ils se spécialisent dans le trafic de stupéfiants, le trafic d'armes, la traite des êtres humains, le trafic de biens culturels ou de véhicules volés. La diversification se fait de manière accessoire.

Le crime organisé est motivé par le gain. Les groupes criminels peuvent, par opportunité, commettre des infractions financières ou se spécialiser en criminalité financière. Ce sont deux méthodes différentes.

La criminalité organisée génère une forte activité corruptrice. La montée en puissance des narcotrafics a mis en lumière la corruption comme moyen d'action des groupes criminels, partie du spectre qui a sans doute trop longtemps été sous-estimée en France. Depuis 2020, plusieurs affaires judiciaires fondées sur l'interception de messageries cryptées ont mis en lumière l'expansion du phénomène. Les agents publics sont ciblés en ligne - la relation entre corrupteur et corrompu y apparaît plus anonyme -, notamment pour acheter l'accès aux fichiers régaliens. Il est donc essentiel que les affaires de criminalité organisée soient systématiquement analysées à l'aune des infractions de corruption.

La criminalité organisée cherche à blanchir ses revenus pour s'en assurer la jouissance, le système de blanchiment se divisant lui-même en deux grandes catégories.

Les groupes criminels les moins sophistiqués cherchent à blanchir eux-mêmes le fruit de leur activité, par exemple à travers un petit commerce comme un barbershop : vous avez beaucoup plus de clients référencés que de clients effectifs, les avoirs criminels sont intégrés au chiffre d'affaires et ainsi blanchis. Ils peuvent aussi, plus simplement encore, opérer le transport des sommes à l'étranger de façon dissimulée.

La réorientation des groupes interministériels de recherche (GIR) vers l'économie souterraine locale marque cet objectif de lutte contre les ressources des organisations criminelles dans les territoires et les fraudes y afférentes. Les GIR procèdent notamment à des fermetures de commerces de proximité servant de support au blanchiment, ou à des saisies.

Certains groupes criminels d'envergure externalisent le blanchiment, en déléguant cette fonction à d'autres groupes criminels qui en ont fait leur spécialité et qui leur fournissent des solutions clés en main pour transférer les sommes à l'étranger, dans des pays où le dispositif antiblanchiment est beaucoup moins robuste qu'en France. Les réseaux de banquiers occultes permettent cette compensation internationale. Ils s'appuient notamment sur la revente d'espèces à des entreprises s'adonnant à du travail dissimulé ou à de l'import-export en contrebande. Les fonds intègrent ensuite un circuit complexe via des sociétés taxis avant d'être virés à de multiples reprises. Ces réseaux spécialisés peuvent blanchir plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de millions d'euros par an et fonctionnent très souvent sur un modèle clanique ou ethnique, entre personnes disposant de liens de confiance.

En matière de blanchiment, il faut souligner aussi le bouleversement qu'a représenté l'introduction des cryptoactifs à compter de 2012, et surtout leur essor à partir de 2018. Cette nouvelle pratique est très préoccupante et fait l'objet d'une attention particulière des services financiers de la police nationale. La traçabilité est complexe, les volumes en jeu rapidement très conséquents.

Des groupes criminels sont spécialisés en escroquerie internationale. Ils sont pilotés depuis l'étranger, notamment l'Afrique de l'Ouest ou Israël, et ciblent des personnes physiques, morales ou des entités étatiques pour leur soutirer des fonds par différents stratagèmes : escroqueries aux faux virements, à l'investissement, à la formation, à la rénovation énergétique, faux sites, actions de phishing... Certains s'appuient, en Afrique et en Asie, sur une main-d'oeuvre de migrants contraints de s'adonner à la fraude.

Face au développement des saisies et des confiscations, la criminalité organisée s'est adaptée en dissimulant ses avoirs de manière de plus en plus sophistiquée, à l'aide de montages juridiques complexes ou de prête-noms. Ces dossiers localisés dans d'autres pays sont longs et complexes à traiter.

Pour lutter contre cet écosystème criminel, la DNPJ, rattachée directement à la DGPN, a développé très tôt une approche globale. Elle s'appuie sur les services centraux opérationnels et les services territoriaux de police judiciaire, sachant que 85 % de la criminalité organisée se situe dans le périmètre de la police nationale.

Au niveau central, des offices sont dédiés à la plupart des thématiques évoquées dans l'état de la menace : l'Office antistupéfiants (Ofast), l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), l'Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim), l'Office mineurs (Ofmin), chargé de lutter contre la pédocriminalité, ou encore l'Office anti-cybercriminalité (Ofac).

On peut se dire que cela fait beaucoup d'offices, mais, derrière chacun d'entre eux, il y a une spécialité, un savoir-faire. Un expert de la lutte contre la cybercriminalité ne sera pas forcément un expert de la lutte contre les stupéfiants. L'important, c'est de faire travailler ces différents offices ensemble.

La police nationale s'est très tôt préoccupée de la dimension financière de la criminalité organisée. C'est un enjeu majeur, car les organisations criminelles, quelle que soit leur taille, n'ont pour finalité que le profit.

Pour rappel, en juillet 1989, lors du sommet de l'Arche, les pays du G7 ont souhaité intensifier leur action contre le trafic international de stupéfiants, en travaillant sur la détection et la répression du blanchiment d'argent.

Cette ambition se traduira en France par la création de Tracfin en juillet 1990 et de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) en mai 1990. Aujourd'hui, cet office, intégré à la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière (SDLCF) de la DNPJ, est doté de 63 agents compétents pour la lutte contre le blanchiment, les fraudes, les escroqueries complexes ou de grande ampleur. Magali Caillat, experte de ces sujets, pourra utilement compléter mes propos.

Chargée de la répression des formes complexes, organisées et transnationales de la criminalité financière, la SDLCF est également composée de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), armé de 76 enquêteurs spécialisés qui luttent contre la corruption nationale et internationale, les atteintes à la probité, les infractions au droit des affaires, la fraude fiscale complexe et le blanchiment de ces infractions.

Elle comprend également la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac), qui centralise le suivi des avoirs criminels saisis par la police et la gendarmerie nationale sur le territoire national, ainsi que la section de la preuve numérique, constituée d'officiers de police judiciaire dotés d'une expertise forensique en investigations financières et chargée de la recherche et de l'analyse des preuves numériques pour les deux offices de la sous-direction. Cette section participe aussi au groupe de travail sur les solutions d'avenir et organise des sessions de formation à destination des enquêteurs.

Le service d'information de renseignement et d'analyse stratégique de la criminalité organisée en charge du renseignement financier (Sirasco financier), point de contact des services de renseignement et des partenaires financiers, est également rattaché à la SDLCF. Ce service recueille et traite le renseignement financier national et international, réalise des analyses et des études sur la criminalité organisée et financière.

La SDLCF assure aussi la coordination nationale de tous les groupes interministériels de recherche (GIR), afin de conduire une riposte simultanée et coordonnée de l'ensemble des moyens préventifs et répressifs de l'État.

Elle abrite également la brigade nationale d'enquêtes économiques (BNEE), composée d'agents de la direction générale des finances publiques (DGFiP), dont les 24 antennes sont implantées dans les services centraux et territoriaux de la DNPJ et de la direction de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris. Cette brigade participe aux enquêtes des services de police judiciaire sur l'ensemble du territoire national et favorise la sanction financière des faits criminels dans le cadre des procédures pénales ou fiscales.

Enfin, deux officiers de liaison de la sous-direction sont en poste auprès de Tracfin.

Tous ces offices ont des connexions au niveau territorial, à travers les services zonaux et interdépartementaux de police judiciaire. Le service interdépartemental de police judiciaire (SIPJ) s'appuie sur deux divisions opérationnelles, la division de la criminalité organisée et spécialisée (DCOS), dédiée au traitement des réseaux criminels d'envergure supradépartementale et des affaires criminelles complexes, et la division de la criminalité territoriale (DCT), dédiée au traitement des affaires sensibles, graves ou complexes dépassant les compétences de la circonscription de police nationale.

Enfin, chaque département dispose d'un groupe d'identification des avoirs criminels ou d'un référent. L'action de tous ces services est pilotée par la SDLCF, qui organise un bureau de liaison mensuel.

Pour professionnaliser encore ses agents, en 2024, la DGPN a refondu intégralement la formation de ses policiers à l'investigation financière, avec désormais trois niveaux : la sensibilisation, l'approfondissement et la spécialisation.

Le niveau 1 s'adresse prioritairement aux enquêteurs des services locaux de police judiciaire et se déroule en deux étapes : un module de vingt heures en distanciel et un module d'une semaine en présentiel dans les territoires. Le niveau 2, d'une durée de cinq semaines, vise à former les policiers se trouvant dans les brigades de lutte contre la criminalité financière et les policiers des offices spécialisés. Enfin, le niveau 3 regroupe différents modules de spécialisation thématique.

Pour les policiers ayant acquis les trois niveaux, la police nationale a fait certifier cette formation à un niveau 6, c'est-à-dire l'équivalent d'un diplôme de niveau bac + 3 ou bac + 4.

En s'appuyant sur l'organisation centrale et territoriale que je viens de présenter, la DGPN développe une stratégie de lutte contre les flux financiers liés à la criminalité organisée, selon plusieurs axes.

D'abord, une task force narcoblanchiment (TFNB) a été formée au sein de la DNPJ en octobre 2024. Elle a vocation à centraliser le renseignement criminel en lien avec les flux financiers du narcotrafic pour faciliter sa judiciarisation avec l'angle d'attaque le plus adapté. Son format sera élargi cette année aux services partenaires ayant une action dans le domaine du blanchiment - Tracfin, l'Office national anti-fraudes (Onaf), la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), et bien sûr la préfecture de police de Paris. Initiée au niveau central, la TFNB a vocation à être dupliquée dans le courant du premier semestre de cette année à l'ensemble du territoire.

Le but est ainsi de former une bulle collaborative visant à resserrer les liens opérationnels entre services pour faciliter la détection et le démantèlement des réseaux de blanchiment utilisés par les narcotrafiquants, et de déployer des stratégies coconstruites pour cibler d'une part les trafiquants, d'autre part les blanchisseurs.

Ces évolutions, qui s'appuient sur la volonté de décloisonner les différents offices et services, s'inscrivent également dans la déclinaison opérationnelle de la réforme de la police nationale mise en oeuvre depuis le 1er janvier 2024.

La systématisation de l'enquête patrimoniale constitue un deuxième levier d'action. En 2024, pour la deuxième année consécutive, les forces de sécurité intérieure ont saisi plus d'un milliard d'euros.

Le troisième axe a trait au développement de l'action partenariale régalienne. En matière de lutte contre le blanchiment, il est indispensable d'avoir une approche interministérielle, notamment avec l'administration fiscale, dont l'action peut être déterminante. La BNEE et les GIR sont gages d'une action pénale et fiscale cohérente, mais le partage d'informations avec Tracfin, les greffes des tribunaux de commerce ou la DGCCRF, via le Sirasco financier, devrait être encore renforcé, notamment pour détecter les sociétés éphémères et mettre en place des dispositifs de saisie en circuits courts, très efficaces pour cette typologie d'activités criminelles. Nous avons besoin de beaucoup d'échanges, car la clé de la réussite reste le renseignement.

Le dernier axe a trait au développement de la coopération internationale, la DNPJ représentant la France dans deux réseaux informels : le réseau Carin (Camden Asset Recovery Inter-Agency Network), dédié aux avoirs criminels, et le réseau Amon, dédié au blanchiment.

La France a présidé le réseau Carin en 2024 et a activement soutenu, dans ce cadre, la création d'un réseau régional pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, qui devrait voir le jour en 2025. Cette zone est particulièrement sensible, car de nombreux membres de la criminalité organisée, notamment des narcotrafiquants, y dissimulent leurs avoirs criminels. Notre pays préside cette année le réseau Amon : à cette occasion, de nombreuses actions seront menées pour développer la coopération, en particulier avec les Émirats arabes unis et la Turquie.

La police nationale poursuit également son action dans le cadre d'Europol et tout particulièrement avec le programme Empact (European Multidisciplinary Platform Against Criminal Threats) afin de faciliter les échanges opérationnels.

J'en viens à la lutte anticorruption : en s'appuyant sur l'état des lieux de la corruption qu'il a publié en janvier 2025, l'OCLCIFF va désormais établir un schéma d'orientation stratégique sur le volet répressif de la corruption, comprenant notamment des mesures relatives à la criminalité organisée. Ce document viendra compléter le plan national de lutte contre la corruption 2024-2027 piloté par l'Agence française anticorruption (AFA), plan qui a une vocation plus large.

La dimension financière de la criminalité organisée ne doit en effet pas être abordée au seul prisme du blanchiment, mais aussi englober toutes les atteintes à la probité qui contribuent à créer les ferments propices au développement de la criminalité organisée dans les différentes couches de la société.

Pour un réseau criminel, corrompre quelqu'un revient à réaliser un investissement à haute valeur ajoutée, puisqu'il est ensuite possible d'en retirer divers profits. Ceux qui mettent le doigt dans l'engrenage et qui voudraient ensuite se retirer s'exposent, avec certains réseaux, à des menaces physiques.

Enfin, la lutte contre le crime organisé et la délinquance financière doit évidemment s'articuler avec l'enjeu de l'attractivité de la filière judiciaire. Toutes les évolutions à venir en la matière devront s'inscrire dans une démarche de simplification de la procédure pénale, de décloisonnement des informations et de facilitation des conditions de travail des enquêteurs.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci. Je reviens sur l'infiltration de l'économie légale, à laquelle contribue la corruption : quelle est son ampleur sur le terrain ?

M. Louis Laugier. - Si les chiffres ne se sont pas envolés à ce stade, il existe un indéniable climat de pression. Nous pourrions approcher d'un point de bascule compte tenu des sommes considérables qui sont en jeu, car elles peuvent faire perdre la tête à des personnes qui vivaient normalement jusqu'à présent.

Nous étudions le recours à des algorithmes permettant d'identifier des consultations de fichiers douteuses. S'y ajoutent d'autres sujets, dont le suivi managérial : certaines évolutions comportementales peuvent être révélatrices et des personnes en difficulté conjoncturelle seront plus sensibles à une pression extérieure. Nous travaillons sur ces questions avec la DNPJ.

Mme Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la DNPJ. - Mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs, un état des lieux de la corruption liée au crime organisé a été réalisé à la fin de l'année 2024 par l'OCLCIFF pour le compte de l'ensemble de la police nationale, y compris la préfecture de police.

La méthodologie employée a consisté à dresser un état des lieux du traitement des enquêtes sur la corruption en France, tant en termes de stock que de mode opératoire. Il s'agissait de dresser un tableau d'ensemble des infractions portant atteinte à la probité, en cherchant à éviter le biais cognitif consistant à considérer qu'elles sont toutes liées à la criminalité organisée.

Nous avons pu dresser plusieurs constats, à commencer par le caractère fondamental de la détection. La corruption est en effet par essence un contrat secret qui ne sera révélé qu'en cas d'accident, par exemple si un lanceur d'alerte intervient. Or les lanceurs d'alerte ne sont autres que les services d'enquête, ces derniers ayant mis au jour des faits de corruption connectés à la criminalité organisée et impliquant des douaniers ou des gendarmes.

Le deuxième constat a trait aux « champs vides », c'est-à-dire aux éléments qui n'ont pas été révélés. À ce titre, un questionnement existe vis-à-vis du secteur privé : par exemple, la compromission d'une agence bancaire sur un territoire relève de faits plus insidieux.

Le dernier constat, enfin, a trait à la nécessité d'accroître l'activité des services d'enquête sur ce champ très spécifique qu'est la corruption connectée à la criminalité organisée.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - L'excellent travail parlementaire accompli sur le narcotrafic n'a pas épuisé le sujet de la criminalité organisée. Après avoir réveillé les consciences et débouché sur des actes, ce travail appelle une réflexion plus globale, d'où le choix de ce thème de la délinquance financière par le groupe Union Centriste. Encore une fois, nous intervenons en complément et non en concurrence avec ce qui a déjà été accompli.

Tout d'abord, que pensez-vous de la création du parquet spécialisé dans la lutte contre la criminalité organisée ? S'ils sont essentiels, les parquets thématiques impliquent des efforts poussés de formation et de coopération.

Ensuite, qu'en est-il de la coopération internationale en matière de lutte contre le blanchiment ?

Par ailleurs, j'aimerais que notre commission d'enquête puisse formuler des propositions en termes de lutte contre la corruption : quelles sont vos préconisations par rapport à ce phénomène, à la fois majeur et de basse intensité ?

Enfin, quel est le rôle des avocats et des conseils dans ces opérations de délinquance financière ? Lorsque nous souhaitons adopter des mesures de contrôle et de répression, nous sommes régulièrement confrontés aux droits de la défense, qui me semblent d'une importance relative dès lors qu'il est question de criminalité organisée.

M. Louis Laugier. - À l'instar du terrorisme, la criminalité organisée peut entraîner une déstabilisation des institutions, d'où la nécessité de disposer d'un dispositif de réponse adapté, même si l'échelle et la volumétrie sont bien sûr différentes. À ce titre, la mise en place du parquet national anticriminalité organisée (Pnaco), en lien avec l'état-major spécialisé qui sera déployé auprès du directeur national de la police judiciaire, est cohérente et garantit un échange d'informations efficace.

Concernant la corruption, des problématiques de management interne interviennent : s'il est insuffisamment accompagné, un jeune agent qui vient d'être affecté sur un poste sera d'autant plus fragile. Les affaires émergent souvent dans les lieux marqués par une insuffisance de l'encadrement de proximité, qui est selon moi essentiel.

Outre des difficultés personnelles, l'isolement d'un agent dans sa mission, tout comme le fait de rester très longtemps sur un même poste, peut être dangereux en l'absence de contrôles réguliers : les intéressés peuvent en effet fonctionner de manière très autonome et s'exposer à une sorte de syndrome de Stockholm à l'égard du délinquant, ce qui est susceptible de générer les conditions d'un basculement.

Au-delà du recours aux algorithmes que j'évoquais à des fins de détection des consultations problématiques de fichiers, et même si cela peut paraître naïf, j'estime que des rappels relatifs à la déontologie sont à effectuer dès la formation initiale, puis dans le cadre de la formation continue.

La force de la police nationale réside en effet dans la cohésion globale de l'institution et dans la qualité des personnels qui la composent : rapporté aux 152 000 agents, le nombre d'affaires est faible, mais nous devons rester vigilants et rappeler aux agents qu'ils ne sont pas entrés par hasard dans la police.

Mme Magali Caillat. - Sur le plan international, je rappelle que le principal objectif des membres de la criminalité organisée est le profit et que leur principale obsession consiste à externaliser ce dernier au profit d'organisations criminelles dédiées. Ces dernières ont un mode de fonctionnement juridique et technique particulièrement sophistiqué.

Comment enquêter sur lesdites organisations ? Tout partira d'une information obtenue à propos d'un collecteur - le travail de terrain restant essentiel pour la police judiciaire - dont on sait qu'il transfère régulièrement des fonds au profit d'un « saraf » - un banquier occulte - parfois actif à l'international. L'objectif consiste ensuite, via des surveillances, à comprendre le système et à identifier ce saraf, ainsi que les sociétés acceptant cet argent transporté au quotidien par les collecteurs.

L'enquête va progressivement permettre d'identifier les sociétés éphémères - et les avocats concernés - enregistrées au tribunal de commerce : liberté d'entreprendre oblige, elles doivent être acceptées en vingt-quatre heures, y compris si leur dossier comporte quelques imperfections. Il faut aussi identifier les pays par lesquels transitent les flux et localiser l'endroit où les trafiquants vont récupérer leurs fonds.

Pour prendre l'exemple d'un dossier récent, une enquête de dix-huit mois a mis en évidence le blanchiment de 180 millions d'euros impliquant un acteur spécialisé dans les opérations de ce type : ses clients, des entrepreneurs à la recherche d'espèces, effectuaient des virements à des sociétés qui n'étaient que des coquilles vides et qui n'avaient d'autre but que d'émettre des fausses factures aux fins d'encaissement des flux, qui commençaient ainsi à être blanchis. Dans ce dossier, 900 000 euros en espèces ont été trouvés dans les différents points de perquisition.

À un moment donné, il faut frapper en interpellant ces collecteurs et ces gérants de sociétés éphémères, et en saisissant sur les comptes des sociétés lessiveuses : ces enquêtes ont bien pour objectif de neutraliser les organisations criminelles. Nous faisons face à des voyous et avons donc besoin de services spécialisés.

En ce qui concerne la coopération internationale, les services d'enquête développent des réseaux informels tels que le réseau Carin, qui permet aux 170 participants d'échanger des informations sur les organisations ciblées, de manière efficace.

Je rappelle d'ailleurs que le Groupe d'action financière (Gafi) ne place plus Dubaï sur la liste grise, tout en y maintenant Monaco, mais cet aspect échappe aux services d'enquête.

M. Grégory Blanc. - Nous n'avons pas évoqué le travail dissimulé, alors que nos précédents échanges ont permis de diagnostiquer que ce dernier est un vecteur majeur du blanchiment. Comment votre action s'articule-t-elle avec les services du ministère du travail, et quelles améliorations faudrait-il apporter le cas échéant ?

Ensuite, la reconfiguration des polices à l'échelle des départements altère certains modes de fonctionnement. Comment abordez-vous l'enjeu de la coordination entre les différentes forces de police, notamment du point de vue de l'accès aux fichiers ?

Enfin, vous avez évoqué les « champs vides » : lorsque la police est davantage en voiture que sur le terrain, il est permis de s'interroger. En termes d'organisation générale, la formation et la spécialisation des services sont-elles au niveau ? Il semble que certaines affaires pourraient être mieux traitées.

Mme Nadine Bellurot. - Disposez-vous de suffisamment d'effectifs ?

Sur un autre point, nous avons entendu des affirmations contradictoires sur les cryptomonnaies, qui sont selon certains difficiles à tracer, tandis que d'autres avancent qu'elles peuvent être aisément suivies. Qu'en est-il ?

M. Pascal Savoldelli. - Comment le travail de renseignement s'organise-t-il sur une plateforme telle que l'aéroport d'Orly ?

Par ailleurs, les enquêtes patrimoniales sont-elles une procédure récente ? Quelle méthodologie envisagez-vous pour mieux détecter des fonds qui ne devraient pas servir à acquérir des propriétés ?

M. Louis Laugier. - La police nationale a bénéficié d'un renforcement de ses effectifs ces dernières années, avec un fléchage vers la sécurité intérieure.

Monsieur Blanc, je tiens à rappeler que tous les policiers ne restent pas à bord de leur véhicule. Ce qui est certain, en revanche, c'est que la procédure s'est indéniablement complexifiée avec des procès-verbaux qui comptent en moyenne 18 à 20 pages, contre 2 à 3 pages par le passé, ce qui pèse sur le moral des troupes et justifie mon appel à la simplification.

Pour ce qui est de la réorganisation de la police - la réforme la plus importante depuis 1966 -, le bilan est plutôt positif, même si des ajustements restent nécessaires. Une inspection plus globale est prévue l'année prochaine et sera menée conjointement par l'inspection générale de l'administration (IGA), l'inspection générale de la police nationale (IGPN) et l'inspection générale de la justice (IGJ).

Pour avoir échangé avec de nombreux acteurs de terrain, la situation s'est largement apaisée, la crainte de voir l'autorité administrative prendre le dessus s'étant notamment dissipée. Pour autant, des difficultés de recrutement existent dans la filière de l'investigation et je tâche d'y remédier afin de maintenir la capacité opérationnelle des services, face à des affaires de plus en plus complexes.

Compte tenu du nombre d'agents que compte l'institution et de leurs divers mouvements, il manquera inévitablement des enquêteurs dans tel ou tel service à un moment donné. Il convient donc de ne pas tirer de conclusions hâtives, tout en conservant, pour chaque territoire, des objectifs globaux dont l'atteinte garantira un bon fonctionnement.

Depuis le déploiement de la réforme, les échanges d'information au niveau local se sont en tout cas considérablement accrus, ce décloisonnement des services étant à saluer.

S'agissant de l'accès aux fichiers, il n'existe aucun blocage de principe et des échanges sont en cours dans le cadre du Beauvau des polices municipales, mais je rappelle qu'il faut rester prudent à ce sujet compte tenu du caractère sensible des données concernées.

J'en viens à l'enjeu de la formation, point sur lequel nous devrons être particulièrement attentifs, notamment pour permettre aux personnels d'exercer leurs fonctions dans de bonnes conditions. La rénovation de la formation sur la partie financière représente une première étape en ce sens, cette discipline ayant un coût d'entrée plus élevé que d'autres thématiques et devant être valorisée.

Le renseignement de proximité, quant à lui, reste l'affaire de tous. Le renseignement territorial comptait une vingtaine de personnels lorsque j'étais préfet de l'Aveyron, ce qui est en soi bien insuffisant pour connaître l'ensemble du territoire : il faut donc s'appuyer sur des relais tels que la gendarmerie, la police, les élus ou encore les chambres de commerce et d'industrie. Je rappelle que la direction nationale du renseignement territorial (DNRT) travaille à la fois pour la police et la gendarmerie, et qu'elle produit des notes de qualité.

Mme Magali Caillat. - Nous cherchons à améliorer notre approche des cryptomonnaies en abandonnant l'idée selon laquelle il s'agirait d'un phénomène de niche, celles-ci étant devenues une monnaie importante, tendance qui devrait se renforcer compte tenu de l'actualité internationale. Comme toute monnaie, elles intéressent la criminalité organisée, car elles permettent de placer des fonds.

Dans ce domaine, le premier point d'entrée est celui de la détection, qui doit être une préoccupation collective, y compris pour le policier de terrain. Il faut ainsi se préparer à être en mesure d'identifier une clé Ledger trouvée dans le cadre d'une perquisition, ce qui implique une formation massive des agents : celle-ci est en cours.

Le second point d'entrée a trait au traçage des fonds contenus dans ces porte-monnaie électroniques. La blockchain, de manière assez paradoxale, permet une traçabilité relativement aisée des cryptomonnaies, même si nous avons encore besoin d'outils adaptés pour contrer les mixeurs de fonds, qui vont amoindrir cette traçabilité.

S'agissant des enquêtes patrimoniales, monsieur Savoldelli, je rappelle qu'il faut distinguer l'identification des organisations criminelles spécialisées dans la criminalité financière de l'enquête visant à identifier et à saisir les avoirs criminels des délinquants. En matière de saisies, le législateur a considérablement renforcé l'arsenal de lutte contre la délinquance, la loi de juin 2024 améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels ayant apporté des outils extrêmement appréciés des enquêteurs. Au plan international, en revanche, les obstacles sont plus nombreux.

Enfin, je rappelle que la police et la gendarmerie ont, pour la deuxième année consécutive, dépassé le milliard d'euros de saisies d'avoirs criminels, les enquêteurs financiers ayant joué un rôle essentiel dans l'identification desdits avoirs.

Ce sont plutôt les dossiers de blanchiment qui vont permettre d'aboutir à des saisies majeures, alors que les dossiers impliquant des trafics de stupéfiants débouchent plus souvent sur des saisies de voitures ou de montres de luxe : la plupart du temps, l'argent des narcotrafiquants a en effet été externalisé très rapidement.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour la clarté de ces explications.

Audition de M. Hubert Bonneau, général d'armée,
directeur général de la gendarmerie nationale

(Jeudi 20 février 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux en entendant M. Hubert Bonneau, général d'armée, directeur général de la gendarmerie nationale, accompagné de M. Dominique Lambert, général de division, sous-directeur de la police judiciaire à la direction générale de la gendarmerie nationale, et de M. Ronan Lelong, colonel, chef du bureau de la synthèse budgétaire.

Monsieur le directeur général, les services de gendarmerie font face à la criminalité organisée et aux activités de blanchiment sur tout le territoire. Nos concitoyens s'y trouvent parfois confrontés eux-mêmes, y compris dans de petites communes, en constatant l'existence de boutiques sans clients apparents, mais au chiffre d'affaires apparemment suffisamment élevé pour se maintenir.

Il est donc important pour nous de vous entendre sur la réalité de la situation et sur les défis auxquels les forces de gendarmerie sont confrontées.

Je vous indique, messieurs, que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je vous rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite donc à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Hubert Bonneau, Ronan Lelong et Dominique Lambert prêtent serment.

Monsieur le directeur général, si vous le voulez bien, je vous donne la parole pour un bref propos liminaire, à la suite duquel notre rapporteur et les autres commissaires pourront vous interroger.

Général Hubert Bonneau, directeur général de la gendarmerie nationale. - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs, je vous remercie pour cette invitation.

Je voudrais tout d'abord souligner que la criminalité organisée est un sujet extrêmement important dans la zone gendarmerie, qui couvre 95 % du territoire national et plus de la moitié de la population.

Ce sujet est d'actualité, comme l'a illustré l'enlèvement de David Balland, cofondateur de la société Ledger. En forte croissance, la criminalité organisée épouse les évolutions de la délinquance, dans le domaine des cryptomonnaies notamment. Cette criminalité organisée est bien évidemment liée à la délinquance financière et nous oeuvrons, aux côtés de nos collègues de la police nationale, au démantèlement de ces réseaux, afin de mettre un terme aux activités illégales qui contribuent à blanchir leurs profits.

En outre, la criminalité organisée s'appuie sur la délinquance traditionnelle : je dis souvent que les petits ruisseaux font les grandes rivières et qu'il convient d'agir dès l'échelon local. Outre cette délinquance traditionnelle, la criminalité organisée prend appui sur le narcotrafic, sur une délinquance itinérante impliquant des groupes criminels organisés des pays de l'Est, ainsi que sur les filières d'immigration clandestine.

Nos enquêteurs sont engagés pour faire face à ces nouvelles menaces, qui englobent aussi la cybercriminalité et les atteintes à l'environnement. Même si celles-ci sont parfois mises de côté, le trafic de déchets, par exemple, est aujourd'hui un véritable problème impliquant des mafias.

Face à ces évolutions, notre posture ne peut pas être à l'attentisme et doit être, au contraire, à l'initiative. Le ministre a annoncé un cadre d'urgence sécuritaire contre la criminalité organisée : pour la gendarmerie, cela signifie concrètement que nous devons gagner en efficacité et revoir notre organisation afin d'obtenir des résultats rapides et durables. Tout doit être fait pour enrayer l'activité des réseaux criminels.

La gendarmerie nationale est, même si on l'oublie parfois, en première ligne face à la criminalité organisée. Les règlements de comptes ont ainsi augmenté de 200 % en dix ans en zone gendarmerie et, selon les chiffres du service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), 30 % de la criminalité organisée est aujourd'hui traitée par la gendarmerie.

Celle-ci est confrontée aux mêmes types de criminalité qu'en zone de police nationale, et doit faire face à de nouveaux marchés, des zones refuges s'étant constituées dans nos territoires, notamment en matière de trafic de stupéfiants.

Je voudrais également souligner le fait que la criminalité organisée pose des problèmes majeurs dans les outre-mer, des groupes criminels se développant en Guyane en se livrant à l'orpaillage, mais aussi au trafic d'êtres humains, et peut-être au trafic de stupéfiants à l'avenir. Ce dernier fléau affecte les Antilles, qui connaissent aussi des trafics d'armes.

La lutte contre le blanchiment doit être au coeur de notre action, car les nouveaux mécanismes criminels génèrent des préjudices de plus en plus élevés. Le blanchiment des capitaux permet de dissimuler l'origine illicite des fonds en recourant à des sociétés éphémères qui investissent dans l'économie locale, afin de faciliter la réintégration de cet argent dans le circuit économique légal.

La gendarmerie prend sa part dans cette lutte : 170 procédures en lien avec la criminalité économique et financière organisée ont été ouvertes dans les sections de recherches. Dans le contexte que je viens de décrire, la gendarmerie est en ordre de bataille, forte de ses 3 000 brigades territoriales - échelon de base qui permet de détecter les points de deal -, de ses 367 brigades de recherches et de ses 44 sections de recherches.

L'ensemble de la chaîne de police judiciaire de la gendarmerie s'engage, de manière subsidiaire et complémentaire : si la brigade territoriale est dépassée, il est fait appel à la brigade de recherches d'arrondissement, puis aux sections de recherches au niveau régional, et enfin au niveau national, avec un appui dont les contours vont évoluer.

Je signale que nous ne rencontrons aucune difficulté en matière de recrutement d'officiers de police judiciaire (OPJ), plus de 5 000 gendarmes étant intégrés directement dans les unités de police judiciaire. Nous disposons également d'un service central de renseignement criminel afin de rapprocher les renseignements administratifs et judiciaires, point sur lequel je reviendrai.

En résumé, notre dispositif est robuste et nous donne la possibilité de porter un coup d'arrêt à chaque groupe criminel identifié dans notre zone, notamment en procédant à des saisies d'avoirs criminels. En 2024, la gendarmerie nationale a ainsi saisi 560 millions d'euros d'avoirs criminels - dont 150 millions d'euros sur du blanchiment -, soit une augmentation de 27 % par rapport à 2023.

Les évolutions législatives ont amélioré l'efficacité des dispositifs en élargissant le périmètre des infractions concernées, en rendant obligatoire la confiscation de certains biens, en ouvrant la possibilité de saisir des sommes au crédit des comptes de paiement et en généralisant l'enquête patrimoniale.

Comme je l'indiquais, la gendarmerie se réorganise pour gagner en efficacité : nous développons ainsi des compétences rares et innovantes et comptons 2 200 enquêteurs patrimoniaux et financiers, répartis entre les différents échelons. S'y ajoutent 260 enquêteurs Fintech, en première ligne pour la saisie et le gel des cryptoactifs. Comme en témoigne l'affaire Ledger, nous maîtrisons bien ces opérations.

De plus, quasiment 10 000 gendarmes ont reçu une formation spécifique dans le domaine du numérique et du cyber. Parmi eux, 1 100 agents sont capables de mener des enquêtes sous pseudonyme. Initialement destinée à traquer les violences sexuelles - notamment la pédopornographie - dans le monde virtuel, l'enquête sous pseudonyme s'est élargie aux trafics de stupéfiants et aux trafics d'armes à l'oeuvre dans le darknet.

En outre, près de 2 000 enquêteurs sont formés à la recherche en sources ouvertes, tandis que 4 200 agents sont formés aux enquêtes environnementales. Enfin, 3 700 enquêteurs ont reçu une formation dédiée au travail illégal et aux fraudes.

La qualité de nos enquêtes repose sur la précision des formations qui sont dispensées, sur les qualifications et sur la répartition de ces enquêteurs, présents - j'insiste sur ce point - à tous les niveaux. Nous formons continuellement nos gendarmes en renforçant les compétences délinquance financière (Defi) sur le blanchiment et les atteintes à la probité. Si ces formations n'étaient organisées qu'au niveau central par le passé, nous avons commencé à les tenir en région depuis deux ans.

Nous nous appuyons aussi sur les compétences rares de notre réserve, une task force dédiée à la délinquance financière et composée de réservistes ayant été créée. Il peut s'agir d'anciens gendarmes qui ont travaillé dans les unités de police judiciaire, mais aussi de personnes qui ont rejoint la réserve de gendarmerie et qui disposent de compétences pointues en la matière. Pour rappel, 36 000 femmes et hommes sont engagés dans la réserve, notre objectif étant d'atteindre le nombre de 50 000 réservistes en 2030.

La réorganisation de la gendarmerie passe également par la création d'une unité nationale de police judiciaire (UNPJ), le ministre de l'intérieur souhaitant que nous soyons plus performants. Cette unité comptera plus de 1 000 enquêteurs et sera composée de trois grands pôles.

Le premier pôle aura vocation à améliorer le rapprochement des renseignements administratifs et judiciaires, afin de gagner en performance à partir des informations collectées sur le terrain. En parallèle, nous développerons la gestion des sources, afin de bâtir une vision plus efficace de la menace, de la traiter en renseignement, et de rapprocher ce renseignement à des fins d'analyse judiciaire.

Le deuxième grand pôle sera dédié aux enquêtes. À l'heure actuelle, le dispositif national se caractérise par un certain éclatement, les services de renseignement criminel, les offices et l'unité nationale cyber travaillant séparément. L'idée consiste à regrouper tous les agents au sein d'un pôle d'enquêtes dans lequel ils travailleront de manière plus transversale.

Par exemple, l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) peut cibler l'emploi illégal dans le secteur du bâtiment et travaux publics (BTP), en tâchant d'identifier les réseaux à l'oeuvre et en recherchant des liens avec la criminalité organisée : dans ce cas de figure, l'Office aura tout intérêt à travailler de concert avec l'unité nationale cyber.

Par ailleurs, ce pôle d'enquêtes comportera une unité nationale d'investigation, c'est-à-dire un imposant groupe d'enquêteurs capable de renforcer les unités territoriales. Une section de recherches telle celle de Marseille, souvent saisie en matière de criminalité organisée, a régulièrement besoin de renforts, et je recours souvent à des détachements d'OPJ venant de différents endroits du pays à cet effet. Avec la création de cette unité, des enquêteurs spécialisés viendront directement du pôle central et appuieront l'unité marseillaise.

Le troisième grand pôle, au sein de cette future UNPJ, sera celui des appuis spécialisés. Il sera dédié à la criminalistique, en particulier dans ses aspects numériques et cyber. De manière très concrète, une perquisition dans une entreprise ne débouche désormais plus guère sur la saisie de papiers, et implique d'aller dans le cloud. Il convient donc de spécialiser les enquêteurs, grâce à l'appui de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), mais aussi de spécialiser des plateformes existantes telles que celles qui sont dédiées à l'immatriculation des véhicules et aux armes.

Cette UNPJ vise aussi à assurer la transversalité, ce qui passe par la remontée des informations via les fichiers et les bases de données. Pour ce qui concerne la gendarmerie, tous ces fichiers et bases sont homologués et conformes au règlement général sur la protection des données (RGPD), et nous sommes prêts à partager les données qu'ils contiennent.

Je rappelle en effet que l'UNPJ aura vocation à travailler sous l'égide d'un état-major de la criminalité organisée, qui sera installé au sein de la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) et dans lequel nous serons présents. L'objectif global, une fois encore, consiste à améliorer nos performances, ce qui implique un partage fluide des informations avec la police nationale et Tracfin, par exemple.

L'UNPJ dispose déjà d'un préfigurateur en la personne d'un général de division et devrait être pleinement déployée à partir du deuxième semestre 2025.

Au-delà de cette réorganisation, nous avons mis en place une stratégie en matière de criminalité organisée, ou, en termes militaires, une planification, articulée autour de six axes.

Tout d'abord, il est nécessaire de clarifier notre vision de la criminalité organisée, qui ne répond pas à une définition précise : il existe simplement une circonstance aggravante qu'est la « bande organisée », mentionnée à l'article 706-73 du code de procédure pénale. Il importe donc d'avoir une vision claire du phénomène et de faire un état des lieux des menaces permanentes, ce dès l'échelon local.

La criminalité organisée présente ainsi des spécificités selon les zones : dans l'Ouest, outre l'enjeu majeur que constitue Le Havre, le littoral voit les modes opératoires de l'adversaire évoluer, avec une diversification des approvisionnements par le biais de voiliers, par exemple.

Le deuxième axe, ensuite, a trait à l'optimisation de nos capacités d'investigation. Il nous faut ainsi utiliser des leviers d'action plus rapides, plus simples, et plus efficaces, afin de cibler des individus et des structures, mais aussi des flux, qu'il est impératif d'interrompre afin de casser les réseaux.

Le troisième axe vise à faciliter le travail de nos enquêteurs, en utilisant des cadres juridiques efficaces et en modernisant le traitement des données. Ce dernier point constitue un enjeu majeur, car nous avons parfois besoin de traiter le big data et des informations spécifiques. Sur ce point, je me permets de vous renvoyer au travail qui a été accompli dans l'enquête EncroChat, et rappelle que l'interconnexion des fichiers est indispensable.

J'en viens au quatrième axe, à savoir le développement des partenariats : il n'est guère envisageable d'agir seuls, et il faut donc renforcer tout partenariat permettant de récupérer des informations cruciales.

Le cinquième axe, quant à lui, consiste à toucher au portefeuille les délinquants, en maximisant la captation des avoirs criminels, notamment en systématisant les recherches de patrimoine à l'étranger.

Enfin, le sixième grand axe vise à aborder le contentieux d'une nouvelle manière, en systématisant, par exemple, le travail sur le blanchiment présumé. Nous devons donc spécialiser nos gendarmes et nous positionner sur ces procédures, en liaison avec les magistrats.

Nous devons également capitaliser sur nos points forts, notamment sur nos compétences dans le domaine des cryptoactifs. Nous développons ainsi, au sein des écoles de sous-officiers, des classes numériques afin que cette dimension soit véritablement prise en compte.

Pour conclure, je tiens à souligner que ces efforts doivent s'inscrire dans une vision partenariale, à commencer au niveau international. De retour de Nouvelle-Calédonie, je me suis arrêté en Australie en chemin, la police fédérale de ce pays sollicitant une convention avec la gendarmerie nationale afin de lutter contre le trafic de méthamphétamines en provenance du Mexique, qui emprunte des routes maritimes entre Wallis et Futuna, la Nouvelle-Calédonie et Clipperton, contrôlées par la France. Dans le même temps, les Australiens sont confrontés à des arrivées massives de cocaïne en provenance d'Amérique du Sud, interceptées par l'Office anti-stupéfiants (Ofast), dont l'antenne en Polynésie associe les forces de gendarmerie. De la même façon, nous devons développer des partenariats avec le Brésil afin de faire face à la criminalité en Guyane.

Au niveau national, les groupes interministériels de recherche (GIR) doivent contribuer à affiner la vision locale de la délinquance et de l'économie souterraine, avant de saisir ensuite un service de police ou gendarmerie. En outre, il importe de développer des structures telles que les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) et les comités opérationnels de lutte contre la délinquance environnementale (Colden).

En synthèse, nous devons donc capitaliser sur nos atouts, mieux former nos enquêteurs et réorganiser notre dispositif afin de renforcer l'efficacité de la lutte contre la criminalité organisée.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour cet exposé très clair. Pourriez-vous illustrer votre propos s'agissant du trafic de déchets ?

Général Hubert Bonneau. - La gendarmerie nationale est présente dans tous les territoires et échange beaucoup avec les maires afin d'identifier ses priorités d'action. De très nombreux élus locaux érigent la gestion des déchets au rang de priorité majeure, car, au-delà des dépôts sauvages, il existe un véritable trafic de déchets, qui peuvent être expédiés de façon illicite vers d'autres continents, en Afrique notamment.

Il n'est pas uniquement question de vêtements usagés, mais aussi de déchets hospitaliers et de produits pharmaceutiques usagés. Comme l'illustre l'exemple des mafias italiennes, la gestion des dépôts d'ordures peut être une activité très lucrative, et ces phénomènes commencent à émerger dans notre pays.

L'un des dossiers que nous avons traités en lien avec l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et la santé publique (Oclaesp) concernait la région parisienne et un trafic animé par les Hells Angels, qui montaient des décharges illicites de déchets pour le secteur du BTP. Ce type de dossiers peut d'ailleurs amener à découvrir des phénomènes de corruption touchant des élus. On voit donc qu'à partir d'un sujet de déchets étudié au niveau local, on en vient à une problématique plus vaste de criminalité organisée. Selon moi, il faut toujours commencer par observer ce qui se passe dans les territoires.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous sommes très attachés, au Sénat, à la gendarmerie et au travail que celle-ci mène sur le terrain, auprès des élus, notamment des maires. Je veux dire, à la fois, l'excellence de nos rapports et le respect que nous portons à la famille de la gendarmerie. Nous étions évidemment très nombreux, le 17 février dernier, pour lui rendre hommage, et rendre hommage aux morts en service. Cela me semblait très important de prendre une minute de cette audition pour l'évoquer.

Pour en revenir au périmètre de la commission d'enquête, vous avez indiqué vouloir une vision claire et un état des lieux. C'est aussi l'ambition que nous nous donnons, après le travail mené sur le narcotrafic.

Pouvez-vous nous éclairer sur la coopération internationale, plus particulièrement transfrontalière ? Certains de nos collègues font état de nombreux problèmes autour de la corruption transfrontalière et le trafic de migrants, notamment en provenance d'Allemagne.

Général Hubert Bonneau. - Je vous remercie de cette question. Pour y répondre, je prendrai le cas d'une criminalité mal connue, celle qui est liée aux groupes criminels organisés itinérants.

Cela a été rappelé, la circulation des personnes et des biens est libre en Europe. Quand j'évoque une nécessité de contextualiser, je pense, par exemple, aux effets que la guerre en Ukraine peut avoir chez nous. Revenons un instant en arrière... La guerre engendre une cherté de la vie. Conséquence immédiate : une explosion des vols de carburant partout, notamment dans les entreprises de transports et les fermes. À cela s'ajoutent une crise des composants électroniques, entraînant notamment l'arrêt de chaînes de fabrication dans les usines automobiles, et une difficulté d'approvisionnement en métaux. Des groupes criminels arrivent alors sur notre territoire et ciblent ces produits, d'où une explosion, cette fois-ci, des vols de composants. Le phénomène est très visible : les matériels GPS agricoles, par exemple, sont actuellement plus chers à la revente qu'à l'achat ; il n'y en a plus !

Qui trouve-t-on derrière ces vols sériels dans nos campagnes ? Je peux parler du cas du territoire Grand-Ouest, dont j'ai eu le commandement : on va arrêter une équipe de six Georgiens avec le coffre rempli de GPS agricoles, parce qu'ils ont fait le tour de la Bretagne ! Et cette marchandise repart, pour être revendue en Géorgie ou dans les pays de l'Est.

Il est intéressant de regarder d'où ces gens viennent... Aujourd'hui, on voit par exemple des campements de Géorgiens se développer, sous l'action d'un ou plusieurs organisateurs qui font venir des personnes pour travailler spécialement dans les vols sériels. Cela passe sous les radars. Parce que ce sont des cambriolages - principalement de résidences principales, là où l'on trouve de l'or et des composants -, que le matériel repart et que, lorsque l'on arrête les voleurs, ce sont souvent des primodélinquants, parfois mineurs. Cela n'apparaît donc pas comme de la criminalité organisée, alors qu'il y a bien des organisateurs.

C'est la marque typique des réseaux criminels des pays de l'Est, autour de ceux que l'on appelle les « Vory v Zakone » ou « voleurs dans la loi ». Ces personnes vivent sous le seuil de pauvreté, souvent dans des grands ensembles de logements ; elles n'ont pas droit de se marier ; elles récupèrent l'« impôt » pour la communauté ; quand elles ont fait un certain temps, elles repartent et on voit des châteaux se construire à Tbilissi...

Face à cette réalité d'une criminalité organisée que l'on ne voit pas, il y a une nécessité absolue à travailler avec des partenaires. Au sein de l'Office central de lutte contre la délinquance itinérante (OCLDI), nous accueillons des officiers de liaison géorgiens, roumains, arméniens, etc. Nous avons ainsi d'excellents partenariats, et cela fonctionne bien !

M. Grégory Blanc. - Vous avez évoqué la nécessité de décloisonner le travail au niveau de certains offices centraux. Comment voyez-vous le décloisonnement pour des affaires qui ne sont pas d'envergure nationale ? Autrement dit, qu'en est-il du décloisonnement à l'échelle des territoires - par exemple, entre les services du ministère l'intérieur ou entre les différentes fonctions publiques ? Je pense en particulier aux services du ministère du travail et à l'Office français de la biodiversité (OFB). Comment le renseignement circule-t-il ? Quelles sont les pistes d'amélioration ? Une sous-question : certains parlent de la nécessité d'avoir une police des sols, notamment autour de la problématique des déchets ; or il y a les déchets que l'on récupère et ceux que, parfois, l'on épand. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

Mme Nadine Bellurot. - Vous nous avez donné de nombreux chiffres sur vos effectifs. J'ai parfois le sentiment que vous parvenez à recruter, que des jeunes s'engagent dans la gendarmerie, mais aussi qu'ils ne restent pas forcément très longtemps. Est-ce juste un sentiment ou une réalité ?

Général Hubert Bonneau. - Je débuterai par la question sur les effectifs, pour vous dire, d'abord, que mon plafond d'emplois est totalement atteint. Nous n'enregistrons pas factuellement de manque au niveau du recrutement ou des effectifs - sauf que j'ai tout de même un peu plus de 13 500 gendarmes à l'école, et pas sur le terrain, à la suite de nombreux recrutements et d'une modification de l'organisation de la gendarmerie. Je peux rassurer sur ce point : les écoles sont pleines à craquer et je n'ai aucun problème de recrutement, avec de l'ordre de quatre candidats pour un poste en gendarmerie.

Par ailleurs, si nous faisons un métier à part, nous ne sommes pas pour autant en marge de la société. Les gendarmes entrent souvent très tôt dans la carrière et, parfois, au bout de dix, quinze, dix-sept ans, ils ont envie de passer à autre chose. Il faut l'entendre et, pour ma part, je remercie ceux d'entre eux qui décident de partir pour les années qu'ils ont passées au service de l'État et de la Nation. Nous faisons face, aussi, à des problématiques de pillage, car nous développons des compétences et des expertises qui sont très recherchées, notamment dans le cyber et le numérique. Cela peut conduire des militaires à basculer vers d'autres domaines. C'est une réalité à laquelle nous devons nous adapter.

Dans le même temps, nous disposons d'un formidable système de réservistes, dont près de 60 % sont des civils. Je parle là d'une jeunesse qui veut s'engager et qui apporte un appui tout à fait remarquable.

Sur la question précise de la police judiciaire, les candidats sont très intéressés à travailler dans les sections de recherche, car le judiciaire apporte beaucoup en termes de sens du métier et de sentiment d'être utile à la population.

S'agissant du décloisonnement territorial, il me semble qu'il faut travailler en inter-services, sous l'égide des préfets et des procureurs. Nous devons par exemple, avec l'OCLTI, que je citais précédemment, et ses déclinaisons locales - les Celtif ou cellules de lutte contre le travail illégal et les fraudes -, participer à tous les Codaf. De même, la gendarmerie participe à tous les Colden. Je pense également qu'il faut relancer les GIR, qui travaillent sous la double tutelle des préfets et des procureurs généraux. C'est à ce niveau que l'on peut mettre en place des cellules de contact et de renseignement - des fusion cells, pour reprendre des termes militaires.

Au sein du ministère de l'intérieur, certains organismes nous permettent aussi de mieux travailler. Je citerai l'exemple des cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) : on y trouve des gendarmes et des policiers, pour un travail mené en collaboration avec des douaniers, le tout sous l'égide de l'Ofast. Et cela fonctionne ! On pourrait donc envisager d'orienter ces cellules vers le traitement de la criminalité organisée.

Enfin, pour un décloisonnement sur le terrain, il faut mieux intégrer le continuum de sécurité. La compréhension des situations locales passe par des liaisons avec les polices municipales ou les élus. C'est pourquoi je demande à mes gendarmes d'avoir des relations suivies et durables avec les polices municipales, allant jusqu'à des patrouilles communes.

Tout cela est essentiel pour dégager une vision partagée, mais vaut aussi pour la circulation du renseignement. Il faut trouver des cénacles au sein desquels le renseignement peut s'échanger. À cet égard, l'apport de l'Ofast est très positif. Sa création n'a pas conduit à ce que la gendarmerie travaille moins sur la question des stupéfiants ; elle a en revanche permis une déconfliction des objectifs au niveau central, ce qui contribue à la circulation du renseignement et à une meilleure répartition des tâches. Nous avons encore beaucoup de progrès à faire néanmoins, et la création d'un état-major contre la criminalité organisée y aidera sans doute.

Je précise, mesdames, messieurs les sénateurs, que nous répondrons aux questions que nous avons reçues. S'agissant de celle qui concerne la corruption, sachez que le phénomène est réduit au sein de la gendarmerie, mais nous prenons la question très au sérieux. La corruption va en effet de pair avec les moyens financiers de la criminalité organisée, qui sont considérables. J'ai ainsi demandé la création d'une structure anticorruption au sein de l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), qui est commandée par un magistrat, le juge Gentil. Nous enregistrons une dizaine de cas sur 2023, mais, à nouveau, nous sommes très impliqués sur ce sujet. C'est un enjeu majeur pour la lutte contre la criminalité organisée.

Audition de MM. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris et Denis Collas, sous-directeur cyber et financier de la Direction de la police judiciaire

(Jeudi 20 février 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous concluons nos auditions de commission d'enquête en entendant M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris.

Monsieur le ministre, monsieur le préfet de police, nous sommes très honorés de vous accueillir. Vous êtes accompagné de MM. Jérôme Mazzariol, contrôleur général, conseiller technique chargé des affaires de police, et Denis Collas, sous-directeur cyber et financier de la direction de la police judiciaire, et de Mme Juliette de Clermont-Tonnerre, conseillère stratégies et relations publiques.

Votre champ de compétence comprend non seulement la capitale, mais aussi une large part de l'Île-de-France, donc une large part de l'activité économique, mais aussi criminelle de notre pays. Nous souhaitons vous entendre sur la réalité de la situation. Nous avons auditionné ce matin Louis Laugier, directeur général de la police nationale (DGPN), et Hubert Bonneau, directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN), qui nous ont plongés dans une approche opérationnelle de ces sujets.

Cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Laurent Nuñez, Denis Collas et Jérôme Mazzariol prêtent serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Si vous le voulez bien, monsieur le préfet de police, je vous propose de commencer par une présentation liminaire. S'ensuivra un temps d'échange avec la rapporteure et les commissaires.

M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris. - Je vous remercie de m'auditionner sur le volet financier de la criminalité organisée, étant précisé que notre structure est aussi très opérationnelle.

Je m'attacherai à répondre à la préoccupation essentielle de votre commission d'enquête, qui est d'essayer de comprendre les circuits de blanchiment et de financement et les moyens par lesquels nous pouvons les appréhender. La criminalité organisée a une définition large : il s'agit d'un groupe d'individus qui se réunissent pour commettre des infractions graves. Or la composante « blanchiment et financement » de ces activités n'est pas toujours aussi sophistiquée que l'on pourrait l'imaginer. Certains réseaux de criminalité organisée ont des modes de rapatriement de l'argent assez rudimentaires, tels que des transferts physiques à destination du territoire national ou, souvent, vers l'étranger. Les services de la préfecture de police, généralement ceux qui sont chargés des enquêtes, sont évidemment confrontés à ces formes de blanchiment, qui sont la plupart du temps opérées par les réseaux eux-mêmes - je reviendrai ultérieurement sur la spécialisation de l'activité de blanchiment que l'on constate de plus en plus. Je classerai dans cette catégorie le transfert par compensation, la fameuse hawala, très utilisé également par les terroristes.

Il existe aussi depuis de nombreuses années des systèmes de blanchiment beaucoup plus sophistiqués, dans lesquels les groupes criminels organisés font appel à la constitution de sociétés, souvent fictives, qui se mettent en relation avec l'économie réelle pour blanchir de l'argent issu des trafics. Ces sociétés, qui peuvent être très éphémères et se créer par rebond, entrent en contact avec de vraies entreprises ayant besoin d'espèces pour se livrer à des actes de corruption, payer des salariés non déclarés ou échapper aux contributions sociales et fiscales - cela passe par des facturations des prestations de sous-traitance rémunérées.

Cette connexion avec l'économie réelle se retrouve dans de nombreux secteurs d'activité, souvent le bâtiment et travaux publics (BTP) ou la restauration, qui emploient une main d'oeuvre importante. C'est en effet le mode de financement le plus répandu. Nous travaillons avec différents acteurs qui peuvent nous signaler ces sociétés. C'est d'ailleurs dans ce domaine d'activité que nous collaborons le plus avec Tracfin - Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins.

Comment luttons-nous contre ces réseaux ? Les services chargés de démanteler des équipes de criminalité organisée conduisent en général les investigations financières, qui vont jusqu'aux procédures de saisie d'avoirs criminels. Nous disposons en outre de services spécialisés ayant précisément pour mission de lutter contre le réseau de blanchiment. M. Collas est à la tête de la sous-direction cyber et financière, qui comprend notamment la brigade de recherches et d'investigations financières (Brif). Je précise, et cela est très important, que la préfecture de police n'a pas été concernée par la réforme de la police nationale sur l'unification de la filière judiciaire. Par conséquent, deux directions sont toujours chargées d'actions judiciaires. Environ 90 % à 95 % du tout judiciaire incombent à la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne (DSPAP), qui dispose de quatre sûretés - une par département -, des commissariats et, en haut du spectre, la direction de la police judiciaire. Cette dernière traite les dossiers, mais joue aussi le rôle de chef de file. Il n'est pas question d'une filière unique, mais sur nombre de thématiques, j'ai souhaité dès ma nomination que la direction oriente l'ensemble de l'activité judiciaire, évidemment sous le contrôle de l'autorité des parquets, et qu'elle effectue un travail d'assistance technique et de formation. Cette mission est parfaitement remplie.

Certains de nos services luttent donc spécifiquement contre des équipes qui ne font que du blanchiment, en remontant de l'argent pour le compte de réseaux criminels le plus souvent vers des pays étrangers - la Chine, le Maghreb et des pays du Golfe -, avec des sociétés rebond, éventuellement en mode rudimentaire - on les retrouve dans les dispositifs d'hawala. La Brif démantèle nombre de ces groupes.

À la préfecture de police, comme partout sur le territoire national, l'organisation comprend quatre groupes d'intervention régionaux (GIR) - un par département. Composés de douaniers, gendarmes, inspecteurs des impôts et policiers, ils travaillent sur ces sujets le plus souvent en cosaisine, dans le cadre d'enquêtes judiciaires.

En outre, six agents de la direction générale des finances publiques (DGFiP) mènent un certain nombre d'investigations.

M. Denis Collas, sous-directeur cyber et financier de la direction de la police judiciaire. - Ils sont rassemblés au sein de ma sous-direction, et l'un d'entre eux exerce à la Brif.

M. Laurent Nuñez. - À eux seuls, ils sont responsables de près du tiers de ce que nous appréhendons.

Notre organisation est donc spécialisée sur le démantèlement de réseaux de blanchiment ou la poursuite d'investigations financières afférentes.

La question du rôle que jouent les commerces dans le blanchiment revient fréquemment.

Il est important, notamment dans le Nord-est parisien. En Seine-Saint-Denis, de nombreux commerces suscitent des interrogations quant à l'origine de leurs revenus. À Paris également, des rues entières sont concernées - je ne citerai pas de noms, car des investigations sont en cours. Il s'agit d'établissements de tous types - téléphonie, alimentation, restauration - pour lesquels les liens entre leurs gérants et des chefs de réseaux criminels sont souvent établis.

Ces commerces, achetés par les responsables de réseaux criminels, sont souvent des coquilles vides qui servent à blanchir les fonds. C'est pourquoi nous les fermons dès que nous le pouvons. Les actions que nous menons relèvent aussi bien de la police judiciaire que de la police administrative. Et nous attendons beaucoup de la disposition figurant dans la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, votée à l'unanimité au Sénat, et qui vise à fermer tout type d'établissement dès lors qu'il est adossé, de près ou de loin, à un trafic de stupéfiants. Cet instrument sera extrêmement utile, car cette possibilité est aujourd'hui rattachée à des polices spéciales.

L'utilisation de commerces pour des activités de blanchiment est en définitive assez répandue et dépasse le trafic local pour s'inscrire dans des réseaux structurés.

La lutte contre le financement en matière de criminalité organisée est l'un des domaines où la coopération entre les services est la plus poussée. La situation n'est pas facile, et la préfecture de police rencontre les mêmes difficultés que la police nationale et je suppose qu'il en va de même pour la gendarmerie nationale. Les techniques d'investigation requièrent des savoir-faire techniquement complexes et des connaissances financières et juridiques, notamment en droit des sociétés. Or nous sommes confrontés à une ressource humaine parfois rare en la matière. La filière judiciaire est affectée dans son ensemble par un manque d'attractivité, en particulier dans les domaines économique et financier.

Les coopérations avec nos partenaires, notamment nationaux - services fiscaux, douanes, organismes ad hoc comme les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) ou les GIR -, sont très développées. Toutefois, des pans entiers nous échappent parfois lorsque des réseaux criminels s'organisent par le biais d'une kyrielle de sociétés rebond, qui sont ensuite très rapidement dissoutes. Il peut être compliqué de mener une observation fine de la situation. C'est pourquoi nous sommes demandeurs de relations plus fluides avec les greffes.

L'activité de nos services est en augmentation compte tenu de l'importance des trafics. Les faits constatés sont plus nombreux et notre bilan est excellent : le nombre de saisies de produits stupéfiants ou d'avoirs criminels, ainsi que d'arrestations de mis en cause, ne cesse d'augmenter.

M. Raphaël Daubet, président. - Comment et où se font les prises de contact entre les réseaux de blanchiment et l'économie légale et entre les réseaux criminels et les réseaux de blanchiment spécialisés ? Existe-t-il des espaces d'échange, des intermédiaires que l'on peut identifier et des modes opératoires particuliers ?

M. Laurent Nuñez. - Il existe des services spécialisés dont le travail consiste uniquement à identifier des plateformes de blanchiment. On peut aussi remonter à la source des réseaux de financement dans le cadre d'investigations classiques. Cela conduit parfois à identifier des prestations qui semblent anormales : par exemple, d'énormes sommes d'argent peuvent être versées à une société qui n'a aucune activité.

M. Denis Collas. - Cette question est complexe et il existe plusieurs cas de figure. Dans le cadre du blanchiment communautaire, les commerces peuvent passer par un hawala pour blanchir des chèques ou des virements. Il existe également des blanchisseurs professionnels, les plateformes, qui démarchent les réseaux de stupéfiants afin de leur proposer leurs services.

La confiance dans les relations et le bouche-à-oreille sont un aspect fondamental du blanchiment. Les réseaux se recommandent les uns aux autres pour créer leur économie parallèle. En ce domaine, nous poussons peu les investigations, car nous disposons d'un temps limité. Les agents de Tracfin pourraient mieux répondre à vos questions.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce a publié un livre blanc de lutte contre le blanchiment dans lequel il a présenté plusieurs dispositifs. Certains d'entre eux ont été examinés dans le cadre du projet de loi de finances, mais ils ont finalement été mis de côté. Rien n'empêche de les présenter de nouveau.

Aujourd'hui, on semble enfin prendre conscience de l'importance du phénomène du blanchiment. À cet égard, la Banque-carrefour des entreprises en Belgique est un modèle en ce qu'elle assure une veille sur les entreprises éphémères.

Du reste, je souhaite vous interroger sur les facilitateurs de la sphère légale et le blanchiment de basse intensité. On sait que l'hawala joue un important, mais ce n'est pas le seul dispositif concerné : n'oublions pas les cagnottes en ligne. Il a fallu trois ans pour assujettir ces dernières au contrôle de Tracfin. Relèvent-elles aussi de vos compétences, monsieur Collas ?

Par ailleurs, la DPJ dispose-t-elle des moyens humains pour lutter contre les commerces de rue illégaux qui prolifèrent ? On sait très bien que les activités qu'on chasse de tel ou tel endroit se reconstituent très vite ailleurs ; il s'agit d'une criminalité tentaculaire.

Cette commission d'enquête a pour objet de réactualiser les outils pour faire face à une criminalité extrêmement créative. Nous nous sommes heureusement emparés de la lutte contre le narcotrafic dans le cadre d'un travail parlementaire exemplaire, mais nous devons aussi combattre le reste de la criminalité organisée. Il reste beaucoup à faire, notamment sur le plan des moyens humains et techniques.

M. Laurent Nuñez. - La question des cagnottes en ligne est nouvelle pour moi. Ce que je peux vous dire, c'est que certains réseaux de blanchiment fonctionnement grâce à des systèmes de paiement en ligne.

La proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic intéresse nécessairement les services de police, car elle embrasse l'ensemble de la criminalité organisée. C'est sans doute la première fois que, au travers d'un dispositif législatif qui concerne le narcotrafic, on discute de très nombreuses autres formes de criminalité : règlements de comptes, vols violents pour régler les dettes, séquestrations pour punir le membre d'un groupe qui n'a pas tenu parole, etc.

Les commerces illégaux peuvent être parfois extrêmement nombreux. Certains services de la préfecture ont le pouvoir de les faire fermer et de mener des investigations distinctes de celles qui sont conduites par la police judiciaire. Ces enquêtes de la préfecture relèvent de la police administrative classique ; elles peuvent porter sur le non-paiement des cotisations sociales, par exemple.

Des services de la DSPAP sont également mobilisés aux côtés de la DPJ.

Vous l'aurez compris, nous nous efforçons de travailler de manière coordonnée pour atteindre des objectifs communs, définis dans le cadre de réunions régulières auxquelles tous les services sont associés. La question des moyens humains ne se résume pas aux effectifs de telle ou telle brigade. C'est plutôt ce travail coordonné qui nous permet de traiter globalement des problèmes d'ampleur.

Dans mon propos liminaire, j'ai décrit les formes de blanchiment les plus répandues, mais j'ai oublié d'évoquer les réseaux de criminalité organisée qui interviennent sur le marché des objets d'art.

M. Denis Collas. - La DPJ s'est rapprochée des entreprises qui surveillent les cagnottes en ligne. Les vecteurs de blanchiment changent souvent : il y a quelques années, l'utilisation de cartes téléphoniques prépayées a généré des millions d'euros de chiffre d'affaires. On peut également citer le trafic de bijoux, de montres et de maroquinerie.

Les cagnottes en ligne permettent aux blanchisseurs de conserver leur anonymat et d'agir rapidement. Pour l'heure, ma sous-direction n'a toutefois pas été saisie d'affaires de blanchiment qui reposent sur leur utilisation.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - J'ai consacré un chapitre aux cagnottes en ligne dans mon livre intitulé L'Argent du terrorisme. En vertu d'une directive européenne, ces dernières sont désormais soumises aux obligations de déclaration de soupçon. Quelle vision avez-vous de ce phénomène ?

M. Laurent Nuñez. - En effet, les réseaux criminels terroristes recourent à des cagnottes en ligne et à des sites de prépaiement. En revanche, je n'ai pas connaissance de l'utilisation de tels procédés en matière de blanchiment.

M. Denis Collas. - La Brif accomplit la moitié de son travail sur la base des signalements de Tracfin et l'autre moitié avec des informateurs, qui sont au nombre de quarante-quatre. Grâce à cette méthode d'organisation, cette brigade, dont la taille est pourtant modeste et qui opère uniquement à Paris et dans la petite couronne, traite les dossiers d'une façon beaucoup plus rapide et complète que Tracfin, même si celui-ci sait se montrer réactif.

Vous avez raison de parler des moyens humains. Il faut former davantage d'agents, mais cela suppose de mener un travail difficile. C'est la raison pour laquelle les agents des impôts qui travaillent en lien avec nos services sont précieux. Ils possèdent un vrai savoir-faire et ont une autre approche des dossiers ; en outre, ils assurent des tâches de recouvrement. Nous ne disposons que de six d'entre eux, ils représentent 15 % des agents détachés dans les services de police et assurent 30 % du recouvrement. La collaboration étroite entre plusieurs services est très utile pour lutter contre le blanchiment, y compris au sein des groupes interministériels de recherche (GIR).

Cette criminalité doit être abordée sous différents aspects. L'économie réelle, qui peut générer de l'argent sale, doit être aussi combattue. L'argent issu du trafic de stupéfiants ne pourrait pas être recyclé si le secteur du bâtiment et travaux publics (BTP) et la restauration, qui fonctionnent grâce au travail au noir, n'avaient pas besoin d'autant de liquidités.

Il est étonnant que les infractions financières en bande organisée ne puissent donner lieu à des gardes à vue plus longues, lorsque des suspects sont appréhendés. Quand la Brif démantèle un réseau, une quinzaine de personnes peuvent être placées en garde à vue simultanément. Or la police ne dispose que de quarante-huit heures pour mener ses interrogatoires. Le même délai s'applique dans les enquêtes pour corruption. Ainsi, la police préfère souvent arrêter les suspects pour complicité de trafic de stupéfiants, car la garde à vue peut alors durer jusqu'à quatre-vingt-seize heures.

Du reste, la Brif ne perçoit pas forcément les infractions sous-jacentes, alors que l'argent est souvent mêlé sur les plateformes. Dans ces conditions, il est difficile de dire s'il s'agit d'un blanchiment de proxénétisme ou d'un trafic de cigarettes, par exemple.

M. Grégory Blanc. - Les acteurs de la corruption opèrent forcément à la frontière entre l'économie réelle et l'économie illicite. Monsieur le préfet, vous accomplissez vos missions sur le périmètre de Paris. Vous savez donc que cette ville concentre les grandes professions, comme les avocats, qui peuvent parfois servir d'intermédiaires dans les opérations de blanchiment.

Compte tenu des moyens dont vous disposez, comment appréhendez-vous ce phénomène, qui relève non seulement de l'activité locale, mais aussi de l'activité nationale ?

M. Laurent Nuñez. - Le rayon d'action de ma préfecture est territorial et se limite l'agglomération parisienne. En revanche, la DPJ, entre autres services, a des compétences à l'échelle nationale. Paris concentre en effet les grandes entreprises et les grands cabinets d'avocats, mais cela n'a aucune incidence sur la capacité d'action de la préfecture, d'autant que celle-ci entretient des relations très fluides avec les autres services de police, telle que la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ).

M. Grégory Blanc. - Comment assurez-vous le contrôle des intermédiaires qui peuvent être sujets à corruption ? Il est facile de surveiller les commerces sur le terrain, contrairement à certains professionnels ou agents publics, d'autant qu'ils sont nombreux à Paris, compte tenu de la taille de la ville et des activités qui y prospèrent.

Les renseignements sur certaines catégories de professionnels ne partent pas forcément d'observations sur le terrain, ce qui peut compliquer les choses.

M. Laurent Nuñez. - Encore une fois, l'échange d'informations sur les réseaux criminels entre tous les services de police est fluide, y compris en matière de délinquance financière.

Le ministre de l'intérieur a raison de souligner le risque de corruption des officiers de police dans le domaine du trafic de stupéfiants ; certains agents ont été pris la main dans le sac. Lorsque j'étais à la tête de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), un agent placé sous mon autorité avait été arrêté parce qu'il revendait des informations inscrites sur nos fichiers à des groupes criminels. Ces derniers avaient pu, grâce à cette transaction, commettre des faits extrêmement graves.

Toutefois, ces cas sont très rares et le phénomène de corruption des agents publics demeure limité, surtout en matière de blanchiment. Le risque existe toujours et nous y sommes très attentifs. Plus les réseaux prennent de l'importance, plus ils ont intérêt à corrompre nos agents pour obtenir des informations ou éviter des contrôles.

Les cas de corruption des conseils juridiques ne relèvent pas de nos compétences, mais en effet, il est clair que certains d'entre eux contribuent à mettre sur pied des sociétés servant de relais à des opérations de blanchiment.

M. Denis Collas. - Il n'y a pas de cas de corruption d'agents publics en matière de blanchiment. En revanche, la profession bancaire est particulièrement exposée. Certains employés de banque sont corrompus ou complices des circuits de blanchiment. Ils peuvent ouvrir des comptes et consentir des prêts, entre autres. Ils profitent d'ailleurs d'une certaine latitude, car ils peuvent cacher leurs chiffres à leur hiérarchie.

M. Laurent Nuñez. - Ce phénomène de corruption n'est pas propre à Paris. Sur ma zone de compétence, c'est plutôt la police judiciaire qui traite ces affaires. Dans la majorité des cas, les employés de banque arrêtés pour des faits de corruption créent de faux comptes pour des clients inexistants à des fins d'enrichissement personnel. Dans un cas sur cinq, ils prêtent assistance aux réseaux de criminalité organisée. Cette forme de corruption existe, d'ailleurs, la DPJ a fait une belle affaire il y a quelques jours, en arrêtant plusieurs suspects, mais elle n'est pas très répandue.

M. Pascal Savoldelli. - Comment travaillez-vous avec les élus locaux pour combattre le blanchiment ? Les élus peuvent procéder à une déclaration de soupçon afin d'alerter la police sur des montages qui semblent anormaux.

Dans beaucoup d'endroits, notamment à Paris et dans la petite couronne, les locaux loués dans le cadre d'un bail commercial sont laissés volontairement vides afin de blanchir des sommes d'argent parfois considérables. Pour combattre ce fléau, les élus peuvent alerter les commissariats, qui demeurent un service de proximité. Au-delà, ils manquent d'information et d'accompagnement pour s'adresser à d'autres autorités.

M. Laurent Nuñez. - Le travail avec les élus est, par définition, un travail de proximité. Les élus n'ont pas vocation à saisir directement la DPJ. Néanmoins, ils peuvent informer les commissariats et les autorités préfectorales locales.

On se demande comment certains commerces peuvent continuer à exister. À Paris et dans les trois départements de la petite couronne, les signalements en provenance du terrain sont nombreux.

La question que vous posez est celle du retour d'information. Les élus connaissent bien leur territoire et leur déclaration de soupçon est souvent fondée. Celles-ci peuvent donner lieu à l'ouverture d'une procédure judiciaire ; des services spécialisés s'occupent du dossier et le parquet est saisi. Les investigations sont parfois longues, car, à cette occasion, on peut découvrir l'existence d'un bien plus grand nombre de commerces suspects.

Se pose aussi la question du retour vers l'élu qui a donné l'information. Dans ce domaine, les choses sont plus difficiles. En Seine-Saint-Denis, où la criminalité nous préoccupe très fortement en ce moment, je m'efforce de tenir les élus informés de notre action. Je fais tout pour les rassurer, mais mes fonctions m'obligent à rester discret.

Je les remercie de leur vigilance, cependant, car c'est souvent à partir de leurs signalements que la DPJ et le parquet parviennent à identifier des réseaux et des noms, ce qui conduit souvent à des interpellations.

Nous avons besoin de toutes les remontées de terrain possible. Le continuum de sécurité que le ministre de l'intérieur appelle de ses voeux passe non seulement par l'action de la police sur la voie publique, mais aussi par les signalements. Ces derniers sont d'ailleurs également précieux en matière de lutte contre le terrorisme.

Mme Nadine Bellurot. - Certains montages sont dissimulés derrière des sociétés en cascade. Quelles sont vos suggestions pour réformer le droit des sociétés et ainsi mieux appréhender les criminels ?

M. Laurent Nuñez. - Compte tenu de mes fonctions, je n'ai pas le nez dans les investigations, mais je sais que ces montages sont les plus difficiles à casser. Tracfin peut utiliser des procédures pour geler une situation.

M. Denis Collas. - La procédure de circuit court en lien avec les greffes des tribunaux est en train d'être généralisée. Elle donne de bons résultats puisqu'elle permet de saisir immédiatement l'argent des sociétés en sommeil.

En matière de droit des sociétés, les tribunaux peuvent prononcer une interdiction de gérer lorsqu'un contrôle conduit à détecter un gérant de paille. Reste que la lutte contre les sociétés frauduleuses est un puits sans fond, surtout que la liberté d'entreprendre complique les choses.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic donne aux maires un certain nombre de pouvoirs et d'outils, tout en veillant à ne pas trop les exposer, car ils se trouvent aux premières loges lors d'éventuelles représailles. Ainsi, n'aurait-on pas intérêt à mettre en place d'un système de communication et d'information à destination des maires, via nos préfectures ? Ce faisant, nous agirions dans le même esprit que la politique de grande proximité qui avait été conduite lors des attaques terroristes de 2015. Il me semble que les maires seraient alors davantage incités à alerter les préfets sur des situations suspectes, même si leurs signalements ne sauraient remplacer le renseignement territorial. Les élus locaux sont très allants sur les questions de sécurité ; à cet égard, je vous renvoie au travail qu'a entrepris le maire d'Alençon dans un certain nombre de quartiers.

M. Laurent Nuñez. - Vous avez raison de citer l'action des élus locaux. Le ministre de l'intérieur a demandé aux préfets de mettre en place des plans de rétablissement de la sécurité du quotidien, qui associent directement les élus. Ces plans débouchent sur des actions concrètes menées sur le terrain en lien avec les services de l'État, ou de manière autonome.

Vous posez la question de l'organisation des remontées d'information. Les élus ne savent pas toujours à qui faire part des informations qu'ils recueillent sur le terrain. Voilà pourquoi je suis favorable à une meilleure sensibilisation des acteurs locaux sur la nécessité de procéder à des signalements et sur les types de comportements qui doivent éveiller l'attention.

M. Pascal Savoldelli. - Attention toutefois, plus on assure la montée en gamme de la formation pour les élus, plus on aide l'infime minorité d'élus qui considèrent que l'on peut faire de la politique avec du clientélisme !

M. Raphaël Daubet, président. - Nous remercions M. le préfet et M. le sous-directeur pour leur venue.

Audition de MM. Fabrice Arfi, journaliste (Médiapart) et Frédéric Ploquin, journaliste indépendant

(Mardi 4 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nos auditions d'aujourd'hui doivent nous permettre de recueillir le témoignage de plusieurs journalistes ayant travaillé sur la question de la délinquance financière.

En effet, que ce soit en matière de fraude fiscale ou de blanchiment, c'est souvent la presse qui, à partir de documents rendus publics par des lanceurs d'alerte, a pu mettre à jour des mécanismes internationaux de fraude ; ce travail a parfois mobilisé des consortiums internationaux de journalistes d'investigation.

Il nous a donc semblé important d'entendre ceux qui ont pu conduire ces enquêtes et de profiter de leur analyse sur les failles du système actuel. Nous entendons tout d'abord M. Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart, et M. Frédéric Ploquin, qui, après avoir travaillé pour Marianne, est désormais journaliste indépendant.

Monsieur Arfi, vous avez publié plusieurs enquêtes et ouvrages, parmi lesquels je citerai D'argent et de sang, paru en 2018, sur la fraude à la TVA sur les quotas carbone. Monsieur Ploquin, vous avez publié de nombreux ouvrages sur la criminalité organisée, la police et la justice ; vous vous êtes notamment intéressé, en 2021, aux narcotrafiquants français et à leurs méthodes.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Fabrice Arfi et M. Frédéric Ploquin prêtent serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous invite à nous présenter votre expérience dans un propos liminaire, après quoi Mme la rapporteure et les membres de notre commission d'enquête pourront vous adresser leurs questions.

M. Fabrice Arfi, journaliste. - Je veux d'abord vous remercier de l'attention que vous portez à nos travaux. Cela fait toujours plaisir de constater la curiosité d'une assemblée parlementaire envers ce que nous faisons, et c'est toujours un honneur que de répondre à une telle invitation quand on est attaché au pouvoir de contrôle de l'action des pouvoirs publics que la Constitution confie au Parlement.

Je ne saurais être exhaustif sur les thématiques qui vous occupent ; je ne peux que vous faire un retour d'expérience depuis ma petite lucarne. Je suis journaliste depuis vingt-cinq ans et cela fait dix-sept ans que je travaille pour Mediapart, où je dirige maintenant un service d'investigation. Je m'y suis attaché à mener des enquêtes sur les phénomènes de délinquance financière, d'atteinte à la probité, ou de corruption au sens large. Ce laboratoire d'époque nous permet de mieux comprendre le monde tel qu'il est.

Pour bien poser la situation qui s'impose à nous, citoyennes et citoyens français, il faut rappeler - ne voyez pas là une provocation de ma part - que deux Présidents de la République successifs - Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy - et deux Premiers ministres - Alain Juppé et François Fillon - ont été définitivement condamnés pour des atteintes à la probité ; je ne vois pas d'équivalent à cette situation dans les démocraties occidentales modernes. Il ne faut pas nous détourner de ce miroir : c'est en s'efforçant de résoudre les problèmes les plus difficiles que l'on grandit.

Que les noms que j'ai cités ne vous fassent pas croire que je ne vise que la droite : je n'ai aucune difficulté à évoquer le cas de Jérôme Cahuzac, ministre du budget et fraudeur fiscal, ou encore, toujours sous la présidence Hollande, Jean-Christophe Cambadélis, qui a pris la tête du Parti socialiste alors qu'il avait été deux fois condamné définitivement pour des atteintes à la probité. On pourra aussi évoquer les affaires concernant la France insoumise et le Rassemblement national.

On ne peut pas non plus, dans un tel bilan, faire l'économie d'un regard sur la présidence d'Emmanuel Macron, que l'on peut d'ailleurs voir comme un enfant de l'affaire Fillon... Il a largement mené sa campagne de 2017 sur le thème de la moralisation de la vie publique, sur la nécessité de mettre un terme au sentiment d'iniquité en la matière. On entend régulièrement de telles promesses, souvent oubliées une fois leur auteur lové dans le fauteuil de Président de la République !

Ainsi, Emmanuel Macron assurait en mars 2017 qu'un ministre mis en examen devrait démissionner, en vertu de la jurisprudence - certes purement politique - Bérégovoy-Balladur. Certes, on peut disserter sur les relations à établir entre le principe de précaution et la présomption d'innocence. Toutefois, force est de constater aujourd'hui qu'une ministre de plein exercice va être jugée pour corruption ; le secrétaire général de l'Élysée, mis en examen, va probablement être renvoyé devant un tribunal correctionnel pour des faits de prise illégale d'intérêts. Enfin, ce qu'on a appelé l'affaire Dupond-Moretti a constitué une griffure : le garde des sceaux a été absous par la Cour de justice de la République, que beaucoup, parmi les politiques eux-mêmes, considèrent comme un furoncle démocratique, un tribunal d'exception, presque unique au monde, où le monde politique se juge lui-même. Je ne connais pas un juriste qui ne discute pas cette relaxe de M. Dupond-Moretti.

La délinquance financière, la corruption, par définition, c'est la rencontre du pouvoir et de l'argent ; cela concerne assez peu les nécessiteux. Je constate que les personnes mises en cause sont des gens puissants, dotés de réseaux médiatiques, financiers et politiques. Ils ont la capacité d'imposer un narratif dans la conversation publique sur ces affaires. Ainsi, un ancien Président de la République mis en examen a pu passer 27 minutes à se défendre sur le plateau du 20 heures de TF1, puis, quand il a été mis en examen dans une autre affaire, 45 minutes sur BFMTV. C'est très bien qu'une personne mise en cause puisse se défendre, mais je doute que les chaînes en question aient consacré autant de temps à expliquer, avec les prudences d'usage, les faits de ces dossiers.

On constate dans ces affaires un renversement de perspective qui me sidère et me scandalise. Souvent, ceux-là mêmes qui réclament la tolérance zéro pour la délinquance du quotidien, quand ils sont interrogés par les médias sur de telles affaires d'atteinte à la probité, y font le procès de la justice ! Le problème, ce serait les policiers, les gendarmes, les douaniers, les procureurs, les juges d'instruction qui enquêtent en la matière, qui s'attaquent à l'ordre établi. L'ancien Président que j'ai déjà évoqué a tout de même comparé l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) à la Stasi est-allemande et a nommément attaqué les juges d'instruction !

J'ai participé à des émissions TV où l'on me demandait : Faut-il supprimer le parquet national financier ? On laisse entendre, au sein même du milieu médiatique, que ce serait un organe militant. Ces discours de populisme antijudiciaire sont bien connus : ce sont ceux des partisans de Bolsonaro, de Trump, de Berlusconi ou de Netanyahu. Je pense aussi à l'affaire des détournements présumés de fonds du Parlement européen au profit du Rassemblement national, qui n'a jamais intéressé la presse jusqu'à ce que Marine Le Pen décide d'en faire un événement, au lendemain des réquisitions du parquet. Elle a le droit d'aller se défendre sur TF1, mais, là encore, le fond du dossier, le devenir de 5 millions d'argent public, de notre argent, n'a pas été abordé : on préfère laisser l'intéressée crier au scandale et reprendre les vieilles antiennes du gouvernement des juges, contraire à la démocratie.

Je propose pour ma part de décentrer notre regard et d'imaginer qu'il est question d'un autre type de délinquance. Ainsi, lorsque les services de police spécialisés procèdent à une saisie massive de cocaïne, entend-on dans les médias suggérer qu'il faudrait supprimer la brigade des stups ? Je ne crois pas ; au contraire, les ministres viennent se faire prendre en photo devant la drogue saisie... En revanche, les policiers qui font tomber des corrompus ou des fraudeurs fiscaux ne bénéficient d'aucun égard. Au contraire, on les considère comme les agents de je ne sais quel complot fantasmatique. Certes, la police et la justice peuvent faire des erreurs, mais ceux qui dénoncent à l'envi le tribunal médiatique n'ont aucun scrupule à se livrer en la matière au conspirationnisme. Nos concitoyens peuvent en tirer le sentiment, très dangereux, que la loi n'est pas la même pour tous. Ceux qui exigent à raison la répression de la criminalité répugnent trop souvent à voir les flammes judiciaires s'approcher de la délinquance financière, celle de leur propre milieu.

J'écrivais cette nuit la chronique du procès des financements libyens de la campagne de 2007, que je trouve très significatif. L'instruction de cette affaire a duré dix ans. On a souvent affirmé qu'elle a requis des moyens considérables, des montants inédits d'argent public, mais la réalité est que, dix ans durant, pas un seul policier n'a été affecté à temps plein à cette enquête ! Cela dit quelque chose de la saturation des services, notamment l'OCLCIFF, chargés de mettre à jour ce type d'affaires. Et pourtant, ils y parviennent ! On peut voir le verre à moitié plein - la justice demeure indépendante et fait ce qu'elle peut pour mener de tels dossiers à leur terme - ou le verre à moitié vide : ses moyens restent faibles et aucune conclusion n'est tirée, collectivement, de ces affaires. On n'y voit que des faits divers financiers plus ou moins spectaculaires, on s'intéresse au sort de telle ou telle personnalité mise en cause, on n'y voit qu'un rhume de la démocratie quand il s'agit de quelque chose de bien plus grave, d'un cancer susceptible de dévorer la démocratie. On sait depuis Cicéron que la corruption peut faire tomber des civilisations !

Cette délinquance a un coût considérable, concret, pour la société. La richesse ainsi détournée échappe à la Nation, aux citoyennes et aux citoyens, aux services publics. Or peu d'études précises, notamment universitaires, sont menées en France sur le coût de la corruption, à l'inverse d'autres pays. On s'y intéresse aux États-Unis depuis la crise de 1929.

Ce coût n'est pas seulement financier ; il est aussi démocratique. Il faut lutter contre le sentiment du « tous pourris ». Pourtant, il est entretenu par l'impression qu'il subsiste une justice à deux vitesses, que certaines délinquances mènent en prison et d'autres non. Je ne réclame pas que l'on envoie tout le monde en prison, mais ce sentiment d'inégalité devant la loi inspire des mouvements qui se développent, de manière désordonnée, depuis plusieurs années en France.

Mes propos sont objectivés par des éléments concrets. Le ministère de l'intérieur a publié pour la première fois, il y a un an et demi, un rapport statistique sur les atteintes à la probité. Entre 2016 et 2021, ces affaires ont augmenté de 28 %. Cette explosion n'a pourtant suscité aucun débat politique et médiatique. Imaginez ce qui se passerait si le ministère de l'intérieur constatait une hausse de 28 % des cambriolages ou des accidents de la route ! Didier Migaud a certes annoncé un projet de plan national de lutte contre la corruption et les atteintes à la probité, mais il n'est pas resté longtemps garde des sceaux.

Je rappellerai aussi que la France a perdu cinq places dans le dernier classement de l'indice de perception de la corruption, publié par l'ONG Transparency International ; la France, patrie de la Déclaration des droits de l'homme, n'est plus que vingt-cinquième dans ce classement. Le risque de ne plus contrôler la corruption est désormais bien réel, nous avertit cette ONG. Selon une fable, plus philosophique que scientifique, une grenouille restera dans une eau que l'on chauffe progressivement, au risque d'y périr, alors qu'elle aurait fui tout de suite une eau d'emblée bouillante. Ne soyons pas de telles grenouilles ! La délinquance financière et les atteintes à la probité ne doivent pas être des hochets pour la droite quand il y a des affaires de gauche et pour la gauche quand il y a des affaires de droite. Il faut songer au bien commun et remédier à cette tragédie, qui alimente la fatigue démocratique constatée dans les urnes.

M. Frédéric Ploquin, journaliste. - J'observe ces phénomènes depuis une quarantaine d'années. Dans ma pratique de la chronique policière, j'ai toujours veillé à m'intéresser aux criminels autant qu'aux policiers, à avoir des sources dans les deux camps. J'ai voulu me confronter aux acteurs criminels, des gangsters aux petits délinquants, car on apprend d'eux au moins autant que de la police.

Combien de policiers en France sont techniquement à même de lutter contre le blanchiment ? Je constate une grande misère de la police en la matière. On m'a dit que 860 policiers enquêteurs sont suffisamment compétents pour comprendre les systèmes de blanchiment contemporains, ce qui est tout de même assez peu. Par ailleurs, il faut en moyenne sept ans entre le démarrage d'une enquête financière et le jugement, tant ces affaires sont complexes, voire impénétrables pour le commun des policiers. On se plaint souvent que les délais de la justice empêchent les petits délinquants de bien saisir le sens de leur peine ; si tel est le cas, les acteurs de la corruption le comprendront encore moins !

Je trouve votre démarche assez courageuse, au vu de l'histoire de la lutte contre la délinquance financière. Un mouvement international est né dans les années 1980 de la prise de conscience de l'importance des impacts sociaux, économiques et politiques de la corruption et du blanchiment. C'est dans ce contexte qu'a été créé en 1990, par Pierre Joxe, l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). Ce fut un événement : bien des policiers se sont dit alors que la matière financière pourrait devenir noble. Jusqu'alors, elle faisait plutôt office de repoussoir : l'élite de la police judiciaire, c'étaient les cow-boys qui s'attaquaient aux braqueurs, les enquêteurs chargés des affaires financières étant plutôt vus comme des gratte-papiers, des ronds-de-cuir de la police, privés des planques, de l'adrénaline de l'antigang. Les conséquences de cet état de fait se font encore sentir aujourd'hui.

La création de l'OCRGDF n'en a pas moins été suivie d'effets. Une affaire a été mise au jour, puis une autre, et encore une autre : or, au fur et à mesure, ces enquêtes, d'abord concentrées sur, par exemple, l'argent sale des trafiquants de drogue colombiens en France, ont permis aux policiers de découvrir que les acteurs du blanchiment étaient les mêmes qu'il s'agisse d'argent de la drogue, de fraude fiscale, ou de bénéficiaires de rétrocommissions dans les grandes ventes d'armes. Dès lors, en enquêtant sur les premiers, on risquait vite de tomber sur des cols blancs et même sur les grands dirigeants d'entreprises et la classe politique française. Ces policiers ont vite eu peur pour leurs médailles et leurs promotions ! En 1993, le nouveau ministre de l'intérieur, Charles Pasqua, a remis sévèrement à sa place l'OCRGDF, qui montait alors en puissance. Sous couvert de promotions, on l'a privé de son chef, de ses meilleurs spécialistes. Cet épisode a généré beaucoup d'amertume chez les policiers de cet office. Il faut s'en souvenir quand on analyse les capacités actuelles de lutte contre l'argent sale dans notre pays.

Il y a quelques années seulement, Gérald Darmanin, alors ministre de l'intérieur, s'en est pris à la police judiciaire, peut-être à la demande de l'Élysée. Cette aristocratie de la police ne travaillerait pas assez, ses missions coûteraient trop cher ! Ce discours a justifié un relatif démantèlement de la police judiciaire, conduisant à un affaiblissement, sensible aujourd'hui, des spécialistes de la lutte contre la délinquance, notamment financière, puisque c'est la plus compliquée à traquer. On s'est tiré une balle dans le pied, au prétexte que les Français s'intéressent moins à ces grandes affaires qu'aux cambriolages ou à la petite délinquance. Cette réorganisation de la police judiciaire n'est pas une bonne nouvelle, sauf pour les blanchisseurs d'argent sale et les trafiquants de stupéfiants. Il reste les offices centraux, dont la puissance demeure à peu près intacte, mais c'est l'arbre qui cache la forêt, car le maillage territorial très fin sur lequel ils pouvaient s'appuyer a été très affaibli. On est donc sur une pente décroissante pour ce qui est du savoir-faire des policiers et des gendarmes en matière de délinquance financière.

J'en viens à la pratique actuelle du blanchiment d'argent, qui allie des méthodes fort anciennes à des techniques éminemment contemporaines, celles de la technologie financière, ou Fintech. Aujourd'hui, si les grandes banques sont relativement contrôlées en France, à la différence de l'Espagne, des Pays-Bas ou du Luxembourg, sans parler des banques chinoises, la Fintech est en revanche complètement hors de contrôle. Un policier spécialisé m'a récemment expliqué que le monde virtuel offre des possibilités colossales aux blanchisseurs d'argent. En cinq minutes, avec quelques téléphones portables, on peut faire disparaître beaucoup d'argent au moyen de quelques sociétés virtuelles et d'une vingtaine de comptes dans le monde entier. Le blanchiment, c'est comme un caillou jeté dans l'étang : les ondes s'estompent très vite. Il est presque impossible de retrouver le fil quand un maillon nous échappe.

Il faut s'intéresser à ces technologies, mais aussi aux techniques ancestrales toujours utilisées dans l'économie informelle, notamment pour l'envoi d'argent par les diasporas en France vers les pays d'origine. Les techniques dites de « compensation » permettent des transferts de fonds sans mouvement concret d'argent à travers les frontières.

Toutes ces méthodes sont employées par les trafiquants de stupéfiants, dont l'activité tentaculaire alimente aussi la corruption. Pour le transport et la distribution de drogue, ils corrompent des avocats, des élus locaux, des policiers, des douaniers, des bagagistes... La drogue est au coeur de la criminalité actuelle, et son argent est aussi partout, ce qui fait aussi augmenter le nombre d'atteintes à la probité. Or il semble que le terrain leur est assez favorable en France ; peu de barrières subsistent et beaucoup de gens basculent ; j'ai en tête le cas d'un tout jeune docker du Havre, passé au service des trafiquants. La corruption se répand sur tout le territoire, et l'économie informelle fait vivre beaucoup de monde, même si nous ne sommes pas dans la situation de la Grèce ou de l'Italie.

L'argent généré chaque année par le trafic de drogue s'élèverait à quelque 5 milliards d'euros ; si une fraction en disparaît très vite à l'étranger, une bonne partie est employée en France. Le blanchiment s'effectue à tous les niveaux : du plus haut, de l'immobilier à Tanger ou à Dubaï, jusqu'au plus bas, avec de petites boutiques. Certains jeunes entrés encore mineurs dans le crime rêvent de le quitter en ouvrant un kebab ou une crêperie... L'argent sale est partout, il rentre dans l'économie réelle et attire tous types d'acteurs, surtout en période de crise. Alors, bon courage pour vos investigations !

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie de vos exposés fort stimulants.

Monsieur Arfi, vous dressez un tableau extrêmement lucide des atteintes à la probité, qui minent notre démocratie. Vous dites que c'est la rencontre du pouvoir et de l'argent et vous nous mettez en garde contre leurs conséquences. Pourtant, on observe une évolution très importante du cadre légal depuis quelques années. La France et l'Union européenne ont pris des mesures contre les paradis fiscaux, Tracfin a été renforcé, le parquet national financier (PNF) a été créé. Récemment, nous avons voté la loi sur le narcotrafic. Notre démocratie a la volonté de se prémunir contre ces dangers. Pourquoi cela ne marche-t-il pas ? Est-ce dû à l'alliance de techniques rudimentaires et d'une Fintech plus fine, ou plutôt à notre difficulté à appréhender les modes opératoires de ces délinquants ?

M. Fabrice Arfi. - Je ne veux pas donner l'impression de peindre une situation qui serait totalement sombre. Il y a évidemment eu des évolutions législatives et institutionnelles. Depuis les années 1980, quand la question des affaires a surgi dans la chronique publique, un grand nombre de lois et de décrets ont été pris, mais - petite nuance - toujours dans le sillage d'une affaire qui a ému l'opinion publique. Le PNF a été créé après l'affaire Cahuzac, que nous avons révélée. C'est parce que cette affaire a suscité un émoi populaire et que le pouvoir politique en avait l'épée dans les reins qu'il a été décidé de vraies évolutions : création du PNF, de l'OCLCIFF, qui jusque-là n'était qu'une division de l'OCRGDF, et de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ; enfin, vote de deux nouvelles lois de lutte contre la fraude fiscale. C'est une évolution indéniable, mais qui n'était pas prévue dans le programme présidentiel.

Ces affaires posent une question politique et même culturelle.

Grâce à l'affaire UBS, le secret bancaire a quasiment disparu en Suisse. Des dispositions ont été prises à l'échelle européenne pour lutter contre un certain nombre de systèmes de prévarication et d'opacification des flux financiers.

Mais - pardonnez mon ton provocant - ce n'est pas parce que l'on passe de l'âge de pierre au moyen-âge que l'on est au niveau. Le crime financier, qui est d'ailleurs seulement un délit, s'adapte toujours, et il a les moyens de s'adapter vite. C'est un écosystème général, entre volonté politique, force des lobbies, sentiment d'impunité, mobilité des paradis fiscaux, faiblesse des contre-pouvoirs, ou encore manque d'appétence médiatique pour ces questions dans notre pays, où l'essentiel des médias appartient à des capitaines d'industrie qui ont eux-mêmes, pour nombre d'entre eux, affaire à la justice financière.

J'entends toujours que ces affaires sont compliquées. Je ne comprends pas cet argument. Notre métier de journaliste est de rendre accessible ce qui est compliqué. Surtout, on n'a pas de problème à faire des émissions spéciales sur les obligations de quitter le territoire français (OQTF), alors même que le droit administratif des étrangers est très compliqué.

Le crime s'adapte. Pendant très longtemps, la Mecque des paradis fiscaux était la Suisse. Des lois, des dispositions internationales ont changé cela. Eh bien, maintenant, c'est ailleurs ! Ainsi, Dubaï est un trou noir absolu qui ne coopère pas judiciairement.

On a peut-être un biais, dans notre façon de lutter institutionnellement contre ce système, que j'appellerais le syndrome des silos, qui sépare les stups des crimes de sang, de la criminalité organisée, du financier, comme s'il n'y avait pas de phénomène d'hybridation. Mon livre D'argent et de sang, sur l'affaire des quotas carbone, relate une histoire incroyable d'hybridation entre le crime des bandits et celui des cols blancs. Ce phénomène concerne aussi des responsables publics. Michel Tomi, surnommé le parrain des parrains, l'un des inventeurs du concept de Corsafrique, avait des liens à la fois avec la mafia, le monde des jeux et le monde politique. Il a été condamné dans une affaire qui concernait un ancien ministre. L'un des prévenus de l'affaire des financements libyens, Alexandre Djouhri, présumé innocent, incarne à lui seul ce phénomène d'hybridation.

Les services enquêteurs de la gendarmerie, de la police, des douanes et des parquets spécialisés s'attachent à un type de délinquance et coopèrent peu entre eux pour partager l'information et dégager une vision d'ensemble. Or on ne peut pas lutter contre le narcotrafic si l'on ne s'attaque pas à ses finances. Se limiter aux saisies ne sert à rien ! Il faut enquêter dans l'autre sens, en remontant les flux financiers. L'argent est le nerf de la guerre. Tant que l'on n'a pas de prise de conscience globale, on pourra toujours, en pointilliste, apporter çà et là une amélioration, mais on ne réglera pas le problème.

Imaginez ce que l'accession à la présidence de la première puissance mondiale d'une personne qui a si peu de morale et d'éthique donne à l'échelle diplomatique. Pensez-vous que ce qui se passe entre la Russie et les États-Unis n'a pas de lien entre les intérêts privés des uns et des autres ? Donald Trump vient de décider la fin de la transparence sur les bénéficiaires économiques aux États-Unis. Savoir qui est derrière les sociétés est l'un des premiers outils de lutte contre la délinquance.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Merci pour vos exposés. Après le travail remarquable du Sénat sur le narcotrafic, nous poursuivons le travail. S'attaquer à la délinquance financière, la criminalité organisée et la violation des sanctions internationales permet de suivre l'argent. Au coeur de notre sujet, il y a cinquante nuances de blanchiment, voire plus.

Monsieur Arfi, nous vous avions reçu en octobre 2013, à l'occasion de la commission d'enquête rapportée par Éric Bocquet sur la fraude et l'évasion fiscale. Au Sénat, pas de mithridatisation : nous poursuivons le combat, certes inégal. Il a fallu quatre ou cinq ans pour endiguer la fraude à l'arbitrage des dividendes, un vrai scandale ; cinq ans pour réduire le verrou de Bercy. Nous avons mené des combats pour plus de transparence et continuons à en mener - à armes inégales, je vous le concède. Rendez-nous-en grâce.

La corruption fait partie du dispositif. Vous avez parlé des facilitateurs de tout ce blanchiment dans la sphère légale.

Au Parlement européen, 1,5 million d'euros en cash se sont retrouvés entre les mains de parlementaires, et l'affaire est complètement enterrée. En avez-vous des nouvelles ?

Hormis les moyens et la volonté politique, dont vous nous dites qu'ils sont insuffisants, quel outil mettre en place pour améliorer le travail contre le blanchiment ?

Donald Trump libère complètement les cryptoactifs, que l'administration Biden avait tenté de réguler. Les uns et les autres, nous manquons de formation sur ces nouveaux outils de la criminalité. Entre l'hawala, les cryptoactifs et l'intelligence artificielle, la question est extrêmement difficile...

M. Frédéric Ploquin. - Je ne connais pas suffisamment bien l'affaire du Parlement européen, mais je constate comme vous que l'on n'en a retenu qu'un petit scandale très vite retombé, sans prise de conscience réelle.

L'argent sale engendre un trouble social extrêmement important à tous les niveaux, à Bruxelles comme dans un quartier où une petite bande émerge et déstabilise considérablement le rapport au travail. L'argent sale bénéficie à moins de 5 % des habitants d'un quartier, mais fait des dégâts considérables, en déstabilisant tout le rapport à la société. Au plus haut niveau, il peut déstabiliser une élection présidentielle.

La lutte contre l'argent sale n'est pas valorisée - la création du PNF ne suffit évidemment pas. Les saisies comptent peu, car la drogue a peu de valeur : elle ne vaut que quelques centimes dans son pays de production. Pour l'évaluer, il faut ajouter au prix du produit celui de la corruption. Donc lutter contre la corruption, c'est, indirectement, s'attaquer aux stupéfiants.

La France, je le redis, ne compte que 860 enquêteurs spécialisés. Ils ne sont pas assez nombreux et vieillissent. Si les plus jeunes ne sont pas assez spécialisés, on est sur une mauvaise pente.

M. Fabrice Arfi. - J'imagine que les parlementaires entendent tout le temps parler de manque de moyens, mais on ne peut pas faire l'impasse là-dessus. À l'OCRGDF et à l'OCLCIFF, il manque des dizaines d'enquêteurs. Que l'on ne nous dise pas que cela coûte cher, puisque ces fonctionnaires rapportent beaucoup d'argent ! C'est un investissement et non un coût. Ces enquêtrices et enquêteurs rapportent un pognon de dingue !

La loi Sapin II de 2016 a introduit dans le droit français un concept, très anglo-saxon, de justice négociée. Je ne remets pas en cause la légitimité de ce vrai-faux « plaider coupable » des personnes morales, qui permet de récupérer très vite de l'argent qui manque au Trésor public : 3 milliards d'euros pour Airbus, 500 millions d'euros pour la Société Générale. Il y en a eu une bonne vingtaine, dont les ordonnances de validation sont disponibles sur le site du ministère de la justice.

Plusieurs spécialistes critiquent le recours accru aux conventions judiciaires d'intérêt public (CJIP), qui seraient une forme, en réalité, de dépénalisation de la justice financière, voire de démonstration d'une justice du pauvre. En effet, si la loi dit que ce n'est pas parce que cette convention est signée que les enquêtes sur les responsabilités individuelles s'arrêtent, je ne connais pas une grande affaire où ces enquêtes se sont poursuivies après la signature de la CJIP. Que cela signifie-t-il ? Que les atteintes à la probité sont chiffrables, que l'on fait payer aux actionnaires le coût des dérives des dirigeants, que l'on peut provisionner.

Pourquoi a-t-on tant recours aux conventions judiciaires d'intérêt public ? Précisément parce que l'on a de moins en moins d'enquêteurs et d'enquêtrices.

Cela relève d'une question culturelle, celle de la gratification de ce travail. S'il y a bien une lutte contre la délinquance qui est populaire, c'est celle-là. Pourtant, on laisse accroire que les magistrats seraient mus par autre chose que l'envie de faire respecter la loi. Ce ne sont pas les magistrats qui font la loi. C'est vous, les parlementaires ! Et quand les magistrats essaient de faire appliquer la loi dans les milieux financiers, on entend : « Vous êtes des Torquemada, c'est la république des juges ! »

Le Rassemblement national a été scandalisé que le parquet demande l'exécution provisoire d'une peine complémentaire d'inéligibilité. Mais, dans toutes les juridictions, il y a des exécutions provisoires avec des interdictions d'exercer pour tous les métiers : pompier, policier, architecte ou commissaire aux comptes !

La gratification me paraît absolument capitale. En effet, aujourd'hui, aller dans ces offices ne fait pas envie.

M. Hervé Reynaud. - Généralement, comme dans la série D'argent et de sang, on a un journaliste, un juge, un directeur d'administration ou un lanceur d'alerte, seul au monde, qui distille des informations pour aboutir à une affaire énorme. Cela donne le vertige ! Lors de vos enquêtes, vous êtes-vous dit : si on avait tel soutien, telle procédure, cela nous aurait facilité le travail ? Quel dispositif pour compléter notre arsenal ? On a le sentiment que la transparence est toujours plus forte et plus exigeante, au risque parfois de salir. Comment s'organiser structurellement pour contenir plus facilement ces dérives ?

M. Patrice Joly. - Ces échanges sont très enrichissants. On a des difficultés à évaluer le montant exact de cette délinquance financière. Quels sont les ordres de grandeur ?

Quelles sont les racines de cette délinquance financière, hormis la cupidité ? Dans une économie mondialisée, avec une concurrence redoutable, la question n'est-elle pas aussi d'obtenir des marchés ?

La décohésion sociale, avec des échelles de revenus disproportionnées, n'y participe-t-elle pas ?

M. Fabrice Arfi. - Je vois un invariant dans toutes ces affaires : le sentiment d'impunité. Qu'est-ce qui fait que Jérôme Cahuzac, fraudeur fiscal, accepte d'être ministre du budget quand François Hollande le lui propose ? C'est fascinant ! Il sait qu'il est fraudeur et il accepte d'être le ministre qui devra lutter contre la fraude. Qu'est-ce qui fait que Claude Guéant, définitivement condamné pour avoir détourné l'argent de la police, laisse traîner dans un secrétaire de son appartement la trace d'un virement de 500 000 euros qui provoquera sa perte dans l'affaire des financements libyens, dans laquelle il est présumé innocent ? C'est le sentiment d'impunité. Cette racine est très profonde.

La corruption serait un moyen d'obtenir des marchés dans une concurrence acharnée : je ne comprends pas cet argument. On ne se poserait pas cette question pour d'autres formes de crimes : ailleurs, les braquages sont autorisés, alors faisons de même !

M. Patrice Joly. - Ce n'était pas le sens de ma question !

M. Fabrice Arfi. - Je ne dis pas cela ! Je réponds à cet argument que j'entends beaucoup, qui est que si les autres versent des pots-de-vin, si nous-mêmes n'en versons pas, nous ne pouvons plus décrocher de marchés. Peut-être que la corruption peut aider à décrocher un marché, mais le poison instillé dans la relation économique et diplomatique, et la dépendance, le lien saumâtre entre le pays vendeur et le pays acheteur qui en résultent, ne sont pas sans conséquence. Dans un temps plus long, c'est absolument dramatique.

Il est dur de répondre sur le cadre structurel tant c'est vaste.

Je pense que le terme de transparence a été inventé par ceux qui n'en veulent pas, car il véhicule une forme de violence. Je préfère le terme de publicité, dans le sens de « rendre public ».

Nous, journalistes, ne sommes pas détectives. Ce que nous révélons n'a pas forcément vocation à être qualifié de délit. Nous levons des lièvres et d'autres s'en emparent. On ne peut pas juger la qualité du journalisme à l'aune des décisions judiciaires.

Cela étant, un problème structurel me semble être la non-indépendance du parquet en France. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) estime, depuis l'arrêt Medvedyev, que le parquet n'étant pas indépendant en France, on ne peut pas dire que les magistrats du parquet sont des magistrats. Je ne jette pas l'opprobre sur les procureurs, qui réalisent un travail extraordinaire, et qui, pour leur grande majorité, sont parfaitement indépendants dans leur tête. Je parle de l'indépendance institutionnelle. À chaque fois qu'il y a une affaire d'atteinte à la probité, il est très facile de dire : « le parquet, sous l'autorité de tel pouvoir politique, s'attaque à moi ». L'indépendance du parquet assainirait le rapport parfois pathologique que l'on a à la justice financière.

M. Frédéric Ploquin. - Considérer qu'il peut être mis fin au blanchiment de l'argent sale à l'échelle de la France, c'est comme croire que le narcotrafic peut se régler en se concentrant sur Champigny-sur-Marne. La France peut montrer l'exemple, mais les flux financiers débordent largement nos frontières. Un policier envoie une commission rogatoire à Rabat, à Alger, à Dubaï, à Hong Kong et attend une réponse : il attendra éternellement ! On ne peut pas penser la lutte contre le blanchiment à l'échelle de l'Hexagone. Pendant des années, les délinquants et criminels français ont investi en Espagne. Vous ne pouvez pas comprendre la flambée immobilière colossale de l'Andalousie, toutes ces villas de luxe, si vous ne savez pas que l'Espagne a largement ouvert ses portes à l'argent sale. Aux Pays-Bas, des trafiquants arrivent avec des valises de billets sans problème. À la mondialisation du trafic correspond une mondialisation des flux financiers.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Merci de nous donner tant de justifications du bien-fondé de cette commission d'enquête. Le blanchiment représente 3 % à 5 % du PIB, soit 2 000 milliards d'euros qui manquent à l'économie réelle. C'est un crime social, démocratique et économique. Il faudrait renforcer le name and shame, qui est évité par les conventions judiciaires d'intérêt public. Je veux vous rassurer : notre commission d'enquête se rendra hors de nos frontières.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci beaucoup pour vos témoignages et éclairages.

Audition de Mme Anne Michel et MM. Jérémie Baruch et Maxime Vaudano, journalistes (Le Monde)

(Mardi 4 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous continuons à entendre le témoignage de journalistes qui ont enquêté sur la délinquance financière et le blanchiment en recevant Mme Anne Michel, M. Maxime Vaudano et M. Jérémie Baruch, tous trois journalistes au Monde.

Madame, Messieurs, vous êtes membres du pôle Enquêtes du Monde et vous participez aux travaux du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), qui a révélé la plupart des grands scandales en matière de criminalités financières ces dernières années, les différents Papers ou Leaks.

Avant de vous donner la parole pour nous faire part de votre expérience et de l'analyse que vous faites de la situation, de l'ampleur de la délinquance financière et des moyens d'y remédier, je vous indique que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Anne Michel, M. Jérémie Baruch et M. Maxime Vaudano prêtent serment.

Mme Anne Michel, journaliste au pôle Enquêtes du quotidien Le Monde. - Nous nous proposons de vous exposer les enjeux de la lutte contre la délinquance financière, en commençant par évoquer les récentes décisions prises par l'administration américaine en la matière.

Trois d'entre elles doivent retenir notre attention.

Le 10 février, la loi anti-corruption américaine, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) de 1977, a été assouplie, avec l'annonce de la suspension des poursuites contre des entreprises qui auraient versé des pots-de-vin pour remporter des marchés. En 2024, une trentaine d'actions en justice avaient été engagées contre de telles entreprises, notamment contre les géants miniers Glencore et Trafigura. Cette décision revient à octroyer un permis de corrompre aux milieux d'affaires.

Fin février, un mouvement de dérégulation financière a ciblé le Consumer Financial Protection Bureau (CFPB), qui lutte contre les petites escroqueries et les grandes fraudes financières. Plusieurs centaines de suppressions d'emplois ont été annoncées, ainsi qu'un projet de destruction des archives de l'agence. Dans le même temps, l'intention a été affirmée de limiter le droit de regard des actionnaires sur les sujets environnementaux et sociétaux.

Enfin, le 2 mars, le département du Trésor a annoncé son intention de neutraliser une partie de la loi sur la transparence des entreprises, le Corporate Transparency Act (CTA). Après avoir suspendu en février les pénalités pour les groupes ne déclarant pas leurs bénéficiaires effectifs dans les délais, le département du Trésor entend désormais restreindre le champ d'application de la loi aux seules entreprises étrangères.

Ces mesures traduisent une volonté politique de dérégulation, sous couvert d'alléger la réglementation censée peser sur les sociétés et la compétitivité américaines. Le nouveau secrétaire, Scott Bessent, a ainsi salué le projet « audacieux » de Donald Trump pour libérer la prospérité américaine, en évoquant une « victoire du bon sens ». Ces évolutions véhiculent toutefois l'idée que la criminalité financière et la corruption ne sont pas si graves et ne doivent pas être réprimées, voire qu'elles sont constitutives de l'activité économique et financière, inévitables et tolérables. Ce qui se profile, avec ces annonces, c'est la dépénalisation de la criminalité financière.

Dans ce contexte, les décisions que prendront l'Union européenne et la France pour appuyer les politiques publiques de lutte contre la criminalité financière n'en seront que plus importantes, au regard de l'impact considérable des choix de la première puissance économique mondiale et de sa force d'entraînement. L'enjeu est politique : soit nous dérégulons dans le sillage des États-Unis, sous la pression de ces premières décisions, soit nous tenons bon la barre en expliquant que le corollaire de l'économie de marché, qui assure son bon fonctionnement et permet de prévenir les crises et les scandales, est, d'une part, la régulation et, d'autre part, la transparence.

M. Jérémie Baruch, journaliste au pôle Enquêtes du quotidien Le Monde. - Dans ce contexte de mondialisation financière, nous constatons l'interconnexion manifeste des systèmes financiers. Ainsi, la plupart des enquêtes sur lesquelles nous avons travaillé nous conduisent vers une délinquance financière d'envergure internationale, dépassant le cadre français : les Panama Papers, SwissLeaks ou OpenLux en sont des exemples parmi d'autres, en Europe et à l'étranger.

Nous avons choisi de nous focaliser sur des enquêtes plus récentes, en commençant par celles qui concernent les Émirats arabes unis. Au fil de nos investigations, il apparaît que ce pays est plus que jamais un centre offshore agissant comme un aimant pour l'argent sale. Dubaï et le reste des Émirats arabes unis, notamment Abou Dhabi, concentrent un maximum de flux financiers illicites, constituant une plaque tournante pour le blanchiment de l'argent issu d'activités criminelles. On y retrouve les fruits de la fraude fiscale, du trafic de stupéfiants et des échanges de cryptomonnaie dans des opérations de blanchiment. Ce pays est perçu par la criminalité financière comme un refuge permettant d'échapper aux justices européennes, dont la justice française.

Nos enquêtes montrent que les trafiquants utilisent l'argent frauduleusement gagné en France et en Europe, le transfèrent aux Émirats arabes unis et achètent de l'immobilier pour le blanchir, tout en y résidant, car ils y sont hors d'atteinte de la justice française. L'aide bilatérale entre la France et les Émirats ne fonctionne en effet pas encore de manière optimale, et subit des blocages, notamment à Abou Dhabi et à Dubaï. Les conventions fiscales françaises demeurent accommodantes et continuent d'être exploitées pour éluder l'impôt, en particulier aux Émirats arabes unis.

Nos enquêtes révèlent également le recours de la délinquance financière à des visas et passeports dorés, dans les Caraïbes, à la Dominique, à Saint-Christophe-et-Niévès comme aux Émirats arabes unis. Certains de ces documents sont même émis par des pays de l'Union européenne, tels que Malte et Chypre. Bien qu'encadrés par l'Union européenne, ils ne sont pas formellement interdits et restent malgré tout acceptés. Ces visas et passeports dorés, accessibles uniquement aux plus riches qu'ils ont vocation à attirer, constituent un rouage essentiel de la criminalité organisée et de la délinquance financière.

Enfin, nos enquêtes mettent systématiquement en lumière l'implication d'intermédiaires tels que des avocats, des agents immobiliers et des banquiers. Ces professions sont censées effectuer une vérification diligente (ou due diligence), c'est-à-dire déterminer qui sont leurs clients et quelle est l'origine des fonds qui leur sont confiés. Cette question des intermédiaires financiers impliqués dans ces schémas frauduleux est donc centrale.

M. Maxime Vaudano, journaliste au pôle Enquêtes du quotidien Le Monde. - Les techniques d'opacification observées dans les paradis fiscaux depuis au moins une dizaine d'années trouvent des transpositions en France. Nos enquêtes révèlent les techniques de dissimulation mises en oeuvre dans le contexte français, telles que l'ouverture et la fermeture rapides de sociétés éphémères, à la faveur des difficultés rencontrées par le guichet unique des sociétés et par la surveillance exercée par les greffes des tribunaux de commerce. De nombreuses fraudes passent également par des crédits d'impôt et des mécanismes de carrousel.

Du point de vue des techniques d'opacification des transactions, une grande partie des problématiques concerne l'immobilier. Si le blanchiment y a été évoqué concernant Dubaï, la France n'en est pas exempte. Plusieurs enquêtes se sont ainsi penchées sur cette question en l'abordant par le biais de l'opacité, première étape avant le blanchiment.

Des outils intéressants sont apparus ces dernières années pour observer ce phénomène en France, tels que des registres de plus en plus complets permettant de savoir à qui et à quelles sociétés appartiennent les biens immobiliers. En croisant ces registres, les journalistes, comme nous, ou des organisations non gouvernementales, comme Transparency International, constatent régulièrement qu'un grand nombre de sociétés possédant de l'immobilier en France n'ont pas de bénéficiaires effectifs déclarés, utilisent des formes permettant de déroger à leurs obligations ou s'en exemptent en toute illégalité sans être rattrapées par les autorités. La question de l'immobilier est centrale, car elle est un facilitateur du blanchiment.

Des techniques simples continuent d'être utilisées en France, comme transmettre un bien immobilier en cédant les parts d'une société civile immobilière (SCI) plutôt que le bien lui-même, ce qui permet d'éviter une déclaration au greffe et le déclenchement de l'obligation de déclaration du propriétaire auprès du fisc. Ces techniques pourraient faire l'objet d'une attention du régulateur afin de lutter contre le blanchiment.

Les statistiques annuelles des organismes régulateurs montrent que très peu de déclarations de soupçon sont recensées de la part des différentes professions réglementées. Si les banques sont de bons élèves, concentrant 80 % des déclarations, d'autres professions réglementées, telles que les notaires, les agents immobiliers et les avocats, continuent d'en faire peu remonter. Si l'on ne peut rien leur reprocher individuellement, statistiquement, au vu des observations dans les enquêtes et du rôle central de ces intermédiaires, cette situation pose question.

Ces déclarations constituent en effet la première digue contre le blanchiment. Notre modèle repose sur l'autorégulation et la responsabilisation des intermédiaires ; si ces derniers, membres de professions réglementées, ne respectent pas leurs obligations de déclaration et de vérification diligentes sur leurs clients, tout l'édifice est fragilisé et les autorités comme les services d'enquête se retrouvent à essayer de vider l'océan à la petite cuillère, en saisissant les scandales à travers la presse ou via des sources ponctuelles, sans pouvoir prévenir ces opérations de façon structurelle.

Mme Anne Michel. - De nouvelles tendances émergent dans les affaires de délinquance financière. S'agissant du trafic de drogue, en recrudescence, les opérations de blanchiment se déroulent sur le territoire français et à l'étranger. En France, le recours à de petits commerces dont le chiffre d'affaires est artificiellement gonflé pour absorber les produits d'activité criminelle, en l'occurrence du trafic de drogue, est constaté par les services de police. Cela concerne différents types d'établissements : restauration, barbershops, etc., sur lesquels de précédents intervenants vous ont alertés.

À l'étranger, de nombreux trafiquants et d'autres formes de délinquants financiers s'appuient sur des réseaux criminels organisés spécialisés dans le blanchiment d'argent via des sociétés-écrans. On a pu ainsi évoquer par le passé l'affaire des grossistes chinois d'Aubervilliers, qui constituaient un point chaud en la matière.

La cybercriminalité est également en forte hausse, c'est-à-dire les arnaques liées aux cryptomonnaies, comme l'illustre l'affaire Juicy Fields, qui doit être encore présente dans les mémoires. De nombreuses enquêtes révèlent que les cryptoactifs sont utilisés par des trafiquants de drogue, des groupes sectaires ou des réseaux s'adonnant à des arnaques en ligne, pratiquant ce que l'on appelle des rug pulls, ou tirages de tapis, par analogie au fait de tirer un tapis sous les pieds de quelqu'un, le faisant tomber en perdant tout ce qu'il avait entre les mains. Les autorités luttant contre la criminalité financière ont identifié le blanchiment via les cryptomonnaies comme l'un des grands risques. L'intérêt des criminels pour les cryptomonnaies s'explique également par leur volonté de réduire leur dépendance aux espèces. Certains régulateurs financiers ont également pointé l'émergence d'une nouvelle forme d'investissement : les investissements en bourse, directement sur les marchés financiers. Il serait sans doute pertinent d'interroger le régulateur français, l'Autorité des marchés financiers (AMF), à ce sujet.

M. Maxime Vaudano. - Nous voudrions attirer votre attention sur un type de fraude particulier, peu connu, sur lequel nous avons travaillé récemment, qui touche plusieurs des problèmes que vous avez à traiter : la fraude à l'immatriculation des véhicules. Il existe en effet en France un système d'immatriculation des véhicules (SIV) qui permet de relier les véhicules à leurs propriétaires. Or nous avons découvert il y a quelques mois que ce système avait été en grande partie privatisé en deux phases, en 2009 et en 2017. À cette occasion, une myriade d'acteurs intermédiaires qui se sont vu déléguer le pouvoir d'enregistrer des opérations dans ce système et de changer les propriétaires des véhicules. Ce qui devait arriver arriva : le système ayant été mal pensé en amont, plus de 30 000 opérateurs se sont engouffrés dans le secteur, sans aucune vérification, et ont obtenu du jour au lendemain le pouvoir de changer le nom des propriétaires des véhicules. De très nombreux réseaux criminels et de petite délinquance ont saisi cette opportunité pour maquiller un véhicule volé, par exemple, en changeant le nom de son propriétaire, déclarer un véhicule dans une mauvaise catégorie pour ne pas payer le malus écologique, ou encore déclarer une fausse adresse pour ne pas recevoir les amendes.

C'est un scandale à bas bruit, qui a été peu traité jusqu'à présent. Il peut paraître anecdotique, car il se concentre sur un secteur particulier, mais on y retrouve plusieurs éléments qui figurent dans d'autres affaires, à commencer par la structure spécifique des sociétés impliquées : celles-ci sont ouvertes puis fermées à la pelle, leurs créateurs les détruisent dès qu'ils sont repérés par les forces de l'ordre, etc. La plupart le font en utilisant des papiers d'identité usurpés ou faux. Ils y parviennent en raison de la faiblesse des contrôles réalisés aux guichets de création de sociétés et maintiennent leur activité pendant un moment avant d'être identifiés par les forces de l'ordre, qui mettent plusieurs mois à désactiver leur numéro. Entre-temps, ils parviennent à réaliser 10 000, 15 000, voire 20 000 opérations, au vu et au su de tout le monde. De nombreux professionnels de ce secteur informel proposent en effet leurs services très ouvertement sur des plateformes comme Snapchat. Les quelques forces de l'ordre qui sont mobilisées sur ces questions sont noyées, car de tels réseaux se retrouvent dans toutes les régions de France. Comme ils agissent le plus souvent à travers plusieurs départements, se posent des problèmes de compétences et de transferts de dossiers. La plupart des dossiers n'aboutissent donc jamais. Cette situation est un concentré des problèmes que le pays peut rencontrer dans ce domaine : la privatisation de ce service public a été ratée, de toute évidence, et a ouvert un boulevard pour les fraudeurs et le phénomène mobilise énormément de temps de travail et de moyens des forces de l'ordre. Dans chaque grande agglomération, plusieurs agents doivent ainsi s'occuper de ce problème à plein temps. Si le système avait été mieux sécurisé, nous aurions pu économiser beaucoup de temps et de moyens.

M. Jérémie Baruch. - Nos enquêtes nous mènent souvent, à travers l'actualité internationale, vers des fraudes de circonstance. Je pense notamment au contournement par de grandes entreprises françaises ou étrangères des sanctions imposées par l'Union européenne contre la Russie. La société française Technip Energies a ainsi cherché à limiter ses pertes financières en retardant de plusieurs mois sa sortie d'un chantier de gaz dans l'Arctique, le projet Arctic LNG 2. Elle l'a fait en se servant de sociétés étrangères, de bateaux étrangers, d'entreprises basées aux Émirats arabes unis, pour continuer à assurer ses livraisons sans passer par la France. Elle n'a pourtant pas été sanctionnée par les autorités françaises et a même reçu un aval plus ou moins tacite du pouvoir politique français : Bercy ne s'est pas opposé aux livraisons quand Technip Energies lui a demandé l'autorisation de les mener à bien.

Mme Anne Michel. - Nous avons publié fin octobre 2024 une enquête sur un gros négociant de pétrole russe, Coral Energy, aujourd'hui 2Rivers, qui est désormais sous surveillance internationale. La société a été relocalisée à Dubaï pour écouler les hydrocarbures russes au moyen de sociétés-écrans immatriculées à Dubaï et à Hong Kong et du recours à la fameuse flotte fantôme. Cette technique consiste à dissimuler l'origine russe du pétrole en procédant à des transbordements de navire à navire, au large des côtes grecques, en l'occurrence, ou encore à Malte, les navires concernés éteignant leurs transpondeurs pour disparaître des radars.

Un des enjeux pour nous était de remonter la piste des intermédiaires, y compris financiers, qui avaient assuré les cargaisons. Or celles-ci avaient été assurées ou financées en partie par des établissements financiers européens, notamment une banque française, la Société Générale, qui avait soutenu l'activité de négoce de ce groupe pour plusieurs dizaines de milliers d'euros.

Cela soulève des interrogations sur la politique de compliance à mener et la surveillance à effectuer sur les groupes pour lesquels les établissements financiers travaillent. Au moment où ces intermédiaires continuaient à le financer, l'une des entités de ce groupe faisait déjà l'objet de sanctions américaines.

Pour ces enquêtes, nous décloisonnons un peu nos compétences de journalistes : ce travail a été mené à la fois par le service d'enquête traditionnel, qui travaille sur le terrain ainsi que sur des données financières - que nous avons eu l'habitude de traiter dans le cadre des « Leaks » - et le service vidéo du Monde qui fait de l'Open Source Intelligence (Osint), une technique d'enquête en source ouverte. Il analyse, par exemple, toutes les images satellitaires à disposition. Nous constituons ainsi de plus en plus souvent de petits pools de journalistes, qui se nourrissent de leurs compétences mutuelles, pour analyser toutes les données et faire aboutir ces enquêtes.

En filigrane se pose aussi la question du devenir des sanctions américaines, et donc celle du devenir des sanctions de la communauté internationale visant la Russie.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je vous remercie de vos interventions.

Le travail d'enquête que vous menez est extrêmement important pour le travail parlementaire, car vous nous apportez souvent plus de matière que les administrations chargées de nous fournir des données pour que nous puissions légiférer dans de bonnes conditions. L'impulsion législative vient d'ailleurs souvent de la lecture de votre travail, comme le montrent les deux derniers progrès en date : l'arbitrage de dividendes et le verrou de Bercy - deux murs de Jéricho qui ont fini par céder.

Les relations que nous pouvons nouer sur ces questions sont importantes, car nous n'avons pas toujours l'écoute de la commission des finances ou du ministre chargé de ces sujets. Sur l'arbitrage des dividendes, cinq ans ont été nécessaires avant que le dossier aboutisse ; il a fallu plus longtemps encore pour le verrou de Bercy, avec toute la constance d'Éric Bocquet et de quelques autres parlementaires pour remettre le sujet sur le tapis chaque année. Cette situation crée un certain désespoir, voire a pu susciter des renoncements. Je tiens donc à vous remercier très officiellement de tout ce travail.

Comment analysez-vous les blocages que nous rencontrons dans ces affaires ? Prenons l'affaire des fraudes à l'immatriculation que vous avez citée. Pourquoi n'arrivons-nous pas à juguler ce type de fraude, récente et d'opportunité ? De même, pourquoi a-t-il fallu tant de temps pour régler le problème de l'arbitrage de dividendes ?

Qu'est-ce qui peut bloquer la décision politique, une fois la décision législative mise en branle ?

Mme Anne Michel. - Concernant l'arbitrage de dividendes, mon analyse rejoint celle de mes collègues. Les freins qui ont pu être constatés dans cette affaire ont un nom : le lobbying des banques, qui a été constant - depuis l'origine de la révélation des faits, en 2018, jusqu'au dernier moment. Il y a même eu des tentatives de modification du projet des sénateurs jusqu'au sein de la commission mixte paritaire (CMP), alors qu'il s'agit d'ordinaire d'un moment plutôt calme sur le plan du lobbying.

Les banques mettent en avant le fait que ces pratiques alimentent les marchés en liquidités et contribuent donc à leur rentabilité. Il est donc difficile de savoir où placer le curseur pour légiférer : que faire de leur argument selon lequel une restriction de ces pratiques de marché entraînerait une perte de compétitivité ?

À travers le lobbying, une partie du secteur bancaire montre en réalité qu'elle n'est pas prête à sacrifier une partie de sa rentabilité à l'intérêt général. Elle défend donc des positions tendant à rendre légales des pratiques dont les administrations fiscales - française comme étrangères - considèrent qu'elles relèvent non pas de la zone grise de l'optimisation fiscale, mais bien de la fraude. Peut-être est-il temps que le secteur bancaire se pose la question de sa contribution au bon fonctionnement de l'économie de marché, laquelle a besoin de transparence et de régulation. Les pratiques qui confinent à la fraude doivent donc être éradiquées. Une finance responsable ne saurait reposer sur des schémas opaques ou faire la promotion de schémas fiscaux agressifs. Cela irait d'ailleurs à l'encontre de toutes les règles internationales fixées par des organisations comme l'OCDE.

Contrairement à ce que disent les lobbyistes que nous avons pu entendre, interdire l'arbitrage de dividendes, ou « CumCum », ou les pratiques similaires visant à éluder l'impôt, qui lèsent les finances publiques, ce n'est pas freiner le business, mais mieux le réguler.

Il semble qu'en 2025 cette idée doive encore être défendue.

M. Maxime Vaudano. - Les raisons du blocage diffèrent d'un dossier à l'autre. Dans le dossier de l'immatriculation des véhicules, il ne faut pas voir de malice non plus que l'effet d'une forme de lobbying : très peu d'acteurs ont en effet intérêt à ce que ce système perdure. Il s'agit davantage de l'effet d'une désorganisation des services de l'État.

On relève ainsi un vrai défaut de remontée et de partage d'informations. Les problèmes sont constatés sur le terrain par des agents de la gendarmerie, de la police ou des services fiscaux, qui sont souvent isolés et ne disposent pas toujours de point de contact au niveau national pour mettre en commun les informations qu'ils recueillent. Ils doivent ainsi transmettre à un collègue, gendarme dans un autre département, une lettre assortie d'une liste de 25 garages fictifs... La lutte contre ce phénomène est très artisanale, sans plateforme de mise en commun des informations, alors qu'il s'agit d'un problème important pour les finances publiques, la sécurité routière, la fiscalité écologique, etc.

Une cellule associant les différents services d'enquête serait ici bienvenue, mais cela nécessite une impulsion au niveau de l'administration et des cabinets ministériels.

Ce phénomène est identifié depuis longtemps au niveau local : un algorithme a été mis en place dès 2017 dans les préfectures, mais l'on s'est arrêté à cela. Or cet outil souffre de nombreuses limites. Il faut beaucoup de temps pour identifier les acteurs malveillants qui utilisent le système et les arrêter.

Au-delà de la coordination et de la mise en commun des informations, les services d'enquête des forces de l'ordre pourraient peut-être, comme nous le faisons nous-mêmes, utiliser des bases de données et des sources ouvertes. Ainsi, la fraude à l'immatriculation peut se constater en cinq secondes sur Snapchat, en tapant le mot-clé « SIV ». Certains agents des forces de l'ordre font le travail de conserver les indices issus de ces plateformes, mais ils ne savent pas si les acteurs visés se trouvent dans leur périmètre géographique. Cela n'aboutit donc à rien.

L'utilisation des sources ouvertes que sont les réseaux sociaux et des bases de données peut permettre néanmoins d'attraper une partie de la délinquance financière. Pour cette enquête, nous nous sommes appuyés sur des témoignages, mais aussi sur de telles sources. Nous avons pu identifier dans les registres du commerce de nombreuses sociétés enregistrées dans la catégorie commerce de véhicules légers, dont ce type d'acteur abuse. Ces sociétés sont très faciles à identifier : elles n'ont aucun salarié et sont souvent enregistrées sous des adresses fictives. Il serait donc possible pour les services de l'État de les identifier en masse et de les radier de façon automatique.

De manière générale, il serait peut-être préférable de sortir de la logique « affaire par affaire » pour mettre en commun les informations existantes et attaquer le sujet de façon plus systémique.

Il est peut-être légalement compliqué, pour les services d'enquête, d'utiliser ces données comme nous le faisons, mais à moyen et à long terme ce serait une voie utile pour attraper ces délinquants qui ont souvent un coup d'avance.

Mme Sylvie Vermeillet. - Merci de vos exposés intéressants. Est-il donc possible désormais d'immatriculer des véhicules sans agrément ?

M. Maxime Vaudano. - Un agrément est donné de façon quasi automatique par la préfecture. Il peut être retiré a posteriori en cas de problème, mais cela prend plusieurs mois.

Selon les données des services du ministère de l'intérieur, environ 30 000 sociétés disposent de cet agrément. Or, chaque année, 4 000 sociétés se font retirer leur habilitation, ce qui donne une idée de la quantité de fraudeurs déjà appréhendés - sans même parler de ceux qui ne le sont pas.

Mme Sylvie Vermeillet. - Les services de police doivent-ils se tourner vers la préfecture pour dénoncer les fraudeurs ?

M. Maxime Vaudano. - C'est un contrôle a posteriori, mais l'usage de ce système est tellement massif qu'il ne permet pas d'endiguer l'ampleur du phénomène.

Mme Sylvie Vermeillet. - Les restrictions annoncées pour le Corporate Transparency Act peuvent aboutir à la dépénalisation de la criminalité financière. J'imagine que les banques américaines vont se réjouir... Avez-vous des échos de la décision de la Cour suprême à ce sujet ? Les banques françaises et européennes risquent de mettre en avant, comme Mme Michel l'a souligné, le risque concurrentiel encouru, et de nous dire que, les banques américaines faisant des profits, elles doivent se montrer à la hauteur.

Par ailleurs, la direction générale des finances publiques (DGFiP) repère les petits commerces sans activité. Que lui manque-t-il pour mener une action plus pertinente ?

Enfin, les dénonciations effectuées auprès de Tracfin sont-elles assez encadrées ? Faut-il revenir sur le secret professionnel des professions intermédiaires que sont les avocats, comptables, banquiers, notaires, ou agents immobiliers en cas de fraude avérée ? Pour ma part, j'y suis favorable, qu'en pensez-vous ?

Mme Anne Michel. - Nous pouvons craindre que la pression mise sur la régulation financière aux États-Unis produise un effet d'entraînement dans le reste du secteur financier. Cela renforce l'importance des positions que prendra l'Union européenne. Quelles positions la France défendra-t-elle ? Portera-t-elle haut la nécessité de maintenir la réglementation financière existante - avant même d'envisager d'aller plus loin ? Peut-être s'agira-t-il déjà de sauver l'existant. Ce sera sûrement un point à surveiller.

Le contexte européen n'est cependant pas le contexte américain. En 2024, un nouveau paquet réglementaire anti-blanchiment a été voté par l'Union européenne, assorti de la création d'une nouvelle structure : l'Anti-Money Laundering Authority (Amla), ou Autorité de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (ALBC), établie à Francfort, qui commencera ses travaux en juillet prochain. Nous verrons si elle impulsera une nouvelle dynamique, face à toutes les pressions, voire les menaces de dérégulation qui commencent à s'exprimer.

M. Jérémie Baruch. - Concernant la façon dont la DGFiP pourrait mieux surveiller les petits commerces, commençons par dire que la plupart des petits commerces sont légaux, sans délinquance financière aucune. Certains sont utilisés par la délinquance financière - je pense notamment aux trafiquants de drogue - pour faire gonfler un chiffre d'affaires et blanchir de l'argent, mais ils ne présentent pas beaucoup de différences avec d'autres petits commerces. Ainsi, le chiffre d'affaires d'une onglerie qui ne marche pas très bien est à peu près identique à celui d'une autre onglerie utilisée par un trafiquant de drogue pour blanchir son argent.

Pour mieux surveiller ces petits commerces, plus de moyens sont probablement nécessaires ainsi que l'utilisation de méthodes plus novatrices pour le traitement de l'information et des données, afin de mieux appréhender les structures qui pourraient ressembler à du commerce légal, mais qui sont en réalité des commerces de façade.

Quand un bar à chicha est utilisé par des trafiquants, le meilleur moyen de s'en apercevoir est de mettre un policier en planque pour constater qu'aucun client n'y entre jamais, alors qu'il génère tout de même du chiffre d'affaires. C'est ce décalage qui montre que ce commerce est utilisé pour blanchir le fruit d'un trafic.

En outre, j'ignore si cela pourrait constituer une solution, mais la massification des données financières permet probablement à l'intelligence artificielle ou à des enquêteurs chevronnés de pointer du doigt les endroits où il y a des problèmes.

Mme Sylvie Vermeillet. - Si la DGFiP ne parvient pas à les repérer, les comptables ont toujours la possibilité de le faire ; cela rejoint ma question relative à l'encadrement des professions intermédiaires.

M. Maxime Vaudano. - C'est une bonne question, que les dernières directives européennes anti-blanchiment ont d'ailleurs attaquée de front, en créant des obligations supplémentaires pour les intermédiaires. Je n'ai pas le sentiment que la question du secret professionnel ait constitué un obstacle sur ce point.

À voir la façon dont ces directives ont été votées puis transposées en France, il semble que le législateur européen ait trouvé un point d'équilibre. Cependant, la question se pose de l'application de ces mesures. Je ne sais pas comment les services d'enquête ou l'administration fiscale agissent à cet égard. Des sanctions sont-elles prises ? Quand une affaire va au pénal, les responsabilités des différents intermédiaires financiers sont-elles systématiquement recherchées ? Un tel travail est souvent difficile à effectuer pour les parquets, mais je crois que la politique du parquet national financier (PNF) le pousse à cibler les intermédiaires dès qu'il le peut, pour faire un exemple.

De façon plus modeste, il serait peut-être possible d'accentuer la pression administrative sur les intermédiaires, pour des tâches aussi simples que le remplissage des registres, par exemple. Parfois, certains comptables appelés à remplir les registres du commerce ou les registres des bénéficiaires effectifs pour le compte de leurs clients ne le font pas, ou introduisent une faute d'orthographe volontaire pour éviter des croisements de données. Or de telles erreurs ou omissions n'entraînent aucune conséquence pour les bénéficiaires effectifs concernés non plus que pour les professionnels qui les ont aidés. Une action administrative de cet ordre pourrait conduire les intermédiaires à faire davantage attention.

Mme Anne Michel. - Les déclarations de soupçon ont été évoquées, elles émanent à 80 % du secteur bancaire, qui joue le jeu de ce point de vue ; les notaires et les agents immobiliers se montrent moins impliqués, alors même que le secteur est identifié par toutes les autorités compétentes comme présentant un haut risque de blanchiment. On relève en effet une permanence de non-déclaration de la part de certains professionnels, pourtant assujettis à l'obligation de signaler une transaction qui leur paraît suspecte. D'un rapport annuel de Tracfin à l'autre, le constat est fait sans que beaucoup de choses changent. Or le travail d'enquête de Tracfin se fonde sur les déclarations de soupçon que lui remettent les professionnels assujettis ; l'agence ne disposant ni de pouvoir d'enquête propre ni de pouvoir de coercition.

M. Marc-Philippe Daubresse. - Jusqu'à présent, la France suivait plutôt une logique de surtransposition des directives européennes, mais dans l'ère de simplification dans laquelle nous nous trouvons, cette logique tend à changer.

Nombre de soupçons proviennent du croisement de fichiers : SIV, greffe du tribunal de commerce, etc. Or quand nous essayons de légiférer sur ces questions, nous nous heurtons souvent à des objections juridiques relatives au règlement général sur la protection des données (RGPD) et à la protection des libertés. Comment arriver à aller plus loin dans ce contexte ?

Ancien rapporteur de la loi du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi), je peux indiquer que nous avons prévu des moyens techniques considérables en matière de cybersécurité - pour l'utilisation des algorithmes, par exemple, moyennant l'assurance d'un contrôle humain, ou pour celle de cribles de croisement de fichiers à haute vitesse et à haute efficacité ; pour autant, la question est moins technique que juridique, comme nous avons pu le constater également au sujet de la reconnaissance faciale.

Ne faudrait-il pas, dans certaines circonstances spécifiques, autoriser l'utilisation de ces techniques particulières ?

M. Maxime Vaudano. - Cela fait écho à un gros problème rencontré ces deux dernières années par les journalistes, les ONG et les chercheurs : la transparence financière.

D'énormes progrès avaient été réalisés avec les précédentes directives anti-blanchiment, et la mise en place de registres, notamment ceux des bénéficiaires effectifs, qui sont de véritables mines d'or qui permettent d'associer le véritable propriétaire déclaré à une société. Cette parenthèse enchantée a duré jusqu'en 2022 ou 2023, quand un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a soufflé un vent d'hiver glaciaire sur les journalistes : les juges ont mis en avant un principe supérieur de protection de la vie privée qui l'emporterait sur l'intérêt de la société à connaître ce type d'informations.

Ce fut un gros problème, mais un point d'équilibre a été trouvé avec la sixième directive anti-blanchiment, qui a fermé la consultation des registres au grand public, mais l'a rouverte au cas par cas pour les journalistes, les ONG et les chercheurs. Nous y avons donc accès en tant que journalistes, mais la société y a perdu : des affaires avaient pu sortir grâce à des citoyens lambda débusquant une société appartenant à un conseiller municipal, ou grâce à un étudiant en journalisme, encore dépourvu de carte de presse, tombant sur une information intéressante... Actuellement, ces profils n'ont plus accès à ces registres ; nous sommes qu'un petit cercle d'initiés à pouvoir les consulter. Il est pourtant nécessaire que le grand public y ait accès pour exercer une surveillance panoptique du système économique et de ces sociétés.

Une solution législative est-elle possible ? Cela semble impossible au niveau européen, en raison de la tension entre respect de la vie privée et criminalité financière, mais d'autres pays ont réussi à maintenir ouverts leurs registres en passant par d'autres voies juridiques. Leurs registres existaient avant la directive anti-blanchiment et s'appuyaient sur d'autres principes que la lutte contre la criminalité financière, comme le bon fonctionnement de la société de marché. Ils ont ainsi pu trouver une ligne de crête.

On pourrait imaginer que le législateur européen trouve également un moyen de rouvrir ces registres sur le fondement d'un autre principe. Certes, on pourrait envisager une ouverture au cas par cas, en cas de soupçons, mais techniquement, les croisements fonctionnent s'ils sont mis en oeuvre de façon indiscriminée... Il est très difficile de conjuguer une approche massive de croisement des fichiers informatiques avec une autorisation au cas par cas d'accès aux données. De telles solutions techniques seront donc moins fonctionnelles.

M. Raphaël Daubet, président. - Comment jugez-vous la coopération internationale entre journalistes d'investigation face à la mondialisation de la criminalité financière ?

Certains pays sont-ils mieux armés que la France dans cette lutte ? Connaissez-vous des exemples intéressants à l'étranger ?

Mme Anne Michel - La coopération entre journalistes se développe de plus en plus sur ces sujets sensibles, voire considérés comme interdits d'enquête aux médias.

Nous développons de plus en plus de petites coopérations. En dehors de l'ICIJ, il existe aussi de plus petites coopérations spontanées sur des sujets d'intérêt public, rassemblant trois ou quatre médias.

Je salue aussi le travail d'utilité publique mené par Forbidden Stories, créé par Laurent Richard, pour poursuivre le travail des journalistes assassinés, menacés ou entravés. Ainsi, nous avons enquêté au Guatemala sur les agissements d'une compagnie minière russo-ukrainienne. Un journaliste et un média local étaient menacés non seulement judiciairement, mais aussi physiquement. Nous sommes un petit pool de journalistes qui mettons notre liberté au service de ce média, qui poursuivons les enquêtes à sa place et publions ensemble. Cela apporte de la sécurité localement à ces journalistes, confrontés à de grosses machines et des intérêts financiers considérables, qui recourent à des milices privées, dans ces pays où l'État de droit n'est pas respecté. En outre, ces enquêtes y gagnent en résonance.

De plus en plus, les sujets environnementaux sont sensibles ; il est difficile, voire dangereux d'enquêter dessus.

M. Jérémie Baruch - Voici un exemple de coopération journalistique qui fonctionne : l'OCCRP - Organised Crime and Corruption Reporting Project - est un collectif de journalistes principalement tourné vers l'Europe de l'Est et surveillant la corruption en Russie, dans les pays baltes, mais aussi partout dans le monde, notamment en Amérique latine et en Afrique. Il fait partie de ces organismes sur lesquels nous nous appuyons pour sortir nos Leaks. Nous avons travaillé avec lui sur les passeports dorés, sur les Panama Papers, sur les sanctions russes... Il s'agit d'un collectif bien ancré dans le microcosme des journalistes d'investigation.

Pour autant, ils sont attaqués frontalement depuis peu par l'administration Trump, notamment par Elon Musk, qui les désigne comme des suppôts de Satan, des personnes profitant de l'aide financière américaine et s'attaquant uniquement au président Trump. Ils sont sous le coup d'une injonction de l'administration à réduire leur travail et ont perdu beaucoup d'argent lorsque les États-Unis ont coupé les fonds de USAID. Les journalistes avec lesquels ils travaillent, des sous-groupes de l'OCCRP basés dans les pays baltes, en Europe de l'Est ou au Kazakhstan, ne reçoivent ainsi plus du tout d'argent. Or les attaques contre l'OCCRP emportent des conséquences sur l'ensemble de la profession.

M. Maxime Vaudano - Je n'ai pas d'exemple en tête de bonnes initiatives étrangères sur la lutte anti-blanchiment. Nous nous intéressons surtout à la transparence et aux registres, dont les effets sont vertueux : l'Estonie et le Danemark tiennent ainsi de très bons registres, depuis longtemps, dans lesquels on peut retrouver tout l'historique des bénéficiaires effectifs des comptes. Par exemple, l'année dernière, nous avons publié une enquête importante sur Adrien Labi, homme d'affaires britannique d'origine libyenne, qui a subi quelques déboires financiers dans l'immobilier dans le Triangle d'or à Paris. Une grande partie de ses sociétés étaient enregistrées au Danemark et l'enquête a été facilitée par le fait que tous les documents étaient accessibles, notamment depuis les années 2000. Voilà un très bon exemple de transparence financière.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le chemin est encore long, car la moitié des pays de l'Union européenne n'ont pas de fichier central des comptes bancaires. Nous avons vaguement tenté de créer un Ficoba (fichier des comptes bancaires) européen, mais la seule directive à ce sujet prévoit des points de contact en 2029... Cela freine la coopération.

Les États-Unis sont un sujet d'inquiétude, quand on connaît les contraintes que l'administration américaine fait peser sur notre secteur bancaire sans réciprocité... Nous ne mesurons pas les conséquences de ces décisions et je ne suis pas sûre que le président Trump les mesure lui-même... Celles-ci produiront une onde de choc sur la régulation, car l'exemplarité est importante.

Au sentiment d'impunité s'ajoute le sentiment que le blanchiment serait un crime sans victime. Ce n'est pas le cas : 2 000 milliards d'euros échappant à l'économie réelle, cela constitue un crime démocratique. Nous devrons beaucoup investir, mais notre coopération avec les États-Unis sera plus compliquée si nous essayons d'appliquer la réciprocité.

Cette dérégulation m'inquiète. Dès son arrivée, Donald Trump a mis un coup d'arrêt à la tentative de régulation des cryptoactifs menée par la sénatrice Elizabeth Warren. Sur ce sujet éminemment important, l'Union européenne pourra-t-elle faire le poids face aux pressions américaines ? Sur ces sujets transnationaux se posera aussi la question de la violation des sanctions internationales, le président Trump ayant également pris une décision pour alléger les sanctions en cas de violation. Nous trouvons là un réel motif d'inquiétude.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci de votre venue et de ces échanges très éclairants.

Audition de MM. Denis Collas, sous-directeur chargé des affaires économiques et financières à la direction de la police judiciaire de la préfecture de police à Paris, Nicolas Guidoux, chef de l'Office nationale anti-cybercriminalité (OFAC) et Hervé Pétry, commandant de l'Unité nationale cyber de la gendarmerie nationale

(Mardi 4 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Chers collègues, nous allons conclure nos auditions de ce jour par une table ronde qui réunira MM. Denis Collas, sous-directeur chargé des affaires économiques et financières à la direction de la police judiciaire de la préfecture de police à Paris, Nicolas Guidoux, chef de l'Office national anti-cybercriminalité (OFAC), et Hervé Pétry, commandant de l'Unité nationale cyber de la gendarmerie nationale.

Messieurs, je vous remercie de votre présence. Nous vous avons sollicité dans le cadre de cette commission d'enquête sur la délinquance financière, le blanchiment et le financement de la criminalité organisée pour comprendre plusieurs aspects de phénomènes en lien avec le cyber. L'opinion commune fait du cyber en général, des cryptoactifs et du darknet en particulier, les lieux de tous les trafics imaginables. Nous souhaitons comprendre quelle est la réalité de ce phénomène et comment le blanchiment ainsi que le financement de la criminalité utilisent le cyber. Je vous propose de nous exposer le fonctionnement de ces mécanismes complexes et techniques.

Je vous informe que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié. Je vous rappelle que tout faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vais maintenant vous inviter à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Denis Collas, Nicolas Guidoux et Hervé Pétry prêtent serment.

M. Nicolas Guidoux, chef de l'Office national anti-cybercriminalité (OFAC). - Je suis contrôleur général et chef de l'Office central en charge de la lutte contre la cybercriminalité. Cet office, créé par décret le 23 novembre 2023, résulte de la fusion de structures préexistantes, notamment l'ancien Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication et la sous-direction de lutte contre la cybercriminalité. Il existe un office central qui travaille sur la lutte contre la grande délinquance financière et qui est le chef de file en matière de blanchiment. Cependant, le blanchiment est un volet qui concerne l'ensemble de la criminalité organisée.

L'OFAC est un service à compétences nationales, intraministérielles et interministérielles, chargé d'animer et coordonner l'action des services concourant à la lutte contre la cybercriminalité. L'OFAC est le point de contact central pour la France sur cette thématique. La cybercriminalité reste un domaine assez complexe à appréhender et nos compétences, définies par l'article 2 du décret de création de l'office, couvrent deux catégories principales.

Premièrement, nous avons la charge de la lutte contre les infractions liées aux nouvelles technologies, notamment les attaques informatiques, avec un focus particulier sur les rançongiciels. Ces activités génèrent des revenus crapuleux importants et nécessitent un traitement du volet blanchiment à travers nos enquêtes, avec la spécificité de l'utilisation de cryptoactifs pour les paiements de rançons ou l'achat de données volées.

Deuxièmement, nous intervenons sur les infractions facilitées par ou liées à l'utilisation des technologies de l'information et de la communication. Dans notre monde hyperconnecté, ce périmètre englobe un champ infractionnel extrêmement large, la plupart des infractions ayant désormais une dimension cyber.

Notre action en matière de lutte contre le blanchiment comprend en outre plusieurs aspects. D'abord, l'OFAC est un acteur de la formation et de la sensibilisation des enquêteurs à la dimension cyber du blanchiment, notamment sur les méthodes de traçage des circuits de blanchiment et la détection des portefeuilles de cryptoactifs, car ces éléments sont mal connus de bon nombre de services d'investigation.

Ensuite, nous jouons un rôle dans la réduction des offres de méthodes, conseils et services facilitant le blanchiment sur le darknet. Cependant, nous sommes passés du darknet aux solutions de communication chiffrée grand public. Par exemple, l'application Telegram offre des fonctionnalités similaires au darknet en termes d'anonymisation et de confidentialité, mais avec un accès plus simple ne nécessitant pas l'utilisation de Tor. Notre objectif consiste à réduire l'offre illégale en démantelant les infrastructures. Nous ciblons non seulement les offres en ligne, mais aussi les « DAB crypto », c'est-à-dire des distributeurs automatiques récemment implantés et permettant à des personnes ayant des liquidités de se créer des portefeuilles de cryptoactifs. En décembre dernier, nous avons saisi quatorze de ces DAB, principalement en région parisienne et à Lille, qui permettaient la création anonyme de portefeuilles de cryptoactifs avec des liquidités d'origine souvent douteuse.

Nous intervenons également dans le démantèlement des solutions de communication chiffrée. Par exemple, les forces de sécurité françaises ont participé activement au démantèlement d'EncroChat, Sky ECC, Exclu, Matrix et Ghost à l'échelle mondiale. Ces opérations ont permis aux services français d'investigation de s'investir, ce qui s'est avéré positif sur le plan du renseignement criminel et de la compréhension des circuits de blanchiment liés à la corruption.

Un autre aspect important de notre mission concerne le traçage des cryptoactifs. Tous les enquêteurs ne disposent pas des techniques et des outils nécessaires, notamment car ces logiciels sont relativement dispendieux et nécessitent une pratique régulière. Nous accompagnons donc les services d'enquête dans l'utilisation d'outils spécialisés, car les groupes criminels utilisent fréquemment les cryptoactifs pour blanchir l'argent de leurs activités illégales.

Nous travaillons aussi sur les plateformes de cryptoactifs. L'affaire Bitzlato, par exemple, a permis le démantèlement d'une plateforme qui se croyait sécurisée, mais était peu regardante sur l'origine des fonds. Cette opération a impliqué la Gendarmerie nationale et d'autres services à l'échelle européenne et internationale.

Enfin, l'exploitation des données est importante dans les enquêtes sur le blanchiment. Nous devons analyser d'énormes quantités de documentation financière numérique pour reconstituer les circuits de blanchiment.

M. Hervé Pétry, commandant de l'Unité nationale cyber de la gendarmerie nationale. - Je suis général de brigade et je commande l'Unité nationale cyber depuis février 2024. Je totalise à peu près vingt-huit ans de service et j'ai occupé divers postes de commandement opérationnel, en administration centrale et en interministériel, avec une dominante forte en investigation judiciaire et renseignement criminel. J'ai également travaillé à l'international, notamment quatre ans à l'ambassade de Pékin, et dans la lutte contre l'économie souterraine en tant que coordinateur national des groupes interministériels de recherche.

La cybercriminalité est un enjeu majeur, voire grave eu égard au contexte géopolitique actuel. Sa croissance constante est alimentée par la numérisation de la société et la prolifération des outils d'attaque. Elle brouille les frontières entre criminalité organisée classique et cyberattaques étatiques, ce qui fait d'elle un enjeu de sécurité intérieure, nationale et collective.

Face à cette menace, notre approche ne doit pas être l'attentisme, mais l'initiative, voire l'offensive. La gendarmerie s'est réorganisée pour y répondre efficacement, mais je vais vous présenter notre analyse de la menace et nos axes d'action pour améliorer notre efficacité.

L'ANSSI classe la cybercriminalité parmi les menaces les plus critiques, au même niveau que les menaces d'origine étatique. Elle affecte notre tissu économique et nos secteurs vitaux tels que les transports, l'énergie ainsi que les services bancaires et de santé. L'attaque contre l'hôpital de Corbeil-Essonnes, qui a entraîné la fermeture de l'établissement et mis en danger la vie des patients, en est un exemple frappant. La cybercriminalité menace également nos institutions, avec de fréquentes attaques contre les collectivités locales. Elle met en outre en péril la stabilité de l'État, notamment en raison de la puissance des cartels criminels et de l'ubérisation des trafics, en particulier de celui des stupéfiants.

L'évolution des marchés criminels cyber, où les groupes criminels externalisent leurs besoins auprès de logisticiens criminels - le « cyber as a service » - facilite l'accès du plus grand nombre aux technologies numériques. Cette situation soulève la question de la prolifération et de la démocratisation des outils cyber, ainsi que de l'hybridité entre les groupes criminels organisés classiques et les groupes criminels cyber.

De plus, nous observons une porosité entre les groupes criminels organisés cyber et les entités étatiques hostiles à des fins de déstabilisation de nos sociétés et de nos démocraties, ce qui soulève la question de l'articulation entre la cybercriminalité et la sécurité collective. Il est désormais impossible d'examiner ces cyberattaques uniquement sous l'angle cybercriminel et nier l'existence d'une dimension supplémentaire à prendre en compte et qui est d'ordre politique. Outre les actions d'espionnage et de sabotage menées directement par les services des États tiers hostiles, certaines attaques interrogent quant à leur véritable motivation, qui n'est pas simplement crapuleuse. Par exemple, des attaques menées par des groupes russophones comme NoName057 sont motivées par un nationalisme agressif et par une probable impulsion étatique, compte tenu de leur virulence, de leur niveau de sophistication et de leur coordination.

Nous savons également que certains États voyous ont recours à des cyberattaques pour se financer directement. La Corée du Nord, par exemple, a pu se financer à hauteur de 3 milliards d'euros entre 2017 et 2021. Récemment, le FBI a révélé qu'une seule cyberattaque avait permis à un groupe de hackers nord-coréen, Lazarus, de voler 1,5 milliard d'euros à une plateforme de cryptoactifs de Dubaï.

La menace est sérieuse et ne doit pas être sous-estimée. Certains États ont fait l'objet d'attaques allant jusqu'à paralyser leur appareil étatique, comme au Costa Rica ou au Monténégro en 2022.

Le constat de la cybercriminalité met en lumière la massification des attaques : nous observons une augmentation de celles-ci de plus de 9 % en 2023 et de 43 % sur cinq ans. Les cyberattaques proprement dites ont augmenté de 28 % en 2023. Ces chiffres sont probablement minorés, car nous estimons qu'un seul fait sur 250 nous est révélé. La répartition des attaques est la suivante : 60 % concernent des atteintes aux biens, dont 80 % sont des escroqueries, 35 % sont des atteintes aux personnes - cyberharcèlement, pédocriminalité, traite des êtres humains - et 5 % visent les institutions.

Les typologies d'attaques sont diversifiées et nous distinguons deux types principaux : les attaques visant directement les systèmes d'information, ou plutôt les atteintes aux systèmes de traitement automatisé de données (ASTAD), et les infractions classiques utilisant le numérique pour se commettre, nécessitant d'importantes investigations numériques.

La première menace reste celle des rançongiciels et nous dénombrons environ 150 organisations dans ce domaine, dont LockBit, particulièrement néfaste. Nous avons procédé à de multiples interpellations dans ce domaine, ce qui démontre que nous ne nous contentons pas de constater ou démanteler, mais que nous arrêtons effectivement des individus en matière de cybercriminalité.

Les grandes entreprises et les services financiers parviennent à mieux se protéger des attaques, tandis que les ETI et les PME restent vulnérables et doivent faire de gros progrès en matière de cybersécurité.

Les cybercriminels se sont structurés autour d'un véritable écosystème et sont passés d'attaques ciblées à un modèle organisé. Cet écosystème comprend ceux qui identifient les failles des réseaux des entreprises et les revendent, ceux qui construisent des outils d'attaque et les affiliés, qui n'ont pas un niveau technique très important, qui les utilisent. Des mécanismes de blanchiment, notamment via les cryptoactifs, complètent ce système. Malgré une perte d'environ 50 % des gains lors du blanchiment via les cryptoactifs, la rentabilité des cyberattaques reste élevée puisqu'elle est estimée entre 200 % et 800 % selon certains organismes, ce qui explique le nombre d'attaques de ce type.

Parmi les types d'attaques, nous retrouvons des attaques destructrices visant à détruire les systèmes d'information, comme celles menées avec NotPetya ou Wannacry, qui ont provoqué d'importants dégâts chez des entreprises telles que Renault et Saint-Gobain. Il existe également des atteintes délibérées à l'image sur les réseaux sociaux et des campagnes de déstabilisation, comme l'attaque russophone Portal Kombat il y a un an, qui visait à légitimer l'invasion russe en Ukraine et à discréditer les soutiens de l'Ukraine, dont la France.

Enfin, il existe des attaques prédatrices visant à voler des données personnelles et bancaires et l'année 2024 a été une année noire en matière de vol de données. Nous estimons aujourd'hui que 80 % de la population s'est fait voler ses données personnelles en 2024. En matière d'escroqueries, nous observons deux types principaux. D'une part, nous faisons face aux cyberescroqueries de masse et de basse intensité, qui passent par le phishing, les SMS et les QR codes. Ces attaques, bien que moins visibles, sont massives et causent d'énormes préjudices. Nous avons des marges de progrès dans ce domaine, car l'attention s'est longtemps concentrée sur les grandes infractions. D'autre part, nous avons les attaques plus spectaculaires telles que les virements frauduleux et les fraudes au président, qui s'étaient atténuées mais connaissent un regain d'activité, notamment en Chine, grâce à l'utilisation de l'intelligence artificielle et des deepfakes. Nous restons donc vigilants face à ces menaces émergentes. Dans ce panorama, nous pouvons ajouter les trafics en tout genre qui reflètent la porosité croissante entre les groupes cybercriminels et la criminalité traditionnelle.

Concernant la place de la délinquance financière et du blanchiment par cryptoactifs, leur rôle est indéniablement croissant. Les cryptomonnaies ne restent pas confinées à un circuit fermé, mais peuvent être vendues et investies dans divers secteurs comme l'immobilier, le luxe ou l'art. Les cryptoactifs sont volatils par nature, mais certains d'entre eux, notamment les stablecoins, offrent une stabilité accrue et permettent une conversion facile en monnaie traditionnelle. Ils sont adossés à des valeurs refuges, comme le dollar ou l'or. De plus, les cryptoactifs sont très mobiles, ne sont pas soumis à des frontières, n'ont pas besoin d'une identification du donneur d'ordre et peuvent transiter d'un utilisateur à l'autre avec un certain anonymat. La création de portefeuilles virtuels est gratuite et les adresses crypto sont enregistrées sur la base d'un semi-anonymat, ce qui attire les criminels.

Cependant, il est important de noter que, pour nos services, il est relativement aisé de tracer les cryptoactifs, y compris via les mixeurs, grâce à nos compétences et notre personnel spécialisé. Le défi principal réside désormais dans la coopération internationale et les échanges avec certains pays ou plateformes. La régulation a certes permis d'établir des règles et il n'est pas aisé d'utiliser des cryptoactifs non coopératifs. La majorité des transactions s'effectue sur des plateformes coopératives soumises à des procédures strictes, comme le Know Your Customer (KYC). Néanmoins, les criminels s'adaptent en utilisant des courtiers, des mules ou des prête-noms pour contourner ces règles.

Face à cette cybercriminalité polymorphe, évolutive, transnationale, agressive et très résiliente, nous avons mis en place un dispositif solide et articulé depuis 2021. À ce moment, nous avons créé le ComCyberGend, qui est devenu l'Unité nationale cyber, que je commande. Elle est l'unité phare de la gendarmerie en matière de cybercriminalité et constitue un pivot. Elle est organisée autour d'un noyau dur de 160 militaires localisés à Pontoise, qui est complété par 80 enquêteurs dans des antennes territoriales, qui passeront de 12 à 26 d'ici un an. En outre, nous avons formé 10 000 cybergendarmes, dont 9 500 primo-intervenants capables de gérer les premières étapes d'une plainte liée à la cybercriminalité, c'est-à-dire effectuer les premiers gestes, geler les preuves numériques, poser les bonnes questions, extraire la donnée et procéder à un premier niveau d'exploitation. Notre dispositif comprend également des enquêteurs de haut niveau, c'est-à-dire 350 enquêteurs Ntech, des spécialistes en enquêtes sous pseudonyme, des experts en OSINT, des conseillers territoriaux et des Fintech, à savoir des spécialistes des cryptoactifs.

Ce système intégré nous permet d'agir rapidement et efficacement, comme l'a démontré l'affaire Ledger. Nous pouvons lever un grand volume de forces et agir en subsidiarité des unités de terrain. Lorsque nous sommes appelés, nous sommes capables de projeter rapidement des effectifs pour mener des investigations numériques, traiter les preuves numériques et assurer la traçabilité des cryptoactifs.

Nous ne sommes pas seuls dans cette organisation. La police nationale est également mobilisée et le ministère de l'intérieur a créé un service à compétence nationale, le Commandement du ministère de l'Intérieur dans le cyberespace, pour superviser les services tels que les nôtres et porter les enjeux cyber au niveau interministériel. Les magistrats ont quant à eux mis en place une JUNALCO, c'est-à-dire la section spécialisée J3, qui est très performante, et, au niveau européen, Europol joue un rôle fondamental.

Notre stratégie repose sur six angles d'attaques. Premièrement, l'action est guidée par le renseignement, selon le concept d'intelligence-led policing. En effet, nous ne pouvons pas mener d'enquêtes judiciaires efficaces sans un renseignement solide. Nous avons besoin à la fois de renseignement humain, via des agents traitants, et de renseignement technique, grâce à notre réseau national, régional et international.

Deuxièmement, nous concentrons nos efforts sur les infrastructures cybercriminelles. Attaquer frontalement la criminalité est une chose, mais il est préférable de s'attaquer aux réseaux et infrastructures sous-jacentes. Ces éléments incluent les plateformes de messagerie, comme la fermeture du site « coco » en 2024, et nos actions envers Telegram. Nous démantelons également les plateformes de blanchiment comme Bitzlato, les solutions de téléphonie comme EncroChat, Sky ECC, Ghost ou Matrix, ainsi que les réseaux de vendeurs et receleurs d'outils. Cette approche est plus efficace que de s'attaquer aux infractions individuelles sur ces plateformes, même si ces actions entraînent un phénomène de report.

Troisièmement, nous optimisons nos capacités d'investigation en investissant massivement dans la formation d'enquêteurs spécialisés, notamment les enquêteurs sous pseudonymes et les experts en Fintech ainsi qu'en OSINT.

Quatrièmement, nous développons des partenariats, tant avec nos partenaires institutionnels qu'externes, en France et à l'international. Ces relations directes sont nécessaires à notre action et nous avons un réseau de partenariat avec nos alliés et les services européens. Nous collaborons également avec l'ANSSI et Cybermalveillance pour la sensibilisation et la prévention.

Cinquièmement, nous nous concentrons sur la mémoire criminelle et les bases de données. Nous avons développé l'outil Orion, une base de données criminelles qui gère la donnée massive et permet de projeter la donnée, de gagner du temps lors des investigations et de mettre en exergue des faits passés. Cet outil soulève des questions importantes sur les puits de données et la souveraineté des données.

Enfin, nous nous adaptons en créant une véritable filière. Nous prévoyons de tripler nos effectifs de cyberenquêteurs de haut niveau, passant de 350 à 1 000 dans les trois prochaines années. Nous mettons aussi en place un diplôme technique dédié pour permettre aux jeunes d'entrer directement dans cette carrière. De plus, nous créons une unité nationale PJ intégrant l'Unité nationale cyber pour concentrer nos efforts et accroître notre efficacité.

Pour conclure, nous avons besoin d'un outil de traitement de la donnée de masse permettant une véritable mémoire criminelle partagée et ouverte. Il nous permettrait de passer d'une coordination opérationnelle verticale à une coordination horizontale, tout en respectant le droit d'en connaître. La France accuse un retard dans ce domaine et nous pourrions nous inspirer d'exemples étrangers pertinents, notamment en Espagne et en Italie.

M. Denis Collas, sous-directeur chargé des affaires économiques et financières à la direction de la police judiciaire de la préfecture de police à Paris. - Je suis sous-directeur à la direction de la police judiciaire de Paris, un service territorial, et mon périmètre couvre Paris et la Petite Couronne. Auparavant, j'étais sous-directeur chargé des affaires économiques et financières, mais mon titre a récemment évolué en sous-directeur cyber et financier, ce qui correspond à l'évolution de la criminalité qu'ont suivi les services financiers. Le cyber est en effet présent dans tous les aspects du secteur financier.

Ma sous-direction comprend sept brigades, dont la brigade de lutte contre la cybercriminalité (BLCC), la plus ancienne de France puisqu'elle a été créée en 1994. À l'origine, la brigade financière traitait les problèmes informatiques dans les entreprises, qui étaient principalement liées à des employés mécontents qui prenaient des fichiers et des données. En 1994, le service de fraude aux technologies de l'information (SEFTI) a été créé, devenant plus tard la BEFTI, puis la BLCC actuelle.

Cette brigade s'articule autour de deux axes : un pôle d'assistance aux autres enquêteurs de la direction et d'autres services ; un pôle d'enquête ciblant le haut du spectre, similaire au travail de l'OFAC ou de l'Unité nationale cyber. Nous traitons les mêmes types d'infractions, avec une répartition des compétences basée sur les familles de rançongiciels. La coordination entre nos trois forces est assurée par J3 pour une répartition efficace des affaires.

L'assistance fournie par nos enquêteurs couvre plusieurs domaines. Ils accompagnent les services lors des perquisitions pour la copie des boîtes mail et des disques durs, puis effectuent un travail d'analyse. Ils réalisent également de l'OSINT pour d'autres services, mènent des enquêtes sous pseudonymes et pratiquent le car forensics, c'est-à-dire l'analyse des systèmes informatiques des véhicules. Ils développent toutes ces compétences, notamment dans le domaine de la crypto, qui reste un domaine réservé aux experts. En effet, tous les enquêteurs ne sont pas capables de tracer la cryptomonnaie ou de la reconnaître. La formation des enquêteurs classiques à la reconnaissance et au traçage des cryptomonnaies est un chantier important.

Concernant nos brigades financières, la brigade de recherches et d'investigations financières (BRIF) se concentre principalement sur le blanchiment. Nos autres brigades sont souvent cosaisies avec celles luttant contre le banditisme et les stupéfiants. La BRIF traite plusieurs dossiers de blanchiment liés au trafic de stupéfiants, au proxénétisme et à l'économie parallèle. La BLCC, la BRIF et les autres services financiers sont fréquemment cosaisis avec des services territoriaux ou des brigades centrales pour traiter les aspects financiers, qui sont souvent réservés à des spécialistes.

Quant aux pratiques criminelles dans le domaine cyber, le darknet reste important, mais la plupart des criminels utilisent des réseaux cryptés. Il existe des modes en la matière : auparavant, ils utilisaient Telegram, mais ont ensuite migré sur Signal et utilisent également beaucoup Silent. Nous sommes confrontés à des opérateurs qui ne répondent pas ou peu aux réquisitions ou dans des délais très longs, ce qui complique le traçage des conversations. Les criminels adaptent constamment leurs méthodes, nous obligeant à développer de nouvelles techniques.

Concernant les escroqueries, la brigade de fraude aux moyens de paiement (BFMP) s'occupe des fraudes aux chèques, bien que moins fréquentes aujourd'hui, et des faux ordres de virement, notamment les escroqueries au président qui, bien que peu nombreuses, causent des préjudices considérables, allant jusqu'à plusieurs dizaines de millions d'euros. Ces groupes organisés utilisent l'ingénierie sociale et les informations disponibles sur Internet pour connaître et cibler leurs victimes.

Les escroqueries aux cartes bancaires et les faux conseillers bancaires sont également répandus grâce à un phishing préalable, ce qui représente des centaines de cas quotidiens à Paris. Nous travaillons d'ailleurs avec les banques sur la prévention. Le blanchiment qui en découle implique souvent la conversion en biens de luxe et des virements internationaux via des comptes ouverts par des mules.

Enfin, notre brigade collabore intensivement avec Europol et d'autres partenaires internationaux, comme les États-Unis, notamment sur les enquêtes liées aux rançongiciels et les circuits de blanchiment. Nous avons par exemple effectué des missions en Ukraine et travaillons aussi sur des groupes criminels en Israël, bien que la coopération soit actuellement limitée en raison des événements récents. Europol nous soutient en partie avec des moyens techniques et financiers pour faire progresser les enquêtes.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Concernant la plateforme de cryptomonnaies Bitzlato que vous avez démantelée, et en lien avec l'audition précédente, nous avons été alertés sur les risques que pourrait représenter la nouvelle administration américaine, notamment au regard de sa politique de dérégulation à l'égard des mesures anticorruption, de contrôle des bénéficiaires effectifs et des cryptoactifs. Vous avez une bonne coopération avec le FBI, mais quel est votre sentiment sur d'éventuels changements à venir ? Les mesures récemment annoncées et le climat général de libéralisme et de dérégulation vous inquiètent-ils ?

En outre, comment procédez-vous à la saisie des cryptoactifs ? De plus, la directive qui sera présentée pour ratification demain, le 5 mars, prévoit un nantissement des actifs numériques, ce qui soulève chez moi beaucoup d'interrogations. Pourriez-vous m'éclairer sur ces points ?

M. Hervé Pétry. - Il y a lieu d'être inquiet quant à la dérégulation, car la régulation des plateformes de cryptomonnaies nous permet d'obtenir des renseignements via des réquisitions. Avec des plateformes qui s'y refusent, notre travail devient plus complexe et une dérégulation serait donc problématique. Cependant, à ce stade, nous n'avons aucune information en ce sens de la part de nos homologues du FBI, avec lesquels la gendarmerie et d'autres services coopèrent étroitement et efficacement.

Quant à la saisie des cryptoactifs, il s'agit plutôt d'un gel. Une fois gelés, les portefeuilles sont transférés à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) qui est chargée de les gérer. Concernant la directive du 5 mars que vous mentionnez, je n'ai malheureusement pas d'éléments à vous apporter.

M. Nicolas Guidoux. - Nous savons très bien que les groupes criminels utilisent les cryptoactifs pour blanchir de l'argent en raison de l'absence de réglementation uniforme. Plus la dérégulation sera importante, plus ces systèmes seront utilisés pour blanchir des fonds d'origine illicite. Concernant les rançongiciels, qui relèvent de notre domaine et génèrent d'importants fonds en cryptoactifs, il existe une porosité avec le monde criminel pour la compensation avec les liquidités des trafics. Les États-Unis ont d'ailleurs élevé la lutte contre les rançongiciels au même niveau que la lutte contre le terrorisme. Dans ce cadre, la collaboration avec nos homologues américains pour tracer l'argent provenant de ces attaques informatiques s'est toujours bien déroulée.

Concernant la saisie des cryptoactifs, il existe aujourd'hui plus de 20 000 cryptoactifs différents. L'AGRASC ne dispose pas d'autant de portefeuilles, ce qui pose des difficultés pour la saisie de certains cryptoactifs. Notre priorité est donc d'abord de geler la situation pour éviter les mouvements de fonds et, ensuite, nous procédons à la saisie, mais cette procédure nécessite encore des ajustements. Cependant, la situation dépend des pays dans lesquels l'intervention a lieu et, par exemple, l'Ukraine est actuellement incapable de procéder à la saisie de cryptoactifs. Il est donc nécessaire de permettre la saisie à partir d'une enquête française. Nous rencontrons donc des difficultés liées à la multiplication des cryptoactifs et à l'absence d'uniformité dans la réglementation. Néanmoins, nous parvenons à saisir les cryptoactifs les plus connus et les plus stables.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Dans quels types de procédures les saisies en Ukraine peuvent-elles survenir ?

M. Nicolas Guidoux. - Dans le cadre des attaques par rançongiciel, nous observons un système d'affiliation avec une véritable distribution des rôles, caractéristique d'une criminalité organisée. Cette organisation comprend des individus spécialisés dans la préparation des programmes, l'infiltration des systèmes d'information, le contournement des antivirus, la confection d'outils de chiffrement, la récupération et la vente de données, ainsi que le blanchiment. Tous ces intervenants se parlent et les rôles sont clairement distribués.

En Ukraine, nos interventions se déroulent dans le cadre de commissions rogatoires internationales ou de demandes d'enquête pénale internationale. Des enquêteurs français se projettent sur place, même en temps de guerre, pour assister aux perquisitions. Lorsqu'un portefeuille de cryptoactifs est découvert, il faut le geler, le saisir et transférer les fonds sur un portefeuille sécurisé de l'État. L'Ukraine n'ayant pas cette capacité, nous avons fait appel à des pays partenaires capables de gérer légalement ces données. Ces opérations soulèvent des questions juridiques complexes lors des interventions sur des territoires étrangers.

Mme Sylvie Vermeillet. - Par qui les cyberdélinquants et les hackers sont-ils formés ? S'agit-il de plateformes de formation et parvenez-vous à les interpeller ? De plus, concernant les cryptoactifs, la Cour des comptes avait rendu un rapport en 2023 et avait formulé des recommandations, quel élément s'oppose-t-il à l'existence d'un registre des cryptoactifs ? Existe-t-il dans d'autres pays et comment pourrions-nous progresser dans ce domaine ? Par ailleurs, vous avez mentionné, après avoir évoqué Orion, que l'Espagne et l'Italie étaient en avance sur certains aspects. Pouvez-vous préciser en quoi nous sommes en retard et ce qui nous manque ?

M. Denis Collas. - Concernant la formation des cybercriminels, il existe une véritable économie de la cybercriminalité. Les cybercriminels se rencontrent souvent sur des forums spécialisés, où l'on observe une taylorisation du travail des groupes cyber, c'est-à-dire une division des tâches. Certains se spécialisent dans la recherche de failles dans les systèmes, d'autres dans l'injection de rançongiciels, la négociation des rançons ou le blanchiment des fonds obtenus. Chaque niveau vend ses services aux autres et ces individus ne se connaissent généralement pas physiquement, mais interagissent via ces forums où ils doivent être cooptés, c'est-à-dire prouver leurs compétences pour être acceptés.

Pour intégrer ces communautés, les cybercriminels doivent démontrer leurs talents, ce qui les pousse parfois à se vanter de leurs exploits pour avoir accès à d'autres services et monter en grade. Cette pratique nous est utile dans nos enquêtes. La plupart sont des autodidactes, souvent des informaticiens ou des élèves ingénieurs qui se forment et échangent leurs techniques sur ces forums. Ils progressent ainsi dans le monde de la cybercriminalité en partageant leurs connaissances et leurs méthodes.

M. Nicolas Guidoux. - Nous parlions du « cybercrime as a service » et, aujourd'hui, n'importe qui peut accéder à des forums et acquérir des outils pour tester des systèmes d'information, même sans connaissances techniques approfondies. Bien sûr, les systèmes très protégés restent hors de portée, mais les particuliers, les petites entreprises ou les artisans deviennent des cibles faciles, ce qui explique la diversité des victimes.

Les cybercriminels débutants commencent par cibler des particuliers, puis montent en compétence progressivement. Ils gagnent en légitimité sur les forums en partageant leurs succès, ce qui leur permet d'accéder à des outils plus sophistiqués. En contrepartie, ils reversent une commission au fournisseur de l'outil.

Il faut aussi noter que la jeune génération, née avec les cryptoactifs, maîtrise naturellement ces technologies. Les jeunes manipulent les wallets avec aisance et utilisent des outils qu'ils connaissent bien dans leur quotidien. Ils ont pour beaucoup abandonné le darknet, qui appartient plutôt à la génération précédente, et passent désormais par des chaînes de messagerie chiffrée qu'ils utilisent déjà. Internet regorge également de tutoriels expliquant comment mener des attaques informatiques et les cybercriminels ont même mis en place des formations à distance. D'ailleurs, on observe une solidarité entre les cybercriminels sur les forums, car ils s'entraident et échangent des conseils ainsi que des solutions. Bien que l'argent reste un enjeu important, le défi de pénétrer des systèmes d'information constitue aussi une motivation importante.

M. Hervé Pétry. - Nous pouvons distinguer trois catégories de cybercriminels : premièrement, les jeunes geeks très doués qui baignent dans cet environnement depuis leur plus jeune âge ; deuxièmement, les affiliés qui profitent de la démocratisation des cyberattaques en achetant des outils prêts à l'emploi sur des plateformes spécialisées, ce qui ne nécessite pas un haut niveau technique ; troisièmement, les États hostiles comme la Corée du Nord, la Russie ou la Chine, qui disposent de véritables armées de hackers.

Concernant le registre des cryptoactifs, nous sommes tous favorables à la création d'un tel outil, une sorte de Ficoba numérique. Sa mise en place nécessite une volonté politique forte et une prise de conscience des enjeux. Bien qu'il existe des dizaines de milliers de cryptoactifs, ce sujet complexe doit être abordé sérieusement.

Quant aux bases de connaissances, nous accusons effectivement un retard. Auparavant, la police et la gendarmerie avaient chacune leur propre fichier d'antécédents judiciaires. Bien qu'on ait pensé à les fusionner, nous avons encore des bases de connaissances séparées et il est maintenant nécessaire de moderniser ce système en créant des bases interopérables, capables de s'auto-interroger tout en respectant le secret de l'enquête et le droit d'en connaître. Nous avons besoin de bases avec un outil de traitement souverain qui n'appartienne à personne d'autre qu'à la France.

Pour notre part, nous avons développé notre propre outil souverain, conçu par nos ingénieurs gendarmes. La performance des outils d'aujourd'hui doit permettre de projeter la donnée, c'est-à-dire de visualiser immédiatement les interconnexions et les chemins relationnels lors d'une requête. Cette technologie a été particulièrement utile dans l'affaire EncroChat, qui reste à ce jour l'une des plus importantes opérations d'Interpol. EncroChat était une solution de téléphonie chiffrée utilisée par des dizaines milliers de narcotrafiquants à l'échelle mondiale. Notre outil a permis de rendre lisibles les données captées, en projetant les fils de conversation, les photos, les schémas relationnels et les localisations géographiques. La France doit se doter de ce type d'outil de traitement de données massives en priorité.

Actuellement, les magistrats sont démunis face à ces enjeux et leur système Sirocco est insuffisant, tandis que nous utilisons Orion et que la police a son propre système. Un projet important est en cours au sein du ministère de l'Intérieur avec la DGSI. Il faut réfléchir à des règles d'utilisation communes permettant une interrogation mutuelle des bases de données.

Le modèle espagnol est un exemple intéressant : lorsqu'un acteur interroge sa base de données, la requête est automatiquement transmise aux autres forces. Un système de hit/no hit nécessite alors de se rapprocher et d'échanger. En cas de différend, un arbitrage est effectué au niveau du ministère de l'intérieur. Cette coopération opérationnelle horizontale doit inclure les magistrats, qui dirigent la police judiciaire en France, mais manquent souvent d'outils pour comprendre pleinement les situations.

En France, nous avons la chance avec J3 d'avoir des règles extrêmement claires, ce qui supprime toute concurrence ou animosité. Nous avons cependant besoin de bases de données puissantes et d'outils de traitement performants. Malgré la concentration des moyens dans des juridictions spécialisées, nous ne pourrons pas travailler efficacement sans ces outils de traitement de données.

M. Marc-Philippe Daubresse. - Il est donc nécessaire d'avoir un fichier rapidement accessible à de nombreuses personnes, avec des clés d'accès pour traiter un maximum de données. Nous avons voté la loi LOPMI et nous allouons des moyens considérables à la cybercriminalité par rapport à d'autres secteurs. Je pense que vous disposez de ressources importantes et il est très positif que vous recrutiez du personnel compétent. Nous constatons donc une montée en puissance, mais nous avons l'impression que le traitement des données pose problème.

Cette situation n'est pas de votre fait, mais est plutôt due aux questions juridiques auxquelles nous sommes confrontés, notamment avec les directives européennes à transposer, au RGPD et à la protection des libertés publiques, ce qui aboutit à un manque d'efficacité dans le traitement des données.

Vous avez cité l'exemple espagnol, qui pourrait être intéressant à étudier, étant donné que l'Espagne est en Europe. De plus, lors de ma mission sur la reconnaissance faciale, j'ai constaté que la Belgique disposait une autorité indépendante présidée par un magistrat pour les fichés S, où toutes les forces de police et de gendarmerie décident ensemble de la codification et de l'accès aux services. Nous pourrions envisager un système similaire en France, étant donné que les forces de police et de gendarmerie sont particulièrement performantes.

Pourquoi cela patine-t-il autant ? Je ne pense pas que ce soit dû au pouvoir exécutif, qui est très volontaire sur ces questions. Toutefois, nous rencontrons des difficultés sur les aspects juridiques. Ne pourrions-nous pas travailler davantage ensemble, vous en tant que praticiens et nous en tant que parlementaires chargés d'élaborer des lois, pour avancer plus rapidement sur ces sujets ?

M. Hervé Pétry. - En réalité, les problématiques liées au RGPD et à la conformité vis-à-vis de la CNIL ne constituent pas du tout un frein. Toutes les bases de données et les outils que j'ai évoqués sont déclarés et conformes à la réglementation française. Se doter de tels outils ne présente donc pas d'obstacle juridique. Nous sommes cependant confrontés à d'autres approches et problématiques, notamment une organisation de la police judiciaire qui fonctionne peut-être sur un modèle un peu daté.

L'exemple belge est très intéressant, car les Belges étaient dans la même situation que nous jusqu'en 2015, mais après les attentats, ils ont réalisé un rattrapage impressionnant dans plusieurs domaines. Pour la lecture automatisée des plaques d'immatriculation, nous avons à peine 500 véhicules et 70 capteurs fixes en France, alors que les Britanniques ont maillé l'ensemble de leur territoire depuis 1995. Lors de dossiers récents ayant eu des résonances en Belgique, les Belges ont pu identifier quasiment instantanément les véhicules recherchés.

Concernant nos bases de données, je pense qu'il y a un manque de clairvoyance et de volonté réelle, car il n'existe aucun obstacle technique ni juridique à rendre les choses interopérables.

M. Marc-Philippe Daubresse. - Le Conseil constitutionnel peut parfois entrer en jeu vis-à-vis du principe de proportionnalité.

M. Hervé Pétry. - La proposition ne correspond pas à mettre en place Big Brother. Nous évoquons plutôt la mise en place de la mémoire criminelle de nos dossiers, qui obéit à des règles très claires de durée de conservation. Nous avons besoin de puits de données avec de la mémoire criminelle et d'outils de traitement pour les exploiter. Il faut ensuite pouvoir les interroger. Les Espagnols et les Italiens font partie de l'Europe comme nous et il n'est pas question de mélanger les données judiciaires et administratives, ce qui poserait effectivement un problème en France. Je parle bien de données massives judiciaires, de dossiers anciens ou en cours, pour connaître l'état de l'art dans ce domaine.

M. Nicolas Guidoux. - D'un point de vue judiciaire, nous avons soit des bases sérielles, c'est-à-dire des bases de données organisées par typologie d'infraction, soit une base de rapprochement judiciaire qui ne concerne finalement qu'un dossier spécifique. Les autres dossiers ne communiquent pas entre eux. Concrètement, nous pouvons obtenir plus d'informations via Europol si nous contribuons avec des données françaises, car Europol peut faire des rapprochements entre les données fournies par des services français que ces derniers ne peuvent pas faire eux-mêmes.

Il reste encore quelques freins concernant les bases de données, mais il existe un vrai enjeu, car tout est désormais numérisé, ce qui permet de faire progresser les investigations. La direction nationale de la police judiciaire propose la création d'un fichier plus ambitieux pour collecter l'ensemble des informations criminelles et faciliter les enquêtes. Nous avons récemment mis en place une base sérielle appelée MISP pour les rançongiciels, ce qui a pris 18 mois entre la rédaction et les autorisations. Bien que ce délai soit long, il reste acceptable.

Cependant, lorsqu'on travaille sur des wallets constitué partir d'actifs obtenus par des rançongiciels on ne peut pas, par exemple, pas interroger les dossiers de blanchiment menés par l'OCRGDF. Nous restons dans un fonctionnement en silos selon le type d'infraction concernée. Le cyberespace a cependant rendu poreuses les frontières entre les différentes activités criminelles, ce qui nécessite que les services d'investigation puissent croiser leurs informations sur des thématiques qui ne leur sont pas directement confiées.

La création d'un puits de données commun est envisageable, avec une gestion rigoureuse des droits d'accès. Le principe du hit/no hit a fait ses preuves à l'échelle européenne, notamment avec Europol, avec la possibilité de classifier certaines données. Des garde-fous sont nécessaires, mais nous devons trouver une solution pour améliorer la gestion des données.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je suppose que vous ne voyez que des avantages à la création par la loi du parquet criminalité organisée pour lutter contre le narcotrafic. En outre, vous avez mentionné à plusieurs reprises la notion de souveraineté et, en termes de souveraineté numérique, nous sommes confrontés à une difficulté. Tout ce travail est certes très précis et précieux, mais je ne vois pas comment nous pouvons garantir notre souveraineté en confiant le traitement de nos données à un cloud américain ou à Microsoft.

Comment assurez-vous cette souveraineté numérique que vous avez évoquée ? Quelles sont les marges de progrès que nous pouvons envisager de ce point de vue ? Ces décisions ne dépendront évidemment pas uniquement de nous ou de cette commission d'enquête, mais je pense qu'il est important d'aborder ce sujet, car la souveraineté numérique est un enjeu fondamental aujourd'hui.

M. Nicolas Guidoux. - Pour effectuer un traçage des flux de cryptoactifs, nous utilisons actuellement des outils comme Chainalysis ou TRM Labs. Sauf si vous effectuez une acquisition en totale souveraineté, ce qui est très onéreux, vous utilisez l'infrastructure de sociétés américaines, qui ont en quelque sorte de la visibilité sur les requêtes, ce qui soulève la question de la souveraineté. Est-il normal qu'une société commerciale sache sur quels sujets travaillent les services d'investigation ? Je suppose que vous devinez quelle est ma position. Il serait préférable de développer notre propre solution de suivi des cryptoactifs pour gagner en souveraineté et éviter d'enrichir les bases de données des entreprises commerciales. De plus, ces licences sont coûteuses, c'est-à-dire environ 23 000 euros, ce qui limite leur déploiement.

Pour optimiser nos ressources, nous réfléchissons à une mutualisation des moyens techniques entre les services judiciaires et de renseignement. L'OFAC compte actuellement 19 antennes de détachement et nous prévoyons de créer un maillage territorial avec 56 infrastructures réparties sur l'ensemble du territoire, en tenant compte des bassins de criminalité, mais aussi des zones blanches. L'objectif est de pouvoir intervenir rapidement, notamment pour déverrouiller des téléphones et extraire des données cruciales dans le cadre d'enquêtes, notamment vis-à-vis du délai de garde à vue. Ces éléments sont essentiels pour établir la responsabilité pénale des suspects, surtout face au chiffrement croissant des données.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pourriez-vous nous transmettre une copie d'une licence ?

M. Nicolas Guidoux. - Vous n'aurez pas de licence, car elle est dématérialisée, mais un accès. Nous passons toutefois par des marchés publics, pour lesquels des cahiers des charges sont rédigés.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il nous serait alors sans doute utile de disposer de ce cahier des charges.

M. Denis Collas. - Nous avons des perspectives encourageantes en termes de souveraineté avec le nouvel outil en développement impliquant plusieurs ministères. Ce projet fait appel à une société française, ChapsVision, qui est leader dans certains domaines. Elle fournit déjà divers outils utilisés par la police et cet outil souverain devrait remplacer certaines solutions utilisées par nos services qui ne sont pas souveraines actuellement.

M. Hervé Pétry. - Si nous parvenons à développer des outils souverains pour le traitement des données massives et la traçabilité, nous pourrons moderniser notre organisation. Nous sommes déjà en train de créer un état-major de la criminalité organisée pour mieux coordonner nos capacités ainsi que nos forces et l'enjeu est d'adosser cette réorganisation à des outils souverains performants.

M. Raphaël Daubet, président. - Vous avez parlé d'hybridation entre cybercriminalité et criminalité traditionnelle. Identifiez-vous des lieux, des interfaces ou des forums où ces deux types de criminalité se rencontrent ? Y a-t-il des infrastructures spécifiques contre lesquelles nous pourrions lutter ?

M. Nicolas Guidoux. - Nous pouvons être satisfaits des progrès réalisés par nos services d'enquête, notamment dans le démantèlement des solutions de communication chiffrée. Auparavant, nous faisons des hypothèses, mais nous avons désormais des certitudes. Dans l'exemple du dossier Sky ECC, plus d'un milliard de messages ont pu être déchiffrés, ce qui nous a amené une compréhension approfondie des réseaux de blanchiment. Nous avons identifié des intermédiaires qui mettent en relation des personnes disposant de grandes quantités de cryptoactifs avec d'autres ayant énormément de liquidités.

Le démantèlement de ces solutions de communication a été une source d'enseignements considérable. Nous avons ciblé les infrastructures plutôt que les utilisateurs, mais ceux-ci ont permis d'avoir un habillage, c'est-à-dire une traduction procédurale des actes techniques. En effet, tous ces actes techniques complexes doivent être traduits de manière compréhensible pour les magistrats, qui ne sont pas toujours spécialisés dans ces domaines.

Concernant les outils de communication actuels, nous observons que les criminels ont adapté leurs méthodes et ils ne commettent plus l'erreur d'utiliser la même solution. Ils se sont éparpillés et ont diversifié leurs moyens de communication, utilisant différentes plateformes, y compris des solutions grand public, pour compliquer le travail des services d'enquête. Ils passent parfois par du peer-to-peer ou recourent à l'intelligence artificielle. Cette dispersion rend notre tâche plus difficile et ces techniques sont de plus en plus utilisées pour échanger des méthodes de fonctionnement.

Notre dernière opération de démantèlement concernait la solution Matrix, mais son ampleur est différente d'EncroChat : Matrix comptait environ 8 000 utilisateurs contre 164 000 pour EncroChat. Nous constatons un éparpillement des solutions. La particularité de Matrix est qu'elle a été construite entièrement par les groupes criminels, qui ont recruté des compétences pour permettre leurs activités illégales. Ils échangent leurs méthodes et conseils à travers ces solutions pour gagner en efficacité dans la conduite de leurs activités criminelles.

M. Hervé Pétry. - Les opérations EncroChat et Sky ECC nous ont permis de découvrir pour la première fois en France les conversations en clair et de voir ce qui se passe dans les coulisses de la criminalité. Ces deux opérations ont porté un grand coup, ce qui a poussé les organisations criminelles mondiales à utiliser des solutions beaucoup plus réduites et artisanales. Nous savons en effet qu'il y aura un report vers d'autres technologies à la suite de telles opérations.

Face à cela, deux actions sont cruciales. Premièrement, il faut comprendre les phénomènes criminels et la cybercriminalité, ce qu'EncroChat nous a permis de faire en confirmant ce que nous savions déjà. Deuxièmement, nous devons détecter le plus tôt possible les reports sur d'autres technologies, ce qui est plus difficile. Le renseignement criminel, qu'il soit cyber ou non, est donc primordial. Il faut investir dans ce domaine, que ce soit à travers des outils de traitement ou du contact humain et physique. Une vraie stratégie en la matière est nécessaire et nous nous engageons tous dans cette voie afin de progresser réellement.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie pour toutes ces informations.

Audition de M. Florian Colas, directeur général des douanes et droits indirects (DGDDI) et Mme Corinne Cléostrate, sous-directrice des affaires juridiques et de la lutte contre la fraude de la direction générale des douanes et des droits indirects

(Mercredi 5 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous entendons aujourd'hui Monsieur Florian Colas, Directeur général des douanes et droits indirects, ainsi que Madame Corinne Cléostrate, sous-directrice des affaires juridiques et de la lutte contre la fraude.

Monsieur le Directeur général, la douane est chargée du contrôle des marchandises. Elle est donc au premier rang dans la lutte contre les trafics et par conséquent contre la criminalité organisée.

Si le narcotrafic vient naturellement à l'esprit, de nombreux autres types de trafics intéressent aussi nos travaux en commission, tels que la contrefaçon, le trafic d'armes, et d'autres encore qui mobilisent vos services.

Les revenus générés par ces activités criminelles doivent être blanchis, domaine où la douane est également amenée à intervenir. Votre audition est donc cruciale pour nos travaux.

Je tiens à vous informer, Monsieur le Directeur général, Madame, que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je vous rappelle également que tout faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Florian Colas et Mme Corinne Cléostrate prêtent serment.

Nous vous laissons la parole pour une présentation liminaire d'une heure afin de nous exposer votre vision de ces sujets cruciaux. Ensuite, je passerai la parole à Madame la Rapporteure puis à Mesdames et Messieurs les commissaires pour un temps d'échange. La parole est à vous.

M. Florian Colas, Directeur général des douanes et droits indirects (DGDDI). - Merci, Monsieur le Président, Madame la Rapporteure, Mesdames, Messieurs les Sénateurs.

En introduction, il convient de rappeler qu'en volumétrie, l'intervention principale de la douane porte sur les contrôles effectués par les douaniers à l'entrée et à la sortie du territoire. Ces contrôles concernent à la fois les marchandises, mais aussi les personnes et vecteurs de transports utilisés. Ils permettent aux douaniers de contrôler la présence de valeurs monétaires, de métaux précieux, d'objets d'art, de biens de luxe ou encore d'actifs numériques détenus sur des matériels informatiques. Par ailleurs, les agents de la surveillance douanière, soit le personnel en uniforme et armé, représentent environ la moitié de nos effectifs.

Les interventions de nos agents peuvent aller de la simple constatation d'une infraction de manquement à l'obligation déclarative jusqu'à la constatation d'un blanchiment douanier. Ce dernier cas entraîne la retenue des valeurs saisies le temps d'investiguer de manière plus approfondie sur l'origine et la finalité des biens.

Au-delà de notre activité coeur de contrôle, il existe plusieurs autres services douaniers intervenant sur des missions plus spécialisées. Nous disposons notamment de services de ciblage et notamment le service d'analyse des risques et de ciblage. Ce service analyse l'ensemble des déclarations établies et identifie les éventuels risques de trafics. Nous procédons également à du ciblage à partir de données relatives aux passagers et aux marchandises connues par la douane. En effet, une grande partie des constatations d'argent liquide se produisent sur le vecteur aéroportuaire, et notamment au niveau de l'aéroport de Roissy et à destination de zones géographiques connues comme des destinations importantes de flux de capitaux. À ce titre, nos actions de ciblage permettent de préparer en amont l'action de contrôle de nos services.

Par ailleurs, les officiers de douane judiciaire, qui relèvent de l'Office national anti-fraude (ONAF), sont régulièrement sollicités afin de conduire les investigations judiciaires relatives au blanchiment de droit commun en aval des différentes constatations douanières effectuées. Ces officiers disposent des mêmes pouvoirs d'investigation judiciaire que les officiers de police judiciaire avec cependant des compétences matérielles et un champ infractionnel de compétences plus circonscrit.

L'ensemble de ces actions rendent l'écosystème douanier complet et permettent de contribuer à la lutte contre la délinquance financière. Il convient néanmoins de souligner que le champ de compétences de la douane ne comprend pas l'intégralité de la notion de délinquance financière. En effet, la douane ne s'avère pas compétente pour travailler sur les questions de corruption. En revanche, l'ONAF dispose de compétences en matière de lutte contre la fraude fiscale. En effet, en plus des officiers de douane judiciaire, le service compte également des officiers fiscaux judiciaires. De plus, la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) a récemment pris en charge la mission de collecte du renseignement fiscal sur la fraude fiscale pour le compte de la Direction générale des finances publiques (DGFiP).

Avant de laisser la parole à Corinne Cléostrate, je tiens à souligner que notre souhait est de contribuer pleinement à la lutte contre la délinquance fiscale. À ce titre, nous avons publié l'été dernier une stratégie financière visant à orienter l'activité de contrôle de nos services afin de maximiser leur impact. Cette stratégie leur permettra également d'appréhender l'ensemble des outils douaniers ainsi que les textes réglementaires et les procédures tout en les incitant à mobiliser la totalité du spectre des pouvoirs douaniers dont ils disposent.

M. Corinne Cléostrate, sous-directrice des affaires juridiques et lutte contre la fraude. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je souhaite partager avec vous quelques éléments concernant notre nouvelle stratégie financière.

En effet, nous disposions déjà d'une stratégie financière datant de 2015 qu'il importait de rénover afin de l'adapter aux nouveaux dispositifs juridiques, aux nouvelles menaces criminelles et aux enjeux liés à cette délinquance financière.

Cette stratégie que nous avons diffusée au cours de l'été 2024 est encore en cours d'appropriation par les services douaniers tant elle est importante et riche en nouveautés. Nous avons pris la décision de rénover notre stratégie à la suite des nouveaux pouvoirs conférés par le législateur par le biais de la loi du 18 juillet 2023.

Cette loi vise à renforcer le délit de blanchiment douanier en l'étendant à l'ensemble des délits que la douane est chargée de constater. À ce titre, le délit de trafic transfrontalier des déchets est désormais considéré au même titre qu'un blanchiment de revenus. La loi prévoit également l'intervention sur les opérations de collecte, de transfert et de transport, ce qui nous permet désormais d'avoir une action sur les réseaux de collecteurs.

Par ailleurs, l'interception des collecteurs représente notre coeur de cible au niveau des contrôles effectués dans les gares, les aéroports et les routes. Ces collecteurs sont spécialisés dans la collecte des fonds ainsi que leur évacuation vers d'autres pays, notamment ceux de l'est de l'Europe. Une fois évacués, ces fonds sont souvent bancarisés avant d'être évacués vers des pays encore plus éloignés. À ce titre, cette nouvelle loi nous permet de retenir l'argent liquide pendant un délai maximal de 90 jours sans qu'il y ait nécessité d'établir un lien avec une opération financière avec l'étranger.

Forts de ces nouveaux pouvoirs, nous avons présenté notre nouvelle stratégie financière à l'ensemble de nos partenaires à l'occasion du séminaire interministériel de Bercy en date du 7 octobre 2024. Cette présentation avait pour objectif de renforcer la collaboration avec nos différents partenaires et notamment les services du ministère de l'Intérieur, du ministère de la Justice, ainsi que les services étrangers. En effet, il convient que nous structurions de façon plus importante la coopération internationale afin de faciliter l'échange de renseignements du fait que les schémas de blanchiment impliquent de nombreux relais situés à l'étranger.

Cette stratégie financière nous permet de mieux comprendre ces schémas de blanchiment et de les intercepter de façon plus efficace. Elle permet également de renforcer notre action de ciblage en analysant les données plus en profondeur pour identifier les mécaniques de blanchiment dissimulées derrière des flux en apparence légaux. Ces actions de contrôle et de ciblage nous permettent de saisir l'argent et potentiellement le confisquer. Je tiens également à rappeler que l'article 415 du Code des douanes prévoit une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à 10 ans et une amende jusqu'à dix fois le montant des sommes en jeu en cas de bande organisée.

Si la confiscation des marchandises nous permet de remonter jusqu'aux flux financiers, il arrive parfois que la situation inverse se produise. En effet, nous avons récemment intercepté un individu à Gare du Nord en provenance de Bruxelles et qui transportait sur lui l'équivalent de 460 000 euros en petites coupures. À ce titre, il convient de faire le chemin inverse et de déterminer la provenance de l'argent, sa finalité ainsi que le rôle de l'individu dans l'organisation.

Par ailleurs, je tiens à signaler que les effets de notre nouvelle stratégie financière commencent déjà à se faire sentir. En effet, nous avons constaté une augmentation du nombre de manquements à l'obligation déclarative au titre de l'année 2024. En effet, le nombre de manquements dépasse les 2 700 cas pour un montant d'environ 20 millions d'euros. Le nombre de délits de blanchiment douanier est également en croissance.

Nous travaillons également à l'interception de ce que nous appelons le trade-based money laundering, soit le blanchiment via le commerce. Ce délit consiste à blanchir de l'argent par le biais de transactions commerciales en sur- ou sous-facturant certaines transactions. À ce titre, nos services de renseignement, d'analyse des risques et de ciblage travaillent désormais en collaboration avec des services homologues étrangers plus avancés que nous en la matière, notamment les services australiens, allemands et néo-zélandais afin d'identifier plus efficacement ces schémas.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - J'aimerais connaître les mesures que vous préconisez afin de lutter plus efficacement contre la contrefaçon. En effet, ce délit est souvent considéré comme un délit moins important du fait qu'il ne fasse pas de victimes. Cependant, il fait partie intégrante de la chaîne de la criminalité organisée. Les chiffres sont par ailleurs éloquents avec 20 millions de contrefaçons saisies en 2024 sur les jouets et les produits de beauté notamment.

M. Florian Colas. - Les effets de la loi de 2023 et de notre stratégie financière s'avèrent déjà remarquables. En effet, nous enregistrons un doublement du nombre de blanchiments douaniers en 2024 avec une augmentation de l'ordre de 60 % des sommes appréhendées. Par ailleurs, entre 2023 et 2024, nous constatons une multiplication par quatre des avoirs appréhendés par l'ONAF.

Concernant la contrefaçon, vos propos sont applicables non seulement à ce délit, mais aussi à tout un panel d'activités criminelles lucratives pour lesquelles la réponse pénale s'avère encore trop faible. Je pense notamment au trafic du tabac qui enregistre des volumétries considérables en France ainsi qu'aux fraudes aux aides publiques. À ce titre, l'ONAF consacre la majeure partie de son énergie à lutter contre ces réseaux qui représentent des enjeux financiers importants. En effet, ces réseaux, souvent perçus comme moins graves sur le plan pénal que le trafic de stupéfiants, représentent un intérêt lucratif considérable pour les organisations criminelles.

Afin de pallier cette problématique, il me semble important de reconsidérer la hiérarchie des peines et la façon dont les tribunaux les appliquent. Je tiens à souligner néanmoins que la réponse pénale commence à s'ajuster au niveau du trafic du tabac. En effet, il existe désormais une porosité entre les organisations criminelles de stupéfiants et le trafic de tabac avec une augmentation du niveau d'agressivité et de violence des organisations. Il convient néanmoins de procéder à ces ajustements sur d'autres domaines, notamment la contrefaçon.

En outre, je tiens à souligner que le blanchiment n'est pas rattachable à un trafic en particulier. En effet, il s'apparente désormais à un service financier spécialisé dans la dark economy soit l'économie illégale. Il existe en effet des prestataires de services qui se chargent du blanchiment des sommes, indépendamment de leur origine, et qui proposent aux organisations criminelles un vaste panel de solutions adaptées à la finalité souhaitée.

M. Hervé Reynaud. - Vous avez mentionné le renseignement qui semble être capitale dans l'identification des personnes et dans la compréhension des mécanismes de blanchiment. À ce titre, je souhaiterais que vous nous apportiez de plus amples informations sur ces mécanismes et sur vos besoins en termes de renforcement de l'identification des réseaux.

Mme Nadine Bellurot. - Vous évoquiez la faible réponse pénale face au délit de contrefaçon. Entendiez-vous par ces propos que les magistrats ne se prononcent peut-être pas avec la fermeté nécessaire sur ces délits ou que les peines prévues par la loi s'avèrent insuffisantes ?

De plus, le délai de 90 jours de saisie et de conservation des biens est-il suffisant afin d'obtenir une réponse pénale ? Qu'advient-il des biens si, une fois ce délai passé, vous n'avez pas obtenu de réponse des tribunaux ?

Mme Catherine Belrhiti. - Je souhaite revenir sur l'interception de l'individu en Gare du Nord. En effet, j'aimerais savoir par quels moyens vous parvenez à identifier ces personnes. Serait-ce par le biais des services de renseignement ? De plus, existe-t-il également des peines aménagées pour les trafiquants dénonçant un de leurs pairs à l'instar de certains criminels ?

M. Florian Colas. - Pour répondre à la question relative aux réseaux, il me semble pertinent de préciser qu'il existe plusieurs types de réseaux. D'une part, certains réseaux actifs sur le territoire français sont liés à une communauté ou à un pays étranger dans lequel peuvent être organisés des circuits de blanchiment. Par ailleurs, ces réseaux communautaires n'excluent pas la présence de nationaux français disposant soit d'une binationalité ou de liens forts avec la communauté en question et qui leur donne l'accès à des systèmes de blanchiment. D'autre part, il convient de souligner que la France est un pays de transit. En effet, le trafic de stupéfiants en provenance de la péninsule ibérique et à destination du nord de l'Europe transite par notre pays. À l'inverse, le trafic de drogues de synthèse en provenance du Benelux traverse nos frontières pour rejoindre ensuite le sud de l'Europe. Cependant, la France dispose également d'un secteur criminel national actif qui génère des profits et des besoins de blanchiment aussi bien sur le territoire national qu'à l'étranger.

Par ailleurs, les constations similaires à celle survenue en Gare du Nord sont quotidiennes. Ces constatations ont lieu principalement au niveau de la plaque aéroportuaire francilienne avec un flux sortant de sommes conséquentes vers l'étranger par le biais de mules financières. Ces mules financières sont chargées de transporter des marchandises illicites vers l'étranger pour les bancariser et ramener le résultat monétaire de ce trafic sur le territoire national. À ce titre, la stratégie de la douane vise à intercepter ces mules lors du flux de retour de l'argent liquide. Les zones routières frontalières avec l'Espagne, l'Italie ou la Suisse ainsi que le vecteur ferroviaire (notamment Gare du Nord) font également l'objet d'un grand nombre de constatations.

Concernant la réponse pénale, le problème réside dans l'appréhension de la contrefaçon comme une infraction économique et non une infraction relevant de la criminalité organisée. En effet, l'organisation des services judiciaires actuelle fait que ces délits relèvent principalement des juridictions économiques. Il convient néanmoins de souligner que les peines en matière de contrefaçon s'avèrent déjà relativement élevées. Cependant, afin d'obtenir une réponse pénale de haut niveau, il importe d'identifier une victime. Or, il arrive souvent que les entreprises victimes de contrefaçons ne souhaitent pas le déclarer publiquement afin de ne pas ternir leur réputation. Cette situation explique la faiblesse relative de la réponse pénale en matière de contrefaçon par rapport à d'autres trafics.

Madame la sénatrice, vous évoquiez également les moyens dont nous disposions pour identifier les trafiquants. Cette identification ne dépend pas du hasard. En effet, nos douaniers disposent de connaissances approfondies des flux et des procédés utilisés par les trafiquants ce qui leur permet de sélectionner et de détecter rapidement les situations à risque. Par ailleurs, nous effectuons également un important ciblage technologique qui permet d'analyser un grand nombre de données issues des déclarations de capitaux ou des données relatives aux passagers. La Direction nationale du renseignement des enquêtes douanières travaille également au développement de sources humaines dans le secteur du blanchiment afin de disposer de capteurs. Enfin, les équipes dédiées disposent également de l'ensemble des techniques de renseignement autorisées par le Code de sécurité intérieure qui permettent de comprendre le fonctionnement des réseaux et ainsi, d'orienter l'activité des services douaniers.

M. Corinne Cléostrate. - Le délai de 90 jours dont nous disposons pour retenir l'argent liquide en cas d'indice de lien avec une activité criminelle nous permet de procéder à des vérifications. En effet, la retenue n'intervient que si nous avons des soupçons. Ces soupçons se traduisent notamment par la présence de documents ou par les retours de nos maîtres-chiens. Bien que ces 90 jours puissent parfois s'avérer trop courts, ils s'avèrent essentiels afin de vérifier les différents éléments à notre disposition et ceux indiqués par la personne soupçonnée, notamment son activité commerciale. Si nos soupçons se confirment sous 90 jours, alors une enquête sera mise en place. Cependant, dans certains cas, nous disposons d'un délai plus important. En effet, dans le cas d'un manquement à l'obligation déclarative, nous disposons d'une période de consignation pouvant aller jusqu'à un an.

M. Florian Colas. - Il convient également de préciser que les vérifications effectuées dans le cadre des retenues d'argent liquide reposent sur des auditions, soit des droits de communication à divers acteurs financiers à l'exploitation de données. À ce titre, nous sommes donc tributaires des délais de réponse des institutions qui s'avèrent souvent longs en matière de droits de communication.

M. André Reichardt. - Je m'interroge sur l'aspect géographique du blanchiment en France. Les zones transfrontalières font-elles l'objet d'un volume de blanchiment plus important que le reste du territoire national ? Par ailleurs, quel rôle la douane joue-t-elle dans la lutte contre le contournement des sanctions internationales ?

M. Grégory Blanc. - Je souhaiterais avoir votre regard sur l'articulation des services douaniers avec les acteurs locaux dans un univers qui s'avère parfois un peu dispersé en termes de partenariat ainsi que votre regard sur la place singulière du maire dans ce contexte. De plus, il me semble que vous n'avez que peu évoqué la notion du fret maritime des ports et j'aimerais en savoir davantage.

M. Patrice Joly. - Pourriez-vous nous communiquer le montant global des résultats financiers en termes de valeur absolue ainsi que nous indiquer vos activités pour lesquelles les résultats ont été les plus significatifs en termes de montant ? Par ailleurs, vous expliquiez que votre nouvelle stratégie permettait d'identifier un plus grand nombre de délit de blanchiment et de manquement à l'obligation déclarative. Cependant, ces augmentations pourraient-elles être également liées à une augmentation de la délinquance financière ?

M. Florian Colas. - Je n'ai pas identifié de spécificités en termes de blanchiment liées aux zones transfrontalières. Cependant, il est vrai que certains types de trafics sont plus développés dans ces régions. Prenons l'exemple du trafic de tabac. Effectivement, ce trafic s'avère plus important au niveau des zones transfrontalières que dans le reste du territoire national. Cependant, cela découle du fait que les pays voisins pratiquent des prix inférieurs aux nôtres. Le trafic de stupéfiants s'avère lui aussi plus développé dans les parties de notre territoire proche du Benelux. En revanche, il ne me semble pas que ces trafics soient considérablement plus importants dans ces régions que dans d'autres zones urbaines denses de notre pays. Par ailleurs, ce trafic transfrontalier est facilité par le principe de libre circulation au sein de l'Union européenne. En effet, les points de passages aéroportuaires et ferroviaires facilitent le contrôle des services douaniers. À mon sens, afin de limiter le trafic transfrontalier, il conviendrait de disposer d'une présence douanière au niveau des frontières routières pour effectuer des contrôles à la circulation.

Concernant les sanctions internationales, la douane se positionne en première ligne. En effet, les sanctions peuvent être de deux types. D'une part il peut s'agir de mesures de gel des avoirs. Ces gels sont des mesures individuelles à destination de personnes morales ou physiques et représentent l'interdiction d'un flux. Or, l'administration des douanes est chargée de veiller au respect des mesures relatives aux relations financières avec l'étranger et notamment des mesures de gel. À ce titre, l'article 459 du Code des douanes mentionne que le manquement au respect de ces mesures consiste en une infraction douanière.

D'autre part, les sanctions comprennent également les embargos qu'ils soient à l'import ou à l'export. Encore une fois, veiller au respect des règles d'embargos relève des compétences de la douane. Cette administration est fortement mobilisée dans l'ensemble des phases d'intensification des sanctions internationales en lien avec des conflits armés. Il convient également de souligner que ces mesures ont pris une ampleur considérable depuis le conflit russo-ukrainien.

Ce travail de lutte contre le contournement s'avère extrêmement minutieux et représente une charge de travail considérable pour les équipes qui y sont dédiées. Bien que les constatations d'infractions et les sanctions ne fassent pas l'objet de communications officielles, le flux est continu. Ces contournements concernent principalement des entreprises en difficultés financières qui nécessitent un débouché à l'étranger ou encore des entreprises spécialisées dans l'intermédiation sur certains types de produits spécifiques. Les grandes sociétés françaises, quant à elles, ne sont que très peu concernées. En effet, elles ont pour la plupart mis en place des dispositifs internes afin d'éviter de vendre directement à des clients sous sanction.

Pour répondre à votre question relative aux acteurs locaux, la douane a effectivement des relations avec les élus et notamment au niveau des grandes plateformes portuaires. À ce titre, elle participe aux différents CODAF locaux au même titre que les autres administrations. Par ailleurs, une grande partie des sources et des contacts de la douane sont issus des grandes plateformes portuaires ou aéroportuaires. Les relations avec ces acteurs locaux sont donc particulièrement entretenues et nourries.

En outre, les zones portuaires n'enregistrent que peu de flux financiers, mais plutôt des flux de trafics. À ce titre, il convient de souligner que la douane lutte également contre les contreparties internationales entre le fournisseur et l'acquéreur qui représentent une forme de blanchiment différente de l'exfiltration de l'argent du trafic évoquée au cours de cette audition. Cependant, ces transactions internationales s'avèrent beaucoup plus difficiles à appréhender que les autres formes de blanchiment. En effet, la douane n'appréhende pas d'argent liquide sur ces flux portuaires, car la transaction est réglée en amont de l'arrivée en France. Il convient que l'administration douanière accentue ses efforts pour lutter contre ces transactions dans les années à venir.

À la question relative aux montants globaux, nous avons mentionné une augmentation de l'ordre de 60 % des volumes appréhendés via le blanchiment douanier ou le manquement à l'obligation déclarative pour une somme totale d'environ 20 millions d'euros. Cependant, la saisie des avoirs criminels effectuée en aval par les équipes d'investigation judiciaire affiche des montants beaucoup plus conséquents de l'ordre de 600 millions d'euros.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pourriez-vous nous communiquer une note récapitulative de vos activités afin de pouvoir l'intégrer à notre rapport ainsi qu'une cartographie des saisies par région ? Par ailleurs, utilisez-vous les systèmes de vidéosurveillance pour vous aider dans la lutte contre la délinquance financière ? Si oui, quel est le délai de conservation de ces vidéos ?

M. Florian Colas. - Nous vous ferons parvenir prochainement les éléments demandés. Par ailleurs, pour répondre à votre dernière question, nous avons la possibilité d'accéder aux systèmes de vidéosurveillance des opérateurs d'infrastructures. Nous ne nous en servons pas pour des opérations de ciblage en direct, mais plutôt pour un travail de renseignement ou d'enquête afin de retracer le parcours d'une personne et identifier des rencontres. En revanche, nous restons tributaires des délais de conservation de l'opérateur. Certaines douanes étrangères, quant à elles, opèrent des systèmes de caméras qui leur sont propres, notamment aux Pays-Bas. En plus des systèmes de vidéosurveillance, nous avons régulièrement recours aux lecteurs automatisés de plaques d'immatriculation afin de faciliter le ciblage et les interceptions de trafics et de flux de blanchiment.

M. Raphaël Daubet, président. - Je tiens à vous remercier pour la clarté de vos propos, Monsieur le Directeur général et Madame la sous-directrice.

Audition de M. Éric Belfayol, chef de la mission interministérielle de coordination anti-fraude et Mme Christine Fournier, cheffe de projet « Enjeux numériques » de la mission interministérielle de coordination anti-fraude du ministère de l'économie et des finances

(Jeudi 6 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. -Nous poursuivons nos auditions en entendant M. Éric Belfayol, chef de la mission interministérielle de coordination anti-fraude (Micaf) du ministère de l'économie et des finances, et Mme Christine Fournier, cheffe de projet « Enjeux numériques » au sein de cette même mission.

Monsieur Belfayol, vous le savez, la lutte contre la fraude est un sujet récurrent et un enjeu majeur. Vous êtes naturellement amené à vous pencher sur la fraude fiscale et la fraude sociale, qui relèvent de la délinquance financière. Nous avons cependant orienté nos travaux vers des thématiques qui nous paraissent communes à toutes les formes de criminalité, notamment le blanchiment. C'est donc aussi sur cette question que nous souhaitons vous entendre.

Je vous indique que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Éric Belfayol et Mme Christine Fournier prêtent serment.

M. Éric Belfayol, chef de la mission interministérielle de coordination anti-fraude du ministère de l'économie et des finances. - J'exposerai la notion de « délinquance financière » telle que nous l'intégrons dans la structuration de notre travail de coordination contre la fraude. Derrière ce vocable se cachent nombre d'infractions pénales précises qui relèvent de différents codes - code des douanes, code de la sécurité sociale ou code pénal. Nous utilisons ces concepts juridiques et des notions plus sociologiques, telles que la « fraude aux finances publiques ».

L'objectif principal de la Micaf, qui a vu le jour en juillet 2020, est de réorienter la coordination vers des aspects très opérationnels, en particulier l'amélioration des échanges de renseignements entre services pour permettre, dans un second temps, d'engager des actions concertées aux niveaux national et local.

Notre périmètre d'intervention comprend la fraude fiscale, notamment la fraude à la TVA, la fraude sociale - fraude aux prestations et aux cotisations sociales - et les infractions qui en forment le miroir - contrebande de tabac, contrefaçon, travail illégal -, qui relèvent davantage de la sphère douanière. Depuis 2023, notre action s'est élargie à la lutte contre la fraude aux aides publiques, avec le rattachement à la Micaf d'une cellule de veille interministérielle dédiée.

Nous travaillons aussi sur des fraudes « support », indispensables à la commission des infractions que je viens d'énoncer : fraude documentaire et à l'identité, fraudes commises via des sociétés éphémères et fraude numérique, cette dernière constituant bien entendu un enjeu majeur.

Notre mission consiste donc à initier et stimuler les échanges d'informations et de renseignements utiles entre services, le plus en amont possible, dès la détection de cas de fraudes. J'entends par là les services dédiés au sein des différentes administrations centrales concernées - par exemple la direction générale des finances publiques (DGFiP) pour la fraude à la TVA -, mais aussi les services d'enquête administratifs et judiciaires, et l'autorité judiciaire, à travers les parquets, en particulier le parquet de la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), qui est un acteur fondamental, au même titre que le service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF), qui a été redéfini au mois de juillet dernier en Office national anti-fraude (Onaf) afin d'épouser les contours de la fraude aux aides publiques.

L'objectif de la Micaf est de contribuer, le plus proactivement possible, à un diagnostic partagé et à l'élaboration de stratégies d'action - voire d'enquêtes - communes entre les différents acteurs. Cela suppose de mobiliser l'ensemble des leviers d'action possibles : l'action judiciaire, parfois trop tardive, n'est pas toujours la plus efficace ; l'action administrative, qui en est le préalable, est souvent un outil de première intention particulièrement utile pour mettre un coup d'arrêt à des phénomènes de délinquance.

Nous agissons à trois niveaux, européen, national et local. Jusqu'à la création de la Micaf, la France ne disposait pas d'un service dédié de coordination contre la fraude au budget de l'Union européenne (UE), tel que le recommande la Commission européenne. C'est désormais le cas, puisque nous avons été désignés par les autorités françaises pour jouer ce rôle, et, partant, devenir l'un des partenaires de l'Office européen de lutte anti-fraude (Olaf), en vue de l'aider opérationnellement lors de ses enquêtes sur le territoire national.

En parallèle, notre mission consiste à impulser et animer une stratégie nationale anti-fraude au budget de l'UE. La première stratégie, validée en 2022, est en cours ; une nouvelle feuille de route est en préparation et sera bientôt diffusée. Là encore, il s'agit de faire travailler l'ensemble des services sur des problématiques communes et de croiser les regards, à partir d'outils concrets dédiés à la lutte contre les fraudes aux finances publiques au niveau européen, qui recoupent d'ailleurs souvent les fraudes nationales classiques. En outre, si certaines aides publiques sont exclusivement européennes, telles que les aides agricoles, d'autres sont cofinancées ou refinancées par l'UE, telles que les mesures prises dans le cadre du plan national de relance et de résilience (PNRR).

Désormais, on peut également, pour les fraudes à l'apprentissage ou à la rénovation énergétique, actionner le parquet européen, un nouvel acteur particulièrement utile sur des problématiques très techniques et délicates à maîtriser pour des parquets locaux submergés par d'autres contentieux comme les atteintes physiques ou sexuelles. Ce parquet a su développer avec certains offices, dont l'Onaf, des partenariats très efficaces dans la prise en compte de ces phénomènes de fraude, et il vient combler des manques au niveau national, nos 160 parquets n'étant malheureusement pas tous spécialisés dans ce type de fraudes.

Au niveau national, nous nous attaquons en première intention à la fraude aux finances publiques au sens le plus classique du terme : fraude fiscale ou douanière, fraude aux prestations et cotisations sociales. Des groupes opérationnels nationaux anti-fraude (Gonaf) sont dédiés à des thématiques spécifiques. J'avais préconisé un copilotage avec des directions cheffes de file, afin de les responsabiliser dans le traitement de la partie interministérielle de l'effort à produire. Nous avons trois Gonaf qui relèvent également de la DGFiP et travaillent respectivement sur la fraude à la TVA, la fraude fiscale et sociale commise via les sociétés éphémères, la fraude fiscale et sociale commise via le e-commerce.

En parallèle, nous partageons avec la douane deux thématiques afin de lutter contre le trafic de tabac et la contrefaçon - j'y reviendrai, car l'implication de la douane dans nos travaux est très forte.

Un autre groupe se concentre sur la fraude à la résidence, qu'elle soit fiscale ou sociale, en lien avec la direction de la sécurité sociale (DSS). L'une de nos missions, importantes, est aussi de porter des projets de texte. En l'occurrence, nous l'avons fait pour permettre aux services d'accéder à l'application PNR, qui permet de vérifier les réservations effectuées auprès de compagnies aériennes et de considérer, en vertu d'un faisceau d'indices, qu'il existe une fraude potentielle à la durée de résidence nécessaire pour prétendre aux aides - un décret devrait être publié en ce sens au mois de juin.

Nous agissons aussi sur la fraude documentaire et à l'identité, en copilotage avec la direction du management de l'administration territoriale et de l'encadrement supérieur (DMATES) du ministère de l'intérieur. Nous avons notamment mis en place des échanges opérationnels de renseignements entre les services de police, notamment ceux de la direction nationale de la police aux frontières (DNPAF), et les organismes de protection sociale. Cela permet de vérifier si des pièces d'identité usurpées apparaissant dans les procédures judiciaires ont aussi été utilisées pour toucher des prestations indues. Voilà deux ans, nous avons signé un protocole en ce sens avec l'ensemble des directions du ministère de l'intérieur. Celui-ci fonctionne relativement bien. En tant que magistrat, j'ai toujours été étonné que des éléments figurant dans une procédure judiciaire ne puissent pas être utilisés à d'autres niveaux - préventif, par exemple, pour les organismes de protection sociale -, alors même que des textes prévoient ces échanges d'informations. C'est maintenant chose faite grâce à ce protocole.

Un autre groupe s'occupe du recouvrement des créances frauduleuses, en copilotage avec la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG). Depuis deux ans, un service de la DGFiP peut mandater un huissier pour saisir, lors d'une garde à vue, des espèces et autres valeurs mobilières qui ne sont pas en lien direct avec l'infraction commise, mais qui peuvent venir financer des créances dues. Les résultats sont loin d'être neutres : sur les trois premiers trimestres, nous en sommes - de mémoire - à environ 1 million d'euros ! Ce dispositif n'a pas encore été généralisé à l'ensemble du territoire, mais il présente un potentiel intéressant.

Les enjeux numériques sont également fondamentaux à nos yeux. C'est pourquoi il est essentiel de mieux comprendre comment les auteurs d'infractions les utilisent. Aujourd'hui, l'un des principaux leviers facilitant la fraude est la dématérialisation des procédures. Il faut absolument aider les services à s'armer pour mieux identifier ces fraudes. Il convient aussi d'améliorer la convergence des expériences et des outils, qui doivent être suffisamment puissants pour mieux appréhender les moyens utilisés pour blanchir l'argent des trafics, notamment les cryptoactifs. La vulgarisation des avancées technologiques auprès des enquêteurs est importante pour qu'ils puissent par exemple intervenir au plus près d'un wallet.

Concernant le partage des données, nous avons porté depuis 2020 de nombreux droits d'accès direct dans le Livre des procédures fiscales (LPF) pour les officiers de police judiciaire (OPJ), les agents de police judiciaire (APJ) et les organismes de protection sociale. Nous avons avancé sur le fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba), le fichier national des contrats d'assurance-vie et de capitalisation (Ficovie), la base nationale des données patrimoniales (BNDP), Patrim ; autant d'éléments qui permettent de poser un diagnostic sur le patrimoine d'un individu et de préparer d'éventuelles saisies administratives ou judiciaires.

Nous avons prévu des accès tout aussi importants pour les services d'enquêtes fiscales, notamment au Répertoire national commun de la protection sociale (RNCPS), qui donne des informations utiles sur les prestations, les domiciliations, les lignes téléphoniques ou les comptes bancaires.

Pour ce qui est des sociétés éphémères, nous avons récemment porté des textes pour lutter contre les transmissions universelles de patrimoine (TUP), qui permettent de transférer la totalité des sommes visées à un associé unique à l'étranger. Nous voulons mettre davantage en lumière ce procédé. Nous avons également formulé des propositions législatives afin que les greffiers des tribunaux de commerce puissent donner des informations tant à la DGFiP qu'aux organismes de protection sociale. Selon moi, et c'est l'un des chantiers essentiels de la Micaf, les parquets doivent se saisir de ces nouveaux outils - y compris la présomption de blanchiment - pour mettre en place au niveau local, à côté des déclarations de soupçon, une véritable action sur ces sociétés éphémères en cas de fraude documentaire ou à l'identité.

Je veux insister aussi sur la nouvelle cellule de veille interministérielle dédiée à la lutte contre la fraude aux aides publiques, créée par un décret de juillet 2023. Les juristes ont parfois tendance à cloisonner criminalité organisée et délinquance financière. Or, aujourd'hui, la délinquance financière est souvent très organisée, notamment lorsqu'il s'agit de fraudes aux aides publiques. J'ai souhaité que cette cellule de veille porte initialement ses efforts sur la rénovation énergétique, en raison de l'importance des sommes en jeu et des alertes très précises adressées par Tracfin et les services territoriaux d'enquête judiciaire.

La Micaf préconise un traitement spécifique de ces fraudes. À mes yeux, le meilleur moyen de lutter contre la fraude aux aides publiques est de suspendre leur versement en cas de suspicion de fraude, avant de rejeter le cas échéant les demandes une fois les vérifications effectuées. Les services verseurs, qui sont parfois très éloignés de la problématique de la fraude, ont tendance à considérer en premier lieu le risque contentieux en cas de suspension des versements. Je suggère pour ma part que nous prenions ce risque contentieux ! Nous l'avons fait pour le compte personnel de formation (CPF), et les malfrats n'ont pas intenté de recours auprès du tribunal administratif ! Le meilleur moyen d'éviter la fuite des fonds publics est encore de ne pas les verser. Une fois les fonds versés, au vu des mécanismes utilisés par les malfaiteurs, on ne récupère souvent que des sommes assez faibles, y compris en cas de saisies judiciaires.

On retrouve parfois dans ces fraudes aux aides publiques les mêmes réseaux de criminalité organisée que dans les trafics de stupéfiants, la contrebande de tabac ou la contrefaçon. Les peines y sont souvent moins lourdes en première intention, la prise de risques plus faible également. Les groupes criminels se reconvertissent opportunément d'une fraude à l'autre, passant du CPF à la rénovation énergétique, de l'apprentissage au fonds territorial d'accessibilité, en utilisant toujours les mêmes mécanismes de fraude : usurpation d'Iban et de Siret, montage en cascade de sociétés éphémères, parfois complètement fictives - les travaux ne seront alors jamais exécutés -, ou avec en bout de chaîne des sociétés qui auront recours au travail dissimulé et qui livreront des chantiers avec de nombreuses malfaçons avant d'être dissoutes.

Il s'agit d'une criminalité organisée et polyvalente, dotée d'un savoir-faire expert. Je n'ai pas de montants précis à communiquer - je pense d'ailleurs que personne n'en a -, mais ces fraudes aux aides publiques sont sans doute les plus impactantes pour les finances publiques, car elles sont massives.

Cette criminalité surfe sur la dématérialisation des dispositifs, parfois aussi sur l'antinomie qui peut exister entre simplification des démarches et lutte contre la fraude. Elle utilise des montages juridiques plus ou moins sophistiqués et tous les instruments financiers disponibles, notamment les cryptoactifs - un moyen qui n'est plus marginal -, à des fins de blanchiment des sommes issues du trafic et de transfert des fonds vers l'étranger. Le recours à des néobanques rend également plus difficile la traçabilité.

Pour lutter contre ce phénomène majeur de fraude aux aides publiques, je préconise d'actionner deux leviers, préventif et curatif.

En termes de prévention, on peut envisager, premièrement, de suspendre les versements en cas de suspicion de fraude et, deuxièmement, de fluidifier l'échange de renseignements et d'informations entre l'ensemble des acteurs. C'est précisément l'objet des deux premiers articles de la proposition de loi contre toutes les fraudes, présentée par le député Thomas Cazenave, en cours d'examen au Sénat. Si cette proposition de loi aboutissait, elle constituerait un levier d'action puissant. Il ne serait plus nécessaire de courir après les véhicules législatifs pour porter telle ou telle levée spécifique du secret, et cette base législative permettrait de vaincre les réticences de certains organismes à suspendre les versements.

En termes curatifs, j'ai déjà évoqué l'action administrative, mais il faut aussi mobiliser au bon niveau l'autorité judiciaire, c'est-à-dire ne pas procéder localement à des dépôts d'article 40 - ils viennent grossir les piles des parquets et seront traités en fonction des moyens des juridictions et des services d'enquête -, mais travailler dès le départ avec le parquet de la Junalco et l'Onaf. Cela permet aux organismes verseurs de coconstruire le dossier avec les services enquêteurs spécialisés et, ainsi, d'acquérir une culture de lutte contre la fraude. Nous le faisons déjà avec l'Agence nationale de l'habitat (Anah) et la Caisse des dépôts et consignations ; nous venons également de signer un protocole en ce sens avec l'Agence de services et de paiement (ASP).

Il nous faut aussi disposer des bons textes. Pour une partie de la fraude aux finances publiques, nous pouvons recourir à certaines techniques d'enquête spéciales, mais nous aurions besoin d'aller plus loin et de pouvoir utiliser, pour toutes les fraudes aux aides publiques, le spectre complet des moyens d'investigation propres à la criminalité organisée prévus aux articles 706-73 et suivants du code de procédure pénale.

S'agissant de la lutte contre le blanchiment, il est précieux de pouvoir agir localement, au plus près du terrain : c'est le rôle des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf), qui peuvent s'appuyer sur un diagnostic de délinquance locale, réalisé par exemple à partir de troubles constatés à l'ordre public, pour remonter ensuite à des commerces susceptibles de participer au blanchiment des fruits du trafic et à des sociétés éphémères, grâce aux informations échangées avec les greffes des tribunaux de commerce. Ils pourront alors utiliser ce formidable outil qu'est la présomption de blanchiment.

Mais, parfois, on a besoin aussi de recentraliser les informations en provenance des différents Codaf, car les délinquants opèrent sur plusieurs territoires, d'où l'importance de la coordination.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je me souviens d'un amendement qui visait à abonder de 500 000 euros le financement de la Micaf, à sa création. Le ministre Olivier Dussopt avait bien voulu l'accepter, et je me réjouis de constater que cet argent a été bien utilisé !

J'ai toutefois un peu de mal à partager votre optimisme. Je m'intéresse à ces sujets depuis longtemps, et quand on essaye de faire avancer les dossiers de lutte contre la fraude ou l'évasion fiscale, on se heurte vite à des blocages.

Vous dites qu'il faut, de façon préventive, suspendre les versements. Mais la première des préventions ne consiste-t-elle pas à ne rien verser du tout ?

Vous évoquez par ailleurs les greffes des tribunaux de commerce. Ils ont proposé, dans un livre blanc de la lutte contre la fraude fiscale et le blanchiment, quinze mesures très pertinentes. Sauf que nous n'arrivons pas à les faire adopter...

N'importe quelle région vérifie la qualité du futur bénéficiaire des aides qu'elle s'apprête à verser, mais l'État ne le fait pas.

M. Éric Belfayol. - C'est bien la logique que je préconise : ne pas verser. Il faut travailler en amont à un meilleur ciblage et développer les outils permettant de repérer les indices de fraude.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je réserve à la proposition de loi Cazenave quelques articles additionnels avant l'article 1er, qui me semblent nécessaires.

La déclaration sociale nominative, que j'avais demandée avec plusieurs collègues lors de la mise en place des aides covid, avait été refusée par Mme Pannier-Runacher. Pourtant, les fraudes en la matière se sont ensuite vérifiées.

Nous avons, je le crois, identifié les différents types de fraudes et la pluridisciplinarité des criminels, mais comment à présent transformer l'essai ? Le Parlement ne me semble pas suffisamment écouté sur ces sujets.

La coopération entre les Codaf pourrait-elle être améliorée ? Les informations sur les individus ou les sociétés repérées circulent-elles correctement ? Il semblerait que les départements ne communiquent pas suffisamment entre eux, et que vous puissiez toucher le RSA dans plusieurs départements.

Je m'interroge également sur la coopération européenne. La fraude à la TVA, c'est encore 25 milliards d'euros, mais nous n'utilisons toujours pas le même logiciel que certains de nos voisins pour essayer de dénicher les carrousels. Là encore, comment pouvons-nous progresser ?

M. Éric Belfayol. - Ce sont avant tout les femmes et les hommes qui font vivre les institutions et les coopérations. Les Codaf de la région parisienne sont souvent amenés à travailler ensemble, c'est plus rare en province. Mais la réponse à votre question passe davantage, me semble-t-il, dans la bonne articulation entre les Codaf et les Gonaf. Certaines problématiques dépassent le champ de compétence territoriale des services. Les délinquants ont très bien compris qu'il était préférable d'opérer sur plusieurs départements simultanément, mais il s'agit alors d'une délinquance déjà bien structurée, contre laquelle il est plus utile de faire remonter les informations aux Gonaf afin qu'ils puissent enclencher une action nationale avec les bons services et les bons outils. Les Codaf sont efficaces dans les interventions de premier niveau - diagnostic de délinquance et mobilisation des services compétents -, mais ils ne peuvent pas faire de lutte contre le blanchiment au sens strict du terme. Si on trouve des marchandises de contrefaçon dans un commerce de proximité, ils peuvent solliciter la douane ; une problématique de TVA, l'administration fiscale ; du travail dissimulé, l'inspection du travail. Mais l'action doit ensuite être recentralisée pour prendre en compte la problématique dans son ensemble et élaborer une stratégie nationale.

Quant à la coopération européenne, ce n'est pas la Micaf qui va apprendre à la DGFiP comment lutter contre la fraude à la TVA. En revanche, en associant la DGFiP à des dossiers relatifs à des fraudes plus lointaines que son coeur de métier direct, comme les fraudes à l'activité partielle, au fonds de solidarité ou aux centres de santé, on va lui permettre de s'intéresser à d'autres types de criminalité.

Enfin, puisque vous évoquez le sujet de la fraude à l'activité partielle, cela me permet de vous donner un exemple très concret de notre action. Dans les cinq jours qui ont suivi la création de la Micaf, nous avons été informés de l'existence de déclarations de soupçons pour des fraudes à l'activité partielle. En quelques jours, de concert avec l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), le parquet de la Junalco, les parquets locaux, la DACG, la direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) et la préfecture de police (PP), nous avons pu poser un diagnostic de délinquance et identifier deux types de fraudes, les unes caractérisées par des usurpations de Siret, les autres fondées sur des sociétés éphémères multicartes réactivées opportunément en région parisienne, pour lesquelles Tracfin disposait de signalements. En quinze jours, la DACG a pu produire une note pour que les signalements de Tracfin soient relayés par une action judiciaire rapide dans les parquets d'Île-de-France concernés. Des échanges d'informations sur les sociétés éphémères ont ainsi pu avoir lieu entre les sphères judiciaire et administrative et venir nourrir le système d'information sur l'activité partielle (SI APART) de la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) et les outils de ciblage des inspecteurs du travail. Nous avons pu aussi identifier à cette occasion des trous dans la raquette et proposer des textes pour impulser des échanges d'informations entre l'ASP et Tracfin.

M. Grégory Blanc. - On retrouve souvent du travail dissimulé dans les processus de blanchiment. Au niveau national, la coordination entre la police, la gendarmerie et Bercy semble globalement opérationnelle. Mais qu'en est-il de la coordination avec les services du ministère du travail ? Ce dernier est-il bien organisé à l'échelon central pour enquêter sur des phénomènes de travail dissimulé en bande organisée ?

M. Éric Belfayol. - La Micaf anime un Gonaf sur le travail illégal et les fraudes fiscales connexes, auquel participent la DNEF, Tracfin, le parquet de la Junalco et l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI).

Par ailleurs, depuis la réorganisation de l'inspection du travail en 2015, le groupe national d'appui, de veille et de contrôle de la direction générale du travail est devenu le service d'enquête dédié à ce haut du spectre de la délinquance. Il dispose de capacités d'actions nationales.

Pour avoir connu l'inspection du travail il y a une vingtaine d'années, je vous assure qu'elle a nettement progressé dans la prise en compte de la problématique du travail illégal. Est-ce suffisant ? Malheureusement, dans ce ministère comme ailleurs, les moyens sont limités. Il me semble donc que la solution est de faire travailler les gens en synergie.

Imaginez un transporteur routier qui commet des infractions routières dans un nombre important de départements. Au niveau départemental, vous ne pourrez traiter que la délinquance routière, mais si vous centralisez les différentes informations, vous trouverez peut-être des problématiques beaucoup plus lourdes, notamment de travail dissimulé.

De même, pour les dossiers de faux détachements, chaque réseau doit pouvoir faire remonter les informations recueillies localement sur telle ou telle société afin que l'OCLTI et Tracfin engagent le travail nécessaire, y compris parfois au sein d'équipes mixtes d'enquête constituées sur le fondement de l'article 28, alinéa 3 du code de procédure pénale.

Enfin, pour les cyberenquêtes sur la fraude sociale, j'ai poussé des textes afin que les organismes de sécurité sociale soient dotés de prérogatives de police judiciaire, toujours dans le but de croiser aussi vite que possible les procédures administratives et judiciaires.

M. Grégory Blanc. - Je me permets de vous relancer : dans ce processus de recentralisation, le ministère du travail vous semble-t-il bien organisé ?

M. Éric Belfayol. - Aujourd'hui, la lutte contre le travail illégal est structurée, ce qui n'était pas le cas auparavant. L'évolution de l'arsenal législatif a beaucoup aidé aussi, notamment le fait que l'on considère potentiellement le travail dissimulé comme une fraude en bande organisée.

M. Raphaël Daubet, président. - Je me tourne à présent vers Mme Fournier, pour qu'elle puisse nous éclairer sur les enjeux numériques. Quels sont vos difficultés ou les obstacles que vous rencontrez en la matière ?

Mme Christine Fournier, cheffe de projet « Enjeux numériques » de la mission interministérielle de coordination anti-fraude du ministère de l'économie et des finances. - Je suis en charge d'organiser au plan opérationnel les échanges de données entre administrations. Je mets en contact les directions des systèmes d'information et j'essaye d'identifier les modalités d'accès les plus faciles et les plus rapides à mettre en oeuvre.

Le plus difficile, une fois le cadre légal en place, est de mobiliser les services opérationnels autour de projets à l'échelle interministérielle. Les dynamiques ne sont pas toujours faciles à impulser, cela nous demande beaucoup d'énergie, mais nous finissons par y arriver.

M. Éric Belfayol. - Les accès directs ont été prévus par la loi dès 2018, mais leur industrialisation ne commence qu'aujourd'hui. On en revient toujours à la même problématique : les services font ce qu'ils peuvent avec les moyens dont ils disposent.

Je veux souligner un autre écueil : c'est bien d'avoir un accès direct aux données, notamment à la base nationale des données patrimoniales, mais encore faut-il savoir les exploiter. Pour que les services s'approprient ces outils, il faut du temps et de la formation. Nous sommes là aussi pour impulser ce genre de dynamiques.

Mais, je le redis, nous butons sur un manque de moyens. Face à des services qui ont du mal à honorer leurs différentes priorités, toutes aussi importantes les unes que les autres, c'est encore la synergie interministérielle, locale ou nationale, qui reste la plus efficace.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je veux vous interroger sur des exemples étrangers, notamment sur la Banque-carrefour des entreprises, en Belgique, qui, avec son pool d'huissier et ses modèles de signalement très rapides d'entreprises suspectées d'être éphémères, parvient finalement à réduire le risque.

De même, l'action de la Banque-carrefour de la sécurité sociale en matière de carte d'identité, qui est en même temps la carte de sécurité sociale, dans des conditions très précises accordées par la Cnil - avec des droits d'accès très limités et très ciblés -, permet d'éviter des problèmes que nous connaissons, liés, par exemple, à la non-désactivation automatique de la carte de sécurité sociale à la suite de l'expiration d'un titre de séjour.

Pensez-vous que l'on pourrait, en France, dupliquer le service de la Banque-carrefour des entreprises pour les entreprises éphémères ? Le cas échéant, pourquoi ne le fait-on pas ? Ce dispositif d'alerte et de prévention me semble extrêmement important.

M. Éric Belfayol. - Je vais être un peu taquin dans ma réponse... Je n'ai pas l'impression que les fraudes ont disparu en Belgique ! L'outil est sans doute utile, mais est-il vraiment à la hauteur de ce que l'on peut parfois en dire ? Je préfère vous renvoyer aux nombreux rapports qui ont été produits sur le sujet ces dernières années plutôt que de vous faire à la va-vite une réponse qui ne serait pas experte.

Pour ce qui me concerne, je considère qu'il y a aujourd'hui une problématique de fond, dans la mesure où l'existence même de cette base, en Belgique, repose sur une culture de l'identification qui, depuis l'origine, n'est pas du tout la même qu'en France. La transposition d'un système étranger n'est pas si facile ! Je serai donc très circonspect sur le sujet, et je note que les rapports très précis auxquels je vous renvoie sont parvenus à la même conclusion.

En revanche, pour ce qui est de la lutte contre les sociétés éphémères, je constate qu'il y a aujourd'hui un certain nombre de nouveaux outils dans le paysage : je pense en particulier au guichet unique, mais aussi au travail de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) et à celui de l'Insee sur les numérotations. Nous intégrons ces travaux dans le cadre du groupe de travail sur la lutte contre les sociétés éphémères, de manière que les informations relevées lors de l'inscription, y compris les atypies, soient prises en compte et traitées par les services.

Cela demandera potentiellement, à terme, quelques évolutions législatives pour permettre que les échanges soient parfois plus nourris, mais nous sommes là pour structurer ces travaux. Nous avons d'ores et déjà engagé un travail avec le guichet unique, qui embarque désormais la problématique de la fraude pour que nous puissions agir de manière préventive, au moment de la création de l'entreprise.

De la même manière, il existe aujourd'hui, dans le code du commerce, un certain nombre d'outils fondamentaux qui permettent, par exemple, de radier les sociétés au plus vite après leur détection, pour ne pas leur laisser de chance de survie - je pense notamment au circuit court qu'a dû vous décrire Tracfin. La proposition de loi sur le narcotrafic porte également des outils en ce sens.

J'aurais donc tendance à vous répondre que, dans notre périmètre national, on peut d'ores et déjà faire des choses en amont comme en aval. Le reste vous appartient !

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous avez compris que nous ne manquerons pas d'être au rendez-vous de la lutte contre la fraude.

N'hésitez pas à nous faire parvenir un certain nombre de vos préconisations qui auraient besoin d'une traduction législative. La pluridisciplinarité face à la criminalité financière et à la criminalité organisée est précisément l'objectif de cette mission. Le travail de la commission d'enquête sur le narcotrafic et le texte qui en a résulté ont donné le coup d'envoi de la lutte en la matière. Nous sommes exactement sur cette ligne, et je pense qu'il faut que nous fassions équipe tous ensemble.

M. Éric Belfayol. - Je n'en doute pas !

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur le chef de mission, madame la cheffe de projet, je vous remercie tous deux pour votre participation à nos travaux.

Audition de Mme Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la direction nationale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur

(Jeudi 6 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en entendant Mme Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) du ministère de l'intérieur, accompagnée de responsables de plusieurs de ses services : Mme Isabelle Aubin, cheffe de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), M. Thierry Pezennec, coordinateur national des groupes interministériels de recherche (GIR), Mme Alexandra Felzines, cheffe de la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac), et Mme Marie-Laure Malcles, cheffe de la brigade nationale d'enquêtes économiques (BNEE).

Madame Caillat, mesdames, monsieur, il est évident que votre action est au coeur des sujets qui nous préoccupent. Il est donc important pour nous de prendre le temps nécessaire pour entendre votre analyse de la situation, les défis auxquels vous êtes confrontés et les moyens dont vous avez besoin pour lutter contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée.

Avant de vous passer la parole, je vous indique que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Magali Caillat, Mme Isabelle Aubin, M. Thierry Pezennec, Mme Alexandra Felzines et Mme Marie-Laure Malcles prêtent serment.

Mme Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la direction nationale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur. - Je remercie votre commission de donner aux enquêteurs spécialisés dans la lutte contre la criminalité financière la possibilité de venir s'exprimer devant vous.

L'univers de la lutte contre la criminalité financière se compose de deux axes majeurs lorsqu'il s'agit de criminalité organisée. Le premier axe - dans l'absolu, le plus basique - consiste à dérouler une enquête judiciaire permettant, en bout de chaîne pénale, que le délinquant, le criminel sur lequel porte l'enquête soit défait du patrimoine qu'il a pu accumuler au moyen de ses agissements criminels. Cette partie d'enquête, qui vise à identifier, puis saisir ou proposer à la saisie du magistrat les biens et patrimoines détenus par les mis en cause dans les enquêtes, est en fait une enquête particulière, dans laquelle les enquêteurs doivent travailler en proximité avec leurs collègues chargés des enquêtes pour trafic de produits de stupéfiants, vol à main armée, trafic d'êtres humains, etc.

Cet aspect de l'enquête financière dédié à l'identification puis à la saisie des biens mal acquis sera particulièrement décrit par le commandant divisionnaire Felzines, cheffe de la plateforme d'identification des avoirs criminels de la police nationale. Vous pourrez notamment voir à quel point les services d'enquête - police et gendarmerie confondues - se sont approprié cet outil construit par le législateur depuis plus de dix ans.

Les enquêteurs qui travaillent au sein de la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière, que j'ai l'honneur de diriger et dont plusieurs services sont ici représentés, abondent, par leur travail sur les dossiers de blanchiment, de corruption et de fraude fiscale complexe, à hauteur de 40 % les chiffres de saisie de la police nationale dans son ensemble, et ce depuis plusieurs années.

Le second axe de la lutte contre la criminalité financière vise à démanteler une organisation criminelle se livrant à des infractions relevant de la criminalité organisée financière. Il peut s'agir d'escroqueries en bande organisée, ou d'activités de blanchiment en bande organisée pour le compte d'autres organisations criminelles tournées vers le trafic de stupéfiants, le vol en bande organisée ou le trafic d'êtres humains.

À ce stade, il paraît intéressant de définir la criminalité organisée, qui se distingue des faits de délinquance plus ponctuels, moins systémiques. Une organisation relevant de la criminalité organisée repose sur une structure composée de plusieurs individus dont les activités infractionnelles ont pour but de procurer du profit. Cette structure inscrit ses activités illégales dans le temps. Elle dispose d'un rayonnement national, voire international, et use d'une forme de puissance : soit par l'utilisation de la violence, soit par une capacité d'ingénierie technique ou financière susceptible de fausser le jeu économique légal et de permettre la corruption.

Ces enquêtes portant sur des organisations criminelles spécialisées sont diligentées par des enquêteurs spécialisés de la police judiciaire. Cette dernière traite, à ce jour, 85 % des faits de criminalité organisée commis sur notre territoire.

Vous avez devant vous, avec Isabelle Aubin, cheffe de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière, qui a été formée au sein des services spécialisés de la police nationale au début des années 1990, dans le train de mesures dont le pays s'est doté pour lutter contre le blanchiment.

Au cours de l'histoire judiciaire, ce sont les enquêteurs de cet Office qui ont modélisé, affaire traitée après affaire traitée, le fonctionnement du blanchiment sur le territoire national. Le point d'orgue de cette prise de connaissance, par l'enquête, des procédés de blanchiment a notamment été la résolution des dossiers Virus et Rétrovirus. Les enquêtes de cette nature n'ont jamais cessé depuis lors.

Très récemment, sous la direction de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco) et dans le cadre des enquêtes générées par l'interception de la messagerie cryptée Sky ECC, l'OCRGDF a mis à jour, avec les enquêteurs de l'Office anti-cybercriminalité (Ofac), de la police judiciaire le nouveau mode opératoire du blanchiment, consistant à convertir des espèces contre des cryptoactifs.

Cette enquête menée à l'échelle mondiale a, en effet, dévoilé le procédé désormais utilisé d'échange d'espèces provenant des trafics contre des cryptoactifs, au moyen d'une sorte de bourse d'échanges instaurée entre des auteurs de cybercriminalité - se livrant, par exemple, à des rançongiciels - et des auteurs de trafics criminels - de stupéfiants, par exemple - par des intermédiaires, dont il est toujours important de souligner l'existence : les blanchisseurs.

Le commissaire divisionnaire Aubin présentera un panorama des enquêtes pour blanchiment traitées par l'Office, en mettant en évidence l'aspect à la fois spécialisé, international et rapidement mixé à l'économie légale des agissements des organisations criminelles spécialisées dans le blanchiment de capitaux.

Le commandant divisionnaire fonctionnel Pezennec, chef de la coordination nationale des GIR, décrira ensuite le mode d'action de ces structures opérationnelles que sont les 41 GIR existant sur le territoire. La mission d'animation dont est responsable la coordination revêt une vraie consistance, tant ces groupes, structures uniques en leur genre, existant depuis vingt-trois ans, ont besoin de partager leurs pratiques, de disposer d'un maillage commun et d'une doctrine claire. MPezennec développera notamment l'aspect plus territorial d'une partie des activités de blanchiment suivies par les GIR, soit dans le cadre d'actions judiciaires, soit dans le cadre d'actions administratives.

Vous avez enfin devant vous la cheffe de la brigade nationale d'enquêtes économiques, Mme Marie-Laure Malcles, qui décrira le dispositif intégré, émanation de la direction générale des finances publiques (DGFiP) du ministère de l'économie et des finances, existant au sein des services de la police judiciaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. J'insiste sur le caractère tout à fait crucial de la présence, au sein même des services d'enquête spécialisés, de collègues issus de la DGFiP. Outre la brigade nationale d'enquêtes économiques, je pense également aux officiers fiscaux judiciaires. Les agents de la BNEE disposent de leurs applications, mais surtout de leur spécialisation professionnelle, qui vient augmenter l'enquête financière diligentée par les enquêteurs de la police judiciaire, lesquels sont parfois confrontés à des schémas revêtant une complexité importante.

Mme Malcles vous expliquera comment ce mariage opérationnel bénéficie à deux bras de l'action régalienne de notre pays : l'action pénale et l'action fiscale.

Au-delà de ces structures et de leurs acronymes, la police nationale a construit ce dispositif de manière harmonisée au niveau central au sein de la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière. Au fil de l'expérience acquise dans les dossiers d'enquêtes financières complexes, c'est un véritable écosystème de services et assistances autour de l'enquêteur qui s'est dessiné.

Ainsi, lorsqu'un enquêteur de l'OCRGDF ou de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) va en perquisition, il peut s'allier le concours de son collègue de la section de la preuve numérique de la sous-direction de lutte contre la criminalité financière, qui sera à même de l'orienter dans la détection de cryptoactifs ou la meilleure façon d'exploiter les données collectées sur les supports numériques saisis - téléphones portables, ordinateurs ou autres - ou saisies à distance. De même, il pourra contacter au préalable son collègue du service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco) financier ou encore l'officier de liaison de la police nationale présent à Tracfin pour recueillir du renseignement financier, et collaborer en étroite proximité avec son collègue de la BNEE présent également dans le service.

Cette organisation, parfois perfectible, notamment eu égard au manque d'effectifs, vaut également au niveau territorial, puisque les enquêteurs des brigades de lutte contre la criminalité financière sont aussi bénéficiaires, dans les divisions de lutte contre la criminalité organisée spécialisées des territoires, des services des antennes de l'Ofac et des groupes d'identification d'avoirs criminels. Ils peuvent également démarcher les officiers de liaison Tracfin et les agents relevant des 21 antennes territoriales de la BNEE.

Mme Alexandra Felzines, cheffe de la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac). -Au titre de ma fonction de cheffe de la plateforme d'identification des avoirs criminels, je souhaite évoquer la chaîne de captation des avoirs criminels de la police nationale, l'état du droit et la coopération policière internationale en la matière.

La Piac a été créée en 2005 et placée au sein de l'OCRGDF de la DNPJ. Sa création a résulté du constat, fait il y a plus de vingt ans, de la nécessité de dépister, d'identifier, de saisir et de confisquer les avoirs criminels, afin de lutter plus efficacement contre toute forme de criminalité, notamment la criminalité organisée.

Outre les enquêtes qu'elle mène, soit seule, soit en co-saisine de services de police et de la gendarmerie nationale - lorsque les investigations se révèlent particulièrement complexes, en raison notamment de la sophistication des moyens utilisés pour masquer la détention d'avoirs criminels -, la Piac a également pour missions : l'établissement de données statistiques nationales en la matière, le pilotage du réseau territorial dédié aux avoirs criminels, la formation des acteurs de l'enquête patrimoniale, l'assistance technique aux enquêteurs et la mise en oeuvre de la coopération policière internationale.

La Piac est donc le chef de file du dispositif du ministère de l'intérieur en matière d'avoirs criminels.

La réforme de la police nationale de 2024 a entraîné la création de six cellules « avoirs criminels », placées au sein de chacune des zones territoriales de la police nationale, et de groupes d'identification d'avoirs criminels (Giac), positionnés au sein des divisions de la criminalité organisée spécialisées départementales.

Ces groupes ont vocation à apporter aux enquêteurs de la filière judiciaire un soutien technique aux investigations patrimoniales et aux saisies d'avoirs criminels.

(Mme Alexandra Felzines projette une présentation PowerPoint en complément de son propos.)

Entre 2020 et 2024, nous avons doublé le nombre de saisies pénales effectuées sur le territoire par les services de police et de gendarmerie. Nous sommes passés de 573 millions d'euros saisis en 2020 à plus de 1,129 milliard d'euros en 2024.

La part des saisies effectuées dans des affaires d'infraction à la législation sur les stupéfiants est relativement faible : entre 9 % et 16 % du total des saisies d'avoirs criminels. Pourquoi un tel écart ? La plupart des saisies effectuées dans ces affaires sont des saisies d'opportunité, sur lesquelles peu d'investigations ont été menées. On trouve du numéraire sur un point de deal, par exemple : ce qui se trouve dans la poche du dealer, ou dans la cache située dans la cage d'escalier. On saisit également le véhicule ayant servi à transporter des produits stupéfiants. Mais c'est tout ! Il y a peu, voire pas d'investigation effectuée sur le patrimoine des individus impliqués dans le trafic. Les saisies, notamment de numéraire, sont nombreuses, mais portent sur de petits montants.

Si nous souhaitons augmenter le taux de saisie et la valeur des biens saisis en matière d'infraction à la législation sur les stupéfiants, les enquêteurs doivent être en capacité de mettre en oeuvre une stratégie patrimoniale dans un nombre plus important de dossiers. Pour ce faire, ils doivent ouvrir le champ de leurs investigations en ne se limitant pas à démontrer les éléments du trafic et à saisir du produit stupéfiant. Ils doivent pouvoir enquêter, dans le même temps, sur la surface financière des individus qui s'adonnent au trafic. Ces investigations patrimoniales doivent s'insérer dans la stratégie d'ensemble de l'enquête. Il ne s'agit pas d'une enquête à part ni d'un cadre particulier d'investigation.

Cette stratégie doit être discutée entre enquêteurs et magistrats afin d'obtenir la photographie la plus détaillée possible du patrimoine des trafiquants : que ce patrimoine se trouve sur le territoire national ou à l'étranger, qu'il soit détenu directement ou via des prête-noms.

Enfin, les enquêtes sont menées sur des faits de blanchiment et de blanchiment présumé indépendamment de celles qui visent à démontrer un narcotrafic. Elles permettent d'importantes saisies et confiscations d'avoirs criminels, car les biens ainsi saisis sont en partie le produit direct ou indirect du trafic de stupéfiants. Il s'agit de stocks d'espèces générés par la vente de drogue dont les organisations criminelles souhaitent se débarrasser dans des temps très rapides et qui sont injectés dans les réseaux de blanchiment afin d'acquérir notamment des biens immobiliers et des produits de luxe.

Depuis la loi du 24 juin 2024, il est indiqué dans le code de procédure pénale que l'officier de police judiciaire doit mener des enquêtes patrimoniales. Bien évidemment, les services de police et de gendarmerie n'ont pas attendu cette inscription dans la loi pour procéder à ces investigations. Cependant, au regard des compétences spécifiques qu'elles requièrent, il convient d'intensifier encore la formation des enquêteurs à cette matière. Cette formation à l'enquête patrimoniale et à la saisie des avoirs criminels est intégrée à la formation « Investigateur en criminalité financière », l'ICF, qui a été rénovée et qui a permis de former 200 policiers en 2024. De plus, chaque année, plusieurs dizaines d'enquêteurs sont spécifiquement formés par la Piac, qui intervient également dans le cadre de la formation des effectifs des GIR et d'effectifs de la gendarmerie nationale ainsi qu'au profit de magistrats français et étrangers. Des sessions de formation sont également dispensées sur l'ensemble du territoire, permettant ainsi de disposer de référents « avoirs criminels » disséminés dans l'ensemble des services. Depuis 2020, plus de 900 enquêteurs ont été formés à l'enquête patrimoniale et à la saisie.

J'en viens à l'état du droit et à la coopération internationale en matière de saisie et de confiscation d'avoirs criminels. Depuis la loi du 9 juillet 2010, relative aux saisies et confiscations, nous disposons de textes robustes permettant le prononcé de la peine de confiscation. Ainsi, l'article 131-21 du code pénal permet notamment de confisquer l'instrument, l'objet, le produit de l'infraction. Cet article nous autorise également à faire des confiscations en valeur et à frapper les auteurs d'infractions relevant de la criminalité organisée de la confiscation générale de tout ou partie de leur patrimoine.

Depuis la loi du 24 juin 2024, la corruption et le trafic d'influence sont venus rejoindre les infractions rendant possible cette confiscation de tout ou partie du patrimoine. Le blanchiment était quant à lui déjà visé par cette mesure. Nombre d'infractions relevant de la criminalité organisée sont également sanctionnées par cette confiscation dite « générale », notamment le trafic de stupéfiants, le trafic d'armes, la traite des êtres humains, le proxénétisme et l'association de malfaiteurs aggravée.

Une autre mesure visée à l'alinéa 6 de ce même article permet, lorsque l'on est en présence d'une infraction punissable de cinq ans d'emprisonnement ayant généré un profit, de prononcer la confiscation de biens dont le propriétaire n'a pu justifier l'origine. Il appartient donc désormais au mis en cause de prouver la licéité de son patrimoine. C'est une espèce de renversement de la charge de la preuve.

Il semble donc que le dispositif normatif existant est déjà très étoffé. Cependant, afin de contrer cette action résolue de l'État, les criminels mettent en place des écrans entre eux-mêmes et les avoirs obtenus grâce à leurs activités illégales et investissent une grande partie de leurs gains à l'étranger. C'est pour cela que les investigations patrimoniales doivent avoir également une dimension internationale. La Piac, qui a été désignée en 2009 bureau de recouvrement des avoirs, est le point de contact national pour les enquêteurs français de la police et de la gendarmerie nationale, de la douane, mais également pour les magistrats qui souhaitent dépister du patrimoine de ressortissants français à l'étranger dans le cadre de la coopération policière. Il n'est pas question ici de coopération judiciaire, la coopération policière intervenant en amont de celle-ci.

La Piac est ainsi le point de contact français de deux réseaux de coopération dédiés à cette thématique : le réseau européen des bureaux de recouvrement des avoirs - Asset Recovery Office (ARO), comprenant 27 bureaux - et le réseau international Cadem Asset Recovery Inter agencies Network (CARIN). En 2024, plus de 1 100 demandes ont ainsi été traitées par la Piac afin de dépister vers l'étranger ou à la demande de nos homologues étrangers en France.

Nous avons ainsi dépisté, il y a quelques mois, à la demande de nos homologues ukrainiens, plus de 60 millions d'euros de biens immobiliers situés sur la Côte d'Azur. À l'issue de cette identification, il a pu être procédé à la saisie de ces avoirs, à la demande des autorités ukrainiennes. À l'inverse, nous recevons aussi des demandes des services de police et de gendarmerie français qui supposent, dans le cadre de leurs dossiers, que certains individus ont pu investir à l'étranger. Dans ce cas, nous procédons à des échanges d'informations avec nos homologues. Une fois que nous avons obtenu ces informations, il appartient au magistrat français de formaliser un gel de biens ou une saisie. Si une confiscation est prononcée par une juridiction de jugement française, elle sera appliquée à l'étranger.

Ces exemples illustrent les bons résultats que nous obtenons dans le cadre de ces réseaux, qui disposent de points de contact, enquêteurs et magistrats spécialistes de cette thématique. La France, qui présidait le réseau CARIN en 2024, a soutenu la création d'un nouveau réseau régional regroupant les pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord. Certains pays avec lesquels toute coopération policière en matière d'identification des avoirs criminels était jusqu'à présent impossible adhéreront à ce réseau. Cela laisse entrevoir de nouvelles possibilités quant à l'identification d'avoirs criminels dans des États jusqu'alors non coopératifs dans le cadre de cette coopération policière. L'Arabie saoudite soutient la création de ce réseau et le préside en 2025. Les Émirats arabes unis ont indiqué souhaiter le présider en 2026. Nous sommes donc pleins d'espoir.

Enfin, la directive européenne sur les saisies et confiscations du 24 avril 2024, qui doit être transposée par la France avant la fin de l'année 2026, prévoit diverses mesures qui devraient contribuer à rendre plus efficients le dépistage, la saisie et la confiscation des avoirs criminels. Je pense tout particulièrement au pouvoir de gel dont seront dotés les bureaux européens de recouvrement des avoirs. L'objectif est de favoriser le blocage d'avoirs criminels, particulièrement volatils, le temps pour les autorités judiciaires de prendre une mesure de gel en urgence.

En conclusion, la France dispose d'un système robuste qui est envié par nombre d'États étrangers, mais qui pourrait, à mon sens, être mieux exploité par enquêteurs et magistrats.

Mme Isabelle Aubin, cheffe de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). - En tant que cheffe de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière, service central de la direction nationale de la police judiciaire historiquement positionné sur la thématique de la lutte contre le blanchiment - dont j'ai compris qu'elle était l'un des sujets d'intérêt de cette commission d'enquête - , il me revient de vous présenter le panorama des principaux vecteurs de blanchiment d'espèces, tels qu'identifiés par nos services, qui explique toute la difficulté que nous pouvons rencontrer dans l'identification et la saisie des avoirs criminels, mais aussi dans le suivi des circuits financiers clandestins.

Tout d'abord, comme l'indique une locution latine, toute criminalité est financière. Autrement dit, l'objectif de toute criminalité est de s'enrichir - et, en matière de criminalité organisée, de maximiser ce profit. Cela passe par la nécessité de blanchir les fonds, autrement dit de les réintégrer dans l'économie réelle en masquant leur origine illicite pour pouvoir en disposer librement, réinvestir et ainsi perpétuer aussi longtemps que possible les trafics et le fonctionnement de l'organisation criminelle.

Les fonds à blanchir sont de nature diverse. Il s'agit évidemment d'espèces, comme celles qui sont issues du trafic de stupéfiants. Il s'agit également de fonds bancarisés issus plutôt d'escroqueries. Enfin, il s'agit de cryptoactifs, généralement issus d'infractions « cyber », comme les rançongiciels. En matière de blanchiment d'espèces, le suivi est encore plus compliqué pour remonter jusqu'à l'infraction illicite d'origine, puisque les coordinateurs du blanchiment s'entourent d'un certain nombre de précautions et installent des fusibles pour accentuer cette dissimulation.

L'opération de blanchiment à proprement parler recouvre en réalité plusieurs niveaux de complexité, selon les montants que l'on souhaite blanchir et la régularité nécessaire de ces opérations, qui déterminera le recours à des vecteurs variés.

Les groupes criminels ont généralement des espèces. En bas de l'échelle, on retrouve une forme de blanchiment assez artisanale : l'argent des groupes criminels peut facilement être utilisé dans des dépenses de la vie courante, pour l'achat d'articles de luxe, ou bien en étant déposé sur les comptes des proches, par exemple au nom des enfants. Il est possible aussi de recourir à des achats immobiliers simples via l'utilisation de prête-noms. Les biens achetés pourront également être rénovés au moyen de travaux qui seront payés en espèces avant d'être revendus au bout de plusieurs mois - moyennant, bien sûr, une plus-value. L'investissement dans les commerces de proximité, comme les épiceries, supérettes, enseignes de restauration rapide, bars à chicha, ou barber shops est aussi régulièrement documenté.

Le blanchiment intervient alors à l'achat du fonds de commerce, le complément du prix étant versé en espèces aux vendeurs, mais aussi tout au long de son activité, par exemple en surévaluant un chiffre d'affaires. Ce type de blanchiment ne permet toutefois de recycler qu'une part minoritaire des produits du trafic et sera donc recherché pour d'autres avantages, par exemple le fait de pouvoir fournir des fiches de paie ou un emploi à des proches pour faciliter une sortie de prison.

Un niveau plus complexe de blanchiment repose sur les réseaux de collecte d'espèces et de compensation, qui sont le principal vecteur de blanchiment du trafic de stupéfiants en France. Cette compensation s'opère sous la houlette d'un banquier occulte, qu'on appelle saraf, broker, ou hawaladar. Souvent basé à l'étranger, il met en relation deux mondes : celui des trafics et celui de l'économie réelle, qui ne se connaissent pas et ne se côtoient pas forcément, mais sont liés par des besoins complémentaires. Le banquier occulte fait, à terme, le pont entre le territoire national - la France - et l'étranger.

Les collecteurs récupèrent ainsi les espèces issues du trafic, puis les écoulent auprès d'acteurs économiques en recherche d'espèces, comme des sociétés du bâtiment et travaux publics (BTP) ou de sécurité privée, le plus souvent pour alimenter l'économie souterraine. En échange, ces acteurs économiques bien réels réalisent des virements sous couvert de fausses factures à destination de sociétés éphémères, favorisant ainsi l'évacuation de ces fonds vers l'étranger où ils sont récupérés par les criminels.

Une autre compensation consiste à échanger du cash contre des marchandises réexportables à l'étranger dans le cadre d'activités d'import-export à fort volume, comme le textile, si nécessaire en fraude douanière. Ces marchandises sont ensuite revendues également à l'étranger et la compensation s'opère à ce moment.

Le cash peut aussi être échangé contre des cryptoactifs, moyennant la possibilité d'opacifier les flux et, par la suite, de reconvertir ces cryptomonnaies en monnaies fiat qui ont un cours légal et peuvent être décaissées.

Enfin, nous pouvons citer le blanchiment par des investissements immobiliers à l'étranger où les biens sont payables en espèces ou en crypto, comme à Dubaï.

Ce schéma global ayant été brossé, je laisse la parole à mon collègue de la coordination nationale des GIR pour qu'il vous présente son action en interministérialité, notamment en matière de blanchiment territorial de proximité, avant de reprendre la parole pour vous présenter quelques affaires portant sur des réseaux de blanchiment diligentés par l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière.

M. Thierry Pezennec, coordinateur national des groupes interministériels de recherche (GIR). - Je vous remercie de votre invitation. La vocation première des groupes interministériels de recherche est d'apporter une expertise et un renfort aux échelons intermédiaires de la police et de la gendarmerie nationales. L'objectif des GIR est d'identifier les circuits financiers occultes et le patrimoine criminel afin de tarir les sources de l'économie souterraine. Il s'agit de structures uniques dans leur mode de fonctionnement et dont les résultats sont très satisfaisants au vu du nombre de personnels qui les composent.

Le dispositif GIR se fonde tout d'abord sur le principe d'une culture partenariale qui, outre les avantages de la mutualisation des moyens, favorise les actions conjuguées et complémentaires des différents membres du GIR, où chacun apporte son savoir-faire, ses connaissances professionnelles, ses sources d'information, ses pouvoirs coercitifs et son propre angle d'attaque. Il s'appuie ensuite sur un pilotage original, sous l'animation conjointe des autorités administratives et judiciaires : préfet de région, préfet de département, procureur général et/ou procureur de la République. Le GIR se caractérise également par le traitement d'une strate de délinquance spécifique et constitue, en outre, un laboratoire de nouvelles pratiques.

Les GIR ont été créées par une circulaire de 2002. Sur les 41 GIR de métropole et d'outre-mer, 54 % sont dirigées par la direction générale de la police nationale, soit 22 GIR ; 36 % par la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), soit 15 GIR ; et 10 % par la direction régionale de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris (DPJ Paris), soit 4 GIR.

Les GIR comptent, au 1er février 2025, 436 personnels, provenant à 51 % de la police nationale, à 30 % de la gendarmerie nationale, à 17 % du ministère de l'économie et des finances et à 2 % d'autres administrations, telles que l'Urssaf, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ou la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM).

L'activité des GIR est essentiellement judiciaire, ces groupes étant majoritairement composés d'officiers de police judiciaire issus de la police et de la gendarmerie nationale, ce qui représente un effectif de 320 personnels. Cependant, l'action administrative des GIR se révèle intéressante dans les territoires, notamment au travers des contrôles administratifs et comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf).

Cette action judiciaire permet d'assécher les circuits financiers, notamment du narcotrafic, mais également du trafic d'êtres humains, du travail illégal, des fraudes douanières - trafic de tabac et contrefaçons -, des fraudes fiscales et sociales, des escroqueries et du blanchiment de ces infractions. Les GIR multiplient les opérations interministérielles en travaillant en amont avec l'autorité judiciaire, afin de cibler plus précisément des individus, de développer les enquêtes de blanchiment, plus particulièrement du blanchiment présumé, et de systématiser l'environnement patrimonial de chaque objectif.

Pour illustrer ce propos, voici l'exemple d'une affaire traitée par un GIR. Ce GIR avait pour cible un individu, un narcotrafiquant. Les éléments matériels démontrant son implication dans un trafic de stupéfiants étaient difficiles à mettre en évidence, mais des renseignements de source fiable l'impliquaient dans un vaste trafic territorial. Cet individu s'était construit un patrimoine immobilier dans un département du sud-est de la France, disproportionné au regard de ses revenus déclarés. Le GIR était co-saisi avec un service support pour des faits de blanchiment présumé.

Avec l'aide de l'agent de la DGFiP, l'unité a démontré que l'individu réalisait des acquisitions à bas coût de biens immobiliers suivies de rénovations ou de constructions payées en espèces, travaux justifiés par de fausses factures. L'individu effectuait, par la suite, des reventes avec des plus-values. Comme il ne pouvait justifier l'origine licite des fonds lui permettant de réaliser ces achats, constructions et travaux, le magistrat l'a poursuivi sur la qualification de présomption de blanchiment et a ordonné la saisie de l'ensemble de son patrimoine immobilier, évalué à 1,5 million d'euros.

L'interministérialité favorise une approche économique et collective dans le démantèlement des groupes criminels au niveau territorial. Je vais vous exposer l'action du personnel de plusieurs administrations concourantes - DGFiP, direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), Urssaf -, en exemple de cette démarche interministérielle.

La contribution de l'agent de la DGFiP en poste au sein du GIR est indéniable. Son expertise est primordiale pour l'enquête patrimoniale - laquelle, comme l'a souligné Mme Felzines, non pas une enquête à part entière, mais un sous-dossier, dit « patrimonial », de l'enquête principale, dans un contexte de complexification croissante des schémas et des stratagèmes employés par les groupes criminels, comme l'a expliqué Mme Aubin.

L'agent de la DGFiP, en immersion quotidienne dans les effectifs du GIR, apporte son expertise financière et fiscale à l'enquêteur avec lequel il échange constamment. Son apport consiste en l'aide à la lecture de certains fichiers, l'analyse de bilans, de comptabilité, de liasses fiscales, de montages juridiques, et dans la détermination de l'environnement patrimonial et professionnel des personnes physiques et de leurs revenus. À titre d'exemple, au cours de l'analyse d'éléments de comptabilité d'une société à responsabilité limitée (SARL) spécialisée dans les logiciels de caisse, saisis dans le cadre d'une procédure, l'agent DGFiP du GIR a découvert de fausses factures de fournisseurs et la perception personnelle de diverses recettes par le gérant et sa famille. La magistrate a notifié des saisies patrimoniales à hauteur du produit infractionnel qui s'élevait à 220 000 euros, montant validé par l'agent de la DGFiP.

En 2023 - les chiffres de 2024 sont en attente -, 48 millions d'euros de droits nets et de pénalités ont été identifiés par la DGFiP à la suite d'informations fiscales transmises par leurs agents mis à disposition au sein d'un GIR.

L'agent des douanes est également un acteur majeur de l'action administrative et judiciaire des GIR. Les agents des douanes constituent une plus-value indispensable à leur action, grâce à l'exercice de leur pouvoir juridique et à la mise en oeuvre de procédures douanières ou fiscales, qu'eux seuls sont à même de déclencher, par les pouvoirs que leur confèrent le code des douanes et le livre des procédures fiscales. Par son action, l'agent des douanes en poste en GIR, également en immersion quotidienne avec les effectifs, contribue activement à la lutte contre l'économie souterraine, plus spécialement en matière de trafic illicite, notamment les trafics de stupéfiants, de tabac, de contrefaçons, d'alcool, d'armes, d'or et de métaux précieux, et d'oeuvres d'art. Son apport se concrétise notamment par l'échange et l'enrichissement d'informations.

En cas de suspicion d'infraction douanière et/ou fiscale, les agents des douanes proposent aux chefs des GIR un traitement adapté, soit en exerçant leur pouvoir de transaction sous le contrôle de leur administration d'origine, soit en mettant en oeuvre l'action fiscale parallèlement à l'exercice de l'action publique. Les agents des douanes contribuent également au travail d'initiative des GIR, par l'identification d'objectifs potentiels détectés à partir de l'analyse des données douanières en leur possession et de leurs prérogatives juridiques propres : droit de visite des marchandises, des moyens de transport et des personnes, droit d'accès aux locaux professionnels et droits de communication prévus par le code des douanes et le livre des procédures fiscales. Au cours de l'année 2024, l'action des agents des douanes a permis le recouvrement de plus de 4,5 millions d'euros de contentieux.

Le positionnement des GIR dans le cadre de la lutte contre le travail dissimulé est par ailleurs très intéressant et constitue un atout supplémentaire pour l'Urssaf. La présence de celle-ci dans les dossiers de travail dissimulé est également un avantage indéniable, en ce qu'elle permet de consolider le calcul des préjudices et d'ajuster ainsi une proportionnalité dans les possibilités de saisie d'avoirs criminels. Le GIR, dans le cadre d'une co-saisine judiciaire, apporte une solution à la problématique de recouvrement de l'Urssaf. Le GIR enquête sur des faits de blanchiment réalisés dans un dossier patrimonial pour chacun des objectifs mis en cause, permettant ainsi de proposer au magistrat des saisies d'avoirs criminels à hauteur du produit infractionnel.

Je souhaite illustrer mes propos par un exemple. Lors d'un contrôle de chantier, l'Urssaf a constaté que trois personnes étaient en situation de travail dissimulé. Les investigations complémentaires effectuées ont mis en exergue une minoration des déclarations effectuées auprès des organismes de protection sociale. Au cours de l'été 2023, le GIR a été co-saisi par le tribunal judiciaire avec l'Urssaf, dans le cadre d'une enquête préliminaire ouverte pour des faits de travail dissimulé par dissimulation de salariés et d'activités de blanchiment. Le GIR, dans lequel est affecté un inspecteur de l'Urssaf, a matérialisé les infractions de blanchiment, de fraude fiscale et de travail dissimulé. Sur les comptes du gérant, de son associé et de l'entreprise, ont été constatés de nombreux virements et chèques indus. En outre, des versements de salaires à des personnes non déclarées ont été relevés. Le préjudice pour l'Urssaf a été estimé à 1,8 million d'euros. L'enquête du GIR sur les deux mis en cause et leurs familles a, en outre, identifié 18 biens immobiliers, possédés soit en nom propre, soit par le biais de sociétés civiles immobilières (SCI), ainsi que des assurances vie et des liquidités déposées sur des comptes courants et comptes d'épargne. Une grande partie de ces biens a été saisie, pour une valeur totale de 2,5 millions d'euros.

Je pourrais continuer avec des exemples concernant d'autres partenaires, tels que la DGCCRF ou la CPAM, mais le temps nous est compté.

Je conclurai donc mes propos par un focus sur les sociétés éphémères, dont Mme Aubin vous a indiqué le rôle dans les réseaux de blanchiment. Je tiens à vous faire part de cas concrets de lutte contre les sociétés éphémères, dont les comptes bancaires servent au transit de fonds d'origine délictuelle ou criminelle. Compte tenu de l'identification tardive de ces entités et du recouvrement quasi-inexistant du produit infractionnel - les fonds passant de compte en compte de manière très rapide et étant rapidement évacués au-delà de l'Union européenne -, la section financière du tribunal judiciaire de Paris a mis en oeuvre, en 2023, un protocole de saisie pénale directe sur les comptes bancaires de ces sociétés créées pour recevoir et faire transiter des fonds d'origine frauduleuse, sur le fondement du blanchiment présumé. Tracfin a repris les identifications des sociétés éphémères, par la réception des déclarations de soupçons reçues des établissements financiers. La procédure est très courte et permet de saisir judiciairement des fonds sur les comptes bancaires. Le parquet classe sans suite la procédure au bout d'un délai de six mois, n'ayant eu aucune réclamation.

Ce dispositif est efficace. Par ce biais, il est possible d'agir avant la liquidation des sociétés éphémères et de déstabiliser les infrastructures des réseaux de blanchiment.

De septembre 2023 à décembre 2024, 401 sociétés éphémères ont été détectées par Tracfin, aboutissant à plus de 420 droits d'opposition et à la saisie de 39 millions d'euros. Les GIR ont pris en compte une grande partie de ces procédures, permettant la saisie de plus de 30 millions d'euros sur la même période.

L'action des GIR n'est toutefois pas exclusivement judiciaire, comme l'a indiqué Mme Caillat. Dans le cadre administratif, l'intervention du GIR se traduit par la participation aux opérations coordonnées lancées par les directions administratives partenaires, le recueil, le traitement et l'échange d'informations ou de renseignements par les directions partenaires - DGCCRF, services fiscaux, inspection du travail - et la participation aux instances administratives territoriales afin d'apporter un soutien opérationnel. Je pense, par exemple, aux Codaf ou aux cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross).

Les renseignements analysés par le GIR ont vocation à nourrir l'action judiciaire, en étant destinés à l'ouverture d'une enquête. Je vous propose d'illustrer ces propos par les suites données aux renseignements obtenus au cours d'une réunion de Codaf sur les infractions à l'environnement. Au cours de cette réunion, le GIR a appris par la direction régionale et interdépartementale de l'environnement, de l'aménagement et des transports (Drieat) qu'un dépôt sauvage de terre de chantier avait été effectué pendant le covid le long d'une route nationale, en région parisienne, sous couvert de l'installation d'un mur antibruit. La société initialement désignée par la mairie pour réaliser cette installation avait été évincée par des individus se présentant comme mandataires de cette entité. Le nouveau chef de chantier, ayant récupéré le marché, a proposé à des sociétés du BTP de décharger leurs terres non dépolluées, issues de chantiers de la région, contre rémunération. Pas moins de 142 000 tonnes de terres, soit un talus de 500 mètres de long sur 20 mètres de haut, ont été ainsi déposées sauvagement.

Les investigations du GIR, du commissariat et de la Drieat ont conduit à l'identification de plusieurs sociétés auteurs du donneur d'ordre de ce vaste dépôt sauvage. Par l'analyse des multiples comptes de sociétés et personnels mis en cause, le GIR a pu identifier les structures utilisées pour recevoir le montant des « prestations » encaissées. Le bénéfice infractionnel a été évalué à 738 000 euros. Après la garde à vue des principaux mis en cause, ont été saisis : un bien immobilier, deux véhicules de luxe - une Audi Q8 et une Porsche 911 Carrera sport -, et le solde d'un compte bancaire, le tout représentant un peu plus de 665 000 euros.

Cet exemple concret montre l'importance de la présence du GIR au sein d'une instance administrative pour l'obtention d'informations, l'enrichissement du renseignement et la concrétisation de l'opération par une action judiciaire.

La généralisation des actions administratives des GIR est également préconisée dans le cadre du contrôle administratif des commerces de proximité : barber shops, ongleries, épiceries, etc. En effet, ces actions renforcent le spectre des mesures d'entrave étatiques portées aux ressources des organisations criminelles.

Voici un nouvel exemple pour illustrer ce point. À l'issue d'un contrôle Codaf dans un salon de coiffure de type barber shop appartenant à une fratrie connue dans différentes procédures pour trafic de stupéfiants, plusieurs infractions ont été relevées, dont l'emploi de travailleurs étrangers sans titre, qui n'avaient pas fait l'objet de déclarations à l'Urssaf. Une enquête a été ouverte par le magistrat pour des faits de travail dissimulé, blanchiment et infraction à la législation sur les étrangers. Les enquêteurs de la brigade mobile de recherche de la police aux frontières, ont alors investigué, en co-saisine avec le GIR local.

Il a été démontré que la fratrie détenait plusieurs salons de coiffure dans la région. Une dizaine de salons de coiffure ont été perquisitionnés. Une douzaine d'étrangers sans titre de séjour employés dans les salons ont été interpellés. Lors de l'une des perquisitions, le GIR a découvert un registre des transactions réalisées par l'un des salons de coiffure. L'inspecteur de l'Urssaf a reconstitué le chiffre d'affaires annuel, qui avoisinait les 600 000 euros, ce qui a suscité des interrogations quant au volume de clients journaliers, à la masse salariale du salon et à ses horaires d'ouverture. Pour votre information, le chiffre d'affaires annuel moyen d'un salon de coiffure est estimé autour de 80 000 euros, ce qui laissait donc supposer qu'une grande partie du chiffre d'affaires de ce barber shop avait une origine illicite.

Plus de 100 000 euros en espèces et sur les comptes bancaires ont été saisis. Les salons de coiffure ont été fermés, décision qui a fait l'objet d'une communication dans la presse locale et sur les réseaux sociaux et d'un affichage effectif sur la devanture des commerces.

Le travail de fond réalisé sur les commerces de ce type est chronophage. Il s'agit de chiffrer les bénéfices dégagés, la masse salariale réelle, donc le travail illégal, mais aussi de percer à jour l'activité réelle, dont le chiffre d'affaires peut être alimenté par des fonds en espèces provenant de différents trafics.

En conclusion, la pluridisciplinarité du dispositif des GIR constitue une plus-value opérationnelle indéniable, par la mise en place d'entraves judiciaires, douanières, fiscales, administratives ou sociales. En 2024, les GIR ont participé à l'identification et à la saisie de 304 millions d'euros d'avoirs criminels.

Le dispositif GIR, original dans sa création, s'est bâti ainsi autour de trois points forts : le réflexe GIR de la coopération entre services ; la méthode GIR de l'investigation alliant la spécificité à la technicité ; et l'esprit GIR, fondé sur l'interministérialité et la mutualisation des moyens.

Le profit généré par le trafic de stupéfiants, le proxénétisme ou les vols à main armée est majoritairement réalisé en espèces. Le bénéfice de ces infractions est évacué au plus vite afin d'éviter toute saisie judiciaire. L'évacuation de ces espèces se réalise à flux tendu. Des points de vente locaux aux groupes de collecteurs organisés, les réseaux de blanchiment utilisent des méthodes traditionnelles dans la transmission des fonds : transport physique, compensation, récupération des fonds par des entrepreneurs se livrant au travail dissimulé.

Mme Isabelle Aubin. - Comme l'a indiqué le directeur général de la police nationale à l'occasion de son audition du 20 février dernier, l'OCRGDF est l'un des services centraux rattachés à la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière de la direction nationale de la police judiciaire. Il s'agit d'un service d'enquête à compétence nationale qui comporte une double dimension, opérationnelle et stratégique. Une dimension opérationnelle, d'abord, car le service traite des enquêtes en propre ou en co-saisine avec d'autres offices centraux ou des services territoriaux, avec un focus sur des dossiers alliant complexité, mode opératoire novateur, préjudice important, ramifications à l'international - qui impliquent des coopérations à mettre en oeuvre - et fort potentiel de saisie. Une dimension stratégique, ensuite, puisqu'il est chef de file au niveau national et point de contact privilégié à l'international sur sa thématique de prédilection, participant aux réseaux de coopération internationale existants : CARIN, AMON (Anti-Money Laundering Operational Network), ou le cycle européen EMPACT (European Multidisciplinary Platform Against Criminal Threats).

À ce titre, le fil directeur de l'activité des enquêteurs de l'OCRGDF est la lutte contre le blanchiment et la saisie des avoirs criminels qui en découle. C'est la raison pour laquelle l'Office se situe à la croisée des chemins de multiples formes de criminalité organisée, qui se reflètent dans son organisation interne : trafics en tout genre, notamment de stupéfiants, escroqueries en bande organisée, financement du terrorisme, biens mal acquis. Depuis 1990, date de sa création, l'OCRGDF a donc modélisé, en lien avec l'autorité judiciaire, les enquêtes portant sur les circuits de blanchiment en France, qui sont des enquêtes au long cours impliquant des réseaux criminels spécialisés et dédiés à la délinquance financière.

Je vais vous présenter deux enquêtes menées par l'Office, pour vous donner à voir le type d'investigations que cela peut recouvrir et vous faire prendre conscience du fait que ces enquêtes se distinguent bien des enquêtes dites « patrimoniales », censées pouvoir être menées par n'importe quel officier de police judiciaire, et qu'elles ont bien un pied dans la criminalité organisée, puisque le blanchiment figure parmi les infractions citées dans l'article 706-73 du code de procédure pénale, qui permet, par exemple, le recours aux techniques spéciales d'enquête.

M. Raphaël Daubet, président. - Quel est le délai de ces enquêtes ?

Mme Isabelle Aubin. - Ce délai varie en fonction de l'infraction retenue. Les enquêtes que nous menons sur du blanchiment présumé - possibilité offerte par le code pénal français, que d'autres pays qui en sont dépourvus nous envient - peuvent être assez courtes. En revanche, les enquêtes portant sur des circuits de blanchiment peuvent durer deux, trois, voire quatre ans.

M. Thierry Pezennec. - Le dossier Virus a représenté deux ans d'enquête, avec six enquêteurs à temps plein.

Mme Isabelle Aubin - La première enquête que je vais vous présenter a été lancée sur saisine de la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Paris courant 2019 et visait à l'origine des faits de blanchiment liés à un collecteur d'espèces actif en région parisienne, dont l'activité occulte avait été découverte dans le cadre d'une affaire distincte. Je m'attarderai brièvement sur cette affaire distincte, puisqu'elle permet de souligner l'interconnexion qui peut exister entre diverses équipes de collecteurs, donc aussi les mécanismes de compensation sous-jacents entre communautés.

Il s'agissait, à l'origine, d'une enquête d'un service de province portant sur un trafiquant de stupéfiants. Ce dernier, qui avait recours habituellement au service d'un collecteur marocain, avait été mis en relation avec un autre collecteur, pakistanais cette fois-ci, parce que son collecteur habituel marocain n'était pas disponible. C'est d'ailleurs le collecteur marocain qui l'avait lui-même mis en relation avec cet autre collecteur pakistanais. La branche relative à ce collecteur pakistanais a donc été coupée de la procédure initiale traitée par nos collègues de Nîmes, pour faire l'objet d'un traitement en propre par l'OCRGDF.

Ce dernier a identifié rapidement un groupe d'individus d'origine pakistanaise spécialisé dans la collecte d'espèces issues notamment du trafic de stupéfiants, confirmant ainsi les faits dénoncés par nos collègues de Nîmes. Les surveillances, tant physiques que techniques, ont permis de remonter sur une quarantaine de collectes portant sur des montants allant de 18 000 euros à 260 000 euros, dont certaines étaient directement effectuées par des trafiquants de stupéfiants. Souvent, ces derniers essaient de mettre un rideau entre le collecteur et eux et font généralement appel à des transporteurs, mais ils ne se refusent rien. Il arrive qu'ils s'en chargent eux-mêmes, parce que le risque est bien moindre que lorsque l'on se fait prendre avec du produit.

Toutes ces collectes étaient pilotées par un individu de nationalité pakistanaise, qui donnait les instructions. Tous les individus avaient un rôle bien défini, dans une forme de schéma pyramidal. Les surveillances ont également révélé la destination finale de ces espèces et le rôle joué par ce même individu, coordinateur du blanchiment, qui se rendait systématiquement dans une boutique de téléphonie parisienne après avoir collecté des espèces. Sa gestion de la société a bien été matérialisée, tout comme l'utilisation de cette boutique comme lessiveuse pour les espèces collectées.

Ce mis en cause donnait des instructions précises à un comptable pour rédiger de fausses factures de vente et échanger avec les gérants de sociétés du BTP. Ont été ainsi démontrées des opérations de compensation « espèces contre virement » avec des sociétés du BTP ayant une réelle activité économique. Ces dernières recevaient ainsi les espèces issues d'activités criminelles qu'elles utilisaient ensuite pour payer une manoeuvre non déclarée. En échange, elles adressaient des virements bancaires sous couvert de fausses factures émises par l'organisation pakistanaise sur les comptes bancaires de sociétés fictives que les blanchisseurs pakistanais dirigeaient de fait.

En effet, les malfaiteurs avaient créé eux-mêmes ces sociétés, dites « sociétés taxis », basées en France, leur donnant une apparence de légalité et plaçant à leur tête des gérants de paille, de nationalité étrangère, recrutés à dessein et servant de mules bancaires pour l'ouverture des comptes. Ces sociétés fictives procédaient ensuite rapidement à des transferts de fonds vers de vraies sociétés européennes spécialisées dans la téléphonie en gros, afin de régler des achats de cartes téléphoniques prépayées, revendues en France par la boutique de téléphonie des blanchisseurs pakistanais ou revendues à l'étranger de manière à permettre une compensation, par exemple avec le Maroc. Des sociétés marocaines achetaient ces cartes téléphoniques, qu'elles revendaient ensuite à l'étranger, ce qui créait du cash, qui était récupéré en dirhams marocains par l'entourage du trafiquant.

Au total, plus de 70 millions d'euros avaient transité par ces coquilles vides et avaient été blanchis par ce réseau en trois ans, de fin 2018 à fin 2021. Les diverses opérations de perquisition ont conduit à la découverte et à la saisie de plus de 675 000 euros en espèces, tout comme de documents divers qui ont permis d'identifier ces sociétés coquilles vides comme faisant partie intégrante de ces systèmes de blanchiment.

Pas moins de 825 000 euros ont d'ailleurs été saisis sur les comptes bancaires de ces sociétés. Au total, les saisies réalisées par les enquêteurs de l'OCRGDF se sont élevées à environ 1,5 million d'euros. Une vingtaine d'individus mis en cause par l'enquête ont pu être renvoyés devant le tribunal correctionnel fin octobre 2024 pour blanchiment, crimes et délits en bande organisée, participation à une association de malfaiteurs et détention frauduleuse de plusieurs faux documents administratifs. Tous ont été condamnés à des peines d'emprisonnement pour blanchiment : deux mandats d'arrêt ont été émis, des individus en fuite ayant quitté le territoire national pour se rendre au Pakistan le temps de l'enquête, et trois maintiens en détention ont été décidés, avec des peines allant de trois à sept ans fermes. En réalité, on comptabilisait une dizaine d'écrous dans ce dossier. Mais la période de la détention provisoire a été couverte par la peine finalement prononcée par la juridiction de jugement.

Plusieurs millions d'euros d'amende s'y sont ajoutés, ainsi que des interdictions définitives de gérer.

En conclusion, cette enquête est venue démontrer la prépondérance des réseaux de blanchiment animés par des membres d'une communauté, en l'occurrence pakistanaise, spécialisés dans la mise à disposition d'espèces au bénéfice de sociétés du BTP, faisant ainsi prospérer les activités de travail dissimulé dans ce secteur économique bien réel et - il est important de le souligner - sans que le cash quitte jamais le territoire national.

La seconde enquête dont je souhaite vous parler a débuté en 2018, à la suite, cette fois-ci, d'un renseignement obtenu du service de sécurité intérieure en Chine, qui mettait en exergue les activités de blanchiment de quatre individus de nationalité chinoise, tous issus de la même famille, et suspectés de transporter des fonds depuis la France jusqu'en Chine continentale en passant par Hong Kong. Les soupçons portaient sur des montants assez colossaux, puisqu'il était question de 1 à 2 millions d'euros dissimulés dans des valises à chaque voyage.

La surveillance physique de ces quatre individus a confirmé des collectes d'argent quasi quotidiennes auprès des commerçants chinois du marché Cifa d'Aubervilliers, dont vous avez certainement déjà entendu parler, puisqu'il est réputé être un véritable hub de blanchiment de divers trafics. Un certain nombre des personnes ciblées par nos services visitaient divers commerces spécialisés dans le textile, munies de sacs, dont le volume augmentait au fur et à mesure de leur passage, ce qui les rendait elles-mêmes de plus en plus méfiantes. Une vingtaine de boutiques spécialisées dans la vente de gros de prêt-à-porter ont été identifiées et régulièrement visitées par ces collecteurs. Le travail de terrain a aussi révélé l'existence d'un appartement conspiratif et de déplacements tous les trois à quatre jours à l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Des recherches ont, en outre, été engagées à l'aide des fichiers de la police mis à notre disposition et ont confirmé l'existence de multiples voyages vers la Chine.

Pour l'anecdote, les collecteurs ont eux-mêmes été victimes d'un braquage par des individus à scooter, alors que ceux-ci se rendaient en taxi à l'aéroport, les valises remplies d'espèces. Il existe des « carotteurs de stups », mais il existe aussi des « carotteurs d'espèces »...

Les écoutes ont permis d'estimer les montants collectés, même si une partie non négligeable des communications se faisait exclusivement via une messagerie chinoise, donc via des échanges que les services de police ne pouvaient pas intercepter. Pour autant, il a été possible de comprendre qu'un langage codé avait été mis en place et, surtout, de saisir le rôle joué par chacun des protagonistes, certains d'entre eux remplissant une fonction plus prépondérante que d'autres, ainsi que la répartition des tâches. Enfin, les collecteurs chinois semblaient eux-mêmes chapeautés par d'autres individus en Chine, des « supérieurs », qui n'ont malheureusement pas pu être identifiés.

Au cours de l'enquête, un nouveau renseignement nous a appris que les individus mis en cause recrutaient désormais des étudiants chinois pour leur déléguer le transport de l'argent de la France vers la Chine. Des dispositifs de surveillance et la poursuite des écoutes sont venus confirmer ce changement de mode opératoire, puisque, au cours des échanges interceptés, des instructions étaient clairement données à de tierces personnes qui étaient jusqu'alors inconnues des enquêteurs.

Mi-juin 2019, l'un des principaux suspects a été interpellé alors qu'il s'apprêtait à quitter son domicile avec deux valises contenant des liasses de billets. Au total, plus de 874 000 euros ont été saisis : cette arrestation nous a révélé le mode de conditionnement des billets, un conditionnement sous cellophane et papier aluminium susceptible de masquer l'odeur de l'argent et de le rendre indétectable lors des passages de frontière. Au cours de sa garde à vue, le mis en cause n'a cessé de livrer des explications fantaisistes, avant d'être mis en examen et placé en détention provisoire.

Les investigations se sont poursuivies et ont permis d'identifier formellement l'une des étudiantes chargées de convoyer des valises vers Hong Kong ; celle-ci a reconnu les faits en garde à vue et a dévoilé qu'elle avait été recrutée par la famille chinoise initialement ciblée, via une petite annonce sur un site communautaire, pour convoyer des produits de luxe. Cette étudiante a notamment déclaré que chacun de ses voyages était rémunéré à hauteur de 260 euros, mais qu'elle ignorait tout de l'activité occulte de ses commanditaires et du réel contenu des valises.

L'enquête a aussi montré qu'une fois à Hong Kong les devises en euros étaient converties en dollars de Hong Kong ou en yuans, et qu'une partie de l'argent restait en Chine continentale, tandis que l'autre retournait en France par le biais de compensations ou de virements pour le travail accompli.

Au cours de l'été 2020, l'affaire a été jugée par le tribunal judiciaire de Paris, qui a condamné les quatre protagonistes initialement ciblés à des peines d'emprisonnement ferme et des amendes. Le principal individu mis en cause a ainsi été condamné à quatre ans d'emprisonnement et 50 000 euros d'amende.

Cette affaire est intéressante, dans la mesure où elle a mis en évidence l'existence d'un autre type de blanchiment, dont le mode opératoire s'inscrit dans une communauté - la communauté chinoise cette fois-ci - et dans un cadre familial, tout en reposant sur des « mules » à l'international. Dans cette affaire, les espèces, qui provenaient notamment du trafic de stupéfiants, étaient ensuite remises à la communauté chinoise ; les collecteurs chinois avaient ensuite deux options pour s'en débarrasser : soit procéder à l'évacuation physique de l'argent à l'étranger par le recours à des mules - c'est le choix, pourtant le plus risqué, qui a été fait -, soit recourir à un autre système de compensation selon un schéma similaire à la première affaire que j'ai présentée.

Comme vous pouvez le constater, la lutte contre les réseaux de blanchiment implique des enquêtes au long cours, d'une grande complexité, pour lesquelles la coopération et le partenariat avec d'autres administrations sont loin d'être un luxe. C'est ainsi que l'OCRGDF dispose, dans de nombreux dossiers, de l'appui déterminant de la brigade nationale d'enquêtes économiques, dont Marie-Laure Malcles, qui en est la cheffe, va vous présenter maintenant le cadre d'action.

Mme Marie-Laure Malcles, cheffe de la brigade nationale d'enquêtes économiques (BNEE). - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, la brigade nationale d'enquêtes économiques est un vecteur de coopération entre le ministère de l'intérieur et l'administration fiscale dans la lutte contre la délinquance financière.

La BNEE est composée de 51 agents des services fiscaux, et implantée au sein des services centraux et territoriaux de la DNPJ, ainsi que dans les services de la direction de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris. Il s'agit du plus ancien service de coopération interministérielle, puisque sa création remonte à 1948. À l'époque, il s'agissait de lutter contre le trafic des cartes de ravitaillement... Les agents de la BNEE sont des inspecteurs des finances publiques mis à disposition fonctionnelle de la police judiciaire. Ils exercent leur activité sous l'appellation d'« attachés d'enquête de la police nationale ».

Disposant de vingt-trois antennes, la BNEE exerce sur l'ensemble du territoire national les deux missions suivantes : d'une part, elle apporte son concours aux services de police judiciaire dans le domaine de la répression de la délinquance financière sous toutes ses formes - criminalité organisée, lutte contre le trafic de stupéfiants, escroquerie et fraude ; de l'autre, elle propose des dossiers en vue de contrôles fiscaux. Ces missions doivent permettre d'aboutir à la sanction financière de faits criminels dans le cadre d'une procédure judiciaire ou dans celui d'une procédure fiscale, voire dans les deux.

En quoi consiste concrètement le rôle de la BNEE ? Elle assure tout d'abord une mission d'assistance à la police judiciaire. Ses agents sont étroitement associés à l'enquête, à tous les stades de la procédure, y compris dans les phases opérationnelles de l'enquête sur réquisition judiciaire avec prestation de serment. Il est question ici de près de 900 participations à des auditions et perquisitions annuelles.

Par ailleurs, l'action des agents de la BNEE concourt à identifier les personnes mises en cause et à cerner leur environnement personnel, professionnel et patrimonial, notamment en mobilisant les informations détenues par la DGFiP dans ses bases de données. Cette dimension est essentielle, car l'identification des biens contribue directement aux saisies d'avoirs criminels.

Pour autant, il ne s'agit pas de s'en tenir au volet patrimonial de l'enquête, qui, au demeurant, est fondamental : l'enjeu est bien de participer à l'investigation judiciaire. La BNEE est force de proposition : elle apporte son expertise dans le cadre des investigations de l'enquête judiciaire, et ce de son démarrage jusqu'à son terme. Par leur formation, les inspecteurs des finances publiques sont à même de réaliser des analyses en matière fiscale, comptable, juridique et financière, de décrypter les éléments contenus dans les déclarations fiscales, tant des professionnels que des particuliers. En outre, les agents de la BNEE savent interpréter les actes jalonnant la vie des sociétés, de leur création à leur dissolution, ainsi que les actes notariés caractérisant des transferts de patrimoine - cessions de parts de sociétés, donations, successions. Leur travail consiste, enfin, à analyser les montages juridiques complexes, en vue de comprendre les circuits financiers, à travers notamment l'interposition de sociétés-écrans ou de sociétés domiciliées à l'étranger.

J'insiste sur le fait que l'efficacité du dispositif repose sur les échanges quotidiens avec les enquêteurs de la police judiciaire.

La BNEE a une seconde mission, qui est complémentaire de la première, celle d'envoyer à la DGFiP des propositions de contrôle fiscal de personnes physiques ou morales mises en cause dans les enquêtes.

Tout particulièrement dans le cadre de la lutte contre la criminalité organisée et le narcobanditisme, la BNEE complète l'action judiciaire en favorisant la sanction fiscale des sociétés et des personnes physiques impliquées dans des réseaux de blanchiment. Compte tenu du caractère souvent tentaculaire de ces réseaux, l'action judiciaire se concentre bien souvent sur les principaux instigateurs, tels que les collecteurs d'espèces et les personnes à leur tête. La BNEE prend alors en quelque sorte le relais et complète l'action publique en favorisant la sanction fiscale des entreprises qui utilisent les réseaux de blanchiment. Elle peut notamment proposer le contrôle fiscal de sociétés qui participent à l'insertion dans le circuit économique des espèces illicites issues d'activités criminelles, en particulier du trafic de stupéfiants.

Ces sociétés ont souvent, en effet, une réelle activité, notamment dans les domaines du BTP, de la sécurité privée, du nettoyage, ou encore dans celui des consultants informatiques ; elles recherchent des espèces principalement pour rémunérer le travail dissimulé - et plus rarement pour se livrer à de la corruption ou réaliser des abus de biens sociaux. De telles entreprises achètent des espèces en échange de virements vers des sociétés blanchisseuses, qui sont des sociétés éphémères, sans activité économique, qui vont fournir de fausses factures en échange.

Ces achats de prestations de services fictifs sont déduits en charges par lesdites sociétés, une déduction qui vient diminuer d'autant leur chiffre d'affaires et le bénéfice soumis à l'impôt sur les sociétés. Aussi, la reprise de ces déductions de prestations considérées comme fictives par l'administration fiscale conduit au rehaussement des bénéfices soumis à l'impôt sur les sociétés et peut également avoir une incidence sur la TVA à régler. Les impôts supplémentaires qui en résultent sont assortis de sanctions très importantes, notamment une majoration de 80 % prévue par le code général des impôts en cas de manoeuvre frauduleuse. En outre, tout ou partie de ces sommes peut juridiquement être considérée comme ayant été appréhendée par le dirigeant et/ou associé, et être imposée à son nom à l'impôt sur le revenu. Enfin, le code général des impôts prévoit l'application d'une amende égale à 50 % du montant des fausses factures à l'émetteur desdites factures.

De récents contrôles fiscaux proposés par la BNEE ont permis de sanctionner plusieurs dizaines de sociétés, pour un montant estimé à plusieurs dizaines de millions d'euros. À titre d'illustration, dans une affaire de blanchiment dans le milieu du BTP, la BNEE a proposé les contrôles fiscaux de 44 sociétés, qui ont toutes fait l'objet d'une enquête coordonnée par les services de la DGFiP, contrôles qui ont donné lieu à des impôts et des pénalités mis en recouvrement pour un total de 25 millions d'euros. Dans une autre affaire de blanchiment, cette fois-ci dans le milieu de la sécurité, ce sont 32 entreprises qui ont été contrôlées, pour un total de 20 millions d'euros mis en recouvrement.

Enfin, depuis l'adoption de la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, ce type de dossier fait l'objet d'une dénonciation obligatoire auprès du parquet lorsque les deux critères suivants sont remplis : en premier lieu, il faut que les droits mis en recouvrement soient supérieurs à 100 000 euros ; en second lieu, il faut que la majoration de 80 % soit applicable. De ce fait, ces sociétés peuvent encourir une condamnation pénale pour fraude fiscale.

Pour conclure, la participation de la DGFiP aux enquêtes judiciaires, en vertu de son positionnement historique au sein de la DNPJ, permet de sanctionner financièrement les entreprises et les particuliers se livrant à des faits de criminalité financière. Cette action est donc parfaitement complémentaire de celle que mène l'autorité judiciaire.

Mme Magali Caillat. - En conclusion, je souhaite apporter quelques éléments de prospective concernant la lutte contre la criminalité financière.

Face à une criminalité organisée véloce et invasive, en particulier dans son volet financier, il est possible d'identifier plusieurs axes de progression.

Cette amélioration passe tout d'abord par une coopération rigoureusement nécessaire. Confrontée à la nécessité de s'adapter, la DNPJ a opté pour la mise en place d'une task force, qui pousse au partage d'informations transversal, tout en préservant les spécialités des enquêteurs. Ce format a notamment été appliqué au sein de la DNPJ pour les affaires relatives au blanchiment d'argent. Pour optimiser la lutte contre ce phénomène, les services de la DNPJ - Office anti-stupéfiants (Ofast), Ofac, OCRGDF, service central des courses et jeux (SCCJ), service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco) - partagent, en formation resserrée, les informations qui sont récupérées dans les dossiers d'enquête si elles n'y sont pas directement exploitées.

Le but est de ne pas perdre de temps dans l'exploitation d'informations relatives aux circuits de blanchiment des trafics. Chaque univers d'enquête enrichit ensuite les informations recueillies. L'objectif est également de mieux cerner les stratégies d'enquête pour distinguer les réseaux se livrant aux trafics de ceux qui s'adonnent au blanchiment de ces trafics. En effet, l'expérience, tant des services d'enquête spécialisés que des juridictions spécialisées, montre que les dossiers de trafic de produits stupéfiants, lorsqu'ils sont mêlés à ceux des réseaux de blanchiment de ces trafics, ne sont pas traités de manière optimale devant les juridictions de jugement. Souvent, les infractions relevant du trafic international l'emportent sur la condamnation des auteurs de blanchiment. En revanche, les enquêtes relatives à des faits de blanchiment en bande organisée, lorsqu'elles sont ouvertes de manière séparée et aboutissent à des jugements par des formations plus spécialisées, sont davantage susceptibles de bénéficier d'une réponse pénale adaptée.

Enfin, la task force dispose également d'un format élargi aux partenaires ayant également une action en matière de lutte contre la criminalité organisée. Je pense à la préfecture de police, aux services des douanes et à Tracfin.

Ce format n'est ni plus ni moins, si je puis dire, que le format de travail des organisations criminelles. Celles-ci ont leurs boucles Telegram : en contrepartie, il faut à l'évidence que les structures étatiques s'organisent en boucle de coopération opérationnelle.

La non-dispersion des forces est cruciale. Le propre des phénomènes liés à la criminalité organisée, en particulier financière, est de pousser nos organisations à s'adapter en permanence. En effet, ce sont les organisations criminelles qui gèrent l'ingénierie du blanchiment et des escroqueries commises en masse et qui maîtrisent souvent très bien les nouvelles technologies de l'information, de la communication et des moyens de paiement. C'est d'ailleurs cette ingénierie que paient les autres organisations criminelles quand elles font appel à ces réseaux.

Aussi, créer de nouveaux services, notamment dans la sphère de la lutte contre la criminalité financière, peut être contreproductif. En effet, on voit sur le terrain combien cela siphonne les forces et combien les ressources des enquêteurs spécialisés dans la lutte contre la criminalité financière sont rares.

Nous avons besoin d'un meilleur accompagnement et de réglementations spécifiques. Dans le cadre de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, les services impliqués dans la lutte contre la criminalité financière ont plus particulièrement insisté sur la nécessaire concrétisation de la saisie post-sentencielle.

Pour mémoire, la directive 2024/1260 du Parlement européen et du Conseil du 24 avril 2024 relative au recouvrement et à la confiscation d'avoirs prévoit que les États membres prennent les mesures nécessaires pour permettre le dépistage et l'identification des biens à geler et les confisquer, même après une condamnation définitive pour infraction pénale. La France doit transposer cette directive d'ici le 23 novembre 2026.

Aujourd'hui, lorsqu'une confiscation est ordonnée en valeur, elle ne porte que sur les seuls biens identifiés pendant l'enquête, et n'est exécutée que sur ces seuls biens. Ainsi, si le produit de l'infraction est estimé à 1 million d'euros et que le montant des biens identifiés lors de l'enquête s'élève à 700 000 euros, la confiscation en valeur est cantonnée à 700 000 euros. Si l'enquête post-sentencielle était mise en oeuvre, il serait possible d'identifier et de saisir des avoirs qui n'auraient pas été identifiés au moment de l'enquête et du jugement initial.

De même, nous avons demandé que le régime dérogatoire du traitement de la corruption d'agents publics puisse être étendu à la corruption d'agents privés, ce qui nous permettrait de recourir à des techniques spéciales d'enquête, y compris en cas de corruption d'agents privés, ce qui peut se révéler particulièrement déterminant dans certaines enquêtes, en particulier en lien avec la « narcocorruption ».

Mais il existe également d'autres domaines dans lesquels un apport législatif ou réglementaire supplémentaire serait très utile. Ainsi, en matière de lutte contre les escroqueries en bande organisée, le passage du régime de la garde à vue à quatre-vingt-seize heures nous paraîtrait opportun. Nous approuvons une récente initiative parlementaire française, qui, si elle aboutissait, permettrait de créer un fichier national des Iban (International Bank Account Number) douteux, centralisé au niveau de la Banque de France. Ce fichier pourrait être consulté par les prestataires de services de paiement, qui, dans le même temps, l'alimenteraient. Il permettrait d'identifier et de bloquer rapidement les demandes de paiement frauduleuses. Cet outil permettrait de détecter les arnaques avant qu'elles se produisent.

De même, une mesure qui obligerait les établissements financiers à communiquer les résultats aux réquisitions que leur adressent les services d'enquête, dans un format numériquement harmonisé et exploitable, serait très précieuse pour les enquêteurs financiers dans le cadre du traitement des données qui irriguent désormais tout dossier d'enquête.

Compte tenu de l'aspect très majoritairement international que revêt la criminalité financière, il convient évidemment d'insister sur l'importance des textes, notamment des directives, pris au niveau européen. Je pense ainsi à la sixième directive antiblanchiment, qui prévoit notamment de limiter à 10 000 euros les paiements en espèces en Europe, où une telle limite n'existe pas - en l'état actuel du droit, les paiements en espèces ne sont pas limités en Allemagne, par exemple... Je pense aussi au règlement Mica (Market in Crypto-Assets), cadre réglementaire adopté par le Parlement européen, qui vise à encadrer les marchés de cryptoactifs au sein de l'Union européenne.

Finalement, les besoins des enquêteurs qui luttent contre la criminalité organisée financière sont les mêmes que ceux des enquêteurs qui combattent la criminalité organisée dans le cadre du trafic de produits stupéfiants, de la commission de règlements de comptes en série ou encore de la traite d'êtres humains. Aussi faudrait-il enfin donner aux enquêteurs la capacité à la fois technique, budgétaire et juridique d'intercepter les échanges des acteurs du crime organisé par le biais de messageries cryptées et d'accéder à leur contenu. Cet accès, le jour où il sera enfin rendu possible, permettra d'ôter aux services d'enquête un handicap lourd pour notre efficacité collective. Dans le même ordre d'idées, tous les moyens techniques, budgétaires et juridiques permettant de fluidifier le traitement des données dans le cadre des enquêtes sont primordiaux. Le recueil, le traitement, la modélisation des informations dans tous les dossiers de criminalité organisée sont devenus cruciaux.

En guise de conclusion, permettez-moi de saisir l'occasion pour insister sur le caractère fondamental d'une approche par le biais de la criminalité financière pour lutter contre la criminalité organisée, et en particulier contre le narcotrafic. Cette approche s'appuie principalement sur deux axes : la saisie d'avoirs criminels et le démantèlement des circuits de blanchiment avant que le phénomène de la narcocorruption devienne trop invasif.

Le combat contre la criminalité est complexe et implique de nouer des partenariats entre les différents services. Il se mène en France et à l'étranger et produit des résultats réels, bien que perfectibles. Le soutien politique, votre soutien, est précieux et motivant pour tous les enquêteurs dont la mission est de lutter contre la criminalité financière sous toutes ses formes, dont je souligne ici l'engagement.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie, madame la sous-directrice. Nous venons de nous plonger dans l'organigramme de la police judiciaire, qui est un écosystème pour le moins complexe. Nous avons bien compris le rôle de votre sous-direction et mesurons la complexité et la diversité de vos actions, ainsi que le besoin très important de coopération.

Comme vous l'avez indiqué dans votre conclusion, appréhender les dossiers par le volet de la criminalité financière semble être une bonne stratégie d'enquête pour accéder aux réseaux criminels et à la criminalité organisée.

Le premier histogramme que vous venez de nous présenter commence en 2020. Les années 2020 et 2021 sont-elles des années de référence ? Disposez-vous de chiffres pour les années précédentes ?

Mme Alexandra Felzines. - Tout à fait, nous disposons de chiffres sur les quinze dernières années environ. Ils montrent une progression linéaire depuis la création de la Piac. Nous avons tâché de tenir une comptabilité des avoirs saisis avant même que soient publiés les textes nous permettant d'exercer pleinement notre mission. Nous pouvons, si vous le souhaitez, vous communiquer des chiffres sur les dix dernières années.

M. Raphaël Daubet, président. - Nous voulions surtout avoir la confirmation que la tendance ne portait pas seulement sur une courte période.

Mme Alexandra Felzines. - Je vous confirme qu'il s'agit d'une évolution linéaire depuis plusieurs années.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - S'il existait encore des doutes sur l'intérêt de cette commission d'enquête sur la criminalité organisée, la délinquance financière et la violation des sanctions internationales, cette audition prouve qu'elle traite le coeur d'un sujet particulièrement important !

Mesdames, monsieur, je veux tout d'abord vous remercier de votre travail et vous dire que nous soutenons vos actions, même si les parlementaires ont parfois du mal à faire avancer les dossiers et à créer de nouveaux dispositifs. Malheureusement, le temps du Parlement n'est pas celui de la criminalité.

Madame Felzines, en ce qui concerne les saisies, est-il possible d'améliorer les cadastres pour connaître plus facilement la nationalité des bénéficiaires ? Étant entendu que nous traitons rarement de personnes physiques, il est parfois compliqué d'identifier les propriétaires des parts d'une SCI. Je pense en particulier à la saisie des avoirs russes. Comment faciliter cette identification ? Imaginez-vous un dispositif à cet effet ?

Je comptais vous interroger sur les délais de procédure, mais M. Pezennec a d'ores et déjà répondu à ma question.

Madame Malcles, lorsque vous évoquez le recours à la juridiction pénale de 2018, faites-vous bien référence au septième tour des murailles de Jéricho qui nous a permis d'entrouvrir le verrou de Bercy ?

Mme Alexandra Felzines. - Il y a plusieurs questions dans votre question. Nous recourons effectivement au cadastre pour identifier des parcelles. À partir des numéros cadastraux, nous pouvons interroger le service de la publicité foncière pour qu'il nous communique des données, que ce soit sur des personnes physiques ou sur des personnes morales.

Nous disposons également d'autres outils. Pour les personnes physiques, nous pouvons obtenir, à partir des bases fiscales, une date et un lieu de naissance, mais aussi les actes d'achat et de cession d'immeubles. Ces documents constituent une mine d'information. Lorsque le propriétaire est une société civile immobilière, nous disposons d'informations sur la constitution de celle-ci et sur son gérant. Par ailleurs, il existe en France un dispositif obligeant les bénéficiaires étrangers de SCI à se déclarer.

Ainsi, nous parvenons à obtenir de nombreuses informations afin d'identifier les réels bénéficiaires des biens.

Dans certains cas, il peut y avoir une interposition, totale ou complète, d'un tiers, par exemple un proche ou un ami. Il faut alors aller plus avant dans le travail d'enquête, en procédant à des auditions, à des perquisitions ou à des gardes à vue. Nous utilisons tous les moyens d'enquêtes à notre disposition pour mener à bien la recherche du bénéficiaire économique d'un bien, qu'il s'agisse d'un bien immobilier, d'un compte bancaire ou d'un véhicule.

M. Thierry Pezennec. - Permettez-moi d'apporter une précision concernant le temps d'enquête des GIR.

Dans le cas des circuits courts, c'est-à-dire les enquêtes sur les sociétés éphémères, la procédure est rapide : elle se limite à six procès-verbaux, dont celui de saisine et celui de clôture. Cela dure donc deux ou trois jours.

De manière plus générale, une enquête en GIR dure de quelques mois à dix-huit mois maximum. C'est rarement plus long, car il faut un certain turnover pour répondre à la demande. Le GIR étant une unité d'appui, les portefeuilles d'enquêtes doivent tourner.

Mme Marie-Laure Malcles. - Je faisais en effet référence au verrou de Bercy : depuis qu'il a été levé, la DGFiP ne décide plus de l'envoi des dossiers au pénal, car il existe désormais une dénonciation obligatoire pour peu que les critères soient remplis, à savoir des droits supérieurs à 100 000 euros, une majoration de 80 % ou une majoration de 40 % avec récidive.

En tout état de cause, les dossiers de ce type étaient d'ores et déjà appelés à faire l'objet d'une dénonciation avant même la levée du verrou de Bercy.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Levée partielle...

M. Grégory Blanc. - Mesdames, monsieur, je vous remercie de la clarté de vos propos et des exemples très clairs que vous avez pris. Nous n'en sommes pas à notre première audition, et celle-ci nous a permis de visualiser plus clairement plusieurs éléments.

Mes questions sont peut-être structurées comme des poupées russes ; je vous laisse en juger...

Madame Caillat, vous avez mentionné, dans votre conclusion, la nécessité de disposer de la capacité technique, budgétaire et juridique d'agir, notamment sur les messageries cryptées et les data. En ce qui concerne les éléments juridiques, les choses sont claires. En revanche, quels sont vos besoins d'un point de vue budgétaire ?

Madame Felzines, vous nous avez indiqué que nos dispositifs étaient relativement bien calibrés et qu'il appartenait aux enquêteurs et aux magistrats de s'en saisir. Qu'entendez-vous par là ? Qu'est-ce qui les empêche actuellement de s'en saisir davantage ?

Monsieur Pezennec, vous avez rappelé des chiffres que nous avions déjà évoqués lors d'une précédente audition : 40 millions d'euros ont été saisis et 400 sociétés éphémères ont été identifiées entre septembre 2023 et la fin de 2024. Depuis, nous constatons une augmentation du nombre de sociétés éphémères dans le cadre des enquêtes, avec des montants de plus en plus faibles, car les trafiquants connaissent désormais les nouvelles techniques de notre administration. Considérez-vous que nous devons renforcer le renseignement humain pour repérer ces plus petites structures ?

Madame Malcles, vous nous avez indiqué que la BNEE comptait 51 agents. Estimez-vous que, avec plus d'agents, davantage de saisies seraient réalisées ? Cela permettrait-il un meilleur retour sur investissement ?

Enfin, je m'interroge sur la responsabilité des donneurs d'ordre, en particulier dans le BTP, mais également dans d'autres secteurs. Nous avons bien compris les mécaniques en jeu, mais le rôle que peuvent jouer des entreprises généralistes me pose question. Devons-nous envisager des évolutions ?

M. Patrice Joly. - Je vous remercie, mesdames, monsieur, de vos éclairages.

Vous nous avez présenté vos résultats, qui sont en progression. Cette progression est-elle liée à une meilleure efficacité de vos services, grâce à une amélioration des moyens matériels, humains et juridiques à votre disposition, ou découle-t-elle d'une augmentation de la volumétrie de la délinquance financière ? Je me pose cette question, car vous nous avez en quelque sorte expliqué, madame Caillat, qu'il fallait agir avant que cette délinquance devienne invasive.

Par ailleurs, la progression de ce type de délinquance est-elle liée à des stratégies de contournement des sanctions économiques dans certains pays ? Peut-être s'agit-il d'une question saugrenue, mais l'augmentation entre 2023 et 2024 coïncide avec une période durant laquelle des sanctions ont été prises contre la Russie...

Vous nous avez présenté les vecteurs de blanchiment, notamment les virements, les marchandises ou les cryptomonnaies. Quelles sont les proportions de ces divers moyens de blanchiment ?

Enfin, les exemples très intéressants que vous nous avez présentés me donnent le sentiment que le blanchiment a quelque chose à voir avec l'artisanat. Le développement des cryptomonnaies semble changer la donne, mais cette délinquance nécessite de nombreux intermédiaires et constitue une démarche très risquée. L'exemple donné par M. Pezennec sur les valises chinoises est, à cet égard, éclairant. Quelles sont les stratégies adoptées pour réduire ce risque et opérer plus rapidement ?

Mme Magali Caillat. - Monsieur le sénateur Blanc, il est clair que les services de renseignement et les services d'investigation judiciaire demandent à avoir accès aux messageries cryptées. Nous le demandons avec d'autant plus de force que, lorsque nous avons eu l'occasion, durant une période, en quelque sorte bénie, de la lutte contre la cybercriminalité, d'effectuer des incursions sur les messageries EncroChat et Sky ECC, l'expérience s'est révélée particulièrement fructueuse. Cela nous a permis de mettre subitement les deux pieds dans le monde de la communication de la criminalité organisée et de faire gagner ainsi un temps phénoménal aux enquêtes. En effet, nous étions libérés du handicap consistant à devoir chercher les sélecteurs techniques et à développer des keyloggers, qui ne fonctionnent pas toujours.

Ce point est fondamental dans la lutte contre la criminalité organisée. Permettez-moi de vous donner un sentiment personnel : à un moment donné, il nous faudra disposer de l'accès à ces messageries cryptées, et nous souhaitons que ce soit le plus tôt possible. La menace est telle que tous les enquêteurs qui traitent des dossiers d'enquête relevant de la criminalité organisée en conviennent.

En ce qui concerne l'aspect budgétaire, je ne suis pas en mesure de vous donner d'éléments précis. En l'occurrence, le frein est avant tout juridique, puisqu'il s'agit d'un non-accès. Un investissement pourrait certainement aider à accéder à ces messageries cryptées, mais c'est d'ores et déjà faisable d'un point de vue technique.

M. Grégory Blanc. - Je me permets d'insister : lorsque vous évoquez des besoins budgétaires, s'agit-il de quelques centaines de milliers d'euros, de quelques millions d'euros, ou bien davantage ? Les besoins sont-ils avant tout humains, ou plutôt matériels ?

Mme Magali Caillat. - Un poste d'enquêteur qui a pour mission de traquer la cryptomonnaie coûte 15 000 euros, en incluant son ordinateur, ses logiciels et leurs mises à jour. Un poste d'examen des supports saisis en perquisition, avec quelqu'un qui raffine la donnée, qui fait de la forensic dans les dossiers de criminalité organisée, coûte 62 000 euros - on peut en retirer 3 000 euros, soit le coût d'un jeton d'un logiciel particulier, qui peut être mutualisé entre plusieurs enquêteurs. Un poste d'enquêteur en Osint (Open Source Intelligence), c'est-à-dire en sources ouvertes, revient à 15 000 euros. Quand il initie un dossier, l'enquêteur commence par voir à qui il a affaire en cherchant sur internet, ce qui apporte beaucoup d'informations.

Je ne suis pas en mesure de vous donner de chiffrage sur les messageries.

Mme Alexandra Felzines. - L'augmentation des saisies démontre que l'on s'est emparé de l'enquête patrimoniale et de la saisie des avoirs criminels. Il y a dix ans, on ne faisait quasiment pas d'enquête patrimoniale. Aujourd'hui, c'est diffusé au sein de la police nationale et de la gendarmerie. Les magistrats sont aussi de plus en plus formés à cette pratique.

Bien évidemment, il est possible d'optimiser la formation des différents acteurs. C'est un sujet technique qui peut effrayer. Nos enquêtes durent plusieurs mois, ce qui n'est pas le cas en commissariat, où nos collègues travaillent sur du temps court, du flagrant délit, et n'ont pas le temps de mettre en oeuvre l'enquête patrimoniale.

Mme Magali Caillat. - En 2024, le législateur a fait avancer les choses de manière exceptionnelle sur la saisie des avoirs criminels, en rendant leur confiscation obligatoire.

M. Thierry Pezennec. - Dès qu'une entrave est mise en place, les groupes privés s'adaptent en scindant leur activité en centaines de sociétés. Le but est d'avoir une vision à 360 degrés, en les attaquant sur les réseaux globaux et sur les circuits courts.

Les GIR recrutent aussi des informateurs. En outre, une société éphémère doit être inscrite au tribunal de commerce. Aussi, les 41 GIR se sont rapprochés des greffiers des tribunaux de commerce pour que ceux-ci identifient la création de ces sociétés avant qu'elles entrent en action. Ce process récent, mis en place courant 2024, donne des résultats. D'un côté, Tracfin identifie ces sociétés éphémères via les déclarations reçues des établissements financiers ; de l'autre, les GIR les identifient via les tribunaux de commerce, qui informent le parquet directement compétent, en vertu de l'article 40 du code de procédure pénale.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le livre blanc du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce sur la criminalité financière propose des solutions extrêmement intéressantes pour intervenir le plus tôt possible. En Belgique, la Banque-carrefour des entreprises (BCE) réalise un échange de données pour endiguer ce phénomène des entreprises éphémères.

Les quantités d'argent liquide qui circulent sont terrifiantes. On nous a cité une saisie de 400 000 euros à la gare du Nord, qui semblait presque relever du quotidien. Votre travail est extrêmement important pour notre sécurité. Cette criminalité organisée a du sang sur les mains.

L'Assemblée nationale a supprimé la disposition que nous avions votée sur les backdoors dans les messageries cryptées. Il faudra y retravailler, sans mettre les messageries en danger, puisque les hackers utilisent ces backdoors, pour que les services puissent y accéder, tout en tenant compte du respect de la vie privée. On a le sentiment qu'un travail extrêmement important reste à faire.

Si vous avez des propositions supplémentaires à formuler pour enrichir notre travail, nous sommes à votre écoute, afin de mieux armer vos services, pour la protection des citoyens. Il ne faut absolument pas que le sentiment d'impunité se développe. Ses effets sont dramatiques, alors que l'on voit les conséquences de la criminalité organisée au quotidien dans nos territoires.

Mme Marie-Laure Malcles. - Les 51 agents de la BNEE participent à l'identification des biens qui seront saisis, mais pas seulement. Ils ont aussi un rôle de programmation du contrôle fiscal. Ils formulent 400 propositions de contrôle fiscal sur une année. En 2024, près de 150 millions d'euros de droits ont été perçus à la suite de ces contrôles.

Mme Isabelle Aubin. - Les donneurs d'ordre ne sont pas exclus de nos enquêtes. Les dirigeants de société sont bien souvent placés en garde à vue au même titre que les collecteurs et blanchisseurs. Le but est de recueillir leurs observations et, petit à petit, de démontrer le caractère faux des fausses factures, en travaillant sur les incohérences des montants, sur la nature des justifications apportées aux virements. Bien souvent, à l'issue des gardes à vue ou des auditions libres, on obtient des suites judiciaires assez rapides. Il s'agit généralement de comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). Ils peuvent faire l'objet d'une sanction pénale ou fiscale.

M. Grégory Blanc. - Considérez-vous que les textes actuels engagent suffisamment la responsabilité des donneurs d'ordre ? N'y a-t-il pas des façons de mieux les responsabiliser ? Par exemple, faut-il renforcer l'interdiction de diriger une entreprise ?

Mme Magali Caillat. - On a souvent un problème pédagogique auprès des donneurs d'ordre. On peut progresser.

En une demi-journée, des espèces issues d'un point de deal peuvent être réintégrées dans l'économie légale. On constate une implication rapide d'entités qui ont une activité légale, par exemple dans le BTP. La conscientisation de leur rôle par ces acteurs économiques doit être améliorée. On pourrait les impliquer davantage. Dans le cadre des enquêtes, que ce soit sur le volet fiscal ou sur le volet judiciaire, nous travaillons à une incrimination la plus fine possible des personnes physiques et morales.

Sur la volumétrie, les millions d'euros que l'on voyait précédemment passer dans les dossiers de blanchiment se sont transformés en une centaine de millions d'euros à partir de 2022. C'est le miroir des constatations des enquêteurs de l'Office anti-stupéfiants.

M. Patrice Joly. - Quelle est la part des cryptomonnaies dans les vecteurs de blanchiment ? Le numérique est-il davantage utilisé ?

Mme Isabelle Aubin. - On assiste, depuis plusieurs années, à une progression des données. Le volume de données à exploiter pose un réel problème aux enquêteurs. De gigaoctets, nous sommes passés à des téraoctets, ou plus.

M. Raphaël Daubet, président. - Quelle est l'attractivité des services auprès des enquêteurs, qu'il s'agisse d'y entrer ou d'y rester ?

Mme Magali Caillat. - Nous rencontrons des problèmes d'attractivité. Néanmoins, hier, j'ai accueilli une petite quinzaine de policiers, presque tous déjà expérimentés, extrêmement motivés par le travail sur la délinquance financière. Ils ne sont pas là par hasard. Ils deviendront, pour certains, des vrais soldats de l'anticorruption et de l'antiblanchiment.

L'attractivité est faible, mais pas plus que pour la police nationale ou le privé. On a constaté un décrochage à partir de la crise du covid.

Nous rassurons le policier qui entre en lui fournissant une formation, le coût d'entrée étant réel. Notre formation d'investigateur en criminalité financière a été remodelée en 2024. Le niveau 1, qui concerne les services locaux de police judiciaire, est tout à fait fondamental. Nous travaillons sur plusieurs axes, mais notre axe majeur, c'est la formation.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour la qualité tant théorique que concrète de vos exposés.

Audition de M. Frédéric Malon, sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée à la direction nationale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur

(Jeudi 6 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous poursuivons nos auditions en entendant M. Frédéric Malon, sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée à la direction nationale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur.

Nos travaux ne portent pas sur la criminalité organisée elle-même, mais sur ce qui la motive et la maintient : son financement et le blanchiment de ses produits. C'est sous cet angle que nous souhaitons vous entendre.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Frédéric Malon prête serment.

M. Frédéric Malon, sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée à la direction nationale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur. - Ma sous-direction regroupe six offices centraux, auxquels s'ajoutent quelques unités annexes. Quatre d'entre eux traitent d'affaires liées à la criminalité organisée ; deux se concentrent sur la délinquance spécialisée.

Ces deux derniers sont l'Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP), qui travaille sur les atteintes aux personnes au sens large, principalement les homicides de droit commun hors criminalité organisée - ainsi, les règlements de compte ou enlèvements et séquestrations entre malfaiteurs en sont exclus ; et l'Office mineurs (Ofmin), qui traite de mineurs victimes, essentiellement, d'abus sexuels en ligne ou hors ligne, y compris le livestreaming, qui consiste en l'achat en ligne d'abus sexuels sur mineurs dans des pays du Sud-Est asiatique, les Philippines en particulier, par des commanditaires occidentaux, particulièrement français. Cela relève, il est vrai, de la criminalité organisée.

J'en viens aux quatre offices traitant de la criminalité organisée. Le plus important est l'Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO). Il est surtout chargé de lutter contre les atteintes aux personnes au sens large, telles que les vols à main armée, les règlements de compte, ou les enlèvements et séquestrations entre malfaiteurs. Il traite également du trafic d'armes et de véhicules et possède une brigade spécialisée sur la criminalité organisée corse, cette brigade ayant une particularité : elle concerne à la fois des groupes criminels et des groupes financiers. À l'intérieur de l'OCLCO, on trouve aussi la brigade nationale de recherche des fugitifs, qui a travaillé sur le cas de Mohamed Amra récemment.

Vient ensuite l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), ce qui signifie, au sens français, l'exploitation sexuelle. Nous n'y incluons pas, contrairement aux Anglo-saxons, le travail illégal.

Le troisième est l'Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC). Il est composé de policiers et de gendarmes et traite de vols dans des musées ou des châteaux, d'escroqueries et du trafic international d'oeuvres d'art volées ou pillées. Le blanchiment de l'argent de la criminalité organisée peut passer par l'achat d'oeuvres d'art, mais cela reste marginal.

Enfin, ma sous-direction compte l'Office central pour la répression du faux-monnayage (OCRFM), né en 1929, qui lutte contre le trafic et l'usage de fausse monnaie. Il s'est vu adjoindre la lutte contre la contrefaçon industrielle, ce qui va des faux sacs Louis Vuitton au piratage de films, en passant par les faux titres-restaurant. Le spectre est relativement large. Nous l'avons ajouté à notre action, car à l'occasion de la crise covid, nous avions constaté que la circulation des faux billets était largement en baisse, sans doute car les gens payaient de moins en moins en espèces sonnantes et trébuchantes. Toutefois, nous constatons à nouveau une hausse du nombre de faux billets saisis sur le sol français. Ils ont deux origines principales : des groupes criminels organisés napolitains et la Chine, où est produite de la movie money, des billets sur lesquels il est mentionné en tout petit que ce ne sont pas des vrais, mais qui passent très facilement au supermarché. Les organisations sont basées pour la plupart à l'étranger.

J'organiserai mon propos à partir de votre questionnaire. La première question porte sur la définition de la criminalité organisée. En France, nous n'avons pas de définition unique de cette notion. L'article 706-73 du code de procédure pénale vise une série d'infractions particulières commises en bande organisée.

À l'étranger, il existe plusieurs définitions ; celle d'Europol se base sur onze critères, dont trois doivent être cumulés et sont impératifs. Il faut qu'il y ait un groupe constitué d'au moins trois personnes suspectées de commettre des infractions pénales graves, agissant dans un but de profit ou de pouvoir. D'autres critères viennent en complément, comme l'existence d'une organisation spécifique, d'une répartition des tâches, d'une forme de hiérarchie et d'une dimension internationale, le recours à la violence et à l'intimidation et la pratique du blanchiment d'argent.

Une définition de la criminalité organisée a également été adoptée dans le cadre de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite convention de Palerme, qui a été signée en 2000. Cette définition y voit un groupe structuré, existant depuis un certain temps et composé de trois personnes ou plus qui agissent de concert en vue de commettre une ou plusieurs infractions graves pour en retirer un avantage financier ou matériel. Personnellement, il me semble que c'est cette définition qui se rapproche le plus de la réalité.

Les groupes criminels organisés peuvent varier en taille et en importance. On peut citer les exemples des mafias italiennes et albanaises, des groupes criminels balkaniques, ou bien encore des mafias et des cartels mexicains. En France, il y a la criminalité organisée de Corse et les groupes marseillais comme la DZ Mafia. La majorité de ces groupes sont monocriminels, spécialisés dans un type d'infraction, comme le trafic de stupéfiants, la traite des êtres humains ou le trafic de fausse monnaie. Mais certains groupes peuvent être impliqués dans plusieurs activités criminelles, par exemple le trafic de stupéfiants et de fausse monnaie.

Ainsi, la DZ Mafia est impliquée dans des faits d'extorsion ou de racket : des individus tentent de récupérer de l'argent ou de prendre la direction de certains établissements, tels que des établissements de nuit, des commerces et des bars, par des méthodes de racket. Parallèlement, ils se livrent au trafic de stupéfiants, commettent des homicides, des enlèvements et des séquestrations, parfois contre d'autres groupes concurrents, afin de récupérer des parts de marché ou de l'argent.

Les groupes criminels, dans leur quête de profit, peuvent nouer des alliances entre eux. Ainsi, lors de l'affaire de la messagerie cryptée Sky ECC, les centaines de millions de messages qui ont été décryptés ont révélé l'existence d'alliances entre les groupes albanais, les mafias ou les cartels colombiens et les mafias italiennes. Ces alliances sont souvent nouées autour d'un intérêt commun, comme le trafic de stupéfiants. Aujourd'hui, on constate une présence accrue de mafieux albanais en Colombie, et l'émergence de réseaux mexicains en Europe et en France. Cela témoigne d'une globalisation de la criminalité, les groupes nouant des alliances en fonction de leurs intérêts.

Mme Nathalie Goulet, rapporteure. - Le fait qu'il n'y ait pas de définition unique de la criminalité organisée pose-t-il un problème juridique dans le cadre de la coopération internationale ? Est-ce la définition de la convention de Palerme qui prévaut ?

M. Frédéric Malon. - À ma connaissance, cette absence de définition unique ne pose pas de difficulté particulière pour ce qui est de la coopération policière ou judiciaire. Toutefois, nous pouvons nous heurter à des problèmes qui sont liés à la différence des législations d'un pays à l'autre.

Par exemple, lorsque nous coopérons avec les États-Unis, les informations demandées dans le cadre d'une commission rogatoire internationale sur des affaires graves ne sont transmises qu'en cas de risque d'atteinte à la vie. En l'absence de ce risque majeur, il est beaucoup plus difficile d'obtenir des informations, car c'est le droit commun qui prévaut.

Toutefois, pour répondre précisément à votre question, je ne pense pas que l'absence de définition unique de la criminalité organisée ait une influence négative sur la coopération internationale.

Pour compléter la description que je vous faisais, un groupe criminel, dans le cadre de son organisation interne, peut spécialiser certains de ses membres sur des volets infractionnels précis. Il peut donc y avoir une sorte de spécialisation des tâches, ou de taylorisation, au sein même d'un groupe criminel organisé.

J'en viens au deuxième point de votre questionnaire, en vous rappelant que ma sous-direction n'est pas fondée à traiter du financement de la criminalité organisée ou du blanchiment d'argent. Toutefois, la brigade nationale de lutte contre la criminalité organisée corse peut traiter quelques dossiers financiers et il arrive que l'Office central de lutte contre le trafic des biens culturels se voie confier des dossiers comportant un volet sur le blanchiment. De manière générale, en matière d'infractions financières, nous nous limitons à faire des recherches patrimoniales sur les malfaiteurs et les groupes, en vue de saisir les biens mal acquis qui ont servi à blanchir de l'argent sale. Si nous constatons qu'un volet de l'une de nos enquêtes concerne le blanchiment, nous travaillons en co-saisine avec l'un des services spécialisés, comme l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) ou bien un service financier territorial. Concernant le travail de recherche patrimoniale, nous avons beaucoup progressé au sein des offices criminels : la plupart des enquêteurs sont formés et cette recherche est désormais systématique dans les enquêtes. Nous savons qu'il est préférable de toucher les malfaiteurs au portefeuille, car c'est ce qui leur fait le plus mal.

M. Raphaël Daubet, président. - Vous venez d'évoquer l'articulation entre votre sous-direction et celle de la lutte contre la criminalité financière. Comment cela fonctionne-t-il ? Est-ce que, quand la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière détecte un groupe criminel organisé, cela induit que vous ouvriez une enquête ?

M. Frédéric Malon. - Cela fonctionne dans les deux sens. Leur service lance également des investigations. Quand nos collègues attaquent une affaire par son volet financier et finissent par découvrir des infractions de nature criminelle, ils demandent une co-saisine. En pratique, le plus souvent, les co-saisines se font avec l'office anti-stupéfiants (Ofast) sur des trafics de stupéfiants. Mais cela fonctionne dans les deux sens, bien évidemment.

Vous me demandez ensuite si la généralisation des enquêtes patrimoniales et des enquêtes économiques, parallèlement aux enquêtes sur les affaires criminelles, est possible au regard des ressources dont dispose la police judiciaire. C'est en tout cas souhaitable, puisque ce type d'enquête est devenu un réflexe dans le travail effectué au niveau des offices centraux. Nous faisons des suivis statistiques mensuels et annuels sur les volumes d'avoirs criminels saisis. Et nous constatons qu'ils augmentent tous les ans, ce qui est plutôt bon signe.

C'est une charge de travail supplémentaire qui génère des heures supplémentaires pour les fonctionnaires. Au niveau de nos services centraux, elle est parfaitement intégrée dans les mécaniques d'enquête et dans la méthodologie. Certes, cela prend un peu plus de temps, mais au niveau central, ce n'est pas infaisable.

Sur le volet patrimonial, les recherches que nous faisons s'en tiennent aux éléments fondamentaux. Dans le cas de situations plus complexes, si nous découvrons par exemple l'existence de sociétés à l'étranger, nous pouvons faire appel à la plateforme d'identification d'avoirs criminels de l'OCRGDF.

Nous avons l'avantage de travailler sur le même site que les autres offices financiers, à Nanterre, ce qui facilite les contacts et le dialogue entre les enquêteurs, qui se connaissent tous. Cela contribue à l'efficacité de notre travail.

La question suivante porte sur les relations que nos services entretiennent avec les magistrats. Les offices centraux ont une compétence nationale, ce qui leur permet de travailler avec tous les tribunaux judiciaires de France, ainsi qu'avec les juridictions d'outre-mer. Cependant, la nature des affaires que nous traitons et leur niveau de gravité font que la majorité de nos saisines proviennent des juridictions spécialisées, telles que les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) ou la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Les Jirs sont en nombre limité ; nous avons rapidement créé des relations de confiance avec les magistrats qui y travaillent, sans problème particulier.

Parfois, nous travaillons avec des parquets non spécialisés et les difficultés qui peuvent surgir sont souvent liées à un déficit de connaissances ou à un manque d'expérience de tel ou tel magistrat. Cela reste malgré tout assez rare. Globalement, nos relations avec les magistrats sont très bonnes.

Je n'ai pas connaissance de magistrats qui mènent des enquêtes eux-mêmes concernant les affaires de ma sous-direction, car la plupart d'entre eux sont déjà surchargés et ont d'autres priorités à traiter. Il peut arriver qu'un magistrat souhaite procéder à une audition ou à un acte particulier dans une enquête, mais cela reste rare.

J'en arrive à la question des difficultés que nous rencontrons au cours de nos enquêtes. Elles sont de toute nature, notamment d'ordre technique.

Aujourd'hui, les criminels utilisent les moyens technologiques modernes, comme les téléphones portables, qui sont en fait des ordinateurs. Ils exploitent les réseaux sociaux et les messageries cryptées. Les appels téléphoniques classiques sont devenus rares, réservés à une génération plus ancienne. Par conséquent, dans notre travail, tout se passe comme si nous étions devenus sourds, car les interceptions téléphoniques classiques ne fonctionnent plus. Nous sommes également incapables de suivre les contenus et les messages vocaux échangés via des applications comme Signal, WhatsApp ou Telegram. C'est une première difficulté.

Les malfaiteurs utilisent également des contre-mesures, car ils sont parfaitement informés des méthodes policières. Par exemple, ils ont recours à des détecteurs de balises pour éviter les dispositifs de localisation GPS, à des brouilleurs d'ondes pour neutraliser les sonorisations, et à des VPN pour anonymiser leur localisation. Ils exploitent également des routeurs, qui leur servent de boîtes wi-fi portables pour se connecter à internet sans puce. Ils utilisent des messageries cryptées et des messages éphémères pour communiquer entre eux.

Ainsi, ils contournent les dispositifs de keylogger que nous utilisons pour intercepter le flux internet sur un téléphone. En effet, le keylogger donne une copie d'écran, mais si le message éphémère est programmé sur trois minutes et qu'il faut cinq minutes pour obtenir la copie d'écran, le keylogger aura été en partie inutile.

La multiplication des téléphones mobiles est une autre difficulté. Quand on arrête un individu, il a souvent plusieurs téléphones mobiles sur lui. Par exemple, dans un réseau de traite des êtres humains, les victimes sont en France, les standards téléphoniques sont en Espagne et les donneurs d'ordre sont en Amérique du Sud. Le standard téléphonique peut comporter jusqu'à cinquante téléphones portables dans une même salle, un pour chaque victime. Cela rend les investigations plus difficiles.

En outre, ces téléphones multiples sont parfois éphémères : l'utilisateur s'en sert pendant trois ou quatre jours, puis les change. Cela nous oblige à constamment réactualiser nos recherches. Et c'est la même chose pour les véhicules, car les groupes criminels changent de voiture fréquemment, sans les enregistrer à leur nom. Cela multiplie les difficultés pour travailler sur ces groupes.

L'utilisation de prête-noms pour louer un appartement ou une voiture, ou pour acheter des téléphones, pose aussi problème. Ce sont souvent des femmes qui facilitent ainsi l'acquisition ou la location d'un bien pour des malfaiteurs.

Nous rencontrons également des difficultés liées à la conservation à l'étranger de nombreuses informations techniques, détenues notamment par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Pour obtenir celles dont nous avons besoin, nous devons interroger le bureau en France de l'une ou l'autre de ces entreprises, mais les réponses sont souvent incomplètes. Pour aller plus loin, il faut adresser une commission rogatoire internationale au pays concerné, souvent les États-Unis. Cela peut prendre un an et demi, ce qui est trop long.

Prenez le cas d'Airbnb, dont le siège est en Irlande. Lorsque nous leur faisons une réquisition, nous devons justifier notre demande pour obtenir un minimum d'informations. Nous ne sommes jamais sûrs d'obtenir les informations dont nous avons besoin et nous risquons de compromettre l'enquête si la plateforme supprime trop rapidement le compte du client sur lequel nous enquêtons. C'est pourquoi nous évitons parfois de faire des réquisitions à Airbnb.

La plateforme de messagerie cryptée Telegram a refusé de répondre à nos réquisitions pendant des mois. Mais après que la justice française a demandé la mise en garde à vue du PDG de l'entreprise, la situation s'est débloquée. Depuis, nous obtenons des réponses à nos réquisitions. Il faudra peut-être prendre des mesures similaires à l'encontre d'autres entreprises qui refusent de coopérer.

Je vous ai parlé tout à l'heure du keylogger. Cette technique d'enquête a été introduite dans le droit français en 2011, mais sa mise en oeuvre n'a réellement commencé qu'en 2018. D'autres pays ont été plus rapides que nous. Nous avons choisi une solution souveraine, étatique, confiée à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Aujourd'hui, nous constatons que le keylogger n'est pas une solution technique qui fonctionne à 100 %. Le dispositif fonctionne peut-être dans 20 % des cas, et uniquement sur certains appareils téléphoniques. Même quand cela marche, cela ne dure que quelques jours, jusqu'à une mise à jour de l'opérateur ou l'extinction de la batterie du téléphone. C'est techniquement imparfait. Le keylogger est très utile quand il fonctionne, mais il reste des progrès techniques à faire. La DGSI y travaille, mais d'autres pays utilisent déjà des outils plus efficaces dans ce domaine.

Pour contrer les contre-mesures, le keylogger est le meilleur outil qui puisse exister. Pour pouvoir l'utiliser, il y a trois façons d'insérer un piège dans un téléphone. On peut le faire si l'on a le téléphone en main, ce qui arrive rarement. On peut utiliser le one click, qui consiste à envoyer un message piégé sur lequel il suffira que la personne clique pour que le piège soit installé, mais le plus souvent les voyous évitent d'ouvrir des SMS en provenance de personnes inconnues. Ils se méfieront et changeront de téléphone. Enfin, on peut utiliser le zero click, qui consiste à attirer l'utilisateur du téléphone sur un site non sécurisé, dont l'adresse commencera par exemple par http plutôt que https. Si l'utilisateur clique sur le site, le piège sera inséré sur son téléphone de manière invisible. Il serait intéressant de développer ce type d'outils pour mieux lutter contre les groupes criminels.

La gestion des données de masse est une autre difficulté à laquelle nous sommes de plus en plus confrontés. En effet, un téléphone, quand il est saisi, livre des gigaoctets, voire des téraoctets, de données. Quand nous faisons des réquisitions pour obtenir des bornages téléphoniques ou les données des lecteurs automatisés de plaques d'immatriculation, nous nous retrouvons parfois avec des centaines de milliers de données. Leur volume numérique est important de sorte que nous avons besoin de serveurs de plus en plus puissants pour les stocker et d'ordinateurs solides pour les enquêteurs. En outre, il faut pouvoir traiter ces données. Or il arrive qu'il y ait jusqu'à 20 000 vidéos, 50 000 photos et 30 000 messages sur un téléphone portable. Il faut donc les examiner un par un pour savoir lequel peut être intéressant. Dans certaines enquêtes, il arrive qu'un seul message parmi des milliers ou des dizaines de milliers d'autres soit intéressant. Il faut du temps pour traiter tout cela. Peut-être des outils basés sur l'intelligence artificielle nous aideront-ils à faire ce tri.

M.  Raphaël Daubet, président. - Monsieur le sous-directeur, nous sommes contraints par le temps. Pourriez-vous répondre en priorité aux questions 8 et 10 de notre questionnaire ?

M. Frédéric Malon. - La question 8 est posée en ces termes : « Il a été indiqué à la commission d'enquête que les réseaux de blanchiment sont souvent spécialisés. Comment s'effectuent les mises en relation des organisations criminelles avec ces professionnels du blanchiment ? »

Il existe plusieurs façons de blanchir de l'argent sale. La plus simple consiste à le dépenser dans les achats de la vie courante, les achats de véhicules de luxe, les voyages à l'étranger ou les articles de luxe, par exemple des montres de marque. Un moyen plus sophistiqué consiste à acheter des commerces ou des biens immobiliers en France ou à l'étranger. Certains groupes criminels achètent ainsi des commerces de restauration rapide, des bars à chicha, des salons de tatouage, ou des biens immobiliers, situés à l'étranger, notamment à Dubaï ou dans les pays du Maghreb. Enfin, le blanchiment peut se faire en utilisant des réseaux spécialisés de collecteurs, notamment de cyber-collecteurs. La mise en relation entre les groupes criminels organisés et ces réseaux de blanchiment se fait souvent par le bouche-à-oreille, les relations que les criminels se font en prison ou les connaissances qu'ils ont les uns les autres.

La pénétration de l'économie légale par la criminalité organisée peut se mesurer en fonction du nombre de commerces de proximité que ces groupes criminels acquièrent. Ils sont souvent localisés dans les quartiers difficiles et fréquentés essentiellement par des délinquants.

On peut également la mesurer en observant la multiplication des affaires de racket d'établissements, notamment les boîtes de nuit, les bars et certains commerces. Le phénomène est préoccupant. On le constate à Marseille, où la DZ Mafia tente d'élargir son périmètre grâce au racket d'établissements.

Des sociétés sont également créées dans le but de blanchir de l'argent, comme l'a montré l'affaire impliquant la famille Hornec qui avait créé une société de traitement des déchets. Un autre exemple est celui du gang corse du Petit Bar, qui avait pris le contrôle du club de football d'Ajaccio. Bien que les activités soient diversifiées, certaines constantes émergent, notamment dans le domaine des commerces.

Mme Nathalie Goulet, rapporteure. - Que pouvez-vous nous dire sur le rôle des avocats et des experts comptables ? Rencontrez-vous des difficultés ou un déséquilibre dans les relations que vous entretenez avec les représentants de ces professions ?

Vous êtes confrontés à des montages qui impliquent nécessairement certaines professions. Pouvez-vous nous parler de votre coopération avec les douanes ?

Enfin, comment imagineriez-vous une solution française, voire européenne, pour le développement d'un outil tel que le keylogger, indispensable à la défense de nos intérêts en matière de souveraineté et de protection ?

M. Frédéric Malon. - Pour répondre à votre première question, les experts comptables ne sont pas vraiment concernés par les affaires dont j'ai connaissance. Ce domaine relève davantage des services spécialisés financiers.

En ce qui concerne les avocats, nous avons affaire à des avocats spécialisés dans la défense de certains groupes criminels organisés. Or ils ne respectent pas toujours la déontologie propre au barreau dans leurs relations avec leurs clients. Par exemple, il est arrivé que l'avocate d'un individu incarcéré lui rende compte d'affaires criminelles mettant en cause d'autres clients, car il s'agissait d'un chef de groupe criminel qui pouvait ainsi continuer à suivre ce que faisaient ses lieutenants, à l'extérieur, grâce à son avocate.

Nous avons très peu de relations avec les douanes, hormis sur le trafic de biens culturels. Dans ce domaine, certaines affaires de dimension internationale dépassent les frontières et il nous arrive alors de travailler avec les douanes. Ce sont elles qui repèrent en premier les biens culturels suspects lors des contrôles qu'elles opèrent.

Votre dernière question porte sur le keylogger. Dans une logique de souveraineté, il faudrait renforcer les moyens humains et peut-être financiers de la DGSI ; nous avons besoin d'un plus grand nombre d'ingénieurs à même de travailler à l'amélioration des pièges et de développer des outils plus performants au bénéfice des services spécialisés.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci de la précision avec laquelle vous avez répondu à nos questions. Je vous rappelle que vous pouvez compléter les éléments que vous nous avez communiqués par des réponses écrites.

Audition de M. Stéphane Piallat, chef du service central des courses
et des jeux du ministère de l'intérieur

(Jeudi 6 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous concluons nos auditions de ce jour en entendant M. Stéphane Piallat, chef du service central des courses et jeux (SCCJ) du ministère de l'intérieur.

Monsieur, la délinquance contre laquelle vous êtes chargé de lutter est associée, dans les représentations générales, à des méthodes classiques de blanchiment. Nous tenons à vous entendre afin de savoir ce qu'il en est. Nous souhaitons notamment savoir comment ces pratiques ont pu évoluer, si elles sont devenues plus complexes et si elles sont liées à des réseaux spécialisés.

Je vous indique que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Piallat prête serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous cède la parole pour un propos liminaire d'environ vingt minutes. Mme le rapporteur, puis à Mmes et MM. les commissaires vous poseront ensuite leurs questions.

M. Stéphane Piallat, chef du service central des courses et jeux du ministère de l'intérieur. - Je vais rapidement vous présenter l'activité du service central des courses et jeux, en faisant chaque fois le lien avec la thématique de votre commission d'enquête.

Le service central des courses et jeux relève de la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ). Créé en 1892, il est le plus vieux service spécialisé de la police nationale, chargé de la surveillance des établissements de jeu, des champs de courses, des paris hippiques et sportifs et des jeux liés aux nouvelles technologies. Sa compétence a évolué avec les thématiques des jeux d'argent et de hasard.

Notre mission essentielle est de veiller au respect de la régularité et de la sincérité des jeux, en visant particulièrement la protection des joueurs et, bien sûr, la défense des intérêts de l'État.

Le service est compétent sur tout le territoire, y compris l'outre-mer et le ressort de la préfecture de police de Paris. Il est composé d'un peu moins de soixante-dix personnes - c'est donc une petite entité -, mais, pour accomplir ses missions, il peut aussi compter sur un réseau d'une grosse soixantaine de policiers actifs. Ce sont des enquêteurs spécialisés « courses et jeux », répartis dans les services de police judiciaire spécialisée, qui exercent cette activité à temps plein.

En effet, dans un passé pas si éloigné, le crime organisé était très présent dans le secteur des jeux d'argent et de hasard. Nous considérons que cette époque est aujourd'hui révolue : les délinquants peuvent certes apparaître dans la clientèle, notamment celle des casinos et des clubs de jeu, mais, pour nous en tout cas, ils ne figurent plus dans les organes de gestion des établissements. Ce n'était pas tout à fait le cas à l'époque des cercles, qui - j'y insiste - n'est pas si ancienne.

Le SCCJ identifie et combat les groupes criminels dans le cadre de ses enquêtes, dont certaines comprennent un volet de blanchiment. On peut citer quelques illustrations récentes : au cours de nos enquêtes, nous avons été conduits à travailler sur le groupe criminel roumain dit des Scorpions, qui organisait le bonneteau à Paris, lequel est impliqué dans d'autres activités criminelles hors de France. Nous avons aussi travaillé sur des groupes criminels turcs présents dans le domaine des machines à sous. La fraude aux paris sportifs nous conduit parfois à travailler sur des pays de l'est de l'Europe et sur des groupes criminels connus. Pour ce qui concerne l'organisation de réseaux de rachat de tickets gagnants - nous en reparlerons sans doute -, nous avons eu affaire par le passé à un certain nombre de criminels, notamment français, de l'est parisien. En outre, nous avons toujours un intérêt particulier pour les gros joueurs des établissements de jeu, qui viennent notamment du banditisme et en particulier du narcobanditisme.

Le service central des courses et jeux est opérant dans quatre domaines, ce qui est une de ses grandes particularités : non seulement il est compétent dans le domaine judiciaire, dans le domaine administratif et dans ce domaine spécifique qu'est la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme - à cet égard, il dispose d'une mission particulière -, mais il est aussi un service du renseignement du second cercle. Toutes ces attributions conjuguées nous permettent de mener, de manière assez efficace, notre mission de contrôle du monde du jeu d'argent et de hasard.

Premièrement, en matière de police judiciaire, le service central des courses et jeux est spécialisé dans les enquêtes visant les infractions aux jeux - tripots, triche, réseaux de machines à sous, lotos illégaux, offres de jeux en ligne illégales, offres de casinos en ligne. De même, nous sommes compétents en matière de fraude liée aux paris - dopage équin, escroquerie, manipulation des paris sportifs, etc. L'enjeu est toujours la lutte contre le blanchiment de capitaux dans les jeux d'argent, que ce soit dans le cadre de ces activités ou d'autres activités de blanchiment dédiées.

Deuxièmement, le service central des courses et jeux accomplit des missions de police administrative auprès des différents établissements de jeu. Dans ce cadre également, nous nous efforçons de contrecarrer l'activité de la criminalité organisée. Nous opérons des contrôles et des enquêtes pour garantir le respect de la réglementation et pour nous assurer que les professionnels considérés ne jouent pas le rôle de portes d'entrée de la criminalité organisée ou du blanchiment de capitaux dans le monde du jeu.

Ce travail est mené par le biais des autorisations, notamment les autorisations de monter, d'entrer et de faire courir, dans le monde hippique ; des agréments d'employés de jeux - à ce titre, nous assurons un important travail d'agrément de personnel ; ou encore des agréments pour les membres des comités de direction d'établissements de jeu.

Nous menons aussi un travail d'autorisation pour tous les demandeurs d'exploitation des points de vente de la Française des Jeux et du Pari mutuel urbain (PMU). C'est un sujet assez particulier, pour lequel nous suivons trois axes principaux.

Nous travaillons à la prévention de l'acquisition de ces points de vente par le crime organisé. Ainsi, nous réalisons des enquêtes pour éviter que les opérateurs ne confient l'exploitation de terminaux à des gens mal intentionnés. Ces enquêtes administratives portent évidemment sur le demandeur. Mais elles impliquent également la détection de l'environnement et d'éventuels prête-noms. Nous menons aussi des enquêtes sur l'origine des fonds destinés à financer l'acquisition de ces biens. Ces techniques permettent de contrecarrer ou en tout cas de limiter l'entrée de la criminalité organisée dans le domaine du jeu.

Bien entendu, des retraits d'autorisation d'exploitation peuvent être prononcés quand des dysfonctionnements sont constatés. Par exemple, quand un particulier présente un plan de financement dans lequel les donations d'un tiers sont d'un montant supérieur à celui du plan de crédit ou du crédit bancaire obtenu, on sait très bien que le demandeur ne sera pas le vrai propriétaire du point de vente. L'enquête aboutit parfois au refus de la demande d'acquisition, en particulier si le donateur est connu des services de police.

Ce travail de police administrative, accompli par le ministère de l'intérieur, permet d'entraver les tentatives de pénétration de la criminalité organisée. En 2024, nous avons mené, sur tout le territoire, 10 439 enquêtes administratives relatives aux demandes d'agrément, visant 14 539 personnes. Ce travail portant sur l'environnement des jeux, assez considérable, est fait avec professionnalisme.

La difficulté, dans ce domaine, c'est surtout d'avoir le temps de mener à bien certaines enquêtes économiques, quand on commence à chercher l'origine des financements. Parfois, le travail va très vite, mais certains dossiers sont très bien montés. Des cabinets d'avocats dédiés concourent spécialement à la construction de dossiers d'acquisition de points de vente, parfois au profit de gens peu recommandables.

Troisièmement, le service central des courses et jeux - c'est le seul service du ministère de l'intérieur disposant de cette responsabilité - est autorité de contrôle anti-blanchiment pour les casinos et les clubs de jeu. Grâce à cette attribution, il conduit des inspections sur site contre le blanchiment et le financement du terrorisme, donc directement dans les établissements de jeu. En cas de manquement avéré, les casinos et clubs de jeu sont renvoyés devant la Commission nationale des sanctions (CNS). Cette mission donne lieu, tous les ans, à une bonne douzaine d'inspections dédiées. Mais nous opérons aussi plus de quarante audits de casinos tous les ans, et à chaque audit nous procédons à la vérification des mesures prises en matière de lutte contre le blanchiment et de financement du terrorisme.

Dans ce cadre, les demandes d'autorisation d'investissement pour l'acquisition d'établissements de jeu font aussi l'objet d'une étude préalable. Quand quelqu'un présente une demande d'acquisition d'un casino, nous examinons d'où viennent les fonds.

En 2020, une enquête réalisée par mon service a ainsi permis de repousser un investisseur qui souhaitait reprendre un casino placé depuis quelques mois en liquidation judiciaire. Après enquête, il est apparu que les fonds venaient d'une holding basée aux îles Caïmans et approvisionnée depuis la Chine. Quand nous avons demandé la justification de l'origine de ces fonds, la personne qui souhaitait acquérir le casino, et qui se trouvait en Allemagne, a retiré sa demande et a tout simplement disparu. À l'évidence, notre intervention a été dissuasive : cette personne ne s'attendait sans doute pas à ce que l'enquête soit si poussée.

Pour compléter ce rapide panorama, je précise que nous avons rédigé une analyse sectorielle des risques relatifs au monde des casinos et des clubs. Ce travail a alimenté l'analyse nationale des risques présentée au Conseil d'orientation et de lutte contre le blanchiment (Colb).

De même, nous avons corédigé avec les opérateurs un guide des bonnes pratiques en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Ce document permet de partager nos objectifs avec les différents opérateurs. Ainsi, nous sommes certains d'avoir tous la même lecture des obligations légales applicables en la matière et d'obtenir, finalement, un contrôle et un suivi de qualité par les professionnels. C'est une démarche gagnant-gagnant : je pourrai y revenir si vous le souhaitez, car les professionnels y ont eux aussi trouvé leur intérêt.

Quatrièmement et enfin, nous sommes un service de renseignement du second cercle, ce qui, pour nous, présente essentiellement deux intérêts : nous pouvons avoir recours aux techniques de renseignement dans le cadre des enquêtes que nous souhaitons mener et nous pouvons opérer des échanges informations avec divers services de renseignement - je citerai plus particulièrement Tracfin, avec lequel nous sommes très régulièrement en relation.

Nous ne sommes pas un service d'enquête financière, mais un service dédié au monde du jeu, avec des pouvoirs de police judiciaire - et le monde du jeu peut être un domaine dans lequel le renseignement criminel est intéressant, nous sommes sollicités par tous les services qui rencontrent la thématique du jeu puisque nous sommes le seul service spécialisé sur cette thématique.

L'articulation du jeu et de votre thématique est beaucoup fonction du type d'opérateur dont on parle : les casinos et les clubs de jeu ; les jeux en ligne ; enfin, la FDJ et le PMU - à chaque fois, les risques et les techniques sont différents.

Pour les casinos, nous considérons que le risque de blanchiment est désormais très limité. Quand on parle de blanchiment, on parle bien sûr de la capacité de transformer de l'argent illégal en argent légal, de le faire entrer dans le monde de l'économie légale. Quelqu'un qui vient avec de l'argent liquide au casino, dans pratiquement tous les cas, ne peut pas ressortir avec de l'argent monétisable : au casino, l'argent liquide donne de l'argent liquide. Le seul moyen d'avoir un titre, c'est d'obtenir un gain extraordinaire, comme un banco ou un blackjack, mais ce n'est pas le gain habituel. En termes de technique de blanchiment, cela ne présente donc pas beaucoup d'intérêt pour un criminel d'aller présenter son argent liquide dans un casino : il peut venir jouer avec 100 000 euros en espèces, il repartira avec moins ou davantage, mais toujours en espèces, il n'obtiendra pas d'attestation de gain, pas de chèque, ni de virement, c'est le résultat d'une stratégie définie avec les opérateurs. Il y a très peu d'hypothèses où l'on peut ressortir avec un moyen qui permette de justifier votre gain devant le banquier. Il y a quelques pratiques, mais c'est très marginal et ce n'est pas un système qui permet de bancariser l'argent liquide.

Cependant, les établissements de jeu sont aussi fréquentés par des criminels, il suffit de se rendre dans n'importe quel casino urbain le soir pour y voir une population pas toujours très recommandable. Les criminels viennent dépenser de l'argent, parfois beaucoup, avec plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d'euros. Ils ne viennent pas pour blanchir l'argent, mais pour dépenser le produit de la criminalité. Cela doit être pris en compte dans certaines conditions, les parquets le souhaitent, on peut poursuivre et condamner des criminels qui dépensent des centaines de milliers d'euros dans les casinos sans pouvoir justifier l'origine de ces sommes. C'est une forme de blanchiment puisque de l'argent illégal entre dans une offre de jeu qui est légale.

Autre point, on ne peut pas payer en crypto-monnaie dans les casinos et les clubs. Si un casino offre un paiement en crypto-monnaie, il y a nécessairement une interface entre la cryptomonnaie et l'offre de jeu, donc un passage par le monde bancaire.

Les opérateurs n'acceptent pas non plus de cartes prépayées ou de cartes cashplay, c'est-à-dire des cartes qui permettent de transformer l'argent liquide en carte de paiement pour jouer. Ils ont choisi cette démarche que la réglementation financière ne leur s'impose pas, car cela les met à l'abri de ce risque.

Je dirai donc que le monde du jeu s'est protégé, mais dès lors que des criminels les fréquentent, les casinos présentent un intérêt pour le renseignement criminel et il faut bien sûr être vigilant en général, puisque des gens, de temps en temps, essaient d'y blanchir de l'argent.

Il faut aussi être vigilant sur l'acquisition des casinos, car en étant à l'intérieur même du système, il est possible de dégager certaines sommes. C'est pourquoi nous tâchons de conduire des enquêtes précises sur ceux qui se portent acquéreur de casinos.

Pour le jeu en ligne, ensuite, la règle d'ensemble est plutôt rassurante : on ne peut pas jouer en ligne sans avoir un compte joueur, donc sans s'identifier. Cela rend le blanchiment a priori difficile. La réalité, cependant, est tout autre : plusieurs pratiques permettent le blanchiment. Il y a, par exemple, la possibilité d'abonder son compte joueur à partir de comptes bancaires étrangers de pays peu regardants sur l'origine des fonds, y compris de grosses sommes, ce qui rend le blanchiment très facile. Nous avons constaté aussi que des joueurs créaient des comptes avec des identités inexistantes, et que c'est même très facile de le faire. Les enquêtes montrent encore que certains joueurs alimentent leur compte avec des cartes prépayées ou des cartes permettant d'injecter de l'argent liquide. Il est facile d'acheter des cartes en grand nombre, de les utiliser pour alimenter son compte de jeu, puis de passer ses gains sur un compte bancaire et faire transiter ainsi de l'argent illégal dans l'économie légale. Ce type d'infraction est important.

Un exemple : une jeune femme voulait racheter un point de vente dans le sud de la France, en justifiant ses revenus par le fait qu'elle aurait gagné beaucoup d'argent au poker en ligne ; nous nous sommes rendu compte qu'elle ne jouait pas beaucoup, que son compte était alimenté par les gains de son compagnon, incarcéré pour trafic de stupéfiants et qui était aussi un gros joueur de poker en ligne ; nous avons constaté des versements de 50 à 150 euros toutes les minutes sur son compte - et cette dame avait ainsi accumulé des centaines de milliers d'euros dont on imagine aisément l'origine, d'autant que le point de vente, une fois acquis, pouvait offrir d'autres possibilités de blanchiment.

Troisième cas de figure, les points de vente de PMU et les opérateurs sous droit exclusif. Pourquoi sont-ils intéressants ? En 2023, 27 millions de joueurs qui ont misé 21 milliards d'euros à la FDJ : les montants sont tels, que même en en manipulant une toute petite partie, les perspectives de gains sont colossales, ce qui pousse les criminels à imaginer de nouvelles techniques.

Le rachat de tickets gagnants est une technique ancienne, documentée, toujours vivante et efficace. Pour faire simple, un criminel qui veut faire entrer de l'argent sur son compte bancaire achète à un joueur un ticket gagnant d'un jeu de la FDJ ou d'un pari au PMU, il l'achète en espèces un peu plus cher que le gain - qu'il va toucher ensuite, officiellement. Cette technique est d'une simplicité enfantine. Elle a été utilisée par Francis Vanverberghe, dit « le Belge », qui s'installait à demeure au PMU près des Champs-Élysées pour racheter les tickets gagnants. Cette technique a évolué, elle fonctionne surtout quand le tenancier du point de vente est impliqué - il y est parfois contraint par son environnement, on l'a vu il y a deux ans dans une affaire en Seine-Saint-Denis. Le joueur présente son ticket gagnant au point de vente, celui-ci le paye mais n'enregistre pas le gain ; le ticket a été vérifié, il est bien gagnant, mais il n'est pas payé sur la caisse de la FDJ ou du PMU : c'est l'argent liquide du point de vente qui paye le joueur, et le ticket gagnant revient au criminel, qui l'encaisse officiellement. Nous avons vu des groupes criminels prospérer de la sorte, par exemple un groupe criminel de gens du voyage de Seine-Saint-Denis, très connu nationalement, qui avait un réseau de collecteurs partout en France ; ils récupéraient les tickets gagnants et encaissaient les gains dans différents points de vente « amis ». Ils « bancairisaient » ainsi leurs espèces, pour acheter de l'immobilier, ou payer d'autres voyous - le ticket gagnant, dans ce cas, est une monnaie d'échange.

Cette technique ancienne s'est améliorée, en utilisant le monde du jeu, le blanchiment par le jeu est devenu une pratique courante. Des criminels utilisent le pari comme moyen de gagner, ce qu'on appelle le sure betting, le pari sûr : cela consiste par exemple, au Paris Sportif, à jouer toutes les possibilités, puis à se rattraper par l'argent blanchi, celui de la mise gagnante, et par les marges offertes, quand vous êtes propriétaire ou exploitant d'un point de vente, par la FDJ ou le PMU, soit 5 % sur le montant émis, et vous avez aussi une commission du criminel, en tant que prestataire de services - le blanchiment se paye. Au total et sur la masse, c'est un modèle économique gagnant.

Nous avons fait une opération l'année dernière à Saint-Laurent-du-Maroni, on nous y a très clairement expliqué ce mode de fonctionnement, qui permet de blanchir l'argent de toutes origines. Les perquisitions ont été très intéressantes, puisqu'il y avait 180 000 euros en espèces dans un point de vente au milieu de nulle part... Nous avons des enquêtes en cours qui montrent que cette technique est vivante et peut porter sur des montants très importants.

La mesure du blanchiment n'est pas notre coeur de métier, mais nous avons des enquêtes qui peuvent concerner quelques dizaines de milliers d'euros à quelques millions d'euros.

M. Raphaël Daubet, président. - Faut-il revenir sur l'anonymat du ticket ?

M. Stéphane Piallat. - Oui, si on considère seulement la lutte contre le blanchiment, mais il faut tenir compte du fort risque d'une baisse importante de l'économie du jeu.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le PLF n'a pas encadré les investissements dans les paradis fiscaux ni limité les prix de transfert malgré nos efforts, mais il a autorisé la réouverture des cercles de jeu à Paris, qui comptent à peu près 400 clients par jour. Vos propos m'inquiètent : vous dites qu'on peut arriver avec 100 000 euros en espèces dans un casino, alors qu'en France les achats en espèces sont limités à 1 000 euros et qu'on parle d'instituer une limitation européenne à 10 000 euros : n'est-ce pas contradictoire ?

Ensuite, comment contrôlez-vous les cercles de jeu parisiens désormais réouverts ?

M. Stéphane Piallat. - Les cercles de jeu étaient des associations, leur fonctionnement était incontrôlable et ils donnaient lieu à des mouvements financiers invraisemblables ; la réglementation a changé, on parle désormais de clubs de jeu et leurs règles sont alignées sur celles des casinos. Un contrôle très fort et adapté est effectué sur ces établissements, je dispose d'une équipe dédiée qui les contrôle toutes les semaines. L'expérimentation a été prolongée. L'analyse de la première période de cette expérimentation a montré que les clubs sont sérieusement tenus, même s'il nous arrive de relever des fonctionnements qui posent question, comme dans tous les établissements de jeu.

Les casinos voient circuler beaucoup d'argent liquide, 80 % des sommes jouées sont des espèces. Cependant, il y a un contrôle permanent sur la circulation de l'argent : tout jeu au-dessus de 2 000 euros fait l'objet d'un suivi, tous les jeux sont soumis à la vidéosurveillance, à la surveillance du personnel, et maintenant aussi à la surveillance par des outils informatiques de suivi des comptes, nos outils sont nombreux.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous mentionniez 100 000 euros d'espèces, il y a de quoi s'interroger, même si avec vos explications, je comprends mieux ce qu'il en est...

M. Stéphane Piallat. - Lorsqu'un article de presse mentionne qu'un trafiquant de stupéfiants interpellé aurait joué 1,3 million d'euros au casino d'Annecy, par exemple, il faut préciser de quoi l'on parle. Il y a des joueurs qui engagent 5 000 euros toutes les semaines, on arrive alors à des montants importants sur l'année. Autre chose est de regarder ce qu'on entre et ce qu'on sort, le cash in, cash out : cela pose question, parce que même si, à la fin de l'année, le résultat est faible, les entrées et sorties peuvent être très importantes. Quand des joueurs engagent des centaines de milliers d'euros sans pouvoir en justifier, on a affaire potentiellement à des cibles pour la lutte contre le blanchiment ou contre la criminalité organisée. C'est plutôt cet angle-là qui nous intéresse et qui, aujourd'hui, doit faire l'objet de notre travail dans les casinos et les clubs.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Quelles recommandations auriez-vous ? Merci de nous les dire ou de nous les faire passer, nous pourrions les intégrer à notre travail.

M. Stéphane Piallat. - La question de la formation est importante. Pour que les services de police soient efficaces, il faut du personnel formé sur les techniques d'enquête criminelle et financière. Il faut aller plus loin dans ce travail. Il faut aussi mettre l'accent sur la cybercriminalité, pour garder un niveau de compétence très élevé.

Dans certains domaines, nous pourrions améliorer l'échange d'information entre les acteurs, tels que les services d'enquête, les services de renseignement, le parquet et les opérateurs - c'est décisif. Il faudrait parfois se mettre autour de la table pour échanger sur des cas précis, notamment en matière de lutte contre le blanchiment. Les barrières des compétences des uns et des autres ne doivent pas limiter la capacité d'échange d'informations.

M. Patrice Joly. - Les jeux en ligne nécessitent l'ouverture d'un compte, mais quel contrôle peut-il y avoir quand la plateforme de jeux en ligne est à l'étranger ?

M. Stéphane Piallat. - Si l'offre est émise depuis l'étranger, il est illégal d'y jouer, la règle est très claire, même si elle est méconnue. Certains jouent avec des cryptomonnaies, mais ce service n'est pas proposé en France. Il y a des offres de casinos en ligne, mais il est interdit d'y participer, y compris quand elles proviennent de Belgique ou d'Allemagne. Autre chose est le cas d'opérateurs français implantés dans des pays de l'Union européenne - alors on peut y jouer depuis la France, mais avec un compte joueur.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Est-ce que le risque de corruption des salariés dans les casinos, ou de complicités, vous préoccupe ?

M. Stéphane Piallat. - Il y a la technique criminelle ancienne qui s'appelle le « baronnage » : un employé de jeu se fait acheter ou participe à une fraude ou à une triche. Cette technique classique permet de faire gagner de l'argent à des gens qui ne devraient pas en gagner, cette pratique ne peut être que locale, ponctuelle, parce que l'activité est souvent filmée, vidéosurveillée et soumise à la diffusion audio. Le « baronnage » ne peut donc pas durer très longtemps, ce n'est pas un bon moyen pour s'enrichir. Un exploitant de casino très connu disait qu'il fallait être propriétaire pour s'enrichir dans le casino - je dirais que pour blanchir, il faut l'être aussi.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La corruption a été évoquée dans toutes nos auditions. C'est la raison pour laquelle je me suis permise de vous en parler.

M. Stéphane Piallat. - Il y a eu des cas, mais le taux de corruption est faible s'agissant du blanchiment.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour votre participation.

Audition de M. Christophe Perruaux,
directeur de l'Office national anti-fraude (ONAF)

(Jeudi 13 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons nos auditions de ce jour en entendant M. Christophe Perruaux, directeur de l'Office national anti-fraude (Onaf).

Monsieur le directeur, l'Onaf a été créé voilà presque un an, jour pour jour, pour « améliorer la lutte contre les fraudes aux finances publiques, qu'elles soient nationales ou commises au préjudice de l'Union européenne », favoriser « le démantèlement des structures de fraude ou de blanchiment par l'identification des flux financiers illicites générés par ces fraudes » et permettre « la saisie des avoirs criminels ». Il était donc important pour nous de vous entendre.

Je vous indique que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Perruaux prête serment.

M. Christophe Perruaux, directeur de l'Office national anti-fraude (Onaf). -Monsieur le président, je vous remercie de cette invitation qui m'honore. Au vu du nombre d'autorités ô combien compétentes qui ont été entendues avant moi, je me suis inquiété de ce que je pourrai vous apprendre que vous ne connaissiez déjà. J'essaierai de vous apporter un petit plus en exposant la spécificité de notre service.

Je suis magistrat de l'ordre judiciaire ; c'est une obligation légale pour diriger ce service de police judiciaire atypique. En tant que pénaliste, j'ai effectué l'essentiel de ma carrière au parquet - en Corse, à Grasse et à Tarascon - et à l'instruction, en concentrant mon action sur la criminalité classique durant la première partie de mon activité professionnelle - j'ai été durant dix ans le coordonnateur des juges d'instruction à la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière de Marseille. Plus récemment, j'ai été procureur de la République adjoint au parquet de Paris, avec M. François Molins, puis avec M. Rémy Heitz et chargé de la division des affaires économiques et financières, de la criminalité organisée et cyber - celle-ci comprenait une quarantaine de magistrats.

Depuis le 15 juillet 2021, je suis à la tête de l'Onaf, qui a succédé au Service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF). Ce service a été créé en 2002, les prémices datant de 1999 ; il est né de la volonté de la douane de participer plus efficacement au démantèlement des organisations criminelles et de s'intéresser, au-delà des saisies de produits, aux trafiquants et à l'argent. Dès lors que la liberté d'aller et venir et la vie privée pouvaient être mises à mal par des gardes à vue ou des mesures de surveillance, il fallait nécessairement passer d'un cadre administratif, douanier, à un cadre judiciaire - sous l'autorité de magistrats. Ce basculement n'a pas été facile pour la douane ; ce fut une vraie révolution !

Au regard des impératifs judiciaires, notamment du secret de l'enquête, il a été décidé de créer un service de la douane à part, à compétence nationale. Mes supérieurs sont le directeur général des douanes et droits indirects (DGDDI) et, depuis peu, la directrice générale des finances publiques (DGFiP), mais je ne rends compte qu'aux magistrats.

Le ministère de l'intérieur n'ayant pas vu d'un très bon oeil la création de ce service, son périmètre a été cantonné à des domaines extrêmement limités, à savoir les affaires purement douanières. Contrairement aux commissariats de police et aux brigades de gendarmerie, je ne peux toujours pas diligenter d'enquête d'initiative. Je ne peux donc être saisi que sur demande expresse des magistrats, des procureurs ou par commission rogatoire d'un juge d'instruction.

Surtout, à la différence des autres offices, je n'ai pas de compétence légale générale. Je ne peux diligenter d'enquêtes que sur les infractions spécifiquement prévues aux articles 28-1 et 28-2 du code de procédure pénale : infractions douanières, escroqueries à la TVA, vols de biens culturels, fraudes aux accises ou aux intérêts de l'Union européenne (UE), blanchiment. Pour ce dernier cas, nous avons pu élargir notre périmètre d'action et acquis une vraie compétence grâce à notre compréhension des phénomènes les plus complexes, notre capacité à les traiter et notre technicité. Le service s'est d'ailleurs fait connaître par le biais des fraudes à la taxe carbone.

En 2019, la DGFiP a eu la même réflexion que les douanes pour agir sur les présomptions de fraudes fiscales complexes, à propos desquelles l'administration fiscale faisait le constat de son impuissance. Cette compétence a donc été confiée à ses agents - ils étaient quarante à l'origine, ce nombre est passé à quatre-vingts -, qui se sont ajoutés à mes douaniers, étant précisé qu'elle avait déjà été donnée au ministère de l'intérieur au travers de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) et de la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF).

Cet élargissement des compétences s'est poursuivi après ma prise de fonctions au sein du service - le SEJF a remplacé le Service national de douane judiciaire (SNDJ) en 2019. En pleine crise du covid-19, des affaires de fraudes au chômage partiel ou au fonds de solidarité nous parviennent. Certaines sociétés qui n'ont jamais eu d'existence ni le moindre salarié perçoivent 200 000 euros à 300 000 euros en quarante-huit heures... Le parquet s'interroge pour savoir à qui confier ces dossiers, sachant que les services de police judiciaire classiques, de même que l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) et l'OCLCIFF sont surchargés. Je confie donc ces cas à l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) et à l'Office central de lutte contre la délinquance itinérante (OCLDI), à côté de l'OCRGDF, mais les résultats ne sont pas très concluants.

À ce moment-là, je suis convaincu de la nécessité d'un service à compétence nationale spécialisé dans les escroqueries aux finances publiques. Je soumets cette mesure dans le cadre du plan de lutte contre la fraude que porte M. Attal. Le SNDJ et le SEJF avaient montré leur capacité à traiter ce type de fraudes et appréhender la réinjection dans l'économie légale de l'argent issu de toutes infractions - trafics de stupéfiants ou de tabac, contrefaçon, fraudes à la TVA, mais aussi blanchiment des escroqueries aux finances publiques.

Dans un entretien accordé au journal Le Monde datant de 2022, Giovanni Melillo, procureur national anti-mafia italien, déclarait exactement ce que je constatais, à savoir que les mafias consacrent bien plus de temps à prendre de l'argent public qu'à se livrer à leurs autres activités illégales. Elles sont devenues capitalistes, en investissant dans le détournement et le blanchiment des fonds européens, nationaux et des collectivités, car ces affaires sont moins dangereuses et plus rémunératrices.

Aujourd'hui, le service compte 345 agents - 368 en effectif théorique - , dont 260 officiers de douane judiciaire (ODJ), et s'apprête à intégrer 67 officiers fiscaux judiciaires (OFJ) actuellement en formation. Une unité fiscale et une unité douanière - la plus importante, avec 80 enquêteurs - sont présentes dans la capitale. Les 8 autres unités sont réparties sur l'ensemble du territoire, à Bordeaux, Fort-de-France, Lille, Lyon, Marseille, Metz, Nantes et Toulouse. Elles sont composées uniquement d'ODJ, mais nous allons créer à Marseille un groupe mixte d'OFJ et d'ODJ, dans la mesure où 30 % des affaires fiscales traitées sont constatées dans le sud-est de la France. Je précise que la compétence des OFJ était limitée à l'origine aux présomptions de fraudes fiscales complexes ; je l'ai élargie aux escroqueries à la TVA et aux finances publiques.

À mon sens, ce service fonctionne bien, et ce pour plusieurs raisons. Au départ, les douaniers et les agents de la DGFiP sont des spécialistes de la lutte contre la fraude. Ils disposent à ce titre des « applicatifs » pour détecter les flux anormaux de marchandises et les mouvements financiers. Nous les formons - en termes de ressources humaines, le coût est important - pour qu'ils deviennent des enquêteurs judiciaires, après les avoir recrutés par le biais d'appels à candidatures attractifs. Pour un emploi d'ODJ, je reçois quatre candidatures de douaniers ; il en est de même pour les postes d'OFJ, convoités par les services de la direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) et la direction nationale des vérifications de situations fiscales (DNVSF). La formation, juridiquement très pointue, dure six mois et intègre la maîtrise du tir et des techniques professionnelles de contrôle et d'intervention (TPCI). À ce propos, les moyens et l'attractivité de la police et de la gendarmerie en matière économique et financière doivent absolument être renforcés face au manque patent d'enquêteurs. Cette filière s'est en effet réduite comme peau de chagrin depuis quinze ans.

Nous travaillons beaucoup pour le parquet national financier (PNF) - à lui seul, il concentre 85 % des missions des OFJ -, le Parquet européen, les Jirs et la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Près de 40 % des affaires que nous traitons me sont confiées par des parquets spécialisés. Toutefois, à côté des offices centraux, les antennes ont véritablement un rôle à jouer pour répondre à la commande des procureurs locaux. Par exemple, le trafic de civelles, principalement dans le Bordelais, doit être démantelé - sachez qu'il rapporte autant que la cocaïne !

M. Raphaël Daubet, président. - Merci beaucoup pour vos explications. Pouvez-vous nous indiquer le volume des fraudes et le nombre de réseaux criminels que vous avez démantelés ? Pourriez-vous aussi nous dresser une typologie des fraudes et nous donner quelques exemples de systèmes en place bien identifiés ? Le trafic de civelles est-il le fait d'un vrai réseau illégal organisé ou de simples braconniers ?

M. Christophe Perruaux. - Je commence par votre dernière question. Il existe bien sûr des braconniers, mais le trafic de civelles est structuré par de véritables organisations criminelles : il faut en effet des moyens colossaux pour mettre en place des infrastructures et des réseaux de transport - elles doivent être envoyées vivantes... L'an dernier, nous avons identifié un réseau vers un pays africain, où des criminels avaient créé un bassin pour stocker les civelles avant de les envoyer en Asie, la principale zone de consommation et de destination du trafic.

Nous avons aujourd'hui environ huit cent cinquante dossiers en portefeuille et notre durée moyenne de traitement est de deux ans, ce qui est plutôt rapide d'autant que les dossiers sont habituellement complexes. Souvent, on n'en maîtrise pas tous les éléments, notamment parce qu'ils nécessitent fréquemment une coopération internationale, mais notre objectif est de ne pas traîner, quitte à en couper certaines branches pour être plus efficaces. En matière de délinquance financière, il faut repérer deux ou trois infractions essentielles et concentrer ses efforts ; c'est un peu différent des stups, où on peut remonter des filières.

Je trouve toujours assez étrange de faire des estimations sur le nombre de réseaux criminels actifs ou sur le volume des fraudes, puisque cela est par essence caché. D'ailleurs, les estimations varient tellement qu'elles ne peuvent pas signifier grand-chose.

Ce qui est certain, c'est que nous assistons à une systématisation des attaques contre les dispositifs qui distribuent de l'argent public. Toutes les politiques publiques où sont distribuées des aides sont concernées par des attaques véloces et efficaces, menées par des organisations qui, même quand elles sont anciennes, utilisent des moyens techniques toujours plus opaques et sophistiqués - VPN, messagerie cryptée, etc.

Je vous donne un exemple : l'État a mis en place un fonds pour aider les commerces et les établissements de proximité à rendre leurs locaux accessibles aux personnes en situation de handicap. Dans les jours qui ont suivi l'ouverture du guichet, des centaines, voire des milliers, de demandes ont été déposées et on a estimé que 70 % d'entre elles étaient frauduleuses !

Lorsque cela concerne de l'argent public, nous devons accepter qu'on prenne du temps pour examiner les dossiers et qu'on demande des comptes précis pour justifier de l'éligibilité au dispositif en question. Sinon, il faut a minima rendre les systèmes de détection des fraudes beaucoup plus performants. Aller vite et simplifier peut être antinomique avec la lutte contre la fraude. Le secteur privé, par exemple lorsqu'il s'agit d'un prêt, vérifie un certain nombre d'éléments des dossiers, c'est le scoring : pourquoi l'État ne le ferait-il pas ?

Je vais vous donner un autre exemple. Nous avons été saisis par le parquet de Nice d'une enquête qui était petite à l'origine - une fraude au chômage partiel évaluée à 140 000 euros avec une société fictive et un gérant de paille. Après recoupements, nous avons mis au jour une véritable toile d'araignée de trois cents sociétés animées par une seule personne résidant à Dubaï. Cette personne proposait ses sociétés à des organisations criminelles pour toutes sortes de trafics - cocaïne, méthamphétamine, tabac, etc. C'est dans ce cadre que nous avons découvert que vingt tonnes de sucre contaminé à la cocaïne seraient livrées de Colombie en France ; nous avons pu, avec l'Office anti-stupéfiants (Ofast), interpeller ceux qui importaient ce « sucre », les chimistes - ils étaient à Barcelone - et celui qui résidait à Dubaï - il a malheureusement été libéré très vite malgré l'émission d'un mandat d'arrêt international. Vous voyez bien ici l'importance des connexions internationales et des liens, notamment pour le blanchiment, entre le financier, le commerce et la criminalité classique.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous savez, cette commission d'enquête n'a pas été créée par hasard : des gens dans cette maison - je crois que je suis identifiée comme en faisant partie - travaillent sur les questions de fraude et de criminalité organisée depuis de nombreuses années.

J'ai une première question, presque de principe... Pourquoi l'administration est-elle hermétique à toutes les propositions que nous formulons en la matière ? J'ai de nombreux exemples où le Gouvernement a retoqué nos amendements sans réelle motivation.

Ainsi, j'avais déposé une batterie d'amendements à propos des aides liées au covid qui étaient largement distribuées selon un principe déclaratif, un véritable aimant à fraudes ! Une esthéticienne, qui avait prétendu avoir cinquante salariés, n'en avait en fait que deux... Elle s'est fait refaire les seins et a acheté une Mercedes avec l'argent qu'elle a touché !

En réponse à l'amendement que j'avais déposé à ce sujet - il s'agissait de l'amendement n° 535 rectifié, ceux qui nous écoutent ou nous lisent pourront le retrouver dans le compte rendu de la séance du 19 juillet 2020 au Journal officiel -, Agnès Pannier-Runacher m'a expliqué au nom du Gouvernement : « Il n'y a pas 1 euro de payé sans le nom, le prénom, le numéro de sécurité sociale, les heures à indemniser. Ces renseignements ne sont pas fournis au moment de la demande initiale, puisque celle-ci débouche sur une autorisation de principe qui permet de faire valoir que l'on pourra bénéficier du dispositif de chômage partiel. L'amendement me semble donc satisfait. » De son côté, le rapporteur général de la commission des finances a semblé comprendre qu'il y avait un problème, mais a quand même demandé le retrait de l'amendement...

Certes, nous étions avant l'annonce d'un plan sur la fraude par Gabriel Attal et le texte sur le narcotrafic vise à mettre en place un dispositif de prévention, mais j'insiste : le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce a pris la peine de rédiger un livre blanc et de formuler des propositions, mais lorsqu'on transforme celles-ci en amendements, on se fait balader !

Que se passe-t-il exactement dans les procédures de décision de l'exécutif ? Où est le blocage, alors que vous nous dites vous-mêmes que l'État arrive trop souvent après la bataille et qu'on agit ex-post ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous fournir une cartographie de la fraude ?

Notre commission d'enquête pourrait proposer de vous ouvrir la possibilité d'une saisine directe. Qu'en pensez-vous ?

Quelle appréciation portez-vous sur la création d'un parquet national contre la criminalité organisée ?

M. Christophe Perruaux. - Je ne peux guère vous répondre sur votre première question ; je suis magistrat et c'est un sujet qui n'entre pas dans ma sphère de compétences.

Vous savez, il est déjà difficile de sensibiliser les magistrats, qui ont beaucoup de choses à faire, aux dossiers de lutte contre la fraude d'autant qu'ils peuvent facilement considérer que la fraude est « évitable ».

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Bienvenue au club ! C'est également difficile au Sénat.

M. Christophe Perruaux. - Pourquoi ne mettons-nous pas en place des dispositifs plus performants pour éviter la fraude ? Je ne le sais pas !

Pour autant, j'ai l'impression que, notamment dans le cadre du plan lancé par M. Attal et poursuivi par M. Cazenave, la sensibilisation est aujourd'hui plus forte et que tout le monde comprend l'intérêt d'être plus vigilant.

Depuis la loi du 18 juillet 2023 visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces, nous sommes chargés d'une compétence supplémentaire sur les escroqueries aux finances publiques et nous avons constaté qu'il existe de véritables rentes pour les organisations criminelles : je pense au compte personnel de formation (CPF), à MaPrimeRénov' ou encore aux certificats d'économies d'énergie - ce n'est pas de l'argent public, mais ce dispositif est censé contribuer à une politique publique importante.

M. Cazenave nous avait demandé de rassembler des éléments d'informations sur ces sujets : sur les trente dossiers que nous avions en stock au 1er décembre dernier, nous avons caractérisé - ce n'est donc pas une estimation - 250 millions d'euros de fraude !

Vous voyez donc bien ce que peut représenter ce type de fraude aux aides publiques... Pourquoi ? Parce que beaucoup de procédures sont dématérialisées et qu'il n'y a pas besoin de donner beaucoup d'informations au service instructeur. Il me semble important, je le disais, de procéder à un scoring : par exemple, le fait qu'une société donne l'Iban d'une néobanque devrait déclencher une alerte - je n'ai rien contre ces banques, mais dans ce cas ce devrait être un signal.

Par ailleurs, au-delà de l'importance de mettre les gens en prison et de donner des amendes, nous avons pour obsession de saisir les avoirs criminels : nous en avons saisi pour 600 millions d'euros en 2024.

En ce qui concerne votre question sur la cartographie de la fraude, celle-ci est très variée, elle concerne de nombreux secteurs. En fait, dès qu'il y a de l'argent, il y a de la fraude !

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je pensais à la géographie de la fraude.

M. Christophe Perruaux. - Il est assez difficile de répondre. Bien sûr, il existe la fraude douanière classique, que nous connaissons - fraude à la TVA sur l'achat de véhicules de luxe en Allemagne, fraude aux droits d'accises sur les alcools, etc. -, mais par essence les fraudes dont nous parlons sont commises de manière non territoriale.

Depuis des années, nous avons un point de crispation liée à la criminalité qu'on appelle chinoise : le Centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa) d'Aubervilliers. Les marchandises ne sont pas un problème en elles-mêmes, mais leur valeur ou leur quantité est minorée, ce qui diminue illégalement le montant des taxes perçues, ou leur origine est tronquée pour éviter les droits antidumping. Un exemple : quasiment au lendemain de la décision d'imposer des droits antidumping aux vélos chinois, les mêmes vélos venaient de Taïwan ou du Vietnam... Ce sont évidemment des montages pour éviter de payer ces droits !

Ce type d'enquête est très lourd à réaliser et nous devons collaborer avec les autorités de tel ou tel pays pour vérifier si l'usine dont le produit est prétendument originaire existe ou non.

Il s'agit de la fraude au régime douanier 42 : des produits arrivent par exemple au port du Pirée en Grèce, un port qui est géré par une compagnie chinoise et où il y a peu de contrôles, on y déclare un container de t-shirts, alors que ce sont des téléviseurs... Ce n'est pas la même valeur ! Le principe veut que les droits de douane soient acquittés non pas dans le port d'entrée dans l'Union européenne, mais dans le pays de la société importatrice. Or nombre de containers « se perdent » en chemin et la société prétendument à l'origine de leur importation est fictive et disparaît très vite aussitôt qu'on entreprend de la contrôler... Le container va finalement être récupéré par des gens qui appartiennent à des réseaux criminels et qui vont ainsi importer des produits en fraude. Au-delà de la fraude douanière, c'est aussi une concurrence déloyale pour les autres commerçants.

Tout cela génère beaucoup d'argent sale qu'il faut blanchir et ces réseaux ont développé une très grande technicité en la matière. C'est devenu un véritable marché de prestations de services : un immeuble à Dubaï, un portefeuille de cryptomonnaies, etc.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je vous remercie pour toutes ces informations. Comprenez mon désarroi : il nous a fallu batailler cinq ans pour interdire le paiement à l'étranger de prestations sociales liées au domicile en France, alors qu'on avait clairement identifié cela comme une filière de fraude. Il a fallu attendre que Gabriel Attal reprenne cette idée.

Dans ces conditions, n'hésitez pas à nous transmettre des propositions concrètes pour améliorer la lutte contre la fraude. Chaque audition que nous menons montre le bien-fondé de cette commission d'enquête pour les finances publiques et pour la sécurité de notre société.

M. Christophe Perruaux. - Parmi les pistes de propositions, il y a évidemment - vous en avez parlé - l'initiative des enquêtes : nous ne l'avons pas, ce serait pourtant très intéressant, ne serait-ce que pour assurer une égalité de tous les services de police et de gendarmerie.

Par ailleurs, c'est un héritage du passé et des conditions dans lesquelles l'Onaf est né : nous n'appartenons pas au second cercle du renseignement, contrairement à tous les offices centraux de la police et de la gendarmerie, ce qui leur permet d'échanger des renseignements beaucoup plus facilement et de demander des écoutes administratives. Je ne revendique pas de pouvoir avoir accès à celles-ci, mais faire partie du second cercle nous permettrait d'échanger plus facilement avec Tracfin. Cela fait partie des choses qui pourraient nous faciliter la tâche.

Il y a une chose qui me tient à coeur. À la suite d'une décision du Conseil constitutionnel qui date de 2013 ou de 2015, l'escroquerie en bande organisée a été sortie des infractions permettant la mise en oeuvre des techniques spéciales d'enquête au motif qu'il s'agissait d'un délit, qu'il n'y avait pas d'atteinte aux personnes et que, dès lors, tous les moyens engagés dans le cadre de la lutte contre la criminalité organisée étaient disproportionnés. De ce fait, on ne peut pas procéder à une garde à vue de quatre-vingt-seize heures.

J'ai constaté une évolution de la criminalité. Je m'occupais des gros voyous classiques il y a quelques années. Aujourd'hui, comme vous l'avez souligné, madame le rapporteur, tout finit par de l'argent. Pourquoi organise-t-on des trafics de stupéfiants ? Pourquoi importe-t-on des containers ? Pour de l'argent ! C'est la raison pour laquelle il faut s'intéresser à l'argent. Quand vous êtes au container, vous êtes loin de la personne importante. Quand vous êtes près du portefeuille, vous êtes près de la personne qui compte. Il faut donc s'intéresser à l'argent et le saisir.

Il y a peu de temps, j'entendais Nicolas Bessone, procureur de la République à Marseille, faire, sur une radio, le constat heureux qu'il y avait moins d'assassinats à Marseille. Mais il émettait aussi une hypothèse : s'il y a moins d'assassinats, c'est peut-être parce que la DZ Mafia a gagné. S'il y a moins de choses visibles, cela ne veut donc pas dire que la DZ Mafia est éradiquée, cela signifie simplement qu'elle fait du business.

J'en reviens à mon escroquerie en bande organisée. Je porte l'idée, s'agissant spécialement des escroqueries commises au préjudice des finances publiques, dès lors qu'elles se font en bande organisée, qu'il convient de faire de cette infraction non pas un délit, mais un crime.

Aujourd'hui, l'escroquerie en bande organisée et l'escroquerie aux finances publiques sont deux délits différents. L'escroquerie aux finances publiques, c'est sept ans d'emprisonnement. L'escroquerie en bande organisée, c'est dix ans. Si vous réunissez les deux et que vous en faites un crime, celui de l'escroquerie aux finances publiques commise en bande organisée, cela permettrait de réintroduire cette infraction parmi celles qui sont les plus importantes et donc de mettre en oeuvre des moyens d'investigation plus complets, à la hauteur de l'ennemi se trouvant en face de nous.

Cette idée n'est pas si aberrante. Le vol simple en bande organisée est puni de quinze ans de réclusion criminelle. C'est un crime. En revanche, les affaires dont je vous ai parlé sont d'ordre délictuel. On n'a le droit qu'à quarante-huit heures de garde à vue, avec derrière une durée de détention provisoire qui est celle des délits. Les personnes que l'on arrête retrouvent ainsi bien souvent la liberté en cours d'information, ce qui leur permet de disparaître.

La création d'un crime d'escroquerie aux finances publiques commise en bande organisée serait d'abord un message fort. Par ailleurs, cette reconnaissance donnerait à tous les services de police et de gendarmerie qui travaillent sur cette plaie pour nos concitoyens plus d'efficacité. N'oublions pas que ce fléau met à mal toutes les politiques publiques : qu'il s'agisse du compte personnel de formation (CPF) ou autres, chacun commence maintenant à douter. Il faut donc que les gens qui commettent ces faits sachent qu'ils peuvent être condamnés à des peines de réclusion criminelle.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il faut aussi que les précautions d'usage soient prises avant que l'on débloque l'argent.

Mme Nadine Bellurot. - Concrètement, que pourrions-nous proposer en termes législatifs ? Quelles sont vos relations avec vos collègues européens et à l'international ?

M. Christophe Perruaux. - S'agissant de l'Union européenne, nous entretenons une coopération efficace. Un gros voyou de Marseille qui trafiquait à l'extérieur m'a dit un jour : « On ne peut plus travailler en France ! » J'ai en effet mis l'accent sur tout ce qui n'allait pas, mais il y a aussi des choses qui fonctionnent bien.

Nous travaillons notamment beaucoup avec Tracfin. Nous disposons d'un système de détection qui marche bien, malgré quelques poches de résistance à certains endroits. Au niveau européen, nous arrivons à échanger assez facilement avec l'ensemble des services de police et de gendarmerie. Via Europol, nous avons une très bonne coopération. Pour autant, je ne vous cache pas que certains pays posent des difficultés, notamment les pays de l'Union européenne où la bancarisation de l'argent liquide est beaucoup plus facile que chez nous : Pologne, Hongrie. On voit beaucoup d'argent partir dans ces pays. Il conviendrait donc d'améliorer les exigences en matière d'utilisation d'argent liquide. Il faudrait prévoir des plafonds, demander systématiquement l'origine des fonds. Au niveau douanier, la convention de Naples nous permet de travailler efficacement.

En revanche, dès que l'on sort de l'Union européenne - c'est le cas pour les trois quarts des affaires -, c'est plus compliqué. Avec Dubaï, la coopération est quasi inexistante. Hong Kong ne répond plus. Mais nous pouvons tout de même travailler, car nous disposons d'un outil extrêmement performant et que nous mettons beaucoup en oeuvre, à savoir la présomption de blanchiment.

Nous nous en servons beaucoup pour les oligarques russes ou les empilements de sociétés. On la met en oeuvre aussi en matière de cryptomonnaie. J'ai d'ailleurs demandé que tous nos agents soient sensibilisés aux cryptomonnaies. Quand on fait des perquisitions, ils savent qu'ils doivent détecter la présence de cryptomonnaies. Ils fouillent les téléphones, les ordinateurs, on a même trouvé une fois une suite de chiffres sur un bout de papier : c'était une clé seed qui permettait d'accéder à un wallet !

On a aussi appris à suivre l'argent sur la blockchain. On a mis en oeuvre la présomption de blanchiment pour l'utilisation des « mixeurs », une prestation destinée à anonymiser les cryptoactifs ; cela nous a permis de saisir 19 millions d'euros en cryptomonnaies auprès d'un individu français qui avait été dénoncé par les autorités américaines comme ayant une activité sur le darknet. Nous avons pu alors remonter certains de ses flux et nous avons vu qu'il utilisait des mixeurs, ce qui coûte très cher. Il ne pouvait donc s'agir que d'un acte de dissimulation qui n'avait d'autre explication a priori que de chercher à cacher soit l'origine des fonds, soit le véritable bénéficiaire économique.

M. Patrice Joly. - Merci de votre intervention, de vos analyses et de vos réponses. Chacune des auditions que nous menons accroît un peu la complexité du sujet... D'ordinaire, les commissions d'enquête ou les missions d'information nous permettent de mieux cerner la question. Ici, on est un peu dans l'expectative, en tout cas sur la manière d'apporter des réponses à un certain nombre de problèmes auxquels vous êtes confrontés.

Sur certaines fraudes, nous disposons d'éléments statistiques qui permettent d'identifier les volumes concernés. On sait, par exemple, que la fraude aux assurances varie, selon les pays, de 5 % à 8 %. Mettez-vous en oeuvre une telle approche sociologique pour identifier les champs où la fraude peut se développer afin de lancer vos filets ?

M. Christophe Perruaux. - C'est aussi l'un des aspects qui m'a conduit à porter la création de l'Onaf. Faisant le constat qu'il n'y avait pas de service dédié au traitement judiciaire de ces affaires particulières, je faisais aussi le constat que l'on avait peu d'informations judiciaires capables d'être synthétisées pour dire aux décideurs, aux politiques, aux administrations, à nos partenaires, quelles étaient nos priorités. Un office national doit aussi faire de l'analyse et de la synthèse.

Madame le rapporteur, vous me demandez de quoi j'ai besoin : j'ai besoin d'agents pour travailler. J'ai assez d'enquêteurs actuellement, mais j'ai besoin de quelques analystes supplémentaires. J'entends ce que me disent, à juste titre, mes deux directions générales. La direction générale des douanes et droits indirects me dit que je travaille sur des fraudes qui ne sont plus purement douanières. La direction générale des finances publiques me dit, elle, que les aides publiques, ce n'est pas du contrôle fiscal. Je me situe donc aujourd'hui sur une thématique plus large, qui ne concerne pas directement mes deux administrations de tutelle.

Je suis donc obligé de demander de l'aide à qui veut bien m'en apporter. La DGFiP nous a certes accordé d'importants moyens supplémentaires, puisque nous avons multiplié par deux le nombre d'officiers fiscaux, ce qui va m'amener à élargir leurs compétences. Mais les effectifs que l'on me donne vont manquer ailleurs. Mieux vaudrait donc créer des postes plutôt que d'en redéployer.

Au regard des enjeux et de nos résultats, il ne serait pas totalement injustifié de pouvoir bénéficier d'une augmentation de moyens. Il s'agit d'un effort minime, mais qui me permettrait d'assurer cette mission essentielle. Nous ne devons pas être un navire qui va au gré du vent et en fonction des saisines. Il faut au contraire dégager des priorités d'action sur des thématiques judiciaires à proposer aux magistrats, mais aussi aux élus et à l'administration. J'ai donc besoin d'un peu plus de bras : ce n'est d'ailleurs pas un hasard si je suis aujourd'hui tout seul devant vous.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il serait intéressant, pour les gens qui lisent convenablement les documents budgétaires, que vos travaux figurent de façon plus identifiée dans le document de politique transversale de lutte contre la fraude et l'évasion fiscale, voire d'y ajouter la fraude aux aides publiques.

Je souhaite vous poser une question sur l'Amla, notre fameuse agence européenne de lutte contre le blanchiment, qui est en gestation et dont le siège sera à Francfort. Comment voyez-vous cette arrivée, sachant qu'il n'y a pas d'équivalent du fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba) au niveau européen, que la moitié des pays de l'Union européenne n'ont pas de fichiers bancaires centralisés et que les directives européennes ne prévoient que des points de contact pour 2029, ce qui laisse quand même de la place pour les fraudeurs ? Pouvons-nous améliorer les dispositifs ? La création d'un Ficoba européen était une proposition intéressante, mais qui risquait de ralentir l'arrivée des points de contact. Donc pour l'instant, on n'a pas de Ficoba européen - et on n'en aura jamais -, mais on n'a pas de points de contact non plus...

Par ailleurs, concernant le fonctionnement de l'Amla, comment vos services, et plus généralement les services français, seront-ils représentés au sein de cette instance ? La création de cette agence vous paraît-elle susceptible ou non d'apporter des améliorations ?

M. Christophe Perruaux. - Je suis très content de la création de telles agences, mais elles sont loin de mes préoccupations quotidiennes. Je suis plus dans l'opérationnel, je traite des dossiers, je fais des enquêtes. Je suis d'ailleurs prêt à leur faire remonter des informations pertinentes pour défendre des mesures qui sont indispensables. Il y a peu de choses qui peuvent se résoudre au niveau français aujourd'hui. J'évoquais encore récemment les cartes prépayées. En France, on nous dit qu'il n'est pas possible de procéder à un paiement en espèces au-delà de 1 500 euros. Mais ce n'est pas vrai : si je prends une carte prépayée sans nom, je peux acheter des coupons avec des espèces et aller jusqu'à 10 000 euros ! Ces problématiques peuvent être traitées en partie au niveau français, mais elles le seront plus utilement au niveau européen.

Il faut aussi, bien sûr, continuer à faire le forcing sur les banques. Un de mes enquêteurs, officier fiscal, me demandait avant-hier où nous en étions de la communication numérique des relevés bancaires par les banques lors des réquisitions. On en est encore là : on nous transmet des fichiers PDF, ce qui est une catastrophe en termes d'exploitation pour l'extraction des données, car nous ne disposons pas non plus forcément de scanners dernier cri... Les inspecteurs en sont donc toujours à lire des lignes de comptes !

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Cette histoire me rappelle celle du service administratif national d'identification des assurés (Sandia) qui n'avait pas de photocopie couleur pour les pièces d'identité...

M. Raphaël Daubet, président. - Est-ce que, à votre sens, des acteurs de l'économie légale sont contaminés, si je puis dire, par les pratiques frauduleuses dont nous parlons ? Comment voyez-vous l'interaction entre groupes criminels et acteurs de l'économie légale ?

M. Christophe Perruaux. - C'est la menace ultime ! Lorsque j'ai rencontré mon homologue des Pays-Bas, il a estimé que son pays avait laissé passer le train et que c'était trop tard... Pour lui, des secteurs entiers, soit géographiques, soit en termes d'activité économique, sont complètement passés dans les mains d'organisations criminelles. Et je ne vais pas vous mentir : je crois que c'est effectivement le cas. Quand un voyou a gagné un territoire et beaucoup d'argent, il va nécessairement tenter de développer des activités légales. Il rêve d'envoyer ses enfants dans de bonnes écoles, etc.

Un ancien patron de la PJ me disait un jour qu'une difficulté était que de plus en plus d'organisations criminelles développaient parallèlement des activités légales et illégales et que, dans ce cas, on ne peut rien faire, parce qu'il est très difficile de faire la part entre les deux.

On assiste d'ailleurs à une multiplication des sociétés qui font de fausses facturations et qui permettent de payer des salariés au noir avec l'argent issu du trafic de stupéfiants par exemple : on peut ainsi payer un ouvrier du bâtiment au Smic afin de verser le minimum de cotisations sociales et compléter sa rémunération en liquide ; on peut aussi utiliser cet argent pour la corruption. Tout cela irrigue l'économie de manière phénoménale et la pollue. C'est un grand danger.

M. Raphaël Daubet, président. - Des secteurs économiques en particulier vous paraissent-ils plus menacés que d'autres ?

M. Christophe Perruaux. - Traditionnellement, on cite les secteurs du BTP et de la sécurité, mais il me semble qu'aujourd'hui aucun secteur n'échappe à cette menace. En fait, il y a un intérêt évident à récupérer des espèces par de la fausse facturation : vous diminuez le résultat imposable, donc l'impôt sur les sociétés à payer, et vous pouvez verser des primes à vos cadres ou à vous-même. Ce risque touche tous les secteurs d'activités.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vos propos confortent ce que plusieurs d'entre nous disent depuis de nombreuses années ; ils pourront peut-être éveiller les consciences... Au début de nos auditions, on nous a d'ailleurs dit, à juste titre, qu'il fallait battre en brèche l'idée selon laquelle ce crime n'a pas de victimes ! C'est pourquoi je vous remercie pour cette audition très éclairante.

Audition de M. Victor Geneste, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce et de Mme Carole Maudet, sous-directrice du contrôle fiscal, du pilotage et de l'expertise juridique à la DGFIP

(Jeudi 13 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous concluons nos travaux de ce jour en entendant M. Victor Geneste, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce, accompagné de Mme Karla Aman, conseillère affaires publiques au Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce, et Mme Carole Maudet, sous-directrice du contrôle fiscal, du pilotage et de l'expertise juridique à la direction générale des finances publiques (DGFiP).

Madame, Monsieur, nous vous avons sollicités sur la question des entreprises éphémères, car elle est au coeur des sujets relatifs au blanchiment. Comme vous le savez, certaines dispositions législatives sont en cours de discussion, mais le sujet ne paraît pas épuisé. Nous serons donc très intéressés d'entendre vos analyses.

Je vous indique que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je vous rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Victor Geneste et Mme Carole Maudet prêtent serment.

Mme Carole Maudet, sous-directrice du contrôle fiscal, du pilotage et de l'expertise juridique à la DGFiP. - Le service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal, auquel j'appartiens, a été créé en octobre 2020 dans la foulée de l'adoption, en 2018, de la loi pour un État au service d'une société de confiance et de la loi relative à la lutte contre la fraude, qui forment en quelque sorte les deux jambes du contrôle fiscal : d'un côté, des procédures de régularisation pour les contribuables de bonne foi - loi Essoc -, de l'autre, une plus forte judiciarisation lorsque l'intentionnalité de l'infraction est caractérisée - loi Fraude.

Ce service compte 16 000 agents répartis sur l'ensemble du territoire, y compris en outre-mer, avec un contrôle fiscal organisé sur trois niveaux - départemental, interrégional et national -, en fonction du chiffre d'affaires des entreprises. Sur ces 16 000 agents, 10 000 travaillent dans la sphère du contrôle fiscal, dont 4 000 vérificateurs.

Dans notre acception, les entreprises éphémères sont des sociétés créées à des fins frauduleuses, qui peuvent avoir soit une activité réelle, mais délibérément non déclarée - non-respect des règles fiscales, emploi de travailleurs clandestins -, soit une activité complètement fictive. Leur seul objet est alors d'organiser la fraude, généralement au sein d'un groupe informel d'opérateurs, à travers, notamment, des demandes de remboursement indu de crédits de TVA - la TVA est l'un des impôts les plus fraudés - et des émissions de fausses factures, les entreprises éphémères s'insérant dans un circuit de flux financiers.

La durée de vie de ces entreprises dépasse rarement les vingt-quatre mois. Elles disparaissent avant de souscrire leurs obligations déclaratives ou remplissent des déclarations minorées, sans rapport avec leur activité réelle. C'est ce que l'on appelle la fraude à l'opérateur défaillant, typique des sociétés fictives ou éphémères. Elles échappent ainsi potentiellement à nos opérations de contrôle, car le système fiscal français repose sur le système déclaratif. Il est donc primordial que l'on puisse détecter ces sociétés le plus rapidement possible.

Les sociétés éphémères constituent d'importants vecteurs de fraude à la TVA, dans un environnement intracommunautaire facilitant. Ces opérateurs commencent le plus souvent, après leur création, par réaliser des acquisitions intracommunautaires (AIC), privilégiant l'univers des smartphones, du textile, des boissons sucrées et des véhicules terrestres à moteur, avec dans ce dernier cas beaucoup de fraudes à la TVA sur la marge. Mais d'autres secteurs sont également visés.

Souvent, ces sociétés ont un capital faible, sans réel rapport avec les volumes d'achats qu'elles réalisent. Elles déclarent un dirigeant généralement inconnu des bases de l'administration fiscale, et complètement étranger de surcroît au secteur commercial dans lequel l'entreprise évolue. Nous avons remarqué aussi que les fraudeurs prenaient souvent la carte d'identité d'une personne présentant un profil « précaire » - jeune homme intérimaire, jeune mère isolée, sans domicile fixe - pour accomplir un certain nombre de formalités.

Ces entreprises placent leur siège dans une société dite de domiciliation et choisissent généralement le régime simplifié d'imposition, qui facilite la défaillance en repoussant les échéances déclaratives des entreprises, ce qui leur permet de passer plus facilement sous nos radars. Ces différents critères forment un faisceau d'indices qui nous permettent d'identifier une société éphémère.

Les sociétés fraudeuses opérant dans le secteur du e-commerce partagent la majorité des caractéristiques que je viens d'exposer, mais elles ne sont pas forcément de création récente et elles déclarent des montants nuls ou très faibles, ce qui constitue un vecteur considérable de fraude.

M. Victor Geneste, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce. - Je suis président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce et greffier du tribunal du Mans, renommé tribunal des activités économiques dans le cadre de l'expérimentation débutée le 1er janvier 2025.

Les 218 professionnels libéraux que je représente sont chargés d'une mission de service public auprès de 142 greffes des tribunaux de commerce. Ils assurent un maillage complet du territoire, dans l'hexagone et outre-mer - jusqu'à Papeete depuis janvier 2025 -, qui leur permet de disposer d'une vision globale de la fraude.

Les greffiers des tribunaux de commerce sont des officiers publics et ministériels chargés d'une mission judiciaire classique - enrôlement des affaires, gestion au quotidien des juges, des justiciables et des chefs d'entreprise - et d'une mission de sécurisation de la vie économique à travers la tenue de différents registres. On pense évidemment au registre du commerce et des sociétés (RCS), mais nous tenons aussi le registre des sûretés et le registre des bénéficiaires effectifs, ce dernier constituant un élément clé de lutte contre la fraude.

Nous définissons les sociétés éphémères comme des entités juridiques qui, sous couvert d'un objet social licite et d'une activité économique réelle ou fictive, poursuivent des objectifs frauduleux dont la réalisation repose sur leur brève durée d'existence et sur des manoeuvres destinées à tromper la vigilance des administrations et des services publics.

L'objectif des fraudeurs sera d'obtenir, le plus rapidement possible, un extrait de RCS ou Kbis, véritable carte d'identité de l'entreprise, qui leur permettra ensuite de traiter légalement avec les administrations et les acteurs privés aux fins de les tromper.

Les greffiers des tribunaux de commerce ne sont pas passifs face à ce fléau. Ils contrôlent en amont les actes et documents qui leur sont déposés, mais ils exercent aussi un contrôle permanent en ce qu'ils peuvent, de façon autonome, solliciter les dirigeants et, le cas échéant, radier les structures frauduleuses. Cette spécificité du registre à la française a encore été saluée par le groupe d'action financière (Gafi) dans son rapport de 2022.

Pour renforcer le processus de vérification de la validité des documents d'identité des dirigeants d'entreprises, nous avons signé une convention avec l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) pour généraliser l'utilisation par nos services du logiciel Docverif. Nous avons des idées pour améliorer encore ce contrôle identitaire, notamment pour les étrangers, qui sont aujourd'hui moins contrôlés que les personnes d'origine française en matière de création ou de gestion de société.

Nous vérifions aussi que des documents officiels falsifiés ne sont pas utilisés à l'appui de diverses formalités. La diffusion large et gratuite des données sur le net facilite la falsification des documents, l'usurpation des identités et qualités. Cet open data insuffisamment régulé, que nous avons tous salué à une époque, constitue un terreau propice à la fraude.

S'agissant des fraudes à l'IBAN et à la documentation, au-delà de l'attestation de dépôt de fonds en banque, certaines de nos propositions ont déjà été reprises par le Sénat et l'Assemblée nationale, notamment l'accès au fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba), qui va permettre de mettre fin à un certain nombre de fraudes.

Le registre des bénéficiaires effectifs, voulu par le droit européen, permet d'identifier le commanditaire d'une fraude dans le cas d'un réseau de sociétés. Nous exerçons en la matière un contrôle appuyé, que nous pourrions encore approfondir. Nous le suggérons d'ailleurs dans notre Livre blanc, dans lequel nous formulons quinze propositions pour lutter plus efficacement contre la criminalité financière.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je suis vos travaux depuis un certain temps et j'essaye d'intégrer plusieurs propositions de votre Livre blanc dans la loi. Cela n'a pas fonctionné dans le PLF et dans la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, mais j'ai de nouveau présenté des amendements en ce sens sur le texte contre la fraude, qui sera examiné en commission la semaine prochaine.

Certaines des quinze propositions que vous formulez correspondent précisément à ce qui nous manque, c'est-à-dire un véritable contrôle en amont, avant de verser les fonds. Nous en avions parlé avec Sylvie Vermeillet et Thomas Cazenave : il nous manque un pan entier de mesures préventives.

Madame Maudet, vous avez rappelé plusieurs critères permettant d'identifier des sociétés éphémères. On pourrait citer aussi la présence de fratries parmi les associés, le recours à des néobanques, l'augmentation du nombre de salariés sans déclarations concomitantes à l'Urssaf ou encore le dumping économique exercé pour une activité donnée dans un territoire donné. Pour autant, il n'existe pas réellement de définition de l'entreprise éphémère. Une telle définition, même si elle n'est pas codifiée, pourrait-elle être utile, pour les services de contrôle, mais aussi pour mieux informer les milieux économiques ?

Connaissez-vous par ailleurs la banque d'information belge Carrefour des Entreprises, un système extrêmement performant de mutualisation de toutes les données que vous avez exposées ? Serait-il pertinent selon vous de dupliquer ce système pour identifier le plus tôt possible les entreprises éphémères ?

Enfin, au-delà des propositions du Livre blanc, qui ont déjà été bien identifiées, auriez-vous d'autres idées pour améliorer le contrôle en amont, dans une optique de prévention ?

Mme Carole Maudet. - Il pourrait être pertinent en effet que les administrations de contrôle disposent d'une définition commune, même si nos retours d'expérience convergent. C'est un bon point de départ pour un objet commun d'étude.

Sur le volet prévention, je vous rejoins pleinement. Hier, j'étais auditionnée par la commission d'enquête sur les aides publiques aux grandes entreprises, et j'ai plaidé pour un renforcement des contrôles a priori. En effet, une fois les aides versées, il est très difficile de recouvrer les sommes en question. Il faut pouvoir détecter le plus rapidement possible, via différents indicateurs et grilles d'analyse des risques, les entreprises pouvant s'intégrer dans un schéma frauduleux.

En tant qu'administration de contrôle, plus nous avons de données, plus nous pouvons faire de recoupements. La DGFiP dispose déjà d'environ 700 applications et, au sein de ma sous-direction, le bureau du data mining se consacre spécialement à l'intelligence artificielle et au contrôle fiscal. Nous traitons donc des millions, voire des milliards de données, dans le respect des différentes réglementations - règlement général sur la protection des données (RGPD), loi Informatique et libertés de 1978, etc. C'est une aide précieuse pour mieux cibler les entreprises à vérifier.

Les croisements de données restent toutefois freinés par la législation sur la protection des données individuelles. Nous avons beaucoup progressé avec les conventions d'échange d'informations entre administrations de contrôle, mais nous ne pouvons pas tout croiser non plus. L'objectif à valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale doit être concilié avec la logique, compréhensible, de protection des données personnelles.

Parmi les quinze propositions du Livre blanc, certaines dépassent mon champ de compétences, mais il me semble particulièrement intéressant de signaler aux autorités de contrôle toute anomalie constatée dans les principales informations déclarées au RCS ou au registre des bénéficiaires effectifs. Un point sur les associations serait également bénéfique.

Pour améliorer encore la lutte contre ces schémas frauduleux impliquant des sociétés éphémères, de notre point de vue d'administration de contrôle qui intervient le plus souvent après le dépôt des déclarations, notre première proposition serait de renforcer la politique de suspension des numéros de TVA intracommunautaire. Nous la pratiquons déjà à la direction nationale des enquêtes fiscales, et cela fonctionne bien. Il faudrait intensifier cette pratique, voire en élargir les modalités, en radiant plus systématiquement et plus rapidement les sociétés qui pourraient être expertisées.

Nous pensons à d'autres propositions pour le e-commerce, la transmission universelle de patrimoine (TUP) et le Ficoba, sur lesquelles je pourrais revenir si vous le souhaitez.

M. Victor Geneste. - Je remercie Mme la sénatrice Goulet pour les amendements qu'elle a déposés, car ils ont permis des évolutions.

Je reste convaincu que la prévention est essentielle pour lutter contre les entreprises éphémères. En effet, c'est cette nature éphémère qui permet la fraude, puisque tôt ou tard elles seront coupées par le service des impôts, par les greffiers des tribunaux de commerce ou par le parquet, autant d'interlocuteurs avec qui nous travaillons. Le juge commis à la surveillance du registre est capable d'intervenir, mais aussi le ministère public, les préfectures, les services de Tracfin, la mission interministérielle de coordination anti-fraude (Micaf), l'Agence française anticorruption, le parquet national financier (PNF), le Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (Colb) ou encore les organismes sociaux et fiscaux. Ces partenaires sont tous animés de la même volonté de lutter contre ces sociétés éphémères qui, en un temps très court, peuvent causer des dommages importants : certaines entreprises déposent le bilan parce qu'elles ont été victimes d'une société éphémère qui leur a commandé des marchandises.

Aujourd'hui, il est essentiel de croiser les données. Je me suis rendu au Québec, à Montréal, l'année dernière. La première mesure que les Québécois ont prise pour lutter contre la fraude, c'est de croiser l'ensemble des données. Ils n'ont plus aucune frilosité.

Par exemple, il existe un répertoire national d'identification des personnes physiques (RNIPP). Or parce que nous n'y avons pas accès en tant que greffiers des tribunaux de commerce, des personnes décédées continuent de figurer dans nos registres. Pour créer une société éphémère, il suffira de prendre l'identité de l'une de ces personnes décédées.

Notre travail en tant qu'officiers publics et ministériels consiste à manipuler des données personnelles à longueur de journée. Cela justifie que nous ayons accès au fichier Ficoba - nous sommes en passe de l'obtenir -, mais cela vaut aussi pour le RNIPP, l'Urssaf et les impôts. Croisons nos bases de données, ce sera la clé de notre réussite.

Vous avez évoqué, madame le rapporteur, la Banque-Carrefour des Entreprises belge, c'est-à-dire le registre du commerce et des sociétés belges. Je précise que les associations y sont déjà intégrées, alors qu'en France elles ne sont pas contrôlées. Elles pèsent pourtant un poids économique colossal qui équivaut à 3,4 % du PIB, soit 49 milliards d'euros. Les sommes qu'elles traitent, notamment au travers des subventions, sont énormes et elles comptent des millions de salariés. Certes, elles sont soumises à une déclaration en préfecture et à des contrôles identitaires, mais il n'y a pas de contrôle des bénéficiaires effectifs ni de vérification opérée à partir du fichier national des interdits de gérer (Fnig). Or le casier judiciaire, l'interdiction de gérer ou l'usurpation d'identité sont des signaux faibles qui jouent un rôle majeur dans la fraude. Il est donc urgent de renforcer le contrôle des associations, ainsi que le suggère le rapport 2022 du Gafi. La Belgique, les Pays-Bas, la Pologne, le Luxembourg et l'Allemagne ont déjà intégré les associations dans un registre du commerce et des sociétés en prévoyant des protections relatives à la loi de 1901. En effet, la liberté d'association est constitutionnelle, mais la liberté d'entreprendre est également importante et cela n'empêche pas qu'il existe un registre du commerce et des sociétés.

La lutte contre la fraude, le narcotrafic et le terrorisme mérite que l'on prenne le temps de trouver un dispositif efficace de contrôle des associations. Il faut les intégrer dans le registre du commerce et des sociétés ou, a minima, nous permettre d'opérer un contrôle en amont, pendant que l'association existe, et lors de sa radiation pour nettoyer ses fichiers. C'est urgentissime. Je sais d'ailleurs que le ministère de l'intérieur travaille sur un guichet unique pour les organismes à but non lucratif (OBNL).

Pour permettre le croisement des bases de données, nous avons la chance de disposer du service Tracfin, qui nous alerte sur un certain nombre de difficultés. Nous avions demandé à être astreints au dispositif et nous l'avons été à partir de 2020. Nous avons fait des milliers de déclarations et nous sommes d'ailleurs les plus gros déclarants parmi les professions du droit, grâce à nos registres. Nous arrivons donc quasiment au niveau des Belges, mais nous ne contrôlons pas les associations.

Mme Sylvie Vermeillet. - Que vous manque-t-il pour lutter contre la fraude à la TVA intracommunautaire et la fraude à la TVA de type « carrousel », notamment sur les non-fungible tokens (NFT) ?

Mme Carole Maudet. - La fraude carrousel n'est pas nouvelle, mais elle s'est multipliée depuis la création du marché unique européen. Elle est organisée entre plusieurs entreprises pour obtenir le remboursement par un État membre de l'Union européenne d'une taxe qui n'a jamais été acquittée en amont ou pour réduire le montant de TVA à payer.

Le circuit fonctionne autour de trois sociétés distinctes. Une chaîne de sociétés est mise en place dans plusieurs États pour réaliser des livraisons intracommunautaires ou des importations et exportations, et pour constituer artificiellement des droits à déduction.

La société fournisseur située dans un autre État membre que la France vend une marchandise hors taxe à une société B, société fictive ou éphémère que nous qualifions de « société taxi » dans notre jargon. Cette société B, sise en France, est fiscalement défaillante et ne dispose le plus souvent d'aucun moyen, ni matériel ni humain, pour exercer son activité. Son objet premier est de créer de la facture et donc une créance, matérialisée par de la TVA facturée, mais bien évidemment non reversée au Trésor public. Enfin, une entreprise C, dite « déductrice », installée en France, est le principal bénéficiaire du circuit. Il s'agit généralement d'un grossiste qui a une activité parfois partiellement réelle, en dehors du circuit du carrousel. Cette société C se trouve en relation commerciale directe avec le fournisseur intracommunautaire.

À la fin du circuit de facturation, la TVA non reversée est répartie entre tous les intervenants du circuit. Sur le plan fiscal, la société taxi, qui est en France, s'abstient de souscrire tout ou partie des déclarations fiscales qui lui incombent et il est établi que la TVA a dûment été facturée à la société cliente. La société cliente du taxi va imputer de façon indue sur sa TVA collectée la TVA déductible afférente à des factures d'achats considérées comme fictives ou sans cause économique. Ainsi, le Trésor public sera lésé d'une partie de la TVA nette due, qui est normalement exigible. Ou bien la société qui se trouve en situation créditrice demandera un remboursement de crédit TVA qui sera abusif.

La législation fiscale nous permet de remettre en cause la déduction effectuée chez le client lorsqu'il est démontré qu'il savait ou qu'il ne pouvait ignorer qu'il participait à un montage. Au sein de la direction nationale des enquêtes fiscales, des brigades d'intervention rapide sont chargées de contrôler les schémas carrousélistes et de démontrer que le client savait, ou du moins ne pouvait pas ignorer, qu'il participait à ce montage. Nous pouvons aussi utiliser la solidarité de paiement des rappels entre tous les acteurs de la chaîne. En outre, sur le plan pénal, cette pratique relève à la fois de la fraude fiscale et de l'escroquerie à la TVA, de sorte que nous judiciarisons très souvent nos procédures.

Les rappels de TVA de type carrousel ont atteint en 2024 un montant de 27,8 millions d'euros. Quand le contrôle se fait sur place, il est toujours très difficile de démontrer ce schéma, c'est-à-dire de prouver que les différents instigateurs de la fraude ne pouvaient pas ignorer la collusion à laquelle ils participaient.

Le contrôle fiscal classique est l'un des outils dont nous disposons. Dans ce cadre, les opérateurs font très souvent l'objet de rappels et de pénalités très importantes, qui peuvent aller jusqu'à 100 %. Toutefois, nous nous heurtons au problème du recouvrement, puisqu'il s'agit d'entreprises défaillantes. Nous rencontrons des cas d'opposition à contrôle fiscal, dès lors qu'aucun représentant de la société n'est là. D'une certaine manière, la procédure du contrôle classique permet à ces sociétés de ne pas répondre aux demandes de l'administration fiscale. En effet, dès lors que nous leur signalons le démarrage de la procédure de vérification classique, ces entreprises s'organisent pour disparaître.

Nous essayons quand même de prendre très tôt un certain nombre de mesures conservatoires ou de saisir des fonds, et nous parvenons à le faire dans certains cas. Mais parfois, nous n'avons pas de vision sur les comptes et sur les soldes. En effet, le fichier Ficoba ne recense que les comptes qui sont ouverts, de sorte que nous n'avons pas accès aux mouvements ou au solde de ces comptes. Pour réaliser des saisies, l'aléa est donc maximal.

En procédure, pour lutter contre ces sociétés éphémères, nous avons recours à l'enquête administrative plutôt qu'au contrôle fiscal classique. L'article L80F du Livre des procédures fiscales nous permet de la diligenter dans l'entreprise, y compris de manière inopinée, dès lors qu'il y a soupçon de manquement aux obligations liées à la facturation. De plus, l'article L16D du même livre nous permet d'intervenir et de contrôler les entreprises avant l'échéance déclarative, notamment pour celles qui seraient au régime simplifié d'imposition (RSI).

Nous avons également recours à la procédure de flagrance fiscale qui permet d'intervenir immédiatement pour constater l'irrégularité avant toute déclaration et de prendre des mesures immédiates. Cette procédure n'est pas toujours évidente à mettre en place sur le terrain.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La fraude à la TVA représente un peu plus de 50 milliards d'euros par an. Ce que vous venez de nous dire est inquiétant. Depuis 2017, M. Darmanin, qui était alors ministre de l'action et des comptes publics, nous affirme qu'il existe un logiciel de détection précoce de la fraude à la TVA. Il s'agit, bien entendu, d'un logiciel franco-français. Où en est donc son application ?

Mme Carole Maudet. - Le chiffre que vous avez cité n'est pas celui que la DGFiP communique. Le département des études et statistiques fiscales (DESF) estime que l'écart en matière de TVA se situe plutôt entre 6 et 10 milliards d'euros en France.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je parlais de l'Europe.

Mme Carole Maudet. - Je ne sais pas s'il existe un logiciel spécifique. En interne, nous prenons pour référence des grilles d'analyse des risques pour faire passer un certain nombre de remboursements en circuit long plutôt qu'en circuit court. Nous avons aussi le dispositif Eurofisc qui permet aux autorités fiscales compétentes au niveau européen de s'échanger de manière rapide et sécurisée des informations sur les sociétés éphémères impliquées dans un système carrouséliste. Nous disposons de moyens humains et matériels importants consacrés à la lutte contre la TVA intracommunautaire.

M. Grégory Blanc. - On a beaucoup parlé de détection des fraudes à l'identité IBAN qui sont liées aux sociétés éphémères. Vous avez mentionné deux types de sociétés, celles qui sont en suractivité par rapport à ce qu'elles déclarent et celles qui sont fictives. Combien d'entreprises déposent elles-mêmes leurs comptes ? A-t-on cette donnée ? En effet, derrière cette question, il y a la problématique du travail au noir, qui reste assez peu évoqué.

L'obligation de déclaration de soupçon a été élargie. Quelle relation avez-vous avec les professionnels qui y sont soumis ? Quand j'étais chef d'entreprise, je n'ai jamais déposé de comptes au greffe, car c'est toujours un professionnel qui l'a fait pour moi. Les professionnels qui doivent déposer les comptes ont une connaissance de l'entreprise qui pourrait contribuer à ce que vous faites. Ne pourrait-on pas créer une obligation de passer par un avocat pour déposer des comptes au greffe ?

M. Raphaël Daubet, président. - Ou par un expert-comptable.

M. Patrice Joly. - Combien de signalements les membres de votre réseau formulent-ils chaque année ?

M. Victor Geneste. - Nous avons fait plus de 3 000 déclarations à Tracfin en 2024. Nous sommes les premiers déclarants et nous montons en puissance. Nous gérons le service public de l'intelligence commerciale et cela nécessite des ressources. Nous envisageons de développer collectivement des outils d'intelligence artificielle, pour avoir un service public de qualité. Mais encore faut-il que notre tarif le permette...

Monsieur le sénateur Blanc, le petit commerçant est en capacité de déposer des comptes et il peut le faire sur papier. Il existe même des liasses que chacun peut acheter et remplir. Le coût du dépôt de comptes annuels est modique, à moins de 50 euros. Mieux vaut laisser la liberté aux petits commerçants d'avoir recours ou pas à un expert-comptable, à un avocat ou à un autre professionnel, car cela représente un coût additionnel. Toutefois, il est vrai que nos gros déposants sont des experts-comptables ou des avocats.

Nous faisons également un travail de récolement de ces comptes, puisque nous pouvons faire rendre par le juge des ordonnances d'injonction sous astreinte pour le dépôt des comptes. Il s'agit, en effet, d'une procédure extrêmement importante qui permet de lutter contre la fraude et d'assurer la prévention pour garantir la transparence financière, car cela incite les entreprises à venir en amont gérer leurs difficultés. Il est donc extrêmement important que nous puissions disposer de ces comptes annuels.

La clé de la lutte contre la fraude, notamment contre les sociétés éphémères, c'est l'instantanéité. Si nous parvenons à obtenir une donnée instantanée, nous avons quasiment tout gagné. Il s'agira par exemple de pouvoir vérifier en temps réel un Kbis, une pièce d'identité ou un IBAN, et cela permettra d'éliminer 90 % à 95 % de la fraude. En effet, il suffit d'un petit délai ou d'une petite latence pour que les fraudeurs s'infiltrent.

Nous travaillons actuellement dans le cadre d'un consortium avec la Commission européenne sur le wallet, un portefeuille d'identité numérique qui permettra de sécuriser l'identification des entreprises et de leurs dirigeants, et surtout d'échanger les attestations en toute sécurité. Les personnes concernées ne donneront que les informations qui leur seront demandées : par exemple, un dirigeant d'entreprise fournira son Kbis ou bien l'adresse de l'entreprise, un justificatif d'identité ou un IBAN. Nous règlerons ainsi un certain nombre de difficultés, car compte tenu des niveaux de sécurité qui seront mis en place, le portefeuille d'identité numérique pourra très difficilement faire l'objet d'une fraude.

Nous ne sommes pas en première ligne sur le travail au noir, car nous n'exerçons pas de contrôle sur la partie salariale. Mais nous sommes prêts à apporter notre aide si elle est nécessaire.

Mme Carole Maudet. - Vous suggérez de passer par les professionnels du chiffre, ce qui est parfaitement envisageable. Toutefois, ce serait un peu contradictoire. Nous sommes dans une vague de simplification et d'allègement des procédures pour les entreprises, et en même temps nous devons lutter contre la fraude. Moins nous collationnerons de données, plus nous simplifierons, mais cela rendra plus difficile la lutte contre la fraude. Les objectifs sont donc un peu contradictoires.

En ce qui concerne les sociétés éphémères, peut-être accordons-nous trop facilement en France le numéro de TVA intracommunautaire ? En Allemagne, il est beaucoup plus difficile de l'obtenir.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les huissiers de justice sont un autre chaînon manquant. Le système belge intègre un pool d'huissiers, de sorte qu'après deux contraintes d'Urssaf, un contrôle peut immédiatement être déclenché. Il est important que les huissiers puissent être intégrés dans le dispositif de prévention pour favoriser l'instantanéité que vous évoquiez. La prévention est la partie la plus importante de la lutte contre la fraude.

M. Victor Geneste. - Nous travaillons déjà avec les commissaires de justice. En tant que profession réglementée, ils ont une déontologie et une éthique, mais ils présentent surtout l'avantage d'être des acteurs de terrain. Ils sont donc capables d'aller vérifier que le siège d'une société est bien réel et que la société existe. Ils sont très complémentaires des greffiers des tribunaux de commerce. Nous travaillons avec eux sur le tribunal digital et la signification électronique. Nous croyons beaucoup à ce type de collaborations, qui pourraient aussi se faire avec les administrateurs judiciaires et les mandataires judiciaires, dans le cadre des procédures collectives où il y a un certain nombre de fraudes identifiées, mais aussi avec les avocats qui ont des déclarations à faire. Toutes ces professions du droit, au plus près des chefs d'entreprise, ont la capacité d'apporter une aide dans le cadre de la lutte contre les sociétés éphémères.

Toutefois, encore faut-il que les données soient fiables. Or nous constatons qu'un certain nombre de bases de données, souvent en open data, ne le sont pas. Le registre du commerce et des sociétés est fiable parce qu'il est contrôlé par un officier public et ministériel qui engage sa responsabilité et qui est assuré en cas de difficulté, ce qui n'est pas le cas des licences en open data. De plus en plus d'opérateurs bancaires, et parfois assuranciels, vont se sourcer dans des licences en open data qui ne sont pas à jour, faisant ainsi courir des risques majeurs à l'ensemble des administrations et des acteurs privés.

M. Raphaël Daubet, président. - Nous vous remercions pour ces échanges très éclairants.

Audition de Mme Marie-Anne Barbat-Layani, présidente de l'Autorité des marchés financiers et de M. Sébastien Raspiller, secrétaire général de l'Autorité des marchés financiers

(Jeudi 27 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons nos travaux du jour par l'audition de Mme Marie-Anne Barbat-Layani, présidente de l'Autorité des marchés financiers (AMF) et de M. Sébastien Raspiller, secrétaire général de l'AMF.

La lutte contre le blanchiment est l'une des priorités de l'AMF, dont la mission est de superviser le système financier français. L'Autorité a revu ses lignes directrices en la matière en 2019. Votre compétence s'étend à tous les acteurs du système financier, établis et émergents.

Les professions du secteur financier sont assujetties aux obligations de lutte contre le blanchiment. À ce titre, elles doivent transmettre à Tracfin les déclarations de soupçons. C'est facile lorsqu'il existe un contrôle sur la circulation de l'argent, comme c'est le cas des transferts bancaires. Cela l'est beaucoup moins lorsque l'argent en circulation est liquide ou lorsque les transactions financières se font sans intermédiaire, comme pour les cryptoactifs.

Ainsi, il nous semble important de comprendre le rôle du régulateur, alors même qu'il fait face à des enjeux nouveaux et que les anciens persistent en matière de lutte contre le blanchiment.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marie-Anne Barbat-Layani, M. Sébastien Raspiller, Mme Marianick Darnis Lorca et M. Sylvain Aubert prêtent serment.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani, présidente de l'Autorité des marchés financiers. - Je vous remercie de nous donner l'occasion de présenter le rôle de notre institution, ainsi que les constats susceptibles d'intéresser votre commission d'enquête.

Je suis accompagnée par M. Sébastien Raspiller, secrétaire général, notamment doté par la loi du pouvoir d'ouverture des enquêtes, de Mme Marianick Darnis Lorca, directrice des enquêtes, de M. Sylvain Aubert, conseiller expert en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, ainsi que de Mme Laure Tertrais, directrice de cabinet et conseillère parlementaire.

L'AMF assure la surveillance des marchés financiers au sens large, ainsi que celle de certaines entités réglementées, dont je préciserai les contours. Nous exerçons également un contrôle sur la communication financière et nous veillons à la licéité des offres émises sur les marchés financiers par des entités non régulées, que nous désignons sous le terme d'« émetteurs », c'est-à-dire les entreprises recourant aux marchés pour se financer.

Trois constats majeurs émergent de nos travaux.

Le premier concerne la protection des investisseurs et, plus largement, celle des épargnants, mission essentielle confiée à l'AMF par la loi et qui constitue notre priorité stratégique. Cette protection s'exerce contre des acteurs illicites, car le secteur financier est un domaine extrêmement réglementé. Nul ne peut y exercer d'activité sans obtenir un agrément, délivré soit par l'AMF, soit par l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), qui supervise les secteurs bancaire et assurantiel. Nous collaborons étroitement avec cette autorité, en particulier sur les questions de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT).

Cette régulation est justifiée par des impératifs systémiques. La crise financière l'a montré, la faillite d'acteurs financiers entraîne l'arrêt de l'économie et de son financement. C'est pourquoi notre action a un volet prudentiel, qui vise à garantir la solidité de ces acteurs, mais ce n'est pas l'objet de cette audition.

Par ailleurs, nous veillons à ce que la protection des investisseurs soit bien assurée par les acteurs réglementés. À ce titre, nous exerçons un contrôle rigoureux sur deux aspects essentiels. D'une part, nous vérifions que ceux qui proposent des offres financières aux Français soient habilités à le faire. Nous identifions et luttons contre ceux qui, sans y être autorisés, font des offres financières ou parafinancières ; l'essor des cryptoactifs relève désormais de notre compétence. C'est le premier rideau de défense des Français contre les escroqueries financières, dont le nombre a explosé ; c'est l'un des constats majeurs que nous dressons. Elles sont très souvent le fait d'acteurs non autorisés. Ces derniers sollicitent des investisseurs pour des offres mal encadrées, voire frauduleuses, en utilisant massivement les réseaux sociaux, mais pas seulement : récemment des journaux classiques ont été trompés et ont diffusé de fausses publicités pour des produits inexistants.

Les arnaques et escroqueries financières sont d'une ampleur considérable. Nos études révèlent que 15 % de nos concitoyens estiment avoir été victimes d'une arnaque financière, proportion qui atteint 35 % chez les moins de 35 ans. Il s'agit d'un véritable problème de société, contre lequel nous ne luttons évidemment pas seuls, puisque l'écosystème de la lutte contre ces arnaques implique la justice. Cette lutte passe également par des actions de prévention et d'éducation financière. À la fin de l'année dernière, nous avons d'ailleurs uni nos forces avec le parquet de Paris, l'ACPR et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) pour alerter, une fois encore, sur l'explosion de ces arnaques dans des domaines multiples. Nous disposons d'ailleurs d'un service que nos concitoyens peuvent directement contacter pour signaler des arnaques ou escroqueries.

Confrontés à une telle explosion d'arnaques, nous mobilisons des moyens considérables, mais nous aurions besoin de voir nos pouvoirs et nos compétences renforcés. Ce sujet est pour nous une priorité absolue, au regard du nombre de citoyens qui se déclarent victimes d'une escroquerie. Plus précisément, nos enquêtes montrent qu'en affinant les données, environ 3 % des Français ont réellement été victimes d'une arnaque avérée, au sens strict. Mais, pour ces personnes, la situation est épouvantable : elles ont envoyé des sommes parfois considérables à des interlocuteurs avec lesquels elles n'ont plus du tout de contact. Ce taux a doublé en deux ou trois ans. Les statistiques du parquet de Paris, de l'ACPR et les nôtres montrent qu'il s'agit d'un phénomène massif de délinquance financière qui touche directement nos concitoyens. Selon nos estimations, le montant moyen dérobé s'élève à 29 500 euros. Chaque jour, nous recevons des signalements ou des demandes d'aide de victimes désemparées, qui ont perdu l'épargne qu'ils avaient mise de côté, qui s'inquiètent pour leur retraite ou pour leurs enfants...

Cette réalité remet en question la confiance des investisseurs et des épargnants, ce qui est préoccupant pour le bon fonctionnement de l'économie et de son financement. Nous avons besoin que les Français mobilisent, aujourd'hui plus que jamais, leur épargne pour investir dans de nombreux domaines, notamment dans le secteur de la défense.

Ainsi, notre premier défi est de protéger les investisseurs, non seulement contre les acteurs non réglementés intervenant sur le marché, mais aussi contre les arnaques, qui peuvent provenir de divers canaux. Nous constatons évidemment que l'intelligence artificielle potentialise ces arnaques, avec une explosion des usurpations d'identité, de plus en plus fréquentes.

Vous avez peut-être eu connaissance de tentatives d'escroquerie impliquant des membres de l'AMF, dont moi-même. Ces arnaques deviennent de plus en plus sophistiquées, avec l'utilisation d'images et de voix artificielles susceptibles de duper nos concitoyens. C'est particulièrement le cas pour les faux conseillers financiers ou bancaires : un individu peut recevoir un appel de son supposé banquier, qui, en réalité, est un fraudeur souvent très habile. J'ai récemment été visée par une telle tentative, mais sensibilisée à ces risques, j'ai pu éviter le piège. Cela dit, j'ai réalisé à quel point ces fraudes sont raffinées, bien construites et ciblées. Je n'hésite pas à le dire : autour de cette table, nous pourrions toutes et tous en être victimes.

Nos travaux montrent que certaines catégories de la population sont particulièrement vulnérables à ces pratiques, notamment les jeunes. Nos nombreux travaux sur le profil des jeunes investisseurs montrent qu'ils présentent une plus grande appétence pour le risque, qu'ils ont tendance à s'informer principalement sur internet, via les réseaux sociaux et les influenceurs.

D'ailleurs, nous avons pris des mesures pour développer la professionnalisation des influenceurs dans le domaine financier. Avec l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), nous avons ajouté une option « publicité financière » au certificat de l'influence responsable. Bien que le succès en reste modéré, cela permet d'identifier une soixantaine d'influenceurs qualifiés et de respecter la loi de 2023 visant à encadrer l'influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux.

Pour autant, nous observons une montée en puissance et une sophistication croissante des arnaques.

Outre les jeunes, les personnes âgées et vulnérables sont également des cibles privilégiées des fraudeurs. Nous travaillons conjointement avec l'ACPR sur les dispositifs de protection, et nous constatons qu'il est nécessaire de les renforcer. Nous menons également des actions de prévention et d'éducation financière, via des campagnes de communication.

Nous avons également besoin d'un arsenal répressif qui nous permette de taper vite et fort, ce qui suppose d'autoriser nos enquêteurs à recourir au webscraping, à utiliser des identités d'emprunt, afin d'interagir directement avec les fraudeurs et de révéler leurs stratagèmes. Ce sont des évolutions législatives que nous appelons de nos voeux.

Le deuxième enjeu concerne la vérification du respect des obligations en matière de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme par les acteurs réglementés relevant de notre supervision. Nous avons agréé et supervisons ces entités, et nous nous assurons, tant lors de l'agrément que tout au long de leur activité, qu'elles mettent en place des dispositifs de prévention efficaces contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme.

Un point n'est pas négligeable : nous sanctionnons les manquements. Pour le dire plus précisément, c'est la commission des sanctions, indépendante, qui prend les décisions en la matière, après que les services ont identifié les problèmes et que le collège a décidé de notifier des griefs. Cette démarche est essentielle pour assurer la crédibilité de notre action et dissuader les acteurs de contourner la réglementation ; ils s'exposent à des sanctions pécuniaires. Au sein de l'Union européenne, l'Autorité des marchés financiers est l'une des autorités qui sanctionnent le plus ; cela ne vaut pas uniquement pour les manquements des acteurs réglementés ou en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Le premier rapport de l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) sur les sanctions a montré que nos sanctions représentent une part non négligeable, parfois jusqu'à 90 %, du montant total des sanctions prononcées en Europe. Cela tient à l'efficacité de notre action, qui peut toujours être renforcée, mais aussi à la taille de notre place financière. La place de Paris est aujourd'hui la première place financière de l'Union européenne et rivalise avec Londres en matière de capitalisation boursière. Nous sommes donc le régulateur de la première place boursière européenne. De plus, nous supervisons un grand nombre d'acteurs réglementés. Les sociétés de gestion d'actifs sont les plus nombreuses : nous en supervisons 700, et nous agréons également les fonds qu'elles proposent. Nous co-supervisons avec l'ACPR les entreprises d'investissement ; nous sommes également responsables, depuis la loi de 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), de l'enregistrement et de la supervision des prestataires de services sur actifs numériques (Psan), c'est-à-dire les plateformes d'échange de cryptoactifs. Pour ces acteurs, le volet relatif à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme relève de l'ACPR, ce qui a déjà conduit à la radiation d'au moins un acteur après un contrôle approfondi.

Le cadre régissant les acteurs du monde des cryptoactifs a été modifié par l'entrée en vigueur, à la fin de l'année 2024, du règlement européen Markets in Crypto-Assets (Mica). Ces acteurs bénéficient notamment du passeport européen, à l'instar des acteurs financiers traditionnels. Auparavant, tout acteur souhaitant vendre des cryptoactifs à des citoyens français devait être enregistré ou agréé par l'AMF, soit une centaine jusqu'à la fin de l'année dernière. Désormais, ces acteurs peuvent être agréés dans d'autres pays de l'Union européenne. Ce changement représente un enjeu majeur en matière de coordination entre les régulateurs européens, afin de garantir un niveau de vigilance et d'exigence suffisant. L'AMF milite pour que la supervision de ces acteurs soit centralisée au sein de l'Autorité européenne, afin d'éviter le phénomène du « shopping réglementaire », par lequel certains acteurs choisissent de se faire agréer dans les pays où il est le plus facile d'obtenir un agrément.

Les prestataires de services de financement participatif, communément appelé crowdfunding, sont également encadrés par un nouveau règlement européen. Nous avions agréé un certain nombre d'acteurs lorsque la réglementation était nationale. Toutefois, une lacune majeure de la réglementation européenne a été identifiée : l'absence de dispositions relatives à la prévention du blanchiment des capitaux et du financement du terrorisme. Cette faille devrait être corrigée par une directive prévue pour 2027. En attendant, l'AMF devra faire preuve d'une vigilance sans base légale ; c'est embêtant. Bien que ces acteurs ne soient pas toujours de grande envergure, ils peuvent causer beaucoup de dégâts, en raison de la facilité avec laquelle ils peuvent mettre en place leurs actions, qui ne nécessitent pas beaucoup de capital ou de salariés.

Le troisième domaine, particulièrement préoccupant en matière de criminalité financière et organisée, est le développement des réseaux d'initiés. Ces réseaux regroupent des individus qui, par divers moyens, obtiennent des informations d'initiés et les exploitent pour réaliser des opérations financières, générant des gains significatifs, sur le fondement d'informations non publiques, c'est-à-dire en commettant des délits d'initiés. Ce phénomène représente une menace majeure pour l'intégrité de notre place boursière et fait l'objet d'une attention particulière de l'AMF en collaboration avec ses homologues britanniques et américains.

Les personnes impliquées dans ces réseaux sont souvent très organisées, disposent de moyens financiers importants et usent de diverses méthodes, y compris la corruption, pour obtenir des informations d'initiés. De plus, elles sont extrêmement mobiles sur le plan géographique. L'AMF s'appuie sur un accord multilatéral visant à faciliter l'échange rapide d'informations entre régulateurs, qui a été mis en place au sein de l'Organisation internationale des commissions de valeurs (Iosco).

Nous constatons que, depuis deux ans à trois ans, les montants en jeu dans ces réseaux d'initiés ont explosé. De plus, nos enquêtes ont établi des liens entre certains réseaux d'initiés et des acteurs du narcotrafic. Ces réseaux sont devenus des acteurs du blanchiment de capitaux, offrant un double bénéfice aux criminels, puisqu'ils permettent également de gagner de l'argent !

L'AMF travaille en étroite collaboration avec le parquet national financier (PNF) sur ce sujet. En matière d'abus de marché, un dispositif spécifique permet d'orienter les affaires soit vers la commission des sanctions de l'AMF, soit vers le PNF. Dans le cas des réseaux d'initiés liés à la criminalité organisée, la décision a été prise de privilégier la transmission au PNF, qui dispose de moyens d'investigation plus étendus que les nôtres - nous plaidons d'ailleurs pour que la loi les renforce -, tels que les écoutes téléphoniques et les gardes à vue. Néanmoins, les enquêtes restent longues et complexes en raison de leur dimension internationale. L'objectif est de parvenir à des sanctions exemplaires contre ces pratiques, qui compromettent l'intégrité des marchés financiers et profitent directement aux organisations criminelles.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous avez évoqué la coopération internationale. Comment se déroule la coopération avec vos collègues de l'Autorité de surveillance indépendante de surveillance des marchés financiers suisses (Finma) ? Par ailleurs, quelles difficultés le Brexit a-t-il engendrées dans votre coopération avec vos homologues britanniques ?

Vous avez également abordé la question des plateformes de financement participatif. Quelle est votre appréciation du fonctionnement d'Orias ?

Les divergences législatives entre les États membres représentent-elles, selon vous, une fragilité ?

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - La coopération internationale en matière d'abus de marché, notamment les délits d'initiés et les informations trompeuses, se fonde sur un puissant outil, le Multilateral Memorandum of Understanding (MMoU) Concerning Consultation and Cooperation and the Exchange of Information, une initiative lancée par la France, qui rassemble plus de cent trente autorités de marché de l'Organisation internationale des commissions de valeurs. Cet accord multilatéral est fondamental pour notre travail, et nous veillons attentivement à ce qu'il reste efficace, avec des discussions régulières pour assurer la bonne volonté de tous les signataires, et ainsi encourager les plus réticents à respecter leurs engagements. La France, aux côtés des autorités américaines et britanniques, fait partie des pays qui demandent le plus, et à qui l'on demande le plus, d'informations au travers du MMoU. Je mentionne au passage qu'une évolution législative est nécessaire pour que nous puissions signer la version révisée de cet accord, qui s'intitule désormais Enhanced Multilateral Memorandum of Understanding Concerning Consultation and Cooperation and the Exchange of Information (EMMoU).

À l'échelle européenne, tous les régulateurs de l'Union sont réunis au sein de l'Autorité européenne des marchés financiers (Esma), qui siège à Paris. Cette autorité organise régulièrement des réunions, notamment un forum des superviseurs, permettant des échanges sur des cas concrets de supervision. L'Esma est actuellement très impliquée dans la mise en oeuvre du règlement Markets in Crypto-Assets (Mica), afin de garantir une régulation stricte et cohérente dans ce domaine.

Quant aux divergences législatives entre les États membres, il convient de noter que les textes européens sont généralement harmonisés dans le domaine financier. Le véritable problème réside dans les divergences de pratiques et de régulations. Si certains textes nationaux peuvent apporter des variations, c'est bien la mise en oeuvre des textes communs qui soulève des difficultés. C'est pourquoi nous militons activement pour un transfert maximal de compétences à l'AEMF, afin d'éviter les divergences entre les pratiques des régulateurs, dont les conséquences peuvent être majeures : parfois des produits agréés trop rapidement dans certains pays sont introduits sur le marché français. D'ailleurs, l'Esma a récemment recouru au dispositif de revue par les pairs urgente à propos d'un régulateur qui a délivré des agréments à des produits qui ne nous paraissent pas totalement sûrs. Même si ce genre d'outils de convergence existent, ils sont limités. L'Autorité européenne doit être en mesure d'imposer ses décisions en cas de défaillances, mais il ne s'agit pas de centraliser l'ensemble des décisions. C'est urgent, car nous constatons les ravages des divergences de pratique des régulateurs.

Cela n'est d'ailleurs pas sans lien avec la difficulté à simplifier la réglementation européenne. En effet, l'unique rempart trouvé contre ces divergences de pratique a été de publier des textes européens de plus en plus détaillés et prescriptifs, pour limiter le plus possible la marge de manoeuvre des régulateurs. Or cela a conduit à adopter une réglementation lourde et souvent critiquée. Soyons clairs : aussi longtemps que l'Autorité européenne n'aura pas de responsabilités clairement définies, chaque régulateur sera tenté d'adopter ses propres pratiques - et parfois pour de bonnes raisons. Dans un pays comme la France, où l'épargne est particulièrement abondante, il est crucial d'éviter l'introduction de produits financiers risqués pouvant nuire aux investisseurs. Or certains de ces produits entrent sur le marché français par le biais du passeport européen, ce qui limite considérablement les capacités d'intervention de l'AMF. Cette situation est source de frustration, car elle empêche de répondre efficacement aux difficultés rencontrées par les investisseurs.

De plus, les moyens d'action à disposition des régulateurs nationaux restent limités et ne permettent pas toujours de garantir une harmonisation rapide des pratiques au sein de l'Union européenne. C'est pourquoi l'AMF concentre une part importante de ses efforts sur cette question à l'échelle européenne.

Avec la Suisse, qui est membre de l'Iosco et signataire du MMoU, comme avec le Royaume-Uni nous avons des échanges fréquents et une coopération étroite.

L'autorité britannique n'a pas de difficultés particulières. Elle est confrontée aux mêmes problématiques de réseaux d'initiés que les autres grandes places financières, et l'AMF collabore régulièrement avec les autorités britanniques pour lutter contre ces infractions.

Mme Marianick Darnis Lorca, directrice des enquêtes de l'Autorité des marchés financiers. - Nous coopérons très étroitement avec notre homologue suisse et entretenons d'excellentes relations avec lui. La particularité de la Suisse réside dans le principe de notification du client lorsqu'une autorité souhaite accéder à ses données bancaires. Nos demandes concernent à la fois les comptes-titres, pour suivre les opérations réalisées, et les comptes-espèces, pour identifier l'origine des fonds investis et leur destination après réalisation des profits.

Toutefois, une exception à ce principe existe si cette notification risque d'entraîner une destruction de preuves, elle peut être suspendue. Nous avons donc travaillé avec nos homologues pour présenter des justifications solides, au cas par cas, en expliquant pourquoi il n'est pas souhaitable que le client soit informé immédiatement. Un suivi rigoureux et précis est ensuite effectué avec notre homologue suisse, passant régulièrement en revue la liste des personnes concernées, afin de justifier la nécessité de garder le secret et d'identifier le moment opportun pour notifier le client.

Nos homologues suisses sont extrêmement prudents, car ils encourent un risque pénal personnel en cas de non-respect de la réglementation. Ce processus contraignant nous oblige à fournir des justifications détaillées et à mettre constamment à jour nos données, mais il fonctionne.

Une fois que le client est notifié, il dispose de possibilités de recours contre la décision, ce qui peut ralentir considérablement les investigations. Si un recours est déposé, un tribunal administratif doit statuer sur la légitimité de la communication des données bancaires. Cela rallonge les délais des enquêtes, mais nous finissons généralement par obtenir les informations nécessaires.

En ce qui concerne le Royaume-Uni, nous avons également une coopération très étroite avec nos homologues britanniques, notamment sur les réseaux d'initiés. Nos échanges sont très réguliers, sur le plan aussi bien administratif que judiciaire.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Et quid des risques liés au Brexit, qui sont évoqués dans votre excellent rapport annuel du mois de juin 2024 ?

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Je ne sais plus exactement quels sont les risques évoqués dans notre rapport annuel, mais il est certain que le premier risque est celui de la divergence réglementaire. Lors du Brexit, les textes applicables au Royaume-Uni étaient, par construction, identiques à ceux qui étaient en vigueur dans l'Union européenne. Toutefois, depuis lors, le Royaume-Uni est libre de maintenir ou non ces réglementations et, surtout, de suivre ou non les évolutions normatives adoptées par l'Union. Ainsi, en matière de lutte contre le blanchiment d'argent, un nouveau texte entrera en vigueur en 2027. À ce stade, il est difficile de déterminer si une équivalence complète existera avec la réglementation britannique. Ce risque de divergence réglementaire est donc bien réel.

Par ailleurs, sur le plan opérationnel, il existe un risque de perte de proximité avec notre autorité soeur. Au sein de l'Esma, nous entretenons des échanges réguliers avec nos homologues européens. Le conseil des autorités de surveillance se réunit quatre fois par an, et nos travaux se déroulent en continu au sein de commissions spécialisées, où les services collaborent de manière étroite.

Sur les 500 collaborateurs de l'AMF - c'est trop peu, d'ailleurs -, près de 70 personnes travaillent en permanence sur des sujets européens, ce qui signifie qu'elles interagissent quotidiennement avec leurs homologues.

M. Sébastien Raspiller, secrétaire général de l'Autorité des marchés financiers. - Je pense qu'il y a également un risque lié à la surveillance. La sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne l'a libéré des obligations imposées par la législation européenne, notamment en matière de partage d'informations et de transmission des données de transactions. Or des entreprises françaises voient leurs actions ou obligations échangées sur des plateformes situées au Royaume-Uni. Nous avons donc conclu un accord avec notre homologue britannique, afin de conserver l'accès à ces données, qui sont essentielles pour détecter et caractériser les abus de marché. Cet accès nous permet ainsi de fonder nos enquêtes sur des éléments solides. Le Royaume-Uni n'était en rien tenu de conclure un tel accord, et il ne l'a d'ailleurs pas fait avec l'ensemble des États membres de l'Union. Toutefois, grâce à l'excellente coopération qui existe entre nos deux autorités, nous avons pu maintenir ces échanges d'informations.

Le Royaume-Uni est d'ailleurs l'un des trois pays, avec les États-Unis et la France, qui recourent le plus à l'accord de coopération internationale. Nos échanges sont donc particulièrement denses et se déroulent dans les deux sens : nous transmettons également, sur demande, des informations concernant des transactions impliquant des entités britanniques opérant sur des plateformes françaises.

Ainsi, malgré le Brexit, nous avons su, par un accord bilatéral, compenser la perte d'un mécanisme automatique d'échange d'informations. Cela représente des volumes considérables de données, et nous avons souligné, dans le rapport annuel que vous mentionnez, la réussite de cette coopération.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Nous avons préparé plus d'une vingtaine de textes législatifs visant à renforcer l'efficacité de notre action répressive. À cela pourrait s'ajouter, dans un scénario idéal, un texte financier spécifique pour l'AMF, intégrant des dispositions améliorant la protection des investisseurs.

D'abord, nous avons élaboré un texte permettant à nos agents d'utiliser le webscraping, notamment pour la détection des arnaques, à l'instar de ce qui existe déjà pour l'administration fiscale. De même, nous souhaitons que nos enquêteurs puissent recourir à des identités d'emprunt afin d'infiltrer des échanges privés dans lesquels des offres frauduleuses sont proposées sur les réseaux sociaux.

Un autre axe majeur concerne la mise en place d'un dispositif de clémence, inspiré de ce qui est en vigueur au sein de l'Autorité de la concurrence (ADLC). Dans les affaires de réseaux d'initiés, la possibilité de proposer des sanctions allégées à certains membres nous permettrait d'obtenir des informations cruciales sur l'ensemble du réseau, y compris sur les donneurs d'ordres. Cependant, cela nécessiterait une base législative spécifique, que nous avons préparée après un rappel de notre collège sur l'impossibilité actuelle d'appliquer un tel mécanisme.

Par ailleurs, nous proposons que les enquêteurs de l'AMF puissent être saisis directement par le PNF ou par les juges sur commission rogatoire, ce qui n'est pas possible actuellement. Ce changement impliquerait que certains de nos enquêteurs soient mobilisés pour des affaires judiciaires indépendamment de nos décisions internes. Nous avons néanmoins jugé cette évolution nécessaire, compte tenu de la complexité croissante des affaires financières et de l'importance de renforcer l'efficacité collective. Nos enquêteurs possèdent une expertise pointue sur les marchés, ce qui pourrait être un atout majeur pour les enquêtes pénales.

Nous souhaitons également élargir notre capacité à échanger des informations avec tous les parquets, et non plus uniquement avec le parquet national financier. Par exemple, il nous paraît indispensable de pouvoir coopérer avec le futur parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco), que vise à instituer la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, ainsi qu'avec d'autres juridictions comme le parquet de Paris, qui traite des affaires ayant des implications financières majeures.

Sur le plan des ressources humaines, nous devons optimiser nos moyens, qui restent limités dans un cadre budgétaire contraint. C'est pourquoi nous demandons la mise en place d'une transaction simplifiée pour les manquements aux obligations de reporting des entités sous notre supervision. Actuellement, environ 20 % des informations que nous recevons sont erronées ou en retard, ce qui nous fait perdre un temps considérable. Or activer la très lourde procédure répressive - enquête, notification des griefs par le collègue, décision de la commission des sanctions - dans ces cas-là est disproportionné et inefficace. Lorsque les données transmises sont erronées, la qualité de notre supervision par les risques est amoindrie, ce qui peut nous empêcher de détecter certains problèmes. Une sanction administrative plus légère, sous forme de contravention, constituerait un levier incitatif sans alourdir notre dispositif.

Enfin, nous avons besoin d'une adaptation législative à propos du manquement d'entrave, afin de pouvoir signer le EMMoU de l'Iosco. C'est un point technique, mais crucial.

D'autres textes sont en préparation, mais je pense avoir présenté les principales mesures qui peuvent intéresser les travaux de votre commission d'enquête.

M. Sébastien Raspiller. - Un enjeu important pour l'AMF réside dans l'efficacité et la rapidité des actions engagées. Actuellement, nous disposons de pouvoirs d'injonction administrative, mais sans astreinte associée, limitant leurs effets. L'injonction judiciaire doit être utilisée avec parcimonie en raison des nombreuses sollicitations dont la justice fait l'objet.

Un renforcement des pouvoirs d'injonction permettrait d'accélérer l'accès aux informations nécessaires à notre mission de supervision et de régulation, tout en améliorant la protection des investisseurs, qui est notre première mission. En matière d'information financière, il est crucial d'obtenir des réponses rapides, en quelques jours, plutôt que de mener des enquêtes ou contrôles nécessitant plusieurs mois, voire années.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Nous avons également préparé des textes stricto sensu liés au blanchiment d'argent, afin de nous conformer aux recommandations du Groupe d'action financière (Gafi), à la suite de son évaluation des mesures en matière de LCB-FT en vigueur en France.

Mme Nadine Bellurot. - J'ai compris que vous aviez besoin de moyens supplémentaires. Vous êtes 700, n'est-ce pas ?

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - J'aurais bien aimé, mais nous ne sommes que 500, hélas !

Nous ne sommes pas une petite autorité, nous disposons de moyens d'action, mais nous devons faire face à de nouvelles missions notamment avec l'entrée en vigueur de plusieurs textes européens cette année : le règlement Mica, la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), et le Digital Operational Resilience Act (Dora), qui renforce la résilience opérationnelle numérique des acteurs financiers sous notre supervision. Ce dernier implique pour nous l'acquisition de nouvelles compétences et le recrutement de spécialistes en cybersécurité.

Malgré nos efforts de réallocation interne, nous restons plus petits que plusieurs de nos homologues européens, alors même que nous supervisons une place financière de premier plan. Le rapport de la Cour des comptes de 2024 a souligné de manière très claire la nécessité d'un renforcement progressif et pluriannuel des moyens de l'AMF. Nous sommes bien conscients des contraintes budgétaires qui pèsent sur les entités publiques ; c'est pourquoi nos demandes sont formulées avec parcimonie et justifiées de manière précise. C'est dans cet esprit que nous avons travaillé lors de la dernière loi de finances.

Je rappelle également que l'AMF est financée non par des subventions budgétaires, mais par les contributions de la place financière. Il est donc essentiel que nous puissions continuer à assurer nos missions avec les ressources nécessaires, non seulement pour faire face aux évolutions réglementaires, mais aussi pour tenir notre rang face à nos homologues internationaux.

Un exemple frappant illustre cet enjeu : dans le cadre de la mise en oeuvre du règlement Mica, nous avons obtenu quelques ETPT supplémentaires, mais nos homologues néerlandais, eux, ont obtenu 25 ETPT rien que pour cette mission. Cette situation démontre la vigilance dont nous devons faire preuve pour préserver notre capacité d'action et un degré élevé de coopération avec nos partenaires européens.

Enfin, maintenir un haut niveau de compétence au sein de l'AMF est fondamental. Notre rôle est non seulement de superviser une place financière dynamique, mais aussi de l'accompagner dans son développement, ce qui suppose d'être capable de comprendre les évolutions du secteur, tout en évitant les risques financiers majeurs et les conséquences négatives pour les investisseurs français.

Nous avons fait le choix d'être un acteur exigeant ; contrairement à d'autres, nous sanctionnons beaucoup. Cette exigence s'applique aussi à nous-mêmes : nous voulons être compétents et comprendre le fonctionnement des acteurs que nous régulons.

M. Dominique Théophile. - Est-ce qu'un dispositif de contrôle spécifique s'applique à la zone des pays de l'Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECO) ?

M. Sébastien Raspiller. - L'AMF n'est pas présente en dehors de Paris, où se situe son siège. Toutefois, nous travaillons en étroite collaboration avec le réseau de la Banque de France, et notamment, en outre-mer, avec l'Institut d'émission des départements d'outre-mer (Iedom) et l'Institut d'émission d'outre-mer (IEOM). Des accords de coopération nous permettent de mobiliser du personnel issu de ces entités, afin de mener, par exemple, des contrôles sur place.

Dans ces territoires, notre action porte notamment sur les conseillers en investissements financiers. Nous les supervisons directement, au travers de contrôles réguliers qui peuvent, dans certains cas, aboutir à des sanctions, mais aussi indirectement, par l'intermédiaire des associations de conseillers en investissements financiers, au nombre de quatre, auxquelles chaque conseiller doit obligatoirement adhérer.

Notre surveillance s'exerce donc par ces deux canaux et sur place, des accords de coopération avec le réseau de la Banque de France et ses filiales.

M. Grégory Blanc. - Au fil de nos auditions, les autorités de régulation et les services d'enquête nous ont fait part de leur difficulté à réunir suffisamment de compétences spécialisées pour faire face à l'évolution du crime organisé. Vous heurtez-vous à ce type de problèmes au sein de l'AMF ? Si oui, dans quels métiers en particulier ? Pour quelles raisons ? Quels moyens permettraient d'y remédier ?

Quelles mesures envisagez-vous pour mieux encadrer le crowdfunding ?

Pourriez-vous nous donner quelques exemples concrets de réseaux d'initiés - sans compromettre la confidentialité des dossiers, bien entendu -, afin de comprendre comment ces schémas ont évolué ?

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - La question des compétences est intrinsèquement liée à celle des moyens, qui restent insuffisants face à la montée en puissance des arnaques et de la criminalité organisée dans le secteur financier. Néanmoins, l'AMF dispose de compétences fortes et spécialisées, en matière d'usages des marchés financiers à des fins de blanchiment ou de délits d'initiés. C'est pourquoi nous avons formulé plusieurs propositions législatives pour mieux lutter contre ces phénomènes et avons également suggéré la mise en place d'une task force qui réunirait d'autres autorités, à l'instar de ce qui existe déjà avec le parquet national financier, et dans laquelle nous apporterions également nos compétences et notre expertise. Nous avons également proposé que nos enquêteurs spécialisés puissent être mobilisés sur des enquêtes diligentées par d'autres autorités que l'AMF. C'est une décision lourde pour l'AMF, car nos effectifs dédiés aux enquêtes restent limités : quelques dizaines de personnes seulement. Cela dit, selon nous, leur mobilisation sur des enquêtes diligentées par le parquet renforcera l'efficacité collective des autorités.

Par ailleurs, nous devons également développer de nouvelles compétences, notamment dans le domaine de la cybersécurité. Les cyberattaques peuvent être utilisées pour obtenir des informations privilégiées ; c'est une évolution dans le mode opératoire des réseaux d'initiés pour obtenir des informations privilégiées.

Nous avons également identifié d'autres modes opératoires.

Le premier, ce sont des tentatives de corruption. Nous avons alerté les professions concernées : il s'agit souvent d'obtenir des informations via des jeunes qui travaillent dans des cabinets d'avocats d'affaires, dans des banques d'investissement et, dans une moindre mesure, dans des cabinets d'audit. Les jeunes, qui sont souvent moins bien rémunérés et donc particulièrement ciblés, peuvent être directement sollicités par des personnes qui veulent obtenir des informations confidentielles sur des opérations en cours.

Le deuxième, c'est le hacking pour pénétrer les systèmes d'information des entités concernées. Les cabinets d'avocats ne sont pas soumis au règlement Dora, contrairement aux banques d'affaires. Nous devons nous assurer que les systèmes d'information de ces entités sont bien protégés et robustes. Cela suppose que l'AMF développe des compétences en cybersécurité, domaine dans lequel il y a une forte demande. Or, s'agissant d'une entité publique, l'AMF a les niveaux de rémunération qui s'appliquent au secteur public.

D'ailleurs, le modèle de ressources humaines de l'AMF est très particulier. Près de 90 % de nos collaborateurs sont des contractuels de droit privé recrutés pour leur connaissance approfondie du secteur, qu'ils soient issus de cabinets d'avocats ou d'audit.

Notre principal atout est notre mission d'intérêt général, qui motive nos collaborateurs, ainsi que la perspective d'avoir un « impact » fort, pour reprendre le terme de notre plan stratégique, sur l'intégrité des marchés financiers, au travers de métiers passionnants ; j'espère l'avoir démontré. Cependant, le défi reste permanent pour continuer à attirer des profils spécialisés, qu'ils soient experts en marchés financiers, en droit ou en finance durable.

Enfin, sur le sujet du crowdfunding, bien que ce marché soit encore modeste, il comporte des risques spécifiques, et ce d'autant plus qu'un bug dans la réglementation européenne nous empêche, jusqu'en 2027, de contrôler directement les problèmes de blanchiment et de financement du terrorisme dans ce secteur, ce qui nous préoccupe particulièrement.

M. Sylvain Aubert, conseiller expert en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. - Avant l'entrée en vigueur du règlement de 2020 relatif aux prestataires européens de services de financement participatif pour les entrepreneurs, la France disposait d'un régime national structuré autour de deux statuts distincts : les conseillers en investissement participatif (CIP), sous la supervision de l'AMF, qui intervenaient pour les financements sous forme de titres financiers ; les intermédiaires en financement participatif (IFP), qui concernaient principalement le don et le prêt, et relevaient de la supervision de l'ACPR.

Le règlement européen a harmonisé le statut prestataire de services de financement participatif (PFSP), qui permet aux plateformes de proposer simultanément des financements sous forme de titres ou de prêts avec une seule casquette. Toutefois, le statut national d'IFP subsiste pour certains types de prêts et pour le don, restant sous la supervision de l'ACPR.

En réponse à la question sur la tenue des registres et sur l'Orias, je souhaite indiquer que les PSFP européens doivent s'inscrire dans un registre commun à l'échelle de l'Union européenne, maintenu par l'Esma. Ce registre est référencé sur le site de l'AMF. Contrairement aux CIP et aux IFP auparavant, les PSFP n'ont plus l'obligation de s'inscrire à l'Orias.

Enfin, le choix initial du règlement européen était de ne pas assujettir les PSFP aux obligations relatives à la LCB-FT, considérant qu'il s'agissait d'acteurs de petite taille interagissant principalement avec des prestataires de services de paiement déjà assujettis. Cependant, le futur cadre européen remet en cause ce choix, ce qui nous semble nécessaire et bienvenu pour combler une lacune réglementaire préoccupante.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Je laisse Mme Marianick Darnis Lorca vous donner des exemples illustrant les modes opératoires des réseaux d'initiés, mais nous les décrirons sans citer de noms, puisque nous sommes tenus au secret professionnel.

Mme Marianick Darnis Lorca. - Nous avons constaté que certains acteurs sont liés à des individus impliqués dans la fraude à la taxe carbone. Ces derniers ont généré des profits considérables - ils sont toujours dus à l'État français - et les ont réinvestis dans divers financements proposés. Ces individus, en contact avec des émetteurs, ont ainsi pu accéder à des informations privilégiées et utiliser ces fonds détournés pour les réinvestir sur les marchés. C'est une manne considérable qui a pu être investie.

Autre exemple : nous avons pu établir, grâce à une coopération avec l'autorité judiciaire et nos homologues à l'étranger, des liens avec des personnes impliquées dans des détournements de fonds par des officiels en Amérique du Sud, notamment en lien avec le trafic d'or. Ces fonds sont ensuite investis en France, que ce soit sur les marchés financiers ou dans le secteur immobilier. Ces exemples illustrent l'interpénétration de différentes formes de criminalité et l'ampleur des sommes en jeu.

Par ailleurs, nous avons constaté des cas de piratage informatique. Par exemple, aux États-Unis, certaines personnes ont été sanctionnées voilà quelques années pour avoir fait appel à des hackers, qu'ils ont rémunérés, afin d'accéder à des dizaines d'informations privilégiées, utilisées ensuite pour mener des opérations très lucratives sur les marchés.

Dans d'autres cas, certains acteurs approchent ce que l'on appelle des « sources », c'est-à-dire des collaborateurs ayant accès à des informations confidentielles au sein des émetteurs, des banques ou des cabinets d'avocats. Ces sources se voient proposer divers avantages, ce qui relève de la corruption privée au sens pénal, tels que des sommes en espèces, des montres de luxe, ou encore des paiements en cryptomonnaies. C'est pourquoi notre direction des enquêtes, qui a besoin de compétences spécifiques sur ces sujets, bénéficie par exemple du détachement d'un agent de la cyberdouane.

Les méthodes employées, criminelles, sont particulièrement sophistiquées, notamment pour le transfert de flux : sociétés-écrans, hommes de paille à l'étranger, utilisation de téléphones prépayés et de messageries cryptées. C'est pourquoi nous nous sommes dotés d'une cellule d'investigation numérique, qui exploite les données issues des téléphones.

Au fur et à mesure des évolutions, nous devons développer les compétences qui nous permettent de comprendre et d'identifier les infractions liées, notamment, aux réseaux d'initiés.

M. Raphaël Daubet, président. - Pourquoi avez-vous récemment intégré les organisations à but non lucratif parmi les facteurs de risque de blanchiment ?

M. Sylvain Aubert. - Effectivement, l'AMF a publié des éléments de doctrine, qui visent à intégrer dans le corpus réglementaire de l'AMF les orientations de l'Autorité bancaire européenne (EBA), lesquelles précisent les obligations des assujettis à l'égard des organisations à but non lucratif, qui présentent parfois des risques spécifiques ; c'est le cas de certaines associations qui interviennent dans des zones de conflit.

L'objectif de ces orientations est d'indiquer que ces associations peuvent, sous certains aspects, présenter un risque en matière de LCB-FT. Elles rappellent aussi aux assujettis qu'ils doivent non pas se livrer à du derisking, c'est-à-dire refuser systématiquement d'entrer en relation avec certaines entités, mais simplement adapter leur niveau de vigilance en fonction du risque observé vis-à-vis de leurs clients.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Nous vous transmettrons les réponses au questionnaire que vous nous avez adressé et nous y joindrons les propositions législatives que j'ai mentionnées.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous en remercie, madame la présidente.

Audition de MM. Bertrand Monnet, professeur à l'EDHEC Business School et spécialiste de l'économie du crime
et Nicolas Bellion, président de l'association LCB-FT

(Jeudi 27 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous poursuivons nos travaux en entendant M. Bertrand Monnet, professeur à l'Edhec Business School, spécialiste de l'économie du crime, et M. Nicolas Bellion, président de l'association LCB-FT (Lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme).

Messieurs, nous vous avons sollicités pour comprendre comment agir préventivement contre le blanchiment d'argent, notamment à travers les règles connues sous le nom de dispositif français de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT).

Vous avez tous deux une expérience concrète du sujet. Monsieur Monnet, vous avez notamment mené plusieurs études de terrain.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat ; un compte rendu en sera publié.

Pour la forme, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bertrand Monnet et M. Nicolas Bellion prêtent serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie de bien vouloir vous présenter.

M. Bertrand Monnet, professeur à l'Edhec Business School. - Je suis heureux et honoré d'être devant vous.

J'ai effectivement une compréhension assez précise de certains des enjeux qui vous intéressent. L'approche que je suis dans le cadre de mes recherches et de publications que je réalise avec Le Monde consiste à documenter l'économie criminelle au contact de certaines organisations qui réalisent des trafics et blanchissent le bénéfice de leurs crimes. Ces organisations sont un clan du cartel mexicain de Sinaloa, deux narco-organisations colombiennes établies à Cali et à Bogotá, un groupe criminel brésilien, le Primeiro Comando da Capital (PCC), qui travaille à la fois à São Paulo et en Amazonie, un groupe appartenant au clan Di Lauro de la Camorra, un groupe de pirates nigérians et une entité liée aux organisations colombiennes qui travaille en France. Voilà pour l'amont.

Pour ce qui est du blanchiment, je travaille sur les trois phases constitutives de ce processus en interrogeant ses parties prenantes sur les techniques qu'elles utilisent pour réaliser le placement, le layering ou empilage et l'intégration et en essayant d'identifier la priorité de leurs investissements et à quelles techniques, quels supports et quels moyens elles recourent, notamment à l'étranger.

Voilà le cadre des recherches que je mène et l'origine des informations que je vais essayer de partager avec vous.

M. Nicolas Bellion, président de l'association LCB-FT. - Je me dois de commencer par un exercice de transparence. Si vous me recevez au titre de mes activités associatives, j'exerce deux activités professionnelles principales : une activité d'enseignement sur les thématiques de conformité et de droit bancaire au sein de quelques écoles et universités franciliennes ; à titre principal, une activité de responsable groupe de la sécurité financière au sein de l'Ubaf (Union de banques arabes et françaises), filiale du Crédit agricole spécialisée dans le financement du commerce international. Auparavant, j'ai travaillé pendant un peu moins de six ans au sein de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), comme superviseur bancaire sur les thématiques de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. J'exerce donc aujourd'hui pour le compte d'un établissement qui est lui-même assujetti à la réglementation LCB-FT et qui est à ce titre contrôlé par l'ACPR ; mais ce n'est pas au titre de cette fonction que je parlerai devant vous.

Autre clarification : cette table ronde est censée rassembler des spécialistes de l'économie du crime, comme l'est certainement M. Monnet. L'association que je représente, en revanche, travaille sur les dispositifs nationaux de lutte contre la criminalité financière plus que sur la criminalité elle-même. Je ne pourrai donc vous parler que de la dimension préventive, non de la dimension répressive. J'ai bien noté que vous aviez déjà auditionné plusieurs universitaires à ce sujet : j'essaierai donc de ne pas trop répéter ce qu'ils vous ont déjà indiqué.

Quelques mots sur l'association que je représente. Il existe plusieurs associations anciennes et structurées sur l'éthique des affaires, mais qui sont surtout spécialisées dans la lutte contre la corruption : Anticor, Sherpa, Transparency International que vous recevez juste après. LCB-FT France est une association à but non lucratif qui se consacre à d'autres formes de lutte contre la criminalité financière, à savoir la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme - les lettres LCB-FT, que vous connaissez bien -, et plus largement à la lutte contre les fraudes fiscales, sociales et douanières.

L'association a été créée de facto il y a environ cinq ans, et ses statuts formellement déposés il y a deux ans. Nous comptons aujourd'hui une communauté de quelques milliers de membres, surtout composés de professionnels de la conformité au sein d'entreprises assujetties. Notre lectorat compte également des juristes, des notaires, quelques policiers et douaniers.

Notre association a une mission principale : sensibiliser le grand public aux enjeux de la sécurité financière. Cela passe surtout par l'animation d'un média en ligne gratuit qui propose des publications d'actualité, des analyses et des interviews d'experts, mais aussi des travaux issus de partenariats avec des institutions telles que l'Agence française anticorruption (AFA), l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) ou la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED).

Nous essayons de toucher un lectorat le plus large possible afin de contribuer à diffuser la culture de la sécurité financière et, plus largement, de l'éthique des affaires. Nous sommes aussi susceptibles d'apporter notre expertise à d'autres associations qui peuvent indirectement travailler sur ces thématiques, voire à des institutions - certains de nos travaux ont été utilisés par la Commission européenne.

Cette mission de sensibilisation nous semble indispensable, dès lors que l'on voit encore très régulièrement sur les réseaux sociaux des commentaires de gens qui se plaignent des demandes qui leur sont faites par leur banque sur l'origine des sommes qu'ils déposent, sur leurs revenus, leur patrimoine, autant de questions qu'elles doivent poser pour répondre à leurs obligations de connaissance de leur clientèle. Nombre de citoyens trouvent encore ces questions intrusives, s'en méfient, voire refusent d'y répondre, alors que la transparence financière à tous les niveaux est essentielle. Plus largement, on constate encore une grande tolérance à l'égard de la fraude fiscale, de la corruption de faible intensité et des conflits d'intérêts.

Outre cette mission principale de sensibilisation, LCB-FT France s'est fixé depuis deux ans une mission secondaire : promouvoir la lutte contre la criminalité financière et contribuer aux travaux académiques en la matière. Nous sommes donc régulièrement sollicités pour intervenir sur des mémoires, des enquêtes, des travaux de recherche...

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous invite maintenant à présenter vos constats principaux.

M. Bertrand Monnet. - Je m'appuierai sur mes réponses au questionnaire qui m'a été transmis.

Votre première question est assez générale et particulièrement ardue : est-t-il complexe ou facile de blanchir sur le territoire national ou international ? Je ne pense pas être le plus autorisé à vous parler du cadre, mais je vous présenterai la vision qu'en ont les quelques blanchisseurs que je dois côtoyer dans le cadre de mes travaux.

Si l'on se réfère aux trois phases que j'ai mentionnée, celle du placement, c'est-à-dire la transformation du cash en argent bancarisé, semble assez problématique sur le territoire national, y compris en outre-mer. Dans mes échanges, je ne sens pas d'aisance particulière, surtout par comparaison avec celle que mes interlocuteurs trouvent dans d'autres pays. Cela m'amènera à parler tout à l'heure de la hawala, c'est-à-dire du transfert de cash dans des pays où il est plus facilement « bancarisable », si vous me permettez ce néologisme. Pour cette phase de placement, il n'y a donc pas de vulnérabilité particulière en France - même si Tracfin en parlerait mieux que moi.

En revanche, pour la phase d'empilage et surtout pour celle d'intégration, il y a - ce qui m'a beaucoup surpris - un attrait pour le territoire français. Cela apparaît clairement dans mes interviews, qui ont été diffusées pour certaines ou qui le seront pour les autres. Des narco-organisations étrangères investissent ici en utilisant des prête-noms, grâce à la complicité d'organisations françaises qui le font depuis longtemps. Cela pourrait indiquer une faiblesse des dispositifs de détection.

Cette première phase est la plus sensible, d'après ce que décrivent les narcotrafiquants, la plus dangereuse pour eux et pour les blanchisseurs, la plus coûteuse aussi.

Deuxième question : la culture de la vigilance est-elle suffisamment développée ? Pour le secteur bancaire et, globalement, de l'industrie financière, oui. Le rempart est suffisamment haut et il est très clair, mais M. Bellion en parlera avec plus d'autorité. Je pense que les banques vont même au-delà de leurs obligations, parfaitement conscientes du risque réputationnel et pénal qui pèse sur elles.

En revanche, d'autres fonctions assujetties aux lois anti-blanchiment ne vont pas assez loin, à mon sens. C'est un facilitateur très net des opérations, notamment dans la phase d'empilage.

Ainsi, on constate une conscience très faible des experts-comptables. Vous connaissez les techniques utilisées pour le placement : l'injection de cash dans la trésorerie de commerces fondés à faire un usage massif et intensif de cash est une technique vieille comme le monde ; elle est détectable au premier chef par l'auditeur et par l'expert-comptable. Force est de constater qu'elle existe toujours et que le nombre de déclarations de soupçons à Tracfin par ces fonctions-là est très faible. Il y a donc des fonctions qui pourraient être utilisées pour détecter et qui ont un niveau de vigilance faible, au premier rang desquelles ceux qui auditent et ceux qui certifient les comptes des entreprises utilisées comme lessiveuses.

Je pense aussi aux agents immobiliers, qui voient passer énormément d'opérations relatives aux phases d'empilage et d'intégration et qui, pour certaines, peuvent paraître suspectes. Ce ne sont pas les seuls : le placement peut prendre la forme d'une acquisition d'oeuvres d'art et de valeurs, quelles qu'elles soient. Ce sont des techniques anciennes, qui continuent à être utilisées.

C'est vrai en France, mais surtout à l'étranger : j'attire votre attention sur l'utilisation très régulière de ports francs, comme celui de Genève, pour acheter tout ce qu'on peut acheter en cash avec une revente à plus ou moins courte ou moyenne échéance. Cela révèle une vigilance assez faible de ces fonctions-là.

J'ai sans doute des éléments de réponse intéressants à votre question sur les techniques de blanchiment utilisant directement les entreprises. Celles-ci peuvent être utilisées dans plusieurs dimensions. Pour la phase de placement, il y a l'utilisation de la trésorerie d'entreprises qui sont fondées à utiliser du cash, dont j'ai parlé. Mais, très vite, on passe à des schémas d'empilage que j'ai commencé à identifier au Brésil et que j'ai constatés au Mexique, mais qui sont utilisés ici également : il s'agit de mouvementer de l'argent de compte professionnel à compte professionnel sans éveiller l'attention du banquier. Pour cela, il faut évidemment utiliser des flux financiers a priori légitimes.

Le premier flux financier systématiquement utilisé par les organisations sur lesquelles je travaille est l'achat. Ces organisations sont déjà au capital des entreprises concernées - c'est essentiel pour anesthésier totalement leur direction financière, leur direction comptable, leur direction des achats, qui pourraient tirer la sonnette d'alarme quand elles voient des schémas tels que celui que je vais vous décrire. Les entreprises font des achats généralement réels à un fournisseur qui appartient à la même organisation. On fait alors payer par l'entreprise des factures aux fournisseurs incriminés qui ne correspondent à aucune livraison. C'est un schéma classique de fausses factures, mais qui ne sont pas isolées : elles sont immergées dans un flot de factures qui correspondent à des livraisons tout à fait réelles. Pour prendre un exemple archétypique, un supermarché appartenant à un clan du cartel de Sinaloa paie une fausse facture pour une tonne de tomates immergée dans un flot de vrais achats de tonnes de tomates.

C'est très difficile à démasquer, mais parfaitement possible à identifier par un auditeur. Pour l'éviter, il y a deux solutions, je pense observables en France. La première est la corruption de l'auditeur - il y a eu des cas documentés et jugés au sein même des Big Four, des grands cabinets de conseil. Mais dans les schémas qui me sont décrits, ce n'est pas ainsi que cela fonctionne. Les entreprises dont il s'agit ne sont pas de petits restaurants, mais des chaînes de supermarchés, des conglomérats d'entreprises fondées à utiliser du cash, des malls par exemple ; dans ces entreprises, la direction financière, la direction comptable, toutes les fonctions qui pourraient voir quelque chose d'anormal débranchent tout simplement toutes les alarmes automatiques qui pourraient le leur faire remonter, de manière à ce qu'elles puissent présenter à l'auditeur des livres de comptes faux, tout simplement. L'auditeur est en dupe ou pas, mais je pense que, quand on audite une entreprise qui brasse du cash dans le Mezzogiorno, on sait qu'il y a un fort risque qu'elle soit utilisée pour cela. Mais l'auditeur n'est pas un policier et, généralement, il ne va pas au-delà de ses obligations : si on lui présente une comptabilité fausse, il ne va pas forcément l'interroger.

Le second flux est l'investissement. Pour rester sur l'exemple du supermarché, il est fondé à vouloir accroître sa surface, donc à acheter du foncier. Cela représente des sommes bien plus importantes que pour une tonne de tomates : on parle de millions d'euros pour acheter un terrain à une foncière qui appartiendra évidemment à la même organisation criminelle. C'est une façon assez facile, simple et rapide de mouvementer des millions de dollars d'une entreprise à une autre au sein d'une même organisation criminelle, via de multiples structures juridiques, au premier rang desquelles les trusts - mais je reviendrai sur l'autre structure juridique qui est massivement utilisée, depuis quelques semaines seulement, par ces organisations.

Le troisième flux financier intégrant l'utilisation frauduleuse d'entreprises, c'est la consolidation financière. À partir du moment où ces organisations ont pris une empreinte dans l'économie réelle, elles agrègent leurs entreprises dans des holdings immatriculées dans des pays très différents, qui n'ont pas l'habitude de coopérer - sans parler des paradis bancaires, que j'évoquerai plus tard. Les bénéfices, si bénéfices il y a, remontent dans les comptes de la holding, dont certaines filiales sont à refinancer, pour redescendre ensuite dans ces dernières, dont la défaillance est généralement organisée à cette fin.

Ce schéma est parfaitement connu des magistrats et des policiers spécialisés en criminalité financière, mais, lorsqu'il est dupliqué des dizaines de fois, il nécessite des dizaines d'années d'enquête. J'ai l'honneur d'intervenir à l'École nationale de la magistrature (ENM) dans le cadre d'une session de formation continue des magistrats instructeurs sur le blanchiment d'argent : en échangeant de façon informelle avec des magistrats, j'ai pu constater qu'ils connaissaient parfaitement toutes ces techniques. La difficulté est celle du temps et des ressources.

Tels sont donc les schémas que j'observe à l'étranger et qui me sont également rapportés ici, à moindre échelle.

Une autre utilisation immédiate, potentiellement frauduleuse, de certaines entreprises a trait non à leur usage, mais à leur forme même. Je parle évidemment du trust - si l'on peut considérer ce dernier comme une entreprise, sachant qu'il s'agit plutôt d'un contrat. Le trust permet, de fait, de masquer son bénéficiaire effectif. Les rares organisations que je rencontre connaissent toutes parfaitement ce système, et, si elles ne le connaissent pas elles-mêmes, elles utilisent la connaissance de gens qui les conseillent.

Aux États-Unis, l'abrogation par le président Trump, il y a deux ou trois semaines, de la loi mise en place par l'administration Biden sur l'identification du bénéficiaire effectif est un aspirateur à blanchiment, qui a immédiatement été détecté par les organisations mexicaines comme colombiennes. Je rentre de Cali. À Cali, dans le sud de la Colombie, elles en avaient entendu parler ! Pourquoi ? Toutes ces organisations ont une empreinte américaine ancienne, et une telle décision leur simplifie évidemment le travail. Elles utilisent pour l'instant Panama et Dubaï comme hubs pour blanchir leur argent. Or elles savent très bien que la question n'est pas de savoir si, mais quand elles seront exposées là-bas à une insécurité financière. Nul besoin désormais de s'y rendre, puisqu'elles peuvent de façon assez aisée masquer le bénéficiaire effectif d'entreprises qu'il leur suffit d'incorporer aux États-Unis.

Nous sommes loin du territoire national, mais, si nous devions en tirer une leçon, ce serait la nécessité de garder une exigence de traçabilité et d'identification des bénéficiaires effectifs. Certes, la société fiduciaire française n'est pas le trust, mais il est essentiel de figer cette nécessité de transparence définitivement, car c'est un élément immédiatement identifié par les narcotrafiquants. Dès qu'ils peuvent simplifier l'ingénierie juridique nécessaire pour construire leurs schémas de blanchiment, ils foncent.

J'en viens à la question suivante, relative à la part des cryptoactifs dans les flux blanchis. Les cryptoactifs sont systématiquement utilisés à chacune des phases du blanchiment, et ce n'est pas récent. La très grande opacité garantie par la technologie sous-tendant les cryptoactifs, la blockchain, est un aimant pour qui veut commettre des opérations d'empilage. Pour ce qui est de l'investissement de l'argent blanchi, dans les organisations que nous rencontrons, y compris ici, nous relevons un intérêt spéculatif pour les cryptomonnaies, la cryptomonnaie étant considérée comme une destination potentiellement rentable pour l'argent blanchi, moyennant quelques risques. Quand je demande aux trafiquants si la versatilité du cours du bitcoin leur fait peur, leur réponse est systématiquement négative. C'est pourquoi je pars toujours, dans ma méthodologie de recherche, de la production pour identifier la rentabilité avec laquelle l'argent qu'ils blanchissent est gagné. Je travaille sur la cocaïne, le fentanyl et l'héroïne. Les organisations qui trafiquent de la cocaïne réalisent des marges qui varient entre 1 000 % et 6 000 %. Il n'y a aucun équivalent possible dans l'économie légale. Perdre 40 % de la valeur d'un investissement en raison d'une chute subite du bitcoin ne leur pose donc pas de problème particulier. La cryptomonnaie est ainsi massivement utilisée dans les phases d'empilage et d'intégration.

Ma surprise a été de constater que les cryptomonnaies sont aussi utilisées dans la phase initiale de blanchiment et de transformation. Je l'ai compris il y a un peu plus d'un an lors de l'interview d'un narcotrafiquant mexicain à Culiacán, capitale de l'État de Sinaloa, sanctuaire du cartel éponyme.

Les organisations sud-américaines qui produisent, ou leurs premiers transitaires, ont annulé les risques qu'elles prennent à se faire payer par leurs clients, non pas nord-américains, mais européens, l'Europe étant devenue la priorité de leurs activités criminelles. Nous ne parlons pas ici de trafic, mais de blanchiment. Néanmoins, il est nécessaire de comprendre l'origine de l'argent blanchi.

Le risque pour elles était le transfert d'argent. Pendant des années, elles se faisaient payer en cash, puis opéraient des transferts bancaires suivant des circuits compliqués, avec des saisies, donc des risques. Aujourd'hui, elles se font de plus en plus payer en cryptomonnaies : non pas en bitcoin, je ne sais pas pourquoi, mais essentiellement en ethereum. Les paiements de ces vendeurs à leurs clients grossistes européens - je ne parle pas des détaillants comme la DZ Mafia et d'autres, mais des fournisseurs de ces narco-organisations, que l'on trouve notamment en France - sont réalisés d'abord en cryptomonnaies. Je leur demande alors comment ces clients peuvent acheter des cryptomonnaies, l'argent qu'ils gagnent étant sous forme de cash. D'autres personnes plus autorisées que moi vous ont sans doute déjà répondu à ce sujet. Parmi les schémas qui me sont décrits, deux ressortent. Le premier est l'utilisation de mules, exactement comme pour le schtroumpfage, c'est-à-dire le placement de petites quantités de cash sur des comptes en banque, qui sont consolidées ensuite. Il s'agit de faire acheter des cryptomonnaies par des centaines de complices, puis d'en récupérer les deux clés personnelles pour en prendre possession. Cette technique est, à mon sens, assez artisanale. Le vrai sujet est l'achat de cryptomonnaies par ces mêmes mules, au moyen de cartes prépayées.

Il y a une action à conduire sur ce dernier point. La carte prépayée est un trou noir, un secteur qui n'est pas assez régulé. Les distributeurs de cartes prépayées font l'objet d'un contrôle aléatoire. Je ne parle pas du plafond de chargement de ces cartes, qui est impossible à dépasser, mais du nombre de cartes qu'il est possible d'acheter. Visiblement, les narcotrafiquants qui utilisent cette technique de blanchiment savent convaincre certains commerces qui vendent ces cartes de dépasser la limite autorisée. Ils utilisent cette technique massivement, via la corruption privée de ces acteurs. C'est un élément rapporté par les personnes concernées.

Je reviens sur l'utilisation frauduleuse d'entreprises. Il y a une capillarité entre les techniques de paiement innovantes employées entre les fournisseurs sud-américains et leurs clients grossistes européens. Certaines organisations sud-américaines - mexicaines, mais aussi brésiliennes - se font payer en parts d'entreprises, en equity, immatriculées, pour les cas sur lesquels j'ai travaillé, non pas au sein de l'Union européenne, mais à Dubaï. Toutefois, cela ne tient pas à la nature de paradis bancaire de Dubaï. Il s'agit d'organisations qui achètent de la drogue en vendant à un prix tout à fait modique des parts d'entreprises qu'elles possèdent, probablement des entreprises du secteur immobilier, qu'il est aisé de diviser en parts et de valoriser. Cette forme d'utilisation d'entreprises peut tout à fait se retrouver en France. La capacité à suivre les flux financiers est ici fortement diminuée.

Une autre question portait sur la vulnérabilité particulière du secteur de l'import-export. J'en ai une vision très parcellaire, toutefois ce point est revenu plusieurs fois dans mes recherches récentes. Ce secteur permet de mobiliser la maîtrise capitalistique de différents acteurs qui y sont impliqués. Cependant, cela est réservé à des mafias financièrement puissantes, déjà très bien intégrées à l'économie légale. L'utilisation de la filière de l'import-export permet de mettre en oeuvre des techniques de blanchiment dites de trade-based money laundering, que vous devez connaître. Il s'agit de schémas de facturation entre deux entités qui commercent dans lesquels on gonfle artificiellement le prix d'une cargaison livrée par l'exportateur à l'importateur ou on diminue frauduleusement la quantité délivrée vendue au prix du marché. Ces techniques sont vieilles comme le monde, mais sont très utilisées à des fins de paiement et de blanchiment. Elles sont utilisées par des organisations européennes et sud-américaines pour commercer et par des organisations qui, au sein de leur galaxie économique, blanchissent l'argent de cette façon via plusieurs entreprises qu'elles possèdent.

Il existe une capillarité profonde entre certaines organisations criminelles et la filière de l'import-export qu'elles utilisent pour le blanchiment, qui tient à leur utilisation ancienne de cette filière pour transporter des marchandises. C'est une évidence. Sans avoir un focus précis sur le narcotrafic, il est intéressant de noter que le transport de grosses quantités nécessite des conteneurs. Deux options se présentent : soit les organisations arrivent à intégrer illicitement la supply chain d'entreprises qui commercent - avec la complicité de dockers pour mettre des cargaisons dans des conteneurs qui ne sont pas légitimement utilisables par les entreprises -, soit elles sont légitimes à « charter » un conteneur sur un cargo. Pour cela, il n'y a pas cinquante solutions : il faut posséder l'entreprise qui exporte et celle qui importe pour pouvoir légitimement placer 500 ou 600 kilos de cocaïne dans un conteneur d'une tonne de produits licites. Il existe donc une capillarité ancienne, qui fait que l'import-export est un secteur bien connu des narco-organisations qui blanchissent de l'argent.

Au-delà du secteur bancaire et de l'import-export, les entreprises soumises à un risque élevé de blanchiment international sont nombreuses. Celles que j'identifie sont essentiellement utilisées pour la troisième phase du blanchiment, l'intégration.

Je travaille depuis longtemps à cartographier les cibles de l'argent blanchi selon les types d'organisation sur lesquels nous travaillons. Malheureusement, cette cartographie est assez similaire dans bien des pays, y compris ici.

La première cible - nous sommes très loin du secteur bancaire -, ce sont toutes les entreprises légitimes à avoir un usage massif et intensif de cash, ce qui leur permet de réaliser la phase de placement le plus discrètement possible. Il s'agit évidemment de la restauration et de tout le secteur du divertissement - bars, discothèques - avec un attrait particulier pour ces dernières, car on peut y expliquer des comportements de caisse irrationnels. Si une bouteille de champagne n'a pas été achetée au même prix le 14 juillet que le 12 février à Saint-Tropez, on peut expliquer à l'auditeur qu'il y a eu beaucoup de cash dans la caisse ce jour-là parce qu'un concours de champagne a été organisé entre deux oligarques russes, alors que ce n'était pas le cas. Le secteur du divertissement offre donc la possibilité de justifier des flux de cash a priori illégitimes, mais qui n'éveilleront pas forcément l'attention de l'auditeur ni de l'expert-comptable. Ces secteurs attirent de façon ancienne les blanchisseurs.

Le secteur des jeux auxquels on peut participer en cash est aussi évidemment visé. En France, nous sommes tout de même très protégés - il est nécessaire de le souligner - grâce à la structure et au monopole de la Française des jeux et, comme j'ai pu l'observer récemment, grâce à la qualité des procédures mises en oeuvre en son sein. Nous sommes donc protégés en France de tous les schémas de blanchiment par les tickets gagnants qui sont observables dans bien des pays, au premier rang desquels l'Italie, à condition que le monopole demeure et que le devoir de vigilance qui est massivement respecté à la Française des jeux perdure.

La deuxième cible, ce sont les secteurs économiques qui permettent aux organisations criminelles de valoriser le contrôle qu'elles ont de l'agent public ou administratif de haut niveau à des fins de captation illicite de marchés publics. C'est ce qui explique la priorité systématique donnée par les organisations criminelles à l'investissement dans des secteurs comme le bâtiment et les travaux publics, la construction en général, le traitement des déchets, le transport ou la sécurité privée - de façon générale, toutes les entreprises légitimes à travailler sur des marchés publics ou des délégations de service public. Ces secteurs attirent massivement les investissements blanchis. Les exemples pullulent, de Taïwan à Montréal - vous connaissez les travaux de la commission Charbonneau -, de piratage de marchés publics par des organisations mafieuses qui sont parvenues, de façon très simple, à faire réaliser l'adjudication d'un marché public au bénéfice d'une entreprise de travaux publics qu'elles possèdent depuis des décennies en éliminant frauduleusement la concurrence et en captant frauduleusement les milliards de dollars qui financent ces marchés. Il s'agit pour ces organisations d'être éligibles à ces marchés, donc de posséder depuis longtemps des entreprises éligibles, capables de réaliser les travaux demandés.

La troisième cible, ce sont les entreprises qui permettent aux organisations criminelles maîtrisant un territoire de développer une empreinte économique dans des secteurs leur donnant la possibilité de valoriser ce contrôle territorial. Ce phénomène se développe malheureusement ici. Ces secteurs sont les marchés agricoles ou encore les marchés d'intérêt régional ou national. C'est très utile, car le fait de prendre le contrôle de ces marchés est un outil extraordinairement puissant pour réaliser l'extorsion et la contrefaçon - qui ne sont pas dans notre champ de travail aujourd'hui.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La contrefaçon, si.

M. Bertrand Monnet. - Le secteur agricole est donc toujours une cible. Par extension, nous pouvons aussi parler de l'activité de pêche. J'ai observé ce phénomène au Japon, mais nous pourrions tout à fait l'imaginer ici.

Pour revenir au trafic, les ports ne sont pas les seules voies maritimes utilisées. Les organisations sur lesquelles je travaille font de plus en plus décharger la drogue avant d'arriver dans le port. Cela s'appelle le drop off. Elles larguent des quantités de drogue dotées de balises GPS à proximité des côtes. Qui les récupère ? Pas un plaisancier ou un zodiac, mais un pêcheur. Il y a donc un intérêt de plus en plus fort pour ces secteurs. Malheureusement, ils ne vont pas bien et la trésorerie des entreprises est en difficulté : il y a donc une porosité potentielle.

Enfin, même si tout secteur est intéressant pour ces organisations, l'économie du sport suscite un attrait particulier. C'est très important dans le contexte actuel de cette économie. Les clubs de football sont notamment intéressants pour l'instrumentalisation des paris ou l'utilisation frauduleuse des transferts de joueurs - exactement selon le schéma du trade-based money laundering - entre deux clubs appartenant à la même personne, mais pas seulement. Nous voyons aussi des organisations criminelles qui investissent dans le secteur sportif, notamment le football, mais pas uniquement, à des fins d'accroissement non pas de leur popularité, mais de leur emprise sociale. Il y a une vigilance à avoir pour ne pas considérer ces exemples comme exotiques. L'exemple de Naples est ancien, mais cela se retrouve ailleurs. Ce n'est pas forcément vrai dans des clubs de premier rang, mais cela peut permettre à une organisation mafieuse de favoriser son acceptation par une population locale. C'est une instrumentalisation qui intervient in fine, à la fin de la fin du blanchiment. Ces business ne rapportent pas d'argent, mais permettent un blanchiment de réputation, si vous me permettez l'expression.

Ai-je identifié des montages complexes conçus par des professionnels du droit et de la finance ? Oui, mais pas ici. J'ai travaillé sur ce sujet à Dubaï, dans le cadre d'un documentaire que j'ai réalisé pour Le Monde. J'ai pu alors réaliser la captation sonore d'un entretien entre un narcotrafiquant mexicain et trois conseillers financiers travaillant pour une société fiduciaire établie à Dubaï. Ces trois personnes donnaient à ce narcotrafiquant, qu'elles savaient être tel, des conseils qui constituaient tout à fait ce que vous décrivez. C'était une action de conseil technique pour savoir comment transformer de l'argent sale en argent propre à Dubaï - phase de placement -, puis comment faire en sorte que cet argent échappe à tout contrôle - phase d'empilage - au moyen de kits existants et, enfin, où l'investir. À la fin de l'entretien, ces conseillers financiers ont proposé au narcotrafiquant d'investir dans un complexe immobilier qu'ils avaient en portefeuille, dont le volume était de 400 millions de dollars. Je n'ai pas assisté aux entretiens suivants, mais je sais qu'il a investi dans ce mall.

Le drame est qu'à Dubaï, ce n'est pas illégal. Les gens que j'ai enregistrés ne commettent aucune infraction aux yeux de la loi émiratie. D'abord, parce que les informations exigibles en matière de KYC (Know Your Customer) dans ce pays sont quasi nulles. Comme tous les paradis bancaires, Dubaï garantit un secret bancaire très fort, sinon absolu. Le secret imposé aux banquiers, lui, est absolu. Briser ce secret, pour un banquier, ce n'est pas une fraude, ce n'est pas un délit : c'est un crime. Il y a donc cette solidité-là.

L'autre facteur d'attractivité est la non-coopération des autorités judiciaires de ces États, seules à même d'exiger du banquier l'information requise par un État tiers relative aux mouvements sur les comptes d'un narcotrafiquant suspecté d'avoir des activités à Dubaï. Les autorités émiraties peuvent évidemment imposer aux banquiers de partager avec elles ces informations, puis elles-mêmes les partager avec l'État français, mais, dans les faits, je ne crois pas que de telles informations aient jamais été transmises à des magistrats français.

Certes, les autorités émiraties peuvent procéder à l'arrestation de narcotrafiquants français. Mais elles ne mènent pas d'action judiciaire dans le domaine financier, parce que toucher au secret bancaire mettrait en danger le modèle économique de ces États, qui repose sur leur attractivité pour les personnes, physiques et morales, qui pratiquent l'optimisation fiscale. Je vous renvoie aux écrits du regretté juge Renaud Van Ruymbeke, qui a parfaitement décrit l'outil que ces paradis bancaires représentent pour des fraudeurs fiscaux mais aussi, à la marge, pour certains criminels.

Outre cette attractivité, partagée par nombre de paradis bancaires, Dubaï présente l'atout additionnel d'être l'un des centres immobiliers les plus dynamiques au monde. C'est-à-dire qu'une fois l'argent arrivé à Dubaï, il peut être transformé en pierre. Si par malheur, un jour, les autorités émiraties décidaient d'appliquer les accords de coopération judiciaire internationale qu'elles ont signés et saisissaient les comptes de personnes suspectées de narcotrafic, par exemple, l'argent serait en danger. Il est à l'abri s'il est investi dans un actif immobilier, d'abord parce que la possession d'actifs immobiliers ne rentre pas dans les accords de coopération judiciaire internationaux, ensuite parce que ces investissements ne sont jamais faits en nom propre, mais au travers de sociétés, de trusts, dont il est très difficile d'identifier le bénéficiaire. Dubaï présente donc cette double attractivité.

Mais un blanchisseur avisé ne s'arrête pas là. Les conseillers financiers des narcos leur proposent des kits bien plus sophistiqués. Le schéma que j'ai observé consiste à investir dans un actif immobilier à Dubaï, le revendre, placer l'argent de la vente sur des comptes à Dubaï, l'utiliser pour acheter une assurance vie dans un autre paradis bancaire, Hong Kong, puis faire voyager cette assurance vie d'Hong Kong dans un autre paradis bancaire aux Caraïbes. C'est un schéma inextricable pour tout enquêteur financier. Les schémas qui impliquent Dubaï ne s'arrêtent généralement pas à Dubaï.

Aujourd'hui, le paradis bancaire privilégié par les organisations criminelles n'est plus Dubaï, mais Hong Kong. Alors que la situation géopolitique se tend entre les États-Unis et la Chine, Hong Kong présente une sécurité additionnelle pour eux, car on peut penser que les autorités chinoises ne transmettront jamais d'informations financières, a fortiori aux États-Unis et aux pays de l'Union européenne. C'est un facteur d'attractivité supplémentaire de Hong Kong.

Je pense que la solidité de notre système de LCB-FT est avérée et que le cadre juridique est clair et efficace. Ce qui manque, ce sont des ressources, spécialisées et permanentes. Il est impensable qu'un enquêteur de police judiciaire doive lâcher une affaire de blanchiment pendant plusieurs mois pour se consacrer à autre chose. La technologie évolue vite, notamment avec les cryptomonnaies ; cela impose de fidéliser.

Enfin, le meilleur outil de LCB-FT au monde n'aura aucun effet s'il n'est pas complété par une action internationale. Il faut une implication du ministère de la justice et du ministère de l'intérieur, mais aussi des acteurs diplomatiques. Je plaide pour une coopération internationale effective, sur deux sujets : réglementation des cryptomonnaies et des plateformes d'échange qui les réinjectent en monnaie fiduciaire ; pression exercée sur les paradis bancaires, par une action concertée d'États - qui ont été capables d'imposer en quelques semaines de lourdes sanctions économiques et financières à la Russie, pays autrement plus puissant que les confettis géopolitiques que sont les paradis bancaires.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci. Nous allons écouter maintenant M. Bellion - la transition est toute faite sur la LCB-FT.

M. Nicolas Bellion, président de l'association LCB-FT. - Je souscris à tout ce qu'a dit M. Monnet, mais commencerai par un propos plus général.

En France, la criminalité financière n'est pas marginalisée, secrète, lointaine : elle est intégrée à notre économie, à notre société. Un rapport d'Europol publié l'an dernier indiquait que, parmi les grands réseaux criminels européens, près de neuf sur dix avaient recours à des sociétés légales à des fins de blanchiment. Outre ces structures et ces outils, la criminalité financière trouve également dans la société des complices, par la corruption.

Je veux relayer un message global. Au-delà des réformes techniques, ciblées, l'État doit se montrer absolument intraitable envers toute forme de corruption, de prise illégale d'intérêts, de favoritisme, de fraude.

Mes étudiants citent souvent cette ministre scandinave contrainte de démissionner pour avoir acheté une barre chocolatée sur les fonds de son ministère. C'était dans les années 1990, en Suède et concernait non une ministre, mais une candidate ; mais l'anecdote illustre bien à quel point des mesures fortes, la tolérance zéro, peuvent marquer durablement les esprits.

Nous aurions vu d'un bon oeil la nomination d'un ministre ou d'un secrétaire d'État chargé de la lutte contre la corruption et la criminalité financière - mais j'imagine que les représentants de la société civile réclament toujours un ministère dévolu à la thématique qui leur est chère...

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les parlementaires aussi !

M. Nicolas Bellion. - La France a chuté à la vingt-deuxième place du classement de la perception de la corruption publié par Transparency International. Les alertes sur le développement de la corruption de faible intensité se multiplient. Le manque de transparence sur certaines affaires impliquant l'usage d'argent public par des formations politiques est désastreux pour l'opinion publique. Je pense, en vrac, aux dîners de la présidence de la région Auvergne-Rhône-Alpes, côté Les Républicains ; à l'interminable bras de fer pour obtenir les notes de frais de la mairie de Paris, côté socialiste ; aux surfacturations des frais de la campagne de M. Jean-Luc Mélenchon en 2017 ; à l'aberrante affaire du fonds Marianne, côté Gouvernement ; et bien sûr aux innombrables affaires touchant le Rassemblement national. Autant d'affaires qui soulignent l'importance du parquet national financier, créé en 2014.

La grande délinquance financière repose sur deux jambes : le blanchiment et la corruption. Notre dispositif de lutte contre le blanchiment est solide, même s'il est perfectible, mais notre dispositif de lutte contre la corruption est plutôt fragile. Pour sensibiliser les citoyens, il faut des directives claires : dans les entreprises, on parle de tone at the top. Personne ne comprendrait, par exemple, que l'on revienne sur la suppression de la réserve parlementaire ou sur le non-cumul des mandats.

Sans cette impulsion politique, il est vain d'espérer embarquer les citoyens dans l'appréhension des sujets de sécurité financière ; sans adhésion citoyenne, il est impossible de renforcer les exigences de transparence au quotidien. M. Monnet en conviendra : s'il y a bien un adversaire commun au blanchiment, au financement du terrorisme, à la fraude fiscale et sociale et au contournement des sanctions, c'est encore et toujours la transparence.

Notre association a travaillé sur trois pistes pour faire évoluer le dispositif national de LCB-FT. Le cadre juridique en vigueur, qui repose surtout sur le code pénal et le code monétaire et financier, me semble solide, complet et mature. Nous n'avons pas identifié d'angle mort juridique dans les textes réglementaires, et plusieurs dispositions récentes ont démontré leur pertinence, comme la notion de présomption de blanchiment.

Reste la mise en oeuvre effective de cet arsenal juridique. Je pense à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), créée il y a bientôt quinze ans, qui a eu des résultats spectaculaires et dont l'action est très utile et dissuasive, mais qui n'est pas encore systématiquement sollicitée dans les affaires. Ou à l'Agence française anticorruption (AFA), censée compter soixante-dix agents mais qui n'en a qu'une cinquantaine.

Il en va de même pour l'assujettissement aux obligations de LCB-FT. Un grand nombre de secteurs, de professionnels, de personnes sont assujettis à cette réglementation par le code monétaire et financier, qui leur impose de collecter des informations sur leurs clients, d'appliquer des mesures de vigilance, de s'assurer de la cohérence économique des opérations et, le cas échéant, de déclarer à Tracfin les opérations suspectes. La couverture et les exigences de la réglementation sont très complètes. Mais, dans les faits, son appropriation est très hétérogène selon les secteurs. Les commissaires aux comptes, les opérateurs de ventes volontaires, les avocats, les antiquaires sont encore timides dans leur activité déclarative - et les agents sportifs, totalement muets.

Nous faisons trois propositions. La première concerne l'utilisation des espèces - car le plus grand dénominateur commun entre toutes les formes de criminalité, le premier vecteur de blanchiment, ce ne sont pas les cryptoactifs, mais l'argent liquide. Le cash, c'est encore et toujours le principal produit du crime. Et c'est grâce aux flux bancarisés que l'on peut surveiller, relier les personnes et identifier des opérations suspectes.

Comme parlementaires, vous êtes des personnes politiquement exposées, des PPE, car vous êtes davantage exposés à des risques de corruption : vous faites donc l'objet d'une surveillance renforcée de la part de votre banque. C'est possible parce que la majorité des flux sont numérisés. A contrario, on ne peut pas pister l'argent physique, s'assurer qu'il provienne d'une activité légitime. L'argent liquide favorise l'opacité.

D'où ma proposition radicale : aller vers la suppression des espèces.

On a supprimé les billets de 500 euros, qui étaient surtout utilisés par les trafiquants. En France, les transactions en liquide sont limitées à 1 000 euros. En 2024, pour la première fois, les paiements par carte dans les commerces ont dépassé les paiements en espèces. Nous sommes donc sur la bonne voie. Mais pour aller encore plus loin, il faut préparer les esprits - nombre de citoyens sont encore très attachés au liquide, souvent de façon irrationnelle. Là encore, le travail de sensibilisation est essentiel. Il faut faire comprendre que l'objectif n'est pas de surveiller la population, mais de créer un environnement économique plus sain ; qu'il ne s'agit pas de contrôler les citoyens, mais les criminels. Cela pose des questions d'inclusion financière, de frais bancaires, d'habitudes de consommation, mais je plaide pour qu'on avance vers la réduction de l'usage des espèces.

Une autre proposition, de plus court terme, porte sur le dispositif national de sanction des secteurs assujettis à la réglementation de LCB-FT.

Le dispositif national de LCB-FT prévoit pour chacun de ces secteurs un organe de contrôle et un organe de sanction. Parmi ceux-ci, il y a l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et l'Autorité des marchés financiers (AMF) pour le secteur financier, mais aussi la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), l'Autorité nationale des jeux (ANJ), etc. Cette multiplicité d'organes de contrôle est justifiée, car les activités, les risques, les populations ne sont pas les mêmes.

En cas de manquement, les organes de contrôle saisissent les instances de sanction indépendantes. Il en existe trois : la commission des sanctions de l'ACPR, la commission des sanctions de l'AMF et la Commission nationale des sanctions (CNS), créée en 2014. Cette dernière prononce des sanctions disciplinaires ou pécuniaires à l'encontre de professionnels issus du secteur non financier, notamment immobilier. À nos yeux, la CNS dispose de peu de moyens pour accomplir son immense mission. La publicité des sanctions contribue à sensibiliser le secteur. Il est capital de développer la notoriété de la CNS et de lui donner les moyens de ses missions.

Les commissions des sanctions de l'ACPR et de l'AMF sont davantage connues. Elles se prononcent notamment sur les obligations d'information au consommateur, mais aussi sur les manquements à la LCB-FT. Nous plaidons pour que la compétence de sanction des manquements à la LCB-FT leur soit retirée pour être confiée à la CNS, qui deviendrait de fait l'organe de sanction unique en matière de LCB-FT, avec des moyens et des effectifs accrus.

J'y vois plusieurs avantages. Cela permettrait de gagner en lisibilité. Tous les professionnels assujettis seraient soumis à un organe de sanction unique et indépendant. Les sanctions seraient référencées, constituant ainsi une forme de jurisprudence. Les décisions seraient harmonisées. Surtout, on éviterait un risque qui me semble réel et sous-estimé. Les commissions des sanctions de l'ACPR et de l'AMF sont certes indépendantes, mais dans les esprits, elles sont liées à leur autorité respective, ne serait-ce que par leur nom. Si une décision de la commission des sanctions de l'ACPR ne retient pas les griefs identifiés par l'ACPR dans le cadre de ses contrôles, cela serait interprété par la place comme un désaveu de l'ACPR. Le risque est donc que l'ACPR se censure dans ses saisines. Avec une commission unique, tous les organes de contrôle pourraient faire remonter les manquements sans craindre de tels désaccords. Une commission des sanctions unique, nationale, compétente pour l'ensemble des assujettis - la future autorité européenne de la LCB-FT aura son propre périmètre - serait bénéfique. Les évolutions réglementaires requises sont minimes, pour un résultat très positif à moyen terme.

Dernière idée, assez novatrice : la mise en place d'un registre partagé KYC. Le dispositif national de LCB-FT prévoit que les assujettis procèdent à des mesures de connaissance de leur clientèle, pour mettre en oeuvre leurs obligations de vigilance et respecter les mesures de gel et autres sanctions internationales.

La connaissance de la clientèle est décisive pour la LCB-FT, mais c'est un défi pour les assujettis. D'une part, parce que déployer un dispositif KYC prend du temps, coûte de l'argent et soulève de nombreuses contraintes opérationnelles ; d'autre part, parce que les citoyens sont peu enclins à donner des informations, surtout lorsqu'ils sont sollicités régulièrement et par des interlocuteurs différents. Les établissements financiers ont mis en place des dispositifs de connaissance de la clientèle solides, c'est aujourd'hui assez mature. C'est en revanche très compliqué pour les secteurs non financiers. On imagine les difficultés d'un antiquaire à collecter des informations sur les revenus et le patrimoine de ses clients, les difficultés d'un agent sportif pour contrôler des justificatifs de domicile... Sans compter que ces secteurs ne communiquent pas entre eux et ne peuvent donc pas relever des contradictions dans les informations qui leur sont communiquées par leurs clients.

Une piste ambitieuse, mais prometteuse, serait d'envisager un registre KYC national, accessible sur demande à tous les professionnels assujettis. Il existe déjà en France un certain nombre de registres nationaux, parfois publics, parfois à accès restreint. On pourrait imaginer un registre KYC mutualisé, alimenté par les citoyens eux-mêmes et accessible à tous les assujettis. Les professionnels pourraient plus facilement vérifier les informations et donc déclarer plus systématiquement des situations inhabituelles, incohérentes et potentiellement liées à des activités illicites. Les clients seraient par ailleurs moins sollicités et les informations, plus fiables. L'altération des informations serait plus difficile. Cela faciliterait aussi la lutte contre l'usurpation d'identité. Une telle initiative se heurte néanmoins à un obstacle de taille : la protection des données. Il faudrait intégrer la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) à la réflexion, mais c'est une piste intéressante.

Pour le reste, je partage tout ce qui a été dit sur les Émirats arabes unis. Je rejoins le président de la commission d'enquête sur le narcotrafic qui a qualifié Dubaï de « grande lessiveuse ». Je n'ai rien à ajouter non plus sur le contournement des sanctions internationales.

Les structures de détention immobilières à des fins de blanchiment ont fait l'objet d'un rapport de Transparency International, publié hier ; nul doute que les collègues de Transparency International France vous en parleront.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Merci beaucoup, c'était passionnant.

Nous sommes impliqués sur ces sujets depuis plusieurs années, avec un succès mitigé. Nous avons du mal à faire avancer les sujets de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Difficile de travailler sur le blanchiment sans évoquer les ports francs, les territoires non coopératifs, les paradis fiscaux, l'évasion fiscale - les circuits de criminalité sont les mêmes.

Monsieur Monnet, pouvez-vous nous parler du trafic d'or et de pierres précieuses, qui est un vrai problème - et où l'on retrouve, là encore, Dubaï ? Y a-t-il des mécanismes particuliers ?

M. Bertrand Monnet. - Oui, c'est intimement lié à la hawala. L'or est un outil qui permet le placement, l'empilage, ainsi que l'investissement d'argent blanchi. C'est un secteur très régulé en France, mais accessible aux organisations sur lesquelles je travaille via la hawala. Elles n'essaient pas d'acheter ici ou dans des pays où l'achat d'or en espèces est très régulé, mais la hawala permet d'acheter de l'or dans le monde entier - à Dubaï beaucoup, mais pas seulement. Il y a aussi différents comptoirs en Afrique subsaharienne, mais qui, in fine, sont liés à Dubaï.

Très clairement, au regard de mes observations, l'accès à l'or est totalement lié à la hawala ; toutes les personnes que j'ai rencontrées m'en parlent et l'utilisent en même temps que d'autres procédés.

S'agissant du placement de l'or, nombre de techniques consistent à transférer du cash vers des pays où la bancarisation de ce dernier pose moins de questions ou au sein desquels il est plus facile d'acheter des entreprises en cash, notamment dans le secteur agricole. La hawala est massivement utilisée. D'après ce que je comprends, le nombre de commerces permettant d'y recourir augmente, y compris parfois à travers une forme de contrefaçon du logo de certaines entreprises de transfert de fonds. Cette industrie se développe fortement, notamment pour acheter de l'or.

J'observe également un phénomène récent que je souhaite étudier en me rendant sur place en juin prochain : l'implication croissante de narco-organisations dans le commerce des pierres précieuses, notamment des émeraudes. Dans ce cas, deux schémas existent : le premier consiste simplement en l'achat de pierres ; le second, également ancien, consiste à acquérir des parts d'entreprises légales, payées en cash, dans un secteur faiblement régulé, à savoir des mines ou des entreprises de transformation. Enfin, différentes organisations de narcotrafiquants présentes depuis longtemps à Anvers et connaissant parfaitement ce secteur m'ont déclaré investir dans les pierres précieuses à travers de joint-ventures montées avec des organisations européennes et de la corruption de certains acteurs locaux. Ce sont leurs mots, issus de conversations que j'ai pu avoir avec eux, mais je n'ai absolument pas vérifié ni documenté ce phénomène ; ce schéma aurait toutefois du sens.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Lors de notre déplacement à La Haye, on nous a parlé de la même chose.

M. Nicolas Bellion. - J'ignore si l'or est massivement utilisé en France ; j'aurais tendance à penser que non. En revanche, je sais analyser l'activité déclarative des commerçants de métaux et de pierres précieuses. En 2023, on dénombrait onze déclarations de soupçon (DS), ce qui semble peu, mais c'est plus de trois fois plus que l'année précédente, où l'on ne comptait que trois DS. À l'évidence, c'est très peu pour une bonne raison : dans les bijouteries, le dispositif national de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) est très peu connu des vendeurs et des acheteurs. En outre, si un marchand d'or tentait de poser des questions, la personne malintentionnée s'adresserait à quelqu'un d'autre ; cela ne l'empêcherait pas d'écouler son or.

Cela dit, en dehors de la place d'Anvers, qui est bien connue, je ne suis pas certain que cette technique soit généralisée, car il faut connaître le secteur et les personnes qui y travaillent, mais aussi prendre le risque d'acheter de l'or pour le revendre ensuite. Un fraudeur fiscal, un chef d'entreprise un peu véreux ou encore un trafiquant ne prendrait pas ce risque. Cette pratique est peu documentée, car relativement fantasmée, à mon sens.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le Soudan et l'Afrique de l'Ouest sont des zones de conflit où le trafic d'or est massif. Pardonnez-moi, c'est donc un peu documenté.

M. Nicolas Bellion. - Mes propos se limitaient à la France.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Oui, mais nous évoluons dans un contexte international. De mon point de vue, et en faisant preuve de modestie, à la lumière des auditions mais aussi au regard de la réalité des faits, en particulier dans des zones névralgiques, ce sujet apparaît extrêmement sensible compte tenu de la fiabilité du métal considéré.

M. Nicolas Bellion. - Vous avez absolument raison. S'agissant de la situation française, l'or ne me semble pas être un vecteur de blanchiment.

M. Grégory Blanc. - Monsieur Monnet, nous avons beaucoup évoqué les mouvements financiers internationaux, qui sont un élément important de notre travail. Selon plusieurs personnes auditionnées, 96 % du blanchiment serait de l'autoblanchiment, effectué dans un cadre de proximité, notamment en recourant au travail au noir. Vous étudiez des organisations internationales, retrouve-t-on ces schémas ?

Monsieur Bellion, j'ai été étonné d'apprendre, notamment pour ce qui concerne l'immobilier, que les banques réalisent 94 % des déclarations de soupçon. Selon les notaires, en tout cas ceux de mon département, elles font ces déclarations à partir des informations qu'ils leurs fournissent. En termes de sensibilisation, des différences existent entre les territoires : dans certains territoires, les notaires s'engagent dans des démarches de prévention, alors que des lenteurs peuvent exister dans d'autres zones où les trafics seraient plus importants. Qu'en pensez-vous ?

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur Monnet, vous aviez un complément à apporter.

M. Bertrand Monnet. - Dans le même type de zones, on observe un investissement non seulement dans l'or, mais aussi dans les forêts et le trafic de bois. Au Brésil, le groupe que j'étudie se diversifie. Selon ses membres, la cocaïne leur rapporterait autant d'argent que l'exploitation illicite de bois en Amazonie, mais aussi de ressources minières.

Pour répondre à M. Blanc, je travaille aussi sur des organisations situées en France, mais n'ayant rien publié sur ce sujet pour l'instant. J'utilise très peu ce matériau de recherche. Toutefois, j'observe le même schéma d'autoblanchiment à l'étranger comme en France.

En ce qui concerne le secteur de la construction, sa première vocation est la captation illicite de marchés publics. La deuxième, que j'aurais dû mentionner, est liée à l'économie informelle qui y est massivement développée, notamment à travers le paiement illicite en cash d'une partie de la masse salariale et des fournisseurs, comme dans d'autres secteurs d'activité ciblés pour les mêmes raisons. Les secteurs de la construction et de la rénovation sont, eux aussi, très fortement priorisés, car on peut acquérir un bien à rénover de façon légale, dont les travaux non déclarés sont ensuite financés par des flux d'argent illicites, sous forme de cash. Le blanchiment résulte alors de la différence entre le prix d'achat et le prix de revente. Je l'observe à l'étranger, et beaucoup en France et en Espagne ; en particulier, ce schéma est massivement utilisé par les narcos colombiens dans le sud de l'Espagne.

M. Nicolas Bellion. - Les banques émettent environ la moitié des DS, voire 94 % si l'on prend en compte l'ensemble des professions financières, car elles ont fait l'objet de supervisions depuis plusieurs années avec des montants élevés de sanction. Par conséquent, toutes les banques ont déployé un dispositif LCB-FT assez solide, si bien qu'il n'existe pas véritablement de risque de concurrence déloyale entre banques. Encore une fois, il s'agit des banques situées en France. Le dispositif est plutôt solide.

Pour ce qui est des notaires, comme des autres professions non financières qui ont des organes de supervision autogérés ou ne disposant pas des mêmes moyens que l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et l'Autorité des marchés financiers (AMF) ou de la même visibilité pour des populations bien plus nombreuses, on en revient aux questions de compréhension de la réglementation et d'adhésion à celle-ci, auxquelles s'ajoute la connaissance de la clientèle. En général, les notaires comme les professionnels du droit et du chiffre sont tout de même un peu plus au fait que ceux des professions non financières. Toutefois, une marge de progression significative existe. Je ne dis pas que les notaires font mal leur travail, mais ils pourraient se montrer plus proactifs s'agissant des campagnes de contrôles et de la diffusion des sanctions.

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur Monnet, nous vous remercions pour la précision de vos propos et le courage dont vous faites preuve. Monsieur Bellion, nous vous remercions également et serons peut-être amenés à vous poser d'autres questions par écrit.

Audition de M. Patrick Lefas, président de Transparency International France, Mmes Sara Brimbeuf, responsable du pôle flux financiers illicites (FFI) et Charlotte Palmieri, chargée de plaidoyer et contentieux au sein du pôle FFI

(Jeudi 27 mars 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous concluons nos travaux de ce jour en entendant M. Patrick Lefas, président de Transparency International France, ainsi que Mmes Sara Brimbeuf, responsable du pôle flux financiers illicites (FFI), et Charlotte Palmieri, chargée de plaidoyer et contentieux au sein de ce pôle.

L'organisation Transparency International est connue pour son évaluation annuelle de la perception de la corruption dans chaque pays. Dans la dernière édition, la France est classée derrière les Émirats arabes unis, ce qui pose question. Mais cette organisation est aussi en pointe dans l'évolution des législations et la mise en place de mesures concrètes contre la criminalité financière et le blanchiment. Votre analyse de la situation, monsieur le président, nous intéresse donc particulièrement dans le cadre de cette commission d'enquête.

Cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Lefas, Mme Sara Brimbeuf et Mme Charlotte Palmieri prêtent serment.

M. Patrick Lefas, président de Transparency International France. - Merci de nous donner l'occasion de témoigner devant votre commission d'enquête. Votre sujet, l'évaluation des outils de lutte contre la délinquance financière, la criminalité organisée et le contournement des sanctions internationales, est fondamental. Ce thème est au coeur de notre démarche et nous y consacrons une partie importante de nos activités, à travers nos actions de plaidoyer, nos publications bilingues - en français et en anglais - et nos interventions auprès des entreprises et des collectivités territoriales engagées dans cette lutte.

Vous nous avez adressé un questionnaire préparatoire. Si vous le permettez, nous allons structurer notre intervention autour des questions que vous y avez formulées. Nous restons bien entendu à votre disposition pour tout complément d'information ou pour vous transmettre ultérieurement des documents détaillés.

Transparency International France est une association qui lutte contre la corruption sous toutes ses formes. Nous appartenons au mouvement Transparency International, présent dans cent quinze pays. Ce mouvement repose sur un modèle décentralisé, qui garantit l'indépendance des sections nationales dans leurs actions et moyens de financement.

Notre association existe en France depuis trente ans. J'insiste sur l'importance de l'agrément qui nous est accordé par le ministère de la justice et renouvelé tous les trois ans. Cet agrément nous permet de nous constituer partie civile, ce qui nous donne la possibilité de déclencher l'action publique lorsqu'une enquête préliminaire est classée sans suite. Nous avons recours à cet outil de manière sélective et stratégique, en nous concentrant sur des dossiers emblématiques, comme l'affaire des biens mal acquis.

Un problème récurrent est l'exécution des décisions de justice. Pour illustrer cette difficulté, prenons l'exemple d'une décision récente de la Cour de cassation, rendue en 2021 et définitive, concernant un immeuble situé avenue Foch, à Paris, où sont logés des diplomates de Guinée équatoriale. Ce pays refuse de s'y conformer et l'État français doit assumer les frais d'entretien de ce bien. Cela illustre les obstacles que peuvent rencontrer les décisions de justice, notamment lorsqu'interviennent des considérations diplomatiques ou politiques.

La criminalité organisée, dominée par le trafic de stupéfiants, connaît une expansion préoccupante. Elle prend aujourd'hui des formes diverses en France, telles que la traite des êtres humains, le trafic d'armes ou le trafic d'espèces protégées. Ces marchés illicites sont contrôlés par des groupes mafieux, des réseaux criminels ou des acteurs isolés qui, dans certains cas, n'hésitent plus à recourir à la violence, allant jusqu'à commettre des assassinats.

Dans ce contexte, la protection des lanceurs d'alerte est un enjeu majeur. Nous avons été récemment témoins d'un drame qui illustre les risques encourus par ceux qui osent dénoncer des pratiques frauduleuses. En Corse, le 17 mars, un lanceur d'alerte exploitant une distillerie a été assassiné après avoir dénoncé des comportements illégaux.

Nous observons par ailleurs que la corruption contribue à creuser les inégalités sociales, lesquelles incitent en retour à la corruption, le tout dans un contexte de prédation des ressources naturelles, qui est bien souvent la résultante de pratiques corruptrices. Une enquête de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a montré que la corruption était un facteur-clé dans 75 % des cas de déforestation illégale qui affectent la biodiversité. C'est un sujet qui nous concerne très directement en Guyane.

Un troisième élément de contexte est la défiance accrue vis-à-vis de la promesse démocratique. La corruption mine la confiance des citoyens envers les institutions et les décideurs. Les résultats du baromètre du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) publiés le 11 février 2025 sont très inquiétants : 74 % des Français interrogés indiquent ne pas avoir confiance dans la politique et la même proportion estime que le personnel politique est corrompu. Cela se retrouve dans l'indice de perception de la corruption. Si nous avons plongé dans le classement mondial en 2024, puisque nous perdons cinq places et occupons désormais le vingt-cinquième rang, c'est à cause d'un climat de défiance à l'égard du personnel politique, de l'efficacité de l'action publique et des relations entre les secteurs public et privé.

Le quatrième élément de contexte, c'est le développement d'une criminalité transnationale organisée, qui est alimentée par les pratiques corruptrices : 60 % des réseaux criminels opérants dans l'Union européenne utilisent des méthodes de corruption pour atteindre leurs objectifs illicites.

Enfin, nous sommes dans un contexte de pression renforcée sur les ressources publiques. Là où il y a ressources publiques, il y a tentation. Vous êtes bien placés pour problématiser tout ce qui est lié à la fraude : j'étais auditionné il y a deux jours par la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, dont le rapporteur rappelait le nombre de dispositifs d'aide aux entreprises. Il y en a plus de deux mille deux cents... Et ils n'ont jamais fait l'objet d'aucune évaluation avant d'être pérennisés.

Là où beaucoup d'argent se déverse, il y a la tentation du détournement. L'exemple typique est MaPrimeRénov', qui a occasionné un détournement de fonds publics considérable. Ces actes sont souvent le fait d'entreprises éphémères, qui tirent le crédit d'impôt, mais ne paient jamais le débit correspondant. Le contexte de maîtrise des dépenses publiques nous conduit à rappeler qu'une des clés est sans doute d'être plus regardant dans les conditions d'attribution des aides.

Vous nous demandez comment le mouvement Transparency se documente sur les sujets qu'il étudie et quelles sont ses capacités d'investigation. Sur les activités de contentieux, nous intervenons dans la détection des infractions d'atteinte à la probité. Nous disposons d'un certain nombre de moyens d'analyse et de recueil de signalements pour les affaires nationales et transnationales. Et si nous estimons que les conditions sont réunies, nous utilisons le bénéfice de l'agrément prévu à l'article 2-23 du code de procédure pénale. Le plus souvent, le signalement donne lieu à une ouverture d'enquête. Sur les affaires caractéristiques, nous nous constituons partie civile, à des stades différents de la procédure. Ainsi, sur les biens mal acquis, nous nous sommes constitués partie civile en 2008 dans les affaires relatives au Gabon et au Congo.

Nous recevons des signalements des lanceurs d'alerte, grâce à notre centre d'assistance juridique et d'action citoyenne. Des informations nous arrivent aussi des sections soeurs du mouvement Transparency International ou d'autres grandes ONG. Nous avons ainsi reçu des informations très précises du Mémorial Navalny, sans doute parce que nous avions acquis une certaine notoriété sur les affaires de biens mal acquis. Nous examinons chaque cas, en vérifiant qu'ils relèvent de la compétence des tribunaux nationaux et en examinant si les infractions sont avérées et documentées.

En matière de délinquance financière, les moyens sont rares. Cette rareté s'est encore aggravée récemment : le parquet national financier (PNF) doit traiter sept cent soixante affaires avec dix-neuf magistrats. Son problème principal est la disponibilité des enquêteurs. Ce qui se passe au niveau des offices centraux du fait de la réforme de la police judiciaire est un élément de vive inquiétude. Sans enquêteurs pour faire les diligences policières nécessaires, le juge d'instruction, ou le procureur de la République, est quasiment aveugle. Dans le procès des financements libyens, nous nous sommes constitués partie civile à l'audience. Le commandant Vidal, qui a conduit toutes les enquêtes pour le compte du PNF, était tout seul - et à temps partiel. Et la réforme de la police judiciaire a aggravé les choses.

Le Gouvernement donne la priorité, ce qui est sans doute légitime, à la lutte contre la criminalité organisée et le trafic de stupéfiants. Du coup, le futur parquet national anticriminalité organisée (Pnaco) accaparera des moyens d'enquête au détriment de la lutte contre la délinquance économique et financière. Il y a un point d'équilibre à trouver. Cela implique de revoir la carrière des agents : il faut leur offrir des perspectives, des primes. Sinon, il est plus facile d'aller à la direction de la sécurité départementale, surtout qu'en avançant en âge, on peut être muté vers des lieux ensoleillés... Cette problématique doit être au coeur de vos préoccupations.

Nous travaillons avec des journalistes d'investigation, mais une fois que nous avons déposé une plainte, nous ne communiquons pas. Les informations qui circulent émanent du procureur de la République. Nous sommes dépositaires des éléments de preuve, de l'ensemble des indices que nous estimons concordants, que nous mettons à la disposition du procureur de la République. Cela n'interdit pas d'échanger des informations. Nous travaillons beaucoup avec l'Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), un réseau de journalistes très actif, qui a notamment publié les Panama Papers et révélé plusieurs scandales que vous connaissez bien.

Nous avons besoin d'avoir accès à un certain nombre de registres qui sont cruciaux.

Le registre des bénéficiaires effectifs (RBE), d'abord. L'article 4 du projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique, financière, environnementale, énergétique, de transport, de santé et de circulation des personnes (Ddadue) nous y donnera accès dans des conditions sécurisées. Encore faut-il que ce registre soit renseigné convenablement. Actuellement, il y a des trous dans le gruyère. Il faut donc prévoir des sanctions administratives, à tout le moins, qui fassent que, si l'on ne renseigne pas les bénéficiaires effectifs, au bout d'un certain temps, le greffe des tribunaux de commerce puisse fermer la structure, et donc le compte bancaire.

Le service de la publicité foncière (SPF), lui, s'est modernisé, et c'est heureux. Cet outil nous permet de croiser les données du RBE avec les données cadastrales. Cela a nourri toute une série de plaintes que nous avons déposées.

Nous travaillons aussi beaucoup dans une logique d'expertise. Il s'agit de comparer des rapports d'expertise, ce qui donne lieu à des publications régulières. En 2023, nous avons fait une enquête sur les propriétaires réels des sociétés et des biens immobiliers en France. Nous venons de publier l'index Oreo, sur l'opacité en matière immobilière. Ce travail d'expertise répond à des appels à projets, ce qui est une bonne manière de faire.

Nous avons ainsi procédé à une comparaison des cellules de renseignement financier. Au départ, Tracfin était un peu réticent, mais ce service a finalement trouvé un intérêt à se comparer aux autres. Ce type d'expertise est très important pour nous, puisqu'il nous permet d'appréhender de manière documentée les raisons pour lesquelles il faut faire évoluer la législation sur tel ou tel aspect. Il fait partie de l'excellence que nous revendiquons dans l'action de notre association. Nous ne sommes pas nombreux, puisque l'équipe ne compte que dix personnes.

Vous nous demandez aussi comment la coopération entre les différentes sections nationales de Transparency est structurée et quels sont les interlocuteurs avec lesquelles la section française travaille. Transparency International est une structure de droit allemand et son système d'accréditation des sections est renouvelé tous les trois ans. Il comporte un critère d'indépendance, de neutralité politique, qui a notamment conduit à exclure la Chine, qui voulait imposer ses commissaires politiques à la section. Nous avons aussi exclu le Japon, dont la section était inactive. Nous espérons que les États-Unis vont revenir... Sans doute la nouvelle administration Trump va-t-elle y accélérer la recomposition d'une section.

Nous travaillons en bonne intelligence avec ces sections, nous échangeons des informations. J'étais hier avec le directeur exécutif de Transparency International d'Ukraine, qui était très désireux d'une véritable coopération. Son inquiétude était surtout la levée des sanctions. Je lui ai dit que nous avions la capacité d'intervenir auprès des différentes administrations. Nous communiquons régulièrement avec la direction générale du Trésor, notamment, mais aussi avec les services chargés de la lutte contre le blanchiment et la corruption ou ceux qui mènent la négociation au G20. Nous avons également des échanges avec le Quai d'Orsay et l'Agence française anticorruption (AFA).

Nous sommes aussi régulièrement auditionnés, avec nos homologues, par le Groupe d'action financière (Gafi) ou la Commission européenne. Nous avons été auditionnés hier avec nos collègues d'Anticor par la Commission européenne, qui finalise son rapport sur l'État de droit en France.

Votre quatrième question portait sur l'efficacité des règles de compliance.

Nous ne croyons pas à la checklist, mais à un état d'esprit et à un engagement direct des dirigeants d'entreprises. Si le sujet n'est pas porté au plus haut niveau de l'entreprise, cela ne fonctionne pas. Dans le forum des entreprises engagées, nous partageons de bonnes pratiques, nous invitons un certain nombre d'intervenants de qualité. Nous menons des actions de sensibilisation avec le management, surtout intermédiaire. La loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, est fondamentale et son champ d'application devrait s'étendre aussi aux grandes collectivités territoriales. Il y est question de formation, de la culture de l'alerte et de l'importance des systèmes qui permettent d'appréhender ce qui se passe dans l'ensemble des filiales.

Alstom a sombré, par exemple, parce qu'une sombre petite filiale en Indonésie était considérée comme n'ayant pas respecté les règles américaines. Comme des opérations avaient été dénouées en dollars, on a vu se mobiliser tout l'attirail de l'extraterritorialité du droit américain. Grâce à la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP), au PNF et aux plans de remédiation supervisés par l'AFA, on a pu avoir une reconnaissance des faits sans l'opprobre du casier judiciaire, qui aurait interdit à l'entreprise de répondre à tout appel d'offres international.

Ces instruments nous mettent dans une situation qui est relativement équilibrée. Les nouvelles lignes directrices publiées en janvier 2023 par le PNF définissent bien les conditions dans lesquelles se font les négociations, sous la foi du palais, avec des facteurs aggravants et des facteurs diminuants. Nous souhaitons que ces CJIP ne soient pas dévoyées. Elles doivent être réservées aux affaires complexes, transnationales, et ne pas être mobilisées pour régler les petits problèmes de LVMH avec François Ruffin, par exemple. Nous sommes assez inquiets de la tentation que pourraient avoir les entreprises de passer par le biais d'une transaction pénale, certes à la discrétion du PNF - ou de tout autre procureur de la République, puisque cet instrument est à la disposition de tous les procureurs de la République en ce qui concerne l'environnement.

Il ne faut pas dévoyer cet instrument et il faut toujours avoir en tête l'intérêt public : ce n'est pas une convention judiciaire d'intérêt privé. L'intérêt public s'apprécie en fonction d'un certain nombre de critères : il faut que l'entreprise coopère, qu'elle ait pris des mesures de remédiation, qu'elle soit attentive aux victimes, souvent oubliées.

La justice négociée est donc bienvenue, à condition d'être placée dans un cadre qui ne permette pas aux entreprises de faire tout simplement une provision dans leurs comptes pour réduire leur risque pénal. Sinon, l'ensemble de l'esprit et de la lettre de la loi Sapin 2 se trouverait complètement remis en cause. C'est bien un engagement des dirigeants au plus haut niveau qui doit caractériser la détermination à respecter des dispositions qui sont désormais des dispositions conventionnelles - en l'occurrence, la convention de l'OCDE sur la corruption d'agents publics étrangers.

Vous nous interrogez sur l'évolution de la criminalité, les volumes impliqués et l'interpénétration entre économie légale et économie souterraine. C'est un domaine où les chiffres ne sont pas d'une fiabilité totale. En matière de stupéfiants, on est entre 4 milliards et 6 milliards d'euros. Mais quand on voit ce que rapportent certains points de deal, on se dit que c'est un chiffre sans doute très sous-estimé.

Dans l'Union européenne, 4,1 milliards d'euros d'actifs d'origine criminelle ont été saisis en moyenne par an en 2020 et 2021. Même si ce chiffre est en augmentation, on peut en déduire plus de 98 % des profits criminels échappent à la saisie et à la confiscation et restent à la disposition des criminels. Ces derniers trouvent refuge à Singapour ou à Dubaï, les Émirats arabes unis étant de hauts lieux de protection pour les oligarques russes qui cherchent à échapper aux sanctions européennes ou pour les grands réseaux criminels français qui peuvent y faire leurs affaires en toute tranquillité tout en prospérant et en s'enrichissant.

Le contexte est difficile et nous avons souvent affaire à des montages très sophistiqués. Nous disposons tout de même d'un atout essentiel en matière de lutte contre le blanchiment au travers des dispositions législatives qui prévoient que, lorsque le schéma est compliqué, la charge de la preuve s'inverse : c'est au mis en cause de démontrer qu'il n'a pas abusé du droit qui lui était offert. Il faut prendre pleinement en compte cet aspect.

Je le répète : les moyens d'enquête doivent être renforcés. La coopération interservices est aussi très importante et, de ce point de vue, nous attendons toujours, tel Godot, le plan pluriannuel de lutte contre la corruption. Le précédent s'est terminé en 2022 et, depuis, on est au point mort, quand bien même la directrice de l'Agence française anticorruption (AFA) nous dit que les arbitrages interministériels suivent leur cours. Le seul moment de frémissement a été lorsque Didier Migaud, alors garde des sceaux, s'est engagé solennellement sur cette question lors d'un colloque organisé par l'AFA à Bercy. Depuis, je n'ai pas senti que son successeur en faisait une priorité.

Cette dimension est pourtant essentielle : il faut que l'information circule entre les acteurs, que nous puissions saisir Tracfin au bon moment ou encore identifier des zones de vulnérabilité. Si les banques ont des obligations très fortes en matière de lutte anti-blanchiment et sont contrôlées régulièrement à ce titre par l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), ce n'est pas le cas de toutes les professions réglementées ni a fortiori de celles qui ne le sont pas. Je pense notamment aux agences immobilières.

Mme Sara Brimbeuf, responsable du pôle flux financiers illicites (FFI) de Transparency International France. - Les différents trafics - stupéfiants, êtres humains, déchets ou encore le proxénétisme - ont pour point commun la recherche du profit. Qui dit criminalité organisée dit donc criminalité économique et financière. Nous ne sommes sûrement pas les premiers à vous le dire dans le cadre de cette commission d'enquête : il faut suivre la trace du profit, c'est-à-dire l'argent.

Comme le soulignait le président Patrick Lefas, nous avons un besoin urgent de moyens et d'outils performants. Quelques chiffres illustrent notre marge de progression. Selon une récente publication d'Europol, l'agence européenne qui coordonne les forces de police, 2 % seulement des produits du crime, tous crimes confondus - fraude fiscale, atteinte à la probité, trafic de stupéfiants, trafic d'êtres humains, etc. -, sont saisis dans l'Union européenne. Cela signifie que 98 % restent entre les mains des criminels. C'est donc extrêmement lucratif, puisque ces derniers n'ont que 2 % de chances de se faire prendre. En outre, sur les 2 % saisis, moins de 1 % des produits sont définitivement confisqués.

Ces chiffres très alarmants montrent combien ces activités continuent de prospérer et restent largement impunies. Pour les combattre, il faut s'attaquer franchement à la corruption et au blanchiment, point commun de cette criminalité multiforme. Ainsi, 60 % des réseaux criminels qui opèrent dans l'Union européenne utilisent des méthodes de corruption pour atteindre leurs objectifs illicites et 68 % utilisent des méthodes de blanchiment d'argent de base, telles que la réinjection de l'argent sale dans l'immobilier, dans le circuit bancaire ou encore dans les cryptoactifs, un domaine encore très peu régulé.

Le registre des bénéficiaires effectifs est au coeur de nos plaidoyers et nous avons des propositions très concrètes à formuler à ce sujet.

Mme Charlotte Palmieri, chargée de plaidoyer et contentieux au sein du pôle FFI de Transparency International France. - Les réseaux criminels prospèrent au moyen d'outils d'une extrême complexité et ont recours à des montages financiers d'une sophistication inouïe. Nous avons l'occasion de nous en rendre compte dans le cadre de nos dépôts de plaintes : il est souvent extrêmement complexe de remonter les chaînes de propriété. C'est pour cette raison que nous avons développé ces dernières années un plaidoyer en matière de transparence des bénéficiaires effectifs.

Deux chiffres sont particulièrement parlants : d'une part, 70 % des affaires de corruption impliquent des sociétés qui sont détenues de manière anonyme ; d'autre part, selon l'étude que nous avons conduite en 2023, seulement 69 % des personnes morales en France ont déclaré leurs bénéficiaires effectifs. Cela signifie que 30 % d'entre elles ne l'ont pas fait, une proportion colossale quand on sait qu'il s'agit d'une obligation légale assortie d'une sanction pénale.

Ces constats ont donné lieu à des recommandations que nous avons publiées avec le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce dans un livre blanc en juin 2024. Nous y soulignions la nécessité d'avoir, dans le registre des bénéficiaires effectifs, des données exhaustives, complètes et de qualité. À cet égard, nous avons demandé à plusieurs reprises que soit restaurée l'obligation de déclaration des chaînes de détention, ainsi que des données historiques. Il semble que le projet de loi Ddadue prenne cette direction, ou en tout cas réintègre ces deux dispositions, conformément à nos préconisations, dans le champ du RBE. Son adoption serait donc une excellente nouvelle.

Sur la question de l'accès au RBE, la législation française est en train de prendre acte de la décision de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et de la sixième directive anti-blanchiment, qui ont fermé au public la consultation du registre des bénéficiaires effectifs. Chez Transparency International, nous le déplorons évidemment, compte tenu du recours assez extensif au registre que nous avons toujours eu.

Cela étant, la manière dont la directive est transposée dans le projet de loi Ddadue nous paraît pour l'heure assurer une interprétation suffisamment large de l'intérêt légitime, à condition bien sûr que cet intérêt légitime soit interprété également de manière extensive par l'Institut national de la propriété intellectuelle (Inpi), qui est en charge de la gestion du registre. À cet égard, nous recommandons que l'Inpi publie régulièrement des statistiques sur le taux d'acceptation et de refus, ainsi que sur les motifs de refus en matière d'octroi de l'intérêt légitime. Il nous semble en effet important d'assurer une transparence sur ce sujet.

La question du renforcement des sanctions en cas de non-déclaration des bénéficiaires effectifs a été évoquée très rapidement. Depuis la création du RBE, plusieurs enquêtes ont été menées et quasiment aucune condamnation n'a été prononcée. Cette infraction est pourtant passible d'une peine d'emprisonnement et d'amendes qui sont toutefois très peu dissuasives. Nous l'avons dit, 69 % seulement des personnes morales en France ont déclaré leurs bénéficiaires effectifs. Il faut donc renforcer les sanctions et le projet de loi de simplification de la vie économique semble aller dans le bon sens, en prévoyant d'augmenter considérablement les amendes en cas de non-déclaration, de 7 500 euros à 200 000 euros pour les personnes physiques et de 37 000 euros à près d'un million d'euros pour les personnes morales. Cette fois, les amendes seraient réellement dissuasives et leur application permettrait d'améliorer grandement le niveau de complétude du registre.

Enfin, il est nécessaire de croiser l'analyse entre plusieurs registres. En menant l'étude qui nous a permis d'identifier des lacunes en matière de déclaration des bénéficiaires effectifs et de détention de biens immobiliers, nous avons pu croiser le cadastre avec les informations contenues dans le RBE. Cette pratique devrait être selon nous développée davantage. Nous conduisons actuellement dans plusieurs sections du mouvement un projet piloté par le siège de Transparency International et soutenu par la Commission européenne, qui vise à documenter l'accès pratique à certaines données clés sur des avoirs que nous savons être des véhicules privilégiés du blanchiment. Dans ce cadre, nous nous intéressons plus particulièrement au fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba), aux registres des trusts et fiducies, mais aussi à des registres qui n'existent pas encore, comme ceux sur les yachts, les bateaux de luxe ou les oeuvres d'art. Il nous faut combler rapidement cette lacune.

M. Patrick Lefas. - Pour rebondir sur l'actualité, je signale que l'administration américaine vient de mettre entre parenthèses le registre des bénéficiaires effectifs. C'est inquiétant dans la mesure où de nombreuses actions se font de manière transnationale. L'interconnexion des registres au sein de l'Union européenne est essentielle, mais elle doit être renforcée également au niveau international. Lorsque nous souhaitons accéder, au travers d'une commission rogatoire, à certaines informations, nous devons pouvoir sans coup férir interroger ce type de registre.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur le président, je voudrais rendre hommage à votre prédécesseur, M. Lebègue, avec lequel nous avions travaillé, avec mes collègues Éric Bocquet et Sophie Taillé-Polian, devenue députée depuis. Nous avions avec lui un rendez-vous quasi mensuel.

C'est pour moi le moment de rappeler que le président Bel comme le président Larcher ont tous deux refusé la création d'une délégation permanente à la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Cette initiative parlementaire, que nous soutenons, est pourtant utile, tant nous peinons à suivre ces sujets.

En la matière, nous ne faisons pas vraiment recette. Un texte sur la fraude sera discuté la semaine prochaine au Sénat et un certain nombre d'amendements, proposés notamment par le Conseil national des greffes, qui visent à renforcer la transparence, la vérification de l'identité ou encore l'accès au cadastre, ont d'ores et déjà été soit rejetés, soit considérés comme des cavaliers sans rapport avec le texte sur le fondement de l'article 45 de la Constitution. C'est proprement incompréhensible : les mesures envisagées sont pourtant liées à la prévention des entreprises éphémères, dont nous savons à quel point elles peuvent être nuisibles. J'espère que le rapporteur m'écoute et qu'il comprendra à quel point ces amendements sont importants.

J'aimerais connaître votre appréciation sur l'évolution de deux procédures importantes en matière de lutte contre la corruption, la fraude et l'évasion fiscales. Avec Mme Meyer, j'avais beaucoup travaillé sur les lanceurs d'alerte et sur l'harmonisation des procédures qui les concernent. Les dispositifs n'étaient pas encore totalement aboutis. Où en est-on ? Par ailleurs, quelle est votre opinion sur les actions de groupes, qui me semblent permettre une meilleure judiciarisation d'un certain nombre de problèmes ?

Monsieur le président, je n'ai pas les yeux de Chimène pour les conventions judiciaires d'intérêt public. En réalité, pour des entreprises qui provisionnent, ces conventions finissent par être indolores pour les dirigeants qui ont fauté et par être payées par la personne morale. Nous devons être vigilants sur leur utilisation : elles peuvent être bénéfiques et présentent l'avantage de la rapidité, mais je crains que l'on détourne ces conventions de leur objet du fait de l'impunité de la personne physique qui a tenu le crayon à un moment ou à un autre dans le dispositif. J'aimerais que nous en parlions.

Enfin, menez-vous une action européenne ? S'il n'existe pas de Ficoba européen, la dernière directive prévoit des points de contact qui en feraient plus ou moins office dans un certain nombre de pays, sachant que la moitié des pays européens ne disposent pas de fichier des comptes bancaires. Comment imaginez-vous améliorer les dispositifs ? Le registre des bénéficiaires effectifs est important, mais les comptes bancaires le sont tout autant. En la matière, le dispositif de contrôle est encore bien trop insuffisant. Et je ne vous parle pas d'un fichier des contrats de capitalisation et d'assurance vie (Ficovie), mais simplement d'un Ficoba européen. Vos partenaires et institutions soeurs dans le reste de l'Europe travaillent-ils sur un fichier des comptes bancaires ? Cela me semble de la plus haute importance.

M. Patrick Lefas. - Je vous remercie d'avoir mentionné Daniel Lebègue, qui a conduit aux destinées de l'association pendant une bonne quinzaine d'années. Il est notamment à l'origine de la première plainte sur les biens mal acquis, ce qui était loin d'être évident. À l'époque, nous n'avions pas d'agrément et avons été contestés à tous les étages par l'ensemble du barreau de Paris, qui défendait les clans dont nous mettions en cause la probité. Il sera tout à fait sensible à vos propos lorsque je lui en rendrai compte.

Sur la convention judiciaire d'intérêt public, nous avons fait des propositions assez précises à la suite de la publication des lignes directrices. Premièrement, il faudrait que la chancellerie - elle seule peut le faire - produise en matière environnementale l'équivalent des lignes directrices afin de définir les conditions dans lesquelles les associations peuvent être parties prenantes dans la procédure. Pour le moment, elles en sont exclues.

Deuxièmement, il y a un enjeu autour de l'articulation entre, d'une part, la responsabilité pénale de la personne morale - cette caractéristique française, calquée sur les systèmes anglais et américain, est absente en Allemagne et présente incontestablement un caractère vertueux - et la responsabilité des personnes qui ont fauté. Le plus souvent, il faut remonter au niveau des dirigeants, au moins pour négligence. Cela s'appelle la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC).

Il se trouve que dans une affaire récente que je ne nommerai pas, il y a eu homologation d'une convention judiciaire d'intérêt public, mais rejet de l'homologation de la CRPC, qui conduit automatiquement au procès. Le dirigeant en question, qui avait pignon sur rue, s'en était étonné. Ayant reconnu les faits, il considérait qu'il y avait une atteinte aux droits de la défense. J'en tire deux enseignements. Le premier est que l'homologation doit se faire sur une base collégiale. Le second est l'intérêt, dans ce cadre, d'auditionner les parties prenantes. Par ailleurs, il faudrait que les motivations de la convention judiciaire d'intérêt public soient précisées, de même que ses critères d'homologation. Par rapport à un procès pénal, où l'ensemble des éléments du dispositif sont précisés, nous avons là un écart relativement important.

Quant aux critères ouvrant la voie à transaction, ils doivent tenir compte de la participation effective et de la volonté de réformer des dirigeants. L'absence de volonté doit conduire, les conditions n'étant pas réunies pour une convention, à la tenue d'un procès.

Nous devons travailler sur la convention judiciaire d'intérêt public de manière à ce qu'elle ne soit pas dévoyée et que nous puissions articuler les responsabilités individuelles avec la responsabilité de la personne morale. Le PNF a tout de même bien progressé dans la compréhension des mécanismes financiers. Le fait d'avoir des assistants qui apportent leur expertise sur la comptabilité des grandes entreprises est évidemment tout à fait précieux. Sur ce point, nous notons donc des progrès et des points de vigilance.

Sur les lanceurs d'alerte, la loi du 21 mars 2022 visant à améliorer leur protection, dite loi Waserman, est un progrès incontestable. Il reste tout de même un très grand champ de secrets protégés par la loi. Le plus souvent, le lanceur d'alerte est livré à lui-même, dans des conditions parfois dramatiques. Je siège au bureau de la Maison des lanceurs d'alerte et je peux vous assurer que certains cas individuels sont très préoccupants. Nous avons des personnes qui ont perdu leur emploi, dont le couple a éclaté, qui n'ont plus de ressources. Lorsqu'il s'agit d'un policier, l'omerta fait qu'il est absolument disqualifié. Et dans les grandes entreprises publiques, c'est en réalité la même chose.

Il faut travailler sur un statut pénal du lanceur d'alerte. Ce dernier doit bénéficier d'un soutien financier et psychologique. Ces personnes sont souvent dans le déni : nombre d'entre elles sont atteintes psychologiquement et ont besoin d'être accompagnées. Certes, la Maison des lanceurs d'alerte agit avec ses faibles moyens, mais cette responsabilité relève éminemment de la puissance publique. C'est d'ailleurs écrit noir sur blanc dans le rapport bisannuel du Défenseur des droits. Avec le décret d'application de la loi Waserman, qui listait quarante-quatre autorités pouvant être saisies, nous avons cru détenir le nec plus ultra de la protection du lanceur d'alerte. En réalité, sur ces quarante-quatre autorités, une quarantaine n'ont jamais vu un lanceur d'alerte et le décret date déjà de deux ans et demi. Nous avons là un véritable sujet.

Mme Sara Brimbeuf. - La question des actions de groupe est très intéressante. Une action de groupe est une procédure par laquelle des victimes se rassemblent pour obtenir plus facilement réparation de leurs préjudices individuels. Sans être experts en la matière en France, nous constatons que le processus peut être amélioré : il est peu utilisé et les freins restent nombreux.

Transparency se rapproche en ce moment d'associations de consommateurs pour interroger le coût de la corruption. En effet, la corruption a toujours un coût. Par exemple, lorsque des pots-de-vin sont versés pour obtenir un marché public dans la construction, cela peut se traduire par des matériaux de mauvaise qualité et, finalement, par un risque accru pour l'usager, qui peut le payer de sa vie.

Un cas très intéressant aux États-Unis fait d'ailleurs l'objet d'une action de groupe. Dans le cadre d'un pacte de corruption, une entreprise du secteur de l'électricité a versé des pots-de-vin aux autorités locales pour obtenir un marché public. Elle a reconnu les faits dans le cadre d'une CJIP à l'américaine et les consommateurs qui ont vu leur facture flamber durant la période concernée par ce pacte de corruption se sont réunis en action de groupe pour obtenir réparation de leur préjudice, estimé à plusieurs centaines de millions de dollars.

Cela fonctionne donc, même si les grands succès à l'étranger dont nous pourrions nous inspirer en France restent peu nombreux. Dans les pays anglo-saxons, les actions de groupe commencent à être appréhendées, et plus seulement par les entreprises. Les premières actions que nous avons vu prospérer dans le domaine anticorruption concernaient des plaignants actionnaires ou acteurs économiques, qui avaient perdu un marché dans le cadre de procédures de candidature ou d'appels d'offres de marchés publics. Le fait est que, désormais, le consommateur, la personne privée, le citoyen, l'usager se saisissent de cet outil, aux États-Unis notamment. Cela nous intéresse.

Nous travaillons donc sur la question. Nous devons expertiser et déterminer si notre action de groupe à la française permet d'obtenir ce type de résultats. En l'état, je ne le pense pas, mais nous réfléchissons à une éventuelle réforme. Je le répète, la corruption a un coût pour le consommateur, pour l'usager et pour le citoyen tout simplement.

Enfin, sur les Ficoba, l'étude qu'a mentionnée ma collègue et que nous menons sur l'accès des différentes autorités européennes aux registres de différents actifs, dont les actifs bancaires, est un exemple d'initiatives que nous prenons au sein du mouvement pour inciter les autorités étrangères à se rendre compte des bonnes pratiques. En France, le Ficoba est une bonne pratique. Il est utile de la présenter à l'étranger de manière synthétique, afin de montrer qu'il est possible de changer la donne en matière de lutte contre la criminalité économique et financière.

Mme Charlotte Palmieri. - Oui, plusieurs pays de l'Union européenne n'ont pas de fichier. Nous essayons actuellement de cartographier la situation pour toute une série d'avoirs, parmi lesquels les comptes bancaires. Y a-t-il des registres ? Quel accès pouvons-nous y avoir ? Les données sont-elles complètes ? Nous y travaillons avec plusieurs pays de l'Union européenne dans le cadre d'une cellule localisée à Bruxelles. Nous allons publier très prochainement les premiers résultats de cette étude. Malheureusement, elle ne porte pas sur tous les pays de l'Union européenne, sur quelques-uns seulement, dont la France. Elle montre les lacunes qui existent et signale des opportunités d'amélioration. Nous vous communiquerons ces premiers résultats d'ici deux mois, je pense. Ce type d'étude vise à asseoir un plaidoyer pour renforcer l'interconnexion entre les registres au niveau européen.

M. Patrick Lefas. - Le Conseil constitutionnel a reconnu un intérêt public à la lutte contre la fraude fiscale. Il ne l'a pas reconnu à la lutte contre la corruption et le blanchiment.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pas encore...

M. Patrick Lefas. - Il y a là une marge de progression. Le Conseil a également exclu que nous ayons accès au registre des trusts. Il en ira de même, sans doute, d'un registre des oeuvres d'art ou des navires.

Pourtant, les sanctions ont montré qu'il était parfois impossible de savoir où sont les navires. Les chantiers navals qui réparent ou qui développent les bâtiments sont tenus par la plus stricte confidentialité. Il faut pourtant appréhender cette réalité si nous voulons nous donner les moyens de lutter efficacement contre la délinquance financière, la criminalité organisée et le contournement des sanctions internationales.

Cela implique de reconnaître dans notre droit un intérêt supérieur aux autres libertés, aux droits de la propriété, de la personne, etc. Ce serait une construction différente de celle qui, jusqu'à présent, a prévalu en droit constitutionnel.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La volonté politique doit être au rendez-vous. Au stade où nous en sommes de nos auditions, des marges de progrès extrêmement importantes se dégagent. Il y a plusieurs dispositifs à améliorer, si toutefois des contingences diplomatiques ne viennent pas nous empêcher de titiller des territoires non coopératifs, des ports francs et un certain nombre d'outils de détournement, pourtant bien identifiés... Il faut arrêter de penser que la fraude ou l'évasion fiscale est un crime sans victimes.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci à tous.

Audition de Mme Laureline Peyrefitte, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

(Jeudi 3 avril 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons nos travaux de ce jour en entendant Mme Laureline Peyrefitte, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice. Madame la directrice, vous êtes accompagnée par M. Étienne Perrin, chef du bureau du droit économique, financier et social, de l'environnement et de la santé publique et par Mme Cécile Faucherre, cheffe de la mission du groupe d'action financière (GAFI)-Ukraine.

Madame la directrice, le cadre pénal français en matière de lutte contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée nous a généralement été présenté comme robuste. Des instruments comme la présomption de blanchiment font, semble-t-il, figure de modèle pour d'autres pays.

Mais, parallèlement, le droit européen, au travers des différents paquets anti-blanchiment, vient compléter notre droit par des dispositions parfois complexes comme la saisie sans condamnation ou l'enquête patrimoniale post-sentencielle.

Par ailleurs, la commission a pu entendre que l'approche en termes d'infractions limite le champ d'action de la justice et qu'il faudrait désormais davantage raisonner en termes de bandes organisées. Surtout, ce sont les difficultés de la coopération internationale qui nous ont été soulignées par les différentes personnes que nous avons entendues en audition.

Il est donc très important pour nous de comprendre quelles sont les forces et les faiblesses du droit pénal et de la procédure pénale pour lutter contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée.

Je vous indique, mesdames, monsieur, que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Laureline Peyrefitte, M. Étienne Perrin et Mme Cécile Faucherre prêtent serment.

Si vous le voulez bien, madame la directrice, vous pourriez en quelques minutes faire une présentation liminaire, après laquelle je passerai la parole à Mme la rapporteure et aux membres de la commission pour vous poser des questions.

Mme Laureline Peyrefitte, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice. - J'ai l'honneur d'intervenir devant vous sur la question de la lutte contre la délinquance financière en ma qualité de directrice des affaires criminelles et des grâces. Cette lutte est un axe d'orientation majeur de ma direction. Je me réjouis de constater l'intérêt qui se manifeste, particulièrement aujourd'hui, pour cette matière devant la menace croissante à laquelle nous devons faire face.

Permettez-moi tout d'abord de rappeler brièvement le rôle de ma direction. La direction des affaires criminelles et des grâces, ou DACG, exerce les attributions du ministère de la justice en matière pénale. À ce titre, elle élabore la législation et la réglementation en matière répressive et examine, en liaison avec les départements ministériels concernés, tous les projets de normes comportant des dispositions pénales. Elle conduit également, en associant le secrétariat général, les négociations européennes et internationales en matière répressive. Elle prépare les instructions générales d'action publique. Elle coordonne et évalue leur mise en application. Elle contrôle l'exercice de l'action publique par les parquets généraux et les parquets.

Avant de répondre à vos questions, je propose de vous présenter le fruit des travaux et des réflexions qui sont menés par ma direction dans le cadre de sa mission de conduite de la politique pénale déterminée par le Gouvernement, compte tenu des travaux interministériels européens et internationaux auxquels nous participons et des retours qui nous sont faits par les juridictions. Après un premier état de la menace que nous constatons et après vous avoir présenté aussi l'architecture judiciaire de lutte contre la délinquance financière et la criminalité organisée, j'évoquerai brièvement les moyens d'investigation et je rappellerai la dimension fondamentalement interministérielle de la lutte contre la délinquance économique et financière. Je vous expliquerai également la façon dont nous travaillons ainsi que nos stratégies d'action.

Je commence donc par l'état de la menace. Vous le savez, la délinquance financière renvoie en réalité à un champ infractionnel particulièrement étendu, qu'il faut à mon sens entendre comme englobant toutes les formes d'escroquerie et les infractions voisines que sont l'abus de confiance, le faux, l'usage de faux, certaines infractions au droit de la consommation, la fraude fiscale, les infractions à la probité, les infractions au code de commerce, les abus de biens sociaux, les infractions aux moyens de paiement, à la réglementation douanière, à celle des marchés financiers et boursiers, enfin, évidemment, les infractions de blanchiment.

En matière de délinquance financière, force est de constater que nous faisons face à une menace massive et protéiforme, longtemps sous-estimée sans doute, qui n'a ni visage, ni assise territoriale, ni frontières. C'est une menace massive, car le nombre d'affaires qui remontent des parquets et des parquets généraux est loin d'être représentatif de la réalité de ces activités qui sont, par nature, occultes, comme l'illustrent plusieurs affaires d'escroquerie qui constituent la matière première traitée au quotidien par les services d'enquête et les magistrats. Je me reporte pour cela aux chiffres, notamment de juillet dernier, qui ont été communiqués par le service statistique du ministère de l'intérieur et qui vous ont sans doute déjà été donnés. En 2023, les services de police et de gendarmerie nationales ont recensé 411 700 victimes d'escroquerie, contre 250 900 en 2016, soit une hausse moyenne de 7,6 % par an.

Invisible et dissimulée, la délinquance économique et financière se développe au moyen d'une économie souterraine et du recours aux circuits de l'économie légale - bancaires, commerciaux et administratifs -, d'un recours ingénieux aux technologies les plus innovantes et parfois de complicités au sein même de nos institutions. Bien souvent, le premier visage que rencontrent les enquêteurs dans le cadre d'investigations diligentées pour remonter les flux bancaires susceptibles de caractériser le blanchiment, par exemple, de travail illégal ou d'escroqueries, sera celui d'un homme de paille ou d'une société fictive, d'une blanchisseuse, créée pour permettre cette circulation de flux d'argent. Souvent, le suivi des flux illégaux d'argent bancarisé conduit les services d'enquête à une domiciliation bancaire à l'étranger, particulièrement en Israël, à Dubaï, à Hong Kong, afin d'entraver ou de ralentir les demandes d'entraide pénale internationale. Cette réalité est aussi connue du monde judiciaire que des délinquants qui s'y réfugient.

C'est également une menace sous-estimée de longue date, souvent considérée de moindre gravité, où la vigilance de la victime est parfois remise en cause. Or la menace que représente la délinquance économique et financière pour notre économie, nos deniers publics, la confiance des citoyens dans les institutions publiques et pour la sécurité des personnes, lorsqu'interviennent des réseaux criminels, est profonde. Je citerai notamment les escroqueries aux faux ordres de virement qui ont frappé nombre d'entreprises françaises et d'établissements publics, les fraudes opportunistes aux dispositifs de gestion de la crise sanitaire, la fraude au malus écologique lors de l'acquisition de véhicules, ou encore le phénomène des garages fictifs qui permettent l'immatriculation de véhicules au nom de sociétés fictives et ainsi la commission d'infractions multiples, en toute impunité, et de s'exonérer frauduleusement des amendes. Je citerai également la fraude aux dispositifs d'attribution de la prime de transition énergétique, MaPrimeRénov'.

Lorsqu'on s'intéresse au haut du spectre de la criminalité financière, on regrette que cette délinquance demeure considérée comme de moindre gravité, alors que ces faits occasionnent des préjudices économiques extrêmement importants pour nombre de nos concitoyens. Certains noms de dossiers récents l'illustrent bien, comme le dossier Apollonia, ou le dossier Carton rouge, qui est en cours de traitement en ce moment. Ces faits occasionnent un préjudice abyssal pour l'État, qui obère fortement son action. Je vous rappelle les propos de Mme la ministre des comptes publics, Amélie de Montchalin, qui avait annoncé que les services de son ministère avaient détecté 20 milliards d'euros de fraude en 2024. Nous pouvons citer par ailleurs l'exemple récent de la fraude à la taxe carbone impliquant un dénommé Marco Mouly, surnommé aussi le roi de l'arnaque, arrêté récemment à Rome pour l'organisation de son insolvabilité. Il avait été précédemment condamné à huit ans d'emprisonnement pour une vaste escroquerie à la TVA.

Ces faits ont des incidences également réelles sur la sécurité et la santé de nos concitoyens, puisqu'ils sont susceptibles de déstabiliser l'économie complète d'entreprises privées, conduisant à des mesures de licenciement. Les fraudes fiscales estimées à 3 milliards d'euros en 2024 par le ministère des comptes publics portent atteinte aux capacités de la sécurité sociale, donc à l'accès à la santé. Et certaines opérations sont commanditées ou reliées à des groupes criminels qui n'hésitent pas à recourir à des actions violentes.

Face à cette menace, quelle est l'architecture judiciaire ? Notre organisation s'est construite sur une spécialisation impliquant des niveaux de traitement différenciés pour faire face à cette activité volumétrique, complexe et transnationale. Il existe donc plusieurs strates d'organisation judiciaire. En effet, plusieurs réformes ont eu pour ambition d'adapter le traitement judiciaire aux évolutions de la criminalité en matière économique et financière afin de favoriser une prise en compte plus efficace de cette criminalité dans toutes ses spécificités. Ces différentes strates de juridiction permettent d'enquêter, de poursuivre et de juger selon la gravité et la complexité des faits. On en recense cinq à l'heure actuelle. Tout d'abord, il existe les tribunaux judiciaires non spécialisés de droit commun dont certains, en fonction de leur taille, disposent de sections dédiées à la délinquance économique et financière. Figurent ensuite les pôles économiques et financiers, qui ne sont plus qu'au nombre de deux aujourd'hui, à Bastia et à Nanterre. Puis viennent les huit juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) qui sont compétentes également en matière économique et financière, la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco) et enfin le parquet national financier (PNF). Je citerai également le parquet européen, l'Office européen de lutte antifraude (Olaf), créé par un règlement du 12 octobre 2017 et qui comporte une délégation française. Il s'agit d'un organe de l'Union européenne.

Les 164 parquets des tribunaux judiciaires ont compétence pour connaître toutes les affaires pénales commises sur leurs ressorts territoriaux, notamment les infractions économiques et financières non complexes, telles que des faits d'escroquerie, d'abus de confiance, de fraudes à la sécurité sociale ou aux finances publiques. Certains contentieux dans ces matières disposent de magistrats référents, par exemple en droit pénal du travail, en atteinte à la probité, ou encore de référents Tracfin ou de référents des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf). Ces référents ont pour missions d'animer la politique pénale et d'être un point de contact pour les partenaires institutionnels.

Les tribunaux les plus importants disposent de sections dédiées au traitement de la délinquance économique et financière, favorisant ainsi une prise en compte plus rapide des dossiers, une bonne connaissance des services d'enquête spécialisés des partenaires institutionnels et la détermination d'une politique pénale claire, via la constitution d'une jurisprudence dédiée du tribunal correctionnel. Les magistrats qui souhaitent se spécialiser bénéficient d'un catalogue de formation très détaillé et très ample de la part de l'École nationale de la magistrature (ENM) qui propose de nombreuses actions de formation à la matière, notamment sur le blanchiment, le droit des marchés publics, la corruption, ou l'étude des pièces comptables. Certaines offrent plusieurs niveaux de compétences et impliquent des cycles de formation qui se produisent sur une année complète.

Les deux pôles économiques et financiers de Bastia et Nanterre ont une compétence territoriale qui s'étend sur le ressort de la cour d'appel concernée. Ces pôles étaient initialement en nombre de 33. Puis cette organisation judiciaire a évolué pour ne plus laisser que celui de Bastia et celui de Nanterre, ce dernier ayant été créé en 2017 compte tenu de la spécificité de la délinquance économique et financière sur ce ressort qui accueille de nombreux sièges d'entreprises.

La création des juridictions interrégionales spécialisées en 2004 résultait de plusieurs constats : les criminels sont mobiles, ils tirent avantage de la mondialisation, ils adaptent leurs modes opératoires et se structurent tout particulièrement en la matière. De nombreux passages à l'acte sont commis depuis ou à destination de l'étranger. Il fallait donc moderniser à l'époque l'architecture judiciaire et prendre en compte la dimension de ces réseaux de groupes criminels en dotant ces juridictions d'outils d'investigation adaptés à l'évolution des phénomènes criminels.

Ces juridictions sont au nombre de huit, réparties sur tout le territoire national : sept en métropole et une en outre-mer, à Fort-de-France. Leur champ de compétence excède la seule délinquance économique et financière, puisqu'il intègre toute la criminalité organisée, sous toutes ses formes. Elles sont compétentes sur les affaires d'une grande complexité, c'est-à-dire intégrant, par exemple, un grand nombre d'auteurs, un nombre important de victimes ou un préjudice de grande ampleur, ou des faits commis dans des lieux multiples nécessitant la mise en oeuvre d'une coopération internationale.

La Junalco, qui a été créée en 2019, quinze ans après les Jirs, a renforcé encore davantage l'action judiciaire dans la lutte contre la criminalité organisée, pour mieux saisir sa dimension financière, sa professionnalisation et son internationalisation. Comme pour les Jirs, il s'agit d'une compétence nationale concurrente, en raison notamment du ressort géographique sur lequel les affaires de très grande complexité s'étendent, qui nécessite souvent d'utiliser des mécanismes de coopération internationale dans plusieurs pays, compte tenu des enjeux d'envergure nationale ou internationale des investigations à réaliser.

Quant au parquet national financier, il a été créé antérieurement, en 2013, en réaction, comme vous le savez, à l'émoi considérable qu'avait provoqué l'affaire Cahuzac et à l'évaluation mitigée de la France présentée à l'époque par l'OCDE. C'était la première fois qu'un parquet à compétence nationale était instauré, disposant de moyens propres, entièrement dédié à la lutte contre la corruption et la fraude fiscale aggravée. Je pourrais évidemment en dire plus sur ce dispositif, si vous le souhaitez.

Enfin, le parquet européen, créé en 2017, est un organe de l'Union européenne doté de la personnalité juridique. Il fonctionne selon le principe d'indivisibilité entre un échelon central situé à Luxembourg et des échelons décentralisés. Il est chargé de rechercher, de poursuivre et de renvoyer en jugement les auteurs et complices des infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne. La délégation française du parquet européen est composée de sept magistrats et de sept procureurs européens délégués, assistés de greffiers et d'assistants spécialisés.

Dans cette architecture judiciaire consacrée à la lutte contre la délinquance économique et financière, ces différentes strates ne peuvent fonctionner correctement sans une coordination et une animation dans laquelle le ministère de la justice, à travers la DACG, s'investit au quotidien. Ces cinq niveaux ont le plus souvent des compétences concurrentes qui nécessitent une bonne circulation d'informations et une bonne coordination, pour que chaque affaire soit traitée à l'échelon le plus approprié. Plusieurs circulaires ont été diffusées : je pense notamment à celle du 31 janvier 2014, relative au procureur de la République financier, qui prévoit l'articulation des compétences entre les différentes juridictions spécialisées en matière économique et financière ; ou à la circulaire du 17 décembre 2019 qui a accompagné la création de la Junalco, circulaire qui constitue l'un des piliers de l'articulation des juridictions de droit commun. Un certain nombre de circulaires thématiques ou territoriales ont également été diffusées, qui rappellent et déclinent ces principes d'articulation. La récente circulaire du 5 mars 2025 vient renforcer quant à elle la coordination judiciaire en matière de lutte contre la criminalité organisée dans son ensemble, intégrant bien évidemment l'aspect de la délinquance économique et financière. Je pense également à la circulaire de politique pénale territoriale pour la Corse, diffusée le 13 mars 2023, qui tenait compte des spécificités locales et de certains phénomènes criminels et assurait la cohérence de l'action entre les juridictions corses, la Jirs de Marseille et la Junalco. L'articulation des juridictions se fait donc en organisant cette circulation d'informations.

Au niveau local, cette articulation se fait également par la mise à plat et l'adoption de doctrines d'emploi pour les juridictions spécialisées, visant à favoriser l'effectivité du partage d'informations à travers le mécanisme de la double information, à la fois remontante et descendante. Les juridictions de droit commun doivent informer les Jirs de toute affaire significative pour leur permettre d'avoir un diaporama de la délinquance au niveau régional et d'envisager, le cas échéant, une saisine en fonction des critères et des doctrines d'emploi qui auront été préalablement fixés - une redescente de l'information étant indispensable pour le traitement local de la délinquance par la juridiction de droit commun. La mise en place de bureaux de liaison et de référents entre les juridictions de droit commun et les Jirs dont elles dépendent est également essentielle pour le partage d'informations dans les dossiers individuels.

Cette articulation se fait également au niveau national à travers les actions menées par la DACG, via notamment des rencontres annuelles entre les procureurs généraux et les procureurs de la République des Jirs. J'ai ainsi lancé très récemment le premier comité stratégique relatif à la criminalité organisée réunissant les procureurs généraux et les procureurs de la République des Jirs sur cette question de la coordination. La DACG fait également des déplacements réguliers en juridiction, et organise aussi des séminaires et des réunions thématiques avec l'ensemble des référents.

Avant d'entrer plus en détail sur le travail conduit par ma direction, je souhaite faire un petit point sur le sujet central des moyens d'investigation. À l'état de la menace participe, à mon sens, un manque structurel de moyens humains des services d'enquête spécialisés qui se traduit par des enquêtes trop longues, voire par un délaissement de certains contentieux. Ce sujet n'est pas nouveau. Il a fait l'objet de nombreux rapports, notamment de la Cour des comptes, en 2019 et en 2023, qui alertaient alors sur la crise de la filière économique et financière. Mais je souhaite aussi dire que l'on peut se féliciter de bénéficier en France de services d'enquête spécialisés en matière financière de très grande qualité. Je fais référence ici aux différents offices compétents à la matière : l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), l'Office national anti-fraude (Onaf), et enfin l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (OCLAESP ), qui traite également de fraudes financières. Ces offices ont permis la résolution d'affaires financières de grande ampleur et leur expertise est reconnue en France comme à l'étranger. L'investissement de ces services doit être salué et accompagné.

En revanche, nous manquons davantage de moyens et de structuration des services de police judiciaire dans les territoires, s'agissant des infractions de gravité intermédiaire. Certains enquêteurs et services sont, bien entendu, excellents, mais cela repose souvent sur des individualités. Cette question-là est particulièrement prégnante dans les territoires ultramarins.

Je souhaite aussi aborder la question de la spécialisation des magistrats. Comme je vous l'ai dit, il y a des magistrats qui se spécialisent ou qui sont référents en différentes matières, dans les juridictions de droit commun, mais aussi, évidemment, dans les juridictions plus spécialisées. Il est également nécessaire d'indiquer que l'enquête judiciaire n'est pas la seule solution pour traiter efficacement les contentieux de masse, notamment les escroqueries, mais aussi les contentieux extrêmement techniques qui se présentent pour certaines fraudes, blanchiments, ou atteintes à la probité, qui nécessitent parfois une coordination importante avec différentes administrations de l'État. Dans ce contexte, la DACG a constamment travaillé à la mise en oeuvre d'alternatives pour aider à désengorger les services d'enquête et les services judiciaires, via notamment l'accroissement des pouvoirs de police judiciaire des agents et des fonctionnaires des administrations spécialisées. Ils peuvent désormais, pour nombre d'entre eux, être sollicités pour procéder seuls aux enquêtes judiciaires ou y être associés par la voie de la co-saisine avec les officiers de police judiciaire. Je pense, par exemple, aux agents de contrôle compétents en matière de travail illégal, aux inspecteurs de l'environnement affectés à l'Office français de la biodiversité (OFB), ou encore aux fonctionnaires habilités du ministère de l'économie et de l'Autorité de la concurrence.

Par-delà ces questions d'effectifs et de formation, nous veillons à écouter les besoins en outils juridiques nécessaires au traitement de ces affaires et à y répondre. Nous réfléchissons ainsi à différents modes opératoires et à différentes évolutions, par exemple l'extension des pouvoirs de police à certains actes pour des agents des administrations qui en sont dotés. Je pense à l'extension des pouvoirs de police judiciaire de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) en matière d'infractions d'escroquerie. On peut imaginer également d'étendre les pouvoirs pour procéder à des investigations dans le cadre de l'information judiciaire et sur commission rogatoire du juge d'instruction pour des infractions particulières, par exemple en droit du travail. Plusieurs évolutions sont également en réflexion, notamment le fait de développer des pouvoirs de sanction administrative pour certaines administrations ou autorités administratives indépendantes. On pense à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), aux pouvoirs de la commission des sanctions de l'Agence française anticorruption (AFA) ou encore au renforcement des sanctions devant la chambre du contentieux de la Cour des comptes pour les infractions financières des gestionnaires publics.

Les cadres d'investigation qui contribuent au traitement efficace de cette matière ont été très récemment l'objet de débats, notamment dans le cadre de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic et, plus particulièrement, des débats sur le procès-verbal distinct. La question également de l'extension des capacités de lutte contre la corruption a fait l'objet de votes à la fois au Sénat et à l'Assemblée nationale. Ces dispositifs permettront très certainement d'accroître la capacité de traitement de ces matières.

J'en viens aux outils techniques qui permettent d'appréhender les investigations complexes nécessaires pour ce type de fait. La question se pose notamment de savoir comment exploiter d'immenses quantités de données dans des délais compatibles avec le déroulement raisonnable d'une enquête. L'intelligence artificielle et les outils associés pourraient constituer une aide à cet égard.

Le rôle de l'administration centrale du ministère de la justice dans la structuration de la politique pénale en matière de délinquance économique et financière est évidemment important. Le code de procédure pénale prévoit que le ministre de la justice conduit la politique pénale nationale et en assure la cohérence. La direction des affaires criminelles et des grâces exerce les attributions du ministère de la justice en matière pénale. Sur la base des éléments et des informations qu'elle recueille, la DACG adresse aux magistrats du parquet des circulaires générales de politique pénale, thématiques ou territoriales qui encadrent leur action, sans jamais s'ingérer dans les affaires particulières qui relèvent de l'autorité judiciaire. Cela permet d'harmoniser le traitement des infractions, d'apporter des outils techniques et juridiques ainsi que de bonnes pratiques et de diffuser ces bonnes pratiques à l'ensemble des juridictions. Comme je l'ai souligné concernant la coordination des strates juridictionnelles, nous avons ainsi diffusé un certain nombre de dépêches. Nous diffusons également plusieurs focus techniques pour améliorer la connaissance juridique et technique de l'ensemble des magistrats, qu'ils soient du parquet et du siège. Tout cela est à la disposition de l'ensemble des juridictions, afin de mieux appréhender les phénomènes de délinquance identifiés.

C'est ainsi que la circulaire du 4 octobre 2021 relative à la lutte contre la fraude fiscale fixe les lignes directrices de la politique pénale en matière de fraude fiscale, en mobilisant l'ensemble des juridictions spécialisées en la matière, en définissant des stratégies d'enquête et en préconisant une déclinaison des modes de poursuite. Elle contient notamment un rappel des dispositifs introduits en 2018 comme la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP). La circulaire a également favorisé le recours aux investigations patrimoniales, les échanges et les liens avec les administrations et avec Tracfin et l'analyse des données à enjeux afin de permettre une meilleure cartographie des risques. La dépêche du 27 juin 2024 relative au traitement des infractions au dispositif fiscal de taxation des émissions de carbone, dit malus écologique, vise quant à elle à faciliter l'appréhension de ce phénomène de fraude par les juridictions et donc la mise en oeuvre d'une réponse judiciaire efficace.

Ces directives ont été mises en oeuvre en coordination avec nos partenaires indispensables. Comme je l'ai dit, l'aspect interministériel est très important dans ce domaine. Ces partenaires sont les administrations spécialisées, Tracfin, l'Agence française anticorruption, la HATVP, la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf), les juridictions financières, les professions réglementées. Tous participent à la lutte contre la délinquance économique et financière. Il y a un rôle essentiel d'animation interministérielle auquel ma direction prend part au quotidien par son activité. Elle est l'un des moteurs de ce cadre institutionnel judiciaire qui rend possible la réunion des compétences au service de la lutte contre la délinquance spécialisée.

Nous avons également créé, dès 1998, des assistants spécialisés qui permettent à l'autorité judiciaire de bénéficier au sein des juridictions de compétences techniques nécessaires à l'appréhension des contentieux techniques. Il y a parmi eux des fonctionnaires en détachement venant des douanes ou des finances publiques, des policiers et des gendarmes, qui apportent des compétences dans leur domaine d'activité initial : en matière fiscale, en matière bancaire, en matière boursière ou encore en matière informatique. Ils ont pour mission d'assister les magistrats du siège et du parquet à tout moment, mais également de favoriser les liens partenariaux des juridictions avec l'ensemble des administrations avec lesquelles elles sont en lien permanent.

Grâce à un certain nombre de dispositifs - je pense notamment au cadre institutionnel des Codaf, qui luttent contre la fraude aux finances publiques - nous avons un système robuste de partenariats et d'échanges qui nous permet de lutter de manière efficace et coordonnée avec les services des douanes, l'administration fiscale et les organismes de protection sociale et de cibler des structures ou des personnes pour favoriser une meilleure appréhension du phénomène, dans sa globalité et non seulement sur le plan purement pénal. Le Codaf est d'ailleurs aujourd'hui l'instance de référence dans la détection et le traitement de la fraude au niveau local. Ces comités traduisent la volonté de l'ensemble de l'État de dynamiser à l'échelon interministériel la lutte contre la fraude aux finances publiques.

Plusieurs autres dispositifs permettent de réunir des compétences pluridisciplinaires essentielles pour la conduite des investigations. Je pense notamment aux groupes interministériels de recherche (GIR), créés en 2002, qui ont déjà été présentés à votre commission. Ils constituent des forces d'action indispensables, principalement à la lutte contre l'économie souterraine et à toutes les formes de délinquance qui y sont associées. Ils accompagnent les enquêteurs spécialisés par le biais de la co-saisine, pour axer les investigations sur les enquêtes patrimoniales et sur la lutte contre la criminalité organisée et l'économie souterraine, via des dispositifs de saisie et de confiscation.

Même si la doctrine d'emploi des GIR est en cours de rénovation, ma direction y participe très activement. C'est un dispositif qui a fait ses preuves et qui est particulièrement utile dans l'appréhension globale des phénomènes de délinquance, notamment de criminalité organisée. C'est en effet essentiellement dans ce champ que les GIR interviennent.

Le constat préalable que je voudrais faire ici, c'est d'abord celui d'un nécessaire renforcement de la prévention en matière de lutte contre la délinquance financière et des actions à envisager : la prévention en amont de l'intervention judiciaire. Comme je l'ai indiqué, on ne peut pas attendre de la justice qu'elle arrive, avec les moyens qui sont les siens, à absorber la totalité de la masse de la délinquance économique et financière, mais la prévention des agissements doit prendre une part importante et significative dans cette lutte, car ils trouvent leurs sources dans des détournements de circuits légaux qui paraissent parfois évitables. Je pense ici au contrôle et à la détection renforcés des administrations compétentes de l'État.

Pour rappeler les statistiques en matière d'escroquerie, plus de 411 000 victimes d'escroquerie ont été comptabilisées en 2023, et 68 000 personnes mises en cause ont été orientées la même année par les parquets pour des faits d'escroquerie simples, à l'exclusion des escroqueries en bande organisée. Ces chiffres démontrent l'ampleur du phénomène. Face à cela, il faut prendre en compte des dispositifs préventifs supplémentaires. C'est un constat : il est impossible pour les forces de sécurité intérieure, eu égard à la modicité et à la limitation de leurs moyens, d'absorber l'entièreté de la masse d'affaires portées à leur connaissance. Il leur est également difficile de mener des investigations poussées et complexes pour chaque affaire afin de tenter d'élucider les infractions, alors même que le taux d'élucidation en matière d'escroquerie simple est assez faible, compte tenu de ces éléments.

Nous constatons également l'existence d'un écrémage naturel par le filtre judiciaire, au détriment de procédures qui ne peuvent pas valablement donner lieu à une orientation pénale, tout simplement parce que l'auteur n'a pas pu être identifié ou que l'infraction n'a pas pu être suffisamment caractérisée, du fait d'un manque de capacité à opérer des enquêtes d'importance, lesquelles impliqueraient des actes particulièrement lourds pour un nombre d'infractions particulièrement important. C'est donc un système de contrôle préalable qu'il est nécessaire d'instaurer, par exemple, sur la fraude au fonds de solidarité créé en 2020, qui a particulièrement touché les entreprises. Je pense aussi à la fraude au compte personnel de formation (CPF).

Devant la facilité avec laquelle il est possible d'obtenir des fonds versés par l'État, les organisations criminelles mettent en place des réseaux structurés dans le but de capter frauduleusement les fonds, notamment du compte personnel de formation. Il est aisé de créer des organismes de formation fictifs, réunissant le plus souvent les caractéristiques de sociétés éphémères. Cela peut nous interpeller sur la facilité avec laquelle les aides sont versées, le contrôle s'exerçant uniquement a posteriori.

Je rappelle également les phénomènes de fraude massive qui sont pris en compte par la Micaf, laquelle a pour mission de coordonner l'action des différents services. Lutter contre les flux financiers associés à la criminalité organisée, c'est une priorité de politique pénale. La lutte contre le blanchiment constitue en particulier un sujet de mobilisation majeur, avec le double objectif d'assurer la solidité, l'intégrité et la stabilité de l'environnement économique et financier licite, et de lutter contre les réseaux criminels, en privant leurs auteurs des fonds et des biens illicitement acquis. La récente circulaire de politique pénale générale du 27 janvier 2025 l'a encore rappelé : dans un contexte où le chiffre d'affaires du trafic, pris en général, est estimé au minimum à 3,5 milliards d'euros annuels et où l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime entre 800 et 2 000 milliards de dollars les produits d'activités criminelles blanchis chaque année, la lutte contre le blanchiment constitue une priorité nationale de politique pénale. Cette circulaire reflète sans équivoque l'impulsion et la dynamique que le ministre, et donc ma direction, souhaite donner à la lutte contre le blanchiment et de façon plus globale contre les flux financiers illicites qui alimentent l'économie souterraine et les circuits occultes. Il existe à la fois un volet préventif et un volet répressif à cette lutte contre le blanchiment : il s'agit, d'une part, de décliner une stratégie marquée par la volonté de coordination renforcée de l'ensemble des acteurs et, d'autre part, de déstabiliser les réseaux criminels en privilégiant leur démantèlement à partir de l'analyse des flux financiers et de les priver des fonds et des biens illicitement acquis.

La DACG participe à ce titre au Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, le Colb. Elle contribue aussi à l'analyse des risques effectuée par ce dernier. Elle participe à la définition et à la mise en oeuvre du plan national d'action en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Sur le plan répressif, elle a également, via cette circulaire, mais par d'autres aussi auparavant, impulsé une dynamique autour des infractions à mobiliser spécifiquement, que sont notamment la présomption de blanchiment et la non-justification de ressources, et a favorisé le dispositif national de saisie et de confiscation des avoirs criminels, dont le renforcement est essentiel pour « taper » au portefeuille les organisations criminelles.

M. Raphaël Daubet, président. - Madame la directrice, si vous le voulez bien, il faudrait accélérer votre présentation pour que nous puissions avoir un temps d'échanges.

Mme Laureline Peyrefitte. - J'abordais les questions de votre questionnaire. Nos mécanismes ont fait la preuve de leurs capacités d'action à l'égard des organisations criminelles, en mettant l'accent sur les dispositifs répressifs, les flux et gains financiers des organisations criminelles et sur la nécessité de renforcer l'action sur les saisies et confiscations des avoirs, non seulement pour les biens matériels, mais également pour les biens financiers, l'idée étant d'avoir une approche patrimoniale systématique dans la conduite des investigations.

À ce titre, l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), avec ses annexes et ses antennes déployées sur le territoire, a rendu possibles des avancées et a pu entraîner une hausse du volume des confiscations particulièrement importante.

Mme Catherine Belrhiti. - Pourriez-vous nous communiquer quelques réussites récentes ou exemples concrets de dossiers traités avec succès ? Par ailleurs, comment la DACG s'adapte-t-elle aux défis posés par l'utilisation des technologies numériques dans les crimes financiers ?

Mme Laureline Peyrefitte. - La DACG ne participe pas directement aux enquêtes, dossiers et procédures qui sont conduits par les juridictions. Je tiens à le rappeler. Nous donnons des instructions générales. Nous facilitons le travail des juridictions en diffusant un certain nombre d'outils techniques juridiques, en favorisant l'harmonisation des pratiques, en encourageant à la coordination des juridictions entre elles et en définissant avec elles des stratégies générales. Mais les actes d'investigation et les procédures sont menés exclusivement, de manière totalement indépendante, par les juridictions elles-mêmes, de sorte que nous ne pouvons pas nous attribuer un quelconque mérite dans l'élucidation et le traitement des affaires de criminalité organisée. Nous soutenons simplement, par l'ensemble des mécanismes que je viens de développer, les juridictions pour qu'elles se dotent des moyens nécessaires. Nous favorisons également le partenariat. L'ensemble des dispositifs existants constitue donc un socle, au profit et au soutien de l'action concrète, juridictionnelle, du ministère de la justice et des juridictions.

Avec le concours de l'Agrasc, nous avons diffusé un guide de saisie des avoirs numériques qui permet, là aussi, de tenir compte des évolutions technologiques et des évolutions des produits financiers pour pouvoir donner aux juridictions les outils juridiques nécessaires pour appréhender le phénomène des flux de cryptomonnaie et faciliter la saisie de ces actifs numériques.

M. Hervé Reynaud. - Vous avez évoqué plusieurs réformes facilitatrices. Notre commission d'enquête a également pour objet de proposer des mesures face aux nouveaux défis. Pourriez-vous hiérarchiser certaines mesures, législatives ou non, susceptibles de vous aider à gagner en efficacité ?

Par ailleurs, une représentante du GAFI-Ukraine se trouvant parmi nous, y a-t-il une actualité particulière concernant ce pays - qui est dans la situation que nous savons depuis février 2022 ?

M. André Reichardt. - Dans la lutte contre la criminalité organisée et le blanchiment, les collectivités territoriales sont quelquefois fournisseuses d'informations importantes. Or plusieurs d'entre elles, et c'est presque un euphémisme, s'étonnent du peu d'efficacité des informations qu'elles peuvent fournir. Plusieurs transmettent en effet des informations au parquet et n'ont jamais aucun retour. Est-ce de nature à faciliter la coopération entre la justice et les collectivités territoriales ? S'il s'agit de déclarations de dépôt de déchets sauvage, il est vrai que le problème se pose moins, mais s'il s'agit de déclarations concernant la présence d'une lessiveuse dans un territoire - elle est ici, tout le monde le sait, et tout le monde s'en fiche - pourquoi une telle absence de réaction ?

On nous dira, bien sûr, qu'il ne faut pas gêner le travail d'enquête, mais l'absence totale d'informations est-elle acceptable ?

Ces collectivités territoriales ont en outre un certain mérite à faire remonter des informations de ce type, certains quartiers étant assez « chauds ». Les maires qui font ce type de déclarations ont intérêt à être assez solides, d'autant que, comme cela a été dit parfaitement dans le rapport de la commission d'enquête sur le narcotrafic, la corruption gangrène aussi l'administration.

Lorsqu'une déclaration de ce type est faite et qu'il ne se passe rien, le maire n'a pas d'information. Cela ne convient pas. J'appelle à une collaboration accrue entre les parquets, notamment ceux qui s'occupent de ces domaines, et les élus locaux, compte tenu de l'investissement considérable de ces derniers.

Mme Laureline Peyrefitte. Nous sommes déjà dotés de mécanismes robustes. La transposition de la directive européenne sur le gel et la confiscation des avoirs est également à venir, qui renforce un certain nombre de dispositifs, notamment la confiscation sans condamnation. Mais nous disposons déjà dans notre législation d'un panel de dispositions très large, que peu de pays ont et qui n'est d'ailleurs pas de nature à faciliter la coopération pénale internationale. Je pense notamment à la présomption de blanchiment.

En tout état de cause, des réflexions sont en cours au niveau européen pour combler les manques qui pourraient subsister. Nous sommes en train d'y travailler. Nous avons et nous souhaitons développer, dans un sens un peu plus large que celui que vous avez évoqué, des échanges d'informations, notamment avec la cellule de renseignements de Tracfin. Ces échanges sont déjà opérants, mais doivent encore s'améliorer. C'est le sens de plusieurs directives que nous avons prises. Je pense notamment à la dernière dépêche sur le circuit court de Tracfin, qui permet de saisir, très rapidement après le gel, des sommes qui sont sur le compte de sociétés considérées comme de potentielles sociétés éphémères, soit un dispositif très rapide ne nécessitant pas d'investigation ou d'enquête judiciaire, qui permet de saisir immédiatement les fonds avant qu'ils ne disparaissent. Ces échanges d'informations sont essentiels pour favoriser encore davantage l'appréhension de sommes d'argent, notamment dans ce cadre-là.

Nous attendons par ailleurs les conclusions de la commission mixte paritaire en cours. Plusieurs nouvelles dispositions qui viennent d'être adoptées favoriseront la lutte contre la grande délinquance économique et financière, particulièrement en lien avec la criminalité organisée.

Mme Cécile Faucherre, cheffe de la mission GAFI-Ukraine. - À la suite de l'agression injustifiée de l'Ukraine, au moment de la prise de sanctions internationales contre la Russie, des travaux avaient été lancés en Europe et au G7 pour coordonner la mise en oeuvre de ces actions aux niveaux européen et international. Le dynamisme européen est toujours là, la task force Freeze and Seize est toujours active et travaille notamment à la transposition de la directive sur les mesures restrictives. En revanche, le groupe de travail sur les élites, les mandataires et les oligarques russes (REPO) du G7, mis en place sur impulsion américaine, ne connaît plus d'actualité. On observe même un désengagement certain des Américains, puisqu'une autre task force, la task force KleptoCapture a été supprimée, alors même qu'elle avait pour objet de cibler les avoirs russes qui pouvaient se trouver un peu partout aux États-Unis et dans les pays membres du G7. C'est donc ce désengagement américain qui est vraiment l'actualité du moment en matière d'Ukraine et de sanctions internationales.

Mme Laureline Peyrefitte. - Je partage évidemment l'idée selon laquelle les liens et les échanges d'informations entre les parquets et les élus sont essentiels. De façon générale - je ne parle pas spécifiquement de la question des blanchisseuses ou des informations qui sont portées à la connaissance des parquets dans ce cadre-là -, ils ont fait l'objet de nombreuses circulaires et actions.

Néanmoins, les questions liées à la criminalité organisée et aux enquêtes judiciaires en cours limitent nécessairement la possibilité de donner un certain nombre d'informations. Ces investigations sont malheureusement souvent longues et ne portent pas forcément leurs fruits rapidement, ce qui entraîne des difficultés majeures pour les acteurs locaux et de terrain. Pour autant, ces derniers sont pris en compte, souvent d'ailleurs dans un cadre totalement partenarial. Des échanges d'informations se font en effet au sein des Codaf ou en lien avec les GIR. Ces informations sont ensuite nécessairement traitées et font l'objet d'investigations.

Je ne peux évidemment qu'inviter au rapprochement et au dialogue entre le parquet et les élus, mais je pense aussi que de nombreux sujets et investigations en cours nécessitent une grande confidentialité. C'est tout le problème que vous soulevez : celui des acteurs qui se retrouvent isolés. Je pense qu'il ne faut pas hésiter à en parler dans les instances dédiées, qui sont multiples : conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), conseils intercommunaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CISPD), notamment. En tout cas, les lieux d'échanges existent et plusieurs dispositifs ont été mis en oeuvre dans la majeure partie des parquets. Je pense aux boîtes mail dédiées ou aux chargés de mission des élus au sein des parquets. Ces dispositifs existent et il faut les mobiliser au maximum. Mais le niveau d'information qui sera donné sera potentiellement limité par les investigations en cours.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Dans le contexte sécuritaire dégradé que nous connaissons, marqué notamment par les agressions à l'égard des élus, ne serait-il pas temps de clarifier les choses, dans les limites de confidentialité que vous avez fixées ? Je pense notamment aux maires qui souhaitaient connaître le nombre de personnes fichées S se trouvant sur le territoire de leur commune, question qui a fait l'objet d'un rapport rédigé par M. François Pillet. Pourquoi ne pas prévoir un rendez-vous d'explication de la politique pénale aux élus ? Les élus se sentent en première ligne quand un problème se présente, et tout à fait disparus au moment du jugement.

Il y a une marge de progrès concernant les rapports avec les collectivités. Ce sujet doit être regardé autrement qu'en termes techniques et réglementaires. Il s'agit aussi d'un problème humain et relationnel. Les élus sont fatigués, les maires sont fatigués. Les élections municipales approchent. Si nous ne recréons pas de liens de confiance, notamment avec les institutions judiciaires, je crains que nous n'allions vers de graves déconvenues. Nous recevons à ce sujet de nombreuses alertes, venues de toute la France. La question de la valorisation des apports des élus à la chaîne pénale est un sujet important.

Didier Migaud, en novembre 2024, avait annoncé un programme qu'il n'a pas eu le temps de mettre en place. Qu'en est-il du bouclier judiciaire dont il avait parlé, notamment la coopération européenne ?

Quelle appréciation portez-vous sur la judiciarisation du renseignement financier ? On a beaucoup parlé de Tracfin et vous avez aussi mentionné des conventions judiciaires.

Mme Laureline Peyrefitte. - Je prends acte de votre première observation et je regrette profondément ce que vous avez indiqué. Il est essentiel que les élus et l'autorité judiciaire aient des relations régulières et constantes. Ma direction favorise cela depuis longtemps. Il me semble que des progrès ont été faits, même s'ils sont sans doute insuffisants, et nous devons continuer de les encourager. Nous savons que les élus sont en première ligne. Il est indispensable que l'action des maires soit soutenue.

Je ne me rappelle pas ce que recouvrait la notion de « bouclier judiciaire ».

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il s'agissait du regroupement et de la coopération des procureurs européens, notamment dans les zones portuaires.

Mme Laureline Peyrefitte. - Il existe une alliance européenne pour les ports, à laquelle participent les procureurs de l'ensemble des pays européens. Il est nécessaire d'encourager ce type de mécanisme. Le ministre souhaite favoriser la coopération européenne en matière judiciaire. Il y a également l'agence européenne Eurojust dont le travail produit des résultats, grâce à des équipes communes d'enquête qui luttent contre la criminalité organisée et le trafic de stupéfiants par voie portuaire. Par ailleurs, l'AFA a été missionnée pour auditer un certain nombre de ports sur la lutte contre la corruption. Ses représentants se sont déplacés dans différents pays européens pour apprécier ce qui avait été mis en place dans ce cadre. Il existe donc des mécanismes et des instances européennes qui sont investis par l'autorité judiciaire et par les États qui se sont mobilisés en la matière.

Sur la judiciarisation du renseignement, j'ai en effet évoqué Tracfin. Nos liens avec ce service se sont considérablement renforcés. Pas moins de dix-huit institutions financières et professions assujetties sont dans l'obligation de faire des déclarations de soupçon, ce qui permet à Tracfin d'identifier certains problèmes et d'opérer des contrôles. Le service saisit l'autorité judiciaire de signalement, très régulièrement, en lui transmettant des notes d'information pour qu'elle puisse vérifier l'existence ou pas d'actions et d'infractions de blanchiment. Le lien que nous entretenons avec Tracfin est constant et la judiciarisation est opérante.

Les parquets, comme les élus, souhaitent améliorer le retour d'informations, car celui-ci n'est pas toujours effectué selon les voies qui ont pourtant été mises en place. Nous avons développé un dispositif de retransmission des informations communiquées par Tracfin. Il mérite d'être encore amélioré, mais cette judiciarisation existe.

Pour lutter efficacement contre les flux financiers occultes, il est indispensable de disposer d'un renseignement financier robuste, que ce soit par le biais de Tracfin ou par d'autres voies. Pour cela, il faut bien évidemment renforcer la coopération avec les professions assujetties ou les institutions concernées.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous avons allongé la liste de celles qui étaient concernées dans la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic et le texte que nous avons examiné en séance, hier soir, visant à renforcer la lutte contre les fraudes aux aides publiques complète aussi le dispositif. Nous oeuvrons de manière pointilliste, mais l'essentiel reste d'agir.

Vous avez évoqué la Cour des comptes au sujet de la sanction des gestionnaires publics. Pouvez-vous revenir sur ce point, car je ne suis pas sûre d'avoir bien compris ?

Mme Laureline Peyrefitte. - Des réflexions sont en cours sur le transfert de sanctions pénales vers des sanctions plus administratives. Certains types d'infraction restent très peu mobilisés par les juridictions. Les sanctions pénales en lien avec la responsabilité pénale des gestionnaires publics pourraient donner lieu à des sanctions administratives ou à une prise en compte facilitée par la Cour des comptes, de sorte que les juridictions pénales pourraient ainsi resserrer leur action sur d'autres contentieux. De manière plus globale, il s'agit de s'interroger sur des transferts de compétences pour accroître la capacité de chacun à mener au mieux des actions répressives.

M. Raphaël Daubet, président. - L'utilisation de l'intelligence artificielle pour exploiter des données en masse est un enjeu important. Mais notre enquête a montré que l'on se heurtait à l'impossibilité d'avoir accès aux données des messageries chiffrées. Dans vos travaux sur l'évolution du cadre pénal, envisagez-vous des possibilités, des dispositifs ou des dispositions nouvelles pour que l'on puisse avoir accès aux messageries chiffrées, au moins sur réquisition judiciaire ?

Mme Laureline Peyrefitte. - Les capacités opérationnelles, juridiques et techniques sont déjà présentes. Dans la proposition de loi que vous citiez, madame la rapporteure, il était question d'intégrer une disposition sur les captations. Mais il faut avoir la capacité technique d'intégrer les messageries cryptées et de les casser, ce qui peut parfois poser problème. Certains dossiers récents ont montré combien cette capacité était fondamentale pour accéder au coeur des réseaux et à des éléments de preuve essentiels. Il s'agit donc d'un axe important de notre travail. La possibilité de captation à distance est souhaitée par l'ensemble des services de police et de gendarmerie, car elle permettrait une meilleure efficacité des enquêtes.

M. Raphaël Daubet, président. - Les services de police et de gendarmerie ne demandent pas forcément des backdoors, mais qu'une réquisition judiciaire leur permette de s'adresser à l'opérateur pour obtenir des données.

Mme Laureline Peyrefitte. - La transposition du paquet législatif relatif à l'accès à la preuve électronique en matière pénale, aussi appelé « e-evidence » est en cours. Ce dernier permettra d'interroger directement les opérateurs au sein de l'Union européenne. Le dispositif est complexe à mettre en oeuvre, à la fois techniquement et juridiquement. Nous y travaillons au sein du ministère de la justice, en lien avec nos homologues.

M. Raphaël Daubet, président. - Nous vous remercions pour ces propos éclairants.

Audition de Mme Jeanne Colonna, journaliste (Corse Matin) et M. Abdelhak El Idrissi, journaliste (Le Monde)

(Jeudi 3 avril 2025)

M. Raphaël Daubet, président. Nous poursuivons nos travaux en entendant Mme Jeanne Colonna, journaliste à Corse-Matin, et M. Abdelhak El Idrissi, journaliste au journal Le Monde.

Madame, monsieur, notre commission d'enquête tâche de comprendre les mécanismes de blanchiment et de pénétration de l'argent sale issu de la criminalité organisée dans l'économie réelle. Les enquêtes que vous menez traitent de ces questions, au travers notamment des importants procès qui sont en cours et qui permettent de dresser un panorama de l'emprise criminelle sur le territoire.

Je précise que cette audition se déroule à huis clos, mais qu'elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié ultérieurement. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Jeanne Colonna et M. Abdelhak El Idrissi prêtent serment.

M. Abdelhak El Idrissi, journaliste au journal Le Monde. - Je vous remercie de cette invitation. Nous avons demandé le huis clos dans la perspective d'un échange direct, au cours duquel, au-delà de livrer notre témoignage, nous pourrions vous suggérer de creuser telle ou telle piste, ou d'auditionner telle ou telle personne. Cette demande portait donc davantage sur cette dimension de conseil que sur le fond de notre intervention.

Au sein du pôle Enquêtes des Décodeurs du Monde, je me suis spécialisé dans la délinquance financière, qui est pour moi la matrice et Le bon échelon d'observation de l'état de notre société. Plus que le narcotrafic lui-même, je m'intéresse à la tuyauterie financière. Ce faisant, je travaille sur une criminalité autonome extrêmement sophistiquée, qui dispose de ses propres réseaux organisés, mais aussi sur une plateforme utile à toutes les formes de criminalité plus traditionnelles.

Avec mon collègue Jérémie Baruch, que vous avez également auditionné, j'ai rédigé un article assez drôle et intéressant à paraître demain, sur le blanchiment d'argent à Dubaï via l'immobilier. Je développe en effet une sorte d'obsession sur Dubaï, en tant que tour de Babel de la criminalité et de la délinquance. On y trouve absolument tous les profils, en particulier des narcotrafiquants français. Beaucoup de personnes que vous avez auditionnées vous l'ont dit : sauf exception, les criminels ne blanchissent pas l'argent par passion. Ils le font parce que le crime paye. S'intéresser comme je le fais à la ligne d'arrivée, c'est-à-dire au placement dans l'immobilier, offre à cet égard un poste d'observation intéressant.

Dubaï est ainsi devenu le nouveau paradis fiscal. Dans notre article, nous racontons comment les loyers d'une quinzaine d'appartements continuaient d'être perçus, alors que leur propriétaire était décédé depuis plus de cinq ans. La fraude est assez facile et les autorités dubaïotes n'ont pas grand-chose à se reprocher dans cette affaire : le registre fait officiellement état d'un propriétaire dont le passeport est toujours valide. Nous évoquons également la personne qui serait, selon nos données, la principale propriétaire française à Dubaï. Il s'agit officiellement d'une salariée, qui a investi au cours de la seule année 2022 pas moins de 50 millions d'euros dans quasiment une centaine d'appartements !

Voilà donc les possibilités qu'offre Dubaï aujourd'hui à des profils qui peuvent être aussi bien des narcotrafiquants que des personnes se livrant à la fraude fiscale ou au blanchiment de crimes ou délits.

Nous sommes également des observateurs privilégiés dans la mesure où notre métier nous amène à discuter de manière très informelle avec des personnes qui ne nous ne disent pas exactement la même chose que ce qu'elles viennent vous dire. C'est normal : il y a un effet « bon élève ». Lorsque l'on regroupe dans un même panel un policier et un gendarme, il ne faut pas compter sur l'un ou sur l'autre pour exposer en détail les problèmes qu'il rencontre. Il s'agit plutôt pour eux de briller et de ne pas passer pour de mauvais élèves, ce qui est compréhensible.

À l'inverse, nous pourrions passer, en tant que journalistes et parce que nous n'avons pas besoin de faire de la communication, pour des pessimistes. En réalité, nous sommes des réalistes. Mon constat sur la délinquance économique et financière est que la situation est très grave et le phénomène absolument massif.

Nous n'avons pas vocation à nous substituer à la police ou à la justice. Néanmoins, nos interlocuteurs sont globalement satisfaits du travail d'initiative que nous menons. Madame la rapporteure, vous avez beaucoup travaillé sur les questions d'arbitrage aux dividendes. Ce sont des collègues du Monde, avec d'autres confrères internationaux, qui ont levé le lièvre. Si mon ego journalistique est très flatté par cette situation, le citoyen que je suis est beaucoup plus inquiet. Il se demande si c'est bien à lui, ou uniquement à lui, de faire ce travail.

Toutes vos auditions l'ont montré : nous avons besoin d'un big bang à tous les niveaux, dans la police, dans la justice et dans l'administration. Tout le monde vous a parlé du manque de moyens. Il ne s'agit pas d'idéologie : le manque de moyens est à la base de tout. En matière de délinquance économique et financière, mettre les moyens est l'investissement le plus sûr qui soit. Il suffit de se baisser pour ramasser. Plus vous mettez de moyens, plus vous menez d'enquêtes, plus vous faites rentrer d'argent et plus vous perturbez les réseaux organisés, notamment dans le domaine de la fraude aux subsides publics.

Je déduis par ailleurs de mes échanges que notre réponse est trop fragmentée. Nous travaillons en silo et la coordination fait défaut.

L'enjeu se situe également au niveau des moyens techniques, sur lesquels nous sommes très en retard. J'interviens régulièrement dans des formations à l'École nationale de la magistrature (ENM) et Madame la directrice des affaires criminelles et des grâces mentionnait à juste titre tout à l'heure la richesse du catalogue de formation continue du ministère de la justice. Je trouve ainsi intéressant que l'on me demande d'intervenir pour présenter nos méthodes d'enquête journalistique et nos outils. En tant que journalistes, nous disposons de moyens techniques puissants qui nous permettent de tirer parti des montagnes de données sur lesquelles nous sommes amenés à travailler dans le cadre de grandes enquêtes, souvent internationales. À l'inverse, dans le cadre des enquêtes judiciaires, la présence de données dans des volumes importants effrayent car est souvent synonyme de paralysie en raison de l'absence des outils nécessaires à leur traitement.

Si le langage de programmation, par exemple, suscite l'enthousiasme chez les fonctionnaires, ces derniers regrettent de ne pas savoir l'utiliser et mettent en avant le manque de moyens. Quand ils veulent se connecter à certains sites internet, ils sont bloqués par un pare-feu et sont contraints d'utiliser leur téléphone en partage de connexion. Cela peut paraître anecdotique, mais c'est révélateur : de ce que je vois on assiste à une opposition asymétrique entre, d'un côté une criminalité extrêmement sophistiquée qui n'a pas tardé à moderniser les moyens de blanchir le produit de ses méfaits et, de l'autre, une autorité ou force publique, qui est, en matière de lutte contre la délinquance financière, en sous-effectif, sous-équipée, souvent déconsidérée, qui de fait, n'a de force que le nom. C'est à se demander si cette situation scandaleuse est, quelque part, recherchée. À tout le moins, elle semble acceptée.

Je me suis replongé récemment dans des affaires de trafic de stupéfiants en région parisienne au début des années 2000 : des narcotrafiquants pratiquaient déjà à cette époque le blanchiment d'argent via des sociétés basées au Luxembourg. Dans notre article, nous avons fait par ailleurs le portrait d'un gros narcotrafiquant français très bien intégré dans le secteur immobiliser dubaïote, jusqu'à être présenté comme l'associé d'un gros promoteur immobilier.

Face à cette force de frappe considérable, nos moyens humains et techniques - j'insiste sur les moyens techniques - ne sont pas à la hauteur. Aujourd'hui, toutes les enquêtes comportent de la donnée. Pour autant, je suis assez sceptique lorsque j'entends que la solution pourrait être l'intelligence artificielle (IA). Pour parler de façon imagée, j'observe des moyens qui nous renverraient plutôt au Moyen Âge, et nous visons la voiture volante ! Il y a peut-être, au préalable, un léger rattrapage à effectuer... En ce qui me concerne, j'utilise l'IA non pas au quotidien, mais à la marge. Menons d'abord ce travail d'acculturation. La maîtrise d'outils techniques n'est pas un truc de geek qu'il faudrait laisser à quelques spécialistes. On devrait l'enseigner dans les écoles de police et à l'ENM. Comme on le fait de plus en plus en écoles de journalisme. Une fois que l'on a identifié ce défi de l'acculturation, le problème qui se pose est le suivant : quand démarre-t-on et qui démarre ? Que la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) parle de l'IA, c'est très bien, mais qui impulse la dynamique ? Doit-elle venir d'en haut ? D'en bas ? En attendant, nous sommes en 2025, l'IA est partout et la question des outils numériques n'a toujours pas été traitée... Pardonnez-moi d'être sans doute trop catégorique dans mes propos. Le chef de l'unité nationale cyber de la gendarmerie nationale vous a expliqué l'importance du travail qu'il menait sur les données. L'idée n'est pas donc pas de dire que tout le monde est à la traîne, mais il y a un travail général d'acculturation à mener et surtout à initier concrètement. Si l'on prenait l'image d'une bataille, les troupes constituant la réponse judiciaire, pénale et administrative seraient en sous-effectif et sous-équipées là où, en face, il y aurait une force de frappe absolument considérable.

Permettez-moi à cet égard de vous donner mon avis personnel sur certaines solutions qui sont mises en avant. Nous serons peut-être en désaccord sur ce point, et c'est aussi l'occasion d'en débattre. Imaginer que l'une des solutions pourrait être de toucher au chiffrement de Signal, c'est un peu, pour garder l'image de la bataille, de ne pas s'occuper du recrutement et de l'équipement des troupes, mais de décider d'envoyer un missile balistique sur l'ensemble du front, avec des effets collatéraux sur les libertés fondamentales de chacun dont on ne mesure pas encore les conséquences. Il y a des choses à faire en priorité.

Certaines personnalités auditionnées - c'était le cas, me semble-t-il, de la sous-directrice du contrôle fiscal - vous ont fait part des injonctions contradictoires auxquelles elles devaient faire face, notamment sur la question des sociétés éphémères. D'un côté tout le monde s'accorde à dire que la facilité avec laquelle il est possible de créer une société, de manière éphémère, sans qu'il y ait le moindre contrôle d'identité, rend possible les escroqueries aux aides et dispositifs publics (Ma Primrenov, le CPF, aides Covid). De l'autre côté, il y a une position de principe qui consiste à refuser tout contrôle a priori, dans ces dispositifs d'aides, car cela relèverait d'une entrave.

Sans verser dans l'idéologie, mais de manière très pragmatique, il faudra bien réfléchir, à un moment donné, à justement réguler les facilités et la frénésie de notre vie économique, pour entraver les activités criminelles, car les délinquants profitent à plein d'un effet d'aubaine. Personnellement, je ne connais personne qui ait besoin de créer une société en cinq minutes depuis son ordinateur. Ce n'est pas la fin du monde ni vivre en URSS que de se déplacer pour déposer un dossier papier et fournir une pièce d'identité qui sera contrôlée.

Ces effets d'aubaine existent d'ailleurs partout. Le président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce vous expliquait ainsi comment de nombreuses informations liées aux sociétés qui étaient mises à disposition en open data, notamment les actes constitutifs, étaient utilisées par des escrocs. Cela étant, l'open data nous est utile aussi à nous, journalistes. Dans ce cas, il y a donc peut-être un effet d'aubaine à la marge pour les délinquants, mais il y a surtout et avant tout des effets vertueux dans le fait que ce contrôle par la société civile sur le registre du commerce permette de mettre de la lumière sur certaines activités criminelles dans le secteur économique.

Je pourrais vous parler par exemple de l'immobilier et des enquêtes journalistiques que nous avons menées et qui ont eu ensuite une vie judiciaire à partir de l'exploitation de données accessibles qu'il suffit de récupérer pour montrer des schémas de blanchiment.

En matière immobilière, nous avons réussi, grâce aux dispositions qui ont été votées à l'échelle européenne et nationale en matière de transparence, à créer un continuum au travers du registre des bénéficiaires effectifs. Il est ainsi possible de faire une recherche sur une société pour savoir qui en est le bénéficiaire effectif. C'est un bon début, mais c'est insuffisant. Idéalement, nous voudrions disposer d'une base de données nominative qui permettrait de faire une recherche par personne. Dans les faits, nous y parvenons, sans être sur une ligne de crête, bien que l'on pourrait nous reprocher de détourner quelque peu la philosophie du système. Je précise qu'en agissant de la sorte, nous ne sommes pas dans l'illégalité : du point de vue du règlement général sur la protection des données (RGPD) et de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), il existe des exceptions dans le cadre d'une exploitation des données à caractère personnel à des fins journalistiques.

C'est ainsi que des confrères vénézuéliens nous ont sollicités au sujet de personnes accusées dans leur pays de détournement de fonds publics, qui s'abritaient derrière des sociétés françaises. Je les ai donc aidés à déterminer s'il s'agissait de sociétés immobilières et si ces sociétés détenaient de l'immobilier. C'est très facile à vérifier dans la mesure où il existe depuis 2019, en open source, sur data.gouv.fr, un fichier des locaux et des parcelles des personnes morales. Cette base de données nominatives recense tous les propriétaires qui sont non pas des personnes physiques, mais des personnes morales.

Vous voyez donc comment, à partir du registre des bénéficiaires effectifs, on peut s'intéresser à une personne, vérifier si elle détient des sociétés et si ces sociétés ont un patrimoine immobilier. Ensuite, nous basculons dans une phase de vérification qui utilise le service de la publicité foncière (SPF), qui est un autre de mes dadas. Lors d'une audition, une sénatrice a posé une question sur le cadastre et sur le SPF. Là encore, une enquête ne tient à pas grand-chose. Faire une demande au SPF de Paris pour obtenir un relevé d'informations concernant une parcelle de terrain ou un propriétaire d'un bien immobilier prend moins d'une semaine. En revanche, lorsque je me suis adressé au SPF de Pointe-à-Pitre - il était compétent pour les biens immobiliers qui intéressaient mes confrères vénézuéliens et qui étaient situés à Saint-Barthélemy -, ce dernier a mis deux mois à répondre. Je ne lui jette pas la pierre, ce service manque de moyens. Il a fallu ajouter deux mois pour obtenir copie de l'acte de vente. On en revient à la question des moyens.

Concrètement, l'open source est devenu pour nous un nouveau terrain d'enquête journalistique. Mais s'il existe des blocages assez incompréhensibles. Par exemple, le fichier des locaux et des parcelles des personnes morales contient les noms des sociétés immobilières propriétaires, mais ne précise pas, pour les sociétés étrangères, le pays d'immatriculation ! C'est une donnée qui n'est pas sensible en matière de respect de la vie privée, mais qui est pourtant précieuse. Pour nous, une société immobilière espagnole ou panaméenne qui détient une villa en France ce n'est pas la même chose !

L'open source est aussi un formidable terrain d'enquête judiciaire. Mais je n'ai pas encore vu les enquêteurs et les magistrats prendre ce virage. Par exemple, sur la thématique du blanchiment d'argent dans l'immobilier français ou pour le détournement de fonds publics, des oligarques russes structurent leurs montages avec des sociétés basées à Chypre, utilisées pour détourner des centaines de millions de dollars via des prêts ou des prestations fictives payés par des grands groupes publics russes, via les Îles vierges britanniques

Dans le cadre d'une enquête judiciaire, il faut faire des demandes d'entraide pénale internationale. Mais, ne serait-ce que pour comprendre et trouver des pistes intéressantes, il suffit d'aller récupérer les rapports financiers des sociétés. À Chypre, beaucoup de choses sont documentées, et il suffit de payer 10 euros sur le site du registre chypriote des sociétés. Encore faut-il y penser et faire la démarche. Les enquêteurs judiciaires ont plutôt la culture de la réquisition, qui prend des mois et des mois. Alors que certaines informations sont disponibles en quelques clics et pour quelques euros. Les informations à l'étranger dépendent aussi beaucoup de la qualité de la coopération internationale. De ce point de vue, la coopération internationale journalistique fonctionne très bien et permet d'appréhender des sujets et des enquêtes de manière globale et pas uniquement par le prisme franco-français par exemple. Je reviens sur la question du manque de moyens chez les enquêteurs et comment l'objectiver ? Vous devriez poser la question précisément à tous vos interlocuteurs et vous seriez surpris des réponses. Il serait intéressant de demander quels sont les effectifs actuellement affectés à la lutte contre la délinquance financière par rapport aux effectifs théoriques et voir comment les effectifs dédiés à cette thématique ont évolué ces dernières années. Il y a un délaissement de ce sujet notamment en région, pour ce qui touche à la petite délinquance financière. Avec des effets pervers, sur la lutte contre la fraude fiscale par exemple. Vous vous êtes battue avec d'autres, madame la rapporteure, pour la suppression du « verrou de Bercy » pour que le fisc transmette automatiquement les cas de fraudes supérieurs à 100 000 euros. Aujourd'hui, dans certains parquets, on a dû remonter le seuil en deçà duquel on n'enquête pas, faute d'enquêteurs pour traiter les procédures.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il fallait bien lever ce « verrou de Bercy » ?

M. Abdelhak El Idrissi. - Tout à fait, mais on n'a pas pensé l'après. À l'époque, les avocats fiscalistes protestaient, estimant que les magistrats seraient noyés sous les procédures et leur technicité fiscale, qu'ils n'y comprendraient rien. Force est de constater qu'ils sont bel en difficulté, mais en raison du manque d'enquêteurs.

La direction des affaires criminelles et des grâces a pourtant produit des modèles types de procès-verbaux, avec les questions à poser aux personnes suspectées de fraude fiscale. Comme les faits sont souvent déjà caractérisés par le fisc, il ne reste plus qu'à auditionner les personnes, mais on ne le fait pas, faute d'enquêteurs. Du coup les procédures restent dans des armoires et ne seront jamais traitées, jusqu'à ce qu'un magistrat classe la procédure. D'ailleurs, afin de faire face à ce phénomène d'accumulation de procédures en souffrance, les procureurs ont recours à des classements SAM (Sans Avis magistrats). C'est à dire qu'en fonction de certains critères de montants du préjudice, d'utilisation de comptes bancaires à l'étranger, des affaires d'escroquerie sont par exemple automatiquement classées sans suite au niveau des commissariats. Il y a un autre verrou auquel il faudrait s'intéresser, c'est celui qui existe sur les enquêtes judiciaires en matière de violation des sanctions internationales. Je me suis intéressé au cours d'une enquête à un dénommé Boris Rotenberg, ami d'enfance de Vladimir Poutine, sous sanctions internationales depuis l'invasion de l'Ukraine. Il a beaucoup d'immobilier en France, dont un bien en son nom propre, qui est enregistré comme bien gelé à la direction générale du Trésor. En revanche, tous les biens qu'il possède via ses nombreuses sociétés, et qui sont facilement identifiables, ne sont pas gelés. J'ai interrogé la DGTrésor à ce sujet, mais elle m'a opposé le secret fiscal.

Donc on ne sait pas si la DGT a mal cherché, ou s'il y a une violation des sanctions.

Or, une enquête judiciaire sur la violation des sanctions, prévue à l'article 459 du code des douanes qui punit lourdement cette infraction, ne peut être lancée qu'après une plainte préalable du ministère de l'économie - direction générale du Trésor ou douanes -, qui me semble parfois frileux sur la question russe. Il y a sans doute un problème d'injonctions contradictoires pour la DGT qui doit, d'un côté, aider et protéger les sociétés françaises, et de l'autre, elle est censée dénoncer à la justice des cas de violations des sanctions qui pourraient être lourdement sanctionnées. Dans ce cas, on imagine mal la DGT signaler massivement la justice les cas de violation des sanctions.

M. Jeanna Colonna, journaliste à Corse matin - Je suis journaliste à Corse matin spécialisée dans la justice depuis treize ans.

J'ai pu noter qu'il y avait un problème d'initiatives dans les enquêtes. En ce moment a lieu le procès « Email Diamant », qui concerne le « Petit Bar », une bande criminelle corse. Cette affaire est née à partir d'une tentative d'assassinat, avec la mise sous écoute de plusieurs personnes. Les deux ans de « sonorisation » ont montré que beaucoup d'argent liquide circulait entre ces personnes, mais l'enquête qui a suivi ne démontre rien. On sait qu'il y a de l'argent qui transite et du blanchiment, notamment via les commerçants chinois d'Aubervilliers, mais rien n'a été retrouvé. À mon sens, nos enquêteurs ne sont pas assez aguerris pour mettre au jour tous ces systèmes assez sophistiqués. In fine, on ne sait pas où est l'argent ni par où il a transité.

On ne parle pas assez des groupes interministériels de recherche (GIR), qui sont de véritables task force d'une très grande efficacité. Ce système n'est malheureusement pas utilisé à 100 % de ses capacités. En Corse, par exemple, nous avons une antenne GIR qui ne comprend plus de douanier. C'est problématique. Les GIR sont capables de mobiliser jusqu'à quatre-vingts personnes et disposent d'une base de données colossale.

La loi Warsmann a malheureusement été vidée de sa substance par différentes jurisprudences, ce qui a un peu entravé l'action des GIR.

On parle de moyens, mais il faut faire avec ce que l'on a et il y a des choses qui fonctionnent bien.

Il est compliqué de déclencher un GIR en Corse, avec ses deux commissariats, à Bastia et Ajaccio, regroupant chacun deux cents enquêteurs. Cependant, avec les mille personnels de gendarmerie, on peut mobiliser environ une soixantaine de personnes sur une enquête, ce qui n'est pas négligeable.

En treize ans, je n'ai vu qu'une grosse enquête pour trafic de stupéfiants aboutir. Parmi les condamnés, il y avait Yassine Akhazzane, aujourd'hui mis en examen dans une affaire d'extorsion avec la DZ mafia. Grâce au GIR a été mis au jour un trafic à 6 millions d'euros, avec le rachat de commerces en Corse. Ce genre d'affaires se situe plutôt sur le bas du spectre, même s'il y a des liens avec de grosses équipes à Marseille ou à Paris.

Le pôle économique et financier (PEF) en Corse, c'est un seul magistrat à Bastia, du fait des congés et des mutations. Ce genre de structure ne tient que sur la personnalité des procureurs. Il a été véritablement boosté à l'époque par Nicolas Bessone, qui est aujourd'hui procureur de la République de Marseille. Il y a eu ensuite deux procureurs successifs à Bastia en charge du PEF et du pôle environnement. Si le procureur ne s'intéresse pas à ces sujets, les pôles ne vont pas vivre. Depuis un an, Jean-Philippe Navarre refait vivre le PEF, mais avec un seul magistrat.

Toujours sur les moyens, vous devez savoir qu'à la PJ d'Ajaccio quatre personnes seulement s'occupent des stupéfiants.

À ce sujet, je veux évoquer la réforme de la police judiciaire de Gérald Darmanin, qui a été très décriée, à juste titre, me semble-t-il. Bien sûr, il faut un renforcement des moyens, mais chaque territoire a ses spécificités et l'organisation des services doit en tenir compte. Or c'est à mon avis un non-sens d'avoir deux PJ sur un territoire comme la Corse, qui connaît une criminalité organisée à l'échelle régionale.

Créer une manière de travailler unique n'est pas pertinent, alors que la criminalité a des spécificités géographiques.

Pour résumer, je constate un abandon des GIR, la loi ayant été trop aseptisée par la jurisprudence.

En Corse, la voyoucratie est souvent propriétaire des sociétés de sécurité dans les ports, les aéroports, etc. Mais les agréments sont donnés au plus haut niveau de l'État. Comment se fait-il que des personnes, notoirement connues pour être proche de personnages fichés au service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco) bénéficient de marchés publics de sécurité de plusieurs millions d'euros ? Après, les préfets ont beau jeu de brandir les menaces de mise sous tutelle des chambres de commerce et d'industrie, mais chacun doit balayer devant sa porte.

Il est très difficile de comprendre, à l'échelle locale, que l'État puisse, d'un côté, délivrer des autorisations et, de l'autre, brandir la menace d'une mise sous tutelle.

Je travaille actuellement sur un dossier d'extorsion et de blanchiment sur un oligarque russe, dont le préjudice est estimé à plus de 20 millions d'euros, et mettant notamment en cause des banques internationales.

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur El Idrissi, vous avez évoqué l'évolution des moyens dévolus à la lutte contre la délinquance financière. Avez-vous des chiffres précis sur ce sujet ?

M. Abdelhak El Idrissi. - J'ai cherché ces chiffres, mais je n'en ai pas trouvé. Vous avez la possibilité de les demander. Je pense qu'ils montreront que lutte contre la petite délinquance financière n'est plus du tout une priorité. Et la réforme de la police judiciaire a fini de le démontrer. La lutte contre la délinquance économique et financière avait été érigée en priorité après l'affaire Cahuzac en 2012 puis les scandales révélés par la presse comme les Panama Papers.

Au niveau de l'organisation territoriale de la police, il était donc évident d'avoir, dans les Sûretés départementale (SD) et les commissariats, des groupes d'enquêteurs dédiés spécifiquement à la lutte contre la délinquance économique et financière, au même titre qu'il y a des groupes d'enquêteurs spécialisés dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, les cambriolages ou les atteintes aux personnes.

Mais, toujours en raison du manque de moyens humains, la lutte contre la délinquance financière a été reléguée, sans que cela soit assumé politiquement, au moment où d'autres priorités ont été annoncées, comme la lutte contre les violences intrafamiliales.

Je ne veux surtout pas opposer les sujets. Cette évolution est parfaitement légitime et nécessaire, mais elle s'est faite à effectifs constants, donc au détriment de la lutte contre la délinquance économique et financière, puisqu'on ne semble pas en mesure de traiter plusieurs priorités à la fois. Ça, personne ne le dit. Mais c'est une réalité.

J'avais commencé un recensement du nombre de groupes attachés à combattre cette délinquance. Dans beaucoup de départements, ils ont été supprimés au profit des groupes de lutte contre les violences intrafamiliales, en conservant les mêmes enquêteurs. Je pourrais continuer à chercher des chiffres sur le sujet, mais je ne dispose pas de vos pouvoirs coercitifs.

Plusieurs magistrats et enquêteurs m'ont dit qu'on avait créé, de fait, une situation d'impunité dans le domaine de la lutte contre la petite délinquance financière : les délits ne sont plus investigués, poursuivis et condamnés.

Fabrice Arfi a raison, on ne parvient plus à poursuivre en justice les personnes concernées, contrairement à ce que certains nous ont dit pour nous rassurer. J'ai enquêté sur un cas de fraude fiscale commise par un oligarque russe sur la Côte d'Azur. Le jour où la société suisse victime de ces agissements reconnaissait les faits et demandait la mise en place d'une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP), le juge d'instruction annulait la mise en examen de toutes les personnes physiques concernées, y compris celle de l'oligarque. C'est un aveu de faiblesse.

Les délinquants l'ont bien compris. Et je ne parle pas des réseaux internationaux de blanchiment très structurés, comme certains groupes de la communauté chinoise, qui agissent par exemple au Centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa) d'Aubervilliers, ou et à des réseaux criminels d'origine pakistanaise.

Des délinquants de droit commun (trafiquants de drogue, etc...) se reconvertissent dans la délinquance financière, moins risquée judiciairement, et qui peut rapporter gros. Surtout si la réponse pénale en face, en raison d'un manque de volonté politique, est aux abonnées absentes. On en revient à cette asymétrie évoquée plus tôt.

Un mot sur la réforme de la police judiciaire. Quand je dis qu'on ne peut pas gérer plus d'une priorité, je pense que la réforme de la police judiciaire a permis de cacher la misère en matière de manque d'effectifs. Le fait de créer un pot commun d'enquêteurs (qu'ils fassent de la police judiciaire ou non) permet de mobiliser des moyens humains importants sur un type de délinquance. Et comme je le disais, la délinquance financière est rarement une des priorités. Si en plus, comme cela a été le cas avec les opérations anti-rodéo ou place nette XXL, on a le risque de faire de la communication et de l'affichage au détriment de la lutte de fond contre les phénomènes délictuels.

Faire le pari que les Français se contenteraient uniquement de résultats visibles et immédiats est risqué. Je ne sais pas ce qui cause le plus grand tort aux gens : les nuisances d'un rodéo urbain ou se faire escroquer ses économies avec la garantie quasi-certaine que l'argent ne sera jamais récupéré, faute d'enquêteurs.

Les plaintes en matière de délinquance financière continuent de rester au placard jusqu'à ce qu'elles soient classées, après un avis simple du magistrat, voire en l'absence d'avis, selon des critères objectifs fixés à l'échelon ministériel.

Dès lors que l'escroquerie n'implique pas un compte situé à l'étranger et qu'elle ne dépasse pas un certain seuil, elle n'est pas poursuivie. Ce n'est pas une question d'absence de volonté, mais de manque de moyens.

La réforme de la police judiciaire et la mise en place d'un pot commun à l'échelon départemental ont rendu encore plus aléatoire la sanctuarisation des personnels attachés à la lutte contre la criminalité organisée.

À Bordeaux, la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) est composée de 4 magistrats du parquet qui gère la délinquance organisée financière et non-financière, tout en devant gérer des dossiers de violences conjugales. Alors que les JIRS sont censés, depuis leur création en 2004 disposer d'effectifs sanctuarisés pour lutter contre la criminalité organisée.

À Paris, faute de moyens, on demande à des magistrats spécialisés, qui croulent sous les dossiers d'une très grande complexité, de tenir des audiences de délinquance du quotidien, dans le cadre du service général. Je me souviens d'une audience où Serge Tournaire, juge d'instruction financier, présidait une audience où se succédait des cas de violences intrafamiliales. L'idée n'est pas d'opposer les affaires et les types de délinquance. Il n'y a pas des « petits » magistrats et de « grands » magistrats ; je parle simplement de la spécialisation et de la sanctuarisation des enquêteurs et des magistrats. On en est loin.

Chez les enquêteurs financiers à Paris, certains « groupes » spécialisés ne sont plus composés que d'un policier. Ils n'ont plus de « groupe » que le nom. Bref, tous ces éléments montrent qu'il y a péril en la demeure. Et qu'un sursaut est nécessaire.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je lis attentivement les articles que vous publiez, car, à l'instar des lanceurs d'alertes, vous possédez une visibilité sur le terrain qui échappe parfois aux parlementaires.

La commission d'enquête sénatoriale sur le narcotrafic a permis de sortir du déni. C'est pourquoi nous avons embrayé sur cette commission d'enquête sur la délinquance financière. Cette criminalité semble beaucoup plus dangereuse et je partage totalement votre pessimisme. Du reste, je vous félicite pour votre courage ; il n'est pas facile d'être journaliste dans certaines situations.

Quelle est votre vision de la coopération judiciaire concernant les facilitateurs bancaires dans les Émirats ? On évoque souvent le cas de Dubaï, où nous nous sommes rendus dans le cadre de nos travaux, mais on ne parle presque jamais du Qatar. Qu'est-ce qui justifie cela ? Pensez-vous qu'il ne s'y passe rien en matière de crime organisé ?

M. Abdelhak El Idrissi. - À Dubaï, on observe un phénomène de cécité vis-à-vis de l'origine des fonds, qui proviennent du monde entier. Il s'agit de l'émirat le moins bien loti sur le plan de l'exploitation des hydrocarbures. Ainsi, la diversification des revenus apparaît comme une nécessité pour la survie économique.

Cette cécité reflète une volonté de ne pas répondre aux problèmes. On maintient ainsi l'idée que Dubaï reste un endroit particulièrement propice aux investissements, notamment dans le secteur très dynamique de l'immobilier.

La qualité des requêtes judiciaires adressées par la France aux Émirats peut contribuer à améliorer la lutte contre la délinquance financière. Si les requêtes sont bien faites et reposent sur un travail d'identification préalable, les autorités étrangères n'ont plus qu'à arrêter les personnes désignées. A priori, la police de Dubaï n'a aucune difficulté à interpeller des individus dangereux lorsqu'elle reçoit une demande précise et circonstanciée.

Toutefois, il existe parfois des problèmes de communication entre les autorités françaises et dubaïotes. Ainsi, un narcotrafiquant français arrêté à Dubaï, à la demande de la France, a finalement été remis en liberté, au motif que la justice émiratie n'en avait pas reçu la demande. Celle-ci avait pourtant bien été envoyée par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE), via le canal diplomatique.

Vous dites que le Qatar est mis de côté. Il me semble que les sujets sont différents. Le Qatar n'est pas lancé dans un développement frénétique de son secteur immobilier.

Le seul sujet que j'ai été amené à traiter autour du Qatar vise un dossier d'ingérence étrangère avec des soupçons de corruption d'au moins un député et un journaliste, qui ont été mis en examen.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Hier, en séance publique, nous avons examiné la proposition de loi contre toutes les fraudes aux aides publiques, dont le titre a d'ailleurs été ramené à une juste proportion, car seuls quelques dispositifs sont concernés.

Vous avez parlé des services de greffe. On a considéré qu'il n'était pas opportun de leur donner plus de pouvoir pour contrôler les pièces d'identité, au prétexte qu'ils n'auraient pas les moyens de réaliser ce travail. Il semble qu'on ait beaucoup de mal à faire entendre la voie de la raison en matière de prévention.

Gérald Darmanin n'a pas manqué de mener une campagne contre le blanchiment lorsqu'il était ministre de l'intérieur. Il se trouve qu'il était auparavant ministre des comptes publics. Ainsi, nous aurions pu penser que le Gouvernement nous permettrait d'avancer dans le combat contre la fraude fiscale. Or il n'en est rien. Nous avons voté trois misérables mesures dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025, qui ont finalement été supprimées en seconde délibération, un dimanche après-midi !

Les conclusions de la commission d'enquête sénatoriale sur la fraude fiscale et sociale révèlent, elles aussi, que nous n'avons pas vraiment progressé. Comment expliquez-vous ce retard ?

M. Abdelhak El Idrissi. - Beaucoup disent qu'on peut faire mieux avec moins de moyens ; c'est un discours très à la mode aujourd'hui. Pour ma part, je pense qu'on ne peut pas entraver les circuits sophistiqués de blanchiment et de délinquance financière sans faire obstacle à la rapidité de fonctionnement de notre économie.

Les responsables politiques doivent faire un choix. En effet, veulent-ils continuer à promouvoir un système dans lequel un individu peut créer une société en quelques minutes depuis son ordinateur, ou considèrent-ils qu'il s'agit là d'un effet d'aubaine considérable pour les personnes mal intentionnées ? Pour l'heure, la fluidité de la vie économique est défendue comme une sorte de totem.

La lutte contre le narcotrafic a été érigée en priorité absolue. Or la lutte contre la délinquance financière est encore plus importante, car elle englobe tout. Il sera difficile de faire accepter des mesures d'entrave aux libertés fondamentales dans le cadre de la lutte contre le narcotrafic, sans combattre ce qui profite aux réseaux d'escrocs. Il est indispensable de lutter contre la délinquance en col blanc, qui est un phénomène massif et dévastateur pour le contrat social et les finances publiques. C'est une délinquance qui se confond, par opportunisme, avec la criminalité organisée traditionnelle. Et pourtant, on la traite toujours comme une délinquance moins grave, car elle ne fait pas couler de sang. Rien n'est moins vrai aujourd'hui.

Sans certaines professions du droit et du chiffre, les pires criminels ne blanchiraient pas aussi facilement le produit de leurs méfaits. Je pense aux facilitateurs immobiliers -les agences immobilières-, à certains notaires, à certains avocats, à certaines banques. Il est plus facile de taper sur des trafiquants de drogue que sur des intermédiaires en col blanc.

Dans le cadre des Rotenberg Files, de l'argent douteux logés dans les Îles vierges britanniques, était accepté sans difficultés par la Société Générale Private

Banking de Monaco pour garantir des prêts immobiliers destinés à acheter des villas sur la Côte d'Azur. La proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic prévoit de créer un parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco). Or nous ne savons toujours pas quelle sera son ambition réelle, à savoir quels périmètres et quels effectifs. La question semble de savoir s'il faut intégrer des magistrats spécialisés en cyber criminalité et délinquance financière aux côtés des magistrats dévolus à la lutte contre la criminalité organisée traditionnelle.

Ça semble une évidence. Si on n'intègre pas ces spécialités, qui luttera contre les plus gros réseaux de délinquants financiers ? Ceux qui prospèrent au CIFA d'Aubervilliers ? Sur les réseaux pakistanais spécialisés en hawala ? Sur les réseaux d'escrocs internationaux qui opèrent depuis Israël ? Autant de groupes qui profiteront d'une impunité s'il n'existe pas une juridiction nationale, avec une vue d'ensemble, qui s'occupe aussi de cet aspect pas de la délinquance, et pas seulement du narcotrafic.

Mme Jeanne Colonna. - Avec la création du Pnaco, que va devenir la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco) ? Sur le principe, cette unité, composée de quatre magistrats, effectue déjà les missions du Pnaco.

Lorsque Gérald Darmanin s'est exprimé devant l'assemblée de Corse, il a évoqué le Pnaco, la strate des Jirs et un pôle spécialisé dans la lutte contre la criminalité organisée. J'aimerais qu'on m'explique qui va gérer quoi : l'accumulation de trois strates, en plus des parquets locaux, n'a aucun sens !

Vous parlez d'entraves à la lutte contre la délinquance financière. En Corse, l'article 40 du code de procédure pénale n'est jamais appliqué ; pourtant, la plupart des chefs d'administration ne sont pas originaires de l'île. Une culture du silence s'est ainsi mise en place.

Il faut aussi tenir compte d'une crise des vocations chez les magistrats et les enquêteurs. Étant donné la faible rémunération et les problèmes de statut, personne ne veut travailler au sein de la police judiciaire aujourd'hui. En outre, les procédures sont beaucoup trop complexes : à la moindre faille, on appuie sur un bouton et ce sont les agents de la PJ qui sautent.

Une prime est allouée aux fonctionnaires qui acceptent de travailler en Corse, mais elle n'est pas suffisante. Il n'existe pas d'aides au logement et le prix des billets d'avion pour rejoindre le territoire hexagonal peut être très élevé. Ces contraintes propres à l'insularité dissuadent davantage les agents de travailler au sein de la PJ.

Du reste, il existe une porosité importante entre les enquêteurs et les réseaux criminels. Par exemple, en raison du faible nombre d'écoles, les policiers scolarisent leurs enfants dans les mêmes établissements que ceux des voyous.

M. Abdelhak El Idrissi. - La lutte contre la délinquance économique et financière au sein de la PJ est encore moins attrayante. Cela fait longtemps que l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) et l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) n'ont pas fonctionné avec 100 % de leurs effectifs théoriques. Régulièrement, des postes sont ouverts. Sur le papier, ce sont des postes passionnants. Mais ils ont du mal â être pourvus, faute de candidats. Il existe pourtant des incitations, comme le versement d'une prime de technicité qui permettrait d'améliorer la situation, mais, pour cela il faut une volonté politique pour en faire une priorité.

M. Raphaël Daubet, président. - Les services d'enquête nous ont indiqué que la surveillance des messageries cryptées devrait être une priorité. Quel est votre avis sur ce sujet ?

M. Abdelhak El Idrissi. - En effet, c'est ce qu'ont dit les responsables de la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) devant votre commission d'enquête. Les journalistes utilisent Signal au quotidien, au sein d'une même rédaction ou des consortiums internationaux.

Commençons par faire le constat de ce qui ne va pas et réglons les problèmes ainsi identifiés. Aujourd'hui, les soldats de la lutte contre la criminalité organisée sont en sous-effectifs et manquent de tout. La réponse qu'on propose d'apporter à cette difficulté revient à lancer des missiles de façon aveugle. C'est disproportionné. Cela risque d'entraîner des dérives inquiétantes. La société civile, dont les journalistes et les parlementaires, finiront par être victimes de la fragilisation du chiffrement des messageries.

Il faut prendre les choses dans l'ordre. La solution courageuse consiste d'abord à regarder ce qui manque en matière de formation et de moyens techniques et humains. Sur le plan technique, les services d'enquête sont très en retard. À quelques exceptions près, ils sont notamment incapables de faire face à la massification des donnéesUne fois qu'on aura réglé le problème des moyens, on pourra réfléchir à la question du chiffrement des messageries. Allouer des moyens suffisants à la lutte contre la criminalité organisée, c'est déjà mettre celle-ci en difficulté. On pourrait même obtenir des résultats miraculeux.

Par ailleurs, il convient de mettre en oeuvre les outils qui existent déjà. Je pense en particulier à la présomption de blanchiment, créée par la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. Vous auditionnerez sans doute les responsables de la section J2 de la Jirs-Junalco de Paris, qui exerce une compétence en ce domaine.

La présomption de blanchiment permet de demander aux suspects de justifier la provenance de l'argent. En l'utilisant, on peut tout à fait rattraper le retard qui a été pris dans la lutte contre le narcotrafic.

M. Raphaël Daubet, président. - On peut douter du fait que des moyens seront bel et bien alloués aux services d'enquête, d'où la nécessité de travailler sur les messageries cryptées.

M. Abdelhak El Idrissi. - Cela pose un véritable problème démocratique d'accepter cette situation. Parce qu'on manque d'argent, ou plutôt qu'on refuse de mettre de l'argent, la seule solution envisagée consisterait donc à potentiellement mettre en péril les libertés fondamentales de chacun, puisque ça ne coûte pas cher ? Il faudrait mettre les moyens là où on en a besoin plutôt que de créer un monstre.

Mme Jeanne Colonna. - Il arrive que les services d'enquête placent des suspects en garde à vue pour des motifs fallacieux, afin d'introduire dans leur téléphone portable un logiciel keylogger. Ils ont ainsi accès à l'intégralité de leur écran, sans avoir besoin de cracker leurs données. La mise en oeuvre des dispositifs existants serait déjà une très bonne chose.

M. Raphaël Daubet, président. - Quelles personnes nous conseillez-vous d'entendre dans le cadre de notre commission d'enquête ?

M. Abdelhak El Idrissi. - Je ne voudrais pas m'immiscer dans la conduite de vos travaux. Mais en tant que journaliste, j'essaie de parler à tout le monde, à commencer par ceux qui ont les mains dans le cambouis et qui sont en première ligne.

Dans cette même logique, n'hésitez pas à vous déplacer dans les services judiciaires ou d'enquêtes afin que ceux qui sont à la base, et donc les plus importants, vous parlent de leur quotidien et des défis auxquels ils sont confrontés.

Mme Jeanne Colonna. - Vous pourriez, par exemple, interroger d'anciens enquêteurs à la retraite.

M. Abdelhak El Idrissi. - Il faut parfois aller au-delà des discours qui sont tenus officiellement par certaines personnes devant les commissions d'enquête et se rendre sur le terrain pour prendre conscience de la réalité. En outre, si l'on veut combattre le phénomène de déliquescence de la lutte contre la petite délinquance financière, il est indispensable de quantifier les effectifs qui y sont attachés à l'échelle locale.

Du reste, il n'est pas normal que le succès d'une enquête financière relève de la loterie : c'est à dire trouver un service d'enquête pas trop dégarni en effectifs, pas trop sous l'eau, pas démotivé... Le système devrait être robuste dans sa conception et son fonctionnement pour ne pas devoir être tenu à bout de bras et risquer de s'effondrer au moindre soubresaut.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vos propos nous permettent de mettre en perspective un discours officiel avec un discours de terrain. Il y a les figures imposées, auxquelles nous nous soumettrons, mais il y a aussi les figures libres, dont les journalistes font partie. Nous avons eu beaucoup d'intérêt à vous entendre.

Au demeurant, de nombreux textes soumis à notre examen nous ont conduits à prendre conscience des limites de certains dispositifs, comme l'atteinte au cryptage des messageries.

M. Raphaël Daubet, président. - Nous vous remercions, monsieur El Idrissi, madame Colonna, pour votre venue.

Audition de Mme Julie Couturier, présidente du Conseil national des barreaux et M. David Lévy, membre élu du Conseil national des barreaux

(Mardi 8 avril 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons nos travaux de ce jour en entendant Mme Julie Couturier, présidente du Conseil national des barreaux, et M. David Lévy, membre élu du Conseil national des barreaux.

Madame la présidente, Monsieur, la profession d'avocat est à la foi en position de juger de l'efficacité du cadre juridique français en matière de lutte contre le blanchiment, et notamment de l'équilibre entre contrôle et respect des droits de la défense, et une profession assujettie à l'obligation de déclaration de soupçon à Tracfin.

Ce double regard nous intéresse particulièrement et il est important pour nous de vous entendre.

Je vous indique que cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Mme COUTURIER et M. LÉVY prêtent serment.

Mme Julie Couturier, présidente du Conseil national des barreaux. - Je vous remercie, Monsieur le Président. Mesdames et Messieurs les Sénateurs, nous vous sommes reconnaissants de nous avoir conviés dans le cadre de cette commission d'enquête qui aborde des enjeux fondamentaux pour lesquels la profession d'avocat est pleinement mobilisée. Ces thématiques touchent à l'État de droit, à la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée sous toutes ses formes, à la stabilité politique de l'État, à l'intégrité du système économique et, plus largement, à la cohésion de notre société.

La profession d'avocat est résolument engagée dans la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, avec certaines spécificités. Contrairement à d'autres professions, l'application de ces obligations aux avocats nécessite un équilibre délicat. Nous ne reculons pas devant l'impératif de lutter contre les activités criminelles, mais il est crucial de préserver certains principes fondamentaux. Deux notions clés guident notre approche : l'indépendance de la profession d'avocat et le secret professionnel, qui revêt une importance capitale dans le contexte de la lutte contre le blanchiment. Il y a une quinzaine d'années, certains avocats manifestaient des réticences, jurant qu'ils ne feraient jamais la moindre déclaration de soupçon. Cette attitude était, reconnaissons-le, contraire à notre ADN. Cependant, une prise de conscience salutaire s'est opérée. La profession a réalisé que son engagement dans la lutte contre le blanchiment était essentiel pour préserver son indépendance et son statut de profession libérale et réglementée dans une société de droit.

L'autorégulation nous protège des influences extérieures susceptibles de compromettre notre intégrité et notre indépendance, éléments essentiels au bon fonctionnement de la démocratie. Nous insistons sur le fait que tous les avocats, quelle que soit leur spécialité sont concernés par les enjeux de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Il incombe aux institutions ordinales de sensibiliser et de former l'ensemble de nos confrères à ces questions, notamment à l'approche par les risques, qui guide notre action.

Le Conseil national des Barreaux, en tant qu'instance représentative de la profession, est chargé de la représenter auprès des pouvoirs publics. Depuis 2017, nous avons mis en place un groupe de travail dédié à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Ce groupe travaille en étroite collaboration avec un membre du Bureau en charge de l'État de droit, soulignant l'importance que nous accordons à ce sujet.

Les dispositifs français et européen de lutte contre le blanchiment s'articulent autour d'un équilibre entre prévention et répression. Le volet préventif, qui concerne particulièrement les professionnels assujettis, vise à détecter le plus en amont possible les cas de blanchiment et de financement du terrorisme. Ce dispositif repose sur trois piliers auxquels nous adhérons pleinement : premièrement, la sensibilisation et la formation des professionnels assujettis à l'identification précoce des situations à risque. Deuxièmement, l'obligation de déclaration de soupçon dans des cas bien définis. Troisièmement, la confiance accordée à l'autorégulation des professions assujetties.

Le volet répressif est mis en oeuvre par l'autorité judiciaire, sur la base des informations et signalements reçus. Il comprend également les actions de contrôle et de sanction des entités assujetties. Ces deux volets sont au coeur de l'action du COLB, dont les travaux permettent un partage d'informations et d'expériences entre les professionnels assujettis et les administrations compétentes. Il convient de souligner la qualité des échanges au sein du COLB. Nous tenons à souligner la fluidité de la coopération tant avec les instances nationales qu'avec les autres professions, dans un esprit de confiance et de coordination, essentiel à l'efficacité de la lutte contre le blanchiment.

M. David Levy, membre élu du Conseil national des barreaux. - Le droit positif en matière de lutte contre le blanchiment connaît des évolutions significatives, comme vous l'avez constaté au cours de vos travaux de commission d'enquête. Parmi ces changements, deux aspects méritent une attention particulière : la poursuite de l'infraction de blanchiment elle-même et l'inversion de la charge de la preuve, avec l'introduction en 2013 d'une infraction de présomption de blanchiment. Nous comprenons la volonté d'assouplir le cadre juridique pour donner aux autorités d'enquête et de poursuite les moyens d'identifier, de poursuivre et de sanctionner efficacement le blanchiment. Cependant, ces orientations soulèvent plusieurs interrogations.

Premièrement, le traitement du blanchiment comme une infraction autonome au niveau judiciaire pose problème. En effet, bien que le blanchiment soit une infraction à part entière, il s'agit fondamentalement d'une infraction de conséquence, n'existant qu'en présence d'une infraction primaire ou sous-jacente. Malheureusement, la jurisprudence de la Cour de cassation s'oriente dans une direction qui n'est pas toujours satisfaisante d'un point de vue de rigueur juridique. Elle autorise le parquet et les autorités d'enquête à poursuivre uniquement sur le fondement du blanchiment, sans nécessairement rechercher ni démontrer l'existence de l'infraction primaire dans le cadre de la poursuite. Cette approche soulève des difficultés, notamment lorsqu'il s'agit de discuter des éléments constitutifs de l'infraction.

Deuxièmement, depuis la loi du 6 décembre 2013, la question de la présomption de blanchiment, introduite par l'article 324-1-1 du Code pénal, soulève des interrogations. Ce dispositif s'inscrit dans un cadre juridique reconnu par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et du Conseil constitutionnel. Ces juridictions admettent la création de présomptions de culpabilité, à condition qu'elles demeurent proportionnées et qu'il soit possible pour la personne à laquelle on les oppose de se défendre. La présomption doit donc être réfragable, permettant d'argumenter contre elle.

Cette évolution pose plusieurs difficultés. Elle remet en question le principe fondamental de la présomption d'innocence. Notre travail consiste désormais à rétablir cette présomption dans un premier temps, puis à apporter les éléments justificatifs pour démentir, le cas échéant, la présomption de blanchiment. Nous insistons sur l'importance de suivre systématiquement la circulaire d'application de la loi du 6 décembre 2013, prise le 23 janvier 2014, qui porte notamment sur l'article 324-1-1 du Code pénal. La circulaire précise que le renversement de la charge de la preuve institué par la présomption de blanchiment ne dispense pas de démontrer les éléments constitutifs du blanchiment et n'implique pas une présomption de constitution du délit. Il est crucial que ces points soient systématiquement rappelés dans le cadre de la procédure. Nous comprenons la volonté du législateur de répondre aux demandes des autorités de poursuite et d'enquête en leur fournissant des moyens facilitant la recherche, l'enquête et la sanction des actes de blanchiment. Néanmoins, ces dispositifs doivent rester dans un cadre respectueux des règles de la Convention européenne des droits de l'homme et des principes constitutionnels.

Le dispositif de lutte contre le blanchiment en France découle de l'Union européenne et, avant cela, des recommandations du GAFI dans les années 1990. Ces recommandations visaient initialement le secteur financier, avant d'être étendues au secteur non financier, incluant certaines professions, dont la profession d'avocat et de conseil juridique. La législation européenne en matière de lutte contre le blanchiment appliquée à la profession d'avocat a considérablement évolué depuis environ 25 ans. Une difficulté majeure réside dans l'application à la profession d'avocat de règles initialement conçues pour les professions financières, avec un langage et des typologies d'opérations spécifiques à ce secteur. Il a donc fallu adapter le langage et les définitions à notre profession, ce qui a représenté un défi important. Au fil de l'évolution de la législation européenne anti-blanchiment, transposée dans le Code monétaire et financier, le législateur européen a progressivement affiné les textes. Le sixième paquet LBC-FT, adopté en mai 2024 et publié au Journal officiel de l'Union européenne en juin 2024, apporte de nouvelles modifications. Du point de vue de la profession d'avocat, les règles désormais inscrites dans les règlements de l'Union européenne changent la donne en matière d'applicabilité directe des textes et de relations avec le droit national. Sur certains points, le règlement dépasse totalement le cadre juridique applicable à la profession d'avocat. Néanmoins, nous considérons que ce sixième paquet ne modifie pas radicalement le cadre juridique applicable à notre profession. Nous observons toutefois une attention accrue du législateur européen sur certains points. Il nous est demandé d'être plus vigilants en termes de vigilance et d'identification.

De plus, il nous est désormais demandé de porter une attention accrue à l'articulation entre le dispositif anti-blanchiment (identification, vigilance) et le dispositif de gel des avoirs. C'est un aspect que nous avons parfaitement intégré depuis plus de trois ans, notamment avec la crise ukrainienne et les décisions prises depuis février 2022 par l'Union européenne dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune.

Une vigilance particulière est également requise concernant les pays tiers à haut risque en matière de blanchiment, ceux qui figurent sur les listes grises ou noires identifiées par le GAFI.

Un point crucial pour nous concerne la problématique de la supervision et du contrôle, telle que prévue par le sixième paquet. L'Union européenne souhaite désormais s'assurer de l'efficacité des dispositifs de lutte contre le blanchiment mis en place. Le règlement européen, dans le sixième paquet, va créer une autorité européenne de lutte contre le blanchiment. Cette autorité sera en relation, dans chaque état membre, avec une autorité nationale liée directement aux entités de régulation des entités assujetties. Pour la profession d'avocat, il s'agira notamment du Conseil national des barreaux et, sans doute également, des ordres.

Dans nos échanges avec les parlementaires européens et la Direction générale du Trésor, qui a négocié le sixième paquet pour la France, nous avons affirmé ne pas avoir d'objection fondamentale au principe de supervision et de contrôle tel que prévu. Nous exigeons cependant une définition précise des compétences de chaque niveau de contrôle, de leurs interactions, et des informations que l'AMLA pourra demander à l'autorité. Nous sommes parvenus à un accord qui respecte l'autorégulation. L'entité nationale de supervision et de contrôle demanderait essentiellement des éléments administratifs aux autorités d'autorégulation, notamment sur les modalités des contrôles, l'échantillonnage, les résultats et les sanctions éventuelles. Nous acceptons cette approche, à condition qu'elle reste strictement encadrée par les textes, en particulier l'article 37 de la directive 2024/1640 et son considérant 100, bien que ce dernier manque de clarté.

Un point crucial, lié à l'avis du Conseil d'État du 23 janvier 2023 sur le périmètre de la déclaration de soupçon, concerne la déclaration des infractions sous-jacentes. Nous réexaminons cet avis et le droit positif actuel, ignoré par le Conseil d'État. Nous estimons qu'une interprétation extensive, exigeant la déclaration de toutes les infractions fiscales dans le cadre d'une déclaration de soupçon, est intenable et incohérente avec le règlement 1624 et son champ d'application.

En juillet 2021, le GAFI, lors de son évaluation de la France, nous a interrogés sur le faible nombre de déclarations de soupçon émanant de la profession d'avocat. Notre réponse s'articule en deux temps et nécessite une analyse précise. Premièrement, examinons les données chiffrées. En 2018, une seule déclaration de soupçon a été effectuée par la profession d'avocat. En 2020, les CARPA, sont devenues assujetties. Cette évolution a entraîné une augmentation significative : 16 déclarations en 2020, 22 en 2021, 28 en 2022, et 35 en 2023. Pour 2024, nous prévoyons entre 70 et 100 déclarations de soupçon. Bien que ces chiffres puissent paraître modestes en valeur absolue, leur progression est exponentielle et significative. Comme l'a souligné Julie Couturier, notre engagement est total et irréversible. Nous anticipons au moins le même niveau de déclarations, sinon plus, pour 2025.

Il est crucial de comprendre pourquoi ces chiffres, bien que modestes en apparence, sont en réalité pertinents et explicables. Premièrement, le champ des opérations soumises à déclaration de soupçon est strictement limité par le Code monétaire et financier, conformément aux directives européennes. Deuxièmement, l'article L. 561-3 prévoit une exception à l'obligation de déclaration pour les avocats lorsqu'ils évaluent la situation juridique de leur client, donnent un conseil juridique, ou interviennent dans le cadre d'une procédure judiciaire. Ces exceptions ont été validées par un arrêt important de la Cour de justice de l'Union européenne de 2012. Troisièmement, tous les avocats français n'interviennent pas dans le champ limité des activités potentiellement soumises à déclaration de soupçon. Quatrièmement, comparés à d'autres professions juridiques comme les notaires, les avocats n'exercent pas les mêmes activités, notamment en matière immobilière. Cinquièmement, les champs d'activité des avocats varient également selon les états membres de l'Union européenne. Sixièmement, les avocats ont le droit de dissuader leurs clients de s'engager dans des opérations qu'ils jugent illégales après analyse. Si le client renonce, l'opération n'existe pas, bien que nous considérions désormais que la tentative de blanchiment est déclarable, car nous avons fait évoluer notre doctrine. Nous déclarons les tentatives de blanchiment, ce qui contribue à l'augmentation du nombre de déclarations de soupçon effectuées par la profession d'avocat. Enfin, l'assujettissement des CARPA depuis l'ordonnance du 12 février 2020, transposant la cinquième directive anti-blanchiment, a considérablement modifié notre pratique. En effet, les CARPA ajoutent une couche de conformité et de contrôle supplémentaire au travail déjà effectué par l'avocat. Dans le cadre d'une opération, l'avocat identifie le client, analyse la nature de l'opération, examine les flux financiers, etc. Lorsque l'opération implique un maniement de fonds, celui-ci passe par la CARPA. Cette dernière, grâce à ses propres outils d'analyse, vérifie la validité et la légalité du mouvement financier, appliquant également ses propres obligations d'identification LCB-FT. Ce double contrôle crée un système robuste et efficace, rendant la profession d'avocat peu attractive pour ceux qui souhaiteraient se livrer à des opérations de blanchiment.

Pour illustrer ce point, je citerai un exemple concret issu d'une réunion du COLB au début de l'année. Le parquet d'un département francilien a présenté un cas pratique portant sur le démantèlement de sociétés éphémères se livrant à du blanchiment. Lorsque la question de l'implication d'avocats dans la création de ces sociétés a été posée, les représentants du parquet ont clairement affirmé qu'aucun avocat n'était intervenu dans ces opérations. Ils ont souligné que, dans toutes les affaires de blanchiment qu'ils traitent, les avocats ne sont généralement pas sollicités, car les personnes impliquées dans ces activités illicites ne trouvent pas auprès d'eux les ressources nécessaires pour faciliter le blanchiment.

M. Raphaël Daubet, président. - Je propose que nous passions aux échanges, étant donné le nombre de questions déjà en attente. Permettez-moi de commencer par une demande de clarification. Si j'ai bien compris, vous affirmez que dans le domaine du conseil juridique, vous êtes soumis à une exigence de vigilance, mais pas à l'obligation de déclaration de soupçon. Est-ce exact ?

M. David Levy. - Prenons un exemple concret pour illustrer cette distinction. Lorsqu'un client sollicite un avocat pour obtenir des informations sur la constitution d'une SCI, en demandant des explications sur son fonctionnement, l'avocat fournit une consultation juridique. Il rassemble les éléments de droit pertinents, basés sur les faits fournis par le client potentiel, et présente les différentes options possibles. À ce stade, l'avocat se situe uniquement dans le champ de la consultation et du conseil. Cependant, si le client, après avoir reçu cette consultation, revient vers l'avocat en choisissant une option spécifique et demande sa mise en oeuvre, la situation change. Dès lors que l'avocat accepte de procéder à la réalisation concrète de l'opération juridique, nous sortons du cadre du conseil pour entrer dans l'exécution opérationnelle. C'est à ce moment que les obligations de vigilance renforcée s'appliquent. Il est important de noter que les obligations de vigilance sont mises en oeuvre dès la phase de conseil. Par exemple, pour la constitution d'une SCI, l'avocat s'enquiert de l'origine des fonds, de l'identité des personnes impliquées, etc. Toutefois, c'est lors de la phase opérationnelle, comme l'enregistrement effectif de la SCI, que l'avocat peut être amené à effectuer une déclaration de soupçon si des éléments du dossier le justifient.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je vous remercie pour ces explications détaillées. Concernant les déclarations de soupçon, il est crucial de souligner que leur qualité prime sur leur quantité. Actuellement, nous sommes confrontés à un afflux massif de déclarations, ce qui mobilise considérablement les ressources des services de traitement. Il serait plus judicieux de privilégier des déclarations de haute qualité, comme le préconise d'ailleurs la CNIL. L'objectif n'est pas d'atteindre un nombre élevé de déclarations, mais plutôt d'assurer leur pertinence et leur exploitabilité. Par conséquent, le volume de déclarations de soupçon ne constitue pas nécessairement un indicateur fiable de la bonne application de la loi ni de l'efficacité du dispositif de lutte contre le blanchiment.

M. David Levy. - Nos échanges avec plusieurs directeurs de TRACFIN ont confirmé cette approche. Ils nous ont clairement exprimé que leur priorité n'était pas le volume des déclarations, mais leur qualité et leur exploitabilité. Lors de nos discussions franches et ouvertes, ils ont souligné l'importance de recevoir des déclarations de soupçon de haute qualité, facilement exploitables pour leurs investigations. Nous avons adapté nos pratiques en conséquence, et leurs retours ont été positifs, confirmant que nos déclarations répondaient à leurs besoins en termes de qualité et d'utilité pour leurs enquêtes.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je suis satisfaite de constater que mon observation corrobore les retours des directeurs de TRACFIN que vous avez rencontrés. Cela démontre une compréhension partagée des enjeux.

J'aimerais maintenant aborder la question des montages financiers. Nous avons eu l'occasion d'entendre divers témoignages, notamment lors des discussions sur la cinquième directive anti-blanchiment. L'un de vos confrères a notamment expliqué comment certains montages financiers, bien que complexes, pouvaient paradoxalement améliorer la détection des fraudes fiscales. Nous avons observé des cas où des avocats ont facilité la mise en place de structures facilitant l'optimisation fiscale. Je suis particulièrement intéressée par votre approche concernant les montages financiers et la manière dont vous les évaluez au regard des obligations de déclaration de soupçon.

De plus, votre mention de la déclaration des tentatives de blanchiment m'interpelle, car il me semble que cette notion n'était pas explicitement prévue dans le code. Pensez-vous qu'il serait pertinent de formaliser cette notion de tentative dans la législation ? J'aimerais approfondir la question des montages financiers et votre évaluation de ceux-ci.

Comment gérez-vous les situations impliquant des cabinets étrangers exerçant en France et des avocats français exerçant à l'étranger ? Quelles sont vos recommandations pour harmoniser ces pratiques et assurer une coordination efficace dans ce domaine ?

M. David Levy. - Je souhaite aborder la question en la mettant en perspective, notamment à partir de la notion de sécurité juridique que vous évoquez. Mon analyse prend pour point de départ une décision du Conseil constitutionnel relative à la loi de finances pour 2006. Dans cette décision, le Conseil était confronté à deux problématiques : le législateur avait souhaité assouplir les éléments constitutifs de l'abus de droit et la notion d'optimisation fiscale. Le Conseil constitutionnel a censuré ces dispositions à deux reprises, au motif qu'elles rendraient la loi imprécise et ne garantiraient pas une sécurité juridique suffisante.

Il convient de souligner qu'un professionnel du droit se doit de rester dans les limites de la loi et de sa déontologie. La loi l'autorise à effectuer certaines actions, et il n'y a donc aucune raison de ne pas utiliser les possibilités qu'elle offre. De plus, un avocat n'a aucun intérêt à risquer sa carrière en devenant complice d'un délinquant ou en commettant lui-même une infraction. Il n'a donc aucun avantage personnel à outrepasser les limites légales ou à enfreindre sa déontologie.

Par ailleurs, il est essentiel de distinguer les problématiques d'optimisation fiscale des problématiques de lutte contre le blanchiment. Ces deux aspects ne se recoupent pas nécessairement dans la pratique des avocats.

L'article L561-3 du Code monétaire et financier, dans le troisièmement de son I, vise spécifiquement l'activité de conseil fiscal dans le cadre des activités soumises à obligation de vigilance et de déclaration de soupçon. La Direction générale du Trésor a souhaité identifier spécifiquement cette typologie d'activité pour attirer l'attention des professionnels sur ces problématiques.

M. Raphaël Daubet, président. - Ne pensez-vous pas que l'obligation de vigilance renforcée pour le conseil en matière fiscale pourrait s'appliquer à d'autres types de conseils juridiques ? Par exemple, dans le cas du conseil pour l'ouverture d'une entreprise, l'avocat reçoit des informations précises sur le capital, les associés actuels et futurs. Ne pourrait-on pas considérer que certains types de conseils mériteraient également une attention particulière ?

M. David Levy. - Pour répondre à votre question, Monsieur le Président, il est crucial de distinguer le domaine d'activité et la nature de la prestation de services fournie par l'avocat pour son client. L'article L561-3 du Code monétaire et financier définit les types d'activités soumises aux obligations de vigilance et de déclaration de soupçon. Ces obligations s'appliquent déjà à de nombreuses activités, telles que la constitution de sociétés, les transactions immobilières, ou la gestion d'actifs pour les clients. Dans chacun de ces cas, l'avocat doit s'intéresser à l'identité des parties prenantes, à l'origine des fonds, et aux circuits financiers impliqués.

Par exemple, lors de la constitution d'une société, l'avocat doit s'enquérir de l'identité des associés, de l'origine du capital, et des projets d'acquisition de la future société. De même, pour une vente d'actifs, qu'il s'agisse de biens immobiliers ou d'oeuvres d'art, l'avocat doit identifier le propriétaire, vérifier l'origine de l'acquisition, et s'assurer de la légitimité des fonds utilisés pour l'achat. Il n'est pas nécessaire d'identifier et de qualifier spécifiquement d'autres types de conseils, car ils sont déjà couverts par le règlement européen et son équivalent dans le Code monétaire et financier.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - L'inversion de la charge de la preuve constitue effectivement un sujet important, qui mérite une attention particulière.

M. André Reichardt. - J'aimerais aborder deux points essentiels. Premièrement, concernant le contournement des sanctions internationales, un objectif souvent négligé de votre commission, pourriez-vous nous éclairer sur le rôle des avocats dans ce domaine ? Avez-vous identifié des montages particuliers ou des mécanismes inédits de contournement ?

Deuxièmement, au sujet du blanchiment d'argent, existe-t-il un ouvrage de référence que vous recommanderiez ? Votre expérience pratique vous a certainement permis d'acquérir des connaissances approfondies en la matière, au-delà de ce que nous pourrions savoir.

Je souhaite également revenir sur la question de l'internationalisation des barreaux, évoquée par le Président. Cette tendance, qui s'observe depuis plusieurs décennies, implique des avocats du monde entier exerçant partiellement à Paris et ailleurs. Cette internationalisation ne constitue-t-elle pas une opportunité pour les acteurs du blanchiment, étant donné la nature transfrontalière de ces activités ? Avez-vous connaissance de pratiques spécifiques dans ce contexte ? Est-il envisageable que, dans un cabinet international, un avocat français respecte scrupuleusement les limites légales, mais transmette certaines affaires à un confrère étranger moins contraint ? Cette dynamique internationale ne rend-elle pas le blanchiment plus complexe et plus efficace, dépassant largement le cadre local ou européen ?

M. Grégory Blanc. - Votre rôle, en tant qu'avocats, est crucial dans notre système démocratique, notamment par votre mission de défense, y compris des personnes accusées de crimes. Cependant, l'objectif de notre commission d'enquête est de déterminer comment renforcer les contrôles sur les institutions et les individus susceptibles d'adopter des comportements répréhensibles. Dans cette optique, comment la profession d'avocat peut-elle contribuer à la lutte contre la corruption ? Quelles mesures préconisez-vous pour prévenir et détecter les comportements corruptifs au sein de votre profession ? D'autres professions juridiques ont mis en place des dispositifs spécifiques. Quelles sont vos recommandations pour renforcer l'intégrité et la transparence dans votre secteur ?

M. David Levy. - Concernant les sanctions financières ciblées, la profession d'avocat est sensibilisée à cette problématique depuis le milieu des années 2010, initialement en lien avec les sanctions contre l'Iran. Cette vigilance s'est accrue depuis février 2022 avec les sanctions contre la Russie dans le contexte du conflit en Ukraine. Nous informons systématiquement les avocats de chaque nouveau paquet de sanctions adopté par l'Union européenne, en expliquant leurs implications et l'obligation de déclaration. Nous assurons également des formations spécifiques sur ce sujet.

Quant au blanchiment d'argent, il est important de noter que les mécanismes ne sont pas toujours complexes. Prenons un exemple concret : lors d'un licenciement, un accord transactionnel est conclu entre une entreprise et un salarié. L'avocat doit recevoir les fonds de l'entreprise pour les transmettre au salarié. Si soudainement, l'argent provient d'un tiers inconnu, non mentionné dans l'accord, cela constitue un signal d'alerte évident. La vigilance porte souvent sur des détails très simples, mais révélateurs. Nous avons procédé à des déclarations de soupçon dans ce type de situations. Le Conseil national des barreaux a publié un guide anti-blanchiment, que nous mettons régulièrement à jour, fournissant des exemples concrets et des typologies pour aider les avocats à identifier les situations à risque. Notre approche vise à sensibiliser la profession à ces enjeux cruciaux, en mettant l'accent sur des cas pratiques et des scénarios réalistes plutôt que sur des montages excessivement complexes.

Concernant l'internationalisation de la profession d'avocat, il convient d'adopter une approche pragmatique. En ma qualité de président nouvellement nommé du comité de services juridiques internationaux du Conseil des barreaux de l'Union européenne, je suis particulièrement sensible à cette question. Notre comité, représentant l'ensemble des avocats européens, collabore étroitement avec la Commission européenne pour négocier les accords commerciaux internationaux de l'Union. Ces accords comportent systématiquement un volet sur les services juridiques, visant à faciliter la mobilité des professionnels entre les parties contractantes. L'internationalisation de notre profession est une réalité incontournable, le droit transcendant les frontières nationales. Nos clients, opérant à l'international, sollicitent notre accompagnement à l'étranger. Cependant, il est crucial de souligner que cette internationalisation ne se traduit pas par un contournement des règles déontologiques. Les recommandations du GAFI sont internationales, et l'Union européenne, ainsi que de nombreux pays tiers, s'en sont inspirés pour élaborer leurs réglementations. Par conséquent, les avocats sont soumis à des règles similaires à l'échelle internationale, ce qui exclut toute possibilité de se soustraire à ses obligations en déléguant des activités douteuses à des confrères étrangers. Mon expérience ne m'a jamais confronté à une situation où un avocat français aurait tenté de se décharger d'une affaire de blanchiment sur un homologue étranger.

Mme Julie Couturier. - Concernant la lutte contre le blanchiment et les contrôles, il convient de souligner les progrès significatifs réalisés par la profession d'avocat en France. Le GAFI a récemment salué notre pays pour sa gestion de cette problématique, notamment en ce qui concerne les avocats. L'évaluation a mis en évidence une compréhension satisfaisante des enjeux et des obligations liées à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT) au sein de notre profession.

Un élément crucial de notre dispositif est le système des CARPA, qui constitue un rempart efficace contre les tentatives de blanchiment. Ces caisses exercent un contrôle rigoureux sur les flux financiers. Elles sont uniques à notre profession et reconnues comme un filtre particulièrement performant.

Néanmoins, le GAFI a soulevé des interrogations quant à l'impartialité des contrôles effectués par les ordres sur leurs propres membres. Pour répondre à cette préoccupation et en prévision de la prochaine évaluation en 2028, nous avons élaboré un nouveau dispositif de contrôle, à trois niveaux :

1. un questionnaire national d'autoévaluation ;

2. une plateforme mutualisée pour l'exploitation des résultats de ce questionnaire ;

3. un système de contrôle croisé entre barreaux, garantissant une plus grande objectivité.

Ce dispositif, bien qu'il représente un investissement conséquent pour la profession, vise à renforcer l'efficacité et l'impartialité de nos contrôles tout en préservant les prérogatives disciplinaires des ordres.

Il est essentiel de rappeler que les avocats ne sont pas des facilitateurs du blanchiment, mais des experts juridiques dont le rôle est d'éclairer leurs clients sur la légalité de leurs actions. Notre profession est encadrée par la loi et la déontologie, et les ordres veillent scrupuleusement au respect de ces principes. Bien que des comportements déviants puissent occasionnellement survenir, comme dans toute profession, ils demeurent exceptionnels et font l'objet de sanctions appropriées lorsqu'ils sont identifiés.

M. André Reichardt. - Concernant le blanchiment, disposez-vous de données territorialisées sur l'activité des avocats en France ? Plus précisément, êtes-vous en mesure de quantifier le nombre d'affaires ayant donné lieu à des déclarations de soupçon dans des zones géographiques spécifiques, notamment dans les régions frontalières ?

M. David Levy. - La profession d'avocat a élaboré une analyse sectorielle des risques spécifique pour l'ensemble des 77 000 avocats. Cette analyse, mise à disposition de tous les avocats, identifie plusieurs catégories de risques inhérents à la profession. Premièrement, nous attirons l'attention sur les risques liés à certaines activités particulières. Deuxièmement, nous soulignons les risques associés à l'origine géographique de l'avocat, qui peuvent soulever des questions spécifiques à identifier. Enfin, nous mettons en lumière les risques liés à la situation géographique de l'avocat ou du lieu de l'opération. Par exemple, nous accordons une attention particulière aux transactions transfrontalières, notamment avec la Suisse ou l'Italie. Les avocats français exerçant en outre-mer sont également très sensibilisés aux problématiques spécifiques de ces territoires. Grâce à ce travail d'identification et d'analyse, ils connaissent précisément les comportements à adopter face à ces risques.

Concernant les déclarations de soupçon, nous pouvons les localiser géographiquement. Ainsi, nous sommes en mesure d'identifier si une CARPA dans une région donnée a effectué deux ou trois déclarations. Cette approche géographique nous permet de suivre l'évolution de la situation sur l'ensemble du territoire.

Audition de MM. Pierre-Jean Meyssan et Jérôme Fehrenbach, premier vice-président et directeur général du Conseil supérieur du notoriat et de M. Loïc Cantin, président de la Fédération nationale de l'immobilier

(Jeudi 10 avril 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons nos travaux par l'audition commune de MM. Pierre-Jean Meyssan et Jérôme Fehrenbach, respectivement premier vice-président et directeur général du Conseil supérieur du notariat (CSN), et de M. Loïc Cantin, président de la Fédération nationale de l'immobilier (Fnaim).

Notaires et agents immobiliers appartiennent à des professions assujetties, et l'immobilier est souvent cité parmi les techniques de blanchiment en France et à l'étranger. Il est donc important pour nous de comprendre les enjeux et comment ces professions peuvent mettre en oeuvre les règles de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT).

Messieurs, je vous indique que cette audition fait l'objet d'une captation et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat, et qu'un compte rendu sera publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre-Jean Meyssan, M. Jérôme Fehrenbach et M. Loïc Cantin prêtent serment.

M. Pierre-Jean Meyssan, premier vice-président du Conseil supérieur du notariat. - Je commencerai par donner quelques repères chiffrés sur la profession notariale. Les notaires sont au nombre de 17 300, assistés par 60 000 collaborateurs, et ils reçoivent environ 20 millions de clients par an dans 8 398 points d'accueil. L'année dernière, 30 milliards d'euros d'impôts ont été collectés.

Notre profession se vante d'être structurée grâce à des textes fondateurs. Elle est encadrée par des chambres départementales, qui sont aujourd'hui autorités de contrôle de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, par des conseils régionaux et, enfin, par le Conseil supérieur du notariat, la structure nationale. Le CSN a pour mission de nous représenter après des pouvoirs publics, mais également de conduire la politique générale de la profession ; il n'a pas de prérogatives disciplinaires.

Je vous présenterai le système mis en place par la profession en trois temps : la progressive prise en compte du dispositif LCB-FT par la profession ; le travail actuellement mené par le CSN ; et les axes d'amélioration.

S'agissant de la prise en compte du dispositif LCB-FT, elle s'est faite progressivement.

Il y eut d'abord les balbutiements, avec les lois du 2 juillet 1998 et du 11 février 2004, qui étendent aux notaires les opérations de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Le notariat s'est interrogé après l'adoption de ces textes, car le secret professionnel fait partie de l'ADN de la profession. L'outrepasser pour révéler une opération dont nous avons pris connaissance dans l'exercice de nos fonctions ne va jamais de soi. Ce n'est pas un acte neutre, mais les notaires, qui sont des officiers publics, ont pris conscience que les pouvoirs publics attendaient cela d'eux. Il a fallu que nous fassions cette révolution.

De façon plus pragmatique, les notaires considéraient, au début des années 2000, que le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ne les concernaient globalement pas, à part ceux qui s'occupent, par exemple, de l'acquisition par un oligarque russe d'une villa de prestige sur la Côte d'Azur ou d'un chalet en Haute-Savoie, ou d'un appartement de prestige à Paris par un membre de la famille d'un chef d'État, ce qui représentait environ un notaire sur 1 000 ou 1 500.

Après les balbutiements, le deuxième temps fut celui, à partir des années 2010, du frémissement, marqué par plusieurs étapes.

D'abord, le 25 avril 2012, avec la signature d'une charte entre le CSN et la Caisse des dépôts et consignations (CDC), banque traditionnelle du notariat dans laquelle nous déposons les fonds de nos clients.

Ensuite, en 2019, avec la création du service conformité au sein du CSN. Ce service met en oeuvre une politique permettant aux études notariales de répondre aux attentes des pouvoirs publics. Nous avons commencé à former les notaires de façon artisanale, avec un simple flyer. Car lorsque l'on demandait à un client d'indiquer la provenance de l'argent d'un achat immobilier, il s'étonnait de devoir nous donner cette information, et il fallait lui expliquer notre mission d'officier public.

Nous avons ensuite organisé des formations qui s'apparentaient au départ à des grand-messes, avant de nous orienter vers des formats plus réduits pour 20 ou 30 personnes, avec des intervenants très spécialisés, comme Mme Lalaque, cheffe du service conformité.

Nous avons également mis en place un questionnaire de vigilance interactif. Chaque étude peut intégralement vérifier un dossier avec un questionnaire numérique de premier niveau, comprenant un système de clignotants : dispose-t-on de la carte d'identité du client ? De tel ou tel document ? Si un clignotant s'allume, alors on bascule automatiquement vers un questionnaire de deuxième niveau, beaucoup plus charpenté, qui interroge des bases de données. Nous nous sommes néanmoins très vite aperçus que ce dispositif manquait d'ampleur.

Le troisième temps correspond en quelque sorte au passage à la phase d'industrialisation avec la mise en place, par le Conseil supérieur du notariat, d'un plan d'action 2023-2025, suivant trois axes : organiser, former, faciliter.

Premier axe : organiser. Chaque chambre départementale comprend un référent LCB-FT, dont la mission est de récupérer les informations délivrées par le CSN et de fournir à chaque étude une information, un suivi et une aide à la décision. Ces référents sont actuellement au nombre de 58. Nous organisons une réunion tous les six mois pour répondre à leurs interrogations et leur communiquer de bonnes pratiques. Nous avons invité d'autres acteurs de la LCB-FT à échanger sur ces questions, et les référents sont en contact quotidien avec le service conformité. Le niveau d'écoute et de formation est excellent, et les choses avancent très bien.

Deuxième axe : former. Nous avons conscience que les formations de masse ont leurs limites. Il a donc été décidé de mettre en place des modules de e-learning, avec trois niveaux pour les notaires et deux pour les collaborateurs. Pourquoi cet écart ? Parce que le troisième niveau pour les notaires est une aide technique destinée à les aider à remplir la déclaration de soupçon, qui relève de leur seule prérogative. Le système de modules est progressif : pour passer de l'un à l'autre, il faut répondre à des questionnaires, et avoir atteint un taux de réussite de 80 %. Neuf mois après le lancement de ces modules, 61 % des notaires de France et 70 % des collaborateurs sont formés. Les écarts sont assez sensibles entre les territoires : la Basse-Normandie est en tête, avec 88 % des notaires formés. Nous exerçons une pression sur les mauvais élèves pour qu'ils suivent les formations, mais, il faut le dire, le taux de 61 % de notaires formés est déjà extrêmement important.

Troisième axe : faciliter la transmission des données. Un travail très important a été effectué sur l'un des chevaux de bataille du Groupe d'action financière (Gafi) : l'analyse sectorielle des risques. Le Conseil supérieur du notariat a bâti un modèle d'analyse avec 40 items. Ce document, qui est un tableur Excel, a été envoyé aux 8 300 études de France. Nous attendons un retour de leur part pour la fin du mois d'avril, ce qui permettra à chaque département de bâtir une analyse sectorielle des risques, laquelle sera envoyée au Conseil supérieur. Nous serons alors en mesure de produire, sans doute au début de l'automne prochain, l'analyse sectorielle des risques nationale du notariat.

Les résultats de ce plan sont déjà tangibles. En 2020, le notariat a déposé 1 546 déclarations de soupçon chez Tracfin ; en 2023, 3 242, soit un doublement en quatre ans. Cela signifie non pas que le blanchiment a doublé, mais que le notariat a augmenté son niveau de sensibilisation pour atteindre le degré attendu par les pouvoirs publics.

J'en viens au travail actuellement mené par le CSN, qui suit deux directions.

Première direction, nous poursuivons, à la fois, l'exécution du plan 2023-2025 et notre collaboration avec les institutions chargées de la lutte contre le blanchiment. Nous travaillons régulièrement avec le Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (Colb). Nous participons à toutes leurs séances de formation et avons d'excellentes relations avec le président Banquy qui est, je le crois, assez satisfait du travail des notaires. Nous collaborons avec la direction générale du Trésor et Tracfin. Le notariat a été choisi pour être la profession avec laquelle Tracfin a rénové son outil Ermes ; ce n'est sans doute pas par hasard !

Seconde direction, nous construisons un système de contrôle, lequel comprend deux niveaux.

D'abord, les études notariales sont inspectées a minima tous les deux ans. Le 30 décembre 2024, le garde des sceaux a publié un arrêté renouvelant intégralement le rapport d'inspection, en introduisant un important volet LCB-FT. Désormais, dans chaque étude inspectée, les inspecteurs vérifieront le respect du dispositif LCB-FT et l'exécution des plans déployés par le CSN. Si les réponses ne sont pas satisfaisantes, la mission des inspecteurs est de communiquer à l'organe disciplinaire de la zone, c'est-à-dire au conseil régional, les manquements constatés.

Ensuite, deuxième niveau, la transposition de la sixième directive conduira à la création d'un corps d'inspecteurs nationaux chargés de contrôler les manquements relevés par le premier niveau et d'appliquer les sanctions administratives prévues par le code monétaire et financier.

J'évoquerai, enfin, les axes d'amélioration - j'en citerai deux.

Le premier porte sur un sujet d'interrogation majeur depuis un certain temps : la société civile immobilière (SCI) comme vecteur d'acquisition. Si l'on a l'idée - saugrenue - de chercher à blanchir de l'argent, il faut se garder d'aller chez un notaire, en raison de tous les dispositifs de contrôle que j'ai décrits. En effet, si une personne me dit qu'elle achète dix garages sans emprunter, et qu'elle est gérante de société, un clignotant s'allume immédiatement !

Pour blanchir de l'argent, il est préférable d'acheter des parts d'une SCI. Acheter un bien immobilier par l'intermédiaire d'un notaire nécessite de produire des centaines de pages de documents, alors que dans le cadre d'une SCI il suffit de signer un document entre acheteur et vendeur, et l'argent peut venir d'un compte bancaire domicilié dans un paradis fiscal. Pour filer une métaphore un peu osée, je dirais que nous avons mis en place un dispositif de contrôle sur une route départementale, quand l'autoroute des cessions de parts de SCI reste ouverte pour les go fast, sans que personne regarde ! Un responsable de l'administration du Trésor a reconnu qu'il y avait un trou dans la raquette ; on peut plutôt dire qu'il n'y a pas de tamis !

Les officiers publics que nous sommes, et que nous sommes fiers d'être, ne comprennent pas pourquoi les pouvoirs publics n'ont pas encore traité ce sujet. Une solution évidente est de prévoir que la cession de parts se fasse par un acte soumis à la signature d'une personne assujettie aux obligations du code monétaire et financier. Cela englobe évidemment les notaires, mais aussi les avocats - nous ne sommes pas sectaires ou corporatistes !

Le deuxième axe d'amélioration porte sur la réduction de l'exposition du notaire déclarant. Je l'ai dit, faire une déclaration de soupçon n'est jamais un acte neutre, même maintenant que nous avons développé une culture de lutte contre le blanchiment et que nous avons pris conscience de l'attente des pouvoirs publics et de la représentation nationale vis-à-vis de notre profession.

La déclaration de soupçon a une vertu principale : l'anonymat. Le conseil que nous donnons aux notaires qui font des déclarations de soupçon, c'est de ne jamais garder de copie de ses déclarations à l'étude.

En effet, si la procédure judiciaire se déclenchait par la suite et que l'étude devait être perquisitionnée, l'officier de police judiciaire, ou le juge d'instruction, pourrait saisir cette déclaration de soupçon, laquelle deviendrait une pièce de procédure communicable à la partie adverse.

Nous veillons donc scrupuleusement à cet anonymat. Mais il y a un écueil : lorsque le notaire est sollicité dans le cadre d'une procédure judiciaire, qu'il a peut-être lui-même contribué à déclencher par sa déclaration, il ne peut pas dire qu'il a établi une déclaration de soupçon, et ce même s'il est placé en garde à vue. Et garder le silence sur ce sujet dans ces conditions, ce n'est pas simple...

Nous travaillons sur l'amoindrissement de l'exposition du notaire en proposant des solutions techniques, notamment d'ordre numérique. Nous avons la faiblesse de penser que nous aurons du mal à résoudre seuls ce problème. Lorsque nous serons arrivés au bout de cette analyse, nous nous tournerons sans doute vers la représentation nationale pour qu'elle nous aide à assurer cet anonymat et à améliorer le dispositif de lutte contre le blanchiment.

M. Jérôme Fehrenbach, directeur général du Conseil supérieur du notariat. - Avant que nous ne répondions à vos questions, je souhaite ajouter quelques mots au propos de M. Meyssan.

La Caisse des dépôts et consignations est, pour nous, un interlocuteur et un partenaire très important, à trois titres.

Premièrement, son activité est liée au système préventif, et vertueux, attaché à l'acte notarié. Contrairement à une transaction classique, une transaction immobilière devant notaire met en présence non pas deux, mais trois banquiers, le troisième - la CDC - exerçant son contrôle de façon d'autant plus diligente qu'il n'a aucun intérêt commercial ; en effet, ses clients ne sont pas des personnes physiques, ou de façon très marginale. Ce banquier supplémentaire exerce ses propres contrôles à l'entrée et à la sortie des flux.

Deuxièmement, la CDC est un partenaire avec lequel nous échangeons régulièrement, sur les plans politique et opérationnel, en vue d'exercer des contrôles.

Troisièmement, la CDC étant elle-même assujettie à ses propres obligations, portant sur les mêmes flux financiers - cela représente à peu près 600 milliards d'euros par an -, elle nous sert d'élément de comparaison, ce qui est très utile : nous regardons année après année, et région par région, si nous faisons, sur les mêmes flux, le même nombre de déclarations ou pas. La Caisse des dépôts voyant les flux passer, elle établit ses propres déclarations ; si nous nous positionnions en deçà, c'est l'indice de la faible intensité de nos contrôles. Or, depuis 2020 - et c'est rassurant -, nous sommes au même niveau, et même légèrement au-dessus, ce qui est positif. Par ailleurs, puisque nous rencontrons nos clients, contrairement à la Caisse, nous disposons d'indices supplémentaires. Il s'agit pour nous d'un excellent étalonnage et nous bénéficions, en travaillant avec la CDC, d'une très bonne dynamique sur ce sujet.

M. Loïc Cantin, président de la Fédération nationale de l'immobilier (Fnaim). - La Fnaim regroupe 10 000 entreprises, qui exercent des activités de syndic de copropriété, d'administrateur de biens et de transactionnaire. Je ne parlerai que pour les adhérents que je représente, puisque notre fédération ne recouvre pas la totalité du secteur, lequel compte 25 000 cartes professionnelles ; par ailleurs, de nombreux professionnels n'adhèrent à aucun syndicat, quand d'autres sont inscrits auprès d'autres organisations.

Notre profession est confrontée très en amont, avant même l'intervention du notaire dans le cadre d'une opération immobilière, aux sujets de l'identification et de la perception de tout risque de blanchiment, principalement lors des activités de transaction. Nous sommes en effet soumis aux obligations relevant de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, depuis 2009 pour les transactions immobilières, et depuis 2016 pour les activités de location.

Nous avons mis en place des outils pour accompagner cette lutte contre le blanchiment et permettre une détection très précoce, dès qu'il y a un contact avec un client, ou dès qu'un client manifeste une intention d'acquérir en présentant une offre d'achat. Des opérations préalables sont alors menées pour établir une cartographie des risques, afin d'aboutir à un scoring, l'évaluation du candidat accédant à la propriété.

Nous procédons en remplissant une fiche, élaborée avec la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), afin d'identifier les facteurs de risque - origine des fonds, discordance entre le statut professionnel et l'apport personnel ou le montant de l'investissement. Nous nous demandons si le règlement provient bien du client acquéreur, et si celui-ci ne procèdera pas à une substitution tardive, par une personne physique ou morale, la veille de l'établissement de l'acte authentique. Tous ces signaux nous permettent d'évaluer les risques et de satisfaire à notre obligation de vigilance préalable. Lorsqu'une anomalie est détectée, ou que le scoring est insuffisant, nous établissons une déclaration de soupçon.

Toutes les transactions sont assujetties à ce formalisme, dans la mesure où nous sommes placés sous le contrôle de la DGCCRF, qui exige une exhaustivité de ces vérifications pour tous les candidats acquéreurs.

Il est vrai que tous les secteurs ne sont pas soumis aux mêmes pressions. Mais l'évolution est certaine : alors que le problème du blanchiment concernait auparavant Paris ou la Côte d'Azur, aujourd'hui, à cause du phénomène croissant du narcotrafic, tous les territoires sont concernés.

À cet égard, il convient de prendre en compte les opérations que nous observons, même si elles sont bénignes, comme une simple transaction portant sur un fonds de commerce - cession d'un salon de coiffure à une personne n'ayant pas la compétence pour exercer cette activité, par exemple. Il n'existe pas à l'heure actuelle de disposition juridique permettant à un propriétaire de s'opposer à une telle cession. Aucun motif juridique n'autorise à faire valoir le contrôle de l'apport des fonds. Ainsi, l'obligation de réaliser et celle de présenter des justificatifs de compétences professionnelles dans un délai de trois mois ne suffisent pas pour se prévaloir d'une opération de lutte contre le blanchiment.

La lutte contre le blanchiment s'étend désormais à tous les secteurs, y compris à celui de l'immobilier d'entreprise et de commerce, et n'est plus limitée à l'immobilier d'habitation.

La Fnaim a réalisé un travail d'identification et de prévention des risques, au travers notamment de la publication d'un guide, qui a été rédigé avec la DGCCRF et Tracfin, et qui recense les huit réflexes à avoir dans une agence immobilière en vue de détecter, d'accompagner et de prendre des dispositions, jusqu'à l'établissement de l'indispensable déclaration de soupçon.

Nous allons aussi plus loin, en faisant preuve de vigilance lors de la signature de l'engagement des parties au contrat. Ainsi, nous utilisons un outil, qui a été salué par la DGCCRF, permettant d'établir une interconnexion avec plusieurs bases de données. Dès lors qu'un client est acheteur chez nous, nous nous connectons, grâce à son état civil et à d'autres données le concernant, au registre du commerce et des sociétés (RCS), au registre national des gels des avoirs et à la base Dow Jones relative aux personnalités publiques politiquement exposées. Cette interconnexion nous conduit, pas à pas, vers une détection et notre obligation de vigilance est ainsi confortée. Par ailleurs, l'archivage des vérifications effectuées, conforme aux exigences du règlement général sur la protection des données (RGPD), nous permet de restituer immédiatement les renseignements demandés en cas de contrôle, conformément à ce qu'exige la DGCCRF. Nous sommes d'ailleurs contrôlés régulièrement.

Notre profession recouvre des modèles économiques assez différents, qu'il s'agisse de la petite entreprise employant deux ou trois collaborateurs, d'une structure de 50, 100, voire 150 salariés, ou d'un réseau de mandataires. Ces entités ne sont pas soumises au même type de contrôle et ne sont pas susceptibles d'encourir les mêmes sanctions. Une petite entreprise doit répondre aux exigences imposées dans le cadre de la LCB-FT. En revanche, un intervenant en immobilier n'est pas soumis pareillement au contrôle de la DGCCRF, tout en étant astreint aux mêmes obligations de contrôle.

En tant que fédération, la Fnaim a effectué un travail de sensibilisation, en collaboration avec Tracfin et la DGCCRF, sur les outils à mettre en place, et notamment une formation professionnelle adaptée. Nous nous battons depuis longtemps pour qu'une formation préalable soit dispensée à tout professionnel chargé d'une opération d'entremise. Ainsi, nous avons attendu un décret sur ce point pendant plus de dix ans. Nous avons donc saisi le Conseil d'État afin qu'il contraigne le Premier ministre à le publier dans un délai de six mois, et nous avons eu gain de cause. Ce décret, qui sera promulgué avant le 25 juillet prochain, permet à tout collaborateur qui entre dans la profession et qui est habilité à s'entremettre, s'engager et négocier pour le compte d'un titulaire de la carte que nous représentons - j'indique que notre profession est réglementée par la loi du 2 janvier 1970 réglementant les conditions d'exercice des activités relatives à certaines opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce, dite loi Hoguet -, de disposer d'un quota minimal d'heures de formation. À défaut, comment pourrait-on peut lutter contre le blanchiment ?

Nous avons également demandé que soit inscrite dans le décret précité, au titre de cette obligation, une formation à la LCB-FT, laquelle nous semble tout aussi indispensable pour nos professionnels que celle relative à la lutte contre les discriminations, ou celle sur la déontologie qui doit prévaloir dans le cadre des relations et des transactions que nous prenons en charge. J'espère que nous serons entendus sur ce point.

En tant que professionnels de l'immobilier, nous sommes légalistes, et engagés dans l'application de ces politiques publiques, aux côtés de l'État. Mais il arrive que nos sollicitations ne soient pas entendues. Ainsi, la LCB-FT est inscrite dans notre code de déontologie, lequel devrait relever d'une commission des sanctions et de contrôle, dont nous attendons la mise en place depuis la promulgation de la loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (Élan). Nous n'avons cessé de réclamer la création de cette commission auprès des Premiers ministres successifs, sans obtenir gain de cause. Or elle est indispensable : comment, à défaut, sanctionner un professionnel qui ne respecterait pas ses obligations ?

Les professionnels de l'immobilier et les notaires sont directement concernés par les politiques publiques liées à la LCB-FT, dans la mesure où leur activité se situe au carrefour du parcours résidentiel et des mutations immobilières. Je tiens, à cet égard, à dire un mot du secteur des locations immobilières, même si la Commission nationale des sanctions (CNS) ne le vise pas explicitement.

Aujourd'hui, vous pouvez louer une magnifique villa, au prix de 180 000 euros pour trois semaines, sur une plateforme hébergeant des locations de luxe - Airbnb, Abritel, etc. -, sans être redevable de quelque obligation que ce soit. Il n'existe aucune sanction dans ce domaine, et tout est permis : on peut louer sans que soit contrôlée l'origine des fonds utilisés, par exemple lorsque le paiement se fait en argent liquide. La seule obligation de déclaration qui existe dans le cas d'un loyer mensuel payé en cash concerne les sommes supérieures à 10 000 euros, mais elle pèse sur les seuls professionnels, et non sur les particuliers.

Plus largement, il conviendrait de se pencher sur la diffusion d'annonces immobilières par des hébergeurs internet. On constate en effet qu'il est permis de louer un appartement classé G au diagnostic de performance énergétique (DPE), ce qui est indécent, parce que l'hébergeur de l'annonce n'est pas responsable de sa diffusion ; or la responsabilité de l'annonceur ne peut pas être mise en cause.

En matière de lutte contre le blanchiment, la responsabilité ne saurait reposer non plus sur les seuls professionnels. Il faut mettre fin à cette distorsion de traitement qui empêche d'atteindre les objectifs poursuivis.

Je résume donc en quelques mots les éléments de notre action dans le cadre de la LCB-FT : établissement d'une cartographie ; détection des anomalies très en amont de la signature du contrat ; identification des mouvements de fonds et de l'identité des acheteurs ; recours à un outil d'interconnexion à l'ensemble des registres qui permettent d'identifier les personnes à risque. Enfin, nous agissons pour qu'une formation préalable et obligatoire soit étendue à l'ensemble des intervenants dans le secteur de l'immobilier, car on ne peut pas faire de transaction immobilière aujourd'hui sans maîtriser parfaitement ces outils.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous vous remercions, messieurs, pour ces exposés volontaristes et clairs. Je suis contente que les notaires de Basse-Normandie tiennent le haut du pavé en matière de conformité ; j'y vois un clin d'oeil à Alain Lambert, qui a longtemps présidé le Conseil supérieur du notariat et qui fut notre collègue dans cette maison, avant de devenir ministre du budget.

Pour ce qui concerne la cession des parts de SCI, le législateur a eu connaissance du dysfonctionnement que vous avez évoqué. Je suis très intéressée, à cet égard, par votre méthode des clignotants. Quels sont vos critères d'alerte dans le cas où une association cherche à acquérir un bien ? Vous manque-t-il des outils pour détecter les anomalies ?

Comment votre profession se prépare-t-elle à une invasion du marché par les cryptoactifs ?

Comment votre profession réagit-elle face aux activités des agences immobilières en ligne, lesquelles proposent notamment des biens à l'étranger, et plutôt dans des pays ensoleillés. Quelles sont vos préconisations à cet égard ? En effet, les nouvelles technologies modifient complètement les comportements des acheteurs honnêtes et de ceux qui le sont moins...

M. Pierre-Jean Meyssan. Concernant les cessions de parts de SCI, j'ai tout à fait conscience que vous ne découvrez rien ! Alain Lambert, d'ailleurs, me rappelait que des questions se posaient déjà à ce sujet il y a vingt-cinq ans. Si le notariat s'interroge, je me doute bien que vous vous interrogez aussi. Dès lors, comment se fait-il que rien ne se passe alors que chacun fait le même constat et va dans le même sens ?

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. C'est peut-être le bon jour et la bonne commission pour faire avancer le sujet.

M. Pierre-Jean Meyssan. Nous sommes à votre disposition, madame la rapporteure. J'ai essayé tout à l'heure de tracer sommairement des pistes.

J'ai été à peine caricatural : un bout de papier signé est parfaitement valable. Celui-ci peut même - allons au bout de la logique - être déposé auprès du tribunal de commerce, par le biais d'une copie par extrait de la cession de parts et de la mise à jour des statuts. Peut-être le greffier s'en étonnera-t-il, car cette copie n'est pas obligatoire : en ne la fournissant pas, qui s'en émouvra ? Peut-être un problème d'opposabilité se rencontrera-t-il, car, le changement ne figurant pas sur la plateforme Pappers, la même société restera propriétaire de l'immeuble au fichier immobilier. Ainsi, la transaction sera faite, valable et payée, et l'immeuble aura changé de main sans que personne le voie.

Il n'est pas possible de maintenir une procédure pareille. Les auxiliaires de justice sont tenus à des obligations. C'est leur métier. Je peux comprendre le souhait de ne pas passer par un acte authentique : il n'entre pas dans la maison que je représente de rallumer une énième guerre avec le barreau ! Néanmoins, que je sache, les avocats aussi sont tenus aux obligations du code monétaire et financier. Certes, ils y sont tenus plus difficilement que nous - nous le sentons ! -, mais ils y sont tenus. Ils ont lutté pour obtenir la mise en place des actes contresignés par avocat : peut-être pourraient-ils en réaliser ? Peut-être pourriez-vous les solliciter en ce sens ? Tout le monde prendrait ainsi ses responsabilités. En effet, l'acte contresigné par avocat engagerait la responsabilité de l'avocat sur les contrôles qu'il a à faire. Les outils existent donc déjà.

Quant à notre système de clignotant, il touche les personnes non seulement physiques, mais aussi morales. Les associations sont donc comprises. Nous savons que ces dernières sont un véhicule intéressant pour dissimuler des activités illicites.

Dans son plan de développement pour la période 2023-2025, le CSN demande à chaque étude de mettre en place une procédure écrite interne pour expliquer à tous les collaborateurs comment utiliser le questionnaire de vigilance. En effet, les inspecteurs doivent avoir accès aux fiches de vigilance de premier et de second niveau relatives à chaque dossier.

Il est assez facile de contrôler les personnes physiques. Comme le président de la Fnaim le rappelait tout à l'heure, les notaires sont extrêmement sensibles aux phénomènes de substitution. Nous ne parlons pas de la substitution souhaitée par un père de famille qui achète un bien et qui monte une SCI familiale pour le transmettre à ses enfants !

La substitution qui pose problème est celle de dernière minute au profit d'une société qui n'a rien à voir avec la personne qui a signé la promesse et dont je ne sais rien. Dans ce cas, nous sommes au-delà du clignotant qui s'allume : c'est le feu rouge aussitôt, car nous risquerions de monter un système qui dissimulera la vérité de l'opération.

Souvent, les promesses contiennent une clause de substitution, mais les notaires changent actuellement de politique : ils commencent à ne plus l'insérer de façon systématique, attendant qu'elle soit demandée pour vérifier ensuite dans quelle perspective elle l'est. C'est tout le travail d'infusion dont il était question tout à l'heure.

À partir du moment où il existe une clause de substitution, au profit de qui que ce soit - il peut s'agir d'une personne physique différente ou d'une personne morale de toute nature : société civile ou commerciale, association... -, le clignotant rouge s'allume : la déclaration éveille le soupçon. Ne parlons même pas d'un éventuel élément d'extranéité. Dans ce cas, tout clignote !

Nous tenons nos questionnaires de vigilance à votre disposition si vous le souhaitez, madame la rapporteure. Leur abord est simple, car la maison a mis en place un portail interactif ouvert à tous les notaires. Ainsi, chacun d'entre eux peut télécharger le premier questionnaire en ligne - il ne relève même plus du format papier - : il suffit d'abord de cocher des cases, avant que des liens ne l'envoient vers des bases de données.

Imaginons, pour reprendre un cas de figure rencontré par un adhérent de la Fnaim, un refus de présenter sa carte d'identité. Le clignotant de mise en garde passe au rouge aussitôt. De toute manière, il n'est pas possible de ne pas la présenter : le notaire doit vérifier l'identité des clients et donc demander des documents d'identité en cours de validité.

En somme, nous menons tout un travail de montée en puissance.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. Imaginons qu'un clignotant s'allume, que vous répondez à votre client que l'étude ne prendra pas en charge son dossier et que vous remplissez une déclaration de soupçon : l'intéressé se rendra chez un autre notaire.

Puisque votre système semble assez bien structuré - vous nous assurez qu'il est bien centralisé et les documents parfaitement diffusés auprès des études - et que votre volonté est affermie, disposez-vous de « notices rouges » fichant les clients qui, d'après vos constats, présentent un risque pour la régularité des actes à venir ? Dans le cas contraire, une telle notice, dont nous disposons pour les fraudeurs difficiles à suivre en matière sociale ou parfois fiscale, est-elle envisageable - je pense au contrôle de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) - ? Existe-t-il un moyen d'éviter le nomadisme notarial du client refusé, qui risquerait de se rendre vers un confrère susceptible d'être momentanément moins attentif ?

M. Pierre-Jean Meyssan. Nous adorerions disposer d'une liste noire de clients représentant un danger, mais je ne suis pas certain que les garants des libertés publiques comme la Cnil nous y autorisent, du fait du RGPD. Néanmoins, le nomadisme notarial fait désormais partie du faisceau d'indices susceptibles d'allumer un clignotant.

Face au nomadisme, un notaire peut agir de deux manières.

Premièrement, il peut pratiquer le « derisking », c'est-à-dire refuser de traiter un dossier, même s'il n'a pas le droit. Pour ce faire, il lui suffit d'assurer ne pas pouvoir s'en charger avant un an et demi, car le blanchisseur trouvera le délai trop long. Tracfin, avec lequel le CSN a des échanges au sujet du nomadisme notarial, demande de ne pas choisir cette solution.

Deuxièmement, Tracfin peut préférer laisser passer une transaction, invitant les notaires à l'accepter, quand le client est un maillon d'une chaîne beaucoup plus importante, même si cette cellule de renseignement financier ne le précisera pas - nous commençons toutefois à connaître son mode de fonctionnement -. Grâce à la déclaration par le notaire, Tracfin pourra aller plus loin dans ses enquêtes.

Nous aboutissons ainsi à un système assez curieux : je me méfie en tant que notaire d'un nouveau client. Je lui pose donc des questions dès le début. De la part de qui vient-il ? Pourquoi vient-il me voir personnellement alors que nous sommes 17 000 notaires en France ? Si je n'ai pas de réponse, d'autant plus s'il m'explique vouloir faire une opération d'achat de dix garages ou d'un studio dans un logement un peu douteux de Bordeaux, je me méfie d'autant plus et je lui fais passer une sorte d'entretien d'embauche. Si je ne suis pas satisfait, il y a de fortes chances que je n'accepte pas son dossier. Je suis très vigilant sur ce point.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. Est-il possible de mettre en place une alerte non pas sur une personne, mais sur un bien ?

M. Pierre-Jean Meyssan. Je crains que les difficultés soient liées non pas au bien mais au mode de financement. Si un jeune cadre qui dispose d'un apport personnel de 20 000 euros provenant des économies qu'il a faites depuis le début de sa carrière et d'un emprunt de 60 000 euros m'explique qu'il veut se lancer dans l'immobilier en achetant, dans un immeuble de rapport, un studio de 80 000 euros, aucune question ne se pose. Le problème viendra plutôt d'une personne se voulant gérant de société et disposant de 80 000 euros en liquide, sans financement bancaire, ou d'une étudiante de 23 ans achetant un T2 à 200 000 euros sans donation de ses parents.

Il nous serait très difficile de brandir des pancartes pour avertir du danger concernant un bien. Le danger provient plutôt des personnes.

Pour ce qui est des crypto-actifs, le CSN en a parlé lundi : un des six référents de notre comité de pilotage est très intéressé par le sujet. Pour l'instant, nous avons la chance que cette monnaie n'ait pas cours légal en France. En tant que notaire, je ne présente donc pas de prix en crypto-actifs. Dans une série à succès sur Netflix, un jeune homme créateur d'une start-up achète un appartement en le payant en bitcoins. J'attends que l'on m'explique comment, sauf en cession de parts de société civile immobilière.

Vous avez peut-être vu sur les réseaux sociaux la publication d'un de nos confrères dans laquelle il assure être payé en bitcoins. Or il ne fait payer en bitcoins que des petits actes, représentant une part minime de sa rémunération. Il prend son risque ! En effet, s'il choisit de faire payer une facture de telle manière, il aura peut-être un problème au moment de payer les 125 euros de droits d'enregistrement sur sa consultation et la TVA qu'il encaissera sur ses émoluments : s'il y a des variations de cours, il devra les assumer. Sauf erreur de ma part, il n'est pas possible de payer les impôts en bitcoins. Même si mon confrère a fait le buzz, vous pouvez toujours essayer de me payer en bitcoins, je refuserai.

Pour l'instant, le sujet est mineur. Pour autant, il ne faut pas ne pas s'en préoccuper. C'est le sens de la mission que nous attribuerons à nos référents : anticiper. Ainsi, si le sujet devient prégnant, nous serons prêts.

M. Jérôme Fehrenbach. Pierre-Jean Meyssan a beaucoup insisté sur la connaissance du client pour repérer les comportements inhabituels. À ce titre, nous avons la chance en France de disposer de 1 398 points de contact avec le public partout sur le territoire. Ainsi, tout notaire a une connaissance forte de sa clientèle et de son bassin de vie. La distance moyenne entre deux offices notariaux est de cinq kilomètres et, plus important encore, seuls 60 000 Français se situent à plus de vingt kilomètres d'un notaire.

Même dans les bassins reculés où peuvent se développer des formes de criminalité organisée, notamment les zones rurales ou semi-rurales, le notaire est là. Il est parfaitement capable de repérer une transaction anormale par rapport aux caractéristiques de son client et de son territoire.

Concernant la capacité à repérer les cas de nomadisme, le CSN réfléchit depuis quelque temps - je parle bien d'une réflexion : elle n'a pas encore atteint sa conclusion, car les conséquences techniques et juridiques sont importantes - non pas à la constitution d'une base de données, mais à la manière de mieux éveiller la vigilance des notaires sur les antécédents de certains clients ou de certaines transactions. Pour l'instant, ces réflexions ne sont que préliminaires. Elles n'aboutiront pas avant un certain temps. Certains ajustements techniques et juridiques ne sont pas à portée de main. Nous réfléchissons sérieusement au problème, car - c'est devenu un lieu commun que de le dire - l'intelligence artificielle (IA) est susceptible de simplifier l'exercice du devoir de vigilance.

M. Loïc Cantin. Madame la rapporteure, vous m'interrogiez sur les « agences en ligne ». Qu'entendez-vous au travers de cette expression ?

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. Sur un certain nombre de sites internet et de réseaux, des agences dont la situation géographique est mal définie multiplient les offres d'achat et de location. Je parle non pas d'Airbnb ou d'autres plateformes de la sorte, mais d'agences immobilières à l'étranger qui captent une clientèle française ou d'agences immobilières domiciliées à une adresse sans y être présentes physiquement. Je désigne par « agences en ligne » les agences dématérialisées.

M. Loïc Cantin. - C'est en effet un phénomène que l'on voit apparaître, particulièrement dans les systèmes anglo-saxons ou dans des pays où les choses sont totalement déréglementées.

Heureusement, sur ce point, que le rapport de l'Autorité de la concurrence de mai 2023 n'a pas été suivi de conséquences ! Il y était proposé de déréglementer totalement l'intermédiation immobilière, notamment l'activité de transaction immobilière. On imagine dans quelle situation nous serions aujourd'hui, notamment au regard des objectifs fixés par Tracfin...

Nous sommes favorables à un renforcement extrêmement fort de notre réglementation et à un renforcement de la formation.

Les plateformes en ligne « disruptent » les modèles existants et s'exonèrent d'obligations. Or elles ne font pas l'objet de contrôles, une directive européenne précisant que l'hébergeur ne fait qu'héberger et que la responsabilité repose sur l'éditeur. En conséquence, Seloger, Le Bon coin ou PAP ne seront pas sanctionnés s'ils continuent de louer des logements classés G. Où sont les objectifs de politique publique ? Quelle politique du logement souhaitons-nous avoir ?

Pour notre part, nous ne pouvons pas nous exonérer de la réglementation qui nous est applicable, car nous sommes contrôlés. Mais nous ne pouvons pas non plus être les seuls acteurs à respecter la réglementation alors que d'autres s'en affranchissent ! C'est un point très important.

Nous nous battons depuis onze ans pour avoir ce décret sur la formation professionnelle. Enfin, nous allons l'avoir.

Comme beaucoup de professions, la Fnaim a demandé une obligation de formation professionnelle tous les trois ans, équivalant à 42 heures. Nous y sommes assujettis pour le renouvellement de notre carte professionnelle. Nous avons poussé pour qu'il y ait notamment une extension à la non-discrimination dans l'accès au logement, avec un pôle de formation dédié ; nous l'avons obtenue en 2020. En revanche, il n'y a rien sur Tracfin aujourd'hui. Cela fait partie des demandes que nous espérons voir aboutir dans le cadre du décret que prendra M. le Premier ministre dans quelques mois. Cela nous semble très important.

J'y insiste, nous demandons aussi qu'il y ait un contrôle opérant sur tous les secteurs et tous les intervenants.

Je le répète, on ne peut pas garantir l'efficacité d'un dispositif comme Tracfin dans un système où il y a un porteur de carte professionnelle et 16 000 collaborateurs indépendants disséminés sur toute la France, en termes de rigueur, de vérification et de contrôle.

Les contrôles opérés par la DGCCRF se font sur des agences identifiées, qui ont pignon sur rue, non dans des no man's land qui ne permettent pas la localisation.

La réglementation se révèle donc problématique s'agissant des collaborateurs habilités par le détenteur d'une carte professionnelle, surtout quand le modèle économique repose sur la massification d'une transaction qui ne répond pas forcément aux objectifs de politique publique et de défense du consommateur qui vont dans l'intérêt des Français.

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur Meyssan, vous nous avez décrit la réflexion autour du secret professionnel au début des années 2000 et le quasi-changement de culture qui s'est mis en place à la faveur des formations et du travail que vous avez effectué. Quel est, à ce jour, le rapport des notaires au secret professionnel dans leur mission d'officier public ?

Quels sont les éléments déterminants qui expliquent que vous obteniez de meilleurs résultats - si vous en obtenez réellement - que d'autres professions ? Est-ce la familiarité avec les procédures ? Est-ce que cela tient à cette mission d'officier public ?

M. Pierre-Jean Meyssan. - Je vous remercie de cette question, à mes yeux absolument fondamentale.

Je ne crois pas qu'il y ait eu un changement de culture, parce que le secret professionnel est dans notre ADN - nous en parlions justement en venant à l'audition. Devoir faire une déclaration est, à chaque fois, un acte difficile, presque douloureux. Comme je le disais, mon bureau doit être étanche, et rien de ce qui m'a été confié ne doit en sortir.

Cependant, nous sommes aussi officiers publics et notre statut nous oblige. Je crois, du reste, que nos résultats s'expliquent par la conscience que nous avons des obligations liées à ce statut. Je ne suis pas le seul à avoir ce ressenti : la plupart de mes confrères ont la même analyse. Il y aura évidemment toujours des réfractaires - il y en a partout -, mais l'immense majorité des notaires considèrent que, si le secret professionnel est indispensable, nous sommes délégataires de l'autorité de l'État, que cette délégation n'est pas neutre et que nous devons nous en montrer dignes.

Il faut bien avoir conscience que cette mission transperce le verrou du secret professionnel, parce que c'est un élément indissociable du statut que l'État nous a confié. À cet égard, la montée en puissance ne s'explique pas par un changement de culture : le secret professionnel sera toujours omniprésent. Mais la prise de conscience que la mission de service public qui nous est confiée par l'État transcende ce secret professionnel est, pour moi, le grand changement de ces dernières années, et c'est ce qui explique nos résultats.

Mme Nadine Bellurot. - Le Conseil supérieur du notariat est aussi très engagé au niveau européen : vous êtes nombreux à siéger au Conseil des notariats de l'Union européenne (CNUE). Y a-t-il des échanges entre pays ? L'exigence française se retrouve-t-elle dans les autres notariats européens ?

On ne le sait pas souvent, mais vous avez un vrai rayonnement international, étant présents un peu partout. Y a-t-il, au niveau international, des coopérations face à la criminalité organisée, des échanges de bonnes pratiques ?

Vous publiez, tous les ans, un rapport thématique, généralement très complet. Un de ces rapports annuels traite-t-il précisément de cette question ? Avez-vous sinon des propositions à nous faire sur le sujet ?

La Fnaim a-t-elle fait des déclarations de soupçon ? Si oui, combien ? Est-ce entré dans vos pratiques ?

M. Pierre-Jean Meyssan. - Votre question, madame, est une autoroute... Je vais essayer de faire le plus court possible.

Vous avez rappelé l'action internationale du Conseil supérieur du notariat. Il s'avère que nous signons un certain nombre d'accords de partenariat et de coopération avec des pays européens et des pays du monde entier : 22 accords de coopération internationaux sont en place aujourd'hui.

Nous avons effectivement des échanges au niveau du CNUE, où nous accompagnons des États qui intègrent nouvellement cette structure. Par exemple, nous avons récemment signé un accord de partenariat avec l'Albanie, qui toque à la porte de l'Union européenne, justement sur un accompagnement en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.

À l'échelle mondiale, nous sommes sollicités par des États qui souhaitent bénéficier de notre expertise sur ces sujets, généralement motivés par une annonce de l'arrivée du Groupe d'action financière chez eux. Nous avons ainsi vu arriver, à notre stupéfaction générale, une délégation de 18 personnes des Émirats arabes unis, pilotée par une personnalité de très haut niveau et venue nous demander un accompagnement dans la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Nous avons cru à une blague, mais c'était très sérieux. Un accord de coopération a été préparé et validé par les deux organismes ; nous allons le signer. Aux Émirats, cela ne relève pas du notariat, qui est extrêmement réduit et plutôt de type anglo-saxon, mais le chef de la délégation qui est venu nous chercher est à la tête de l'Organisation de lutte contre le blanchiment.

Il se passe la même chose avec le Vietnam. Nous sommes en train de passer des accords avec des pays relativement exotiques, comme le Kirghizstan.

M. André Reichardt. - Et le Qatar ?

M. Pierre-Jean Meyssan. - Le Qatar ne nous a pas sollicités ; cela viendra peut-être.

Nous avons souhaité, au sein du Conseil supérieur du notariat, mettre en place une équipe dédiée pour répondre à ces demandes. Nous sommes en train de construire l'outil, sur lequel nous comptons beaucoup. Nous allons essayer de mettre notre expertise au service des pays et des notariats qui nous le demandent. Cela paraît un peu curieux, mais c'est la réalité.

Aujourd'hui, nous avons dans le viseur l'Albanie, les Émirats, le Vietnam, le Kirghizstan, et nous allons renouveler notre accord avec l'Ouzbékistan, dont le président des notaires est extrêmement actif et tient absolument à régler ce genre de questions. Il se trouve qu'il a des liens très étroits avec le ministre de la justice ouzbek...

Sans dire qu'elle est embryonnaire, parce que nous y travaillons vraiment, cette démarche s'est véritablement incrémentée cette dernière année, et nous allons la faire aboutir.

Nous travaillons aussi en étroite collaboration avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Par exemple, le Quai d'Orsay vient de nous demander de mettre entre parenthèses notre travail avec la Géorgie, vu sa situation politique. En revanche, nous venons de recevoir un feu vert sur le Turkménistan, qui nous sollicite sur les mêmes sujets.

Et, chaque fois que l'on nous dit « allez-y », nous y allons ! Forts de notre statut et de notre panonceau Marianne, nous considérons que si les pouvoirs publics entendent nous utiliser comme un élément de connexion et un vecteur vers des pays parfois un peu étonnants, c'est que telle est notre mission. Nous sommes en train de construire l'outil en ce sens.

M. Jérôme Fehrenbach. - Il me semble que nous n'avons pas encore fait de zoom sur ce point, mais ce sera l'objet du nouveau rapport d'activité, dont nous choisissons chaque année le sujet en fonction des priorités.

Pour compléter ce qu'a dit le Pierre-Jean Meyssan, la coopération internationale n'est pas univoque : nous ne faisons pas que prêcher la bonne parole ou promouvoir les bons outils. Nous sommes notamment en relation, à l'échelon européen, avec l'Italie et l'Espagne, dont les notariats fonctionnent de manière très intéressante, mais ne sont malheureusement pas transposables dans notre pays, pour tout un tas de raisons, y compris juridiques et culturelles. Quoi qu'il en soit, nous avons des échanges de très bon niveau sur leurs techniques et sur ce que nous pouvons en importer dans notre pratique notariale. Ce sont deux notariats extrêmement avancés, pour des raisons que l'on peut tout à fait deviner.

M. Loïc Cantin. - Les seuls chiffres dont nous disposons sur les déclarations de soupçon sont issus du rapport Tracfin, puisque la plateforme Ermes ne permet pas de savoir si l'auteur de la déclaration appartient à la Fnaim, à un autre syndicat ou n'est pas syndiqué. Une modification en vue de permettre ce fléchage nous permettrait d'ailleurs de mesurer l'efficacité et la part de notre action dans cette lutte.

Ce que l'on sait seulement, c'est qu'il y a eu 440 déclarations en 2022 pour les professionnels titulaires d'une carte relevant de la loi Hoguet, et 505 déclarations en 2023, soit une augmentation de 15 %. Je pense que ce chiffre continuera à progresser dans les années à venir.

M. André Reichardt. - Je souhaitais vous poser la même question que Nadine Bellurot concernant l'aspect international. Il est clair que le blanchiment est international par définition : s'il peut être franco-français, il n'y a pas de raison qu'il s'arrête à nos frontières hexagonales - il va là où c'est le plus facile. Auriez-vous des documents à nous transmettre concernant la façon dont le blanchiment pourrait s'opérer dans les autres pays ?

Au-delà du blanchiment, avez-vous une façon de travailler, un modus operandi sur le contournement des sanctions internationales, qui est l'autre sujet de notre commission d'enquête ? Je pense naturellement aux sanctions liées, à l'heure actuelle, à l'agression russe en Ukraine, mais aussi, préalablement, à l'Iran. Y êtes-vous attentif et, si oui, comment ? Est-ce le même processus que sur le blanchiment ?

Le président du Conseil supérieur du notariat nous a dit que les études notariales étaient contrôlées tous les deux ans. Monsieur Cantin, y a-t-il des contrôles autres que ceux de la DGCCRF qui pèsent sur la Fnaim ?

J'ai eu l'occasion, voilà quelques années, de faire, dans le cadre de la préparation de l'examen du projet de loi de finances, un rapport sur le fonctionnement de la DGCCRF. Le moins que l'on puisse dire est que les effectifs de cette direction maigrissent - c'est presque un euphémisme - d'année en année. Les moyens dont elle dispose, notamment dans les territoires, sont de plus en plus limités, bien qu'elle ait à faire face à une recrudescence très importante de ses missions. Combien les directions régionales ou départementales de cette administration mènent-elles de contrôles auprès des entreprises Fnaim, voire du secteur dans son intégralité ?

M. Pierre-Jean Meyssan. - Nous ne sommes qu'au début de notre travail de consultation des pays étrangers sur le blanchiment. Les premières missions sont très délicates. Nous ne disposons donc pas, pour l'heure, d'une documentation rédigée sur le sujet. Et en réalité, nous nous demandons s'il serait véritablement opportun de procéder à la rédaction de documents de ce type, car nous risquerions surtout de donner de mauvaises idées à certains...

Pour vous donner un exemple, nous travaillons étroitement avec le Colb et son président Didier Banquy sur les ventes en état futur d'achèvement. Lorsqu'un acquéreur procède à un achat sur plan auprès d'un promoteur immobilier, le contrat prévoit un échéancier de versements pour les travaux. Le premier paiement a lieu lors de la signature de l'acte de propriété et passe par la comptabilité des notaires. Mais ce n'est pas le cas des suivants. Or le président Banquy nous a signalé à plusieurs reprises avoir eu vent de modalités de paiement transitant par plusieurs pays ou recourant à des prête-noms. Nous réfléchissons donc aux moyens de sécuriser ce dispositif. Sur ce sujet, nous disposerons ainsi d'un système de typologie que nous intégrerons par ailleurs aux modules de formation de nos confrères, pour leur donner des exemples concrets - sans pour autant produire une véritable littérature structurée.

Concernant les tentatives de contournement des sanctions, nous bénéficions d'un accès immédiat à la liste des avoirs gelés tenue par la direction générale du Trésor. Dès que le notaire travaille sur un dossier comportant un nom à consonance étrangère - Europe de l'Est, Asie, Proche ou Moyen-Orient -, il consulte cette liste, actualisée toutes les semaines sur notre site. Si les avoirs sont effectivement gelés, l'opération est immédiatement annulée. Lors de notre prochaine réunion de référents, nous accueillerons d'ailleurs la direction générale du Trésor pour poursuivre le travail sur ce sujet.

M. Jérôme Fehrenbach. - À cet égard, au moment de l'agression russe, nous avons assisté à une réaction immédiate des notaires face à l'avalanche de listes d'avoirs publiées entre février et avril 2022. La direction générale du Trésor avait créé à cette occasion une cellule de traitement des demandes de dérogation pour les transactions en cours, qui a remarquablement bien fonctionné.

M. Pierre-Jean Meyssan. - La collaboration entre les structures chargées de gérer ce sujet est très fonctionnelle. Lors du renversement du régime de Bachar Al-Assad en Syrie, Tracfin a déclenché une alerte pour nous appeler à la vigilance. Nous avons aussitôt incité nos confrères à vérifier l'identité et la provenance de tous leurs nouveaux clients.

M. Loïc Cantin. - La loi Hoguet, prévoit plusieurs types de contrôles.

Le premier, qui est sans rapport avec Tracfin, est effectué par notre garant, notamment l'organisme financier qui assure les fonds déposés par la clientèle, en particulier pour les professions manipulant des quantités importantes d'argent - je pense par exemple aux métiers liés aux syndics ou aux administrateurs de biens. Il s'agit d'une structure de veille, qui réalise un contrôle tous les deux ans en moyenne.

Le deuxième type de contrôle vise à s'assurer du respect par les professionnels des exigences de formation, à hauteur de quarante-deux heures tous les trois ans. Dans ce cadre, nous voulons intégrer un module obligatoire relatif à Tracfin pour accompagner la lutte contre le blanchiment.

Enfin, le troisième type de contrôle, effectué par la DGCCRF, concerne la réglementation applicable à nos professions, que ce soit le mandat de syndic ou de gestion, ou l'ensemble des aspects réglementaires applicables à nos professions, notamment le dispositif Tracfin. Ces contrôles sont moins nombreux, mais de plus en plus rigoureux, voire parfois excessifs. En effet, la DGCCRF nous impose, pour toute transaction, un travail d'identification de l'acquéreur et de l'origine des fonds, afin de rechercher un éventuel déséquilibre entre l'activité professionnelle, l'âge, la constitution de l'épargne, le recours à un financement ou une substitution. Le cas échéant, nous devons procéder à une déclaration de soupçon, grâce à des outils de fléchage d'interconnexion, comme la liste des avoirs gelés ou le fichier Dow Jones pour les personnes politiquement exposées. La DGCCRF se montre très efficace, voire pointilleuse, lors de ses déplacements, sur l'application à la lettre de ces modalités de contrôle.

Cependant, des pistes d'amélioration subsistent. Notre profession réclame la création de la commission de contrôle prévue par la loi, car celle-ci n'existe toujours pas. J'ai relancé le Premier ministre en ce sens, et j'espère avoir gain de cause, car cela marquerait un progrès dans l'autosaisine de la profession sur des désordres constatés. En effet, tous les professionnels de l'immobilier réglementés par la loi Hoguet n'appartiennent pas à une organisation professionnelle et passent très souvent entre les mailles du filet. Il serait donc dans l'intérêt des Français et des politiques publiques de soutenir cette démarche.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Si le Premier ministre tarde à vous répondre, n'hésitez pas à nous solliciter.

Certaines améliorations évidentes nous auraient-elles échappé dans le dispositif ? Je pense notamment au cadastre. Aux Émirats arabes unis, pays que vous avez mentionné, le cadastre est public.

M. Pierre-Jean Meyssan. - Au risque de vous apporter une réponse paradoxale, j'avoue ressentir une forme de malaise face au culte de la sanction qui prévaut dans certaines institutions. On dirait qu'il faudrait présenter des têtes sur des piques pour prouver que nous avons bien fait notre travail...

Mon objectif, c'est plutôt qu'il n'y ait pas de sanction : loin de prouver que nous sommes laxistes, cela montrerait que le dispositif fonctionne ! Nous craignons que dans sa prochaine évaluation, en 2029, le Gafi ne se mette précisément en quête de ces répressions pour l'exemple.

Cependant, nous ne pouvons pas être les seuls à porter ce discours sur les sanctions. Nous nous tenons donc à votre disposition pour faire valoir cet argument auprès du Gafi.

M. Raphaël Daubet, président. - Mesdames, messieurs, je vous remercie de ces échanges.

Audition de M. Romain Roussel, sous-directeur industrie, santé et logement de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et Mme Sonia Sbaa, cheffe de la cellule de renseignement anti-fraudes économiques (CRAFE) de la DGCCRF, et M. Éric Le Cam, adjoint à la cheffe de la CRAFE

(Jeudi 10 avril 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous poursuivons nos travaux en accueillant M. Romain Roussel, sous-directeur industrie, santé et logement de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), Mme Sonia Sbaa, cheffe de la cellule de renseignement anti-fraudes économiques, et M. Éric Le Cam, adjoint à la cheffe de la cellule.

La DGCCRF joue un rôle essentiel dans le contrôle d'une part importante des professions soumises aux obligations relatives à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT).

Il s'agit donc pour nous de comprendre les enjeux auxquels vous faites face dans un contexte où l'appropriation des normes LCB-FT par les professions non financières pose régulièrement question, et où le nombre de personnes à contrôler est particulièrement important.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Romain Roussel, Mme Sonia Sbaa et M. Éric Le Cam prêtent serment.

Mme Sonia Sbaa, cheffe de la cellule de renseignement anti-fraudes économiques (CRAFE) à la DGCCRF. - La DGCCRF joue un rôle à la fois répressif et préventif, en tant qu'autorité de supervision de professions assujetties aux dispositifs de lutte contre le blanchiment de capitaux.

La DGCCRF compte 2 969 agents, dont 2 000 sont des enquêteurs, répartis dans des services d'enquête au sein de directions territoriales interministérielles, tant au niveau du département que de la région. Elle dispose également de quatre services à compétence nationale, dont un service national des enquêtes et une administration centrale, organisée en sous-directions sectorielles et d'appui, et au sein de laquelle a été récemment créée la cellule de renseignement anti-fraudes économiques.

Pour réaliser leurs enquêtes, les agents de la DGCCRF disposent de pouvoirs de police judiciaire. Lorsqu'ils constatent des manquements ou des infractions, ils peuvent mettre en oeuvre des suites pénales ou administratives, comme des injonctions ou des amendes.

Les principales infractions constatées sont les délits de pratique commerciale trompeuse et de tromperie. Il s'agit par exemple d'allégations dans la présentation d'un service ou de tromperies sur les qualités substantielles d'un produit.

À ce titre, la mission première de la DGCCRF consiste à garantir l'ordre public économique au profit à la fois du consommateur et des entreprises. C'est là sa principale intervention en volumétrie de contrôle et d'enquête. Son action centrale est d'assurer la transparence des pratiques commerciales, la sécurité des produits et la loyauté des relations entre professionnels et consommateurs dans le cadre de la consommation quotidienne. Le rôle de la DGCCRF n'est donc pas de lutter contre la criminalité organisée stricto sensu.

La DGCCRF veille au respect du droit de la consommation et de la concurrence. Cependant, elle peut être amenée à lutter contre une forme de délinquance économique lorsqu'elle identifie des cas de fraude complexes et très organisés, qui présentent souvent des dimensions multiples dépassant son cadre d'action propre. C'est la raison pour laquelle nous avons développé plusieurs partenariats.

Par conséquent, la DGCCRF s'est dotée d'un arsenal répressif qui s'est adapté au cours du temps, et qui prévoit notamment, depuis 2022, la création d'une circonstance aggravante de bande organisée pour le délit de pratiques commerciales trompeuses sur lequel les agents de la DGCCRF sont compétents et qu'ils recherchent dans de très nombreuses enquêtes.

L'autorité judiciaire a également tenu compte de cette situation en développant des cosaisines sur la base de l'article 28 du code de procédure pénale. La saisie des avoirs criminels peut également être demandée au procureur pour lutter contre ce type de fraude et de délinquance économique.

Ainsi, au titre de sa mission centrale de protection économique du consommateur, la DGCCRF lutte contre les fraudes économiques qui touchent également les entreprises. Dans certains secteurs, qui ne représentent cependant qu'une volumétrie minoritaire de notre activité, on constate que certaines pratiques sont de plus en plus organisées et sophistiquées, parfois commises par des réseaux professionnalisés, agiles, passant d'un secteur à l'autre de manière opportuniste.

Ces fraudes économiques sont notamment commises en ligne, le numérique étant un amplificateur sans précédent du phénomène frauduleux. Les dérives de l'influence commerciale ainsi que la collecte de données personnelles, qui permet de disposer de listes de prospects et qui donne parfois lieu à du démarchage illicite, forment deux champs d'action prioritaire de la DGCCRF.

Le numérique permet de toucher un nombre très élevé de victimes potentielles. Il devient ainsi un élément essentiel d'une forme de délinquance lucrative à bas bruit.

Les fraudes économiques concernent également des secteurs éligibles aux aides publiques. Il s'agit là de fraudes massives qui se traduisent par un nombre particulièrement élevé de plaintes et de signalements de consommateurs, transmis notamment via notre application SignalConso. Les préjudices financiers individuels de ces consommateurs sont parfois importants, notamment dans le domaine de la rénovation énergétique.

Ces fraudes reposent sur des pratiques commerciales déloyales, toujours trompeuses, souvent agressives, et qui touchent parfois des personnes vulnérables, ce qui représente un critère aggravant.

Ces pratiques commerciales trompeuses peuvent être sous-jacentes à l'infraction de blanchiment, puisque l'objectif pour les fraudeurs est in fine d'utiliser le produit illicite de l'infraction pour bénéficier des fonds qu'ils en retirent.

C'est pourquoi le format le plus pertinent pour y répondre est celui de la cosaisine judiciaire, qui permet d'appréhender le champ nécessairement multi-infractionnel de ces fraudes, blanchiment compris. À défaut, nous nous appuyons a minima sur une coordination inter-services.

Par conséquent, au travers de sa mission de protection économique du consommateur, la DGCCRF contribue indirectement à la lutte contre les fraudes aux aides publiques qui ont pour objectif principal la captation massive et indue de subventions, en les détectant et en transmettant les informations obtenues aux autorités compétentes.

Toutefois, la DGCCRF en elle-même n'est pas compétente pour relever le délit d'escroquerie, et n'a pas cette vocation. En effet, une habilitation d'officier de police judiciaire est nécessaire pour mettre en oeuvre l'ensemble des dispositions du code de procédure pénale et user de pouvoirs coercitifs, comme la garde à vue ou la perquisition. Or tout cela est très éloigné de nos méthodes de surveillance du marché, de contrôle et d'enquête.

En outre, la DGCCRF ne serait absolument pas en mesure de gérer de telles infractions, en raison notamment de ses effectifs limités, en comparaison de ceux dont disposent les services de police et de gendarmerie qui ont à connaître de ces infractions quotidiennement.

Enfin, cela l'éloignerait de son coeur de mission, qui reste la protection économique du consommateur classique au quotidien.

Aussi cette proposition, qui a été émise à plusieurs reprises, ne saurait-elle véritablement s'appliquer.

J'en viens aux moyens de lutte de la DGCCRF contre la délinquance économique.

Réaffirmons-le : cette lutte doit être collective. Face aux réseaux organisés, il faut que les services de l'État s'organisent en réponse. Au sein de la DGCCRF, l'ensemble des entités, quels que soient leur échelon ou leur mission, au sein des services d'enquêtes comme des services centraux, y participent. C'est dans ce sens qu'a été créée la cellule de renseignement anti-fraudes économiques en 2021. Comme l'a dit Corinne Cléostrate, sous-directrice des affaires juridiques et de la lutte contre la fraude de la direction générale des douanes et des droits indirects, « le renseignement, c'est vraiment le nerf de la guerre. » Il est donc nécessaire de lui apporter des forces vives.

La cellule de renseignement est à la fois un service de soutien opérationnel au profit des enquêteurs, qui les appuie notamment dans l'identification des réseaux organisés, et un service de production de renseignements, après recoupement, enrichissement et valorisation des informations contenues dans nos bases internes.

Nous travaillons à l'identification des personnes physiques bénéficiaires effectives des pratiques frauduleuses, via l'analyse de flux financiers, la compréhension des modes opératoires et le recoupement de dossiers en interne comme en externe avec nos partenaires, notamment les forces de police et de gendarmerie. Nous apportons une attention particulière aux fraudeurs récurrents. Madame le rapporteur, dans une audition précédente, vous disiez : « Un fraudeur content est un fraudeur qui revient. » En réalité, il revient souvent plusieurs fois !

Notre action permet aux enquêteurs de la DGCCRF d'investiguer de manière plus ciblée et efficace. Nous proposons presque systématiquement des pistes d'investigation concrètes, des stratégies, une vision pluri-infractionnelle et une mise en relation avec des services enquêteurs qui travaillent sur les mêmes personnes.

La cellule est également dédiée aux échanges opérationnels avec nos partenaires. Nous connaissons bien tous les acteurs que vous avez auditionnés. Depuis 2024, nous disposons d'un officier de liaison au sein de Tracfin, grâce auquel nous avons des échanges nourris sur des suspicions de blanchiment de capitaux.

À titre d'exemple, au cours de l'année 2024, la cellule a traité 384 dossiers. Pour la très grande majorité d'entre eux, nous avons recouru à des échanges de renseignements, à des ciblages et parfois à des actions communes avec différents partenaires.

M. Romain Roussel, sous-directeur industrie, santé et logement de la DGCCRF. - J'en viens au volet préventif mis en place par la DGCCRF au sein de la sous-direction que je pilote, dont deux bureaux sont directement impliqués dans les contrôles de second niveau de trois champs en matière de lutte contre le blanchiment.

La DGCCRF, en complément de sa mission de protection des consommateurs et de régulation des marchés, intervient dans le cadre du volet préventif de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme en tant qu'autorité de contrôle auprès de trois types d'acteurs : les intermédiaires immobiliers, tels que les agents immobiliers et les mandataires, les personnes exerçant l'activité de domiciliataire d'entreprises et les commerçants qui acceptent les paiements en espèces ou en monnaie électronique dans les secteurs du luxe, notamment l'horlogerie, la bijouterie et la joaillerie.

Il s'agit de contrôles de second niveau, qui visent à s'assurer du respect par ces professionnels de leurs obligations de vigilance en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme à l'égard de leur clientèle.

La lutte contre le blanchiment a été renforcée au niveau de la DGCCRF depuis plusieurs années, au travers d'enquêtes annuelles diligentées dans le cadre du programme national d'enquête que nous pilotons et qui est ensuite déployé sur le terrain dans les échelons centraux pour la conception des orientations de ciblage, mais aussi dans les échelons départementaux et régionaux. Ce programme s'appuie également fortement sur notre service national d'enquête dans les cas les plus complexes, notamment dans les secteurs du luxe et de l'immobilier haut de gamme.

En outre, nous avons récemment déployé un plan national d'action consacré à la lutte contre le blanchiment qui se décline en quatre axes principaux.

Le premier axe consiste à accroître l'implication de la direction dans un certain nombre de démarches institutionnelles. Il s'agit d'approfondir la coopération nationale et internationale avec les différents acteurs de la communauté de lutte contre le blanchiment. Je pense par exemple à la participation de notre directrice générale au forum Tracfin, consacré en partie à l'immobilier. Un certain nombre de partenariats sont également noués, notamment avec l'Agence nationale de l'habitat (Anah). Nous contribuons également aux travaux législatifs. En effet, une fois qu'elles auront été adoptées, les propositions de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic et renforçant la lutte contre les fraudes aux aides publiques permettront l'intégration des promoteurs immobiliers au périmètre de supervision de la DGCCRF. Ces textes conforteront également la DGCCRF dans ses habilitations pour enjoindre aux professionnels ayant manqué à certaines de leurs obligations en matière de lutte contre le blanchiment de se mettre en conformité.

Enfin, nous nous efforçons de répondre aux travaux conduits en lien avec le Groupe d'action financière (Gafi), qui évalue fréquemment le système français de lutte contre le blanchiment. À cet égard, une auto-évaluation a été transmise ce mois-ci. Nous préparons actuellement la prochaine évaluation du système français, qui sera effectuée en 2028.

Le deuxième axe consiste à monter en gamme sur le plan de la méthodologie des contrôles, en créant une communauté d'enquête et en consolidant la professionnalisation des enquêteurs au moyen de formations. Nos agents doivent être capables de mieux appréhender la lutte contre le blanchiment et les points clés du contrôle.

Le troisième axe implique de renforcer l'impact des contrôles, en les ciblant sur les secteurs et les professionnels les plus à risque, conformément aux signalements qui nous sont transmis. De plus, nous veillons, en lien avec la Commission nationale des sanctions (CNS), à renforcer le caractère dissuasif des sanctions.

Enfin, nous nous efforçons d'accroître les échanges avec les représentants des professions contrôlées, afin qu'ils connaissent mieux leurs obligations et soient plus à même de les respecter.

Quatrième et dernier axe : nous travaillons à améliorer la sensibilisation des personnes assujetties aux contrôles, en nous positionnant comme un interlocuteur privilégié des professionnels et des organisations représentatives.

Voilà l'ensemble des actions que nous nous engageons à mener dans les trois prochaines années, dans l'espoir de consolider l'impact de nos contrôles. Dans le cadre du déploiement de ce plan, nous sommes en contact avec un certain nombre d'acteurs institutionnels. Je pense notamment aux chambres de commerce et d'industrie (CCI) pour les intermédiaires immobiliers et aux préfectures pour les domiciliataires d'entreprises, deux entités qui assurent la délivrance de cartes professionnelles ou d'agréments préfectoraux à la suite de vérifications déontologiques.

Par ailleurs, dans le cadre de différents groupes de travail, nous partageons un certain nombre d'informations avec Tracfin et la direction générale des finances publiques (DGFiP). Nous échangeons également avec la CNS pour le suivi des décisions contentieuses.

Enfin, nous veillons à disposer de relais auprès des professionnels via différentes fédérations. Je pense, dans le domaine immobilier, à la Fédération nationale de l'immobilier (Fnaim), au Syndicat national des professionnels immobiliers (SNPI) et à l'Union des syndicats de l'immobilier (Unis) ; dans le domaine de la domiciliation, au Syndicat national des professionnels de l'hébergement d'entreprises (Synaphe) ; dans le domaine du luxe, au fédérations représentatives de l'horlogerie et de la bijouterie.

La DGCCRF a un champ d'intervention très large par rapport aux autres autorités françaises de supervision. Elle se singularise par la diversité et le très grand nombre d'entités assujetties, soit environ 130 000 acteurs. C'est la raison pour laquelle nous tenons à varier nos canaux d'intervention. Seuls 18 équivalents temps plein (ETP) sont attachés à la lutte contre le blanchiment. En dépit de la faiblesse de nos effectifs, le ciblage de nos contrôles permet d'obtenir des résultats.

Notre service national d'enquête mène un certain nombre d'opérations coup de poing, notamment dans les régions ou les secteurs qui présentent le plus de risques. Ces actions concernaient les Alpes-Maritimes ; désormais, elles se concentrent sur l'île de Saint-Barthélemy, où le risque de blanchiment est élevé. Au demeurant, nous avons récemment contrôlé des professionnels de l'immobilier de luxe dans l'ouest parisien.

En outre, nous souhaitons nous assurer que les professionnels remplissent bien leurs obligations et respectent la politique de gel des avoirs décidée dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Notre stratégie multicanaux nous permet de développer une compétence transversale et assure l'efficacité de notre mission. De même, nous nous conformons aux standards internationaux auxquels veillent le Gafi et l'Autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux (Amla).

M. Raphaël Daubet, président. - Avez-vous des éléments plus détaillés concernant le résultat de vos contrôles ?

M. Romain Roussel. - Les contrôles effectués en matière d'immobilier et de domiciliation d'entreprise mobilisent les différents échelons de la DGCCRF. En 2024, nous avons contrôlé un peu plus de 400 professionnels de l'immobilier et près d'une centaine de sociétés de domiciliation d'entreprise, ce qui nous a conduits à détecter 50 % d'anomalies.

Nous menons également des campagnes régulières de contrôle sur une trentaine d'opérateurs du luxe, essentiellement dans le secteur de l'horlogerie et de la bijouterie. Dans ce cadre, un tiers des agissements contrôlés présentaient des anomalies.

Les anomalies relevées par la DGCCRF sont assez disparates. Dans certains cas, il peut s'agir de manquements véniels qui nous amènent à émettre des avertissements. Quelquefois, nous sommes confrontés à des faits plus graves, tels que l'absence totale de dispositifs de lutte contre le blanchiment, le manque de justificatifs concernant les transactions immobilières ou la non-conservation de pièces d'identité. Naturellement, ces manquements nous conduisent à prendre des sanctions plus lourdes.

En 2023, la DGCCRF a adressé environ 107 avertissements et 83 injonctions dans le secteur de l'immobilier, ainsi que 13 avertissements et 12 injonctions dans le secteur de la domiciliation d'entreprise. Par ailleurs, nous avons transmis un certain nombre de rapports d'intervention à la CNS ; 38 sanctions ont été prises en matière immobilière et 17 dans le secteur de la domiciliation d'entreprise.

Du reste, nos services d'enquête transmettent des informations à Tracfin en cas de soupçons de blanchiment, lorsque des transactions n'ont pas été déclarées spontanément. En 2024, une trentaine de transmissions concernant le secteur de l'immobilier ont été réalisées.

M. Raphaël Daubet, président. - Comment la DGCCRF travaille-t-elle avec la CNS et comment les sanctions sont-elles calibrées ? Est-ce l'importance du dossier qui détermine la nature de la sanction ? Quelles sont les marges de manoeuvre dont vous disposez dans l'élaboration des dossiers ?

M. Romain Roussel. - Ce sont nos enquêteurs qui montent les dossiers, à la suite des inspections conduites sur place et sur pièce. Ils interrogent les professionnels non seulement sur leur degré de connaissance des faits qu'on leur reproche, mais aussi sur les dispositifs préventifs éventuellement mis en place. Ils élaborent ensuite un rapport.

Les enquêteurs constatent aussi la présence ou non des pièces nécessaires à la traçabilité des dossiers. Enfin, ils vérifient si les professionnels ont procédé à des déclarations de soupçon auprès de Tracfin.

Une fois saisie des dossiers, la CNS détermine les sanctions appropriées en fonction de la gravité des faits soupçonnés et du niveau de connaissance des professionnels sur leurs agissements.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - L'écart entre le volume de contrôles et le nombre d'enquêteurs dont vous disposez est assez important. Comment jugez-vous la coordination entre les différents services ? Pensez-vous qu'il existe des marges de progrès ?

Mme Sonia Sbaa. - La faiblesse de nos effectifs affecte nécessairement l'exécution de nos missions. Toutefois, elle peut être regardée comme une chance, car elle nous oblige à faire preuve d'agilité et à définir certaines priorités. En matière de supervision, le décalage entre le nombre d'enquêteurs et de contrôles est encore plus significatif.

Je ne suis pas certaine qu'il existe une véritable coordination entre les différents services superviseurs, en raison des monopoles de compétences qui s'attachent à chaque profession. Ainsi, seule la DGCCRF peut superviser les agents immobiliers ou les domiciliataires d'entreprises. Les anomalies relevées au titre du volet répressif nourrissent le ciblage de la supervision, notamment à l'égard des sociétés frauduleuses domiciliées.

La coordination entre les services de lutte contre la délinquance économique existe à plusieurs niveaux et se révèle plutôt efficace. Sur le plan stratégique, la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf) joue un rôle très important d'intermédiaire entre les différents services. Cette action est complétée par plusieurs dispositifs territoriaux, tels que les comités opérationnels départementaux antifraude (Codaf).

C'est surtout sur le plan opérationnel que nous devons préserver la coopération. Il est utile de bénéficier d'une vision holistique des dossiers ; les solutions administratives peuvent s'avérer aussi efficaces que les solutions judiciaires. Cela nous permet, in fine, de calibrer les sanctions au cas par cas.

M. Romain Roussel. - La coordination entre les différentes autorités de supervision se matérialise au sein du Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (Colb). En effet, cette instance permet d'échanger des informations et de synthétiser les bilans des actions menées à l'échelon français en matière de lutte contre le blanchiment.

Au sein du Colb, on peut aussi discuter des analyses sectorielles des risques. La DGCCRF alimente ces discussions dans les trois secteurs qui relèvent de sa compétence : l'immobilier, la domiciliation d'entreprise et le luxe. Cette coordination est essentielle pour connaître les actions entreprises par les autres acteurs de supervision et assurer une cohérence d'ensemble entre les différents contrôles du système français.

Quant à nos effectifs, ils sont clairement insuffisants. Dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025, nous avions demandé des renforts. Or, pour des raisons budgétaires, ces derniers ne nous ont pas été accordés.

Bien entendu, la DGCCRF souhaite exercer ses missions de supervision de manière plus forte, d'où la nécessité de posséder une vision transverse des différents secteurs par l'intermédiaire du Colb. Il convient également de transposer la sixième directive anti-blanchiment, afin d'assurer la supervision des professions autorégulées : notaires, avocats et greffiers. Notre objectif est de construire collectivement un système plus résilient qui permet d'appréhender la fraude en amont et de manière plus globale.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La DGCCRF coopère-t-elle avec les autres pays européens ?

M. Romain Roussel. - Elle n'établit pas directement des contacts avec nos homologues européens, contrairement au Colb et à la direction générale du Trésor. Dans le cadre du Gafi, nous pouvons connaître et échanger sur les pratiques mises en oeuvre par les autres pays européens.

M. Raphaël Daubet, président. - Quelle est l'ampleur de la contrefaçon et quels sont ses liens avec le blanchiment ?

M. Romain Roussel. - La DGCCRF est uniquement compétente en matière de contrefaçon de marque. Ainsi, elle ne possède pas une vision holistique en ce domaine, à la différence des services de douane et de l'Institut national de la propriété industrielle (Inpi).

Cela dit, nous n'ignorons pas les liens qu'il peut y avoir entre la contrefaçon et le blanchiment ou d'autres formes de délinquance financière. La DGCCRF mène ses contrôles en matière de contrefaçon à l'occasion d'événements ponctuels : en témoignent les opérations coup de poing conduites lors de la Coupe du monde de Rugby en 2023 et des jeux Olympiques et Paralympiques de Paris en 2024. Ces actions s'inscrivent dans des coopérations interservices et sont généralement conduites sous l'égide de la douane.

En 2024, au titre de la contrefaçon, nous avons contrôlé 420 entités, dont 55 sites internet. Nous avons ainsi adressé quatorze injonctions et rédigé six procès-verbaux pénaux.

Le contrôle des contrefaçons ne correspond pas à notre coeur de métier. Il peut toutefois nous amener à constater des faits plus graves en lien avec la délinquance financière et les réseaux criminels organisés, mais nous passons toujours la main aux autorités compétentes en la matière.

M. André Reichardt. - On ne peut que regretter le décalage entre les moyens dont vous disposez pour mener vos contrôles et l'ampleur de la tâche. Vous l'avez rappelé, seules 400 entités assujetties ont été contrôlées : c'est une goutte d'eau dans un océan de dérives financières ! Je ne mésestime pas les difficultés à doper le budget de la DGCCRF, mais qui veut la fin veut les moyens. Il faudra donc se pencher sur cette question un jour ou l'autre.

M. Romain Roussel. - Les 400 contrôles que vous évoquez sont effectués au titre de la lutte contre le blanchiment, mais la DGCCRF surveille aussi d'autres types de manquements. Par exemple, nous menons des enquêtes ciblées en matière de rénovation énergétique et de dépannage à domicile.

Souvent, ce sont les mêmes enquêteurs qui traitent différents dossiers ou qui travaillent en lien avec d'autres services disposant d'une expertise en matière immobilière. On peut ainsi mutualiser les informations, ce qui est utile au ciblage.

Nous veillons également à ce que les agences immobilières respectent non seulement les règles de protection du consommateur et de régulation des marchés, mais aussi certaines pratiques commerciales, telles que l'affichage du diagnostic de performance énergétique (DPE).

M. André Reichardt. - Vous menez donc 400 contrôles globaux annuels sur les agences immobilières, uniquement en matière de blanchiment ?

M. Romain Roussel. - C'est exact, mais nous menons aussi des contrôles complémentaires. En outre, en fonction des informations qui nous sont remontées et de la qualification des manquements, nous ne contrôlons pas les mêmes acteurs.

M. André Reichardt. - Les inspections et les actions coup de poing que vous menez de façon spontanée ne vous conduisent-elle pas à tout contrôler, au-delà du blanchiment ?

M. Romain Roussel. - Il faut distinguer les enquêtes programmées, au cours desquelles nos agents peuvent appréhender de façon panoramique divers manquements, et les actions coup de poing, qui sont conduites dans un laps de temps très court, sur un secteur géographique déterminé. Ces deux types d'actions sont différents, mais ils ne sont pas exclusifs l'un de l'autre.

Mme Sonia Sbaa. - Les contrôles de conformité menés en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme sont assez longs ; ils s'étalent souvent sur une journée entière. Nous partons du principe que les professionnels sont de bonne foi, mais nous vérifions tout de même, sur la base de plusieurs dossiers, qu'ils respectent bien leurs obligations.

Ce contrôle peut nous amener à détecter certaines anomalies qui pourront faire l'objet d'une inspection ultérieure au titre de la protection du consommateur.

M. Raphaël Daubet, président. - Si j'ai bien compris, la DGCCRF suit une stratégie territorialisée qui lui permet de sélectionner les zones où elle mène ses contrôles. Compte tenu des anomalies relevées au fil du temps, ciblez-vous un type d'agences immobilières en particulier ? Certaines entités sont-elles plus susceptibles d'être inspectées, en raison de leur structuration ?

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les agences immobilières sont-elles prévenues de votre arrivée ?

M. Romain Roussel. - Non, les contrôles réalisés par la DGCCRF sont inopinés. Les professionnels ne sont en principe pas informés à l'avance de la visite de nos agents. Lorsque, dans une enquête, on constate un certain nombre d'anomalies, il est essentiel de pouvoir, le cas échéant, saisir des pièces ou de croiser des informations.

M. Raphaël Daubet, président. - Les contrôles sont donc inopinés, mais pas aléatoires, n'est-ce pas ?

M. Romain Roussel. - Exactement : nos contrôles sont ciblés. Ces cibles sont plus ou moins définies dans le cadre de notre programme national d'enquête. Néanmoins, les enquêteurs de terrain disposent d'une marge d'appréciation : vu qu'ils connaissent bien le tissu économique local, ils peuvent compléter le programme national par d'autres types de contrôle

En termes quantitatifs, le programme national d'enquête représente environ deux tiers de l'activité des services déconcentrés ; le tiers restant correspond à cette marge d'appréciation laissée aux contrôles d'initiative locale.

Notre objectif est de maximiser l'impact des contrôles, en mobilisant l'information disponible à tous les niveaux, pour intervenir là où cela est le plus pertinent.

Les manquements constatés sont malheureusement assez récurrents. Il s'agit souvent d'une connaissance insuffisante de la réglementation de la part des professionnels, de dispositifs de prévention incomplets ou mal appliqués, ou encore de négligences dans le traitement de dossier ou la conservation des pièces justificatives.

Les conséquences financières varient selon les cas. C'est pourquoi certains territoires sont davantage ciblés, car ils sont considérés comme à plus haut risque en matière de blanchiment. C'est notamment le cas de certains territoires ultramarins, des Alpes-Maritimes, des régions frontalières ou encore de l'immobilier de luxe en Île-de-France, que nous estimons structurellement plus exposés à ces risques qu'une agence immobilière située au coeur de la France.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie des éléments que vous avez apportés à notre commission d'enquête.

Audition de Mme Delphine Sarfati- Sobreira, directrice générale de l'Union des fabricants pour la protection internationale de la propriété intellectuelle (Unifab)

(Jeudi 10 avril 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie, Madame Delphine Sarfati-Sobreira. La lutte contre la contrefaçon et son lien avec le blanchiment d'argent constituent des aspects essentiels de nos travaux, comme l'a souligné notre rapporteure dès le début de notre enquête. Je tiens à vous informer que cette audition fait l'objet d'une diffusion en direct sur le site du Sénat et qu'un compte-rendu sera publié à l'issue de nos échanges. Je vous rappelle que tout faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite maintenant à prêter serment.

Delphine Sarfati-Sobreira prête serment.

Mme Delphine Sarfati-Sobreira, directrice générale de l'Unifab. - L'Union des Fabricants, association française de lutte anti-contrefaçon, regroupe plus de 200 entreprises représentant des milliers de marques en France, pour un chiffre d'affaires cumulé de 1,5 milliard d'euros. Nos missions principales sont la formation des agents opérationnels (police, douane, gendarmerie, répression des fraudes), la sensibilisation des consommateurs aux conséquences réelles de la contrefaçon, et le dialogue avec les plateformes d'e-commerce pour trouver des solutions acceptables.

La contrefaçon représente environ 3 % du commerce international, avec une prévalence variable selon les secteurs. L'industrie automobile est particulièrement touchée, notamment au niveau des pièces détachées. Ces contrefaçons sont distribuées par des garagistes peu scrupuleux ou vendues en ligne, profitant de la tendance à l'autoréparation. Le secteur aéronautique n'est pas épargné, avec des cas récents d'accidents liés à des pièces contrefaites.

Dans l'Union européenne, environ 6 % des importations sont des contrefaçons. La France se classe deuxième en termes de saisies, ce qui témoigne malheureusement de l'ampleur du problème sur notre territoire. La criminalité organisée s'est emparée de ce trafic, l'utilisant comme moyen de blanchiment d'argent et de financement d'autres activités illicites. Les méthodes des contrefacteurs évoluent rapidement. Aujourd'hui, l'assemblage final des produits se fait souvent en France, les composants arrivant séparément pour compliquer la détection. En 2024, les douanes françaises ont saisi plus de 21,5 millions de produits contrefaits, principalement des articles d'emballage, des jeux et jouets, des articles de sport, ainsi que des parfums et cosmétiques.

Les conséquences de la contrefaçon sont multiples et graves. Pour les jouets, par exemple, on constate des risques liés à des peintures trop chargées en plomb ou à des pièces mal fixées. Ces produits ne respectent généralement pas les normes françaises ou européennes, étant fabriqués dans des conditions illicites, souvent par des travailleurs exploités. De plus, ils ne répondent à aucune norme en matière de RSE, de santé publique ou d'environnement. Les produits contrefaits ne sont jamais recyclables et doivent être détruits par incinération en raison des risques sanitaires qu'ils présentent. Les usines qui les produisent rejettent fréquemment des déchets toxiques dans l'environnement. La contrefaçon a des impacts bien plus étendus qu'on ne l'imagine généralement. Elle affecte la santé, la sécurité, l'environnement, et a des répercussions sociales et économiques considérables.

Elle est désormais sous l'emprise de grands groupes criminels disposant de moyens considérables et d'une capacité d'adaptation remarquable. L'exemple récent de la pandémie de Covid-19 illustre parfaitement cette flexibilité : les usines produisant des contrefaçons de parfums et cosmétiques se sont rapidement reconverties dans la fabrication de faux gels hydroalcooliques, au mépris total de la santé publique mondiale.

Ces organisations criminelles ont développé des stratégies sophistiquées. Elles rapprochent leur production de nos frontières pour gagner en réactivité et s'adaptent aux tendances du marché, notamment en exploitant les réseaux sociaux. Elles y commercialisent leurs produits contrefaits en les faisant passer pour des articles authentiques et licites. Ces groupes utilisent également les services de livraison express et font appel à des influenceurs pour promouvoir leurs contrefaçons. Ils ont même créé un nouveau lexique trompeur, incitant les consommateurs à croire que l'achat de « dupes », « clones » ou « génériques » est parfaitement légal et sans conséquence.

L'attrait de la contrefaçon pour ces groupes criminels s'explique par la facilité de vente et la relative clémence des sanctions. Malgré un durcissement des peines introduit par la loi Sapin 2, l'application de ces sanctions reste insuffisante, avec de nombreuses relaxes. Europol a identifié 31 des groupes criminels les plus dangereux comme étant actifs dans la contrefaçon, dont 11 exclusivement spécialisés dans ce domaine. Cette situation est particulièrement préoccupante, car le niveau de criminalisation de ce secteur a considérablement augmenté ces vingt dernières années. Comparée au trafic de drogue ou au trafic d'armes, la contrefaçon demeure moins sévèrement punie, ce qui en fait une activité extrêmement lucrative.

La contrefaçon s'accompagne invariablement d'exploitation humaine et de corruption, les produits étant systématiquement fabriqués dans des usines clandestines. Un exemple récent illustre parfaitement l'interconnexion entre différentes formes de criminalité organisée : en mars dernier, la police a saisi plusieurs tonnes de contrefaçons à Saint-Ouen dans le cadre d'une enquête sur l'immigration clandestine.

Les produits contrefaits représentent un danger réel pour la santé publique. Aux États-Unis, un important trafic de faux fentanyl a entraîné le décès de 270 000 personnes. L'implication croissante des groupes criminels dans la contrefaçon de médicaments, de pièces automobiles et même de produits de consommation courante comme les dentifrices est alarmante. Dans les Hauts-de-France, une recrudescence de problèmes dentaires a permis de mettre au jour un trafic de faux dentifrices contenant du sucre, causant des caries chez les enfants.

Le blanchiment d'argent est une conséquence directe de l'ampleur prise par la contrefaçon. Les profits considérables générés par cette activité sont réinjectés dans des circuits de blanchiment, alimentant ainsi d'autres activités criminelles. La police judiciaire confirme que la contrefaçon alimente les flux financiers illicites et facilite leur dissimulation via des méthodes de blanchiment complexes.

Deux opérations récentes illustrent l'ampleur du phénomène. En juillet 2024, une collaboration entre les polices espagnole et française, soutenue par Europol, a permis de démanteler un réseau international de blanchiment, principalement composé de ressortissants chinois. Ce réseau, lié à la contrefaçon, au proxénétisme et à la fraude fiscale et douanière, blanchissait jusqu'à 1 million d'euros par jour. En Grèce, en 2022, un réseau criminel vendant des contrefaçons de produits de luxe a généré plus de 18 millions d'euros par an pendant deux ans. Pour dissimuler ces fonds, des services de messagerie privés étaient utilisés.

L'Unifab a identifié plusieurs systèmes de blanchiment dans un rapport récent, non encore remis au ministre de l'Intérieur. Le système de la Hawala, basé sur la confiance, reste utilisé. Les cryptomonnaies sont également très prisées en raison de leur anonymat et de l'absence de régulation centrale. Des « mixeurs » ou « tumblers » sont employés pour masquer l'origine des fonds, tandis que le dark web sert de plateforme pour vendre les produits contrefaits, avec des paiements en cryptomonnaies. Certaines cryptomonnaies confidentielles comme Monero, DASH et Zcash sont particulièrement utilisées dans le trafic de contrefaçon en raison de leur haut niveau d'anonymat, rendant extrêmement difficile la détection des transactions frauduleuses. En décembre 2024, Europol a arrêté des trafiquants de drogue et saisi des millions d'euros en cryptomonnaies, dont des NFT, utilisés pour le blanchiment d'argent lié à la contrefaçon. En 2020, l'un des plus importants blanchisseurs d'argent en Europe a été arrêté en Espagne, utilisant à la fois le système Hawala et les cryptomonnaies.

Les autorités font face à des défis considérables en raison de la polycriminalité associée à la contrefaçon. Les criminels exploitent tous les moyens disponibles pour blanchir l'argent issu de cette activité. La situation est d'autant plus complexe que les consommateurs achètent souvent des contrefaçons sans réaliser pleinement l'illégalité de leurs actes, en partie à cause du manque de sanctions visibles comme l'amende forfaitaire délictuelle.

Le rapport sur le lien entre la contrefaçon et la criminalité organisée, dont la deuxième édition sera bientôt publiée, confirme l'amplification de ce phénomène depuis la première édition remise au Gouvernement en 2016. Cette problématique nécessite une attention accrue et des mesures concrètes pour lutter efficacement contre ce fléau croissant.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie pour votre introduction claire et précise. J'aimerais approfondir un point concernant les mécanismes que vous avez décrits. Vous indiquez que le dark web permet la vente de contrefaçons contre des cryptoactifs. Cela signifie-t-il que les produits contrefaits transitent systématiquement par ce type de transactions avant d'atteindre le marché réel ? Existe-t-il des entreprises illégales ou des trafiquants spécialisés dans l'achat et la distribution de contrefaçons ? Ou s'agit-il simplement d'un cas parmi d'autres, coexistant avec une infiltration directe de la contrefaçon dans le marché légal, sans passer par ces transactions sur le dark web ?

Mme Delphine Sarfati-Sobreira, directrice générale de l'Unifab. - Nous distinguons trois catégories de distributeurs de contrefaçons. Premièrement, le type que vous décrivez prend une importance croissante, étant principalement utilisé par la criminalité organisée. Deuxièmement, des petits vendeurs commandent régulièrement une dizaine de produits par mois sur des sites chinois pour arrondir leurs fins de mois. Enfin, la troisième catégorie se situe entre les deux précédentes. Il s'agit de criminels polyvalents qui, en plus de la contrefaçon, proposent des armes, de la drogue, ou tout autre produit à la demande. On peut les trouver dans certaines zones de Saint-Ouen ou du 18ème arrondissement de Paris. Ces individus sont capables de fabriquer n'importe quel faux médicament en quantité souhaitée, ce qui est particulièrement alarmant en France. Cette distribution se fait malheureusement en ligne, profitant du fait que de nombreuses personnes achètent des médicaments sur Internet en raison de la diminution des remboursements. Ainsi, nous avons le grossiste qui opère via le dark web et convertit tout en cryptomonnaie, le petit revendeur qui complète ses revenus et sert parfois de bouc émissaire, et entre les deux, le criminel polyvalent.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je vous remercie pour votre disponibilité et vos travaux antérieurs qui ont contribué à démontrer que la contrefaçon n'est pas un acte anodin. Bien que souvent associée aux produits de luxe, la contrefaçon ne se limite pas à ce secteur. Il est crucial de comprendre les implications plus larges, notamment en termes de criminalité organisée et de financement du terrorisme. J'aimerais aborder plusieurs points.

Premièrement, concernant la coopération européenne, comment luttez-vous contre la prolifération de la contrefaçon, particulièrement visible dans le sud de l'Espagne, en Italie ou au bazar d'Istanbul ? Quelles mesures devraient être prises au niveau européen ?

Deuxièmement, au-delà des campagnes de sensibilisation existantes, j'ai l'impression que les pouvoirs publics ne s'emparent pas pleinement de ce sujet, peut-être parce que les conséquences semblent moins graves qu'elles ne le sont réellement. Quel type d'alerte faudrait-il promouvoir pour susciter une prise de conscience plus large ? Il ne s'agit pas d'en faire une cause nationale, mais plutôt de trouver des moyens efficaces de sensibiliser le public. Les Jeux olympiques offraient une opportunité intéressante, mais insuffisante. Je m'interroge également sur les stratégies à adopter pour éveiller la conscience du consommateur, notamment face aux trafics de médicaments et de pièces détachées automobiles orchestrés par des organisations comme le Hezbollah, ou aux trafics liés aux migrants d'Afrique subsaharienne dans le sud de l'Espagne. Comment pouvons-nous, à travers ce rapport et notre travail, sensibiliser davantage à la gravité de cette criminalité organisée et aux risques encourus par les consommateurs ?

Mme Delphine Sarfati-Sobreira, directrice générale de l'Unifab. - Effectivement, Madame la Sénatrice, le lien entre la contrefaçon et le terrorisme est avéré. Notre précédent rapport a établi une connexion, confirmée par les autorités publiques, entre les attentats de Charlie Hebdo et le financement obtenu par les frères Kouachi via la vente de chaussures de sport contrefaites. Malheureusement, ce phénomène persiste.

Pour répondre à votre première question, la coopération européenne existe notamment via Europol, mais la contrefaçon n'est une priorité pour aucun pays. La France, bien qu'elle soit le pays le plus engagé dans cette lutte, ne lui accorde pas encore une importance suffisante, malgré son riche patrimoine d'entreprises, de créativité et d'innovations à protéger. Certains pays, comme les États-Unis ou des nations d'Europe du Nord, ont nommé des ambassadeurs ou des ministres chargés de la propriété intellectuelle, reconnaissant son importance cruciale pour l'économie nationale. C'est un exemple que nous devrions suivre. La coopération entre les services de police et de douane varie considérablement selon les régions d'Europe, étant moins développée dans le Sud que dans le Nord, en partie due à des différences dans les enjeux économiques.

Pour alerter le Gouvernement, plusieurs actions sont envisageables. Premièrement, nous préconisons l'instauration d'amendes forfaitaires délictuelles pour les consommateurs, similaires à celles appliquées pour le cannabis, afin de souligner l'illégalité de l'acte. Deuxièmement, il est crucial d'impliquer le ministère de l'Éducation nationale, en intégrant la propriété intellectuelle dans la journée annuelle du droit à l'école. L'expérience de l'Unifab dans les établissements scolaires démontre l'efficacité d'une sensibilisation précoce à la propriété intellectuelle. Les élèves saisissent rapidement ce concept lorsqu'on le compare à l'interdiction de copier sur un camarade. Il serait judicieux d'approfondir cette approche en expliquant plus en détail les principes du droit de la propriété intellectuelle. Les pays asiatiques ont d'ailleurs compris l'importance de cette éducation et dispensent des cours sur ce sujet aux plus jeunes, mettant en avant la nécessité de respecter ces droits. Il est impératif de s'inspirer de ces bonnes pratiques à l'échelle mondiale. Par ailleurs, il est crucial de renforcer certaines autorités pour lutter plus efficacement contre les trafics de contrefaçons. Si les douanes contrôlent efficacement les importations, la surveillance de la production sur le territoire national, notamment l'assemblage qui se développe en France, s'avère plus complexe. Malheureusement, les effectifs de la police, de la gendarmerie et de la répression des fraudes sont insuffisants pour assurer un contrôle optimal de cette production locale.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pourriez-vous nous communiquer des données chiffrées récentes ? Le rapport de 2022 mentionnait un coût de 26 milliards d'euros pour les entreprises du luxe en Europe dû à la contrefaçon. Votre nouveau rapport, dont nous espérons obtenir une copie prochainement, contient-il des chiffres actualisés ? Ces données quantitatives sont généralement très parlantes.

Mme Delphine Sarfati-Sobreira, directrice générale de l'Unifab. - En France, la valeur des contrefaçons saisies en 2024 s'élève à 645 millions d'euros, un chiffre alarmant. Cette somme correspond aux 20 millions de produits interceptés par les douanes. À l'échelle de l'Union européenne, les pertes annuelles dues à la contrefaçon et au piratage atteignent 83 milliards d'euros et 800 000 emplois. Dans les seuls secteurs de l'habillement, des cosmétiques et du jouet, le coût annuel des produits contrefaits s'élève à 16 milliards d'euros. Ces données vous seront transmises pour étayer vos travaux. Il est important de noter que la contrefaçon représente 6 % des importations dans l'Union européenne, sans compter la production et l'assemblage locaux. Les autorités publiques et les agents opérationnels constatent systématiquement la présence de contrefaçons lors du démantèlement de réseaux criminels impliqués dans le trafic de drogues, d'armes ou la prostitution. La contrefaçon constitue une source de financement majeure pour ces activités illicites. Le plus préoccupant est que le consommateur français moyen, en achetant des produits contrefaits, finance à son insu des crimes qu'il réprouve par ailleurs.

M. André Reichardt. - Je vous remercie pour votre intervention. Nous sommes ici confrontés à deux aspects distincts : la criminalité organisée en amont, représentée par les contrefacteurs, et la délinquance financière en aval, notamment le blanchiment des profits illicites. Ces deux volets sont au coeur des préoccupations de notre commission d'enquête.

Concernant la criminalité organisée, pourriez-vous nous fournir une analyse plus détaillée des différents types de contrefacteurs ? Il semble évident qu'on ne peut pas mettre sur le même plan la fabrication de fausses chaussures de sport et celle de faux médicaments. Ces activités requièrent des compétences et des moyens radicalement différents. Certains contrefacteurs opèrent probablement à petite échelle, tandis que d'autres disposent de moyens considérables, nécessitant des équipements sophistiqués, des espaces de production importants, voire des laboratoires. Cette production à grande échelle implique vraisemblablement des réseaux de corruption pour sécuriser les opérations.

Avez-vous observé une spécialisation géographique dans la contrefaçon ? Par exemple, la production de fausses chaussures de sport pourrait-elle être concentrée dans des pays comme le Bangladesh, déjà spécialisés dans ce secteur, tandis que la contrefaçon de produits pharmaceutiques serait plutôt l'apanage de la Chine ? Une compréhension fine de ces dynamiques nous permettrait de mieux cibler nos actions, que ce soit au niveau national ou européen.

Par ailleurs, vous avez mentionné que l'assemblage se faisait souvent en France. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette pratique ? S'agit-il d'une activité facilement réalisable avec un simple mode d'emploi ? Notre commission d'enquête vise à évaluer les outils de lutte contre la délinquance financière, la criminalité organisée et le contournement des sanctions internationales. Dans ce contexte, il est crucial de comprendre l'ampleur du phénomène de la contrefaçon et ses ramifications.

Enfin, comment expliquez-vous l'attrait du consommateur moyen pour les produits contrefaits ? Est-ce uniquement une question de prix, ou y a-t-il d'autres facteurs en jeu ? Comment sensibiliser efficacement le public aux dangers et aux implications éthiques de l'achat de contrefaçons ?

Je souhaite obtenir des précisions sur la localisation exacte des activités de contrefaçon. Une analyse plus détaillée serait-elle disponible ? Je suis disposé à contribuer à ce travail d'investigation qui m'intéresse particulièrement.

Concernant la délinquance financière, j'aimerais savoir si les contrefacteurs sont uniquement des groupes industriels ou s'il existe d'autres types d'acteurs. Avez-vous connaissance de groupes industriels spécifiquement impliqués dans la contrefaçon ? En Chine, il existe probablement des organisations criminelles spécialisées dans ce domaine. Qu'en est-il du blanchiment d'argent lié à ces activités ? Les contrefacteurs gèrent-ils eux-mêmes le blanchiment des profits générés par leurs produits, ou font-ils appel à des réseaux de délinquance financière distincts et adaptés à cette forme de criminalité organisée ? Par analogie avec le narcotrafic, dont les mécanismes de blanchiment sont désormais mieux connus, existe-t-il des méthodes de blanchiment spécifiques à la contrefaçon ? Vous avez mentionné l'utilisation de la hawala et de cryptomonnaies. Y a-t-il d'autres techniques employées ? Devrions-nous concentrer nos efforts sur un type particulier de blanchiment en aval de la contrefaçon ?

Mme Delphine Sarfati-Sobreira, directrice générale de l'Unifab. - Je vous remercie pour ces questions, Monsieur le vice-président. Je vais m'efforcer d'y répondre avec précision. Concernant les types de contrefacteurs, il est important de souligner qu'aujourd'hui, environ 90 % d'entre eux sont liés à la criminalité organisée et opèrent de manière industrielle. Les contrefacteurs artisanaux, qui étaient encore présents il y a une quinzaine d'années, sont devenus extrêmement rares. Cette activité s'est massivement industrialisée et mondialisée, les groupes criminels ayant compris l'opportunité de financer leurs autres activités illégales tout en restant relativement peu détectés au niveau européen et international. Nous avons identifié plusieurs groupes criminels impliqués dans la contrefaçon, notamment la D-Company en Inde, le Hezbollah, les Yakuza en Asie, la mafia italienne, et même l'IRA, bien que certains de ces groupes soient moins médiatisés aujourd'hui.

Il existe effectivement des spécialisations géographiques. La Turquie, par exemple, se concentre sur les pièces détachées automobiles et les produits de luxe, l'Inde sur les faux médicaments, tandis que l'Europe, notamment la France, produit beaucoup de faux tabac. La fabrication de faux médicaments est également présente dans les zones orientales, avec une mention particulière pour le régime de Bachar al-Assad, qui produisait du faux captagon.

Cependant, ces réseaux pratiquent également le « forum shopping », adaptant leurs activités en fonction de l'évolution des législations et de la pression des autorités. Leur capacité à déplacer rapidement leurs opérations de fabrication ou de distribution témoigne de leur puissance. Malgré cette diversité, environ 80 % des contrefaçons proviennent de Chine, ce qui correspond aux statistiques douanières françaises et européennes. Néanmoins, les autorités chinoises ont récemment montré une volonté de coopération accrue, notamment en raison de l'émergence de leurs propres marques à protéger sur le marché international. Nous pourrons vous envoyer une note à ce sujet et ces informations sont également disponibles dans nos publications.

Concernant le blanchiment d'argent, les mêmes réseaux qui produisent les contrefaçons gèrent généralement l'ensemble du processus, de l'achat des matières premières à la distribution, en passant par la fabrication et le blanchiment des profits. Leur circuit typique inclut souvent un transit par Dubaï, où les marchandises sont reconditionnées en plus petits conteneurs pour inonder les ports et aéroports occidentaux. Pour illustrer l'ampleur de ce phénomène, je peux citer une récente opération à Saint-Ouen, où la fermeture de magasins vendant 100 % de contrefaçons a conduit à la découverte d'un entrepôt à La Courneuve contenant plus de 200 000 produits contrefaits. Les bénéfices générés sont considérables, avec des produits achetés à 2 ou 3 euros et revendus à 100 euros, dépassant largement les marges des entreprises licites.

M. Raphaël Daubet, président. - Nous vous remercions vivement pour ces informations éclairantes. Elles illustrent parfaitement l'infiltration de l'économie illégale dans l'économie légale, sujet central de nos auditions, ainsi que les connexions entre la criminalité organisée et d'autres types de trafics et de flux financiers illicites.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je pense qu'il est essentiel de distinguer, dans le cadre de la contrefaçon, les produits de luxe et de marque des autres types de produits. Bien que le délit soit identique et doive être réprimé avec la même rigueur, il est crucial d'établir cette différenciation, notamment dans la perception du consommateur. Il est primordial de faire comprendre au consommateur que la contrefaçon ne se limite pas aux produits de luxe. Les contrefaçons de pièces détachées, qu'il s'agisse de plaquettes de frein, de composants d'avion ou de médicaments, représentent un danger bien plus grave pour le consommateur. Nous avons notamment constaté ce phénomène lors de la crise du Covid-19, mais il concerne également d'autres types de trafics de médicaments. Cette situation nécessite une surveillance accrue des plateformes en ligne qui servent de vecteurs de promotion pour ces produits contrefaits. Ces plateformes facilitent non seulement la vente de contrefaçons de produits de luxe comme les montres ou les sacs de marque, mais aussi de médicaments frauduleux. Elles jouent ainsi un rôle de facilitateur dans ces trafics, ce qui soulève de nombreuses difficultés qu'il faudra résoudre. En conclusion, il est crucial de comprendre que la contrefaçon ne se limite pas au secteur du luxe, mais englobe de nombreux autres produits potentiellement très dangereux pour les citoyens.

Mme Delphine Sarfati-Sobreira, directrice générale de l'Unifab. - La contrefaçon touche effectivement tous les secteurs d'activité. Nos membres représentent une grande diversité de domaines, allant des produits alimentaires aux composants aéronautiques et automobiles, en passant par les jeux, les jouets, et même les fleurs. À titre d'exemple, les douanes saisissent régulièrement des centaines de fausses fleurs en provenance du Pakistan, arborant les logos de fleuristes français réputés, juste avant la Saint-Valentin. Je suis convaincue que, tant que le consommateur n'aura pas conscience de la nature contrefaite du produit et ne sera pas sanctionné pour son achat, il ne modifiera pas son comportement. Il est alarmant de constater que la vente de fausses cigarettes à 5 euros le paquet est devenue monnaie courante, y compris aux abords de l'Assemblée nationale, en dépit de l'interdiction de vendre des cigarettes hors des bureaux de tabac. Cette tolérance envoie un message extrêmement néfaste et confère une forme d'impunité aux criminels qui commercialisent ces produits illicites.

M. Raphaël Daubet, président. - Nous prenons bonne note de ces observations. Serait-il possible de nous transmettre votre rapport ? Nous comprenons que vous en réserverez la primeur au ministre, mais nous sommes vivement intéressés par son contenu.

Mme Delphine Sarfati-Sobreira, directrice générale de l'Unifab. - Quelle est la date prévue pour la clôture de vos travaux ?

M. Raphaël Daubet, président. - Nous prévoyons de conclure nos travaux au mois de juin. Nous aurons terminé nos auditions fin mai et la rapporteure sera alors en phase de rédaction.

Mme Delphine Sarfati-Sobreira, directrice générale de l'Unifab. - Nous vous transmettrons l'ensemble de ces informations. Je vous remercie sincèrement pour votre attention.

Audition de Mme Bernadette Pinet-Cuoq, présidente exécutive de l'Union française de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, des pierres et des perles (UFBJOP) et M. Joey Lager, directeur des achats et du développement commercial de la société Rubel & Ménasché

(Lundi 14 avril 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons nos travaux de ce jour par l'audition commune de Mme Bernadette Pinet-Cuoq, présidente exécutive de l'Union française de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, des pierres et des perles (UFBJOP), et de M. Joey Lager, directeur des achats et du développement commercial de la société Rubel & Ménasché.

Madame la présidente, monsieur, les métiers que vous représentez, à savoir le travail des métaux précieux et des pierres précieuses, ont toujours attiré les convoitises des criminels. Nous vous avons sollicités aujourd'hui, car vous faites partie des professions assujetties à la déclaration de soupçon en matière de blanchiment, tant lors de l'acquisition de vos matières premières que dans le cadre des achats, par les clients de vos créations, de métaux précieux ou de pierres précieuses. Nous sommes aussi très intéressés par votre vision de la situation sur la mise en oeuvre des sanctions internationales.

Je vous indique, madame la présidente, monsieur, que cette audition fera l'objet d'une captation et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Bernadette Pinet-Cuoq et M. Joey Lager prêtent serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous propose d'intervenir pour une présentation liminaire, après quoi Mme le rapporteur, puis ceux de nos collègues commissaires qui le souhaitent, vous poseront leurs questions.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq, présidente exécutive de l'Union française de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, des pierres et des perles (UFBJOP). - L'UFBJOP est l'unique organisation professionnelle qui regroupe les acteurs de toute la chaîne de valeur de la bijouterie-joaillerie : créateurs, concepteurs, négociants en métaux précieux ou en pierres précieuses, ainsi que les ateliers cotraitants des maisons et groupes de luxe, qui interviennent à la fois en amont, en tant que donneurs d'ordre auprès de leurs fournisseurs, et en aval, en tant que distributeurs.

Elle compte 200 adhérents et représente près de 80 % du marché.

Cette filière est spécifique en ce qu'elle reste, en 2024, une filière de production. La production française de bijoux précieux représente 20 000 salariés pour un chiffre d'affaires de 5,1 milliards d'euros, soit une hausse de 8 % par rapport à 2023, dont 1 milliard d'euros pour la sous-traitance.

Arrimée au développement des maisons de la place Vendôme, cette production a été multipliée par 3,3 en dix ans ; elle est quasiment entièrement dédiée à l'exportation, qui s'élève à 8,4 milliards d'euros, également en hausse de 8 % par rapport à 2023. Cette dynamique a permis d'améliorer le solde commercial de 2 milliards d'euros, avec un taux de couverture des importations de 168 %.

Mon exposé portera sur les outils dont disposent les professionnels, assujettis au dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) tout au long de cette supply chain spécifique, sur leur évaluation ainsi que sur les propositions d'amélioration, en réponse aux préoccupations du Sénat : comment le dispositif s'applique-t-il aujourd'hui et comment peut-on l'améliorer, notamment face à la menace de la délinquance financière en général, et du narcotrafic en particulier ?

Concernant le dispositif légal, nous dépendons de l'article L. 561-2 du code monétaire et financier, qui impose un seuil de vigilance fixé à 10 000 euros. Sont concernés : les négociants en métaux précieux ou en pierres précieuses, opérant en business to business (B to B), et les joailliers détaillants des groupes de luxe, intervenant en business to consumer (B to C).

Je signale que notre organisation professionnelle représente le secteur de la joaillerie, à l'exception de l'horlogerie, des arts de la table, des salles des ventes et des marchands d'art.

Pour ce qui est des sanctions économiques internationales, depuis le 24 février 2022, l'Union européenne (UE) a adopté seize paquets de sanctions à l'encontre de la Russie, comportant des mesures individuelles, des gels d'avoirs, des interdictions de visa, des mesures sectorielles et des mesures diplomatiques.

Le douzième paquet de sanctions de l'UE contre la Russie, adopté le 18 décembre 2023, a instauré plusieurs restrictions concernant les importations de diamants russes, applicables selon deux modalités : à compter du 1er janvier 2024, interdiction d'acheter, d'importer ou de transférer directement des diamants bruts non industriels - naturels et synthétiques - originaires de Russie ; à compter du 1er mars 2024, l'interdiction est étendue aux diamants russes transformés dans des pays tiers.

Nous en sommes aujourd'hui au seizième paquet de sanctions, qui a été adopté en février 2025. Il renforce les restrictions sur les diamants russes, en introduisant deux ajustements pour améliorer la traçabilité et l'efficacité des sanctions précédentes.

Pour les importations de diamants bruts, un certificat conforme au règlement du Conseil, indiquant clairement le ou les pays d'extraction d'origine des diamants bruts, est désormais requis. Cette procédure doit être effectuée auprès du Diamond Office d'Anvers.

Pour les diamants polis, l'obligation de fournir des preuves de traçabilité attestant qu'ils n'ont pas été extraits, transformés ou produits en Russie est maintenue, avec un renforcement de cette obligation au 1er janvier 2026.

Il convient de souligner le rôle majeur de notre organisation professionnelle dans la mise en oeuvre du dispositif de LCB-FT.

Nous organisons régulièrement des réunions d'information. Nous avons notamment participé, dans le cadre de l'évaluation de la France, aux travaux du groupe d'action financière (Gafi). Nous entretenons des échanges fréquents avec la direction générale du Trésor, la direction de Tracfin et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui est l'autorité de contrôle des professionnels détaillants.

De plus, nous collaborons avec la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), qui est l'autorité de contrôle des professionnels négociants en métaux précieux et en pierres précieuses.

Nous contribuons également à l'interopérabilité du dispositif au niveau de notre secteur. Nous avons participé à l'analyse sectorielle des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme pour les négociants en métaux précieux et en pierres précieuses, ainsi qu'à l'élaboration du mémo, c'est-à-dire du mode opératoire, et des principes d'application sectoriels (PAS) relatifs aux opérations sur les métaux précieux.

Enfin, nous venons de recevoir ce matin, de la part de la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), les résultats du questionnaire d'auto-évaluation que nous avons largement diffusé auprès de nos membres négociants en métaux précieux et pierres précieuses, permettant à chaque professionnel d'évaluer ses connaissances en matière de LCB-FT, ainsi que la conformité de son dispositif.

La DGDDI constate une mobilisation des professionnels, avec une augmentation de 55 % du nombre de répondants. Les dispositifs de LCB-FT sont en constante amélioration : 49 % des répondants ont actualisé leur classification des risques, tandis que 41 % ont mis à jour leur corpus procédural. De plus, 82 % d'entre eux conservent une copie de la pièce d'identité et 70 % refusent les opérations atypiques.

Concernant les sanctions, à la suite de la décision du G7, prise en 2023, d'imposer un embargo sur les diamants russes, notre industrie, sous l'égide de l'UFBJOP, a activement participé à la construction du dispositif de sanctions, de façon à le rendre « implémentable » dans les process des opérateurs et les flux mondiaux. Depuis l'adoption du douzième paquet de sanctions, nous avons tenu des réunions régulières avec les autorités et les professionnels concernés pour proposer des mesures opérables et réalistes.

Dans une note de position du 6 octobre 2023, nous avons rappelé que l'industrie du diamant est pleinement engagée dans la mise en oeuvre des sanctions du G7 visant les diamants russes, tout en proposant des améliorations des standards en matière de traçabilité. Cela implique une approche sans compromis pour garantir l'origine minière des diamants, étendre cette exigence à tous les diamants ronds supérieurs à 0,5 carat et inclure la déclaration du pays d'origine. Nous avons fourni des lignes directrices et des préconisations pour chaque niveau de la chaîne de valeur du diamant, tant auprès des autorités que de l'Union européenne, couvrant la mine, le midstream, les tailleries de diamants, le négoce et le contrôle des tailleurs d'office.

La prochaine étape, qui sera décisive, consistera à poursuivre les réunions de concertation pour l'application du seizième paquet de sanctions. Comme je le signalais précédemment, à partir du 1er janvier 2026, un mécanisme de certification fondé sur la traçabilité sera mis en place pour les diamants polis, l'objectif étant de passer d'une traçabilité déclarative à une traçabilité documentée et prouvable, en concertation avec la place d'Anvers.

La cotation du risque, qui guide l'assujettissement de nos professionnels, résulte d'une analyse des menaces et des vulnérabilités. Concernant le commerce de détail en horlogerie, bijouterie, joaillerie et orfèvrerie, le risque global en matière de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme est jugé modéré. À l'échelle nationale, le risque lié à l'or est considéré comme élevé en termes de blanchiment de capitaux, tandis que celui des autres métaux précieux et pierres précieuses est jugé modéré. Le risque de contournement des sanctions est également modéré et celui du financement du terrorisme est jugé faible.

La mesure du risque est effectuée selon la méthodologie suivante : le risque est égal à la somme des menaces et des vulnérabilités, diminuée par les mesures d'atténuation.

Les menaces sont bien établies et très déterminées, notamment les réseaux de blanchiment professionnels, la fraude fiscale et le recel liés à l'or, ainsi que le recel et l'intégration de pierres précieuses d'origine illicite. Il convient également de souligner les mesures transversales telles que le recours à des professionnels complices ou encore l'utilisation de ces actifs comme avoirs criminels.

Les vulnérabilités sont liées aux produits. Pour l'or, elles tiennent à l'existence d'un marché mondial parfois perçu comme insuffisamment régulé. Pour ce qui concerne les diamants, le marché international présente également des risques en raison de leur fonction de réserve de valeur et de substitut à la monnaie. La proximité géographique de certains pays considérés comme attractifs est un facteur aggravant.

D'autres vulnérabilités relèvent des pratiques commerciales, comme les ventes en ligne, et des difficultés dans la mise en oeuvre de la réglementation, dont l'appropriation par certains opérateurs est limitée. Enfin, les sanctions internationales sont elles aussi une source de fragilité.

Les menaces et les vulnérabilités constituent un état de fait. Ces risques peuvent être modérés ou nuancés, mais le secteur dispose, comme l'ont reconnu les différentes instances concernées, de mesures d'atténuation et de surveillance extrêmement solides. Le Gafi a d'ailleurs souligné que la France disposait d'un dispositif réglementaire « robuste, sophistiqué et très efficace » à plusieurs titres dans la LCB-FT.

Depuis vingt ans, l'industrie s'est dotée de standards très exigeants régissant les pratiques des professionnels tout au long de la chaîne de valeur de la bijouterie-joaillerie, depuis l'extraction minière jusqu'à la vente au détail. Ces standards se concentrent sur la conformité et la transparence et sont portés par le Responsible Jewellery Council (RJC), qui compte 2 000 membres à travers le monde.

Depuis 2001, les négociants en métaux précieux et pierres précieuses sont assujettis à la réglementation LCB-FT, qui impose le seuil de vigilance de 10 000 euros. La réglementation sur la garantie des métaux précieux, qui date du XIIIe siècle, inclut des poinçons de titre, de maître et de responsabilité, ainsi que des bureaux de garantie, qui forment un véritable arsenal de traçabilité et de contrôle.

Les professionnels doivent également tenir un livre de police indiquant la nature, les caractéristiques et la provenance des biens vendus.

De plus, des seuils de paiement en espèces sont définis pour les résidents français et étrangers, et le paiement en espèces est interdit pour le rachat d'or.

Quant à la réglementation douanière, elle impose deux exigences : d'une part, la déclaration des mouvements de fonds, le cash control, pour les transactions impliquant de l'or ; d'autre part, l'obligation, en vertu de l'article 215 du code des douanes, de détenir et de pouvoir présenter à tout moment les preuves de l'importation légale des bijoux, perles ou pierres précieuses.

En ce qui concerne les mesures sectorielles, il convient de mentionner le « processus de Kimberley », qui vise à mettre un terme au commerce des « diamants de la guerre », aussi appelés les « diamants de conflits », afin d'empêcher que le profit issu de leur vente ne soit utilisé pour financer des guerres ou des mouvements de rébellion contre les gouvernements.

Soutenu par un mandat des Nations unies, ce processus regroupe quatre-vingt-deux pays, représentant la quasi-totalité de la production mondiale de diamants - je citerai le Botswana, l'Angola, l'Afrique du Sud ou encore le Canada. Juridiquement, en l'absence de bureau et de secrétariat permanent, il s'agit non pas d'un accord international à proprement parler, mais plutôt d'une réglementation. Le certificat KP, délivré dans ce cadre, accompagne les ventes de diamants bruts et atteste qu'ils ne sont pas utilisés pour soutenir des conflits armés. De plus, les participants doivent fournir un rapport annuel et mettre en place des législations et des contrôles concernant l'exportation, l'importation et le commerce intérieur des produits.

J'en viens au RJC.

Le secteur de la joaillerie s'est doté d'outils visant à maîtriser sa chaîne de valeur, à travers des dispositifs normatifs et dans une logique d'amélioration continue pour élever les niveaux de standards. Il y a vingt ans, la profession a anticipé les enjeux d'éthique et de traçabilité des bonnes pratiques, en créant un standard unique à l'échelle internationale. Ce standard repose sur des audits réalisés tous les trois ans par des tiers indépendants internationaux et est constamment renforcé par les due diligences des donneurs d'ordre.

Aujourd'hui, tous les opérateurs travaillant pour les maisons de la place Vendôme ont l'obligation d'être certifiés par le RJC. Celui-ci a intégré les exigences liées à la LCB-FT dans deux de ses standards.

Le premier, le code des pratiques (COP), prévoit une connaissance approfondie du client. Cela implique l'identification formelle des parties prenantes, la vérification que la contrepartie et, le cas échéant, les bénéficiaires effectifs ne figurent sur aucune liste gouvernementale, ainsi que l'obligation, pour le supplier, de s'assurer de la nature et de la légitimité de leurs activités.

Le second, le Chain of Custody (COC), est une certification volontaire qui s'applique à la chaîne d'approvisionnement des métaux précieux. Les pratiques sont auditées à chaque étape de la transformation de l'or par un tiers indépendant. Ce standard constitue une référence solide pour la mise en place des due diligences en matière de traçabilité. Révisé en 2024, il a renforcé ces exigences, y compris pour permettre le retour des matériaux dans les stocks admissibles au COC - la demande de la filière luxe est ciblée sur l'or COC, qui est de l'or tracé.

Notre organisation siège au conseil d'administration du RJC, contribue à l'évolution et au renforcement de ses standards. Les priorités définies en comité stratégique incluent notamment l'élaboration d'un nouveau standard dédié à la traçabilité de la chaîne d'approvisionnement des diamants. Pour rappel, le RJC fonde ses principes de due diligence sur ceux de l'OCDE, en particulier le Guide sur le devoir de diligence pour des chaînes d'approvisionnement responsables en minerais provenant des zones de conflit ou à haut risque.

Comment le dispositif est-il mis en oeuvre de manière opérationnelle ?

Les opérateurs assujettis, à savoir les détaillants et les négociants en métaux précieux ou en pierres précieuses, respectent les procédures décrites dans le mémo par le pôle d'analyse sectorielle. L'approche par le risque est très implémentée : elle consiste à identifier, évaluer et réduire le risque.

L'identification commence par l'analyse du client. Le pays est-il sous embargo ? Y a-t-il des signaux d'alerte tels que le montant de l'opération, la provenance des fonds ? Le client est-il politiquement exposé ?

Ensuite, l'évaluation implique de croiser les vulnérabilités du client par rapport à la transaction et au canal de distribution. Est-ce un client occasionnel ? Le montant est-il inférieur au seuil fixé ? La transaction est-elle effectuée en présentiel ? Lorsqu'il s'agit d'une personne politiquement exposée, il convient également d'examiner s'il existe un lien avec une société complexe, un fonds provenant d'un État à risque ou l'intervention d'un tiers.

Après l'évaluation, des actions sont mises en place pour réduire le risque, conformément au principe du KYC - know your customer -, visant à connaître son fournisseur, son interlocuteur. Ensuite, les paiements sont contrôlés et, bien entendu, les opérations sont suivies, ce qui peut mener à une déclaration de soupçon.

Voici quelques exemples de cette cotation du risque, qui peut être faible, modérée ou élevée : un client occasionnel qui se présente en personne pour un montant inférieur à 10 000 euros représente un risque faible, avec une vigilance allégée ; une relation d'affaires à distance pour un montant supérieur au seuil fixé est un risque modéré, avec une vigilance standard ; une personne politiquement exposée, associée à une société complexe et un montant important impliquant plusieurs parties, est considérée comme un risque élevé, ce qui entraîne une vigilance renforcée.

Je signalerai aussi le renforcement des exigences sur l'initiative des entreprises. Les PAS précisent qu'un client qui exécute moins de trois opérations ponctuelles sur une année glissante, ou quatre opérations sur deux ans, n'est pas une relation d'affaires. Toutefois, certains opérateurs choisissent de réduire cette fréquence, renforçant ainsi leur devoir de vigilance permanent envers les relations d'affaires.

Par ailleurs, certains se sont dotés d'un comité de risque, chargé d'examiner les profils critiques en vue de décider d'une éventuelle déclaration de soupçon, ainsi que d'un droit d'alerte pour les employés en contact avec la clientèle. D'autres ont même développé des applications digitales à destination des vendeurs, permettant ainsi de qualifier le risque et d'ajuster le niveau de vigilance au fur et à mesure de la saisie des données.

En ce qui concerne le secteur du diamant, les entreprises membres de notre organisation appliquent le dispositif légal ainsi que des diligences spécifiques renforcées. À titre d'exemple, des audits et des visites sont menés par des collaborateurs, qui s'appuient sur une cartographie des flux de production, tant physiques qu'informatiques, afin de valider la traçabilité des pierres. Des audits complémentaires sont également réalisés par des auditeurs mandatés par leurs clients. Ces contrôles comportent des tests de réconciliation entre les factures d'achat de brut et celles de vente de diamants taillés, et l'examen des fichiers mensuels.

En matière de sanctions, nous effectuons des due diligences et une traçabilité renforcée. Dès l'introduction des diamants dans les paquets de sanctions à l'égard de la Russie, notre organisation s'est mobilisée avec les professionnels pour contribuer à la bonne opérabilité des mesures restrictives. Nous avons également porté la vision de l'industrie en faveur d'un objectif à plus long terme : instaurer une traçabilité des diamants, du brut au poli, soutenue par une solution technologique robuste et éprouvée.

Dans le cadre de ces sanctions internationales, et plus particulièrement de celles qui sont imposées par l'UE, les diamants bruts doivent être accompagnés de preuves solides attestant qu'ils ne proviennent pas de Russie ou qu'ils n'y ont pas transité. La note de la DGDDI détaille les éléments de preuve documentaires nécessaires, notamment le certificat du « processus de Kimberley », qui accompagne le diamant tout au long de son cycle de vie. S'y ajoutent les documents de traçabilité, tels que les factures commerciales et les déclarations d'origine précises, et les justificatifs de la chaîne d'approvisionnement démontrant que les diamants ont été extraits, taillés ou négociés en dehors de la Russie, avec l'horodatage des étapes et la garantie de l'absence de liens avec les entités sanctionnées.

En résumé, le « processus de Kimberley » et le certificat G7 représentent des outils puissants pour la traçabilité des diamants bruts. Ils sont ainsi la pierre angulaire dans l'application des sanctions. À cet égard, le centre d'Anvers est le seul habilité à certifier les diamants bruts entrant sur le territoire de l'UE.

J'exposerai maintenant les propositions d'amélioration du dispositif.

Je commencerai par évoquer l'actuelle réforme de la garantie des métaux précieux dans le cadre des travaux de modernisation et de simplification administrative.

La suppression des taxes perçues par les bureaux de garantie pour le poinçonnage des titres a entraîné la transposition des articles du code général des impôts (CGI) relatifs à la réglementation des métaux précieux dans le code de commerce. Cela a eu pour effet de faire disparaître la finalité fiscale de cette réglementation, les activités concernées étant désormais régies par le droit commun.

Nous nous réjouissons de cette évolution et appelons de nos voeux un engagement de l'État en faveur de la modernisation et de la simplification du dispositif actuel, en étroite collaboration avec les services de la garantie et des douanes. Il est nécessaire d'adapter les outils déjà implémentés par l'État, afin de permettre des contrôles efficients, ciblés soit sur les flux, soit sur les titres de métaux précieux, et issus d'une analyse des risques à laquelle nous pourrions contribuer activement.

Nous visons quatre chantiers principaux : la modernisation des outils de suivi à disposition de l'administration ; la déclaration des opérateurs ; le contrôle des délégations de poinçons, qui devrait être digitalisé ; enfin, la reconnaissance européenne du poinçon de garantie et de la convention de Vienne, afin de faciliter les flux entre pays contractants et de renforcer la traçabilité.

Il est également nécessaire de réfléchir à la finalité du livre de police et, a minima, à une accréditation des logiciels permettant d'assurer la traçabilité des flux. Il s'agit de renforcer les contrôles sur les opérateurs de faible maturité qui seraient jugés à risque. Enfin, nous sommes favorables à un reporting des contrôles rendus aux organisations professionnelles.

Deuxième point : le niveau de paiement en espèces.

Pour être efficace, tout dispositif de LCB-FT doit s'appuyer sur une harmonisation des seuils de paiement au niveau européen, ainsi que sur la cohérence des plafonds entre les pays voisins, en tenant compte des vulnérabilités transfrontalières liées au marché du luxe.

Les mesures de vigilance actuellement reconnues au niveau européen reposent sur un seuil de paiement de 10 000 euros. Il s'agit de cibler de manière plus efficace les opérations à risque, qu'elles proviennent de pays tiers ou de résidents de l'UE, dès lors qu'elles dépassent un seuil significatif.

La directive européenne de janvier 2024, que nous avons d'ailleurs portée au sein de notre association européenne, a pour objectif d'harmoniser les plafonds de paiement en espèces au sein des États membres. Une limite commune de 10 000 euros a ainsi été fixée pour lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et pour uniformiser des réglementations qui étaient et qui restent encore disparates parmi les vingt-sept pays de l'UE.

Les États membres sont tenus de transposer cette directive dans leur législation nationale. Les pays n'ayant pas de limitation devront introduire ce plafond de 10 000 euros, tandis que les autres devront ajuster leur réglementation en conséquence. Selon nous, ces transpositions seront propices à un renforcement du dispositif LCB-FT.

Troisième point : la traçabilité des diamants avec le seizième paquet de sanctions.

Au niveau européen, la filière du luxe a totalement banni les diamants russes, appliquant strictement les sanctions et s'engageant à mettre en place des dispositifs en collaboration avec l'UE. Cette démarche est renforcée par la centralisation de la délivrance du certificat G7 par le Diamond Office à Anvers, garantissant que les diamants bruts ne sont pas russes. Les certificats du « processus de Kimberley » mentionnant des mixed origins ne sont plus acceptés : les pays d'origine doivent être clairement indiqués sur le certificat G7. Ce système de contrôle des diamants bruts peut être qualifié de waterproof - pardonnez-moi cet anglicisme !

Pour les diamants taillés, dont la chaîne d'approvisionnement est beaucoup plus longue et complexe, l'UE a demandé la mise en place d'un système de full traceability auquel notre industrie contribuera, dans le prolongement des relations que nous avons engagées depuis 2023 lors de la mise en place des sanctions. Ce dispositif sera applicable à compter du 1er janvier 2026.

Notons également l'alignement des pratiques des États membres avec celles des autres pays du G7. L'autodéclaration de l'importateur, certifiant que les diamants ne sont pas russes, est corroborée par une inspection au Diamond Office.

En résumé, l'enjeu de traçabilité prescrite par l'Union européenne est donc crucial non seulement pour assurer l'application des sanctions, mais aussi pour conforter la transparence et la traçabilité de la chaîne d'approvisionnement. Cet objectif est clairement affirmé par notre industrie.

Pour conclure, notre filière, qui s'appuie sur un corpus législatif et réglementaire extrêmement solide, adopte une stratégie d'amélioration continue, en élevant les pratiques conduites au niveau mondial, notamment grâce au RJC. Cette position est confortée par les exigences de due diligence des donneurs d'ordre à l'égard de leurs fournisseurs.

Il s'agit donc d'un modèle systémique, ordonnancé entre les dispositifs légaux et réglementaires, les standards sectoriels que l'industrie a volontairement adoptés, audités par des tiers indépendants, et les due diligences additionnelles.

Je crois pouvoir dire que notre industrie va au-delà de ses engagements. En imposant des standards exigeants et évolutifs en matière de bonnes pratiques et de traçabilité, elle exerce une action significative sur toute la supply chain. Cet alignement sur des standards élevés induit en effet l'exclusion économique des opérateurs aux pratiques ambiguës.

Sur ce point, notre filière est en parfaite cohérence avec les objectifs de lutte contre la délinquance financière sous toutes ses formes. Il existe une convergence totale entre les objectifs éthiques irréprochables du secteur du luxe, la préservation de l'intégrité de la chaîne de valeur, la confiance du consommateur et, bien sûr, les objectifs de lutte contre le blanchiment des capitaux et l'application des sanctions.

Notre organisation et ses adhérents sont des parties prenantes actives dans la mise en oeuvre du dispositif LCB-FT et l'application des sanctions. Nous contribuons également à son amélioration, en collaboration avec les instances de gouvernance, sur deux sujets spécifiques : d'une part, développer un dispositif de traçabilité robuste permettant à terme de s'affranchir des flux de diamants et d'aller au-delà des sanctions ; d'autre part, dans le cadre du plan d'action national de 2021 concernant le dispositif de LCB-FT, poursuivre la rationalisation du cadre de supervision, mener des actions de communication et de sensibilisation et améliorer les outils.

Ainsi, la lutte contre le blanchiment de capitaux et le respect des sanctions sont étroitement liés, afin que l'ensemble de la filière s'acquitte pleinement de ses obligations économiques, sociales, environnementales et citoyennes. Ces enjeux constituent une priorité de son action.

M. Joey Lager, directeur des achats et du développement commercial de la société Rubel & Ménasché. - Nous sommes diamantaires historiques des grandes maisons de la place Vendôme. S'agissant de la traçabilité, mon rôle est d'accompagner et de répondre à toutes les exigences des maisons, qui dépassent les sanctions instaurées depuis le début de la guerre en Ukraine en 2022.

Toutes les maisons avec lesquelles nous travaillons ont déjà mis en place des interdictions concernant les diamants russes, ainsi que des audits et des rapports de traçabilité pour vérifier toutes les informations. Je vous expliquerai comment ces mesures ont été concrètement déployées sur le terrain, ainsi que la manière dont nous parvenons à les documenter et les prouver.

M. Raphaël Daubet, président. - Qu'observez-vous concrètement sur le terrain ? Pouvez-vous citer des cas de blanchiment ou de contournement des sanctions internationales dont vous avez connaissance ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Concernant les cas de blanchiment, nous en avons très peu connaissance, car notre organisation intervient sur la prévention et non sur l'aspect répressif. Les seules informations dont nous disposons proviennent des excellents rapports de Tracfin, bien que ceux-ci restent génériques.

M. Raphaël Daubet, président. - Avez-vous connaissance du nombre de déclarations de soupçon ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Nous en comptons entre dix et quinze par an. Les autorités déplorent qu'il n'y en ait pas davantage. Cependant, il faut considérer l'implémentation de l'ensemble du dispositif en amont, qui conditionne l'existence de la déclaration de soupçon. À cet égard, nous venons tout juste de prendre connaissance des résultats de la consultation menée auprès des opérateurs. Il en ressort qu'ils ont structuré les corpus et leur analyse des risques ; et 70 % des répondants ne suivaient pas les opérations à risque. C'est un point d'attention.

M. Raphaël Daubet, président. - Comment évaluez-vous la procédure de la Commission nationale des sanctions (CNS) ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Nous la suivons en tiers extérieur, puisque nous ne sommes pas associés au volet répressif.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Ce n'est pas tant le nombre de déclarations de soupçon qui importe, que leur qualité. Cela étant dit, il est important d'entrer dans le processus, puisque vous êtes désormais assujettis à la réglementation sur la LCB-FT.

J'aurai deux questions.

La première concerne le livre de police : comment fonctionne-t-il ? Comment pourrait-on l'améliorer et le consolider ?

La seconde porte sur le marché de l'occasion, ou second-hand. Êtes-vous en contact avec ce secteur de la revente ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Non, nous ne sommes en contact que de façon très éloignée avec le marché de la revente de bijoux précieux.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - En réalité, vous êtes sur le haut du spectre.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Absolument.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le blanchiment se fait souvent par le biais du marché d'occasion, avec vos produits ou ceux de vos membres.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Le marché de seconde main ne fait pas partie de notre périmètre.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Outre le fonctionnement du livre de police, sa consolidation et les éventuelles incohérences, j'aimerais aborder la politique du « jumeau numérique » et des certificats pour le traçage des diamants.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Le livre de police est un dispositif très ancien, qui vise à assurer la traçabilité des achats et des sorties de métaux précieux. Ce registre retrace toutes les opérations entre distributeurs aux particuliers ; il sert aussi à suivre l'or qui rentre dans l'atelier de production du sous-traitant et celui qui en sort. Au travers de cet outil, l'administration des douanes peut mener des contrôles sur place.

La question se pose de la modernisation du livre de police, de même que celle de son utilité et de sa finalité, notamment pour les sous-traitants qui ont intégré tous les flux d'or entrant et sortant dans leurs ERP (Enterprise Resource Planning). C'est un travail que nous conduisons aujourd'hui avec les services des douanes.

Nous cherchons donc à moderniser cet outil, dont la version papier devient obsolète.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pour assurer correctement la traçabilité, il faudra de toute façon reprendre les éléments du livre papier avant de passer au numérique. Vos adhérents gèrent des pièces importantes, que l'on ne voit pas couramment.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Tous les produits sont poinçonnés avec un numéro de série et tout est incrémenté par informatique pour ce qui concerne tant les sous-traitants que les distributeurs. L'ensemble des éléments qui servent à assurer la traçabilité de l'or à l'entrée et à la sortie se retrouvent, comme pour tout manufacturier, dans les ERP et dans les outils informatiques.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Si je comprends bien, tout ce qui concerne la revente de produits de seconde main n'est pas du tout de votre compétence ; or c'est surtout sur ce secteur que nous avons des interrogations.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Effectivement, cette filière ne relève pas de ma compétence.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Sans dévoiler aucun grand secret, il est arrivé à tout un chacun de voir de grosses limousines garées rue de la Paix, devant des boutiques fermées... Ces clients particuliers sont-ils soumis aux mêmes obligations, notamment pour ce qui concerne les transactions en liquide, par exemple ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Les maisons de la place Vendôme ont parfaitement intégré la gestion du risque dans leurs systèmes de vente. Leur personnel est formé, des responsables internes ont été désignés... Peu importe l'apparence du client, celui-ci est soumis à une analyse de la gestion du risque dès lors qu'il franchit la porte du magasin.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Cette procédure me semble parfaitement en place et bien maîtrisée, tout du moins pour ce qui concerne l'appréciation du risque et la mise en place de dispositifs de contrôle.

A priori, je ne pense pas que les enjeux de blanchiment concernent vos adhérents. Le problème viendrait plutôt de l'étage inférieur, avec ceux des professionnels qui n'adhèrent pas à votre syndicat ou ceux qui pratiquent des ventes d'occasion.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Le secteur du luxe se doit d'être vertueux sur l'ensemble de la chaîne de valeur, surtout dans cette nouvelle ère. Il a intégré des normes extrêmement élevées, en cohérence avec les objectifs du Gouvernement. Tout est toujours perfectible, mais, j'y insiste, les pratiques mises en place sont particulièrement vertueuses.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pensez-vous que la centralisation à l'envers soit une bonne pratique ? En voyez-vous une autre qui pourrait être meilleure ?

M. Joey Lager. - C'est une question qui revient souvent dans notre industrie. Le flux de diamants bruts qui passe par Anvers ne représente pas l'entièreté des flux.

Depuis que ce dispositif a été mis en place, on réfléchit à ce que des pays comme le Botswana ou le Canada, par exemple, puissent aussi délivrer un certificat « G7 ». C'est une question de logistique : un lot de diamants bruts en provenance du Botswana est aujourd'hui obligé de passer par Anvers pour être ensuite envoyé en Inde, où les diamants seront taillés.

Dans un cadre très simple, sans intermédiaires, l'idée serait de simplifier cette chaîne et d'autoriser certains pays extracteurs à délivrer ce certificat G7, que seul Anvers peut établir aujourd'hui.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Mais quid de la sécurité ?

M. Joey Lager. - À partir du moment où les pratiques sont équivalentes en termes de vérification, tout cela peut fonctionner. Si l'on arrive à mettre en place un système similaire pour ces quelques pays extracteurs, reconnus par le G7, ce serait tout à fait viable. Cela nous permettrait de simplifier les chaînes de valeur et la logistique.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - À ma connaissance, il existe déjà plusieurs émetteurs de certificats.

M. Joey Lager. - Il me semble qu'Anvers est seul à même de délivrer des certificats G7. Des discussions ont débuté l'année dernière pour que le Botswana y soit également autorisé.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - C'est ce que prévoit le seizième paquet de sanctions : Anvers est le point central de délivrance des certificats G7 pour tout diamant entrant sur le sol européen.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Quelle quantité de diamants cela représente-t-il ?

M. Joey Lager. - Je ne connais pas les chiffres d'importation de diamants bruts en Europe.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Connaissez-vous le chiffre d'affaires de la branche que vous représentez ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Pour ce qui est de la production, c'est quelque 5,1 milliards d'euros ; pour ce qui est de l'exportation, c'est plus de 8 milliards d'euros. C'est une belle filière, qui se développe en France.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il est donc d'autant plus important de fixer des règles de lutte contre le blanchiment, afin de protéger la filière elle-même.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Absolument, c'est un intérêt partagé.

M. Raphaël Daubet, président. - Je m'étonne tout de même que vous contribuiez à l'analyse sectorielle des risques sans avoir eu connaissance de cas de malversations. Comment arrivez-vous à identifier les risques sans cette connaissance du tissu réel ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Pour ce qui est de l'analyse sectorielle, les menaces et les vulnérabilités sont intangibles. Nous intervenons surtout sur la sensibilisation et sur le mode opératoire, sur le déroulé du dispositif. Nous ne rentrons pas à un niveau de détail qui nous ferait entrer dans le secret des affaires. Nous contribuons simplement à établir et relayer un dispositif opérable.

M. Raphaël Daubet, président. - Avez-vous eu connaissance du contenu des dix ou quinze déclarations de soupçon ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Non.

M. Raphaël Daubet, président. - Ce qui serait intéressant, ce serait justement d'identifier les failles des modes opératoires.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Il faut effectivement regarder la robustesse du dispositif, qui semble véritablement opérant en amont. Il y a sans doute un sujet sur le fait que nous n'ayons pas accès aux déclarations de soupçon...

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Si vous déminez le terrain avant, il n'y a pas besoin de déclaration de soupçon... sauf à ce que vous déclariez le soupçon du soupçon, c'est-à-dire l'intention ou la tentative.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Ce qui serait très compliqué... Tout repose sur la robustesse en amont.

M. Raphaël Daubet, président. - Madame, monsieur, je vous remercie des éléments que vous avez apportés à notre commission d'enquête.

Audition de M. Vincent Michel, professeur des Universités en archéologie de l'Antiquité classique d'Orient à l'Université de Poitiers (HeRMA-CelTrac) et Mme Marie-Charlotte Pillon, courtier en oeuvre d'art

(Lundi 14 avril 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous poursuivons nos travaux en entendant M. Vincent Michel, professeur des universités en archéologie de l'antiquité classique d'Orient à l'université de Poitiers, et Mme Marie-Charlotte Pillon, commissaire-priseur, qualifiée commissaire de justice, expert judiciaire près la cour d'appel de Colmar.

Madame, monsieur, nous vous remercions de vous être rendus disponibles pour nous parler du trafic d'art et de ses liens avec le blanchiment et le financement de la criminalité organisée. Nous vous remercions d'autant plus que, si l'on nous a souvent mentionné les ventes d'objets d'art, notamment d'art contemporain, comme des mécanismes de blanchiment, nous avons noté que les professionnels et les experts font souvent preuve d'une réelle timidité lorsqu'il s'agit d'en parler.

Monsieur Michel, vous êtes professeur des universités, expert reconnu en matière de trafic de pièces antiques, sujet sur lequel vous assurez un cours à l'École du Louvre.

Maître Pillon, votre expérience personnelle en tant que commissaire de justice nous intéresse pour comprendre concrètement la situation actuelle. Nous vous remercions d'apporter votre témoignage à cette commission d'enquête.

Madame, monsieur, cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Vincent Michel et Mme Marie-Charlotte Pillon prêtent serment.

M. Vincent Michel, professeur des universités en archéologie de l'antiquité classique d'Orient à l'université de Poitiers (Herma/Celtrac). - Depuis trente ans, je suis un archéologue spécialisé dans les antiquités d'Orient. Il s'agit d'une zone très riche d'un point de vue patrimonial et culturel, marquée en particulier par la naissance de l'écriture, qui est malheureusement devenue une zone de conflits. On y observe une symbiose maléfique, où lors des conflits le patrimoine devient systématiquement l'objet de destructions, de pillages, de vols et de déplacements. C'est en raison de ma connaissance de ce terrain que je me présente devant cette commission d'enquête.

Lors de mon propos liminaire, je souhaite expliquer en quoi le phénomène que l'on observe actuellement est en réalité assez ancien. De très nombreuses affaires touchent ce que je propose d'appeler « les mondes de l'art », à l'intérieur desquels se trouvent les deux mondes du marché de l'art et des musées, qui sont interconnectés. Ces pillages ou ces vols sont anciens, mais la prise de conscience en est récente. On observe une forme d'accélération : pas une semaine ne s'écoule sans que des affaires de trafic de biens culturels n'apparaissent dans ces deux mondes. À chaque fois, la problématique concerne la provenance et l'on doit donc se demander si l'enquête de provenance a été faite en toute diligence. Il s'agit d'une vulnérabilité tant pour le marché de l'art que pour les musées. Les acteurs doivent en prendre conscience pour éviter que cette vulnérabilité ne se transforme en complicité.

Nous sommes dans une phase de sensibilisation, voire, pour certains métiers, dans une phase de formation. Le trafic de biens culturels est aujourd'hui une préoccupation qui concerne tous les ministères, lesquels prennent désormais fait et cause pour lutter contre cette criminalité.

Sans chercher à faire un cours magistral, je souhaite montrer les deux temps qui marquent la vie des objets illégaux. (L'intervenant projette une présentation PowerPoint en complément de son propos.) Le premier temps, c'est la naissance de l'objet illégal par le vol et le pillage, cette dernière notion intéressant plus spécifiquement l'archéologie et non l'art moderne et contemporain. La deuxième vie de l'objet commence avec sa circulation et la phase de blanchiment, durant laquelle l'objet est doté d'une apparence de légalité, que cela soit en le modifiant ou en l'accompagnant de documents qui attesteront d'une origine bien plus saine que la réalité.

Souvent, on entend que le trafic de biens culturels est le troisième trafic illégal à l'échelle mondiale, après les trafics de stupéfiants et d'armes, et qu'il représenterait un marché d'environ 10 milliards d'euros. En réalité, nous n'en savons rien. Comment évaluer, de façon certaine et implacable, l'ampleur du trafic de biens culturels ?

On peut d'abord mesurer les pillages, c'est-à-dire les soustractions, les trous creusés, qui font souvent entre deux et six mètres de diamètre, entre deux et quatre mètres de profondeur. Des centaines de milliers de mètres cubes de terre sont ainsi tamisés à la recherche d'objets, défigurant définitivement des sites archéologiques, car on ne peut plus fouiller un site pillé. Certains cas sont bien connus : Apamée en Syrie, Manisa en Turquie ou encore de nombreux sites en Irak. Cela fait trente ans que je mène des fouilles en Orient et je peux vous assurer que, depuis les printemps arabes et l'apparition de Daech, nous sommes passés d'un stade artisanal à une industrialisation du pillage, ceux-ci étant bien souvent menés à l'aide de pelles mécaniques. Les pillages peuvent nous sembler des faits lointains, qui ne nous concernent pas, mais ils existent aussi dans l'Hexagone, comme deux exemples récents le prouvent : en Corse et à Saint-Romain-de-Jalionas.

Que deviennent les objets pillés ? Circulent-ils déjà, ont-ils déjà été acquis, sont-ils déjà exposés ? Peut-on les identifier lorsqu'ils arrivent sur le marché de l'art légal ? Tout commence souvent par un pillage. Je reçois chaque semaine des photos de sites pillés, que m'envoient mes homologues syriens, libyens ou yéménites.

Le deuxième critère permettant de mesurer objectivement le trafic de biens culturels est de regarder les ventes sur internet. Le nombre d'objets vendus s'accroît, non seulement sur les plateformes traditionnelles, mais aussi sur de nouvelles plateformes qui se créent spécifiquement pour vendre ce type d'objets, en réponse à une demande.

Le troisième critère qui permet de cartographier les objets volés est constitué par les saisies. Les faits sont disponibles librement : Interpol fait état de plus de 854 742 biens culturels saisis en 2020. Le phénomène, loin de ne concerner que quelques objets, est donc massif.

J'utilise un quatrième critère pour mesurer l'ampleur du phénomène, qui consiste à étudier les restitutions d'objets. Qui restitue et quels objets sont restitués ? Encore une fois, ces questions permettent de dresser une cartographie du trafic illicite des biens culturels.

En réalité, il y a deux mauvaises nouvelles : si rien n'est plus simple que de piller, rien n'est plus simple non plus que de blanchir. On trouve très facilement sur internet des moyens de piller, comme des détecteurs de métaux, dont certains ne coûtent que 54 euros, mais d'autres 29 000 euros - je vous laisse imaginer la précision de tels instruments. Les armes fatales de l'archéologue, truelles ou piochons, se trouvent aisément dans le commerce. Pour ce qui est de la méthode, tout est également très facilement accessible, en librairie ou sur internet. On peut se procurer un Guide des trésors enfouis de France ou encore se rendre sur un site qui propose un « guide complet » pour « devenir chercheur de trésor », même si cela tombe sous le coup de la loi du 27 septembre 1941 relative à la réglementation des fouilles archéologiques, dite loi Carcopino. Sur YouTube ou Dailymotion, des vidéos expliquent où trouver des sites archéologiques, comment déterrer des objets, les nettoyer, se faire une idée de leur valeur, puis les vendre. Il est toujours difficile de rendre précisément compte de la quantité d'objets qui circulent et nous en restons bien souvent à l'identification du point de départ de la vie de l'objet, le pillage.

Le trafic des biens culturels est une question d'argent, qui concerne tout le spectre criminel, de la petite délinquance aux groupes terroristes. Ce n'est pas une exagération : Mohamed Atta, l'un des cerveaux des attentats du 11 septembre 2001, a voulu, en 1999, vendre des antiquités à Hambourg pour acheter un avion. Sans revenir sur la prise de conscience et le traumatisme que cela a causé, en popularisant les pillages, en faisant comprendre aux Syriens la valeur de ce qui se trouvait sous leurs pieds, Daech a ouvert une boîte de Pandore en utilisant ce moyen de financement, que les fouilles soient menées directement par lui-même ou par des intermédiaires, dont le travail était facilité. Khalid el Bakraoui, l'un des cerveaux du double attentat de Zaventem et de Maelbeek, était connu pour des faits en lien avec le trafic d'antiquités. La Stampa s'inquiète du rôle de la mafia en la matière, la `Ndrangheta et la mafia chinoise échangeant des armes contre des biens culturels pillés.

Plus récemment, il faut citer l'Afghanistan, où la réinstallation des talibans conduit à une augmentation du nombre des pillages de trésors archéologiques ou encore le blanchiment utilisé par le Hezbollah. Dès qu'il y a un conflit, en plus des casernes ou des institutions étatiques, les musées sont immédiatement visés, car ils sont identifiés comme des zones où les antiquités sont concentrées. En très peu de temps, les sites archéologiques sont pillés, les musées sont volés et l'on retrouve ces objets pillés à vendre sur internet. La contemporanéité de ces faits est très inquiétante.

Il faut bien dissocier le pillage du vol, pour lequel une plainte a été déposée, où l'on sait ce que l'on cherche, même si l'objet peut être maquillé. La grande vulnérabilité du marché de l'art et des musées, ce sont les objets « orphelins », qui ne sont pas inventoriés, qui ne sont connus de personne et qui pourront circuler avec une apparente légalité.

Au-delà de l'infraction, il y a une privation de connaissance : dès que les objets sont soustraits à leur contexte, on est privés de leur histoire. Interpol met à disposition de tous une base de données des objets volés. Il existe une application, ID-Art, qui permet à chacun d'accéder à cette base de données, qui compte 54 426 objets déclarés volés. En France, on estime le nombre d'objets pillés à 520 000. Tous les pays ne sont pas concernés de la même manière par les pillages, mais je vous laisse imaginer où nous en sommes : énormément d'objets pillés ne sont pas répertoriés.

Ce week-end, un chercheur m'a dit avoir remarqué qu'un objet est passé lors d'une vente de la galerie Zacke, en Autriche, alors qu'il avait été répertorié comme volé depuis 1980 dans un ouvrage connu de tous les sachants, Stolen images of Nepal, et qu'il était répertorié sur la base de données d'Interpol. Le minimum, vérifier la présence de l'objet sur la base de données, n'a pas été fait. Il n'y a parfois pas besoin de grand-chose : il suffirait d'utiliser les outils à disposition.

Bien évidemment, on ne peut pas utiliser cette base de données pour un objet pillé non répertorié, mais on peut utiliser les listes rouges du Conseil international des musées, conçues pour les policiers, les douaniers et les marchands de l'art. D'un seul coup d'oeil, sur trois pages, on peut identifier les biens culturels dans chaque pays menacé par les pillages. S'il est amené à contrôler un objet de ce type et s'il est particulièrement vigilant, un douanier ou un policier peut l'identifier au moyen de cette typologie. Toutefois, qui connaît réellement ces listes rouges ? La dernière vient d'être publiée, le 16 mars 2025 - je la garde à votre disposition.

Un autre problème est posé par le blanchiment, qui représente un défi majeur. L'article 324-1 du code pénal définit le blanchiment comme « le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l'origine des biens ou des revenus de l'auteur d'un crime ou d'un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect. » J'ai repris cette définition en tant qu'archéologue, et non juriste, en insistant sur l'idée que le blanchiment consiste à conférer une apparence de légalité, en falsifiant ou en transformant l'objet ou les documents qui lui sont attachés. Depuis douze ans que je travaille sur ces phénomènes, la liste des différents types de blanchiment ne fait que s'allonger.

Il est ainsi possible de porter atteinte à l'objet lui-même, en le transformant, en l'estropiant, par exemple en enlevant un bras à une statue, ou encore en modifiant les documents accompagnant l'objet. Les trafiquants partent souvent du principe que personne n'ira vérifier la provenance des objets. Les policiers et les douaniers doivent faire face à une incroyable ingéniosité des trafiquants, à une créativité faite pour empêcher de remonter à l'origine des objets. Sans chercher à abuser de votre temps, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous propose plusieurs exemples.

Parfois, on maquille un objet pour en faciliter la circulation. La loi égyptienne n° 117 de 1983 interdit l'exportation d'objets archéologiques authentiques. Le trafiquant va maquiller l'objet, en le faisant baigner dans un bain translucide, qui permet de former une coque de protection, puis le barbouiller de couleurs criardes et d'or. Les douaniers estimeront bien évidemment que l'objet n'est pas authentique, ils le laisseront quitter l'Égypte. Puis les trafiquants le démaquilleront et le mettront en vente aux États-Unis en le présentant comme issu de la collection d'un certain Thomas Alcock. Personne n'est allé vérifier l'existence de cette collection, qui est bien fictive, ni la provenance de l'objet. Le trafiquant en question est tout de même parvenu à vendre ainsi 3 000 objets...

Il est également possible de démembrer un objet pour faciliter sa revente. Les cas sont alors très difficiles à identifier. Pour passer entre les mailles du filet, les trafiquants découpent une oeuvre en plusieurs morceaux. Il est alors très difficile de recontextualiser et de retrouver l'oeuvre originale.

Les trafiquants peuvent aussi partiellement transformer l'aspect de l'objet, en en masquant l'aspect originel, en enlevant la patine, en gommant des traces résiduelles afin de rendre l'objet plus facilement commercialisable. Souvent, on ne connaît que la fin de l'histoire : une tête de statue est vendue en 2015 en Angleterre, avec pour provenance la collection d'un M. S., de Zurich, depuis 1990, après avoir fait partie de la collection privée de Mme M.T. entre 1972 et 1987. L'acheteur comprend qu'on ne puisse en savoir plus et n'a aucune raison de se méfier. Malheureusement pour le trafiquant, les enquêteurs disposaient de photos de l'objet, prises par le trafiquant libyen qui l'avait pillé et cherchait à s'en défaire. On constate alors qu'entre le pillage et le moment de la vente, une partie de l'objet a été supprimée pour brouiller les pistes et ne pas identifier l'objet.

Dans une affaire très récente, une statue volée dans un musée sous les Khmers rouges, au Cambodge, réapparaît cinquante ans plus tard, vendue à New York, mais avec un bout de bras et un pied en moins. Nous avons identifié l'objet et envoyé un rapport à Matthew Bogdanos, vice-procureur du parquet de Manhattan, pour appliquer la loi américaine : « once stolen, always stolen », un bien volé reste toujours volé et il ne peut y avoir de transfert de propriété. Une semaine plus tard, l'objet était saisi et il a été restitué au Cambodge il y a deux semaines. Il n'est pas question d'intelligence artificielle dans ce domaine : nous connaissons les objets et, grâce aux bases d'objets volés, il est plus aisé d'établir les corrélations.

Il y a encore le blanchiment par transformation irrémédiable : l'or des monnaies est fondu puis vendu en lingots : le kilo d'or s'échange à 90 000 euros.

Le blanchiment peut également avoir lieu par l'établissement d'un faux certificat d'exportation. L'Unesco, le Conseil international des musées et Interpol disent pourtant ne jamais délivrer d'autorisations de circulation, mais la méconnaissance de ce domaine permet toujours des abus. Nous devons lutter contre l'ignorance et il y a encore beaucoup de travail en la matière...

Il peut aussi y avoir de fausses attestations d'experts. Pour alléger sa peine et peut-être son âme, un expert confie ainsi aux enquêteurs : « Cette expertise m'a donné tout le loisir de réécrire un historique pour cet objet, qui devait provenir de feu Suleiman Aboutaam, mais qui ne disposait en fait d'aucune provenance. Par la suite, incité que j'étais, j'ai rédigé un document dans lequel j'ai reconstitué, sur la base d'éléments véritables et vérifiables, une fausse provenance. »

Le blanchiment peut également avoir lieu par intégration dans une grande collection. J'ai préféré anonymiser ces affaires, mais je tiens à votre disposition les noms des personnes concernées. Un objet volé dans le dépôt archéologique de Cyrène, inscrit dans la base de données des objets volés d'Interpol, a été vendu une première fois, puis une deuxième fois comme ayant appartenu à un grand collectionneur, puis une troisième et une quatrième fois. À chaque vente, personne n'a songé à vérifier si l'objet figurait dans la base d'Interpol. Un objet volé peut aussi être prêté à un musée, ce qui lui apportera une provenance et renforcera son pedigree, surtout s'il est exposé dans un grand musée comme le British Museum ou le Getty Center.

Encore un autre motif : un objet découvert légalement en Lybie en 1969, appartenant à une collection familiale européenne dans les années 1970, a été volé, signalé à Interpol et inscrit dans la base de données, mais il a été revendu quelques années plus tard comme issu d'une collection familiale européenne depuis 1970. Or la date de 1970 est celle de la convention de l'Unesco, qui invite les États parties à lutter contre le trafic de biens culturels.

Je travaille beaucoup sur la Libye. Au lieu de dire que l'on vend un objet libyen, irakien ou syrien, parce que c'est interdit, on dit qu'il est originaire de l'une des provinces romaines d'Afrique du Nord. Des portraits funéraires d'inconnus sont vendus comme étant des portraits de César, d'Auguste ou de Domitien, pour en augmenter le prix.

Je me rends souvent dans les souks de Jérusalem. J'y trouve de nombreux portraits funéraires libyens, vendus comme des reliques de Terre sainte par des personnes qui en connaissent pertinemment l'origine - je le sais, car je les entends l'avouer en arabe entre eux. Si je ne connaissais pas l'arabe, j'aurais pu devenir receleur d'objets volés.

Il y a aussi le blanchiment par recel en cascade : une statue volée, répertoriée, est vendue restaurée à Londres sans que la restauration fasse l'objet de publicité. À Paris, on la falsifie en lui ajoutant une tête. Puis on la vend à New York en prétendant qu'il s'agit d'une statue d'Aphrodite, toujours pour en augmenter le prix. Puis elle revient à Londres, où elle est présentée comme issue de la collection d'une certaine famille Hinzer, originaire d'Allemagne, que nous ne sommes jamais parvenus à retrouver... Ce qui est particulièrement étonnant, c'est que la statue a été vendue deux fois par la même maison de vente à Londres, en 2009 puis en 2013. Entre temps, on lui a ajouté une tête, mais dans la description de la statue ses dimensions ne changent pas : la maison de vente savait qu'elle vendait un objet qui, au départ, avait perdu sa tête. On perd ensuite la trace de cet objet à Bâle.

On doit une autre histoire aux douanes françaises. En 2016, un objet provenant du Liban à destination de Bangkok est contrôlé. Il s'agirait, selon la déclaration, d'une pierre d'ornement pour décoration de jardin, de 108 kilos. Il s'agissait en réalité de deux plaques qui sont des unicum, des objets jamais vus.

Une dernière manière de blanchir un objet culturel est de le faire apparaître dans un ancien catalogue sans photographie. On peut ainsi vendre dix lampes à huile correspondant à un même descriptif, et ainsi blanchir à l'infini.

L'idée, c'est de réfléchir sur les objets, les routes et les réseaux. À qui profite le crime ? La grande difficulté, c'est que l'on fait face à une polymorphie criminelle, du petit délinquant, qui parfois s'ignore - ce dont je doute -, jusqu'au crime organisé.

Je l'ai bien constaté en travaillant avec l'Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC) et la justice, ces phénomènes connaissent une accélération. Pour le dire simplement, jusqu'en 2011, le trafic de biens culturels n'était qu'une atteinte au patrimoine. Lorsque le trafic de biens culturels, à partir de ce moment, a été relié à la criminalité organisée, tout a changé. Cette criminalité a été prise au sérieux. Lors des saisies, on ne trouve pas que des stupéfiants chez les trafiquants, mais aussi des biens culturels, parce qu'ils ont beaucoup de valeur.

Mme Marie-Charlotte Pillon, courtier en oeuvre d'art. - J'ai été présentée selon mes diplômes, comme commissaire-priseur, qualifiée commissaire de justice par l'effet de la loi depuis une réforme de 2020, experte près la cour d'appel de Colmar, mais je suis aujourd'hui installée comme courtier en oeuvre d'art et j'exerce donc une profession indépendante dans laquelle je ne gère pas, à proprement parler, une maison de vente. À l'instar de M. Michel, mes propos n'engagent que moi et je n'entends pas représenter mon ordre, à savoir le reste des commissaires-priseurs. Je ferai état des expériences que j'ai faites lors de ma carrière, en un peu plus de dix ans.

J'ai travaillé de façon classique dans les maisons de vente, au coeur du marché de l'art, et de façon un peu plus atypique, au sein d'une banque privée parisienne pluricentenaire, qui compte un département d'art. Cette banque jouait le rôle d'intermédiaire sur le marché de l'art, recueillant les biens et les introduisant sur le marché de l'art auprès d'acheteurs privés ou de maisons de vente aux enchères, rôle que j'ai aujourd'hui.

Je me trouve donc au coeur d'une intermédiation et je dois faire attention, comme l'a indiqué M. Michel, à deux éléments en particulier. Le premier est la provenance de l'objet, parce qu'il s'agit du premier vecteur de lutte contre le trafic illicite de biens : savoir d'où vient l'objet, son historique, ses propriétaires successifs permet d'éviter d'avoir à faire état d'un recel ou à remettre sur le marché un bien de provenance illicite. Le deuxième vecteur consiste à savoir qui achète et d'où viennent les fonds engagés pour l'achat du bien.

Le marché de l'art fait intervenir des acteurs très divers. Au-delà des commissaires-priseurs, il y a aussi les marchands, les galeristes et les courtiers indépendants comme moi. Ces divers acteurs ne sont pas soumis aux mêmes réglementations. La profession de commissaire-priseur est aujourd'hui la seule réglementée du marché de l'art, en raison de son histoire pluricentenaire et du statut d'officier ministériel qui lui est associé. Mes confrères et consoeurs installés en maisons de vente et en tant que commissaires de justice ont historiquement un statut de percepteur et de collecteur d'impôts et doivent notamment prêter serment auprès de la Chancellerie. Les autres professions du marché de l'art, les marchands et les galeristes, ne sont pas du tout dans la même situation, ce qui peut induire des comportements différents sur le marché. Certaines obligations sont néanmoins communes à ces professions, comme la tenue d'un livre de police, sur lequel les acteurs chargés de la revente de biens culturels doivent inscrire les biens en dépôt chez eux. Ce livre de police doit contenir une description de l'objet ainsi qu'une mention de l'identité du vendeur, afin d'identifier l'objet et de garantir aux autorités, si elles le demandent, la possibilité de vérifier la circulation du bien.

Aujourd'hui, d'autres réglementations s'imposent aux marchands, aux commissaires-priseurs et à toute personne réalisant une transaction sur le marché de l'art, notamment la directive relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, dite directive LCB-FT. Cette directive n'est pas considérée de la même façon par tous les acteurs et leurs représentants, parce qu'il est difficile aujourd'hui de l'intégrer dans la pratique quotidienne des métiers. Chacun fait de son mieux, mais cela prend du temps, et chaque profession avancera des excuses pour justifier ses manquements. Les commissaires-priseurs, notamment ceux qui ont la double casquette de commissaires de justice, doivent assurer une double charge administrative et réglementaire depuis la réforme les concernant. Chaque maison de vente, chaque ex-commissaire-priseur judiciaire, doit intégrer la nouvelle réglementation de la profession, en plus de celle de la directive LCB-FT. Pour intégrer tout cela, il faut du temps.

Les instances de représentation des métiers sont actuellement en pourparlers afin d'établir des méthodes, notamment avec les douanes. Les maisons de vente ont aujourd'hui conscience de l'importance d'adopter des process internes. Toutefois, d'une maison de vente à l'autre, l'intégration de ces réglementations sera très différente, les maisons de vente ayant des typologies très différentes selon qu'il s'agit d'une maison anglo-saxonne, française, parisienne ou provinciale. En province, les équipes sont souvent réduites, alors que dans les grosses maisons de vente, plus aisées financièrement, les équipes sont réparties en services dont certains sont dédiés à l'application des méthodes de lutte contre le blanchiment et le trafic illicite.

Historiquement, depuis une vingtaine d'années, tous les acteurs du marché de l'art sont sensibilisés aux flux sortants. Depuis l'adoption de la convention de l'Unesco, dont l'idée est de protéger les patrimoines nationaux, nous faisons très attention à la provenance des biens qui passent entre nos mains pour faire en sorte que des trésors qui pourraient intégrer les collections des musées français ne quittent pas le territoire national. En outre, la directive LCB-FT nous oblige aujourd'hui à vérifier les flux entrants, c'est-à-dire à faire attention à tous les objets qui passent entre nos mains.

Pour rebondir sur les propos de M. Michel au sujet des enquêtes de provenance, même si mes propos n'engagent que moi, il est clair que la provenance a longtemps été un argument marketing dans les catalogues des maisons de vente - c'était encore le cas il y a dix ans. Effectivement, les recherches n'étaient pas poussées très loin : associer un objet à une grande collection ou faire état d'une provenance était un argument de vente.

Depuis une dizaine d'années, nous sommes sensibilisés à cette question essentielle. Ce qui est difficile, c'est que les recherches de provenance demandent du temps. Il faut délimiter des critères pour savoir quels objets doivent faire l'objet d'une enquête. Forcément, en pratique, il y aura un critère de valeur, car on ne pourra pas rechercher la provenance de tous les objets valant 5 000 euros, et il faudra se concentrer sur ceux qui valent plus de 10 000 euros, voire plus de 100 000 euros. La méthode de recherche est propre à chacun, au cas par cas.

La difficulté des recherches de provenance, c'est que tous les acteurs ne sont pas sensibilisés à l'existence des différentes bases évoquées par M. Michel. Il n'y a pas de formation idoine. Depuis un an ou deux, un diplôme universitaire est proposé à Paris ; l'École du Louvre propose aussi le sien depuis un peu moins d'un an. Mais ces nouvelles formations, qui sont plutôt destinées aux chercheurs, n'intègrent pas une donnée importante du marché, à savoir la nécessaire rapidité des transactions. Nous restons tout de même dans une logique de transaction, une logique marchande, et nous ne pouvons pas nous permettre de mener des recherches pour un temps indéfini : pour la survie économique de nos structures, nous devons assurer à nos vendeurs la mise sur le marché de leurs objets. De plus, le marché étant extrêmement compétitif, si nous n'accomplissons pas nos recherches de provenance dans un temps délimité, l'objet risque de partir chez un concurrent peut-être moins regardant ou plus rapide, qui utilisera une autre méthodologie. Telles sont les limites du système pour les études de provenance.

En matière de lutte contre le blanchiment, les choses se structurent un peu plus rapidement du fait du contrôle et de l'encadrement des douanes, qui diffusent de nombreuses circulaires et recommandations auprès des acteurs du marché, qu'il s'agisse des maisons de vente, des antiquaires, des galeristes ou d'autres types d'acteurs. De ce point de vue, nous sommes assez soutenus, bien qu'il n'y ait pas encore de méthode proprement définie. Une liste de critères nous est confiée, devant nous alerter et nous permettre d'enclencher des déclarations de soupçon auprès de Tracfin.

Cela suppose, au moment où nous recueillons un bien ou que nous jouons le rôle d'intermédiaire lors de la vente, d'avoir bien identifié toutes les parties, dont nous devons obligatoirement détenir les pièces d'identité, les relevés d'identité bancaire (RIB) et, idéalement, l'attestation de domiciliation fiscale, autre que de simples attestations sur l'honneur si l'on est en présence de ressortissants de l'Union européenne ou de pays tiers. S'il s'agit de sociétés, il faut disposer des extraits Kbis, pour établir une logique, une cohérence, entre l'objet social de la société et la raison de l'achat. Dès lors que nous avons le moindre soupçon, nous devons enquêter, mais nous sommes alors un peu livrés à nous-mêmes : chacun fera du mieux qu'il le peut, pourvu qu'il satisfasse à son obligation de vigilance, qui est aujourd'hui portée par un code de déontologie ne valant que pour la seule profession des commissaires-priseurs.

J'ai été confrontée à certains cas concrets d'incohérences : il y a quelques années, dans le cadre de mon expérience au sein de la banque, déjà soumise et sensibilisée aux problématiques de lutte contre le blanchiment, nous avions servi d'intermédiaire dans une vente privée concernant un tableau d'une valeur d'environ 50 000 euros, qui devait être acquis par une conseillère en art de nationalité suisse. Au moment du paiement, les fonds sont arrivés depuis un compte joint au Brésil, dont le libellé était au nom des deux époux. Cela soulève une incohérence : pourquoi madame, professionnelle du marché de l'art de nationalité suisse, ne paie-t-elle pas avec un compte de société établi en Suisse, conforme au document qu'elle nous avait transmis ? Pourquoi les fonds proviennent-ils du Brésil, pays qui, sans figurer dans les listes noires ou grises du Groupe d'action financière (Gafi), reste l'objet d'une petite alerte ? Cette incohérence soulevée en interne au sein de la banque a conduit au dépôt d'une déclaration de soupçon auprès des autorités compétentes.

Pour terminer, je rejoins M. Michel pour insister sur la grande vulnérabilité du marché de l'art. Les acteurs sont sensibilisés et une partie d'entre eux sont soumis à une obligation de moyen et de vigilance très importante, mais nous n'avons pas de méthode propre qui permette de mener à bien les enquêtes. L'appréhension de la lutte contre le trafic sera différente en fonction des acteurs, comme je l'ai indiqué.

Il ne faut pas non plus minorer un problème de génération : sur le marché de l'art, certains sont un peu rétifs à appliquer des obligations, notamment celles qui sont issues de la directive LCB-FT, au motif qu'elles iraient à l'encontre de la liberté du commerce et de la circulation des biens culturels.

Il y a surtout un problème de moyens : on nous demande d'appliquer cette directive sans nous préciser quels moyens lui attribuer. Faut-il que chaque équipe dispose de personnels dédiés, tant pour le blanchiment avec Tracfin que pour les enquêtes de provenance ? Des innovations technologiques sur le marché de l'art, par exemple la multiplication de plateformes favorisant l'anonymat des acheteurs et des vendeurs, peuvent également compliquer ces enquêtes. En outre, des acteurs acceptent aujourd'hui les paiements en cryptomonnaie, ce qui rend les choses compliquées à appréhender pour la plupart des acteurs.

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur Michel, vous décrivez un phénomène massif qui porte préjudice non seulement au monde de l'art, mais aussi à la recherche archéologique, dont les implications sont bien plus larges que la délinquance financière. Quelles sont vos recommandations pour entraver le trafic des biens culturels ?

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur Michel, je profite de cette audition éclairante pour saluer mon amie Bariza Khiari, ancienne sénatrice, qui préside désormais l'Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit (Aliph), laquelle s'occupe de la protection des biens culturels en temps de guerre, réalisant un travail remarquable, dont on ne parle pas assez.

Monsieur le professeur, comment expliquez-vous le début d'affaire autour d'un trafic d'antiquités au Louvre Abu Dhabi ? En l'espèce, le manque de vigilance me paraît assez stupéfiant...

Par ailleurs, formez-vous suffisamment de gens aussi passionnés que vous pour les motiver à la lutte contre la criminalité organisée autour des oeuvres d'art ? Pour les archéologues, mais aussi les douaniers et les agents des diverses instances que vous avez mentionnées, la question de la formation est centrale. Comment coopérez-vous avec ces acteurs, en sachant que même le réflexe le plus élémentaire, celui de vérifier si les objets figurent dans la liste des objets volés, n'existe pas ?

M. Vincent Michel. - Ce matin, j'évoquais justement avec Mme Bariza Khiari la situation de Gaza, en lien avec le déplacement de Mme la ministre de la culture en Égypte.

Face à la créativité des trafiquants, il faut être très attentif et mettre une casquette d'archéo-enquêteur. Étymologiquement, le mot « histoire » signifie « enquête ». Je fais en réalité le même métier que celui d'un enquêteur : je raconte une histoire à partir d'un faisceau d'indices.

On me demande souvent quels leviers mobiliser pour lutter contre le trafic de biens culturels. J'en parle d'autant plus facilement que c'est progressivement, au fur et à mesure des enquêtes que j'ai menées, des relations que j'ai nouées, que des process se sont construits. Je n'avais jamais eu à faire avec les douanes, la police ou la justice avant 2012, année où j'ai mené une expertise pour l'OCBC. Dans cette affaire, la magistrate avait prononcé un non-lieu, mais nous étions parvenus à maintenir les scellés après la constatation d'une infraction douanière. J'ai alors appris que le travail de l'OCBC et des douanes était complémentaire.

J'ai également découvert à cette occasion qu'il n'y avait pas de magistrats spécialisés dans le trafic des biens culturels. Par provocation, je dis souvent qu'alors que la seule affaire Cahuzac a conduit à la création du parquet national financier (PNF), il y a suffisamment d'affaires où le trafic de biens culturels et le financement du terrorisme sont liés pour conduire à la création d'un parquet national des biens culturels. On me répond qu'on pourrait déjà créer des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) dédiées. En tout cas, ce ne sont pas les deux semaines annuelles de formation continue coordonnées par l'OCBC et l'École nationale de la magistrature (ENM) qui permettront de progresser. Le sujet concerne des dispositions du code pénal, du code civil, mais aussi du code des douanes et du code du patrimoine. Il y a une méconnaissance de la discipline.

On me dit parfois qu'il n'y a pas suffisamment d'affaires. En Italie, 300 carabiniers sont spécialisés dans ce trafic et ils examinent 200 affaires par an. Grâce au colonel Percie du Sert, il n'y a plus seulement 26, mais 34 gendarmes et policiers qui travaillent à l'OCBC, il y a un peu moins de douaniers et nous découvrons une trentaine d'affaires par an. Les chiffres sont proportionnels : plus le nombre de personnes bien formées luttant contre ce trafic est important, plus le nombre d'affaires jugées sera important.

Il faut donc renforcer les formations. Je suis très proactif et je propose toujours mes services auprès de la police ou des douanes - je ne coûte pas grand-chose, car je suis fonctionnaire. Avec le référent des biens culturels à Roissy, nous avons ainsi formé 250 douaniers ; nous en formons également à Orly, mais toujours dans le cadre de la formation continue, jamais dans celui de la formation initiale.

J'ai commencé mes études par du droit, ce qui me sert tous les jours. Comment sensibiliser à la question ? À chacun de mes cours, je présente au moins un objet issu du trafic, en vente sur une plateforme ou restitué. Cela fait partie de mon enseignement. À Poitiers, j'ai perçu l'importance d'un enseignement à part que je poursuis à l'École du Louvre, à l'Institut catholique de Paris, mais également à Science-Po Menton, spécialisé dans le Moyen-Orient, où j'assure un enseignement de vingt-quatre heures sur le trafic de biens culturels : il s'agit non plus de sensibilisation, mais vraiment de formation.

Pour aider mes étudiants à réaliser un travail sur le trafic de biens culturels, je demande à l'OCBC ou aux douanes ce dont ils ont besoin, s'ils ont des demandes pour une typologie d'objets, un pays ou un cas particulier ; cela oriente nos recherches. Ce qui fonctionne systématiquement, c'est de renforcer le binôme entre le sachant et l'enquêteur. En réalité, les choses ne sont pas très compliquées : il faut que le policier et le douanier aient l'appui d'un sachant capable d'identifier un bien culturel, qui est donc dérogatoire à la liberté de circulation. Cela permet facilement d'inverser la charge de la preuve.

Je travaille aussi pour identifier le réseau de sachants, issus du sérail de l'enseignement supérieur et de la recherche, qu'il ne faut pas confondre avec les experts - je ne maîtrise pas cette dernière catégorie. Le recours aux nouvelles technologies peut aussi faciliter certaines enquêtes : l'application ID-Art permet de vérifier rapidement si un objet figure dans une base de données d'objets pillés. En France a été développé un outil, Artefact, que l'OCBC a acheté, qui utilise l'intelligence artificielle pour aider à reconnaître un objet qui risque d'avoir été pillé et aider à contacter un expert.

Pour mener à bien ces tâches d'enseignement et de recherche, encore faut-il avoir de l'argent. À Poitiers, j'ai créé une cellule de recherche sur le trafic de biens culturels, la Celtrac, dont le but est de fournir des données à l'OCBC, aux douanes et à la justice. Je réoriente les travaux de mes étudiants pour qu'ils servent à ces trois institutions. Cela fonctionne et nous permettons de nombreuses prises, voire des restitutions.

Il faut lutter contre l'ignorance. Il y a beaucoup de pistes à explorer. La lutte contre le trafic des objets culturels passe par les sachants, mais surtout par les enquêteurs. Il faut agir sur tous les acteurs de cette lutte, qui sont interconnectés. Il faut aussi travailler sur la sensibilisation. J'avais été à l'origine de la première exposition sur le trafic de biens culturels au Louvre, en 2021-2022. Je n'avais qu'un espace de trente-cinq mètres carrés, mais potentiellement 7 millions de visiteurs, et j'étais très content. Je souhaitais scénariser l'exposition, la présenter comme une scène de crime, pour sensibiliser à l'idée que derrière une antiquité peut se cacher une infraction : n'en soyons pas coupables ou complices.

Je cherche encore aujourd'hui à développer ce réflexe à l'école des douanes et avec les magistrats : lors d'une visite domiciliaire ou d'une perquisition, il faut que les agents aient le réflexe de regarder les statues sur les cheminées, qui peuvent être liées à du blanchiment.

On me répond souvent qu'il n'y a pas assez d'argent pour recruter des douaniers ou des policiers spécialisés. Mais cela ne pose pas de problème : il suffit de réorienter les compétences, d'étendre les recherches aux biens culturels volés pour en trouver.

Il y a donc quatre piliers : enseignement, recherche, sensibilisation, répression. Il faut nouer des relations, non seulement avec les conservateurs de musée, mais aussi avec les enseignants-chercheurs. Toute une communauté d'archéologues existe : entre l'Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), les autres missions archéologiques qui dépendent de la direction générale de la mondialisation, de nombreuses personnes peuvent être réorientées pour identifier les objets suspects et nourrir les bases de données.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous n'avez pas répondu en ce qui concerne le Louvre Abu Dhabi.

M. Vincent Michel. - L'instruction étant en cours, je préfère ne pas faire de commentaire sur ce sujet.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nos travaux portent sur la criminalité organisée. Le sujet dont vous avez parlé est donc pleinement au centre de nos préoccupations, le narcotrafic n'étant qu'un élément de la délinquance financière. Le Sénat a voté la création d'un parquet national anti-criminalité organisée, qui sera, je le pense, à même de lutter plus efficacement contre le trafic d'oeuvres d'art. En revanche, il me semble difficile d'envisager la création d'un autre parquet spécialisé, alors que celui-ci doit déjà être mis en route.

Monsieur le professeur, nous avons bien pris note de vos conseils. La formation apparaît en effet comme un élément essentiel.

M. Vincent Michel. - La formation et la recherche sont essentielles. Nous travaillons beaucoup avec les douanes. La simple atteinte au patrimoine ne suffit malheureusement pas, c'est lorsqu'on la relie à la criminalité organisée que le sujet intéresse d'autres corps.

À l'échelle internationale, cela rejoint d'autres questions, comme le trafic de migrants, les objets pouvant servir de viatique pour payer les passeurs et franchir des frontières. Un bien culturel, c'est une marchandise. Il y a une méconnaissance du sujet et donc une certaine impunité : on passe à travers les mailles du filet. De plus, à la différence du trafic de drogue - je le dis, mais je reste un amoureux du marché de l'art -, l'existence d'un marché légal renforce les vulnérabilités.

M. Raphaël Daubet, président. - Madame Pillon, un objet d'art est une marchandise unique, originale, et le marché de l'art est largement constitué de connaisseurs. Je m'étonne que l'on rencontre autant de difficultés pour assurer le suivi et la traçabilité de ces objets.

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Tous les acteurs du marché de l'art sont certes des connaisseurs, mais les formations ne sont pas régies de la même manière. Les commissaires-priseurs sont la seule profession réglementée, pour laquelle une formation est obligatoire. Le titre d'expert n'est pas un titre protégé en France, tout un chacun pouvant se déclarer expert dans le domaine de son choix. Les professions de marchand et d'antiquaire ne sont pas non plus protégées ; elles reposent sur la réputation, l'expérience... Les commissaires-priseurs sont souvent mis en avant, car ils jouent un rôle de garant de par leur formation, qui est aujourd'hui la plus aboutie.

La difficulté du marché de l'art vient aussi du fait qu'il n'existe pas de recensement national des professionnels faisant état de transactions de biens culturels. Il y a une pluralité de syndicats pour les antiquaires, les galeristes et les marchands d'article. Le Conseil des maisons de vente représente les commissaires-priseurs, la chambre nationale des commissaires de justice représentera ceux qui ont la double casquette, et il y a aussi des indépendants, comme moi, qui n'apparaissent nulle part.

Je fais état de mon diplôme pour rassurer les acheteurs et les vendeurs qui me confient des biens, mais l'une des difficultés de ce marché réside dans le fait que nous n'avons pas tous bénéficié de la même formation, nous ne sommes pas tous soumis aux mêmes obligations de formation professionnelle.

M. Raphaël Daubet, président. - Les chiffres donnés par M. Michel reflètent un phénomène massif. Avez-vous le sentiment que de très nombreux objets volés ou pillés traversent ce marché, que cela soit dans les salles de vente ou dans le secteur marchand classique ?

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Bien entendu, d'autant que ces problématiques ne sont prises en considération que depuis une vingtaine d'années : auparavant, on ne s'embarrassait pas d'étudier la provenance des biens.

Il y a en outre un tassement du marché de l'art sur les objets archéologiques : cela dépend parfois des lois de chaque pays et de la typologie des biens, mais des biens qui étaient liquides il y a dix ans peuvent ne plus l'être aujourd'hui, que cela soit dans de grandes maisons de vente ou sur le marché international, car des lois ont renforcé les contrôles sur la provenance. Une documentation considérée comme licite voilà quelques années, ne le serait plus aujourd'hui : il faudrait des attestations plus récentes.

La valeur des biens a également parfois baissé en raison de la prudence des collectionneurs, qui savent que les provenances sont peut-être falsifiées ou mauvaises. Comme pour l'ivoire, où les régulations ont limité la circulation des objets, cela pourrait favoriser l'existence d'un marché noir.

M. Raphaël Daubet, président. - Des règles spécifiques s'appliquent-elles pour le collectionneur qui a acquis un bien ayant transité par plusieurs personnes ? Il s'agit d'un connaisseur, en général : il peut parfois soupçonner la provenance...

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Rien n'oblige l'acquéreur à documenter sa collection. Sur le marché de l'art, la confidentialité a une place importante. De nombreux collectionneurs, qui maîtrisent leur collection, ont parfois prêté des biens à des musées avec la mention « collection particulière ». Le marché de l'art n'est pas prêt aujourd'hui à une transparence absolue, qui va à l'encontre des usages historiques. Documenter ses biens est une opération qui reste à la main de chaque collectionneur. Le Graal des collectionneurs est de toujours mieux valoriser les biens de sa collection, dans l'idée de la revendre ou de la transmettre.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La responsabilité des commissaires-priseurs est-elle suffisante ? Vous avez regretté que les commissaires-priseurs soient laissés à eux-mêmes en matière de formation et ne disposent pas d'un guide de formation sur l'application de la directive LCB-FT.

En outre, quelle est la responsabilité des commissaires-priseurs en cas de faux ou d'objets acquis de manière illicite ? Vous le savez, le législateur est intervenu à plusieurs reprises pour régler le problème des spoliations, en favorisant notamment le name and shame, qui fonctionne dans votre profession.

Mme Marie-Charlotte Pillon. - En ce qui concerne les commissaires-priseurs, une formation à la directive LCB-FT est prévue, mais elle fait partie de la formation continue. Le conseil des ventes tente de la faire intervenir lors de la formation initiale, avant l'obtention du diplôme. La loi assujettit le reste des acteurs du marché de l'art à la directive LCB-FT, mais la sensibilisation aux méthodes et aux outils tirés de cette directive reste à la main des syndicats, chaque indépendant devant s'emparer à sa manière des nouvelles obligations.

Il faut différencier la problématique de la provenance de l'objet de celle de l'argent, encadré par la directive LCB-FT. Nous sommes tout de même assez bien encadrés par les douanes sur ce dernier point : elles délivrent des circulaires et énoncent seize critères pour déterminer s'il y a ou non matière à soupçon, auquel cas les structures sont dans l'obligation de déclarer la situation auprès de Tracfin. Il y a une méthode, mais son application reste subjective, à la main des acteurs, ceux-ci restant maîtres de leurs impressions quant à leur diligence, à la cohérence des opérations et à leurs soupçons. Les opérations ne doivent être déclarées que si les acteurs estiment qu'il persiste un soupçon de blanchiment. En outre, ils sont exonérés de leur responsabilité.

C'est en matière d'enquête de provenance que l'on manque de méthode : le métier de chercheur de provenance n'existe que depuis quelques années, voire quelques mois. Il est encore en gestation. Les bases de données disponibles, celles d'Interpol, d'ID-Art ou de l'International Council of Museums (Icom) sont très diverses. En Allemagne, une grande pluralité de bases de biens spoliés existe, mais tous les acteurs ni même tous les commissaires-priseurs ne les connaissent pas. C'est là qu'il manque aujourd'hui une formation idoine. Paris-Nanterre en délivre une, mais elle est plutôt dirigée vers les chercheurs et n'est pas orientée vers les problématiques spécifiques du marché. La formation de l'École du Louvre est apparue il y a à peine un an et je ne sais pas encore si elle prend en compte les demandes du marché.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La déclaration de soupçon exonère de responsabilité son auteur ?

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Oui. Des agents de Tracfin apprécient la déclaration de soupçon : si elle est correctement étayée et justifiée, si elle n'est pas incomplète, l'opérateur est exonéré de sa responsabilité par Tracfin.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous avez donc un retour de Tracfin à la suite d'une déclaration de soupçon ?

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Oui.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous avez décrit une profession éclatée, mais il reste en bout de ligne l'assureur professionnel. Les compagnies d'assurance pourraient-elles demander à tous les acteurs du marché de l'art - agents, intermédiaires, courtiers, etc. - un certificat de formation à l'application de la directive LCB-FT, que cette formation soit continue ou initiale ?

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Tout à fait, ce serait un bon vecteur. Aujourd'hui, le conseil des ventes formule une offre de formation continue. Il peut être envisageable de passer par le biais des assurances pour toucher tous les acteurs du monde de l'art.

M. Raphaël Daubet, président. - Imaginons un narcotrafiquant qui voudrait blanchir des espèces en achetant un objet d'art à un antiquaire en liquide.

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Dans le marché de l'art, les paiements en espèces sont limités à 1 000 euros pour les particuliers et les professionnels résidents français et à 15 000 euros pour les particuliers non professionnels et ne résidant pas en France.

M. Raphaël Daubet, président. - On peut toutefois imaginer qu'il y ait du « schtroumpfage », comme le disent les trafiquants. Lorsque les objets sont portés dans une maison de vente, que demandera-t-on au vendeur ?

Mme Marie-Charlotte Pillon. - On lui demandera la provenance de ses objets. C'est là toute la difficulté : l'appréciation dépendra de chaque acteur, au cas par cas.

Pour vous donner un exemple concret, il y a quelques mois, pour examiner la provenance d'une stèle khmère, dont on me disait qu'elle était issue d'une grande collection, j'ai consulté un inventaire de succession conservé aux Archives nationales, établi par un commissaire-priseur. Ainsi que M. Michel l'indiquait, ce type de document ne comporte souvent pas de photos. Il y était fait mention d'une stèle, potentiellement identique. Je me suis alors adressée à une maison de vente internationale qui a accès à des sachants, qui a documenté l'existence de cette stèle. L'objet provient d'un ancien ambassadeur de France en Mésopotamie, devenu ministre des affaires étrangères de Napoléon III. La provenance est donc connue : la stèle a été extraite lors d'une mission archéologique documentée par des dessins conservés dans un musée anglais. Nous avons retrouvé ainsi le dessin de la stèle, ce qui a permis de valider la provenance de l'objet, de son extraction sur le site archéologique jusqu'à son arrivée dans le patrimoine du vendeur.

M. Raphaël Daubet, président. - Il n'y a sûrement pas beaucoup d'histoires comme celle-là... En particulier, cela ne concerne pas les objets de petite valeur, qui doivent passer sous les radars.

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Il faut effectivement du temps pour mener ce genre d'enquête et le critère de la valeur entre alors dans l'équation. S'il s'agit de petits objets de provenance douteuse, la mesure de prudence des acteurs du marché est de refuser l'objet, mais on ne peut s'assurer qu'un autre intermédiaire en fera de même et que l'objet ne se retrouve pas sur le marché.

M. Raphaël Daubet, président. - Nous vous remercions de ces échanges.

Audition de M. François-Louis Michaud, directeur exécutif de l'Autorité bancaire européenne et Mme Solène Rochefort, expert dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme

(Mardi 15 avril 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous poursuivons nos travaux en entendant M. François-Louis Michaud, directeur exécutif de l'Autorité bancaire européenne, et Mme Solène Rochefort, experte dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

Madame, monsieur, nous vous remercions de vous être rendus disponibles pour nous parler du rôle des instances européennes dans la régulation bancaire et la lutte contre le blanchiment de capitaux.

Il nous a été plusieurs fois signalé que les différences de pratiques bancaires, concernant notamment l'argent liquide, favorisaient les pratiques de blanchiment et orientaient les flux d'argent illicite vers les pays et les établissements les moins exigeants en la matière.

Votre analyse de la situation européenne, et éventuellement extra-européenne, est donc importante pour nous.

Je vous indique, madame, monsieur, que cette audition fera l'objet d'une captation et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.

Vous êtes tous deux représentants d'une instance européenne et, à ce titre, il n'est pas nécessaire de vous faire prêter serment.

Si vous le voulez bien, monsieur le directeur, madame, vous pourriez faire une présentation liminaire, après laquelle je passerai la parole à Mme le rapporteur puis à Mmes et MM. les commissaires pour vous poser des questions.

M. François-Louis Michaud, directeur exécutif de l'Autorité bancaire européenne. - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de cette opportunité de présenter les travaux de l'Autorité bancaire européenne en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Comme vous le mentionniez, nous sommes une agence décentralisée de l'Union européenne, installée à Paris depuis le mois de juillet 2019, après avoir été à Londres.

Nous nous occupons de créer un cadre pour des établissements financiers, qui sont très largement bancaires, mais pas exclusivement. Il s'agit d'un cadre prudentiel, qui établit des règles non seulement pour ces établissements, mais aussi pour les autorités qui les contrôlent. Il vise également à identifier des fragilités qui seraient source de risques pour la stabilité du secteur financier de l'Union européenne.

Nous sommes l'une des trois agences européennes décentralisées compétentes en matière financière, avec l'autorité de régulation des marchés financiers (European Securities and Markets Authority ou Esma), et l'autorité de régulation des assurances (European Insurance and Occupational Pensions Authority ou Eiopa). En 2019, à la suite d'une série de scandales en matière de lutte contre le blanchiment, nous avons reçu une mission élargie pour l'ensemble du secteur financier en matière de lutte contre le blanchiment et de financement du terrorisme. Cette mission consiste à renforcer la capacité des autorités nationales dans ces deux domaines et, d'une certaine manière, à préparer une transition vers la mise en place, qui est en cours, d'une agence européenne intégrée : l'autorité européenne de lutte contre le blanchiment (Authority for Anti-Money Laundering and Countering the Financing of Terrorism ou Amla).

Ce nouveau mandat, reçu en 2019, a évidemment représenté une étape importante dans l'évolution de nos missions. La lutte dans ces domaines restait fondée sur une série de cinq générations de directives d'harmonisation minimale. En 2018, lorsque le scandale de la petite banque lettonne ABLV s'est déclenché, la cinquième directive venait juste d'être adoptée au niveau européen. Compte tenu de la gravité du problème et de la fragilité de certaines institutions, les autorités européennes ont rouvert le dossier pour aboutir à l'adoption d'un règlement et à la création d'une autorité dédiée, qui va commencer ses travaux dans les prochains mois.

Notre rôle, de 2019 à aujourd'hui, a consisté à diriger, à coordonner, à surveiller la lutte contre la criminalité financière à l'échelle de l'Union dans le secteur financier. Cela couvre un très grand nombre d'institutions : environ 1 600 institutions financières et 60 autorités de surveillance, qui oeuvrent dans les États membres dans ce domaine.

Notre rôle est non pas de nous substituer à l'action de ces autorités, mais de les accompagner dans le développement de leurs capacités, et ce dans une logique de convergence.

Nos activités s'articulent autour de trois axes.

Le premier vise à établir un cadre réglementaire, au moyen d'orientations et de normes communes, destiné tant aux établissements financiers qu'aux autorités en charge de leur supervision. Il s'agit de fixer des règles de fonctionnement, de rappeler les exigences applicables aux établissements et de guider concrètement l'action des autorités de contrôle sur le terrain. Nous élaborons ainsi des règles directes, sous forme de lignes directrices ou de standards techniques, qui s'imposent aux autorités. Nous émettons également des avis, afin de recommander les meilleures pratiques.

Le deuxième axe de notre action repose sur la collecte d'informations auprès des autorités nationales compétentes. Nous nous intéressons aux difficultés qu'elles rencontrent dans l'exercice de leur mission de contrôle des établissements financiers opérant sur le territoire de l'Union européenne. Ces informations sont partagées à l'échelle de l'Union afin d'éclairer les travaux d'analyse des risques. Ce travail poursuit un double objectif : alerter les autres autorités susceptibles d'être confrontées à des problématiques similaires et, dans certains cas, mener directement une investigation dans certains domaines.

Le troisième axe concerne la coordination des actions menées par les autorités nationales. À cette fin, nous avons mis en place une base de données, dénommée EuReCA, qui recense les manquements identifiés par les autorités, ainsi que les mesures prises en réponse. Cet outil permet de mutualiser l'information au bénéfice de l'ensemble des autorités concernées. À ce jour, la base EuReCa contient environ 3 000 éléments d'information relatifs à près de 600 établissements financiers, accessibles à toutes les autorités concernées.

Ces trois modalités d'action structurent notre intervention. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec les autorités de l'Union européenne à la mise en place d'une capacité renforcée de surveillance. Dans ce cadre, nous avons conduit des revues sur le terrain dans chacun des États membres. Nos équipes se sont rendues sur place, ont passé du temps au sein des autorités compétentes, ont consulté leur documentation et analysé leurs procédures, ont interrogé leurs représentants sur leurs pratiques, afin d'évaluer concrètement la mise en oeuvre du cadre réglementaire existant.

Sur la base des constats relevés d'un État à l'autre, nous avons adressé à chaque autorité un rapport confidentiel, non destiné à la publication, mais riche d'enseignements sur leur dispositif local, tant au regard des normes européennes qu'à celui des meilleures pratiques observées ailleurs dans l'Union. Ces travaux ont donné lieu à la publication de rapports successifs, permettant de diffuser plus largement l'information, au bénéfice des autorités elles-mêmes, mais aussi des législateurs.

Nous préparons actuellement le dernier de ces rapports, qui sera publié d'ici à la fin de l'année, à l'issue de notre mission en tant qu'organe de coordination. Cette mission prendra fin avec l'entrée en fonction de l'Autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (Amla).

M. Raphaël Daubet, président. - Quel est votre constat sur l'ampleur du phénomène du blanchiment de capitaux ? Comment jugez-vous l'arsenal juridique européen à votre disposition ? Comment appréhendez-vous la disparité des législations nationales ? Sommes-nous loin de l'harmonisation qui serait sans doute souhaitable ?

M. François-Louis Michaud. - Depuis 2018-2019, les choses ont énormément progressé. Aujourd'hui, la situation n'est pas parfaite, tant s'en faut, mais il y a eu une prise de conscience et le caractère intrusif des pratiques des autorités s'est complètement transformé. Il faut se souvenir qu'il n'y avait alors que des directives d'harmonisation minimum et qu'il n'existait, à l'échelle européenne, ni coordination ni coopération, à la différence de ce que nous pouvions voir alors dans le domaine bancaire ou dans d'autres domaines financiers depuis trente ou quarante ans.

La situation a radicalement changé. Nous avons mis en place des collèges de supervision, nous avons créé des instances de coordination, qui se réunissent régulièrement dans nos locaux ou à distance pour évoquer les problèmes et les risques rencontrés. C'est précisément dans cette optique qu'a été mise en place la base de données EuReCA, destinée à recenser les défaillances identifiées, ainsi que les mesures correctrices adoptées. Cette base permet également de remonter des problématiques plus générales : problèmes d'organisation, difficultés d'interprétation, pratiques divergentes ou inadéquates.

J'y insiste, nous avons connu des progrès notables en l'espace de quatre à cinq ans et la situation est appelée à évoluer encore davantage avec la mise en oeuvre du règlement Anti-Money Laundering (AML) et l'entrée en activité de la nouvelle autorité européenne dédiée à la lutte contre le blanchiment. Nous nous trouvons, à cet égard, à un véritable point de bascule : la situation s'est nettement améliorée, mais de nouvelles mutations sont en cours.

En ce qui concerne la nature ou l'ampleur du risque à l'échelle européenne, il convient de préciser que nous ne sommes pas directement en charge du contrôle. À l'Autorité bancaire européenne, notre rôle consiste à faciliter l'émergence d'une capacité de supervision au niveau européen, mais non à mener nous-mêmes des investigations dans les institutions financières ni à recueillir une information exhaustive sur la nature précise du risque AML dans chaque État membre.

Cela étant, les évaluations nationales font apparaître une nette amélioration de la situation. De nouvelles tendances émergent, et peut-être Solène Rochefort pourra-t-elle compléter sur ce point. Ces évolutions tiennent notamment à l'essor des instruments de type crypto-assets, des cryptomonnaies et de nouveaux modes de transaction. Certaines sont également liées à la transition environnementale ou à l'utilisation des revenus engendrés dans ce contexte.

Quoi qu'il en soit, les progrès réalisés dans le traitement de ce risque sont considérables. Depuis la période 2018-2020, les autorités nationales ont pleinement intégré la question du blanchiment comme un enjeu éminemment stratégique.

Nous avons observé, au sein des établissements financiers - et des banques en particulier - un changement d'attitude radical. Des équipes entières ont été constituées, parfois qualifiées de véritables bataillons, pour garantir la conformité aux exigences réglementaires. Ce mouvement s'est accompagné d'une volonté affirmée de se mettre en conformité avec les attentes des autorités.

Des sanctions ont été prononcées, dont certaines très lourdes. L'exemple de cette banque lettonne contrainte de cesser ses activités en quelques jours illustre bien la sévérité du cadre. Il est désormais acquis qu'un tel risque affecte directement la réputation des établissements. Aucune banque, aucun acteur financier ne peut aujourd'hui se permettre de traiter ces questions à la légère.

Cette prise de conscience, d'une intensité remarquable, s'est traduite à la fois par des moyens renforcés, déployés par les établissements eux-mêmes, et par un net durcissement de la vigilance des autorités de contrôle.

Mme Solène Rochefort, experte dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. - Il convient de rappeler que, tous les deux ans, l'Autorité bancaire européenne publie un avis sur l'état des risques pesant sur le secteur financier dans l'Union européenne. Cet avis s'appuie désormais sur les données recueillies dans la base de données EuReCA, mais aussi, et surtout, sur les remontées d'informations des autorités nationales de surveillance, ainsi que sur les constats tirés du suivi des travaux des collèges de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

Nous veillons ainsi à disposer d'un panel d'informations aussi large que possible. Le dernier avis, publié en 2023 - le prochain devrait paraître fin juin 2025, les analyses sont encore en cours... - faisait apparaître des risques globalement similaires à ceux qui ont été observés lors de la période précédente. La corruption, les infractions fiscales, l'usage d'argent liquide dans l'ensemble des secteurs financiers demeurent des préoccupations majeures.

Cependant, deux évolutions majeures ont marqué une rupture dans l'appréhension des risques : l'exposition accrue aux événements géopolitiques et le recours croissant aux innovations technologiques.

Pour ce qui concerne les événements géopolitiques, l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022 a déclenché l'adoption de mesures restrictives sans précédent par leur ampleur et leur portée. Cette situation a exercé une pression considérable sur les services de conformité de nombreuses institutions financières, qui ont réorienté leurs ressources, jusqu'alors mobilisées pour la lutte contre le blanchiment de capitaux, vers la mise en oeuvre des sanctions.

Aujourd'hui, cette pression commence à se résorber, grâce à une amélioration des systèmes et à un renforcement des effectifs, notamment par des recrutements ciblés.

Entre-temps, nous avons publié des orientations relatives aux dispositifs de contrôle interne, à la gouvernance, ainsi qu'au filtrage des clients et des transactions. L'objectif était d'accompagner les institutions financières et leurs autorités de supervision dans l'amélioration de leurs dispositifs.

Sur le volet géopolitique, la question du financement du terrorisme reste également d'actualité. Mme Goulet le sait, les formes de ce risque évoluent à mesure que la situation politique et géopolitique change. La montée du terrorisme d'ultra-droite en est un exemple frappant. Il est donc impératif que les institutions financières et les autorités de surveillance continuent d'évaluer ces risques avec rigueur, sans jamais relâcher leur vigilance ni s'installer dans une routine.

Concernant les avancées technologiques, nous restons fermement attachés à l'innovation, que nous soutenons pleinement. Il s'agit toutefois de préserver un équilibre. Certaines institutions financières pourraient être tentées d'adopter massivement des solutions technologiques sans en comprendre les mécanismes ni mesurer précisément les risques associés. Un tel usage incontrôlé pourrait aboutir à la mise en place de systèmes de surveillance des transactions totalement inadéquats, passant à côté de leur finalité.

La fiabilité de ces outils technologiques doit donc encore faire l'objet de travaux approfondis. Ce facteur demeure, cette année encore, l'un des risques identifiés.

M. François-Louis Michaud. - Permettez-moi d'ajouter un mot sur cette dimension technologique. Comme le disait Solène Rochefort, ces outils doivent certes être paramétrés de manière adéquate. Malgré tout, l'irruption de la technologie dans le domaine de la conformité est un atout fantastique pour les établissements financiers. Cela change la donne : nous disposons d'un capteur de meilleure qualité et d'une capacité de réaction plus rapide grâce à ces outils, qui améliorent la remontée de l'information et évitent la dilution du message dans une grande masse d'informations. Aujourd'hui, il est possible de paramétrer des instruments qui détectent rapidement des comportements anormaux ou établissent des parallèles et des passerelles entre différents types d'acteurs. Il faut que les autorités se saisissent de cet atout technologique.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Quels sont vos rapports avec la Commission européenne ?

En 2018, vous indiquiez que des progrès notables avaient été réalisés. Pourtant, à cette même époque, 90 % des grandes banques européennes avaient déjà fait l'objet de sanctions pour des faits de blanchiment. Les choses ne pouvaient que s'améliorer...

Je souhaiterais obtenir quelques précisions sur vos prérogatives. Disposez-vous de pouvoirs d'enquête et, si oui, dans quelle mesure ? Quelle est votre appréciation des disparités existant entre les différents États membres ? Il n'existe pas de fichier des comptes bancaires (Ficoba) européen. Au mieux, une telle structure ne verrait le jour qu'en 2027 ou 2029, si la directive est effectivement transposée. D'ici là, seuls des points de contact sont prévus dans les pays qui ne disposent pas de fichier bancaire centralisé, ce qui constitue à mes yeux une difficulté majeure.

Comment évaluez-vous les écarts entre les différents États européens et la coordination entre superviseurs ?

À ce stade de nos travaux, il apparaît clairement que le dispositif anti-blanchiment comporte de nombreuses failles, notamment en ce qui concerne l'utilisation des espèces, qui constitue souvent un vecteur privilégié de dissimulation.

Enfin, j'aimerais connaître votre appréciation sur l'euro numérique.

M. François-Louis Michaud. - Je commence par la fin. L'euro numérique est un sujet qui n'est pas dans le périmètre de compétence de l'Autorité bancaire européenne. C'est un sujet de banques centrales. Nous sommes compétents en matière de services de paiement jusqu'à la frontière des moyens mis en oeuvre et mis à disposition par les banques centrales. Cependant, j'entends les interrogations de la part des associations de consommateurs en ce qui concerne la protection de la confidentialité des transactions.

Je reviens à votre première question. Notre rôle vis-à-vis de la Commission est celui d'une agence décentralisée de l'Union. Nous sommes en amont et en aval de ce que fait la Commission et de ce que fait le législateur européen. Nous conseillons la Commission en amont, pendant la période de développement de ses propositions législatives, sur la base de l'information que nous collectons et de notre travail avec les autorités compétentes nationales. Nous pouvons répondre à des demandes de travaux de sa part : rapports, collectes d'informations, analyses plus techniques ou plus juridiques.

In fine, lorsque les textes sont adoptés, nous sommes là pour préciser certaines des règles au travers de nos standards techniques, ce que nous appelons les textes de niveau 2 et de niveau 3. Le texte de niveau 1 est la directive ou le règlement ; le texte de niveau 2 ou de niveau 3 est le standard technique, la ligne directrice ou les manuels que nous pouvons mettre à disposition des autorités pour accompagner leur action. Nous sommes là pour faire des décrets d'application, pour le dire un petit peu plus simplement.

Plus spécifiquement, nous aidons la Commission dans la phase de mise en place de l'Amla : informatique, recrutements, préparation de ses travaux avec nos méthodes d'analyse des risques, transfert de la base de données EuReCa... Il s'agit de faire en sorte que la nouvelle agence soit opérationnelle dès le début de l'année prochaine.

Nous avons également un rôle de coordination de l'action des autorités nationales et de renforcement de leur convergence vers le standard européen. À cette fin, nous menons des revues de pairs pour voir comment ils se situent par rapport à cette convergence ou des investigations pour vérifier si la loi européenne a été enfreinte. J'y insiste, nous n'avons pas de pouvoir d'action directe sur les établissements eux-mêmes, ce qui est du ressort des autorités nationales.

Mme Solène Rochefort. - Nous avons dans notre périmètre soixante autorités de surveillance en matière de lutte anti-blanchiment et de financement du terrorisme pour l'ensemble du secteur financier, réparties sur les vingt-sept États membres et les trois États de l'Association européenne de libre-échange (AELE).

M. François-Louis Michaud. - Effectivement, les dispositifs nationaux ne sont pas harmonisés. Selon les pays, il peut y avoir une ou plusieurs agences compétentes.

Le dispositif de lutte contre le blanchiment a, jusqu'à présent, été extrêmement atomisé. Il ne revient pas nécessairement aux autorités de contrôle prudentiel d'en assumer la responsabilité : il peut s'agir d'une autorité totalement distincte.

À l'échelle européenne, depuis la mise en place du mécanisme de surveillance unique, la Banque centrale européenne, qui exerce depuis 2014 un contrôle direct et indirect sur les établissements de crédit de la zone euro, n'est pas investie d'une mission spécifique de lutte contre le blanchiment. Il est même expressément dit qu'elle ne doit pas se préoccuper de lutte contre le blanchiment. Son action prudentielle vise à garantir la solvabilité des établissements. Elle doit donc s'interroger : dans quelle mesure les déficiences observées dans les dispositifs de contrôle interne d'un établissement, et susceptibles de faciliter, voire d'encourager des pratiques de blanchiment, ne viennent-elles pas fragiliser cet établissement sous d'autres angles, qu'il s'agisse de sa réputation ou de sa politique d'allocation de son capital ?

Cette ambiguïté est problématique. C'est précisément pourquoi la création de l'Autorité de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme revêt une importance capitale.

En ce qui concerner le Ficoba, deux règlements européens prévoient la création de fichiers à l'échelon national, ainsi que leur interconnexion. Cette mesure, bien qu'elle se situe à la limite de nos compétences, semble particulièrement utile et pertinente pour les autorités.

Quant au rôle des espèces, il convient de rappeler que les pratiques diffèrent considérablement d'un État membre à l'autre, selon des ancrages culturels profonds. Certains pays y recourent encore largement, parce que la population y reste attachée ; d'autres y ont presque entièrement renoncé. Le blanchiment peut certes s'appuyer sur l'utilisation des espèces, mais il prospère également grâce à des technologies bien plus avancées, à l'instar des cryptoactifs. Il n'existe donc pas de recette idéale.

L'enjeu, aujourd'hui, consiste à s'assurer que les points de contrôle, les gatekeepers, pour reprendre une expression anglo-saxonne, c'est-à-dire ceux qui régulent l'accès au système financier, accomplissent pleinement leur mission. Il leur revient d'établir le profil des clients, qu'ils recourent à des instruments dématérialisés ou à des supports matériels. Le système compte suffisamment de points de contact - établissements financiers, banques, places de marché ou encore investisseurs institutionnels - pour instaurer des barrages efficaces et enrayer le recyclage de fonds d'origine illicite.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il est évident que si l'on veut lutter contre le blanchiment, il faut pouvoir avoir accès aux données financières. Quel est votre avis sur la directive en préparation à ce sujet ?

M. François-Louis Michaud. - La directive Financial Data Access (FIDA) nous paraît très intéressante, mais elle doit être mise en place de manière prudente. Je fais référence à notre rôle en matière à la fois de protection du consommateur et de surveillance ou de réduction des risques dans le système.

Cette directive est très intéressante en ce qu'elle propose de mettre à disposition des consommateurs un ensemble d'informations qui leur permettent de gérer leur situation financière de façon sophistiquée. Actuellement, il est très difficile pour un particulier d'avoir accès à des données financières précises sur l'ensemble de sa situation et de pouvoir modéliser ses choix d'investissement, les types d'emprunts, d'établir en quelque sorte un bilan et un compte de résultat personnels.

La mise en place des instruments que prévoit la directive FIDA permettrait aux particuliers d'apprécier l'ensemble de leur position financière et donc de se projeter de manière beaucoup plus rationnelle sur vingt à trente ans.

En revanche, ces instruments vont mettre de nouveaux acteurs au centre du jeu : fournisseurs d'informations, sous-traitants informatiques... Cela suppose que les agents eux-mêmes puissent garder le contrôle des informations qu'ils souhaitent partager : c'est la notion de tableau de bord. Cette approche nous paraît compliquée à gérer.

La directive prévoit également que les acteurs du marché devront se mettre d'accord entre eux sur le niveau de protection fourni aux consommateurs, ce qui est sans doute un peu risqué, compte tenu des conflits d'intérêts.

Se pose également la question de l'inclusion ou de l'exclusion des acteurs qui décideraient de participer à ces schémas. Il ne faut pas que ces informations puissent emporter des décisions dommageables de la part des fournisseurs de services financiers qui seraient tentés de « profiler » de manière négative certaines personnes, notamment celles qui ne souhaitent pas intégrer ce système holistique ou qui n'ont pas les moyens technologiques d'y accéder.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Ce texte devrait arriver fin juin. Nous y serons extrêmement attentifs.

M. Raphaël Daubet, président. - Comment jugez-vous la robustesse du dispositif français ?

M. François-Louis Michaud. - Nous ne communiquons pas spécialement sur la solidité de tel ou tel système en particulier. Nous menons des revues transversales, qui donnent un certain nombre d'éléments. Cependant, je peux dire que la France a une tradition ancienne de lutte contre le blanchiment et des capacités solides en la matière. Elle a de surcroît de bonnes pratiques de coordination entre ses différentes autorités.

Mme Solène Rochefort. - Nous considérons de toute façon qu'un système robuste doit suivre l'évolution des risques.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Quelles sont vos relations avec les pays peu coopératifs en matière de lutte contre le blanchiment ? Je pense à la Suisse ou aux pays du Golfe, par exemple.

Quelle est votre appréciation sur la mécanique des listes comme celles que produisent le Groupe d'action financière (Gafi) ou le Parlement européen ?

M. François-Louis Michaud. - Nous travaillons sur les dispositifs prudentiels de pays tiers. Nous rendons un avis à la Commission, qui doit ensuite déterminer si ces pays disposent d'un cadre équivalent à celui de l'Union européenne. Ensuite, nous sommes chargés d'assurer une sorte de surveillance régulière de ce cadre, dans lequel s'inscrit la lutte contre le blanchiment.

Mme Solène Rochefort. - Dans le nouveau cycle d'évaluation, nous nous intéressons justement aux aspects de confidentialité pour l'échange d'informations en matière de lutte anti-blanchiment. C'est très important pour nous, car nous avons 260 collèges liés à des institutions financières transfrontalières dans l'Union européenne qui ont parfois des branches ou même des maisons mères situées dans des États tiers. Nous avons donc besoin, dans le cadre de ces collèges, d'inviter ces autorités de surveillance pour partager leur analyse des risques et les mesures de supervision qu'elles mettent en oeuvre. Nous aidons les autorités de surveillance européennes à évaluer si elles peuvent vraiment travailler avec ces États tiers.

M. François-Louis Michaud. - En fonction du degré d'équivalence, ils peuvent participer à des discussions plus ou moins avancées. Il y a aussi des agendas restreints pour évoquer certains aspects.

Je n'ai pas d'appréciation à donner sur la mécanique des listes. Celles-ci ont tout de même le mérite de focaliser l'attention et de contribuer à faire progresser la lutte contre le blanchiment.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous parliez tout à l'heure de bataillons. L'ABE, combien de divisions ?

M. François-Louis Michaud. - Nous avons 250 agents, mais seulement onze personnes se consacrent exclusivement à la lutte contre le blanchiment. Ces moyens me sont alloués chaque année par le Parlement européen sur proposition de la Commission européenne.

Avec les réponses au questionnaire écrit, nous allons également vous fournir une liste des standards, des avis et des rapports que nous avons pu rendre et publier depuis quatre à cinq ans. Vous trouverez certainement cette liste pertinente, compte tenu de la taille de nos effectifs.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La question des effectifs se pose, même si je ne conteste pas vos résultats.

M. François-Louis Michaud. - Un petit rappel historique s'impose : nos autorités sectorielles ont été créées en 2008, à la suite du rapport de Jacques de Larosière, qui faisait lui-même suite à celui d'Alexandre Lamfalussy. L'objectif principal était de foncer un lien entre les autorités nationales et les législateurs européens et non de mettre en place une vaste bureaucratie européenne. L'idée était d'assembler des équipes par projet pour travailler sur la mise en place de normes. Dans ce contexte, l'agilité et la versatilité de l'approche se sont avérées utiles. L'Amla va évoluer dans une autre dimension, avec 450 à 460 personnes de façon permanente.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les questions de coordination et de périmètre se poseront forcément à un moment ou à un autre. Il faut que l'Amla se mette en ordre de marche rapidement.

Audition de Mmes Carole Étienne, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Lille, Virginie Girard, procureure adjointe près le tribunal judiciaire de Lille, et MM. Bertrand Rouède, premier vice-procureur de la République près la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Bordeaux et Vincent Raffray, vice-président chargé de l'instruction JIRS de Bordeaux

(Mardi 15 avril 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous concluons nos travaux de la semaine en entendant des représentants du parquet et de l'instruction : Mme Carole Étienne, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Lille, Mme Virginie Girard, procureure adjointe près le tribunal judiciaire de Lille, ainsi que M. Bertrand Rouède, premier vice-procureur de la République près la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Bordeaux, et M. Vincent Raffray, vice-président chargé de l'instruction Jirs de Bordeaux.

Mesdames, messieurs, merci pour le temps que vous nous accordez. Nos auditions ont souligné le défi que représente l'enquête en matière de lutte contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée, notamment au regard des moyens disponibles. Cette question vous affecte directement, de même que celle des moyens accordés à la justice. Mais il a aussi été indiqué que le droit français, au travers notamment de la présomption de blanchiment, dispose de moyens importants pour lutter contre ce phénomène. Enfin il nous a été suggéré qu'une approche par réseaux criminels serait plus utile qu'une approche par infraction ou par marché.

Voici donc plusieurs sujets sur lesquels nous souhaitons avoir votre point de vue au regard de votre pratique quotidienne.

Avant de vous céder la parole, je vous indique que cette audition fera l'objet d'une captation et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Carole Étienne, Mme Virginie Girard, M. Bertrand Rouède et M. Vincent Raffray prêtent serment.

Je vous laisse la parole pour une présentation liminaire, après laquelle je passerai la parole à Mme le rapporteur puis à ceux des commissaires qui le souhaiteraient.

Mme Carole Étienne, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Lille. - Je vais commencer par vous présenter brièvement notre Jirs, qui est compétente sur le ressort de quatre cours d'appel et vingt-cinq tribunaux judiciaires. Elle se caractérise par une forte activité, en hausse constante depuis 2016, notamment en matière de trafic de stupéfiants, ce dernier étant fortement marqué par des importations massives par voies maritime et terrestre. Cette section Jirs du parquet est composée de huit magistrats depuis septembre 2024. Elle n'a cessé de devoir être abondée et deux de ses magistrats sont affectés au traitement de la délinquance économique et financière.

Un point sur la situation géographique de Lille et de la métropole européenne de Lille : frontalières de la Belgique, elles sont proches des Pays-Bas et des grands ports internationaux. Elles sont traversées par de nombreux axes autoroutiers, ce qui en fait un espace privilégié non seulement pour le transit, mais aussi pour le stockage et pour la redistribution, notamment des drogues. C'est en tout cas un espace privilégié pour l'implantation et l'activité sur notre ressort de réseaux criminels spécialisés tant dans le transport international de produits stupéfiants que dans le trafic à destination du marché de l'interrégion et de l'ensemble du territoire national.

Le poids du contentieux du trafic de stupéfiants sur le ressort laisse apparaître des organisations criminelles polyvalentes, tant du point de vue des produits stupéfiants trafiqués que des compétences logistiques qui sont utilisées. La criminalité du haut du spectre, qui relève de la compétence Jirs, montre une imbrication d'activités délinquantes distinctes les unes des autres, mais qui coopèrent par opportunisme. À titre d'exemple, nous nous sommes intéressés notamment, en matière de blanchiment, aux garages clandestins ou aux garages fantômes, dont les implantations sont très nombreuses et qui offrent des supports logistiques particulièrement précieux aux réseaux criminels.

La lutte contre la criminalité organisée passe par la lutte contre le blanchiment et la saisie des avoirs criminels. Nous y sommes, magistrats comme enquêteurs, particulièrement sensibilisés. Cependant, sommes-nous tous bien formés ? J'oserais répondre que ce n'est pas forcément le cas. Il est vrai que nous sommes aussi confrontés à une complexité croissante des affaires, aussi bien sur le plan des volumes que de la technicité. Mais je pense que les principaux freins résident dans l'insuffisance des moyens consacrés à la lutte contre le blanchiment, que ce soit au niveau des services d'enquête ou de la réponse pénale apportée.

Améliorer les saisies et confiscations des avoirs criminels implique forcément de bien identifier et de bien localiser les avoirs criminels : en France, mais aussi, et surtout, à l'étranger. Il est donc nécessaire de faire procéder à des enquêtes patrimoniales approfondies, ainsi qu'à des enquêtes sur le recyclage des produits du crime. Cela passe bien sûr par la qualité des procédures, mais aussi par des enquêtes assez longues, assez complexes et assez approfondies. Or les services d'enquête sont sous-dimensionnés en effectifs, sous-dotés en matériels et équipements informatiques et ne sont plus en capacité de traiter le volet financier des enquêtes.

Nous pourrons en reparler, mais je pense que le plus nécessaire aux magistrats n'est pas un appui en matière de saisie : les magistrats savent maintenant comment procéder pour saisir les avoirs criminels - ils peuvent notamment s'appuyer sur l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). Ce dont ils ont besoin, c'est de véritables enquêtes financières et patrimoniales et aussi de procéder à des échanges d'informations entre services d'enquête, de faire des vérifications auprès des services fiscaux et douaniers, de procéder à des réquisitions auprès de l'administration fiscale ou encore d'identifier les bénéficiaires économiques.

Face à cette insuffisance en termes d'enquêtes patrimoniales approfondies, les solutions passent par un changement de stratégie et par le partage de l'information. À titre d'exemple, la Jirs de Lille s'est saisie, le 31 octobre 2024, d'une procédure préliminaire qui a été engagée du seul chef de blanchiment, à la faveur de renseignements convergents obtenus notamment par le truchement d'un officier de liaison à Dubaï. Cette procédure a permis de cibler un individu du ressort de la Jirs.

Compte tenu des risques de fuite à l'étranger et au regard de la qualification des faits, il a été décidé d'emblée d'aborder les investigations dans une perspective de court terme. Celles-ci ont donné lieu à une opération de police judiciaire dès le 11 septembre 2024.

C'est une stratégie d'enquête quelque peu atypique, mais que nous entendons renouveler. Elle se fonde sur le blanchiment non comme infraction accessoire, mais comme infraction principale. Et cette stratégie s'est révélée fructueuse, car nous avons évité le dépérissement des preuves. En outre, elle a pu conduire à la saisie d'une somme assez importante, de plus de 150 000 euros, de devises étrangères, de bijoux et de plusieurs biens immobiliers. Cette enquête se poursuit avec des demandes d'entraide pénale internationale.

Mme Girard pourra parler de ce type d'enquête plus précisément, si vous le souhaitez. La Jirs de Lille porte une attention très particulière aux différents mécanismes de blanchiment. Nous souhaitons trouver de nouvelles stratégies et donner de nouvelles orientations aux procédures qui nous sont confiées, pour encourager l'initiative des services sur ce type de qualification.

La pratique du circuit court et le recours à la présomption de l'article 324-1-1 du code pénal sont des choix que nous pourrons évoquer, sachant que nous sommes aussi confrontés à la détection de sociétés fictives, qui jouent un rôle non négligeable dans le cadre du blanchiment - Mme Girard pourra vous reparler de tout cela.

Le recours à la présomption de blanchiment entraîne une réponse pénale rapide, mais nécessite tout de même d'investir de manière efficiente tant les magistrats que les services enquêteurs. C'est un dispositif plus rapide, moins exigeant également en matière probatoire : grâce à la présomption de blanchiment, l'action répressive du parquet est libérée de la nécessité d'identifier l'infraction d'origine, dès lors que le mis en cause n'apporte aucune justification plausible à l'opération, ce qui facilite les choses.

Concernant les différentes formes de la menace en matière de blanchiment, l'essentiel des techniques que nous avons pu rencontrer dans les dossiers de trafic de stupéfiants que connaît la Jirs sont relativement basiques. Mme Girard vous présentera un inventaire anonymisé des grandes typologies que nous avons rencontrées en matière de dissimulation de fonds. Il s'agit aussi bien de virements en espèces sur les comptes des proches que d'investissements dans des effets vestimentaires, dans de la maroquinerie, dans des bijoux ou dans des véhicules de grosse cylindrée. L'envoi massif de cash à l'étranger est également souvent observé. Il existe aussi, bien sûr, la technique de la hawala. Nous nous posons beaucoup de questions sur le système des collecteurs, sur des sociétés taxis, ainsi que sur une bancarisation effectuée via des banques grises à l'étranger. Nous relevons également des acquisitions de cryptomonnaies ou encore de biens immobiliers - notamment à Dubaï, dans le cadre du démantèlement d'un trafic de stupéfiants.

Un autre moyen d'investiguer, dont l'utilité a été particulièrement démontrée au travers de l'important dossier EncroChat, réside dans l'exploitation des messageries cryptées. Il faut mentionner aussi, bien sûr, la coopération internationale. Mme Girard est très à même d'en parler, aussi bien pour les demandes d'entraide que pour les certificats de gel, qui ont montré une certaine efficacité.

Nous pouvons déplorer en revanche une pratique insuffisante de la cosaisine des unités qui luttent contre la criminalité organisée. Il existe des services spécialisés en matière financière, notamment en matière de criminalité organisée, mais l'on s'aperçoit que les cosaisines, par exemple entre l'Office anti-stupéfiants (Ofast) et l'Office national anti-fraude (Onaf), nous ont vraiment permis d'appréhender le phénomène de manière globale et systémique.

Il faut peut-être évoquer par ailleurs une structuration un peu dépassée des services d'enquête, marquée par une division traditionnelle, archaïque, entre des missions spécifiques à la lutte contre les stupéfiants et au trafic de migrants - nous sommes confrontés à une criminalité organisée en matière de trafic migratoire : trafic illicite de migrants, traite d'êtres humains - et des missions dévolues à la criminalité financière. Vous me direz que l'on a fait exactement la même division au sein de la Jirs, mais ce n'est pas tout à fait le cas : deux magistrats dans l'équipe du parquet Jirs sont vraiment en appui pour appréhender de manière très technique et très approfondie tout l'aspect financier des dossiers de criminalité organisée.

Nous constatons aussi que certaines administrations, qui ont un peu leur pré carré, pourraient remonter plus d'informations via les signalements. C'est un peu ce que nous avons cherché à faire au sein de mon parquet, depuis 2021. J'ai en effet engagé la création d'un comité opérationnel de détection des flux financiers suspects (Codef), qui n' a pas encore produit tous les effets escomptés, mais qui a le mérite de réunir le directeur régional des finances publiques des Hauts-de-France et du département du Nord, le préfet, le président du tribunal de commerce de Lille Métropole, le directeur régional de l'Urssaf du Nord-Pas-de-Calais, le président de la compagnie régionale des commissaires aux comptes (CRCC), ainsi que le président du conseil régional de l'ordre des experts-comptables. Au besoin, en fonction des thèmes abordés, nous pouvons tout à fait faire intervenir d'autres personnes qualifiées. Cela nous permet, dans le périmètre de la délinquance économique et financière, d'identifier déjà les difficultés qui peuvent être liées au signalement de flux financiers suspects, d'améliorer le dialogue avec les différentes instances participantes, notamment pour leur permettre de mieux appréhender l'action de la justice et ce qu'elle peut faire, et d'apporter une réponse opérationnelle adaptée en favorisant l'information de l'autorité judiciaire et de l'administration fiscale sur les activités économiques, financières et commerciales suspectes.

Si l'objectif était de parvenir à une proactivité, les infractions particulièrement prises en considération sont le blanchiment, la fraude fiscale, et l'abus de biens sociaux. Ce Codef a donc pour but de partager l'information.

Nous nous sommes d'ailleurs rendu compte que, grâce à l'expérience acquise au travers des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf), qui ont succédé aux comités opérationnels de lutte contre le travail illégal (Colti), le secret est bien partagé et l'échange d'informations assez fluide. L'idée est de parvenir à cet échange d'informations et à cette fluidité avec toutes les administrations et tous les organismes qui travaillent sur ces sujets.

Ma collègue pourra vous parler de la coopération internationale, même si elle est encore un peu anecdotique en matière de blanchiment. Puis nous pourrons reparler des outils ou des évolutions possibles à l'occasion de vos questions.

Mme Virginie Girard, procureure adjointe près le tribunal judiciaire de Lille. - Je vais insister sur trois points : la nécessité de renouveler nos approches judiciaires dans le traitement du blanchiment, la nécessité d'adopter des mécanismes d'enquête renouvelés et enfin la nécessité de repenser nos fonctionnements judiciaires.

Je commence donc par la nécessité de renouveler nos approches. Madame la procureure l'a déjà évoqué, il y a deux modes de fonctionnement que nous avons essayé d'adopter au sein du parquet de Lille : d'une part, le circuit court ; de l'autre, le Codef.

Le circuit court part du constat de la multiplication des garages fantômes à la faveur de la dématérialisation des procédures de délivrance des certificats d'immatriculation. C'est un phénomène tout à fait endémique qui a fortement affecté le ressort. Concrètement, qu'avons-nous ? Soit des inscriptions au système d'immatriculation des véhicules (SIV) pour le compte de sociétés frauduleuses, soit des habilitations accordées à des sociétés éphémères pour leur permettre d'accéder directement au SIV. Des achats et des reventes de véhicules se font donc par ces garages fantômes, avec pour conséquence une dilution de la responsabilité de ces personnes morales et, in fine, des propriétaires de bonne foi mis dans l'incapacité de procéder à l'immatriculation de leurs véhicules. Il y a donc comme effet induit la totale impunité des délinquants qui circulent avec ces véhicules, qui échappent à une responsabilité civile et pénale et qui vont pouvoir agir sous couvert de la présomption de l'existence de la personnalité juridique de la société qui a pu réaliser ces immatriculations, ou dans le cadre de sociétés qui déclarent faire du négoce automobile, qui n'ont aucun fonds propre et aucun siège social utile et qui fonctionnent sous un prête-nom, sous des identités fictives. Il existe donc des possibilités de trafic absolument infinies : revente de véhicules volés, immatriculation au nom de garages fictifs, fraude à la TVA, notamment sur des véhicules haut de gamme et, bien évidemment, blanchiment d'argent.

Les objectifs du circuit court sont effectivement de favoriser la détection la plus précoce possible de ces garages fantômes par le recueil à la fois des signalements Tracfin, mais aussi d'informations et de signaux faibles qui nous sont communiqués par le tribunal de commerce de Lille Métropole, par le service fraude de la préfecture du Nord et, le cas échéant, par les services fiscaux. Le but est de mettre fin à l'impunité et de déstabiliser les organisations de fraude.

Notre objectif était de travailler sur les garages fantômes, mais le dispositif a évidemment vocation à s'appliquer aux signalements qui concerneraient d'autres secteurs d'activité, notamment ce qui nous est transmis par Tracfin dans le cadre de son droit d'opposition. Tout cela repose sur l'utilisation intensive de la présomption de blanchiment de l'article 324-1-1 du code pénal, ce qui nous permet d'aller extrêmement rapidement. Le recours à cette présomption de blanchiment est justifié par le fait que, lorsqu'elles sont caractérisées, les conditions frauduleuses de constitution et de fonctionnement de ces garages fantômes et de ces sociétés éphémères laissent évidemment présumer l'origine illicite des fonds qui transitent sur les comptes bancaires. Nous avons élaboré des critères de détection des sociétés sur lesquels je pourrais revenir.

Nous avons donc plusieurs sources d'information : Tracfin, essentiellement, mais aussi le tribunal de commerce et le service fraude de la préfecture. Le but est d'aller opérer une saisie pénale et, surtout, de fonctionner de manière totalement autonome, sans avoir recours à un quelconque service enquêteur. L'enjeu est en effet de mobiliser une assistante spécialisée qui va pouvoir identifier les comptes, procéder à la saisie pénale et adresser les requêtes au juge des libertés et de la détention qui va pouvoir valider la saisie. Le but est donc d'assurer une réponse pénale rapide et efficace et de saisir la totalité des sommes qui sont inscrites au compte des sociétés concernées, en utilisant de manière intensive la présomption de blanchiment. L'idée est de gagner en efficacité, compte tenu de l'embolisation des services enquêteurs et de travailler en totale autonomie.

Le deuxième dispositif que Mme la procureure a évoqué, c'est cette initiative locale de comité opérationnel de détection des flux financiers suspects, mis en oeuvre à compter de mars 2021. Il s'agit d'une instance de partage d'informations à visée opérationnelle, l'objectif étant de cibler et de contrôler des activités économiques et financières et commerciales suspectes et d'améliorer la saisie des avoirs.

Pour le moment, nous nous attachons principalement au traitement des infractions de blanchiment, mais aussi d'abus de biens sociaux et de fraude fiscale. Nous avons pu dégager plusieurs axes de travail : au départ, les garages fantômes, mais également d'autres thématiques comme les clubs sportifs, les sociétés d'ambulance ou les pompes funèbres. L'idée est de dépasser le seul objectif de faciliter un engagement précoce des contrôles par les administrations, pour aller jusqu'à favoriser un décloisonnement entre les administrations et un changement stratégique pour que nous puissions travailler à l'appréhension de ces avoirs criminels.

À l'instar de ce qui a été fait pour les Codaf, je pense qu'il serait tout à fait possible d'institutionnaliser cette instance et de constituer dans chaque ressort une instance similaire qui permettrait une transmission la plus précoce possible des informations dont dispose chaque administration de contrôle, dès lors qu'un intérêt pénal est identifié, pour viser des cibles communes.

J'en viens à mon troisième point : le renouvellement de nos mécanismes d'enquête. Tout le monde fait le même constat : l'organisation des services enquêteurs est structurellement dépassée. En matière de criminalité organisée, lesdits services ne sont pas suffisamment armés pour travailler de manière parallèle et concomitante au démantèlement des trafics de stupéfiants, des dossiers d'aide au séjour en bande organisée ou encore des trafics de déchets, et au démantèlement des filières de blanchiment.

Cela tient à deux raisons, la première étant la faiblesse structurelle des effectifs économiques et financiers, due notamment - nous l'avons suffisamment répété - à un manque d'attractivité de la filière enquêteur et, plus spécifiquement, de la matière économique et financière. La deuxième raison est la structuration dépassée des services reposant sur une division traditionnelle, selon moi archaïque, des missions : grands contentieux, lutte contre les stupéfiants, lutte contre la traite des êtres humains, etc. Ce fonctionnement en silos est inadapté à l'imbrication des phénomènes criminels. Or le but est bien de considérer que l'ensemble de cette criminalité, quelle qu'elle soit, a pour objectif de dégager des profits. C'est bien l'appât du gain qui sous-tend la constitution de ces organisations criminelles. Peut-être faudrait-il envisager une réflexion sur l'organisation de ces services...

Il y a également une réflexion à mener sur la pratique insuffisante, voire nulle, de la cosaisine entre les unités de lutte contre la criminalité organisée et les services spécialisés en matière financière. Quelques cosaisines se font bien au niveau de la Jirs de Lille entre l'Ofast et l'Onaf, mais cela reste sporadique, alors même que la cosaisine devrait être un principe.

Par ailleurs, comme Mme la procureure l'a évoqué, des questions se posent aussi concernant nos investigations, qui demeurent principalement axées sur une photographie des patrimoines et insuffisamment sur l'enquête financière. Pour ma part, je considère qu'il y a une inadéquation de l'offre de services pour ce qui concerne les enquêtes patrimoniales. Comme nous l'avons souligné, les magistrats ont développé un savoir-faire en matière de saisie ; ils peuvent aussi s'appuyer sur l'expérience de l'Agrasc. Ils sont formés à la technique des saisies. Ce qui leur manque, ce n'est donc pas un appui en matière de saisie. Il en va d'ailleurs trop souvent de même pour les groupes interministériels de recherche (GIR), qui ont développé eux aussi ce savoir-faire en matière de saisie, peut-être au détriment de leur vocation initiale, qui consistait à diligenter des enquêtes patrimoniales.

Ce qui nous intéresse, c'est de disposer d'une offre de services et d'un débouché en matière de services enquêteurs pour réaliser de véritables enquêtes financières et patrimoniales, avec des échanges utiles entre les services enquêteurs et les réquisitions.

Le recours - encore trop insuffisant - aux outils de l'entraide pénale internationale est indispensable. Nous mobilisons ces derniers au niveau de la Jirs et utilisons largement les certificats de gel. C'est assez efficace et cela permet une réponse rapide. Les demandes d'entraide sont également largement utilisées, mais parfois avec des résultats aléatoires, en tout cas dans des délais d'exécution qui sont extrêmement longs. Ce qui fait peut-être encore trop souvent défaut chez nous, c'est que les services enquêteurs n'ont pas suffisamment la maîtrise ou le réflexe de se dire que plus aucun mécanisme de blanchiment ne peut se concevoir à l'heure actuelle sans le recours à des mécanismes de placement, de dissimulation ou de conversion à l'étranger. Dans ces hypothèses-là, il faut avoir des réflexes pavloviens, notamment le recours à la plateforme Siena (Secure Information Exchange Network Application, ou application sécurisée d'échange d'informations) ou à Europol. Or c'est encore loin d'être le cas pour les services de police judiciaire. Les magistrats doivent aussi avoir le réflexe de se tourner vers Eurojust.

Le recours aux demandes d'entraide, aux demandes d'entraide pénale internationale, aux certificats de gel, est évidemment à pratiquer sans réserve, mais aussi avec une certaine forme de sagacité et de discernement. Il faudrait peut-être aussi se saisir davantage encore, au-delà de l'outil que constituent les équipes communes d'enquête qui sont tout à fait intéressantes pour le blanchiment, de l'outil qu'est la réalisation d'enquêtes miroirs, soit sur la base de décisions d'enquête européennes entrantes, soit sur le fondement de la transmission spontanée d'informations. Nous avons pu nous en saisir tant à la Jirs de Lille que dans la section de la criminalité organisée.

L'usage des transmissions spontanées d'informations est enfin un outil informel assez efficace, qui permet de poursuivre, d'une part, une enquête dans l'État saisi, par exemple sur du trafic de stupéfiants, et de communiquer à un autre État, par exemple la France, des informations utiles, notamment pour poursuivre du chef de blanchiment.

Un autre point mérite, à mon sens, un investissement majeur et une véritable révolution dans les esprits, c'est le recours aux outils d'analyse numérique. Dans votre questionnaire, vous nous interrogiez sur les moyens techniques qui sont actuellement mis à disposition de la justice et des services enquêteurs. Je ne vais pas dire qu'ils sont notoirement insuffisants, je vais dire qu'ils sont nuls en matière judiciaire. Nous n'avons pas de recours à l'intelligence artificielle. Nous n'avons pas les moyens de procéder à une analyse de données de masse. Or nous sommes dans une situation où il faut s'adapter à un contexte de globalisation des phénomènes et opter pour un traitement en masse de la data. Il ne suffit donc plus de faire des enquêtes financières, il faut aussi et surtout faire des enquêtes numériques. En l'état, nous ne disposons pas des moyens de le faire.

Je pense que nous aurions tout lieu de nous inspirer des capacités de traitement et d'analyse dont dispose Europol, et des capacités d'analyse que nous pourrions utiliser au titre du traitement de la donnée en Open Source Intelligence (Osint). Il nous faut donc des outils techniques bien plus performants. Mme la procureure a rappelé que nous avions eu à connaître des procédures EncroChat. Nous avons eu notamment à traiter des volumes absolument colossaux de data, moyennant un traitement qui est à la fois juridiquement et techniquement compliqué. Il faut évidemment être en mesure de développer ces possibilités techniques et juridiques d'exploitation de la donnée. Il faut aussi pouvoir mutualiser le renseignement. Il faut que nous puissions être dotés de spécialistes, analystes ou assistants spécialisés en matière d'analyse criminelle. Mais les moyens humains ne suffiront pas, il faudra évidemment des moyens techniques et un accès aux bases de données. C'est sous cette seule condition que nous pourrons avoir une plus-value dans la détection des phénomènes et dans le démantèlement des réseaux.

Enfin, je pense que certains fonctionnements ou certains modes d'organisation judiciaire doivent être repensés pour permettre un décloisonnement au sein de l'institution. Je pense, par exemple, à l'organisation et aux méthodes de travail au sein des Jirs : cibler, certes, les individus, mais aussi envisager le démantèlement des infrastructures criminelles, ce qui est tout de même le but originel de création des Jirs. Il faut l'envisager aussi au regard d'écosystèmes de plus en plus mouvants, de plus en plus agiles en ce qui concerne le blanchiment. Là aussi, il est important de réfléchir à l'actuelle césure qui se fait entre les magistrats affectés à la criminalité organisée et les magistrats plus spécifiquement dévolus à la lutte contre la délinquance financière.

Il faudra peut-être envisager - c'est, là aussi, une question de moyens - des cosaisines de magistrats instructeurs avec un chef de file à déterminer en fonction de l'option et de la coloration que l'on souhaite donner au dossier - criminalité organisée ou délinquance financière. Il faudra aussi définir des stratégies d'enquête plus ciblées, en choisissant d'ouvrir des enquêtes du chef de blanchiment en parallèle de certains dossiers de criminalité organisée de type « infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) » qui le méritent, et donc d'ouvrir des dossiers sur le seul fondement du blanchiment ou de la présomption de blanchiment.

L'idée est en tout cas de définir des stratégies plus fines et des objectifs par auteur ciblés, afin de mieux appréhender un écosystème criminel dont on a pu avoir conscience par le passé, tout cela dans un contexte marqué par une saturation des services enquêteurs. Ces derniers n'ont plus que de faibles moyens et de faibles marges de manoeuvre pour travailler d'initiative. À nous d'être proactifs, imaginatifs, pour essayer de renouveler nos méthodes et nos stratégies de travail.

M. Bertrand Rouède, premier vice-procureur de la République près la Jirs de Bordeaux. - Nous avions déjà été entendus dans le cadre de la réforme des outils de lutte contre la criminalité organisée, notamment les réflexions autour de la création du parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco).

Nous nous réjouissons toujours que la représentation nationale s'intéresse un peu plus dans le détail aux actions que l'on mène, aux difficultés que l'on rencontre et aux thématiques qui sont le quotidien des Jirs, auxquelles nous consacrons une partie de nos activités professionnelles, voire de nos vies.

Nous essaierons, avec mon collègue, d'être relativement brefs, pour deux raisons. Tout d'abord, nous voudrions favoriser le plus rapidement possible les échanges, en contradiction, entre vous et nous. C'est l'objectif de notre convocation. De plus, les représentantes du tribunal judiciaire de Lille ont dit beaucoup de choses : nous rejoignons à 99,9 % leurs constats ainsi que les difficultés et pistes d'amélioration évoquées. Ce n'est pas une surprise, mais ce n'est jamais une mauvaise nouvelle de constater que, sans qu'il y ait eu de concertation préalable, les professionnels d'un même champ font les mêmes constats, alors même que des différences peuvent exister entre la Jirs de Lille et celle de Bordeaux. Nous n'avons pas la même taille.

Pour planter un peu le cadre, je rappelle qu'à Bordeaux nous avons quatre magistrats au parquet Jirs, qui traitent indifféremment la criminalité organisée et la délinquance économique et financière ; en parallèle, quatre juges d'instruction spécialisés Jirs, dont deux et demi ne font que de la criminalité organisée, avec un cabinet d'instruction spécifique au traitement de la criminalité économique et financière et un autre cabinet mixte, censé gérer un peu les deux dimensions.

Je crois utile de rappeler que cette division entre la criminalité organisée classique, pure, qui est essentiellement composée de dossiers de lutte contre le trafic de stupéfiants - à Bordeaux, comme ailleurs - et les affaires économiques et financières s'apparente à un jeu de miroirs. C'est comme cela qu'ont été pensées les compétences matérielles des Jirs. Dans toutes ces juridictions ou presque, on retrouve donc une division entre « éco-fi » et « criminalité organisée ». Je note d'ailleurs que ces termes ne correspondent pas tout à fait à l'intitulé de votre commission d'enquête, qui fait référence à la délinquance financière. Cette dernière formulation n'est pas vraiment un terme juridique et appelle une première observation : il faut tout de suite distinguer ce dont on parle.

Les représentantes de la Jirs de Lille l'ont expliqué, exemples à l'appui : il y a une distinction assez nette à faire entre ce que l'on appelle la délinquance économique et financière de grande ou très grande complexité et des formes nouvelles ou approches nouvelles d'une délinquance financière qui se rapprocherait davantage de ce qu'on appelle aussi parfois l'écocrime, c'est-à-dire le traitement des flux financiers générés par des criminels organisés. Ce n'est pas du tout la même chose. Or, au travers des questions de votre questionnaire, nous voyons que l'approche de la commission d'enquête est plutôt celle du traitement financier de dossiers de criminalité organisée. C'est une matière très vivante, sur laquelle nous aurons quelques observations à faire.

Je pense utile aussi de rappeler que, pour ce qui concerne la délinquance économique et financière classique, ce domaine est en déshérence, tout du moins à Bordeaux. Nous rencontrons de multiples difficultés pour le traitement de nos dossiers. Ce sont des enquêtes très longues, dans lesquelles il y a souvent peu de détentions provisoires, ce qui allonge les délais de traitement.

Ce sont des dossiers très complexes, lourds à gérer en termes d'enquête, qui ont des perspectives de jugement très lointaines. La Jirs de Bordeaux - et je pense que nous ne sommes pas les seuls dans ce cas - a donc des dossiers économiques et financiers, parfois très substantiels et complexes, qui ne sortent pas, qui embolisent un peu le fonctionnement judiciaire et qui constituent une part importante de notre stock. On pourrait croire qu'ils constituent par conséquent une part importante de notre activité. C'est en réalité un trompe-l'oeil : la matière économique et financière n'est pas extrêmement vivante dans notre Jirs ; elle stagne et alourdit le fonctionnement des juridictions - nous peinons à en voir le bout.

Je précise aussi - et il ne s'agit ni d'un reproche ni d'une critique - que la création du parquet national financier (PNF) et de la section J2 de la Jirs-juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco) du parquet de Paris a également retiré de la matière aux Jirs de province sur le traitement de gros dossiers de criminalité organisée classique. C'est en tout cas ce qui s'est produit dans l'exemple bordelais. Nous pourrons y venir quand nous évoquerons quelques pistes d'évolution de l'arsenal juridique.

À Bordeaux, en matière de criminalité économique et financière, nous traitons désormais beaucoup de dossiers d'escroquerie en bande organisée, sous toutes ses formes, dans des domaines assez variés. Tel est le gros du contingent de la délinquance économique et financière.

Après ce rappel des limites du traitement de la lutte contre la criminalité organisée en lien avec la délinquance économique et financière, le deuxième constat sur lequel nous pourrons revenir, mais que vous connaissez déjà, est celui d'un manque abyssal de moyens humains, pas tant au niveau des Jirs qu'au niveau des services d'enquête, pour mener à bien des investigations lourdes en matière économique et financière ou pour enclencher tout simplement des enquêtes en la matière. Il n'y a pas du tout d'initiatives en matière économique et financière.

J'en viens à l'écocrime, sujet sur lequel l'actualité pèse. Un constat fait l'unanimité, tant chez les enquêteurs, les magistrats et la représentation nationale, souvent résumé par la formule suivante : le crime ne doit pas payer.

Je souhaite apporter à ce sujet deux explications complémentaires par rapport aux exposés des représentantes de Lille. La lutte actuelle contre l'écocrime se heurte à une difficulté et à un paradoxe. La difficulté - je tiens à y insister - est celle de l'organisation interne : faire travailler ensemble des enquêteurs qui n'ont ni les mêmes logiques, ni les mêmes objectifs, ni les mêmes méthodes de travail, n'est pas aisé. Si l'on veut avoir une approche financière des dossiers de criminalité organisée, il faut faire travailler des enquêteurs qui traitaient hier des dossiers de délinquance économique et financière avec des enquêteurs qui géraient précédemment du trafic du stupéfiants. Or les méthodes d'investigation et les techniques spéciales d'enquête qui sont mises en oeuvre ne correspondent pas aux mêmes logiques. C'est une nouveauté pour nos services, qui implique de mettre en oeuvre un important travail d'acculturation à l'occasion des dossiers qui sont ouverts. Si le constat est partagé, la mise en musique du traitement de ces dossiers reste donc à perfectionner.

Les circuits de réinvestissement d'argent générés par une activité comme le trafic de stupéfiants sont encore trop abordés de manière secondaire, comme un volet complémentaire d'un traitement qui a d'abord été engagé sur le démantèlement du réseau, de la filière d'importation de produits, des circuits de revente, des points de deal, etc. Le circuit d'argent, le blanchiment de manière générale, n'est traité que comme un complément et n'entre pas toujours dans la stratégie initiale des enquêteurs.

L'une des raisons de cette situation est qu'à l'origine de ces dossiers de criminalité organisée nous n'avons pas assez d'enquêteurs financiers qui participent, dès le départ, à la définition de la stratégie d'enquête. Cela pose un vrai problème, raison pour laquelle j'ai pris un peu de temps pour expliquer la distinction entre criminalité organisée et dossiers économiques et financiers. Les choses n'avaient pas été imaginées comme cela au départ. Il y a là un axe de modification et d'amélioration majeur des pratiques et des organisations.

Je souhaite à présent insister sur un autre paradoxe, flagrant à Bordeaux, mais dont je ne sais pas si d'autres Jirs y sont confrontées. Nous sommes tous convaincus que le crime ne paie pas et nous voyons dans tous nos dossiers la démonstration que certains criminels un peu organisés peuvent se livrer à des activités très lucratives. Beaucoup d'argent apparaît donc dans nos dossiers ; or nous en saisissons très peu. C'est déjà vrai, de manière générale, pour la justice, mais c'est particulièrement le cas en Jirs. À Bordeaux, le parquet de la Jirs saisit moins que le parquet de droit commun ! Certains collègues, qui ne sont pas en Jirs, traitent des dossiers de délinquance économique et financière d'importance moindre, mais vont davantage saisir, pour des montants plus significatifs, que ce que je suis en capacité de faire.

De deux choses l'une : soit cela tient au fait que nous sommes vraiment très mauvais au sein du parquet Jirs de Bordeaux, soit il y a peut-être d'autres raisons.

Arrivée à un certain niveau d'implantation dans la criminalité organisée, l'organisation se retrouve aussi dans la dissimulation des patrimoines. Une bonne part du public que l'on traite, composé de criminels plutôt aguerris, n'a plus ou pas de patrimoine en France. Les capitaux sont exfiltrés et les mis en cause n'ont pas de patrimoine à leur nom. À partir de ce moment-là, nous entrons dans des difficultés importantes pour identifier les patrimoines et les saisir, car ils se trouvent soit à l'étranger, soit enregistrés aux noms de tiers, ce qui entraîne une difficulté probatoire assez lourde, puisque la règle du tiers de bonne foi peut nous être opposée. Charge à nous de démontrer que tous les tiers qui ont été mis à contribution par les criminels sont complices... C'est évidemment un problème majeur, non sur le plan des techniques de saisie, mais sur celui de notre capacité à réellement saisir.

Lille a donc mis en place un Codef, qui a été évoqué par Mme la procureure. Nous savons aussi, de manière encore plus ancienne, qu'à Marseille un comité opérationnel de lutte contre le blanchiment et les avoirs criminels (Colbac) « S » (pour « stupéfiants ») avait été constitué sur des thématiques proches pour le traitement du blanchiment, dans l'idée de réunir toutes les intelligences, tous les services de l'État, judiciaires comme administratifs, pour partager de l'information et du renseignement et essayer de définir des cibles communes : modes opératoires, familles ou clans.

L'enjeu était donc de rationaliser un peu le travail et de déterminer, au vu des moyens disponibles, les priorités que nous allions nous assigner. Bordeaux n'échappe pas à la règle. Nous avons aussi le projet, qui rencontre d'ailleurs une adhésion réelle des services d'enquête comme des pouvoirs publics, de mettre en oeuvre un comité similaire qui aura vraiment vocation à être un comité opérationnel.

Le constat que nous faisons à Bordeaux - c'est l'autre point sur lequel je souhaite insister -, c'est que nous avons déjà beaucoup de matière à traiter. L'une des difficultés que nous rencontrons dans les dossiers judiciaires est qu'à l'occasion d'un dossier de trafic de stupéfiants - je prends l'exemple le plus courant - on choisit une stratégie, on privilégie un axe d'enquête, puis les investigations révèlent la complicité, parfois relativement marginale, d'individus qui vont récupérer une partie de l'argent du crime, le transformer et participer aux méthodes de blanchiment. Quand les personnes sont détenues, on assiste ensuite à des projets de sortie. Ces personnes bénéficient de promesses d'embauche dans des sociétés que l'on retrouve régulièrement dans différents dossiers et dont on s'aperçoit qu'il s'agit de structures créées pour offrir une justification à ces criminels. L'enjeu est de blanchir par des bulletins de paie, voire de proposer des garanties pour faire sortir les criminels de détention.

Or, toute cette matière, que nous voyons passer dans les dossiers, n'est pas toujours traitée, parce que trop périphérique, trop lointaine de l'axe de stratégie initiale ou non cohérente avec le timing de l'enquête. C'est qu'il faut que le dossier avance pour pouvoir être jugé...

Il existe donc une masse d'informations en intra-judiciaire, qui n'est pas toujours traitée de manière satisfaisante. Elle est traitée dans le cadre du dossier initial, et finalement l'information se perd un peu. C'est aussi un objectif important pour nous que de voir, par rapport à ces éléments, qui est le mieux placé, entre l'administratif et le judiciaire, pour travailler. Nous sommes convaincus pour notre part qu'il y a du travail à faire pour l'administration fiscale, la préfecture ou encore l'autorité judiciaire. Il faut seulement que l'on se mette d'accord et que l'on se coordonne. Pour cela, à Bordeaux comme ailleurs, nous manquions effectivement d'instances de coopération et de coordination, d'un point de vue très opérationnel, sur de la matière vivante.

M. Vincent Raffray, vice-président chargé de l'instruction Jirs de Bordeaux. - Je suis vice-président chargé de l'instruction à la Jirs de Bordeaux depuis trois ans et demi. Cela fait vingt-cinq ans que je suis juge d'instruction. J'ai été chargé pendant cinq ans, de 2008 à 2013, du pôle économique et financier de Bastia, qui regroupait toutes les affaires économiques et financières importantes de Corse. Je suis actuellement chargé du cabinet qui traite à la fois des affaires de criminalité organisée et des affaires économiques et financières, même si je dois reconnaître que les premières m'occupent bien plus que les secondes.

Comme mon collègue, je vous remercie de cette opportunité de discuter avec vous et d'exposer notre pratique. Nous avons été auditionnés assez longuement dans le cadre de la commission d'enquête sur le narcotrafic et nous avons eu le plaisir de voir que nous avions été entendus sur certains points dans le cadre de la proposition de loi qui en a découlé. J'espère que ce sera également le cas aujourd'hui.

Je rappellerai tout d'abord ce qui va bien dans la lutte contre la délinquance financière. Car il y a tout de même des choses qui vont bien ou qui, à tout le moins, se sont améliorées ces dernières années.

En premier lieu, la création du délit de présomption de blanchiment nous aide grandement, très concrètement, dans nos dossiers. Sans la création de ce délit, nombre de dossiers se seraient terminés par des non-lieux ou des relaxes. Ce délit a permis d'obtenir des condamnations, c'est clairement la piste vers laquelle il faut tendre.

Serait-il possible d'aller encore plus loin ? Je l'ignore. Il serait peut-être possible de modifier l'infraction de non-justification de ressources, qui est assez peu utilisée dans les dossiers et n'est pas simple à caractériser. En ce qui concerne la répression de la délinquance financière, l'objectif est en tout cas de pouvoir obliger toute personne à justifier de l'utilisation d'une voiture ou encore de la perception ou de l'utilisation de certaines sommes. Je comprends néanmoins que d'autres enjeux ou d'autres paramètres entrent ici en ligne de compte.

La création du délit de présomption de blanchiment nous a apporté, concrètement, une grande aide. Nombre de dispositifs sur lesquels nous nous appuyons ont d'ailleurs été créés ces dernières années : l'Agrasc, Tracfin - outil formidable, à l'origine de nombreux dossiers économiques et financiers d'envergure dans les Jirs - ou encore les GIR. Concernant ces derniers, je partage toutefois ce qui a été dit : il est regrettable qu'ils se contentent de faire des photographies de patrimoine sans conduire réellement des investigations qui nous permettraient de confisquer les biens des trafiquants. Ce genre de chose n'en est pas moins à pérenniser, notamment Tracfin.

J'en viens à ce qui ne va pas. Malheureusement, ce sont des choses que j'aurais pu vous dire il y a cinq, dix ou quinze ans. Il s'agit du manque de moyens, pas tant au niveau des magistrats que des services d'enquête. Depuis que je suis juge d'instruction, chaque fois que je vais dans un nouveau ressort ou dans une section économique et financière en gendarmerie ou un groupe financier en police, on me dit que l'on a perdu un ou deux effectifs et que l'on est moins nombreux qu'avant. La réforme de la police judiciaire n'a pas du tout arrangé les choses.

Pour vous donner un exemple qui m'a été rapporté par l'un de mes collègues : à Bordeaux, la brigade de la criminalité financière comprenait vingt-trois personnels avant la réforme, ils ne sont plus que quinze aujourd'hui. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'en dire davantage. Il reste que le problème des moyens, que l'on relève régulièrement dans beaucoup de secteurs, est particulièrement criant dans les domaines économique et financier.

Il manque aussi des signalements, c'est-à-dire des remontées d'informations pour nous permettre d'ouvrir des dossiers uniquement sur l'infraction du blanchiment. Comme l'ont dit mes collègues, le blanchiment est trop souvent une infraction annexe à un trafic de stupéfiants ou de cigarettes ou à des escroqueries. Je n'ai jamais vu de service de police ou de gendarmerie venir trouver un procureur pour lui dire qu'il soupçonnait tel ou tel réseau de ne faire que du blanchiment. La plupart de nos dossiers sont générés par Tracfin ou par l'utilisation de l'article 40 du code de procédure pénale par diverses administrations. C'était particulièrement criant en Corse, où nous n'avions presque pas de dossiers ouverts - Dieu sait qu'il y aurait pu y avoir des enquêtes pour blanchiment en Corse...

Il existe plusieurs obstacles, notamment à l'échelle internationale. Il est très difficile de lutter contre la rapidité des transactions financières et d'établir en temps et en heure un certificat de gel, une demande d'entraide ou une commission rogatoire internationale (CRI). On ne peut pas suivre. Nous nous heurtons très souvent aux mêmes obstacles dans les dossiers de blanchiment à l'international : avec la communauté chinoise, par exemple, l'argent part en Chine. L'argent part aussi en Israël. Certains auteurs se trouvent en Israël et il nous est difficile de les atteindre. Pour les pays du Golfe, c'est la même chose. Il y a donc des obstacles en matière de coopération internationale. Pourtant, les outils sont là : Eurojust, Europol, le développement des demandes d'entraide... Nous faisons ce que nous pouvons, mais nous ne sommes pas armés face à certaines situations.

Pour ce qui concerne la France, je pense aussi au blanchiment au sein de la communauté chinoise, qui représente une énorme part du blanchiment en France. Ces enquêtes sont, concrètement, très compliquées à mener. Il est difficile d'obtenir des preuves par les moyens classiques et habituels que nous utilisons dans ce domaine.

Que faire ? Que vous proposer ? Revenir à des gardes à vue potentielles de 96 heures en matière d'escroquerie en bande organisée pourrait nous aider. Avec une garde à vue de 48 heures pour des escroqueries en bande organisée, commises par des gens qui en commettent des centaines et qui ne font que cela, nous n'avons sincèrement pas le temps de faire grand-chose. C'est une réforme législative que je pourrais proposer.

Développer les moyens est évidemment nécessaire. Nos collègues ont parlé d'acculturation et du fait de changer les mentalités. Je regrette que l'utilisation des informateurs et des repentis ne soit pas suffisamment développée dans les dossiers de blanchiment et de délinquance économique et financière. En matière de stupéfiants, c'est ainsi que les enquêteurs travaillent, mais en matière économique et financière, cela demeure très marginal, voire complètement inexistant. En outre, les délinquants, en matière économique et financière, ne sont pas forcément autant aguerris que ceux de la criminalité organisée classique. Ils pourraient donc être accessibles à certaines possibilités de remontées d'informations.

M. Raphaël Daubet, président. - Mme le rapporteur et moi-même avons déposé voilà quelques jours un amendement concernant la garde à vue de 96 heures, qui a été adopté, mais après avoir été sous-amendé. Nous nous heurtons encore à des difficultés pour obtenir cette modification.

L'argent circule, mais est assez peu saisi à Bordeaux par la Jirs, à cause de la dissimulation des patrimoines des criminels. Le même phénomène se produit-il à Lille ?

Mme Carole Étienne. - Nous essayons d'appréhender tout l'écosystème criminel. Nous avons saisi un peu moins de 16 millions d'euros l'année dernière. Par rapport à ce que nous pourrions saisir, nous pensons que nous sommes passés à côté de beaucoup de choses. Mais nous avons fait en sorte d'identifier et de localiser tout ce que nous pouvions, avec les moyens dont nous disposions. Nous pourrions saisir davantage. Mais nous essayons en tout cas d'utiliser tous les leviers pour identifier des avoirs criminels. Chaque fois que nous avons pu en identifier, nous les avons saisis. Il faut faire attention toutefois, car il existe deux étapes : la saisie et la confiscation.

Mme Virginie Girard. - Je partage le sentiment de Vincent Raffray. Le ressort de l'interrégion lilloise est marqué par les importations massives de stupéfiants par fret conteneurisé. Des volumétries monstrueuses de stupéfiants circulent. On arrive à démanteler des organisations criminelles, mais nous constatons souvent que l'argent issu de ces trafics est dissipé à l'étranger, notamment dans les pays du Golfe. Nous nous cassons les dents pour arriver à identifier et essayer de saisir - nous ne parlons même pas de confiscation - ces avoirs à l'étranger.

Nous suivons une politique systématique : nous n'ouvrons pas un dossier de trafic de stupéfiants sans viser également le blanchiment. Nous avons une vision très proactive et nous entendons systématiquement ne pas laisser de côté le blanchiment. Mais nous nous heurtons à un principe de réalité. Les réseaux criminels organisés, qui sont parfaitement structurés, ont les moyens non seulement d'acheter un immeuble en Belgique, que l'on retrouve, identifie, saisit et confisque très facilement - nous le faisons tous les jours à la section économique et financière du parquet de Lille -, mais aussi de s'expatrier ou d'utiliser des moyens plus difficiles à appréhender comme la hawala ou le recours aux saraf, le passage par des banques grises en Europe de l'Est ou encore des montages impliquant des sociétés offshore.

Ces dossiers prennent beaucoup plus de temps, voire sont voués à l'échec. Nous essayons de faire le plus possible, mais nous nous heurtons à la réalité de l'extraterritorialité et au fait que ces organisations sont extrêmement puissantes et disposent des moyens d'échapper aux foudres de la loi pénale française.

M. Bertrand Rouède. - D'un point de vue juridique, aux étapes de la saisie et de la confiscation s'ajoute l'étape de l'exécution des confiscations, qui est finalement la seule qui compte. À Bordeaux, sans disposer d'un chiffre précis, je souligne que le taux de conversion des saisies en confiscations est excellent. Les juges, devant le tribunal ou la cour d'appel, n'ont pas de problème pour réellement confisquer ce qui a été saisi. Certains tribunaux peuvent même confisquer, plus rarement, sans saisie antérieure. La question est parfaitement appréhendée par les magistrats ; nous effectuons aussi des saisies à Bordeaux, à hauteur de plusieurs millions d'euros.

En France, dans le cas d'un réseau d'importateurs de stupéfiants, avec des patrimoines identifiés au Maghreb, notamment au Maroc, malgré des demandes d'entraide qui permettent d'obtenir des références cadastrales précises, malgré des exploitations de téléphone qui montrent des opérations d'achat, à Marrakech ou ailleurs, et des investissements immobiliers caractérisés, quand on obtient, au terme de ces investigations internationales, des saisies et des confiscations - je parlerai sous le contrôle de ce que pourrait en dire l'Agrasc - il n'y a pas de confiscation. Je n'ai pas eu connaissance, à titre personnel, d'une confiscation ordonnée par la justice française ayant donné lieu à une exécution au Maroc. Cela n'est jamais arrivé dans un dossier bordelais, et je pense que ce problème dépasse Bordeaux.

Bref, au-delà de la saisie et de la confiscation, l'exécution par un État étranger de mesures prises par la France rencontre des limites problématiques, comprises depuis longtemps par les trafiquants.

Une dernière observation : il y a quelques années, certains trafiquants soit utilisaient leur véhicule pour réaliser des importations soit achetaient des véhicules. Aujourd'hui, la grande majorité d'entre eux utilisent des véhicules de location, dont la saisie est vaine, sauf à démontrer que les loueurs sont eux-mêmes impliqués, ce qui n'est pas toujours le cas. Il est donc impossible de saisir ces véhicules, instruments de l'infraction : cela occasionne des frais et finalement ne rapporte rien à l'État.

Voilà en quoi consistent les vraies limites opérationnelles, très frustrantes pour nous.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je tiens tous à vous remercier pour votre implication dans ces sujets essentiels. Concernant notre commission d'enquête, le narcotrafic n'est qu'un élément de la criminalité organisée. La masse d'informations que vous venez de nous livrer corrobore ce que nous avions déjà appréhendé. Les problèmes que vous soulevez sont bien évidemment connus - nous avons lu attentivement vos interventions dans le rapport de la commission d'enquête sur le narcotrafic -, mais nous visons ici la criminalité organisée en général.

Quel est votre avis sur la création du Pnaco ? Ne craignez-vous pas que l'on déshabille Pierre pour habiller Paul ?

Sur la coopération internationale, problématique, avez-vous des préconisations afin de vaincre certaines barrières, qui semblent plus diplomatiques que juridiques ?

Sur le fond des procédures, constatez-vous des améliorations ? Vos avis ont été entendus dans le cadre de la première commission d'enquête et de la proposition de loi qui a suivi. Notre proposition de loi vient en complément de ce qui a été déjà voté. Concernant la criminalité organisée, nous avions déposé un amendement sur la fraude aux aides publiques en bande organisée pour proposer un délai de 96 heures pour les gardes à vue ; cet amendement a été sous-amendé par le ministre, qui demandait que l'on revienne au délai normal. Toutefois, la CMP n'est pas encore intervenue ; peut-être obtiendrons-nous satisfaction... Avez-vous des préconisations ?

Mme Carole Étienne. - Je suis favorable à ce parquet national, mais sa compétence doit s'étendre au-delà des trafics de stupéfiants. Les réseaux criminels s'imbriquent. Il existe des trafics de déchets en bande organisée, des trafics de migrants en bande organisée. Pour lutter contre cette criminalité organisée, ne devrions-nous pas créer un parquet national spécifique ? La crainte est de trop se focaliser sur le trafic de stupéfiants, alors que ces réseaux criminels n'ont qu'un objectif, le profit, de n'importe quelle manière. Ces réseaux savent s'étendre, sont de plus en plus polyvalents et disposent d'une logistique de plus en plus complexe.

Mme Virginie Girard. - Je suis aussi très favorable à la création du Pnaco. Nous avons besoin d'une vision générale des phénomènes, ainsi que d'une vision opérationnelle, pour décliner des priorités d'action dans chaque interrégion.

Je me prends à rêver d'une juridiction nationale spécialisée, dans laquelle nous pourrions intégrer une dimension de jugement, en poursuivant un effort d'homogénéisation de la jurisprudence. Un tel parquet représenterait une force de frappe sans pareille.

Concernant la gestion de la détention et le contrôle judiciaire, j'inclurais volontiers une réflexion sur la notion de juge d'application des peines (JAP) Jirs.

Faire émerger une structure telle que le Pnaco ne peut se concevoir sans doter et renforcer les Jirs non pas tant en matière de ressources humaines que dans leur capacité à produire de manière autonome leur propre analyse criminelle, que l'on doit pouvoir partager avec nos collègues de l'interrégion, avec les parquets territorialisés et le réseau des Jirs.

Les interactions entre groupes criminels organisés sont majeures, en matière de trafics de stupéfiants ou autres, notamment dans les réseaux de blanchiment. Ces réseaux de coopération et d'alliances justifient un travail transverse. Partager de la donnée avec les services de renseignement, voilà un levier majeur de connaissance des organisations criminelles - il faudrait ouvrir ou élargir l'article 706-105-1 du code de procédure pénale au profit des Jirs.

Je ne suis pas inquiète quant à la création d'un Pnaco. C'est une fenêtre de tir absolument indispensable pour que l'on dispose de ces outils d'analyse criminelle qui nous font défaut depuis la création des Jirs. Nous ne pouvons travailler que de manière empirique et artisanale, ce qui n'est pas concevable face à la sophistication des moyens développés par les organisations criminelles.

M. Bertrand Rouède. - Sur la pertinence et l'utilisation du Pnaco, le constat est assez partagé. Vous avez dit avoir pris connaissance de la contribution des Jirs à la réflexion pour lutter contre le narcotrafic : les Jirs disent bien que cette nouvelle entité n'est pas une mauvaise idée, loin de là. J'ai toutefois deux craintes.

Premièrement, le Pnaco est un parquet, non une juridiction. Je trouve dommage de restreindre ou limiter l'approche à la seule action d'un parquet. Cela rejoint les propos de Mme Girard. La lutte contre la criminalité organisée est une problématique de toute la chaîne judiciaire. En nous focalisant sur le seul parquet, nous risquons d'oublier que toute la chaîne - juge d'instruction, phase correctionnelle, juge d'application des peines - doit être abondée. Ce fut l'erreur qui a été commise lors de la création des Jirs, juridictions interrégionales qui ne sont pas des parquets interrégionaux. À Bordeaux, comme dans tous les Jirs, nous payons le fait de ne pas avoir anticipé les besoins de jugement liés aux dossiers générés par les Jirs. Ces juridictions sont montées en puissance depuis des années et alimentent les tribunaux correctionnels, qui n'ont pas la capacité de traiter les dossiers que nous instruisons et préparons. Or ce qui compte, c'est bien d'atteindre le bout du chemin, pas d'instruire un dossier sans pouvoir le juger ni l'exécuter. La difficulté est réelle.

Ma deuxième crainte concerne le renseignement. Il serait séduisant de penser que des méthodes qui fonctionnent en matière de lutte contre le terrorisme puissent trouver leur pendant dans une rationalisation des services, afin de mieux traiter le renseignement et de mieux partager l'information. Cette coordination de l'information est au coeur de la mission des Jirs, dès le départ.

Or, en 2014, dix ans après la création des Jirs, une circulaire avait été publiée : on ne parlait plus de compétence matérielle, mais bien, déjà, d'un problème de coordination et de circulation de l'information. On insistait sur une circulation montante et descendante de l'information. La Junalco a été créée en 2019 : idem, la circulaire évoquait à nouveau, à de nombreuses reprises, un rôle de coordination et de partage du renseignement. En 2025, à l'heure de la création du Pnaco, on en revient au même sujet. Ce qui n'a fonctionné ni en 2014 ni en 2019 ne fonctionnera pas mieux en 2025 si l'on ne change rien.

La raison de fond est une vision très verticale : l'échange d'information ne peut être vu que de manière descendante, avec un Pnaco supercalculateur national qui ferait redescendre l'information de manière très verticale et centralisée. La criminalité organisée n'est pas constituée ainsi, elle a des ramifications très nombreuses à travers tout le pays. Les filières sont innombrables et multiples, ce qui requiert une connaissance très fine des territoires. Comment une entité centralisée pourra-t-elle élaborer une stratégie sans disposer d'une cartographie claire ? Ainsi, quand ma collègue vous dit que les Jirs doivent être en mesure de faire remonter des analyses déjà un peu digérées vers le Pnaco, elle a entièrement raison.

J'irai même plus loin en disant qu'il doit en aller ainsi pour les juridictions infra-Jirs elles-mêmes. Dans le ressort de Bordeaux, il se passe des choses à Bayonne, à Angoulême ou à Limoges : si les services de terrain de ces juridictions n'ont pas la capacité de faire remonter le matériau à la Jirs pour que cette dernière puisse produire un début d'analyse, nous serons à sec pour faire remonter une matière vivante et structurée au Pnaco. Cette logique innerve toute la chaîne judiciaire. Ma crainte est que nous ayons une réflexion très centralisée, en mettant la lumière sur le Pnaco, et que la coordination des informations et les remontées du terrain pêchent. Sans essence pour faire tourner le moteur, celui-ci calera rapidement.

M. Grégory Blanc. - En matière de blanchiment, le travail illicite ou dissimulé est un vecteur important. Vos interventions ont souligné l'importance de frapper au coeur ces organisations très complexes. L'intrication internationale des réseaux est l'une des difficultés majeures. Mais il existe aussi des maillons plus faibles. Se pose alors la question de savoir par où attaquer la chaîne. Quid du blanchiment de basse intensité ?

Je reviens donc sur le travail illégal ou dissimulé. Des inspecteurs du travail m'ont indiqué qu'ils ne dressent plus de procès-verbaux pour travail dissimulé, car ils ne sont pas suivis par les parquets et n'entraînent aucune sanction pénale. De facto, ils ont arrêté de lancer ces procédures. Quand ils ont à traiter du travail dissimulé, ils sont dans un rapport direct avec les entreprises et les juridictions ne sont pas sollicitées.

J'ai donc trois questions. Comment appréhendez-vous cette réalité ? Quelles réformes ou directives jugez-vous nécessaires à l'échelon ministériel ? Quelle articulation imaginez-vous avec l'inspection du travail ?

Mme Carole Étienne. - Ce n'est pas du tout ce que nous observons à Lille, bien au contraire. Nous suscitons beaucoup d'informations de la part de l'administration. En matière de travail dissimulé, notre Codaf restreint de Lille est énergique et rythmé pour engranger des informations et organiser autour d'un chef de file des opérations conjointes.

D'autre part, même si le Codaf travaille de manière autonome, nous engageons un grand nombre d'enquêtes via d'autres sections que la Jirs - section d'enquêtes de droit commun et de petite criminalité, section économique et financière de base, qui s'occupe du travail dissimulé. La lutte est constante. Nous suscitons l'information.

Mme Virginie Girard. - Je suis présente au sein du Codaf restreint et assiste régulièrement aux audiences économiques et financières. Je ne partage pas ce constat des services de l'inspection du travail. Le travail dissimulé fait partie de notre quotidien.

Mme Carole Étienne. - Ces dossiers nous permettent même d'aller plus loin sur la qualification pénale. L'article 78-2-1 du code de procédure pénale représente un cheval de Troie pour aller plus loin dans l'analyse de la comptabilité et la recherche d'infractions telles que le blanchiment. Le travail dissimulé est utilisé comme un point de départ.

M. Grégory Blanc. - Je ne vous parle pas des dossiers qui passent en Codaf ; je parle de tous les autres.

Mme Carole Étienne. - Au contraire, tous les autres dossiers alimentent le Codaf, tous les autres dossiers sont suivis. Jamais nous n'avons laissé un dossier sans réponse. À l'heure actuelle, nous demandons une judiciarisation maximale des dossiers ! Le Codaf suscite davantage d'informations, car il n'est pas suffisamment alimenté.

M. Vincent Raffray. - En tant que juge d'instruction, ce sujet me concerne assez peu. Cependant, je siège comme assesseur des audiences économiques et financières, où nous avons affaire de temps en temps à des questions de travail dissimulé. J'observe que les délais de traitement judiciaire sont parfois très longs, pour de nombreuses raisons. À la suite de l'utilisation de l'article 40 de procédure pénale ou d'un signalement de l'inspection du travail, très souvent le dossier n'est pas en état d'être poursuivi ou jugé si les infractions sont contestées. Le dossier doit repartir dans les services de police ou de gendarmerie, souvent non spécialisés en la matière. On perd beaucoup de temps, parce que les dossiers ne sont pas complètement ficelés à l'audience.

Ensuite, je ne pense pas que l'autorité judiciaire soit dimensionnée pour traiter tous les dossiers de travail dissimulé en France. Cela semble une évidence, à mon humble avis de juge d'instruction.

M. Grégory Blanc. - Pourrions-nous traiter les choses différemment, pour qu'il y ait des traces pénales ?

M. Vincent Raffray. - Pour certains contentieux, une transaction ou une sanction de l'administration des douanes ou de l'administration fiscale est préférable au lancement d'une procédure judiciaire. C'est parfois beaucoup plus efficace et rapide. Quant à laisser des traces, je dirais que les seules traces possibles sont des condamnations ou des imputations dans des fichiers de police ou de gendarmerie, qui cependant ne peuvent être utilisées comme antécédents judiciaires.

M. Bertrand Rouède. - J'ai la charge du parquet de la Jirs, et non du parquet de Bordeaux. Ce travail dissimulé de basse, voire de très basse intensité n'est pas dans le viseur de la Jirs. Je n'ai donc pas d'avis à vous donner, je ne suis pas procureur de Bordeaux et je ne gère pas le service économique et financier de droit commun. Comme à Lille, le travail dissimulé n'est pas délaissé pour alimenter une juridiction spécialisée, mais je ne peux vous dire s'il faut traiter différemment le travail dissimulé de basse intensité.

En revanche, voilà tout l'intérêt de mettre en place un Codef, comme à Lille ou à Marseille : échanger le renseignement que contient l'infraction, quelle que soit la réponse donnée à cette infraction de basse intensité. Ce qui intéresse une Jirs, ce n'est pas le travail dissimulé en tant que tel, mais, par exemple, les liens mis en lumière entre des entreprises du BTP, qui se livrent à du travail dissimulé et qui ont besoin de cash pour rémunérer les ouvriers non déclarés. Derrière ces faits, on trouve forcément un système de fausses facturations. Derrière la fausse facture et le cash se trouvent les trafics, car ce qui génère du cash, ce sont bien les trafics de stupéfiants.

Ainsi, le travail dissimulé peut nous intéresser pour mettre en évidence un circuit, qui peut ne pas être détectable, car de basse intensité. Analyser les choses à travers ce prisme peut donc être beaucoup plus intéressant. Ainsi, à la Jirs de Bordeaux, nous avons connu de dossiers qui ont commencé par de banals contrôles de l'inspection du travail, sans réponse judiciaire immédiate, mais qui ont alimenté une analyse révélant l'existence d'un réseau commun entre BTP, blanchiment et trafic de stupéfiants, tout ce petit monde trouvant un intérêt commun à travailler ensemble. Cet aspect des affaires est bien étudié par les Jirs et c'est souvent un très bon vecteur pour croiser des renseignements et monter des dossiers propres aux Jirs.

Mme Carole Étienne. - Concernant l'articulation entre les services judiciaires et l'inspection du travail, nous oeuvrons pour que les services d'inspection aient des procédures de la plus grande qualité possible et pour qu'ils recourent le moins possible aux services d'enquête, qui sont engorgés et qui vont donc « déprioriser » ce type d'enquête. Sur les dossiers de travail dissimulé de basse intensité, nous favorisons la constitution de dossiers quasiment finalisés par les services de l'inspection du travail, pour les traiter le plus rapidement possible. C'est le sens de notre politique locale. N'ayons pas une vision archaïque de ces dossiers, qui sembleraient ne pas mériter une réponse pénale rapide et qui prendraient du temps à traiter. Au contraire, plus les dossiers montés par l'inspection du travail sont de bonne qualité, moins l'on recourt aux services enquêteurs, et plus rapidement on les traite. Voilà la politique que nous menons localement.

M. Raphaël Daubet, président. - Concernant la coordination entre le futur Pnaco et les Jirs, je souhaiterais donner la parole à M. Raffray.

M. Vincent Raffray. - Le Pnaco est une bonne chose, mais il faut aussi des juridictions de jugement affiliées et, pourquoi pas, des juges d'application des peines spécialisés. Le problème principal des Jirs, ce sont les dossiers que nous n'arrivons pas à amener en audience. Nous manquons de juges d'instruction et de parquetiers, mais nous manquons aussi cruellement de juridictions de jugement Jirs.

S'il l'on estime que le Pnaco doit s'occuper des dossiers de blanchiment, il faudra veiller à l'articulation avec le PNF. Il faudra bien identifier qui fait quoi.

En matière internationale, les outils ont beaucoup progressé. Récemment, j'ai envoyé pendant un week-end une décision d'enquête européenne (DEE) qui a été immédiatement réceptionnée par un parquetier belge, qui l'a ensuite transmise aux enquêteurs pour géolocaliser une voiture en urgence. Les outils existent. Les barrières sont plus diplomatiques que juridiques. Je pense aux raisons pour lesquelles le Maroc n'extrade pas certains trafiquants pourtant bien identifiés ou aux raisons pour lesquelles la Chine ne coopère pas : cela relève d'une question politique et non juridique.

Nous espérerions des améliorations en matière de paradis fiscaux. Nous n'envoyons pas de commission rogatoire internationale dans certains pays, car nous savons que nous n'obtiendrons pas de réponse. Idem, le problème est aussi plus politique que juridique.

En matière de partage d'informations, il y aurait beaucoup à dire. Depuis quelque temps nous essayons de mettre en place le logiciel Sirocco, qui est une usine à gaz sans nom. Nous assistons à des réunions à ne plus savoir qu'en faire pour savoir qui va saisir les informations. Sur le principe, cela est très bien : il serait excellent que chaque Jirs sache sur quoi les autres Jirs travaillent - mes dossiers ont des connexions avec d'autres dossiers Jirs à Paris, Rennes ou Nancy -, mais il faudrait tout revoir de A à Z, avec de vrais moyens.

M. Bertrand Rouède. - Concernant la coopération entre pays, je précise que nous avons la chance, au sein des Jirs, d'avoir la présence très précieuse d'assistants spécialisés, notamment en matière de finances publiques. Ce sont souvent des inspecteurs des finances mis à disposition, qui ont accès aux dossiers fiscaux, dans lesquels on trouve des éléments très précieux pour alimenter nos dossiers. En France, le fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba) permet de disposer rapidement d'un panorama complet des comptes ouverts au nom d'un individu. Cependant, un tel système n'est pas du tout répandu, et quand il existe dans un pays tiers, il n'est pas forcément rendu accessible à la coopération judiciaire.

Un tel fichier centralisé existe au Maroc, mais il n'est pas accessible aux officiers de liaison ni aux fonctionnaires détachés par la France. Les attachés fiscaux qui résident au Maroc ne peuvent fournir ce type d'information si le dossier est autre que fiscal. Pourtant, cette donnée simple nous serait très utile. À l'instar des antécédents judiciaires pour les ressortissants de l'Union européenne, nous devrions pouvoir disposer rapidement des données bancaires des individus quand les fichiers centralisés existent ; or ce n'est toujours pas le cas.

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur Rouède, vous avez fait une distinction entre délinquance économique et financière classique et écocrime. Quelles conséquences concrètes devons-nous tirer de cette distinction ? Comment pourrions-nous la traduire en réformes organisationnelles, par exemple ?

M. Bertrand Rouède. - D'un point de vue judiciaire, il faudrait sans doute revenir sur un fonctionnement étanche entre les magistrats qui gèrent la criminalité organisée et ceux qui gèrent les dossiers économiques et financiers. La Jirs de Bordeaux est petite, ce qui rend les choses assez simples. Il en va autrement à Paris, Lille, Marseille ou Lyon : les magistrats sont plus nombreux et les fonctionnements plus étanches. Les services ont été organisés ainsi. Il n'existe pas de service qui traite de l'écocrime ou de toutes les problématiques en même temps.

Cela est d'autant plus vrai pour les services d'enquête. Si vous ouvrez un dossier d'escroquerie en bande organisée ou de blanchiment de fraude fiscale, un dossier aux faux ordres de virement, vous allez nécessairement désigner des services d'enquête qui ont un prisme financier. S'il s'agit d'un office, vous vous tournerez vers l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) ou vers l'ex-brigade financière d'une police judiciaire. Ces services ont l'habitude de traiter des dossiers financiers et n'ont pas l'habitude d'appliquer dans leurs dossiers des méthodes de travail classiques, celles d'une brigade anti-stupéfiants ou d'un service qui s'intéresse à la traite des êtres humains - je pense aux techniques spéciales d'enquête, à la sonorisation, à la captation, à la surveillance ou au balisage de véhicules. Le problème relève véritablement des méthodes de travail. Ce fonctionnement en silos fait que les services commencent l'étude d'un dossier selon des logiques qui ne sont pas les mêmes. Les enquêteurs n'ont pas le même profil ni la même manière de travailler. Ce phénomène peut se retrouver chez les magistrats eux-mêmes : ce ne sont parfois pas les mêmes chambres qui gèrent les dossiers en question. Les conséquences se répercutent tout le long de la chaîne judiciaire.

La notion d'écocrime implique que l'on puisse traiter d'un dossier de trafic de stupéfiants ou de cigarettes, de proxénétisme aggravé ou de vol organisé en y intégrant des éléments financiers dès le départ, dès l'élaboration de la stratégie.

On peut imaginer traiter un dossier de trafic de stupéfiants en effectuant les surveillances et les balisages adéquats, en effectuant des interpellations et en saisissant des produits. L'aspect financier consistera en seulement trois ou quatre vérifications patrimoniales sur les cibles principales, qui conduiront à perquisitionner tout ce qui est possible. Voilà comment l'affaire sera jugée.

On pourrait aussi traiter le dossier en se disant que le trafic de stupéfiants génère un cash énorme : partons alors des réseaux de blanchiment, et donc des réseaux de collecteurs. Jusque dans un passé relativement récent, les dossiers liés à des réseaux de collecteurs - ceux qui sont seulement chargés de récupérer l'argent des trafics - étaient traités, notamment quand il y avait un volet parisien, par l'OCRGDF et non par l'Ofast. Pourtant, l'organisation incriminée fait aussi bien du trafic de stupéfiants que du blanchiment : elle génère son produit puis gère ses flux financiers.

La question n'est donc pas de choisir l'une ou l'autre des approches - produit ou argent -, mais de les mutualiser en rapprochant les services d'enquête, en exploitant les deux volets en même temps, grâce à des enquêteurs qui connaissent les deux approches. Ces personnes sont difficiles à trouver, car telle n'était pas la culture des enquêtes jusqu'à présent.

M. Raphaël Daubet, président. - Pourrions-nous imaginer une formation « écocrime » pour un enquêteur anti-stupéfiants ?

M. Bertrand Rouède. - Oui, voire une création de service.

Voici un exemple concret : la direction interdépartementale de la police nationale (DIPN) de Bordeaux - nous avons des échanges nourris avec elle sur ce sujet, car notre Jirs pousse à ce changement d'organisation - souhaite créer une cellule en partie consacrée au blanchiment. Cette cellule sera rattachée à la sous-direction de lutte contre la criminalité organisée et de la délinquance spécialisée (SDLCODS), avec des enquêteurs qui viennent de l'Ofast, un effectif qui viendrait de la Jirs, un effectif ou deux qui viendraient d'un service économique et financier et, peut-être, un effectif qui aurait une expérience d'office, par exemple un ancien de l'OCRGDF. Il s'agit non pas de monter une organisation pour un seul dossier, mais de créer de manière pérenne un service à la croisée des chemins, entre un ancien service anti-stupéfiants et un service financier.

Je ne sais pas si former des enquêteurs avec la double casquette est possible rapidement. Nous pourrions néanmoins créer un service ou les enquêteurs travaillent ensemble, selon un objectif bien déterminé dès le départ. Voilà une première piste.

M. Raphaël Daubet, président. - La Jirs de Lille partage-t-elle ce constat ?

Mme Virginie Girard. - Cette volonté est partagée. Nous sommes au-delà du stade de l'expérimentation. Je pense aux antennes de l'Ofast, qui disposent d'ores et déjà d'appuis économiques et financiers pour aller au-delà du démantèlement des réseaux de trafic de stupéfiants et donc s'intéresser aux réseaux de blanchiment adossés.

Cela participe de la volonté de décloisonnement que j'évoquais ; elle doit être l'oeuvre des services judiciaires comme des services enquêteurs. Nous devons être plus agiles, pour embrasser de manière large les phénomènes, sans nous dire que le blanchiment n'est qu'anecdotique au sein des dossiers de criminalité organisée.

Notre frustration est réelle. Alors que nous avons la volonté ferme et avérée de travailler sur le blanchiment et que l'on ouvre des dossiers, force est de constater que cet aspect reste peu travaillé. Je souscris aux propos de Bertrand Rouède.

Nous avons parlé des obstacles qui existent à l'international, mais nous pourrions aussi balayer devant notre porte. Des obstacles existent aussi en France, qui nous empêchent de bien percevoir les phénomènes.

Par exemple, de nombreuses aides étatiques dématérialisées et confiées au secteur privé constituent des vecteurs privilégiés de blanchiment. Je l'évoquais tout à l'heure avec la fraude au système d'immatriculation des véhicules (SIV). Les enjeux sont importants. L'État engage des processus de dématérialisation sans avoir mesuré les conséquences en matière de fraude ou de blanchiment. Nous devons ensuite « ramer » pour diligenter des enquêtes pénales, car chaque nouvelle aide ou chaque nouveau dispositif apporte son lot d'attaques et de fraudes massives, avec des sociétés constituées à dessein.

Autre sujet de réflexion : l'interconnexion des greffes des tribunaux de commerce français. Nous parlions tout à l'heure des sociétés taxis, ces sociétés lessiveuses, vraies ou fausses sociétés qui ont vocation à faire se rencontrer ceux qui ont besoin de blanchir et ceux qui ont besoin de cash. Si nous avions une véritable interconnexion et un dispositif robuste de détection de la fraude documentaire, nous pourrions identifier ceux qui créent des sociétés fictives devant tous les tribunaux de commerce de France et de Navarre, et nous éviterions que l'autorité judiciaire ait à intervenir a posteriori, avec ses petits moyens, pour démanteler des structures de fraude qui ont essaimé dans tout le territoire national.

Voilà les pistes de réflexion que je souhaitais aussi soumettre à votre sagacité. Franchement, nous sommes parfois révoltés devant le préjudice pour les finances publiques et devant les moyens dérisoires à notre disposition. D'entrée de jeu, nous aurions pu envisager les fraudes à venir.

Mme Carole Étienne. - En matière d'interconnexion des greffes des tribunaux de commerce, je constate un premier progrès, avec le système centralisé d'immatriculation des sociétés à l'Institut national de la propriété industrielle (Inpi). Néanmoins, on ne détecte pas encore suffisamment le faux document.

Mme Virginie Girard. - En effet, car le système est totalement dématérialisé. Il est possible de créer une société sur le fondement d'une simple copie d'un document, de manière totalement éthérée. Le risque de fraude est massif et majeur.

M. Raphaël Daubet, président. - Mesdames, messieurs, je vous remercie pour ces avis et ces préconisations. Vous pourrez aussi répondre au questionnaire que vous avez reçu. Nous essaierons de profiter au mieux de ce riche entretien.

Audition de MM. Frédéric Baab, procureur européen, Emmanuel Chirat et Mme Anaïs Taïbi-Lecoeur, procureurs européens délégués

(Mardi 29 avril 2025)

Mme Nadine Bellurot, présidente. - Nous commençons nos travaux de ce jour par l'audition de M. Frédéric Baab, procureur européen, ainsi que de M. Emmanuel Chirat et Mme Anaïs Taïbi-Lecoeur, procureurs européens délégués.

Monsieur le procureur européen, madame, monsieur les procureurs européens délégués, l'institution à laquelle vous appartenez est récente, puisque le Parquet européen a commencé ses activités le 1er juin 2021.

Les atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne (UE) sont au coeur de vos compétences. La lutte contre la criminalité financière, la fraude et les détournements sont donc vos préoccupations quotidiennes. Nous vous avons sollicités afin d'obtenir votre appréciation sur la situation ainsi que sur la mise en oeuvre des normes concernant la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) en France et en Europe.

Nous sommes convaincus que la coopération judiciaire est essentielle en cette matière, et votre institution est particulièrement bien placée pour voir l'intérêt, et peut-être aussi les limites, de l'articulation avec les systèmes judiciaires nationaux des membres de l'Union et la coopération avec les États étrangers.

Je vous indique, monsieur le procureur, madame, monsieur les procureurs délégués, que cette audition fera l'objet d'une captation et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.

Dans la mesure où vous représentez une instance européenne, il n'est pas nécessaire de vous faire prêter serment.

M. Frédéric Baab, procureur européen. - Merci beaucoup, madame la présidente, madame le rapporteur, de nous avoir invités à cette audition de votre commission d'enquête sur la délinquance financière. Le Parquet européen est un nouvel acteur : les faits de fraude aux intérêts financiers de l'UE relevaient auparavant de la compétence des juridictions nationales, qui leur accordaient toute l'attention possible au regard de leurs autres priorités d'action publique.

Comme vous l'avez rappelé, madame la présidente, le Parquet européen est entré en fonction le 1er juin 2021. Or lorsqu'un parquet spécialisé est créé dans un domaine, cela crée de fait une nouvelle priorité d'action publique, comme cela s'était produit avec le Parquet national financier (PNF). Après avoir repris quatre dossiers en France, nous en avons aujourd'hui 114 en cours, sans compter ceux que nous avons déjà traités. La création du Parquet européen a donc fait de la lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l'UE une priorité d'action publique à part entière, qui s'inscrit naturellement dans le cadre judiciaire des États membres participants. Nos affaires sont jugées par le tribunal judiciaire de Paris.

Je suis accompagné de deux procureurs européens délégués : Emmanuel Chirat est ancien douanier et ancien vice-procureur au PNF ; Anaïs Taïbi-Lecoeur est ancienne vice-procureure à la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Lyon. Ils vous décriront précisément les schémas de fraude aux intérêts financiers auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés, qui sont une expression parmi d'autres de cette criminalité organisée qui se développe en France et en Europe.

Au 1er janvier 2025, l'activité globale du Parquet européen recouvre 2 666 enquêtes en cours, pour un préjudice global au budget européen estimé à près de 25 milliards d'euros. En 2024, nous avons procédé à des gels d'avoirs à hauteur de 2,4 milliards d'euros. Ce parquet, désormais pleinement installé dans sa compétence, commence à produire des résultats opérationnels.

Voici le premier message que je souhaitais vous adresser : le Parquet européen fonctionne, en dépit des quelques doutes initiaux liés à son organisation un peu complexe et à sa collégialité. Aujourd'hui, ce sont 24 États membres qui y participent, représentés par 24 procureurs européens, travaillant ensemble au sein de 15 chambres permanentes qui constituent les cellules décisionnelles du Parquet.

Les dossiers ouverts par les procureurs européens délégués sont attribués, à tour de rôle, aux chambres permanentes, lesquelles prennent les principales décisions d'action publique. Bien que les enquêtes soient conduites sur le terrain par les procureurs européens délégués, ceux-ci doivent régulièrement - tous les six ou neuf mois, selon l'importance ou la sensibilité du dossier - remettre un rapport d'action publique à la chambre permanente saisie. Ce mécanisme assure un contrôle effectif, depuis le niveau central à Luxembourg, sur les enquêtes locales.

Malgré les craintes concernant la complexité et la diversité des systèmes juridiques représentés par les procureurs européens, ce modèle fonctionne très bien. L'anglais est la langue de travail commune, mais nous avons su maintenir l'usage du français dans nos échanges avec la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Sur le plan procédural, une enquête pénale n'est pas si compliquée : les procureurs se comprennent entre eux. Ce qui devient plus difficile, c'est la conduite concrète des enquêtes, mais des actes comme une notification de charge, c'est-à-dire une mise en examen, une détention provisoire ou une interception téléphonique sont universellement compris. Ces actes d'enquête sont les mêmes partout et ne posent aucune difficulté de compréhension lors de l'évaluation des dossiers présentés par les procureurs européens délégués.

Deuxième point essentiel : la création du Parquet européen a permis de faire émerger une nouvelle priorité d'action publique. Cela se reflète dans l'évolution de notre activité : en France, nous avons repris un nombre limité de dossiers, mais ce volume a fortement augmenté depuis. S'agissant de la violation des mesures restrictives et des sanctions de l'UE, si vous souhaitez en faire une nouvelle priorité d'action publique, il conviendra peut-être d'envisager le transfert de cette compétence au Parquet européen.

Troisième point : nous sommes aujourd'hui confrontés à un phénomène de criminalité organisée qui n'était pas évident au départ. En effet, nous n'avions pas une idée très nette de cette fraude aux intérêts financiers de l'UE : quelques grands dossiers, comme la fraude à la taxe carbone en France, avaient été traités au niveau national. La présence très forte de la criminalité organisée est désormais manifeste, en particulier dans le volet des recettes de l'UE. Elle se révèle surtout dans les fraudes à la TVA et aux droits de douane. À notre sens, la criminalité organisée est beaucoup plus enracinée dans ces mécanismes de fraude aux recettes que dans ceux qui portent sur les dépenses.

Certes, des situations spécifiques existent : en Italie, par exemple, on observe également la présence significative de la mafia dans la fraude aux dépenses, domaine dans lequel elle s'est spécialisée de longue date à travers le détournement de subventions européennes. Cependant, c'est le volet des fraudes aux recettes qui semble vraiment marquer son ancrage profond.

Mon collègue Emmanuel Chirat vous présentera les principaux schémas de fraude aux intérêts financiers, puis Anaïs Taïbi-Lecoeur illustrera, à travers un exemple concret, la manière dont cette criminalité organisée en tire profit.

M. Emmanuel Chirat, procureur européen délégué. - L'objectif de cette brève intervention est de vous présenter un état des lieux de la menace, de clarifier la position du Parquet européen, depuis sa création, et de montrer notre volonté d'avoir une perspective européenne sur ce qui constitue pour nous une priorité : lutter contre les fraudes aux recettes de l'UE, principalement la fraude à la TVA et aux droits de douane, tout en combattant l'intervention du crime organisé et des réseaux de délinquance bien établis.

En ce qui concerne les recettes de l'Union, le Parquet européen est compétent pour enquêter et poursuivre dès qu'un comportement frauduleux porte atteinte aux ressources propres de l'UE. Parmi celles-ci, les droits de douane, qui constituent une source traditionnelle de financement de l'UE depuis le marché unique, sont concernés dès lors que le préjudice financier de la fraude est égal ou supérieur à 10 000 euros.

Nous sommes également compétents lorsque le comportement frauduleux porte atteinte au système commun de la TVA tel qu'établi par la directive du 28 novembre 2006. Toutefois, cette compétence ne peut être exercée que si la fraude porte sur un montant minimum de 10 millions d'euros de TVA, estimé dès l'ouverture de l'enquête, et si cette fraude est connectée au territoire d'au moins deux États membres. De plus, pour lancer une enquête, le Parquet européen doit recevoir un signalement.

Concernant la fraude à la TVA, nous nous appuyons sur les données consolidées des institutions européennes, qui s'accordent à dire qu'en 2023 les revenus issus de la TVA ont rapporté 22,5 milliards d'euros à l'UE, soit 12,45 % des recettes totales de l'Union. Les droits de douane, quant à eux, atteignent environ 12,1 % du montant annuel des recettes de l'UE.

La Commission européenne, ainsi que des organismes nationaux comme la direction générale des finances publiques (DGFiP) ont estimé le « gap TVA » à 89 milliards d'euros. Le chiffre noir de la fraude douanière est plus difficile à établir à partir des études, des sources ouvertes ou données publiques. Toutefois, en 2023, la Commission européenne a estimé à 478 millions d'euros les irrégularités liées aux ressources propres traditionnelles de l'Union, principalement les droits de douane, constatées par les administrations nationales.

Ces enjeux financiers nous ont permis de découvrir, selon les mots de notre procureure en chef, Mme Kövesi, un « nouveau continent du crime ». Nous avons identifié des mécanismes de fraude distincts, en matière tant de fraude aux droits de douane que de fraude à la TVA, qui unissent les organisations criminelles.

La fraude aux droits de douane concerne essentiellement la minoration des valeurs déclarées à l'importation. Nous travaillons également sur des fraudes à l'origine, qui visent à contourner les mesures de protection commerciale mises en place par l'Union : droits antidumping, droits compensateurs, droits additionnels, ainsi que l'ensemble des dispositifs de protection du commerce et de l'économie européens. Ces fraudes incluent aussi des opérations de contrebande, notamment les importations en dehors des bureaux.

À l'échelle de l'Union, la typologie des fraudes à la TVA est beaucoup plus vaste. Le crime organisé utilise depuis longtemps les opérateurs dits « défaillants », les fameux missing traders. Or ce type de fraude classique tend à être supplanté par d'autres méthodes. Quant à la « fraude carrousel » des années 1990, elle existe encore, mais elle est devancée par de nouvelles constructions frauduleuses qui exploitent les importations dans l'UE via l'économie numérique, notamment le e-commerce, les plateformes de vente et les sites web marchands.

Je souhaiterais, à ce titre, vous exposer brièvement les procédures douanières simplifiées applicables aux importations dans l'Union, en m'appuyant sur un rapport récent de la Cour des comptes européenne.

La première procédure, appelée mise en libre pratique, est un régime douanier d'importation codifié sous le chiffre 42. Ce mécanisme suspensif, instauré dès 1993, permet aux importateurs d'introduire des marchandises dans l'Union, de payer les droits de douane à l'entrée et de les faire circuler jusqu'à leur destination finale dans un autre État membre, le tout en suspendant la TVA. Les organisations frauduleuses utilisent un importateur dit « en tête de gondole », qui déclare l'importation, paie les droits de douane - éventuellement en les minorant -, puis disparaît. La marchandise tombe alors dans le marché gris de l'économie et échappe ainsi à l'assujettissement à la TVA.

Un autre dispositif, de plus en plus répandu, suscite de vives inquiétudes : il s'agit du guichet unique à l'importation, ou Import OneStop-Shop (IOSS). Mis en place en 2021 par les institutions européennes et les États membres, ce système vise à simplifier la déclaration de TVA pour les ventes à distance en business to consumer (« B to C »), notamment celles qui sont effectuées via le e-commerce par des opérateurs non européens, pour des biens d'une valeur inférieure à 150 euros.

Malheureusement, ce système est aujourd'hui détourné à des fins frauduleuses. Parmi les pratiques observées, l'usurpation de numéro IOSS est en forte augmentation : des exportateurs, souvent basés en Asie, envoient massivement de petites quantités de marchandises par le fret express ou le groupage de conteneurs - maritimes ou aériens - et utilisent le numéro IOSS d'un autre opérateur - parfois celui de grandes plateformes - pour déclarer l'importation.

On constate également des stratégies de fractionnement d'envois, pour essayer d'échapper aux contrôles douaniers et fiscaux, qu'il s'agisse de l'application de la TVA sur l'importation et la revente des marchandises en France, ou des obligations déclaratives liées à leur valeur réelle, souvent minorée.

En tant que procureur, j'y vois un véritable boulevard pour la fraude ! Le constat de la Cour des comptes européenne est à cet égard très clair : « Nous concluons que les mesures existantes ne permettent pas de prévenir, ni de détecter efficacement la fraude à la TVA sur les importations dans le cadre de ces procédures, ni de maintenir un équilibre entre la facilitation des échanges et la protection des intérêts financiers de l'Union. » C'est une manière explicite de dire que nous avons un vrai problème...

Un autre sujet nous préoccupe : la fraude à la TVA sur les prestations de services en ligne. Elle concerne notamment les services numériques fournis par des opérateurs étrangers, installés sur des plateformes offshore ou dans des pays hors de l'UE, qui cherchent à échapper à leurs obligations de collecte et de paiement de la TVA. Parmi les services visés figurent les plateformes de streaming, les jeux vidéo, le cloud, les formations numériques, etc.

Les organisations criminelles ont bien saisi les enjeux et ont développé des formes de fraude massive, en constante évolution. Nous observons également des phénomènes de polycriminalité et de forum shopping au sein de l'Union européenne, les organisations criminelles choisissant le pays où ils opèrent. Il nous revient donc de renforcer notre coopération, en utilisant pleinement les mécanismes du Parquet européen, afin de les identifier et les poursuivre efficacement.

Les fraudes aux recettes sont polymorphes, notamment en matière de TVA, et touchent de nombreux secteurs : téléphonie, produits informatiques, carburants, métaux précieux, services digitaux, etc. Les fraudeurs, qu'il s'agisse de douane ou de TVA, n'hésitent pas à utiliser les arcanes des systèmes réglementaires pour contourner la loi, au détriment des ressources de l'UE et de ses États membres.

Mme Anaïs Taïbi-Lecoeur, procureure européenne déléguée. - La criminalité organisée est évidemment impliquée dans la délinquance économique et financière ; elle est donc extrêmement présente dans les infractions relevant du champ de compétences du Parquet européen. Afin d'appréhender l'intégralité de la chaîne délinquante, les textes de 2017 qui ont défini ce champ de compétences lui ont intégré les notions de blanchiment et de participation à une organisation criminelle tendant à nuire aux intérêts financiers de l'Union européenne. Nous bénéficions aussi de l'article 324-1-1 du code pénal, dispositif communément appelé « présomption de blanchiment », qui peut s'appliquer dans nos dossiers sous la condition d'un lien avec une infraction relevant de la compétence du Parquet européen.

Le blanchiment auquel nous sommes confrontés dans nos dossiers porte surtout sur les produits de la fraude à la TVA et des infractions douanières. On constate aussi quelques cas de blanchiment d'appropriations organisées des fonds et subventions de l'Union européenne. Les modalités de ce blanchiment suivent des schémas nationaux et internationaux qui vous sont sans doute déjà familiers après vos auditions de services enquêteurs et de magistrats spécialisés. Les acteurs du blanchiment sont très insérés dans l'économie licite ou paralicite. L'intérêt du Parquet européen en la matière, notre réelle force de frappe, est que nous pouvons mener des enquêtes totalement intégrées et simultanées, ainsi que des saisies, dans différents États membres. Ainsi, pour un dossier mené par la délégation française du Parquet européen en 2024, nous avons pu saisir le même jour dans sept pays européens près de 13 millions d'euros issus du blanchiment international d'une fraude massive à la TVA qui avait occasionné un préjudice majeur pour les finances publiques, notamment françaises.

Pour illustrer l'activité du Parquet européen, je veux vous exposer un cas de fraude à la TVA par l'importation intracommunautaire de véhicules haut de gamme. Les enquêtes supranationales du Parquet européen mettent au jour l'écosystème frauduleux dans lequel s'inscrivent les fraudes constatées à l'échelle nationale. En l'occurrence, des courtiers automobiles aux pratiques fiscales frauduleuses, notamment allemands et belges, vendent de nombreux véhicules en bénéficiant du dispositif d'affranchissement de la TVA des livraisons intracommunautaires. Ils les vendent à des opérateurs défaillants, des sociétés éphémères françaises, enregistrées sous des identités fictives et hébergées par des sociétés de domiciliation, dont le chiffre d'affaires augmente très rapidement avant une fermeture tout aussi rapide et l'ouverture d'une nouvelle société.

Ces sociétés revendent les véhicules sur le territoire français sans jamais reverser la TVA due à l'État ; elles fournissent de faux documents pour masquer ce contournement et obtenir l'immatriculation du véhicule. Vous connaissez sans doute les sociétés fraudeuses qui profitent de la libéralisation et de la dématérialisation du système d'immatriculation des véhicules (SIV) ; elles apportent leur complicité à ces entreprises criminelles.

Ce commerce frauduleux offre à ceux qui s'y livrent de multiples possibilités de blanchiment, notamment du produit de trafics de stupéfiants et d'autres activités délictueuses et criminelles. L'acquisition de ces véhicules permet de réutiliser et de blanchir de grandes quantités d'argent liquide ou déjà bancarisé issues de ces trafics. C'est ainsi que de grandes quantités d'argent liquide peuvent ensuite être utilisées auprès des courtiers automobiles que j'ai cités, d'autant que l'Allemagne offre beaucoup plus de facilités aux mouvements d'argent liquide.

On constate aussi un blanchiment du produit de la fraude à la TVA elle-même. Le réemploi des bénéfices ainsi générés permet aux auteurs de ces infractions de financer leur train de vie. Ces fonds sont aussi réinvestis dans les cryptomonnaies, l'immobilier, mais aussi des commerces, notamment des boîtes de nuit, qui offrent de nouvelles occasions de blanchir de l'argent liquide. Ces investissements sont souvent à l'étranger, ce qui rend particulièrement intéressantes nos facultés d'enquête supranationale.

Les auteurs de ces infractions ont souvent des liens avec la criminalité organisée et notamment le trafic de stupéfiants. Il s'agit régulièrement, pour ainsi dire, de retraités du trafic de stupéfiants, qui voient dans ces activités financières frauduleuses transnationales une source de bénéfices moins risqués pénalement, qui leur permettent l'obtention facile de signes extérieurs de richesse.

Les enquêtes du Parquet européen permettent ainsi de matérialiser l'ensemble de la chaîne frauduleuse et de mieux la comprendre économiquement, du fournisseur étranger jusqu'au client final, avec les possibilités annexes de blanchiment multiple que j'ai évoquées.

Ces enquêtes démontrent aussi la polyvalence des groupes criminels organisés qui interviennent dans notre domaine de compétences. On constate une intrication entre les structures de fraude et les structures de blanchiment. Ainsi, des sociétés impliquées dans des schémas de blanchiment destinés à générer de l'argent liquide pour des sociétés de BTP ou de sécurité peuvent également se livrer, à l'échelle européenne, à des carrousels de TVA et à des fraudes douanières de minoration de valeur. Ces schémas de blanchiment sont souvent des services fournis par ces acteurs à d'autres sociétés, mais les fraudes qui intéressent le Parquet européen sont aussi propices à de l'autoblanchiment, car elles donnent souvent lieu à des bénéfices bancarisés.

Face au constat de cette polyvalence, il convient de faire montre de beaucoup d'agilité et de réfléchir au-delà des catégories juridiques d'infractions existantes. Les outils de détection précoce sont cruciaux. Il est surtout nécessaire de développer une analyse criminelle décloisonnée et de travailler en commun entre administrations et systèmes judiciaires, aux échelles tant nationale que supranationale.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Votre audition montre toute l'importance des travaux de notre commission d'enquête. Nous évaluons les outils de lutte contre la criminalité organisée. Manifestement, le Parquet européen est l'un de ces outils.

J'ai lu avec beaucoup d'attention votre rapport d'activité. J'y relève des fraudes portant sur les subventions de l'Union européenne à l'agriculture et au développement rural, sujets auxquels le Sénat est très sensible. Le volume de ces fraudes semble important ; ce serait le deuxième plus important. Je souhaiterais savoir de quel type de fraudes il s'agit. Auriez-vous des exemples ?

Pourriez-vous nous exposer le fonctionnement et les enjeux de votre coopération avec l'Office européen de lutte antifraude (Olaf), Europol et Eurojust ?

M. Frédéric Baab. - Concernant les fraudes affectant les fonds de la politique agricole commune (PAC), il s'agit simplement de détournements de subventions fondés sur des déclarations mensongères. Ce phénomène a une dimension particulière en France du fait de l'ampleur des aides PAC qui y sont distribuées, il touche en particulier la Corse et les départements et territoires d'outre-mer, mais il n'est pas lié à la criminalité organisée : il s'agit généralement d'agriculteurs qui, à un moment donné, vont essayer de tirer parti du système. Il convient néanmoins de s'y intéresser, car, si les montants en jeu sont généralement modestes, entre 100 000 et 200 000 euros, ils s'additionnent... Il s'agit en tout cas d'une délinquance assez traditionnelle, à l'inverse des nouveaux phénomènes de délinquance financière qui vous intéressent.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous voilà rassurés !

M. Frédéric Baab. - J'en viens à nos relations avec nos partenaires européens.

Celles que nous avons avec l'Olaf pourraient être encore développées. La création du Parquet européen a obligé celui-ci à réfléchir à ses pratiques, afin de rendre plus efficaces les enquêtes administratives qu'il mène. Son cadre d'action est limité, et je ne pense pas qu'il serait adapté d'offrir à ses enquêteurs des pouvoirs de police judiciaire. Selon nous, il doit avant tout avoir un rôle de détection de la fraude. Ses moyens restent limités : en simplifiant quelque peu, on pourrait dire que, dans nos rapports d'activité respectifs, l'Olaf compte en millions et nous en milliards. L'Olaf est un acteur incontournable, la Commission a besoin d'un tel service administratif spécialisé, mais ce service doit accepter les conséquences de la création du Parquet européen, autorité judiciaire ayant vocation à reprendre ses dossiers et à leur donner un prolongement pénal. Il s'y fait peu à peu !

Quant à Eurojust, je peux en parler en connaissance de cause, ayant été membre national français de cette institution à l'époque des attentats de 2015, qui ont donné lieu à une coordination judiciaire intense dans le domaine du terrorisme. De fait, Eurojust n'est presque plus, à l'heure actuelle, un partenaire du Parquet européen, parce que nous assurons nous-mêmes la coopération judiciaire et la coordination des enquêtes. Le dispositif opérationnel mis en place avec le Parquet européen sort complètement du schéma d'espace judiciaire européen, où des décisions d'enquête européenne sont adressées d'un pays à l'autre : le partage de preuves est désormais immédiat et permanent. Les procureurs européens délégués adressent à leurs collègues d'autres pays des demandes d'assistance, ils assurent eux-mêmes la coordination des enquêtes ; quand ces demandes ne suffisent plus, ils ouvrent eux-mêmes des enquêtes, plusieurs peuvent être menées en parallèle, de manière coordonnée par les procureurs européens délégués concernés, avant une décision finale prise par les procureurs européens, en coordination avec les chambres permanentes qui suivent les dossiers, sur la juridiction pertinente qu'il convient de saisir, dans tel ou tel pays.

Un bon exemple de cette nouvelle coordination est le dossier Amiral, une affaire de fraude à la TVA sur des appareils électroniques, qui concerne plusieurs pays, dont notamment la France. Ce seul dossier porte sur 2 milliards d'euros ! Pour cette affaire comme pour d'autres, le système du Parquet européen est totalement intégré : c'est un bureau unique. Les 166 procureurs européens délégués travaillent pour la même institution, ils défendent le même intérêt européen : cela change tout !

A contrario, j'ai eu à connaître, à l'époque où j'étais membre national français d'Eurojust, du « Dieselgate », la fraude aux régulations des moteurs diesel organisée par la firme Volkswagen. Ses véhicules étant vendus dans l'Europe entière, cette affaire concernait évidemment tous les États membres de l'UE. Mais nous avons vite constaté les limites de l'exercice d'Eurojust quand l'on est confronté à des intérêts économiques faramineux et, surtout, que les intérêts nationaux de chaque pays peuvent diverger. En l'occurrence, on a eu bien du mal à coopérer avec l'Allemagne, attachée à protéger son champion industriel. Voilà une limite majeure de ce système intergouvernemental. Si, dans les affaires de terrorisme, en revanche, la solidarité est très forte pour venir en aide au pays victime, en revanche les affaires économiques et financières voient les intérêts nationaux ressurgir ; la coopération judiciaire en pâtit. Le Parquet européen évite cet écueil, puisqu'il s'agit par définition d'un système intégré.

Europol est un partenaire majeur du Parquet européen ; la coopération entre ces deux institutions doit se développer, en exprimant à l'échelon européen le binôme justice-police. Europol a des capacités d'analyse criminelle sans commune mesure avec ce que chaque État peut proposer ; ses équipes d'analystes, dotées de forts moyens techniques, apportent une plus-value immensément précieuse aux enquêtes judiciaires. Il n'aurait aucun sens de se mettre en concurrence avec eux.

Pour autant, nous avons également besoin de développer nos propres compétences d'enquête ; à cette fin, l'intelligence artificielle (IA) est un outil crucial. Les affaires que nous traitons sont complexes, on découvre petit à petit les ramifications de chacune. Pour voir clair dans nos dossiers, dans la masse d'information que nous accumulons, nous avons besoin de dispositifs d'IA.

Ceux-ci doivent d'abord nous aider à structurer les données. C'est indispensable pour faire des recoupements et y voir clair dans une affaire complexe. Il existe aujourd'hui des systèmes d'IA capable de localiser des photographies, de repérer une plaque d'immatriculation pertinente, d'analyser un compte bancaire. On a beaucoup parlé récemment des messageries cryptées ; pour analyser ces conversations, il faut identifier ce qui est intéressant et le structurer.

Ensuite, une fois les recoupements faits, on peut passer à des étapes où l'intelligence artificielle générative peut jouer un rôle. Les procureurs européens délégués gagneraient beaucoup de temps si une partie du travail de rédaction qu'ils doivent assumer pouvait être réalisé, en synthétisant les données recueillies, par une IA. Je pense notamment aux rapports d'action publique qu'ils doivent fournir tous les six mois à la chambre permanente qui suit chaque dossier, mais aussi à la préparation d'interrogatoires.

Le sujet de l'intelligence artificielle est beaucoup plus large encore. J'ai proposé au Club des juristes de lancer un groupe de travail chargé de réfléchir aux différents points que son application aux enquêtes économiques et financières exigera de traiter. Quel impact cette mutation aura-t-elle sur la procédure pénale, et quel peut être le statut d'une preuve pénale acquise grâce à un système d'IA ? Une telle preuve est-elle indiscutable ? Un avocat pourrait demander à avoir accès à la base de données sous-jacente, pour lui appliquer son propre système d'analyse par IA. La performance des enquêtes pénales s'en trouvera démultipliée, mais cela imposera de revoir les grands équilibres de la procédure pénale, bien au-delà des questions techniques.

Par ailleurs, le cadre européen posé, notamment, par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) relative à la conservation et à la protection des données personnelles est-il tout à fait adapté aux nouveaux systèmes d'intelligence artificielle ? Les contraintes de ce cadre normatif apparaissent de plus en plus décalées par rapport à la réalité. Les voyous utilisent l'IA sans ambages, la défense y a aussi recours ; nous seuls, procureurs, devrions-nous rester corsetés ?

J'ai invité diverses institutions européennes, de la Commission à Europol et Eurojust, à participer à ce groupe de travail. La Commission réfléchit actuellement à un programme général relatif au droit pénal en Europe ; cela doit être l'occasion de discuter des nécessaires adaptations de ce cadre normatif.

Enfin, le recours aux systèmes d'IA pose des problèmes de souveraineté. Il faut savoir où les serveurs sont localisés et comment l'on protège ces données personnelles extrêmement sensibles, comment l'on garantit que seuls les services judiciaires concernés y ont accès. Une protection renforcée de toutes ces données devra être mise en oeuvre d'une manière ou d'une autre. À ce propos, n'oublions pas que les enquêtes internes aux entreprises vont, elles aussi, avoir recours à l'IA.

M. Dominique Théophile. - Dans quel délai ce groupe de travail sur l'intelligence artificielle pourrait-il aboutir ? Ces mutations s'accélèrent de jour en jour ; il ne faudrait pas tarder. La hiérarchisation de la protection des données est aussi un sujet sensible.

Le Parquet européen a constaté en 2024 une forte augmentation de la fraude à la TVA ; les pertes sont estimées à quelque 13 milliards d'euros. Pour la limiter, certains pays, comme l'Allemagne, ont rendu obligatoire la facturation électronique pour toutes les transactions interentreprises, dites B to B. La France prévoit un tel régime à compter de septembre 2026. La généralisation de la facturation électronique à l'échelle européenne pourrait-elle réduire l'ampleur de la fraude à la TVA ? Recommandez-vous d'étendre certaines bonnes pratiques nationales à l'échelle de l'Union ?

M. Hervé Reynaud. - Les organisations frauduleuses font preuve de créativité, mais certains modes opératoires perdurent : en dépit du recours accru au numérique, l'utilisation d'argent liquide est encore le moyen le plus sûr de passer sous les radars. A-t-on une notion de l'ampleur des flux de cash ? Vous avez évoqué la nécessité de décloisonner le travail d'enquête. Pouvez-vous faire des recommandations explicites en ce sens ?

M. Frédéric Baab. - Oui, en matière d'intelligence artificielle, nous devons nous dépêcher. Les systèmes évoluent en permanence. Nous entendons rendre notre rapport sur ce sujet au plus tard à la fin de l'année.

M. Emmanuel Chirat. - La facturation électronique est une attente très forte du Parquet européen, des enquêteurs et des analystes. Nous souhaitons surtout que le système soit généralisé en Europe, car cela offrira un gain de temps énorme dans l'accès à l'information. Aujourd'hui, quand on cherche une facture, on doit se tourner d'abord vers l'entreprise qui la détient, qui peut être défaillante, frauduleuse ou inexistante, puis vers un éventuel comptable, enfin, en cas d'importation, vers le déclarant en douane, qui a pu conserver des copies.

Vous nous demandez quelles bonnes pratiques, au-delà de la facturation électronique, peuvent être utiles à nos investigations. Depuis 2023, il existe un nouveau dispositif européen, le système électronique central concernant les informations sur les paiements (Cesop). Sont ainsi regroupés dans une base de données européenne l'ensemble des paiements transfrontaliers de payeurs des États membres de l'Union européenne. Par exemple, si vous envoyez de l'argent en Allemagne, cette transaction est enregistrée dans le Cesop et conservée un certain temps. Le Parquet européen n'a cependant pas un accès direct à ces informations : nous devons en faire la requête, soit en France à la DGFiP, soit depuis le bureau central via la plateforme Eurofisc, ce qui retarde nos enquêtes. Il serait utile de nous offrir un accès direct au Cesop, comme aux données de la facturation électronique par la suite.

Mme Anaïs Taïbi-Lecoeur. - Nous vous apporterons par écrit des éléments de réponse supplémentaires concernant l'argent liquide et les mécanismes mis en pratique au travers du paquet anti-blanchiment.

Pour ce qui est du décloisonnement, les sujets dont nous avons à traiter étant extrêmement techniques, les enquêteurs sont amenés à se spécialiser, à acquérir une très grande expertise chacun dans son domaine. Les enquêteurs douaniers sont les mieux à même de traiter des fraudes aux droits de douane ; certains services de police ont une connaissance fine de certains réseaux de blanchiment, des acteurs et des communautés impliqués. Quand on rassemble ces enquêteurs, on peut aboutir à des analyses globales des phénomènes étudiés. Il faut donc favoriser toute initiative permettant de rassembler ces expertises, car la polyvalence de chaque enquêteur est forcément limitée. C'est pourquoi il est régulièrement fait recours à la co-saisine, y compris à l'échelle supranationale ; je pense à des dossiers où l'administration fiscale allemande et l'Office national anti-fraude (Onaf) français travaillent ensemble.

M. Frédéric Baab. - Je veux revenir un instant sur le cadre des enquêtes douanières. Nous avons à notre disposition l'Onaf, qui dispose de prérogatives de police judiciaire complètes, et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), qui peut prendre l'initiative d'une enquête et dispose d'un service de renseignement, mais dont les pouvoirs d'enquête sont limités, notamment en ce qui concerne les techniques spéciales d'enquête comme les interceptions téléphoniques. Il serait intéressant de réfléchir à l'évolution de ce cadre pour les enquêtes du Parquet européen, afin que nous puissions profiter de la compétence propre des enquêteurs douaniers, qui nous est très précieuse, tout au long de nos enquêtes. Le système évolue, mais par petites touches ; certaines tentatives de réforme échouent. Il faut avoir une réflexion d'ensemble et faire de l'évolution de ce cadre une question politique, en tout cas pour ce qui concerne les enquêtes du Parquet européen.

Un autre sujet à creuser est la violation des mesures restrictives et le contournement des sanctions de l'UE. C'est un champ d'investigation auquel on s'est peu attaqué à ce jour. Il serait à notre sens efficace d'élargir les compétences du Parquet européen à ces infractions, comme l'avaient d'ailleurs proposé en novembre 2022 le garde des sceaux alors en fonctions, Éric Dupond-Moretti, et son homologue allemand, Marco Buschmann. Il s'agit par définition de dossiers transnationaux, que le Parquet européen, spécialisé dans des infractions financières assez similaires, comme les fraudes aux droits de douane, et doté d'une grande agilité transnationale grâce à son caractère intégré, pourrait traiter de manière satisfaisante. Enfin, il serait logique de confier au Parquet européen la poursuite d'infractions à des mesures décidées à l'échelle européenne.

Mme Nadine Bellurot, présidente. -Certaines évolutions de la législation pénale française vous seraient-elles utiles ?

M. Frédéric Baab. - La France est plutôt bien placée en la matière par rapport à d'autres pays. La transposition des textes européens a été bien faite, en nous permettant notamment d'éviter le recours à un juge d'instruction : les procureurs délégués qui m'entourent peuvent exercer les prérogatives de celui-ci quand ils ouvrent une information judiciaire. Notre système est très souple à la fin de l'enquête, au moment des poursuites : nous pouvons utiliser la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) ou encore les transactions douanières, dispositifs qui n'existent pas dans tous les pays européens. La CRPC nous permet d'apporter une réponse pénale efficace et comprise de tous, tout en évitant un procès devant le tribunal judiciaire de Paris. Le cadre procédural de nos enquêtes en France est donc très satisfaisant. Je le redis, nous demandons surtout que soient donnés plus de pouvoirs aux enquêteurs de la DNRED.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Cette audition est particulièrement importante au vu des montants en jeu dans les enquêtes menées par votre institution : des dizaines de milliards d'euros sont distraits à des finances publiques, nationales ou européennes, dont l'état est déjà préoccupant. C'est un crime économique, mais surtout démocratique !

Un logiciel de détection précoce de la fraude à la TVA est utilisé par certains pays, mais pas par d'autres. Auriez-vous des informations sur une éventuelle généralisation de son emploi ? Ce sujet avait été abordé il y a plusieurs années ; est-il toujours d'actualité ? Faut-il pousser à l'uniformisation de ces pratiques ?

À vous entendre, la Cour des comptes européenne a une délicatesse de sylphide dans son travail. Auriez-vous des préconisations à faire en la matière ?

Vous avez mentionné une possible extension de votre compétence aux violations des sanctions internationales. Cela serait sans doute bienvenu.

M. Emmanuel Chirat. - La détection en amont de la fraude ne relève pas vraiment de notre compétence ; nous ne pouvons enquêter que lorsque nous sommes saisis d'un signalement ; c'est l'auteur de celui-ci qui doit avoir mis des mesures de veille et de prévention, et être capable de saisir des signaux faibles. Certaines administrations fiscales et douanières disposent d'outils à cette fin, mais je ne saurais vous les exposer dans le détail.

Je précise seulement que nous avons su, non sans difficultés d'ailleurs, créer un pont entre le Parquet européen et le réseau informel Eurofisc, qui réunit les administrations fiscales des États membres, pour croiser les signaux faibles sur les entités susceptibles de manquer à leurs obligations de TVA ou de s'inscrire dans un réseau de fraude à la TVA. Notre bureau central fait beaucoup d'efforts pour s'arrimer à ce réseau, mais notre accès à ses données reste indirect. Nous devons les interroger, à moins qu'Eurofisc ne prenne l'initiative de nous transmettre, dans un cadre légal et sécurisé, des données que lui-même aura obtenues des États membres. Le système pourrait sûrement être rendu plus agile.

Par ailleurs, Frédéric Baab a exposé l'intérêt que l'intelligence artificielle pourrait avoir pour les enquêtes que nous avons ouvertes, de manière à mieux détecter la polycriminalité et les réseaux interpénétrés. Quand on travaille sur une fraude à 2,2 milliards d'euros affectant au moins 16 États membres, comme l'ont fait nos collègues portugais, l'IA est nécessaire pour traiter une telle masse de données. Il a fallu, si je puis dire, « sous-traiter » cette analyse en recourant à la plateforme Europol et à de multiples analystes issus de différents pays.

Nous n'avions pas, au sein du Parquet européen, les ressources humaines et financières nécessaires pour un tel travail. On connaît l'état du débat public sur les demandes de financement du Parquet européen ; il serait utile de préconiser que nous disposions d'un peu d'argent pour réaliser ce travail, qui rapporterait beaucoup à l'Union européenne et aux États membres. À chaque enquête que nous concluons, nous encourageons la douane ou le fisc à recouvrer les sommes concernées, en leur transmettant les informations nécessaires. Lorsque nous saisissons des biens au titre de mesures provisoires et que la confiscation est ensuite confirmée, l'argent ne va pas dans la caisse du Parquet européen : il est versé au budget de l'État, comme toutes les confiscations prononcées par les juridictions françaises. Il serait donc rentable d'investir un peu d'argent dans les outils de détection et d'intelligence artificielle, pour mieux cerner les fraudeurs.

M. Frédéric Baab. - La détection est un enjeu majeur. Certains dispositifs techniques permettent d'améliorer la détection de la fraude en amont, le plus tôt possible. À cette fin, il faut aussi que chaque État membre dispose d'un cadre conventionnel organisant les accords passés entre les différents acteurs institutionnels pour renforcer la coopération.

Ainsi, nous avons commencé, en France, par signer un accord général, sous l'égide de la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf), instaurant un plan national de lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l'Union européenne. Ainsi, nous sommes intégrés au système institutionnel et identifiés par tous les services de l'État qui gèrent des fonds européens.

Il faut ensuite, pour certains types de fraudes, développer des coopérations particulières. Ainsi, pour le plan de relance - 800 milliards d'euros, dont 40 milliards pour la France -, nous avons conclu une convention avec la direction générale du Trésor pour la répartition des compétences. Il s'agissait de déterminer un point capital : à partir de quand le Parquet européen serait compétent pour les fraudes concernant ces programmes nationaux refinancés par le budget européen. Aux termes de cette convention, même si la fraude est détectée alors que le programme est seulement dans sa phrase nationale, nous sommes déjà compétents.

Un troisième accord très important est celui que nous avons conclu avec Tracfin. Nous en recevons des signalements et nous lui demandons de l'information.

Au-delà des dispositifs techniques, il faut que le Parquet européen, dans ses 24 expressions nationales, s'intègre dans son système national. Cela lui donne une force supplémentaire, car fait ce sont les juridictions nationales qui jugent ses dossiers.

Concernant l'extension de notre compétence à la violation des mesures restrictives, remarquons qu'il y a une très grande proximité entre ces contournements et les mécanismes de fraude aux droits de douane. Ces infractions sont parfois inextricablement liées, dans une connexité renforcée. Il y aurait donc une vraie logique à donner cette compétence au Parquet européen. Toutefois, il y a deux conditions pour ce faire. D'une part, aux termes de l'article 86 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, il doit s'agit d'une « criminalité grave ayant une dimension transfrontière », conditions faciles à remplir en la matière. D'autre part, il faut l'accord unanime du Conseil européen, ce qui nécessite un travail politique.

Mme Nadine Bellurot, présidente. - Merci de ces échanges très fructueux, qui ont bien fait ressortir la nature titanesque de votre tâche et de la nôtre !

Audition de M. Nicolas Bessone, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Marseille et représentant de la Conférence nationale des procureurs de la République

(Mardi 29 avril 2025)

Mme Nadine Bellurot, présidente. - Nous poursuivons nos travaux en entendant M. Nicolas Bessone, procureur de la République de Marseille, et représentant de la Conférence nationale des procureurs de la République.

Nos auditions ont souligné le défi que représente l'enquête en matière de lutte contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée, notamment au regard des moyens disponibles. Cette question vous affecte donc directement, de même que celle des moyens accordés à la justice.

Il nous a aussi été indiqué que le droit français, au travers notamment de la présomption de blanchiment, dont il a beaucoup été question, dispose de moyens importants pour lutter contre ce phénomène. Enfin, il nous a été dit qu'une approche englobant la notion de réseau criminel serait plus utile qu'une approche par infraction. Voilà donc plusieurs sujets sur lesquels nous souhaitons avoir votre point de vue au regard de votre pratique quotidienne.

Avant de vous céder la parole, je vous indique que cette audition fait l'objet d'une captation et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié. Enfin, je rappelle pour la forme qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passif des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite donc à prêter serment, de dire toute la vérité rien que la vérité. Monsieur Bessone, levez la main droite et dites « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Bessone prête serment.

M. Nicolas Bessone, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Marseille. - En tant que membre du conseil d'administration de la Conférence nationale des procureurs de la République, je m'exprime au nom de cette instance, qui représente environ 80 % des procureurs de la République.

La problématique varie selon la taille des juridictions. Dans les juridictions de petite taille, les services enquêteurs spécialisés dans la délinquance économique et financière se révèlent parfois insuffisants. Les juridictions de taille moyenne doivent, quant à elles, dégager des moyens pour conduire des enquêtes longues et complexes. Enfin, il y a les grandes juridictions, et plus particulièrement les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) - telles que Marseille, Rennes, Lyon, Fort-de-France ou Lille -, ou les parquets à compétence nationale, comme le Parquet national antiterroriste (Pnat), dont l'un des objectifs est de lutter contre le financement du terrorisme, notamment par le biais du blanchiment.

Par ailleurs, le procureur national financier concentre son action sur ces enjeux : c'est le coeur de son métier. Une juridiction jumelle est en cours de création à Paris, le paquet nationale anticriminalité organisée, le Pnaco. Ce projet est d'une brûlante actualité, puisque le texte a été adopté à l'unanimité par le Sénat et devrait l'être prochainement par l'Assemblée nationale. Nous, procureurs de la République, en nourrissons l'espoir, tant ce texte constitue un véritable levier pour faire progresser la lutte contre la criminalité organisée.

De manière liminaire, rappelons que le blanchiment est une infraction secondaire, qui peut concerner aussi bien des infractions financières, telles que des abus de biens sociaux, des fraudes fiscales, des faits de corruption, que d'autres types d'infractions. Les personnes qui se chargent des opérations de blanchiment ne s'attardent guère sur la nature des infractions commises : leur métier, c'est de blanchir le produit du crime. Nous sommes donc bien confrontés à une problématique relevant du crime organisé.

Votre commission s'inscrit dans le droit fil de la commission chargée de la lutte contre le narcotrafic.

Ancien directeur de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), je pourrais longuement m'exprimer sur ce point. Le trafic de stupéfiants génère, en France, un chiffre d'affaires estimé entre 3 milliards et 6 milliards d'euros. Le système mis en place par l'Agrasc fonctionne de manière relativement efficace, mais le montant des saisies s'établit autour de 50 millions à 55 millions d'euros. Le gap demeure donc considérable.

La stratégie des magistrats, et notamment des procureurs de la République, a évolué, indépendamment de la taille des juridictions. Dans un premier temps, l'objectif était de capter le produit des infractions. Il est rapidement apparu que ce produit, qu'il provienne des stupéfiants ou d'autres activités délictueuses, représentait un enjeu central. Réaliser de belles saisies reste essentiel : cela fragilise les organisations criminelles.

Puis le choix a été fait de s'attaquer au produit du produit. La création de l'Agrasc en constitue une traduction concrète. Pour autant, cela ne suffit pas. La démarche reste incomplète. Récupérer des avoirs criminels avant qu'ils ne partent dans des pays complaisants, c'est évidemment bénéfique, mais la phase ultime - et c'est sur ce point qu'une évolution législative pourrait se révéler utile -, consiste à démanteler les réseaux de blanchiment.

Je vais m'efforcer de ne pas verser dans le régionalisme, car je parle ici au nom de l'ensemble des procureurs, mais une affaire actuellement jugée par le tribunal correctionnel de Marseille mérite d'être mentionnée. Elle porte sur le blanchiment de la bande criminelle corse la plus dangereuse, celle dite du « Petit Bar ». Marseille, avec la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs), dispose en effet également de la compétence sur l'ensemble du pourtour méditerranéen, y compris la Corse.

Que révèle ce dossier, dans lequel sont en jeu plusieurs dizaines de millions d'euros ? Une véritable « tour de Babel » du blanchiment, dans laquelle on retrouve des ressortissants de la communauté chinoise d'Aubervilliers, des Franco-Israéliens, des Russes achetant des chalets à Courchevel : il existe une sorte de multinationale, si je puis dire, du blanchiment. Il est particulièrement utile de s'atteler à ce sujet.

S'agissant des moyens, les magistrats ont exprimé une certaine insatisfaction quant à la priorité réellement accordée par les services de police et de gendarmerie à la lutte contre le blanchiment. Les discours vont dans le bon sens et leur sincérité ne fait aucun doute. Toutefois, dans les faits, nous regrettons que les services soient insuffisamment armés et spécialisés. Il ne suffit pas d'affecter des officiers de police judiciaire (OPJ) à la lutte contre le blanchiment : encore faut-il les former, et, surtout, attirer des agents compétents.

Je peux néanmoins souligner, pour adopter une tonalité constructive, que la sous-directrice de la lutte contre la délinquance financière à la direction nationale de la police judiciaire, donc le ministère de l'intérieur, a véritablement érigé la lutte contre le blanchiment en priorité de politique publique. Cette volonté commence à se traduire concrètement, notamment par la création de comités opérationnels associant les magistrats, afin de mettre en oeuvre des stratégies ciblées.

Il faudra toutefois du temps, car la crise des enquêteurs s'inscrit, selon nous, dans une crise plus profonde de l'ensemble de la filière investigation de la police nationale, crise encore plus marquée dans les sections financières.

Au début de ma carrière, on intégrait la police avec la vocation de conduire des enquêtes. L'élite, c'étaient les enquêteurs qui travaillaient avec la galerie financière du palais de justice de Paris. Aujourd'hui, on assiste à une désaffection généralisée pour la filière judiciaire, conséquence de difficultés en matière de ressources humaines, mais aussi de l'évolution de la société et d'une recherche d'immédiateté.

Je le constate aussi avec mes collègues magistrats du parquet. Lorsque j'étais jeune magistrat, notre ambition était d'intégrer les groupes d'intervention régionaux spécialisés, de participer à des jurys de spécialistes, de conduire des contrôles sur les opérations financières et immobilières. Aujourd'hui, les jeunes collègues préfèrent assurer la permanence téléphonique : la charge mentale y est plus légère et la réponse est immédiate. Ce phénomène se retrouve à tous les niveaux.

Dans la police nationale, lorsqu'un agent intervient sur la voie publique, à dix-huit heures, il met fin à sa mission et passe à autre chose, sans porter la charge mentale des procédures sensibles. À l'inverse, lorsque l'enquêteur traite des affaires complexes, la moindre erreur engage sa responsabilité. Il se trouve de surcroît soumis à une double hiérarchie : celle du commissaire de police et celle du procureur de la République.

Dans ce contexte général, la désaffection pour la filière judiciaire se révèle encore plus marquée au sein de la filière financière. Il reste difficile de dresser un constat global sur toutes les juridictions, mais, à Marseille, le chef de la police judiciaire partage avec le ministère de l'intérieur une volonté affirmée de renforcer cette filière. Pourtant, il m'a confié peiner à recruter des officiers de police judiciaire désireux de rejoindre la police judiciaire marseillaise. La situation se montre encore plus préoccupante à la brigade financière locale. C'est, à mon sens, la principale difficulté.

S'agissant de l'arsenal législatif, il se révèle plutôt complet. Le Groupe d'action financière (Gafi) nous a d'ailleurs évalués et a constaté que nous disposions d'un système robuste de lutte contre le blanchiment. Ce système est même si avancé qu'il engendre parfois des difficultés dans le cadre de l'exécution des commissions rogatoires internationales ou des demandes formulées à l'étranger. L'absence de double incrimination pose notamment problème dans nos échanges avec les autorités suisses. Cela dit, des progrès notables ont été réalisés : il y a vingt ans, obtenir un retour de commission rogatoire de la part des Suisses relevait de l'exploit ; aujourd'hui, la coopération est fluide, les objectifs sont partagés et la déontologie est commune.

Toutefois, les magistrats suisses me l'ont indiqué eux-mêmes : la présomption de blanchiment ne fait pas partie de leurs pratiques. Elle n'est pas inscrite dans leur législation et ils rencontrent des difficultés à en comprendre l'application.

Dernier point, si l'on entend véritablement remonter au coeur du système, certains États compliquent la tâche. Ils tirent avantage de leur statut de paradis fiscal, de leur facilité à créer des sociétés-écrans ou, plus encore, d'un modèle économique entièrement fondé sur le blanchiment à l'échelle mondiale. Dans ces cas, la coopération internationale devient naturellement plus difficile. Mais je ne suis probablement pas le seul à vous l'avoir dit.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Notre commission d'enquête s'inscrit dans le prolongement de celle consacrée au narcotrafic, qui constitue une véritable réussite du Sénat. Cette dernière a débouché sur une proposition de loi de grande qualité, adoptée hier au Sénat à la suite d'une CMP conclusive.

Notre commission porte, quant à elle, sur la criminalité organisée, laquelle se distingue du narcotrafic. Nous nous attachons à analyser les outils et les failles qui permettent à cette criminalité de prospérer, ainsi qu'à la question de la violation des sanctions internationales, laquelle emprunte bien souvent les mêmes procédés.

Vous avez évoqué les territoires non coopératifs. Il est établi que les réseaux de criminalité organisée tirent profit des failles de nos législations, ainsi que de l'existence d'États peu enclins à coopérer.

Plusieurs questions se posent à propos des outils actuellement disponibles. Le texte adopté sur le narcotrafic apporte des instruments importants, mais il n'épuise sans doute pas le sujet. J'aimerais vous interroger sur certaines recommandations, en particulier au sujet des entreprises éphémères, qui constituent naturellement des vecteurs de fraude et de blanchiment. Le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce a formulé plusieurs propositions en ce sens. J'aimerais connaître votre position, ainsi que vos éventuelles préconisations sur ces structures éphémères, qui apparaissent clairement comme des vecteurs de criminalité.

M. Nicolas Bessone. - Les sociétés éphémères constituent effectivement un vecteur de blanchiment considérable. Je ne peux pas entrer dans les détails, dans la mesure où cette audition est publique, mais je peux vous indiquer que, dans le prolongement d'une circulaire de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), une pratique a été mise en oeuvre initialement par le parquet de Paris, puis ensuite par le parquet de Marseille, pour essayer de percer les galaxies des sociétés éphémères. Et je puis vous dire que les résultats sont effrayants.

À Marseille, dans le cadre d'enquêtes simples et rapides, nous procédons quotidiennement à la saisie de plusieurs centaines de milliers d'euros, sans qu'aucun recours soit formé. Cette absence de contestation laisse supposer l'ampleur des flux financiers en jeu.?

Il serait pertinent que l'ensemble des parquets procèdent à des réquisitions rapides, fondées sur des critères simples tels que la falsification de documents. Ces démarches, peu exigeantes en termes de mobilisation des services enquêteurs, pourraient s'appuyer sur les informations fournies par les greffes des tribunaux de commerce et par le service de traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin). Ce dernier dispose, en outre, du pouvoir de bloquer les comptes bancaires. En analysant les mouvements atypiques, les raisons sociales incohérentes, les transferts internationaux et les identités suspectes, il devient possible de procéder à des saisies efficaces.?

Les sommes ainsi récupérées deviennent, après un délai de six mois, propriété de l'État. Il est préoccupant de constater qu'à l'issue des notifications adressées à ces sociétés, aucune ne forme de recours. Si tel était le cas, des enquêtes approfondies seraient engagées. Les sociétés éphémères représentent une problématique majeure, facilitant le blanchiment du travail dissimulé et l'évasion fiscale, les fonds transitant de compte en compte avant de disparaître à l'étranger, ce qui rend leur récupération impossible.

Il est impératif de définir un cadre juridique clair. Nous ne sommes pas des flibustiers agissant sans règle. La présomption de blanchiment constitue le fondement de notre action en ce qu'elle permet, sur la base des conditions de création de ces sociétés et des mouvements atypiques observés sur leurs comptes, de solliciter du juge des libertés et de la détention l'autorisation de saisir les soldes bancaires. Cependant, le risque est de demeurer à la surface des choses, sans atteindre les structures profondes de ces réseaux. Bien que la présomption de blanchiment soit une disposition précieuse, elle présente le défaut de ne pas toujours permettre une action en profondeur.

Mais je n'ai pas de baguette magique. Vous êtes les législateurs ; vous disposez sans doute de plus d'idées que moi pour faciliter notre travail, en particulier pour remonter les circuits de blanchiment, ce que vous évoquiez dans votre propos liminaire à propos des organisations criminelles.

L'objectif final, en réalité, consiste à cibler l'organisation criminelle elle-même, quelle qu'elle soit : proxénétisme international, trafic de migrants ou trafic de stupéfiants. Il s'agit de s'attaquer à la structure. À ce titre, je me réjouis de l'introduction du statut de collaborateur de justice dans votre texte : il constitue un outil précieux pour démanteler les circuits de blanchiment. Il ne faut pas se contenter d'avoir le seul tueur à gages comme collaborateur de justice : désormais, le commanditaire pourra également basculer, et l'objectif est bien de faire tomber le chef de l'organisation, qu'il se range du côté de l'État.

Il faut aussi obtenir la collaboration des experts-comptables et des fiscalistes. Cela ne relève pas du travail du législateur, car les sanctions existent déjà. Il s'agit plutôt, pour les magistrats, d'adopter un état d'esprit consistant à appliquer aux délinquants en col blanc les mêmes techniques que celles mises en oeuvre contre la criminalité organisée, avec des sanctions d'une sévérité équivalente. C'est cette culture que nous tentons d'instaurer auprès des juges.

Renforcer les sanctions à l'encontre de cette forme de délinquance relève aussi d'un choix de société. Ce sont des infractions graves, et elles doivent être perçues comme telles. Avez-vous mené des réflexions en ce sens ? Pardonnez-moi de vous interroger ainsi, mais disposez-vous de pistes d'amélioration législative pour lutter plus efficacement contre ces sociétés éphémères ?

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La stratégie n'a pas véritablement fonctionné, puisque les amendements que j'avais moi-même déposés n'ont pas été retenus. Ils émanaient notamment du Conseil national des greffes des tribunaux de commerce.

Il serait utile que nous puissions engager une discussion sur l'octroi de pouvoirs accrus aux greffes, notamment en matière de contrôle des pièces d'identité, en particulier étrangères. Une fois la société immatriculée, elle entre dans le circuit. Nous ne sommes plus en amont, mais en situation de suivi, ex post. Or notre objectif est d'intervenir en amont ou ex ante, de manière préventive.

Il serait pertinent de reprendre certains des critères appliqués par la Banque-Carrefour des Entreprises (BCE) en Belgique. Ces critères incluent, par exemple, l'utilisation d'une néo-banque, une domiciliation bancaire sans guichet physique ou encore l'installation du siège social dans une société de domiciliation. Pris isolément, ces éléments peuvent paraître anodins, mais leur cumul devrait constituer une présomption d'entreprise éphémère.

M. Nicolas Bessone. - Nous faisons ce que vous préconisez sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose ...

Estimer qu'il existe une présomption de blanchiment et procéder immédiatement à la saisie du solde d'un compte bancaire relève également d'une logique de prévention.

Il convient d'aller vers une interdiction d'immatriculation après vérification. À cet égard, le tribunal de commerce de Marseille, comme celui de Nice, travaille régulièrement avec la police aux frontières. Ces juridictions disposent d'une compétence et d'un savoir-faire éprouvés : elles scannent les pièces d'identité présentées lors de la création d'une société, puis les transmettent aux services compétents de la police aux frontières de leur ressort. Celle-ci peut alors signaler une forte suspicion de falsification.

L'objectif est de leur conférer un pouvoir renforcé, mêlant investigation sommaire et interdiction d'immatriculation en cas de doute sérieux.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - On bloque le Kbis et on voit. De toute façon, la création de la société n'est pas à huit jours près. En revanche, cela peut tout changer dans la lutte contre la fraude.

Mme Nadine Bellurot, présidente. - Effectivement, il s'en est fallu de peu que les amendements ne soient votés. Mais notre rapporteur reviendra à la charge.

La répartition des compétences entre différentes juridictions en matière de lutte contre le blanchiment vous semble-t-elle adaptée aux enjeux actuels ? La multiplicité des institutions en charge de cette mission permet-elle une action véritablement efficace ?

Par ailleurs, rencontrez-vous des difficultés particulières quant à la création et au fonctionnement des pôles économiques et financiers ?

M. Nicolas Bessone. - S'agissant de l'architecture globale, on observe une répartition entre plusieurs niveaux de juridiction infra-Jirs. Les juridictions de petite taille, notamment celles des groupes 3 et 4, rencontrent de réelles difficultés à traiter des affaires de blanchiment, en raison des contraintes d'audiencement et de compétences requises.

Pour remédier à cette situation, nous avons les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs). Ces structures répondent à une double problématique : d'un côté, la criminalité organisée ; de l'autre, les infractions économiques et financières. Dans les petites Jirs, comme à Rennes ou à Nancy, les magistrats cumulent ces deux champs d'intervention. Dans les plus grandes Jirs, telles celles de Marseille, Paris ou Lille, les fonctions sont davantage spécialisées : certains magistrats sont affectés à la criminalité organisée, d'autres aux affaires économiques et financières.

On peut regretter que ces Jirs aient été conçues, à l'origine, principalement pour lutter contre la criminalité organisée. Pourtant, tout est lié. L'approche la plus pertinente consiste à constituer des dossiers dits « éco-crim », en traitant de manière conjointe les faits de criminalité organisée et les infractions de blanchiment qui les accompagnent.

La deuxième difficulté tient aux moyens. Les Jirs ne doivent pas devenir des structures de substitution pour des juridictions de droit commun plus petites confrontées à des fraudes massives et à des mécanismes de blanchiment complexes. Leur rôle n'est pas de compenser les manques ailleurs. Elles doivent être saisies uniquement des dossiers d'une grande technicité.

Au stade initial, des arbitrages s'imposent. Je suis bien conscient que les petites et moyennes juridictions sont aujourd'hui totalement embolisées. C'est la conséquence directe de la priorité donnée aux violences intrafamiliales, ce qui est une excellente chose. Néanmoins, cette surcharge limite leur capacité à traiter d'autres contentieux. En revanche, des juridictions comme celles de Marseille ou de Lille disposent encore des moyens nécessaires pour se saisir de dossiers complexes.

Viennent ensuite les juridictions à compétence nationale. Le parquet national financier (PNF) constitue une véritable réussite. Il permet de remonter les circuits de blanchiment, notamment lorsqu'ils sont internationaux et complexes.

On peut également mentionner la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), le parquet national antiterroriste et le parquet national anticriminalité organisée (Pnaco). La procureure de Paris pourra vous en dire davantage. Ce parquet comporte désormais une section cyber, car la cybercriminalité et les cryptomonnaies s'imposent comme des enjeux majeurs pour l'avenir. On a souvent, dans ces domaines, une guerre de retard. L'affaire dite du « dossier coffre », qui a beaucoup fait parler, en est une bonne illustration. Il serait bon, lorsque nous avons un coup d'avance, de ne pas immédiatement compromettre l'efficacité de la procédure en l'ouvrant prématurément au contradictoire. C'est l'objet du « dossier coffre », une idée que les procureurs soutiennent.

Cette problématique rejoint celle des services enquêteurs. La sphère financière est longtemps restée le parent pauvre de la lutte contre la criminalité organisée. Pourtant, tout est lié. On peut saisir des tonnes de stupéfiants, incarcérer des dealers, voire des chefs de réseaux, mais seuls l'assèchement financier et le démantèlement des circuits de blanchiment permettront de porter des coups vraiment sévères, sinon décisifs, à cette délinquance.

Madame la présidente, vous avez évoqué les pôles financiers. Que recouvrez-vous exactement sous cette appellation ? Il n'existe plus que deux pôles économiques et financiers depuis la création du PNF : celui de Bastia, en raison de la présence d'une criminalité mafieuse avérée, et celui de Nanterre, car s'y concentrent les sièges sociaux des grandes sociétés françaises, ce qui justifie sa conservation.

L'enjeu, aujourd'hui, réside dans la capacité des juridictions, y compris les plus importantes -- j'ai moi-même exercé à Toulon, Orléans et Nantes -- à « sanctuariser » des magistrats spécialisés, au siège comme au parquet. Sans cette spécialisation, les décisions rendues risquent de décevoir, tant sur les plans de la condamnation que des peines prononcées. Les infractions économiques et financières sont complexes. Il faut donc des magistrats formés au jugement, à l'instruction et à la poursuite de ces affaires. C'est là un sujet essentiel.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Justement, pouvez-vous nous parler des problèmes de recrutement et de formation ?

Mme Nadine Bellurot, présidente. - Quid des incitations à se spécialiser ?

M. Nicolas Bessone. - Nous avons quelques idées. Ce qui a gravement nui à la filière investigation, c'est le décalage entre les cycles de travail des agents de la voie publique, organisés sur le temps long, et ceux des policiers chargés de l'investigation, engagés sur un rythme hebdomadaire. Ce décalage s'avère particulièrement délétère : les policiers de l'investigation passent leur temps à rattraper ou observer le travail de leurs collègues de la voie publique.

Une autre difficulté tient à la question des heures supplémentaires. Il existait auparavant des passionnés ; tout cela est désormais perdu pour nos policiers. Ce propos peut sembler dater d'un autre temps - presque un discours de boomer, et j'en ai honte -, mais il existe sans doute une dimension générationnelle. On retrouve d'ailleurs, peut-être, des traits similaires chez les magistrats. Le travail de police judiciaire est, par essence, un travail de bénédictin ; dans le champ financier, il devient aride.

La gendarmerie nationale semble avoir pris les devants pour tenter de résoudre cette difficulté, en imposant par exemple le passage du bloc OPJ pour bénéficier d'une progression de carrière plus rapide ou d'avantages financiers. La police nationale gagnerait à proposer, elle aussi, une incitation financière. Je parle ici d'un sujet que je maîtrise moins bien que les policiers eux-mêmes.

Concernant les magistrats, une filiarisation paraît indispensable, ainsi qu'une rétribution spécifique pour ceux qui s'engagent dans la lutte contre la criminalité organisée - la « crim org ». Ces magistrats sont désormais exposés à de lourdes pressions, à des menaces. Il faut donc structurer de véritables parcours professionnels. Cela pose toutefois un problème dans une magistrature imprégnée d'une conception très forte de l'égalité de carrière. L'autorité de nomination, à savoir le ministre de la justice, agit avec l'appui du Conseil supérieur de la magistrature. Il existe désormais la possibilité de recourir à des appels à candidatures sur des postes profilés, ce qui permet, dans certaines limites, de sortir du schéma dans lequel le poste revient automatiquement au plus ancien.

Ainsi, l'un de mes procureurs adjoints, en charge de l'économique et du financier des pôles spécialisés, pourrait quitter Marseille en septembre. Un appel à candidatures profilé sera vraisemblablement publié. Sur le plan statutaire, toutefois, l'idée de constituer de véritables filières de carrière peine encore à s'imposer. Pourtant, une telle structuration serait nécessaire : un magistrat deviendrait spécialiste de la « crim org » ou de l'écofi dans une juridiction comme Toulon ; il prendrait ensuite son grade, par exemple comme vice-procureur, au Jirs de Marseille, avant d'être éventuellement appelé à diriger la Jirs de Rennes, puis à intégrer le Pnaco, la Junalco ou le Parquet national financier (PNF). Il s'agirait de constituer un corps de magistrats spécialisés dans ces matières, soumis à des obligations de formation très poussées.

L'École nationale de la magistrature (ENM) dispose d'une offre à cet égard. Si vous êtes intéressé, je peux vous en transmettre la documentation. Il existe un vrai travail, un véritable investissement autour de ce que l'on appelle le cycle Cadéfi, formation diplômante en matière financière. Il ne suffit pas d'annoncer que l'on va traiter des affaires financières ; sans formation, ce sera la pédagogie par l'échec.

Se pose aussi la question de la formation initiale. Il faut pouvoir mobiliser les futurs effectifs de magistrats, dont le nombre est appelé à augmenter. La première partie de leur formation doit certes rester généraliste. En tant que directeur de l'Agrasc, j'ai pu constater que l'ENM n'envisageait pas de nous faire intervenir dans la formation initiale des magistrats. Nous avons été sollicités uniquement pour les pré-affectés.

Je leur ai pourtant indiqué que, même pour un juge civiliste chargé de dossiers de divorce ou de référé en matière de propriété, il est nécessaire de siéger régulièrement dans des audiences où l'acculturation à la matière financière est essentielle, tout comme l'attrait pour ce type de contentieux. Il en va de même pour les policiers : dès la formation initiale, au minimum pour les officiers de police et les commissaires, il conviendrait de renforcer les modules consacrés à ces questions afin que cette matière ne suscite ni effroi ni rejet, mais au contraire des vocations.

La même remarque vaut pour les magistrats. L'offre de formation de l'ENM en matière d'écofi est aujourd'hui très riche. Reste à trancher la question suivante : dans le cadre d'une filiarisation, faut-il imposer ce type de formation qualifiante à ceux qui souhaitent exercer dans ces fonctions ? Si l'on impose une telle exigence, il faut prévoir une récompense à la hauteur. L'objectif serait, s'ils s'en montrent dignes et s'ils remplissent leurs missions, de leur offrir une progression de carrière plus rapide. Ce point reste parfois délicat à faire admettre dans la magistrature.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Comment le Pnaco et la Junalco vont-ils se coordonner ?

M. Nicolas Bessone. - De ce que j'ai compris, le Pnaco remplacera ipso facto la Junalco. Il s'agit d'éviter toute stratification supplémentaire.

L'intérêt du Pnaco, c'est d'avoir un procureur autonome qui ne fait que cela, alors que la Junalco étant rattachée au parquet de Paris, déjà passablement surchargé. Le Pnaco répond à un besoin d'incarnation de la lutte contre la criminalité organisée, même si les Jirs vont subsister.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il faudra s'assurer du tuilage.

M. Nicolas Bessone. - Le Pnaco sera pourvu avec des magistrats de la Junalco, à l'instar de ce qui s'est passé lors de la création du parquet national antiterroriste avec les magistrats de la section C1 du parquet de Paris.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Avez-vous des préconisations ou des suggestions à nous faire ?

M. Nicolas Bessone. - J'ai une proposition quelque peu disruptive, inspirée du droit italien : la confiscation sans condamnation.

La principale difficulté que nous rencontrons, notamment dans les affaires économiques et financières et, plus spécifiquement, dans la lutte contre le blanchiment, réside dans la durée des enquêtes. C'est précisément ce qui rend complexe la mise en oeuvre de ce que l'on appelle la « procédure éco-crime ». Celle-ci consisterait, par exemple, à regrouper au sein d'un même parquet, dans une procédure unique, une enquête portant sur un trafic de stupéfiants ou sur du proxénétisme international avec une enquête de nature économique et financière, afin de récupérer les avoirs criminels et lutter ainsi contre le processus de blanchiment.

Or les temporalités judiciaires sont différentes. D'un côté, il faut agir rapidement lorsqu'il y a des détenus, notamment en matière criminelle. De l'autre, sur l'aspect blanchiment, les difficultés s'accumulent : manque d'enquêteurs, lenteur des retours de réquisitions, délais importants des commissions rogatoires internationales. Tout cela allonge considérablement les procédures, au point que l'on se retrouve parfois à juger des personnes dix ou quinze ans après les faits, ce qui aboutit à des situations totalement aberrantes.

Dans ce contexte, la confiscation sans condamnation, telle que pratiquée en Italie, permet de dissocier le processus de confiscation des avoirs criminels issus du blanchiment de la condamnation pénale pour l'infraction matrice. Concrètement, ce dispositif implique une juridiction ad hoc - en Italie, il s'agit de la Chambre des confiscations -, qui statue indépendamment de la procédure pénale principale.

Le ministère public italien n'a qu'à démontrer que la personne concernée gravite dans un environnement criminel, et que les biens qu'elle détient, directement ou par l'intermédiaire de tiers de mauvaise foi, n'ont pas de provenance justifiée. Nous disposons déjà, en droit français, de l'infraction de non-justification de ressources. Il s'agit donc simplement d'en tirer toutes les conséquences.

Dans ce cas de figure, on ne poursuit pas nécessairement l'auteur pour l'infraction pénale elle-même. Ce mécanisme constitue d'ailleurs le pendant de l'infraction d'association mafieuse que nous avons récemment créée et votée. Notre objectif commun doit être de cibler les organisations criminelles dans leur globalité, et non de rester en permanence à la remorque de l'infraction prise isolément.

Avec la confiscation sans condamnation, dès lors que le ministère public rapporte les éléments exigés, il n'attend pas une condamnation pénale pour solliciter la confiscation à titre de peine complémentaire. Cette mesure relève d'une juridiction spécialisée, composée uniquement de magistrats formés à ces affaires. Il ne s'agit pas de généraliser ce dispositif à toutes les juridictions, mais de le mettre en place au niveau interrégional, avec une compétence clairement définie. Dans ce cadre, les effets peuvent être efficaces.

Ce dispositif, qui a déjà été évoqué, demeure certes disruptif, mais il présente, à mes yeux, un réel intérêt. Encore une fois, notre efficacité dépendra de notre capacité à travailler sur des phénomènes criminels globaux, sur des organisations structurées. C'est à ce niveau que nous pourrons réellement progresser.

Voilà, madame la présidente, ce que je souhaitais proposer. Au demeurant, les idées ne manquent pas : notre corpus législatif n'est pas mauvais. Ce qui reste complexe, c'est notre capacité collective à le mettre en oeuvre.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Là, je crois que nous avons non pas un cumul d'infractions, mais un cumul de volonté. C'est en tout cas la volonté du Sénat de pousser la réflexion le plus loin possible, comme nous l'avons fait pour le narcotrafic.

M. Nicolas Bessone. - Vous constaterez néanmoins que votre commission bénéficie de moins de publicité que celle portant sur le narcotrafic. Or, il faut le dire - et cela, indépendamment de toute considération politique, car je suis technicien -, le narcotrafic est devenu un sujet politiquement consensuel, compte tenu de la menace qu'il représente.

Cette menace est aussi bien sécuritaire que financière. Tout est lié : les atteintes portées aux institutions, à l'économie, sont extrêmement graves. Nous ne sommes plus dans le cadre ancien d'une économie souterraine marginale. Il s'agit désormais d'une véritable contre-société, structurée, avec ses propres règles, ses propres circuits.

Autrefois qualifiées d'économies parallèles ou souterraines, ces structures se sont développées au point de constituer un système concurrent, profondément déstabilisateur. Il faudrait parvenir, collectivement, à faire comprendre, y compris sur le plan médiatique, que cette menace est tout aussi grave que celle du narcotrafic lui-même.

Car enfin, quel sens aurait un assassinat pour vendre de la drogue si l'argent ainsi généré ne pouvait être recyclé, réinjecté dans l'économie légale ? C'est tout l'enjeu. Sans ce lien avec la finance, sans ce basculement dans le circuit légal, l'organisation criminelle perd sa puissance.

Nous, magistrats, sommes pleinement engagés à vos côtés, si vous me permettez cette formule.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - De toute façon, les sujets ne sont pas concurrents : ils se complètent. Notre rapport n'a pas encore été rendu, mais la question de la fabrique de l'argent sale y occupera une place centrale.

On l'a déjà vu avec la contrefaçon, mais ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. De nombreux trafics y participent, notamment celui des êtres humains, qui constitue lui aussi un sujet de fond.

Il s'agit là d'un crime démocratique. Compte tenu de l'état de nos finances publiques, les sommes ainsi soustraites au trésor national, une fois récupérées, contribueront utilement à l'effort collectif.

Sur ce point, la convergence est claire avec l'onde de choc provoquée par le narcotrafic, même si le texte correspondant n'a été voté qu'hier.

Cela ne nous empêche en rien de poursuivre notre travail avec détermination.

Mme Nadine Bellurot, présidente. - Comme l'a rappelé Mme le rapporteur, on parle beaucoup du narcotrafic, notamment avec ce texte actuellement examiné à l'Assemblée nationale et qui devrait être adopté. Mais il ne s'agit que d'un volet.

Il ne s'agit pas uniquement de narcotrafic. C'est bien plus vaste. Et cette complémentarité est essentielle. Le lien est évident avec les violences que l'on voit chaque jour dans l'actualité, mais aussi avec la situation financière du pays et les difficultés que rencontrent nos concitoyens.

Il devient crucial d'aborder la fraude, la délinquance financière, les fraudes aux aides sociales et aux subventions. Les chiffres dont nous disposons sont particulièrement inquiétants.

Le rapport n'est pas encore rendu, mais le travail mené par cette commission amorce déjà une phase de sensibilisation, qui trouvera un écho auprès de la population. Ce sujet dépasse largement la seule question du narcotrafic.

M. Nicolas Bessone. - Le travail dissimulé atteint des proportions monstrueuses, notamment en raison des sommes considérables qui sont blanchies. Ce phénomène s'explique par la demande persistante de liquidités, mais aussi par l'enchevêtrement d'infractions qui y sont liées.

Vos décisions politiques, madame la sénatrice, notamment les mesures fiscales à visée incitative, entraînent inévitablement des détournements. Sur chaque mesure utile se greffent des comportements parasitaires. C'est effrayant de constater à quel point certains dispositifs, tels que ceux relatifs au carbone ou à la formation, peuvent donner lieu à des formations frauduleuses et à des mécanismes de contournement dès leur mise en oeuvre.

Notre action s'inscrit dans le prolongement direct de vos décisions. Nous constituons, d'une certaine manière, le bras armé de la puissance publique pour empêcher que ceux qui transgressent les règles ne finissent par en bénéficier.

Il reste néanmoins difficile de solliciter des moyens supplémentaires, compte tenu de la situation budgétaire actuelle. Ces choix relèvent d'arbitrages politiques : il s'agit de déterminer où diriger les ressources.

Par exemple, les effectifs du tribunal judiciaire de Marseille ont été renforcés. Nous devrions bientôt atteindre soixante magistrats, contre cinquante-huit actuellement. Cette évolution reflète une priorité claire de politique pénale : la création d'une cellule anticorruption, qui s'attaquera directement au blanchiment d'argent qui en découle.

Je peux vous assurer que les moyens supplémentaires seront employés de manière rigoureuse et efficace, mesdames les sénatrices.

Audition de Mme Corine Simon, préfète déléguée
auprès du préfet des Bouches-du-Rhône

(Mercredi 30 avril 2025)

M. Grégory Blanc, président. - Nous auditionnons aujourd'hui Mme Corinne Simon, préfète déléguée auprès du préfet de police des Bouches-du-Rhône.

Madame la préfète, vous êtes la préfiguratrice de la future préfecture de police déléguée. Vous êtes accompagnée de M. Philippe Frizon, commissaire général, chef du service interdépartemental de la police judiciaire au sein de la direction interdépartementale de la police nationale (DIPN) des Bouches-du-Rhône, du colonel Christophe Berthelin, commandant la section de recherches de Marseille, et de M. Patrice Bertrand, chef du service d'investigations de la douane à Marseille.

Nous avons auditionné M. le préfet de police de Paris, qui a souligné l'ampleur du phénomène de blanchiment dans la capitale et dans les départements qui l'entourent. Votre regard sur la situation dans les Bouches-du-Rhône nous intéresse tout particulièrement, notamment au regard du lien entre blanchiment et criminalité organisée. Les travaux de notre commission s'inscrivent dans la continuité de ceux de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France.

Madame la préfète, messieurs, je vous indique que cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Corinne Simon, M. Philippe Frizon, M. Christophe Berthelin et M. Patrice Bertrand prêtent serment.

Mme Corinne Simon, préfète déléguée auprès du préfet de police des Bouches-du-Rhône. - Je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer sur la délinquance financière et sur le narcobanditisme à Marseille.

Je centrerai mon propos sur les premiers constats que j'ai pu dresser depuis mon arrivée voilà un mois et sur la spécificité des actions qui sont menées à Marseille en matière de lutte contre la délinquance financière.

Nous avons aujourd'hui de puissants acteurs criminels, dotés d'une logistique importante et pointue, qu'ils relèvent du banditisme traditionnel, le fameux « milieu », ou du narcobantitisme. À Marseille, une organisation criminelle née au mois de février 2023, la DZ Mafia, a un poids important.

Ces clans font du trafic à la fois de cannabis et de cocaïne ; il y a très peu d'héroïne sur notre territoire. Pour maintenir, accroître ou défendre leur activité criminelle, leurs membres n'hésitent pas à commettre des infractions connexes, des atteintes aux personnes, de type règlements de compte, enlèvements ou séquestrations, et des atteintes aux biens, avec des vols de véhicule ou l'incendie des logements familiaux de leurs concurrents. Le blanchiment se fait aussi bien en France qu'à l'étranger, aux Pays-Bas, en Espagne ou en Algérie.

Cette violence est totalement débridée. Les auteurs sont de plus en plus jeunes et n'hésitent plus à tuer, parfois pour quelques centaines d'euros. La vie ne vaut pas grand-chose pour eux. En outre, ils ont des capacités logistiques considérables. À titre d'exemple, lors de la fameuse « nuit bleue » du mois d'avril 2023, une équipe de tueurs a été constituée en moins d'une heure pour assassiner le membre d'un autre clan.

Cette ultraviolence est corrélée à l'ampleur des enjeux financiers. Selon les estimations de la cellule de renseignement opérationnelle sur les stupéfiants des Bouches-du-Rhône (Cross 13), le chiffre d'affaires quotidien des cités les plus lucratives de Marseille serait de l'ordre de 50 000 euros à 80 000 euros. Ce montant considérable explique toutes les violences volontaires, sur fond de chantages et de menaces, notamment contre les commerçants.

On assiste également à une imbrication des trafics. Des organisations criminelles traditionnelles spécialisées par type de trafic - stupéfiants, armes, cigarettes, etc. - ont des modes opératoires communs et peuvent faire appel à des prestataires spécialisés, notamment en matière de logistique ou de blanchiment. Cette connexion des délinquances s'explique également par le fait qu'un trafic est un moyen d'en blanchir un autre ; par exemple, le trafic de stupéfiants peut permettre de blanchir le trafic relatif à l'escroquerie à la TVA de véhicules étrangers.

Les organisations criminelles sont très bien organisées, adaptables, et elles savent se diversifier en fonction des événements et des dispositifs fiscaux et budgétaires.

On assiste à une sophistication des réseaux de blanchiment qui doit être prise au sérieux. Une partie des fonds issus des trafics sont réutilisés immédiatement pour l'approvisionnement en produits stupéfiants et le paiement des nombreux intermédiaires, mais les bénéfices sont blanchis à une vitesse assez impressionnante.

On distingue deux types de structures : d'une part, les structures intégrées aux réseaux criminels, qui s'appuient sur les proches et sur famille, souvent avec une implantation locale, par exemple des petits commerces ou de la location de voitures de luxe ; d'autre part, les structures externalisées, qui travaillent pour des réseaux de criminalité organisée. Ce sont des organisations transverses, qui accueillent les fonds gris, c'est-à-dire les fraudes fiscales, et les fonds noirs, comme les trafics de stupéfiants et d'armes. On trouve des plateformes de blanchiment en région parisienne, en Belgique, aux Pays-Bas ou en Italie.

Localement, on constate des phénomènes de blanchiment classiques et d'autres un peu plus novateurs. Parmi les procédés classiques figure l'achat de véhicules à l'étranger, en espèces ou via des sociétés dont l'objet social n'intègre pas ce type de transactions. L'objectif est d'exporter ces véhicules vers le Maghreb, en particulier vers l'Algérie, avec un retour du produit de la revente, minoré des frais de blanchiment.

La fausse facturation est un autre procédé de blanchiment. Elle est adossée à la création d'une « coquille vide », c'est-à-dire une société qui n'existe pas en tant que telle, mais qui peut justifier des opérations commerciales avec une société réelle, souvent des entreprises du bâtiment et des travaux publics (BTP). La fausse facturation porte essentiellement sur des fournitures de services, de conseils, soit des prestations intellectuelles difficilement évaluables.

Nous constatons également des liens avec les jeux d'argent, de hasard, les paris sportifs et hippiques, les casinos, etc. Les rachats de tickets gagnants dans les points de vente sont également un bon mode de blanchiment. Enfin, le système de transferts de fonds informel, dit « hawala », subsiste.

À côté de cela, on constate des tendances émergentes, notamment le recours à la cryptomonnaie, afin de transformer des espèces. La difficulté est que la captation de ces fonds est difficile, parce que leur circulation est instantanée et qu'ils sont destinés à des réseaux internationaux. On constate également le développement de faux bureaux d'envoi de cash et des circuits de blanchiment internationaux, qui rendent plus complexes les investigations, augmentent la durée des enquêtes et réduisent les chances de procéder à la saisie des avoirs criminels.

Nous avons donc des acteurs criminels de plus en plus puissants, bien organisés, qui savent s'adapter et qui utilisent différentes techniques pour blanchir l'argent de leur activité criminelle.

À Marseille, pour lutter contre cette sophistication du blanchiment, nous alternons travail de voie publique et travail d'enquête.

Le travail de voie publique est important, parce qu'il déstabilise les flux financiers. En trois ans, nous avons divisé par deux le nombre de points de deal à Marseille : on en comptait 161 en 2021 ; il n'y en a plus que 84 en 2025. En outre, 3 400 trafiquants ont été interpellés dans le département, soit 80 % de plus qu'en 2021. Leurs trafics génèrent environ 10 tonnes de cannabis et 500 kilos de cocaïne. Plus de 40 millions d'euros d'avoirs criminels ont été saisis. Ces résultats sont importants et montrent l'implication et le travail accompli par les policiers et les différents services des Bouches-du-Rhône.

La stratégie à Marseille est de harceler les trafics à tous les échelons, en fermant des points de deal pour asphyxier financièrement les réseaux, en judiciarisant les affaires de terrain pour neutraliser les « nourrices » et les caches d'argent et en ciblant les têtes. C'est une stratégie de pilonnage, renforcée par les opérations de restauration de la sécurité du quotidien voulue par le ministre de l'intérieur.

Cette stratégie a aussi fait évoluer les modes opératoires des bandes organisées dans le département des Bouches-du-Rhône. Le clan dominant à Marseille est la DZ Mafia, qui élargit son champ d'action à l'extorsion ciblée en bande organisée contre des directeurs de société, des rappeurs, des établissements de nuit, etc. Il est important de conjuguer travail de terrain et travail d'enquête. Le renseignement de proximité est un levier d'action important, voire essentiel, et souvent déterminant.

Si les organisations criminelles investissent à l'étranger, le blanchiment territorial reste fort dans le département des Bouches-du-Rhône. Les investissements rentrent dans l'économie légale, via des commerces de proximité, comme les barber shops, la restauration rapide, les ongleries.

Par ces investissements, certains trafiquants préparent leurs arrières, pour changer de vie ou pour disposer d'une honorabilité locale, notamment auprès de leurs proches, en créant des sociétés ayant une vitrine légale, comme des studios de rap ou des sociétés de sécurité privée.

Les saisies et les confiscations sur le territoire reposent aussi sur des éléments de train de vie, comme les montres, les articles de luxe, les véhicules. Il y a une dimension symbolique forte.

Pour lutter contre ces trafics, nous disposons de différents outils. Je pense évidemment au comité opérationnel départemental antifraude (Codaf), qui est important, mais également à la cellule anti-délinquance (CAD), qui a été créée à Marseille à la fin 2024 et qui complète l'action judiciaire par une approche globale, individualisée et interministérielle de l'action des trafiquants. Elle permet de supprimer l'ensemble des aides qui peuvent être accordées par la caisse d'allocations familiales, par l'Urssaf et France Travail. Nous nous réunissons régulièrement pour examiner des dossiers, et nous travaillons également avec les bailleurs, le cas échéant pour retirer les logements sociaux.

Nous pouvons également mettre en oeuvre des mesures de police administrative. Mon prédécesseur avait pris un arrêté de fermeture des épiceries de nuit et limité leurs horaires d'ouverture à vingt-deux heures. J'ai reconduit cet arrêté pour deux mois et étendu la zone concernée. Il en résulte beaucoup moins de troubles à l'ordre public et de rixes devant les épiceries, qui ne sont plus en capacité de vendre de l'alcool, des médicaments ou des produits illicites. Nous allons étendre ces fermetures aux barber shops, et pas uniquement à Marseille.

On voit bien que l'autorité administrative joue un rôle majeur dans la transversalité de la réponse et qu'elle est motrice dans la mise à profit de l'ensemble des outils d'aide juridique.

À Marseille, nous avons un groupe interministériel de recherche (GIR) très efficace. Je tiens d'ailleurs à souligner l'excellente qualité de notre relation avec nos partenaires techniques que sont la douane, la direction générale des finances publiques (DGFiP), l'Urssaf, mais aussi avec nos partenaires de la sécurité, comme la police et la gendarmerie. Des liens ont été créés entre les douanes et l'Urssaf.

Enfin, nous avons mis en place un comité opérationnel de lutte contre le blanchiment et les avoirs criminels (Colbac-S). Cette instance opérationnelle réunit de nombreux services. C'est une modalité originale de coopération qui vise à partager des informations dans un objectif très directement opérationnel : identifier les filières qui organisent la sortie et le recyclage des fonds depuis les cités marseillaises et tracer les flux financiers qui sont ensuite réinjectés dans l'économie légale ou parallèle.

Le cadre légal est également complet, riche et foisonnant, notamment en matière de qualification pénale et juridique. D'ailleurs, certains pays nous l'envient. Des services s'appuient maintenant sur la présomption de blanchiment et sur la non-justification de ressources, ainsi que sur des qualifications spécifiques au code des douanes.

Selon moi, les marges de progrès résident non pas dans la création de nouveaux dispositifs, mis à part ceux qui viennent d'être votés dans le cadre de la loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, mais dans une manière différente de travailler, en collaborant davantage avec les commissaires aux comptes ou les experts-comptables et en développant une culture de lutte anti-blanchiment, ainsi qu'une culture du renseignement.

À titre d'exemple, nous avons peu de personnels spécialisés dans la lutte contre le blanchiment. Au sein du GIR, des personnels sont spécialisés dans les enquêtes patrimoniales ou dans l'identification ou la saisie des avoirs criminels, mais il nous faudrait des enquêteurs financiers expérimentés en matière de travail dissimulé et de fraude sociale. Il faut former des agents beaucoup plus spécialisés, par exemple sur les enjeux numériques.

Dans le cadre du plan Marseille en grand, nous avons pu mettre en place un office anti-stupéfiants chargé plus spécifiquement d'enquêter sur les réseaux. Beaucoup de choses fonctionnent ; nous n'avons pas besoin de dispositifs supplémentaires. En revanche, il nous faudrait des agents beaucoup plus spécialisés et des services qui travaillent davantage dans la lutte contre le blanchiment.

M. Hervé Reynaud. - Votre nomination correspond à une nouvelle organisation à Marseille, avec la préfecture de police, dans une démarche d'opérationnalité et de renforcement de l'efficacité.

Comment vos méthodes de lutte contre la délinquance financière ont-elles évolué pour être au plus près du terrain ? Les modes opératoires s'appuient désormais sur des circuits numériques, mais le blanchiment déplace beaucoup d'argent liquide. Quelles mesures sont prises pour détecter, puis appréhender ces réseaux ?

M. Philippe Frizon, commissaire général, chef du service interdépartemental de la police judiciaire au sein de la direction interdépartementale de la police nationale des Bouches-du-Rhône. - Dans les Bouches-du-Rhône, comme dans d'autres départements, beaucoup d'instances, qu'elles soient pilotées par l'autorité administrative ou par l'autorité judiciaire, rassemblent les différents acteurs appartenant aux forces de sécurité intérieures, comme la police nationale, la gendarmerie nationale ou les douanes, ainsi que les administrations partenaires, comme la DGFiP, l'Urssaf, etc. Cela permet de discuter et de réfléchir à des améliorations en matière de lutte contre le blanchiment.

Au niveau du service interdépartemental de la police judiciaire (SIPJ), le GIR de Marseille compte des policiers, des gendarmes, des inspecteurs des impôts, un inspecteur des douanes et - c'est une spécificité marseillaise -, à mi-temps, un inspecteur de l'Urssaf, qui est très utile pour travailler sur l'économie souterraine.

En effet, beaucoup de choses tournent autour du blanchiment. Toutes les infractions, notamment le trafic de stupéfiants, génèrent des liquidités. Il y a beaucoup d'argent qui sort de nos cités. Dans un premier temps, il permet de rémunérer les personnes qui participent au trafic localement. Dans un second temps, il sert à payer les importations de produits. Le reste part dans les systèmes de blanchiment. Dans nos enquêtes, nous constatons que les réseaux un peu structurés sont en lien avec des réseaux de collecteurs.

Pour traiter cette problématique, depuis maintenant deux ans, grâce au parquet et à la préfecture de police, nous avons bénéficié de l'apport du dispositif Marseille en grand, pour créer, au sein de l'antenne locale de Marseille, un groupe consacré au blanchiment des trafics de stupéfiants. Il compte un officier et six enquêteurs et a pour mission principale de « suivre la sacoche ». Au lieu de se focaliser sur l'arrivée du produit et la manière dont il est distribué, les agents cherchent à savoir où l'argent part. Cette méthode a permis de réaliser de belles opérations depuis deux ans.

Ainsi, voilà un an et demi, dans une cité du quatorzième arrondissement de Marseille, la cité des Rosiers, nous avions identifié un réseau de collecteurs. Nous avons pu en interpeller les membres et le démanteler. Il avait des ramifications jusque dans la région parisienne. Nous avons subodoré que l'argent disparaissait dans des sociétés de BTP, mais nous n'avons pas pu aller plus loin dans le cadre des investigations.

Plus récemment, à l'automne 2024, c'est un réseau de collecteurs encore plus important que nous avons mis à jour, suite à une enquête qui a duré dix mois. Nous voyions venir tous les dix jours à Marseille une équipe de collecteurs qui récupéraient de l'argent provenant de deux cités. Lors des interpellations, nous avons récupéré, dans une cache aménagée dans un véhicule, pratiquement 1,3 million d'euros. Cela montre l'importance des flux d'argent qui circulent. Nous avons démontré, en lien avec la préfecture de police de Paris, qui avait déjà ouvert un dossier sur ces équipes, comment, une fois arrivé en région parisienne, l'argent était réinjecté dans différentes entreprises.

Vous le voyez, ce groupe un peu particulier, composé uniquement de sept agents, a donc déjà prouvé son efficacité.

Un autre groupe de lutte contre le blanchiment se trouve à la brigade financière. Ce service travaille surtout sur des organisations beaucoup plus complexes, qui servent à blanchir des fonds, ce qu'on appelle des « lessiveuses ».

Nous avons traité deux dossiers d'importance au cours des deux dernières années.

Dans le premier, nous avons prouvé qu'une structure dirigée par des entrepreneurs d'Aix-en-Provence permettait à certains trafiquants marseillais de blanchir des fonds provenant notamment de la cité des Flamants, dans le quinzième arrondissement de Marseille. Les flux étaient très importants : sur le temps de l'enquête, entre 2017 et 2021, nous avons établi que plus de 40 millions d'euros avaient été ainsi blanchis.

Nous avons démantelé une deuxième grande structure. Nous n'avons pas démontré que l'argent provenait du trafic de stupéfiants. L'enquête a été déclenchée par un signalement de l'Urssaf qui avait été communiqué au parquet de Marseille. Cette blanchisseuse fonctionnait avec des sociétés de sécurité qui avaient plusieurs marchés dans la ville de Marseille. Son gérant de fait était un membre important du banditisme traditionnel. Nous avons établi des fraudes de plusieurs dizaines de millions d'euros au préjudice de l'Urssaf et de l'administration fiscale.

M. Patrice Bertrand, chef du service d'investigations de la douane à Marseille. - Malgré l'apparition de nouveaux schémas très sophistiqués, via le numérique ou les cryptoactifs, une constante demeure : le blanchiment nécessite à un moment donné un transport de cash, qu'il s'agisse de le blanchir ou de le décaisser.

La douane a renforcé son arsenal juridique pour pouvoir appréhender dans les transports de cash les situations délictuelles, infractionnelles, qui pouvaient donner lieu à enquête. Bien entendu, il existe des quantums de sommes à déclarer lors des passages de frontières. Mais tout l'effort de la douane depuis des dizaines d'années a été de penser le transport d'argent délictuel au coeur de nos sociétés, même en l'absence de franchissement d'une frontière. Le blanchiment, pour nous, intègre désormais la notion de collecte.

C'est donc tout le transport de cash qu'il faut appréhender, d'où l'idée d'un maillage douanier qui doit tenir un rôle de vigie, avant d'intervenir pour appréhender ces sommes au gros potentiel délictuel. C'est le sens de la loi de juillet 2023, de tous les efforts juridiques sur le blanchiment et de tous les efforts réaliser en lien avec nos partenaires européens pour élargir le périmètre juridique, afin de mieux appréhender le cash illégitime.

Colonel Christophe Berthelin, commandant de la section de recherches de Marseille. - Il y a deux niveaux de blanchiment : le niveau local et le niveau national, voire international, avec de véritables plateformes, à Paris, en Belgique, aux Pays-Bas. La gendarmerie lutte également contre le blanchiment. Nous avons besoin d'outils adaptés : des enquêteurs compétents, formés, et du renseignement.

Il y a une division financière au sein de la section de recherche, mais nous avons aussi mis en place des groupes d'enquêteurs financiers dans les trois divisions consacrées à la criminalité organisée. Ils traitent le volet financier des enquêtes, avec des résultats aujourd'hui très intéressants.

Par exemple, nous avions saisi un yacht, dans une affaire de blanchiment international, le Stefania, qui a été vendu 10 millions d'euros voilà un mois. Nous visons une intégration complète entre les modes d'action contre la criminalité organisée et les modes d'action financiers.

En matière de lutte contre les cryptomonnaies, nous avons formé cinq enquêteurs, qui disposent d'outils numériques et de logiciels pour identifier les cryptoactifs. Mais, dans la criminalité organisée traditionnelle, on trouve assez peu de cryptomonnaies. Celles-ci sont davantage utilisées dans l'escroquerie cyber. Nous démantelons des supermarchés des stupéfiants sur le darknet. Les sommes saisies en cryptomonnaies sont beaucoup plus importantes : l'équivalent de 350 000 euros l'année dernière. Nous allons en saisir quelques centaines de milliers d'euros cette année.

Si la formation est essentielle et fondamentale, le renseignement ne l'est pas moins. Il y a actuellement un questionnement sur le cadre juridique de l'utilisation des fichiers pour mieux cartographier notre adversaire et mieux comprendre ce qui se passe sur notre territoire. Nous plaçons des analystes du renseignement dans les divisions d'enquête. Ils ne font pas l'enquête, mais analysent ce qui se passe sur la thématique particulière de la division. Ils peuvent aussi préparer des dossiers d'objectifs pour les enquêteurs. C'est très utile en matière de criminalité organisée ou de lutte contre les phénomènes mafieux. Cela nous aide à définir des stratégies d'entrave plus sophistiquées en matière financière, avec nos partenaires et les autres services de l'État. Nous essayons de nous adapter, avec des outils financiers nouveaux.

Enfin, la présomption de blanchiment est un outil fantastique, qui donne toute satisfaction et qui tient judiciairement, puisqu'il est validé régulièrement par la Cour de cassation dans des dossiers d'importance. Beaucoup de pays européens nous envient cette infraction. Reste à en systématiser la culture chez les enquêteurs des services spécialisés.

M. Grégory Blanc, président. - Je m'interroge sur les moyens de mieux prévenir la délinquance financière, qu'il s'agisse non seulement du narcotrafic, mais également de la fraude sociale ou fiscale : fraude à la TVA, aux aides publiques, aux aides sociales, etc. Avez-vous des éléments à nous communiquer à cet égard ?

Que faites-vous à Marseille face aux sociétés éphémères ?

La cellule anti-délinquance, que vous avez évoquée, est-elle une spécificité marseillaise ? Quel bilan en tirez-vous ?

Mme Corinne Simon. La CAD a été constituée au mois de novembre 2024. L'idée est de travailler avec l'ensemble des services sur le volet administratif, en complément de ce que la justice peut faire sur les dossiers qui nous sont présentés.

Par exemple, si un étranger en situation régulière a commis un délit et est incarcéré, vous aurez autour de la table la caisse d'allocations familiales (CAF), qui recevra donc cette information, et pourra suspendre les allocations ; nous regardons aussi du côté du logement ; nous examinons le titre de séjour. Nous travaillons beaucoup avec le service des étrangers de la préfecture - c'est l'une des raisons de la fusion de la préfecture de police avec la préfecture de département, il s'agit de renforcer les liens entre ces deux structures. Nous pouvons ainsi dégrader le titre de la personne concernée, voire le lui retirer dans certains cas. L'idée est bien de procéder à une évaluation à 360 degrés.

Nous faisons en sorte de couper les vivres à la personne concernée, en supprimant les prestations sociales dont elle bénéficiait, dès lors que nous savons que l'argent a été utilisé dans un trafic répréhensible.

Il est encore trop tôt pour dresser un bilan de cette structure, qui a déjà suivi environ 150 personnes et qui se réunit tous les quinze jours.

Nous réfléchissons aussi à ce que nous pourrions faire pour renforcer la prévention, notamment vis-à-vis des mineurs, dont beaucoup sont concernés par les faits de délinquance. Cela se fait avec le conseil départemental, avec l'éducation nationale, etc.

À Marseille, vu le nombre de difficultés à gérer, il y a une volonté de travail interservices, comme l'ont montré les interventions aujourd'hui, pour régler les problèmes au plus vite.

M. Patrice Bertrand. - Les fraudes à la TVA, aux aides sociales ou aux aides publiques peuvent être des points de sortie de blanchiment. En tant qu'ancien de la douane judiciaire, j'ai pu constater que le blanchiment de stups pouvait être réinvesti dans l'escroquerie à la TVA. En effet, il faut des mises de départ pour réaliser de tels coups.

Je rejoins Mme la préfète déléguée sur le travail interservices. Je pense notamment que nous pourrions progresser sur le travail interservices de la donnée. Aujourd'hui, nous avons des fichiers en matière de suivi des aides sociales, des aides publiques, mais on ne les fait pas parler. Il faut améliorer le croisement des données de masse. Alors que les organisations criminelles n'hésitent pas à développer leurs moyens techniques et informatiques, le cadre actuel ne nous permet pas toujours de croiser certains fichiers.

Les fraudes que vous évoquez répondent à peu près toujours au même schéma. Il s'agit d'une aide devant souvent être versée rapidement - songeons à la « fraude covid », largement due au fait qu'il y avait urgence -, avec des dispositifs de contrôle a posteriori et une difficulté à répondre en masse aux sollicitations. Puis, une société éphémère est créée et les fonds sont des « comptes rebonds ». D'autres problèmes, relevant notamment de la coopération internationale, surgissent ensuite.

Toutes les équipes convergent, me semble-t-il, sur la nécessité de progresser sur le croisement des fichiers en matière de données sociales et de données publiques, afin d'avoir des objectifs algorithmiques et de pouvoir modéliser des circuits de fraude susceptible de nous alerter. À défaut de permettre l'imputabilité de l'infraction, ce serait au moins un moyen d'identifier, de démarrer une enquête ou, a minima, d'établir un signalement.

Les équipes se parlent, mais les fichiers informatiques pas encore. Or nous en avons besoin, même s'il y a de nombreuses et légitimes contraintes législatives.

M. Philippe Frizon. - Sur les sociétés éphémères, le travail que nous menons à Marseille avec le parquet et le tribunal de commerce fonctionne bien, grâce à une bonne coopération et à une bonne diffusion de l'information.

Nous voyons apparaître ces sociétés éphémères dans les systèmes de blanchiment tels que je les ai décrits tout à l'heure. Nous avons un certain nombre de critères de détection pour savoir s'il peut s'agir, ou non, de sociétés éphémères. Le parquet ordonne systématiquement la saisie de fonds qui se trouvent sur les comptes de telles sociétés. Comme les véritables gérants n'existent pas ou travaillent sous de fausses identités, ils ne réclament jamais ces fonds, qui sont donc reversés dans les caisses de l'État au bout de six mois.

Les dispositifs existent. Ce qu'il faut améliorer, ce sont les moyens humains en matière de lutte contre le blanchiment. Pour plus d'efficacité dans la détection, la neutralisation des réseaux, il nous faut des enquêteurs formés et en plus grand nombre.

Dans notre département, sur les 5 000 agents de la DIPN, 80 font des enquêtes, et seulement une vingtaine, GIR compris, sont en capacité de travailler sur le blanchiment.

Malgré cela, nous obtenons de bons résultats et nous avons réalisé de belles opérations. Mais il faut savoir ce que l'on veut.

M. Grégory Blanc, président. - Madame la préfète, messieurs, je vous remercie de vos réponses. Si vous avez des éléments complémentaires à nous communiquer pour étayer le rapport de notre commission d'enquête, n'hésitez pas à nous les transmettre.

Audition de MM. Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle (DIRREC) à l'Urssaf
et Pierre Gallet, directeur du contrôle de l'Urssaf Île-de-France

(Mardi 13 mai 2025)

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Mes chers collègues, nous entendons aujourd'hui M. Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle de l'Urssaf, et M. Pierre Gallet, directeur du contrôle de l'Urssaf Île-de-France.

Messieurs, nous vous avons sollicités, car nos auditions ont maintes fois souligné le lien entre blanchiment d'argent et travail dissimulé. Notre problématique est double : nous voulons connaître votre perception de la situation et mesurer l'efficacité de nos instruments de lutte.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Dellacherie et M. Pierre Gallet prêtent serment.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Messieurs, après votre présentation liminaire, je laisserai Mme la rapporteur et les commissaires vous poser des questions.

M. Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle à l'Urssaf. - Madame la présidente, madame le rapporteur, je vous remercie de nous avoir sollicités. L'Urssaf a pour mission de financer le système de protection sociale français. Concrètement, chaque Urssaf collecte quotidiennement des cotisations et des contributions, principalement auprès des employeurs et des entrepreneurs - nous comptons près de 12 millions d'usagers. Nous redistribuons ensuite ces sommes à plus de 800 organismes, pour financer les prestations de sécurité sociale, mais aussi celles qui sont liées à l'apprentissage, à la formation professionnelle ou à de nombreuses autres missions. Nous avons ainsi encaissé 571 milliards d'euros en 2024.

Pour assurer le bon financement de notre modèle social, nous assurons aussi des actions de contrôle et de lutte contre la fraude. Cette mission nous permet d'assurer le respect d'une saine concurrence entre les entreprises au regard des cotisations sociales dues, ainsi que la garantie des droits sociaux des travailleurs au vu des activités qu'ils réalisent et des rémunérations qu'ils perçoivent.

Sans entrer dans les détails, nous menons deux grandes catégories d'opérations de contrôle. La première est constituée de contrôles classiques visant à calculer l'assiette des entreprises, lesquelles déclarent leurs cotisations auprès de l'Urssaf - vous le savez, nous fonctionnons selon un modèle entièrement déclaratif. Ces contrôles visent à mesurer l'exactitude des déclarations sociales et le respect des règles en vigueur. Dans ce cadre, les inspecteurs et contrôleurs du recouvrement mènent essentiellement des missions d'accompagnement à la mise en conformité par rapport à des règles qui peuvent apparaître complexes, notamment pour les petites et moyennes entreprises. Au regard du droit à l'erreur, dans la grande majorité des cas, aucune sanction n'est alors appliquée.

La situation est très différente pour la deuxième catégorie de contrôles que nous effectuons, qui visent à lutter contre le travail dissimulé. Même si nous menons également des opérations de prévention sur ce sujet, l'essentiel de notre activité est consacré à des contrôles ciblés, sur la base de fortes présomptions. Le délit de travail dissimulé peut prendre plusieurs formes : dissimulation d'activités ou d'emplois salariés, fraudes à la mobilité internationale, faux sous-traitants, etc. Ces contrôles sont réalisés sur l'ensemble du territoire national par 1 500 inspecteurs et 220 contrôleurs du recouvrement. Depuis quelques années, nous avons décidé de spécialiser ces agents soit sur les opérations de contrôle d'assiette, soit sur les activités de lutte contre le travail dissimulé.

Nous ne contrôlons donc pas à proprement parler les actions relevant du champ des activités illicites. Par définition, une activité illégale a vocation à être combattue, et non à être légalisée et à produire des droits sociaux au profit de ceux qui y ont recours. De fait, les activités illicites n'entrent pas dans le périmètre des travaux d'évaluation du travail dissimulé que nous conduisons depuis maintenant une vingtaine d'années, qui se fondent principalement sur des contrôles aléatoires effectués auprès de différents secteurs d'activité. Nous sommes ainsi amenés à affiner chaque année l'évaluation de la fraude et du manque à gagner pour la sécurité sociale. Selon les dernières évaluations, rendues publiques par le Haut Conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS) à la fin de 2024, le manque à gagner imputable au travail dissimulé dans les entreprises privées représente entre 6,2 et 7,8 milliards d'euros - l'évaluation est relativement stable depuis dix ans.

Si nous ne sommes pas capables d'évaluer le lien entre travail dissimulé et activités illicites, nous retrouvons lors de nos contrôles des schémas frauduleux selon lesquels les revenus tirés de ces activités illicites sont réinvestis dans l'économie légale à des fins de blanchiment. Concrètement, les liquidités produites par ces trafics sont réutilisées par l'intermédiaire de montages plus ou moins complexes pour rémunérer en cash des travailleurs souvent non déclarés.

L'extension de nos activités au contrôle du versement des aides publiques, notamment pour l'avance immédiate du crédit d'impôt lié à l'emploi d'un salarié à domicile, nous expose à d'autres types de fraudes et à des réseaux qui organisent des systèmes d'escroquerie à grande échelle. Vous avez sans doute abordé ces sujets dans le cadre de vos auditions avec l'Office national antifraude (Onaf) ou avec d'autres acteurs, mais nous sommes aussi victimes de la fraude aux aides publiques. Les mécanismes sont souvent les mêmes : des fraudeurs créent des sociétés fictives de services à la personne, puis avec la complicité de faux clients déclarent des prestations qui ne sont pas réalisées. Une fois que l'Urssaf a versé les fonds à la fausse société, ceux-ci sont transférés vers des sociétés domiciliées à l'étranger, la facturation de services fictifs facilitant ainsi le blanchiment d'argent. Nous avons réussi à détecter et à arrêter un certain nombre de fraudes de ce type, en effectuant des signalements auprès des organismes chargés de la lutte contre la fraude aux aides publiques, notamment l'Onaf. Nous avons également déposé des plaintes et effectué des signalements auprès de Tracfin.

J'en reviens à notre coeur d'activité en matière de lutte contre la fraude, à savoir la lutte contre le travail dissimulé. Depuis plusieurs années, nous assistons à une forte augmentation des redressements en la matière : ils ont représenté 800 millions d'euros en 2022, 1,2 milliard d'euros en 2023, et 1,6 milliard d'euros en 2024. Alors que le montant moyen d'un redressement s'élève à 245 000 euros, les 100 plus gros redressements représentent 645 millions d'euros, soit 41 % du montant total. Ces chiffres traduisent l'importance de cibler plus prioritairement les fraudes à enjeu. L'augmentation des résultats en la matière est ainsi liée à notre stratégie de ciblage, à des modalités d'investigation de plus en plus perfectionnées, et non à une augmentation de la fraude elle-même.

L'amélioration des techniques d'investigation porte notamment sur l'exploitation des données issues du droit de communication bancaire. Lors d'opérations de lutte contre le travail dissimulé, nous interrogeons systématiquement les banques en lien avec les entreprises contrôlées. L'exploitation des données communiquées par les banques, principalement les relevés de comptes des entreprises concernées, nous amène à détecter des virements importants ou des décaissements moins importants pouvant s'apparenter à des versements de rémunérations en cash auprès de travailleurs non déclarés.

Nous effectuons en outre un ciblage plus précis vers les entreprises éphémères à partir de nos propres données, en suivant dans le temps les dirigeants ayant l'habitude de créer des entreprises, puis de les faire disparaître avant de les recréer. Nous suivons ainsi des cohortes de fraudeurs, ce qui contribue à mieux cibler nos opérations de contrôle.

Nous nous appuyons également beaucoup sur nos partenaires, principalement sur Tracfin, avec lequel nous menons un partenariat très étroit. Un de nos inspecteurs est mis à la disposition de Tracfin pour assurer la liaison avec l'ensemble des Urssaf. En 2024, nous avons mené 130 contrôles issus de signalements transmis par Tracfin, pour 265 millions d'euros de redressement, soit un montant très significatif. Nous avons également développé des partenariats très étroits avec l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) et, plus récemment, avec l'Onaf.

Le recouvrement des redressements en matière de lutte contre le travail dissimulé constitue le nerf de la guerre. Le sujet est complexe, car nous sommes confrontés à des dirigeants qui organisent leur insolvabilité. Il n'est pas rare qu'ils parviennent à faire disparaître leur entreprise, à la radier ou à la faire liquider avant la fin des opérations de contrôle, ce qui rend le recouvrement très difficile, voire quasiment impossible par la voie civile. Face à des fraudeurs très organisés, qui savent très rapidement faire disparaître leurs sociétés et leurs actifs, il faut agir vite et fort. Nous disposons de deux moyens d'action : nous menons, d'une part, des actions en matière de saisie, soit par voie judiciaire, soit par des saisies conservatoires dans le cadre d'un dispositif similaire à celui qui existe à la direction générale des finances publiques (DGFiP) pour la flagrance fiscale. D'autre part, nous agissons de manière subsidiaire envers des personnes physiques ou morales solvables, en mettant en avant la solidarité financière, mais cela suppose des procédures pénales souvent longues et complexes.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Notre commission d'enquête s'intéresse à la criminalité organisée, à la délinquance financière et à la violation des sanctions internationales. Ses travaux se placent directement dans la continuité de ceux de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, qui ont donné lieu à un texte important, qui confère des moyens aux services concernés, à la justice et aux collectivités. Toutefois, la criminalité est pluridisciplinaire, et le narcotrafic n'est pas la seule criminalité à laquelle il faut s'attaquer. Nous venons d'adopter la proposition de loi contre toutes les fraudes aux aides publiques, qui criminalise notamment la fraude aux aides publiques en bande organisée. Une commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants est également constituée au Sénat : vous le voyez, nous sommes en train de cerner ces questions importantes non seulement pour nos finances publiques, mais aussi pour la sécurité des acteurs qui respectent les règles, payent leurs cotisations et ne fraudent pas.

J'ai lu avec attention les rapports que vous remettez régulièrement. Pensez-vous que le périmètre de vos échanges avec les différents organismes est suffisant, ou le droit d'échange de données doit-il être étendu ? En Belgique, la Banque-Carrefour des entreprises semble fournir un modèle possible.

De plus, estimez-vous qu'il faut améliorer vos rapports avec les greffes des tribunaux de commerce, ou ceux-ci vous semblent-ils suffisants ? Dans le Livre blanc du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce figurent certaines propositions visant à améliorer le dispositif, comme le droit pour les greffiers de vérifier la validité des pièces d'identité étrangères, mais nous n'avons malheureusement pas pu les faire adopter par le Sénat. Que préconisez-vous pour prévenir le phénomène des entreprises éphémères ? Celles-ci constituent manifestement un fléau, non seulement du point de vue du travail dissimulé, mais aussi parce qu'elles contribuent à faire du dumping dans notre territoire : il faut s'y attaquer.

Enfin, pourriez-vous nous donner des exemples de ce que vous appelez « fraudes à enjeu » ? J'ai lu que le montant des redressements était de 1,6 milliard d'euros. Ce montant a-t-il été recouvré, ou faut-il améliorer les dispositifs de récupération, en revoyant notamment les modalités de saisie et de vente des biens ? Vous opérez énormément de contrôles ; il est souhaitable de procéder à des redressements, mais encore faut-il récupérer ensuite l'argent.

M. Emmanuel Dellacherie. - Dans les textes, les dispositions relatives à l'échange de données sont très complètes et couvrent la plupart de nos besoins avec nos partenaires. Nous n'éprouvons aucune difficulté à partager des informations avec l'ensemble des agents habilités en matière de lutte contre le travail illégal - il y en a beaucoup : inspecteurs du travail, officiers de police judiciaire et de gendarmerie, agents des impôts ou des douanes. Il n'y a aucune difficulté de communication entre les agents chargés de la lutte contre le travail illégal, et de manière plus générale, contre la fraude.

Nous pouvons en revanche réfléchir d'un point de vue juridique sur notre capacité à croiser diverses données et à mettre en place des outils partagés. Je tiens à signaler une évolution majeure de ce point de vue : l'élargissement du droit de communication de l'administration fiscale prévu à l'article L. 152 du livre des procédures fiscales, modifié par la loi du 14 février 2025 de finances pour 2025, permet des échanges en masse. Nous pouvons ainsi procéder à la communication de flux, de données et d'informations, les résultats des contrôles pouvant être utilisés par nos divers partenaires à des fins de ciblage et de data mining. La DGFiP et l'Urssaf ont beaucoup investi dans ces technologies ces dernières années.

Il y a sans doute des choses à imaginer en matière de bases de données communes. Nous avons été assez précurseurs sur le sujet, même si des avancées réglementaires restent à faire, en développant une base de données unique sur les fraudes au détachement, qui réunit des données issues de l'administration du travail sur les autorisations de détachement, des données de sécurité sociale sur la détermination de la législation applicable et les attestations A 1 notifiées par chacune des organisations de sécurité sociale des États membres. Il nous semble que l'avenir va vers la constitution de bases de données partagées, évidemment dans le respect des règles en matière de protection des données personnelles et d'habilitation au regard des finalités poursuivies.

M. Pierre Gallet, directeur du contrôle de l'Urssaf Île-de-France. - En ce qui concerne nos relations avec les greffes, les greffiers des tribunaux de commerce sont habilités à nous transférer toute information utile en cas de soupçon ou de constat de création d'une entreprise avec de faux papiers. Madame la rapporteur, votre question renvoie à la détection de ces fraudes en amont de la constatation de la non-validité ou de l'absence de pièces justificatives. Dans tous les cas, les vérifications donnent lieu à signalement. Lorsqu'il s'agit d'entreprises fictives, domiciliées à des adresses où il n'y a aucune activité, Tracfin ou les services de la DGFiP s'efforcent de radier le plus vite possible la structure concernée. Néanmoins, ce n'est pas parce que l'Urssaf ou la DGFiP radie un compte pour inactivité ou absence de paiement que cela entraîne une radiation pour l'ensemble des acteurs : la structure continue d'exister juridiquement auprès d'autres administrations, comme l'Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS).

Nous essayons d'alerter les greffes le plus tôt possible sur les structures qui ont déjà commis des infractions liées au travail dissimulé. Toutefois, le temps que le signalement soit établi, les structures concernées sont en général informées du contrôle en cours. En effet, pour établir un signalement, nous devons non seulement constater une activité non déclarée lors d'un contrôle, mais aussi entendre le dirigeant, lequel est souvent absent lors d'un contrôle inopiné. Convoquer un dirigeant d'entreprise à un contrôle peut le conduire à organiser la disparition rapide de sa société.

Je me permets d'élargir le champ de la question portant sur nos échanges avec les organismes, en y incluant nos échanges avec les établissements bancaires. S'il n'y a quasiment aucun problème en ce qui concerne la transmission des données bancaires avec les établissements bancaires français, car nous exerçons notre droit de communication, il y a des disparités en ce qui concerne le délai de transmission de ces informations. Cela a des conséquences sur l'efficacité de notre action, car le délai de trente jours opposable par les établissements bancaires est largement suffisant pour organiser une liquidation dans le cas d'une procédure collective. Il n'en va pas de même pour les établissements bancaires à l'étranger. Nous ne pouvons pas obtenir un quelconque relevé bancaire sur un compte détenu à l'étranger, puisqu'une entreprise n'est pas tenue de déclarer à l'administration fiscale ou à l'Urssaf qu'elle dispose d'un compte bancaire à l'étranger. De plus en plus régulièrement, nous sommes confrontés à des dossiers dans lesquels les sociétés disposent d'un compte bancaire français, parce qu'elles y sont tenues sur les plans professionnel et fiscal, mais ce compte ne sert que d'intermédiaire pour quelques jours, avant que les sommes ne soient transférées à l'étranger.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Si je comprends bien, les entreprises ne sont pas tenues de déclarer qu'elles ont un compte à l'étranger ?

M. Pierre Gallet. - Un particulier est tenu de déclarer, le cas échéant, qu'il dispose d'un compte à l'étranger : à défaut, il fait l'objet d'une pénalité fiscale. En revanche, une telle obligation ne s'applique pas aux entreprises. Celles-ci sont tenues, pour démarrer une activité économique, d'avoir un compte bancaire en France, mais non de déclarer un compte à l'étranger, lequel peut servir de compte de transfert, y compris, du reste, lorsque ce compte étranger est domicilié dans un pays de l'Union européenne.

Je ne peux que confirmer ce qui vient d'être dit sur les échanges de données avec nos organismes partenaires. Nous entretenons évidemment une relation privilégiée avec l'ensemble de la sphère de la sécurité sociale et avec les services judiciaires : nous travaillons avec eux au quotidien pour échanger des informations et lancer en commun des enquêtes.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Je souhaite revenir sur la différence entre les sommes recouvrées par l'Urssaf et le montant total de la fraude au travail dissimulé, estimé à 7 milliards d'euros - le delta est important ! Cet écart est-il dû principalement à un manque d'échange de données ?

Par ailleurs, comment caractériser les petites structures que sont les sociétés éphémères ? Quant aux travailleurs indépendants, qui relevaient auparavant du régime social des indépendants (RSI), leurs déclarations sont-elles plus difficiles à contrôler ?

Existe-t-il un problème spécifique outre-mer, où la déclaration sociale nominative (DSN) est plus difficile à mettre en oeuvre ?

Quid des autoentrepreneurs ? On a beaucoup parlé du régime de la franchise en base de TVA : il avait été question d'en abaisser les seuils d'exemption afin de lutter contre le travail dissimulé. Un seuil plus élevé a-t-il tendance à engendrer davantage de travail dissimulé, donc, pour vous, davantage de difficultés ?

Enfin, qu'en est-il des certificats d'économies d'énergie (C2E) et du dispositif MaPrimeRénov' ? On a vu, dans ce domaine, une déferlante de sociétés créées, et beaucoup de fraudes à la clé.

M. Emmanuel Dellacherie. - En matière de lutte contre le délit de travail dissimulé, on estime que moins de 10 % des sommes redressées sont effectivement recouvrées. Cet écart important n'est pas imputable à un défaut d'échanges d'informations. Il est lié à la nature des entreprises contrôlées : beaucoup des entreprises qui sont contrôlées dans le cadre de la lutte contre le travail dissimulé n'existeraient tout simplement pas si elles devaient déclarer et payer l'ensemble des cotisations dues. Elles n'existent que parce qu'elles fraudent ; elles ne seraient absolument pas « compétitives » dans un système normal.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Elles existent pour frauder ?

M. Emmanuel Dellacherie. - Oui : elles n'ont pas d'actif à mettre en face de leurs dettes. Autrement dit, elles sont d'emblée en situation de cessation de paiement. Elles jouent d'ailleurs sur le fait qu'elles sont structurellement dans une telle situation pour organiser très rapidement leur liquidation judiciaire.

Ce sujet renvoie aux questions d'adaptation du droit commercial : le code de commerce est fait pour des entreprises citoyennes, qui respectent les règles du jeu. Il n'existe pas de disposition particulière applicable à ces entreprises : très concrètement, il n'est pas possible de conserver le produit des saisies conservatoires. Dès lors que l'entreprise est liquidée, les sommes saisies ne peuvent plus être perçues, à moins que des saisies pénales soient effectuées. Dans la plupart des cas, il n'y a pas de perspective de recouvrement effectif.

Le droit commercial tel qu'il est ne permet pas de lutter efficacement contre ces entreprises éphémères, même s'il existe sans doute des marges de progrès dans nos échanges avec les greffes des tribunaux de commerce et même si nous aimerions pouvoir mobiliser plus facilement qu'aujourd'hui toutes les données disponibles en matière d'interdiction de gérer. D'un point de vue normatif, nous ne sommes pas organisés pour mettre en échec ces pratiques.

J'en viens aux travailleurs indépendants : depuis 2020 et la disparition du RSI, tous les travailleurs indépendants, artisans, commerçants, microentrepreneurs cotisent auprès de l'Urssaf. Pour ce qui est du travail dissimulé, c'est la sous-déclaration des microentrepreneurs qui nous semble particulièrement problématique - c'est ce que montrent nos travaux d'évaluation. Mais il s'agit d'une fraude extrêmement atomisée, qui renvoie à énormément de situations différentes.

Au regard de cette situation, nous avons fait un choix : pour les situations de potentielle sous-déclaration relativement limitée, à propos desquelles il est difficile de démêler la fraude de l'erreur, nous avons mis en place un guichet de régularisation. Nous menons à grande échelle des opérations de rapprochement entre les déclarations de chiffre d'affaires qui sont faites par les microentrepreneurs auprès de l'Urssaf, les déclarations de revenus qu'ils effectuent auprès de l'administration fiscale et les données communiquées par les plateformes, celles-ci ayant l'obligation de nous transmettre les chiffres d'affaires des microentrepreneurs avec lesquels elles travaillent. Sur cette base, lorsqu'apparaît une situation d'écart limité entre ces différentes données, nous invitons le microentrepreneur à régulariser sa situation, dans le cadre d'un processus amiable.

Là où l'écart s'avère plus important et est réitéré sur plusieurs exercices, en revanche, nous engageons des opérations de contrôle. Et on observe, au cours des dernières années, une assez forte croissance des redressements de microentrepreneurs.

Pour ce qui concerne les C2E et MaPrimeRénov', nous ne sommes pas compétents : je n'ai pas d'éléments à vous apporter à ce sujet.

Concernant les départements ultramarins, les enjeux de non-déclaration et de sous-déclaration y sont en effet particulièrement sensibles, tant du côté des travailleurs indépendants que du côté des entreprises. C'est un sujet important et nous sommes conduits, outre-mer, à travailler en relation très étroite avec nos partenaires : nous avons besoin de mettre en commun nos ressources humaines. Je pense à un département très étendu comme la Guyane, où, dans certains lieux, il est difficile d'intervenir, où des risques peuvent peser sur la sécurité et l'intégrité de nos inspecteurs. Nous y privilégions les opérations de contrôle menées de concert avec la police ou la gendarmerie.

Mme Catherine Belrhiti. - En tant que sénatrice de la Moselle, j'ai été sensible à l'évocation des frontaliers et des ouvertures de comptes à l'étranger.

Quels sont les secteurs d'activité les plus concernés par la fraude à l'Urssaf ?

L'Urssaf dispose-t-elle des moyens humains, juridiques et technologiques suffisants pour détecter efficacement la fraude ?

Comment les opérations de contrôle sont-elles ciblées ? Utilisez-vous des algorithmes, des signalements externes ou encore d'autres sources ?

Les peines encourues et les suites judiciaires sont-elles, selon vous, dissuasives ?

Vous avez indiqué que vous travailliez beaucoup avec les banques. Détectez-vous aussi des échanges d'argent liquide qui peuvent servir à payer le travail illégal ?

M. Emmanuel Dellacherie. - Nous menons des contrôles aléatoires sur l'ensemble des secteurs d'activité. Un secteur ressort fortement comme étant particulièrement à risque : celui du bâtiment et des travaux publics (BTP), qui concentre un peu plus de la moitié de nos redressements - c'est considérable.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - C'est d'ailleurs dans ce secteur qu'on retrouve la fraude aux C2E.

M. Emmanuel Dellacherie. - C'est un secteur dans lequel on blanchit beaucoup, via le travail dissimulé, des revenus issus de trafics divers et variés.

Autre secteur à risque : les services aux entreprises, et en particulier la sécurité privée.

Dans les secteurs du commerce de détail et des hôtels, cafés, restaurants, le taux de fraude est un peu supérieur à la moyenne, mais la très grande majorité des entreprises respectent bien leurs obligations.

Pour ce qui est de nos moyens humains et technologiques, nous avons fait le choix de redéployer une partie de l'activité de nos inspecteurs, qui exerçaient des missions de contrôle d'assiette, vers la lutte contre le travail dissimulé.

Par ailleurs, la convention d'objectifs et de gestion que nous avons signée avec l'État pour la période 2023-2027 nous a permis de disposer de 145 effectifs supplémentaires en matière de lutte contre la fraude - inspecteurs et contrôleurs -, ce qui est appréciable. Nous avons pu effectuer ces recrutements en tout début de période conventionnelle, en 2023-2024, de sorte que nous puissions en mesurer les effets sur l'activité de contrôle dès 2025, sachant qu'il faut un an pour former un inspecteur du recouvrement.

En matière de ciblage, nous nous appuyons de plus en plus sur l'exploitation de données via des algorithmes, en recourant principalement au data mining. Mais nous continuons aussi à beaucoup mobiliser les signalements de nos partenaires, qui sont extrêmement précieux, dans nos activités de lutte contre la fraude.

J'en viens aux peines encourues : il existe la fois des sanctions pénales et des sanctions non pénales. Le Conseil constitutionnel a d'ailleurs considéré qu'il était possible d'appliquer cumulativement ces deux types de sanctions.

À la faveur de dispositions inscrites, au fil des années, dans les lois de financement de la sécurité sociale successives, nous avons considérablement développé les sanctions non pénales : majorations de redressement, annulations d'exonérations. Sur le 1,6 milliard d'euros de sommes redressées au titre de la lutte contre le travail dissimulé, on compte 500 millions d'euros de sanctions : c'est substantiel.

Sur les sanctions pénales, je ne dispose pas de données précises. Voici quel est le quantum des peines encourues en cas de travail dissimulé : 45 000 euros d'amende et trois ans d'emprisonnement pour une personne physique, 225 000 euros d'amende pour une personne morale. Il existe d'ores et déjà, de surcroît, un délit de travail dissimulé commis en bande organisée, qui s'assortit de peines plus importantes encore : dix ans d'emprisonnement et 100 000 euros d'amende pour une personne physique.

Au-delà des sanctions proprement dites, le recours à la voie pénale est important au regard des moyens d'enquête que l'ouverture d'une enquête préliminaire permet de mobiliser : saisies, perquisitions, prérogatives spécifiques que nous n'avons pas la possibilité d'exercer dans le cadre de nos contrôles ordinaires. J'ajoute que des peines complémentaires peuvent être prononcées : interdiction de gérer, publication des décisions.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur le directeur, la situation n'est pas satisfaisante.

Sur certains points, évidemment, nous avons peu de prise : volonté politique, entraves diplomatiques, existence de paradis fiscaux, etc. Mais, à suivre votre exposé, on constate que la France elle-même est un paradis fiscal. Or un fraudeur content est un fraudeur qui revient ! La constitution d'une société éphémère ne donne lieu à aucun contrôle ; une fois l'extrait Kbis délivré, dans des conditions non satisfaisantes de contrôle ex ante, l'entreprise fraudera tranquillement, d'autant qu'il est impossible, dites-vous, de vérifier si elle a un compte à l'étranger, puisqu'il n'existe même pas d'obligation de déclarer un tel compte !

Tout cela fait tout de même peser sur notre système légal et réglementaire - et non pas sur l'Urssaf elle-même - des présomptions lourdes et concordantes d'inefficacité du contrôle. Voilà qui me met en colère : songez que cela fait trois ans de suite qu'au Sénat, sur mon initiative, nous votons une définition de l'entreprise éphémère. Quand le greffe du tribunal de commerce voit débarquer un employeur dont il est difficile de contrôler l'identité exacte et dont le compte est domicilié dans une néo-banque, par exemple, un petit clignotant d'alerte devrait s'allumer et le greffier devrait pouvoir, sur cette base, différer la délivrance de l'extrait Kbis.

Cette mesure de bon sens, le Sénat l'a votée plusieurs fois, et ce dans le cadre de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), qui a trait à votre sphère d'activité, monsieur le directeur : nous avons bien cerné la question. Cette définition n'a pu prospérer dans les textes adoptés définitivement, mais nous reviendrons à la charge, car on n'est jamais à l'abri d'une bonne nouvelle... Cela dit, en fait de bonnes et de moins bonnes nouvelles, il en est une mauvaise qui arrive : le projet de loi de simplification de la vie économique va ouvrir plus béantes encore les portes à la fraude.

Pourrions-nous convenir qu'il est nécessaire d'inscrire dans notre droit une définition de la société éphémère qui soit opposable aux entreprises et dont pourraient user les greffes pour différer l'émission de l'extrait Kbis tant qu'un certain nombre de pièces n'ont pu être vérifiées ? Je précise qu'il ne s'agit pas d'exiger une caution bancaire, ce qui serait contraire au principe de liberté du commerce et de l'industrie - le contrôle a priori des pièces du dossier, quant à lui, ne s'y oppose pas - et risquerait de donner lieu à des escroqueries.

Nous avons reçu des représentants de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), qui nous expliquent qu'en matière d'échange de données une telle mesure ne pose aucune difficulté ; elle est d'ailleurs conforme aux propositions émises par le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce dans son livre blanc pour renforcer la lutte contre la criminalité financière.

Je souhaite vous interroger également sur vos liens avec les huissiers de justice.

Dans le système belge, la deuxième signification de contrainte ou sommation de paiement adressée à une entreprise qui remplit un certain nombre de critères de fragilité - recours aux services d'une néo-banque ou d'une entreprise de domiciliation, etc. - déclenche immédiatement un contrôle du tribunal de commerce. Quels sont donc vos liens avec les huissiers de justice ?

Par ailleurs, comment pourrait-on, selon vous, renforcer le rôle des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) ?

M. Emmanuel Dellacherie. - Nos liens avec les commissaires de justice sont très forts : en pratique, ceux avec lesquels nous conventionnons assurent pour notre compte une bonne partie de nos missions de recouvrement forcé.

Ils sont en première ligne sur les enjeux de lutte contre la fraude. La difficulté pour eux, donc pour nous, c'est qu'ils ne peuvent agir qu'à partir du moment où des dettes sont exigibles - et l'on retrouve le mécanisme de fraude que j'évoquais. Je schématise : un contrôle est mené, à l'issue duquel est prononcée une mise en demeure ; nous devons alors attendre trente jours pour pouvoir signifier une contrainte, après quoi la personne concernée peut faire appel de cette décision devant les tribunaux. La mission de recouvrement forcé des créances issues du travail dissimulé est donc particulièrement difficile, raison pour laquelle nous avons choisi, dans un certain nombre de départements, de spécialiser sur ce sujet certaines études de commissaire de justice susceptibles d'intervenir de manière rapide et ferme.

Très souvent, lorsque nos commissaires de justice partenaires procèdent à un recouvrement forcé, nous recueillons des éléments caractérisant une situation d'insolvabilité ou de cessation de paiement, nécessaires pour assigner l'entreprise en liquidation judiciaire. C'est important : « sortir du jeu » des entreprises qui ne respectent pas les règles permet d'assainir le tissu économique, quand bien même il est très difficile, voire impossible, de recouvrer l'ensemble des sommes dues.

Les Codaf sont des structures tout à fait utiles : elles permettent d'associer dans chaque département, sous la direction du préfet et du procureur de la République, l'ensemble des acteurs de la lutte contre la fraude, qui ainsi se connaissent et travaillent ensemble. Il est vrai néanmoins que les opérations de contrôle portant sur les fraudes à enjeu, qui représentent les montants financiers les plus importants, se font beaucoup via un partenariat bilatéral avec la DGFiP ou avec Tracfin.

M. Pierre Gallet. - Madame le rapporteur, je reviens sur votre étonnement et aussi sur vos craintes, que je partage, quant à la façon dont les nouvelles règles de simplification de la vie économique pourraient affecter l'efficacité du contrôle.

Au-delà de la difficulté à contrôler, ce sont surtout les caractéristiques mêmes des entreprises éphémères et l'état des législations commerciales qui conduisent à la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.

On pourrait tout à fait admettre qu'une définition de l'entreprise éphémère soit inscrite dans notre droit, comme vous le préconisez, d'autant que la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf) était parvenue, il y a quelques années, à rassembler toutes les administrations autour d'une telle définition.

Pour rappel, une entreprise éphémère est une société de petite taille ; quoique son dirigeant puisse être un gérant de paille ou un prête-nom, elle est bien toujours créée par un professionnel du droit, appartenant donc à une profession réglementée et assujettie, en tant que telle, à des obligations d'alerte auprès de Tracfin. On constate l'apparition d'études notariales ou de cabinets comptables qui créent des structures à un rythme effréné sans que le tribunal de commerce ait de raison objective de s'y opposer, toutes les conditions étant réunies.

Ces sociétés présentent toujours les mêmes caractéristiques : faible capital social, très peu de salariés, ce qui leur permet de ne pas être soumises aux obligations liées aux seuils d'effectifs et, au passage, de passer assez inaperçues. Dans leurs premiers mois d'existence, en effet, elles paient bien leurs cotisations ; aussi avons-nous beaucoup de difficultés à les identifier en amont.

Tel est bien le phénomène qui nous est signalé par Tracfin dans le cadre de son travail de ciblage : il y a désynchronisation entre le nombre de salariés officiellement déclaré et le nombre de personnes auxquelles des virements sont effectués, qui peut atteindre plusieurs dizaines, plusieurs centaines, voire plusieurs milliers - cela arrive régulièrement.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Pourriez-vous répondre à la question de Mme Belrhiti concernant les échanges d'argent liquide ?

M. Pierre Gallet. - Oui, je vais y venir, mais j'aimerais au préalable compléter mon propos.

Il s'écoule en général quelques mois entre le moment où l'on est alerté, avec l'obligation de vigilance de l'établissement bancaire et l'analyse faite par les services pour préinstruire ce cas, et notre action. Alors même que nous sommes de plus en plus réactifs pour agir après le signalement de Tracfin, c'est la législation commerciale qui pose problème. Permettez-moi de vous donner quelques exemples très concrets.

Quand nous sommes saisis du cas d'une société éphémère, notamment dans le bâtiment, avec toutes les caractéristiques que j'ai déjà évoquées, il arrive ponctuellement, pour gagner du temps en vue d'obtenir le recouvrement des sommes dues - ce recouvrement est, on le sait, très précaire -, que l'on fasse appel au procureur de la République pour engager immédiatement des saisies pénales sur le fondement d'un certain nombre d'éléments d'instruction ou que l'on saisisse le juge de l'exécution pour essayer de bloquer les sommes le plus tôt possible sur le compte bancaire. Dans ce cas-là, le dirigeant qui sera convoqué ne se présentera pas. Si la société se met en liquidation judiciaire, les sommes seront immédiatement débloquées au profit de la procédure collective. D'où notre étonnement, voire notre agacement dans la mesure où, eu égard à notre positionnement en tant que créancier, notre recouvrement est condamné par avance. On ne récupérera donc malheureusement pas les sommes dues, sauf si elles sont saisies sur le plan pénal. Mais là encore, encore faut-il que le dirigeant soit condamné.

Pour répondre à votre question, madame la sénatrice, on constate une faible utilisation de cash. La plupart du temps, nous avons affaire à des virements. Très concrètement, lorsque l'on contrôle une entreprise, on demande à l'établissement bancaire de nous fournir les relevés bancaires - à cet égard, comme je le disais précédemment, le délai de 30 jours qui leur est opposable est en réalité très long, et de ce point de vue, les néobanques sont plus réactives à nous répondre -, on constate souvent que les sommes se rapprochent peu ou prou du Smic. Parfois, les dirigeants manquent d'ailleurs de discrétion dans la mesure où ils indiquent « virement » ou « salaire ». Il y a assez peu d'argent liquide en circulation. Il arrive, en revanche, notamment lorsque l'on bénéficie de l'appui de la police ou de la gendarmerie que, dans le cadre de perquisitions au domicile, on retrouve des sommes en liquide, mais jamais dans une proportion telle qu'elle permettrait de rémunérer autant de salariés non déclarés.

Manifestement, lorsque le travail dissimulé sert de vecteur pour le blanchiment d'argent, les sommes transitent par les comptes bancaires. Au vu de nos enquêtes de terrain, on constate assez peu de distribution d'argent liquide. Plus récemment, mais sans qu'on puisse en mesurer l'ampleur, apparaissent des transactions en cryptomonnaie. Mais là aussi, c'est une saisie de documents au domicile du dirigeant ou au sein de l'entreprise qui permettra d'en attester. Toutefois, eu égard au profil des salariés non déclarés - de nombreuses personnes sont d'origine étrangère - et aux caractéristiques de ces structures, je constate qu'il y a assez peu de recours à la cryptomonnaie. Il s'agit donc plutôt de virements classiques, y compris, parfois, via des établissements bancaires à l'étranger.

Les sommes dues vont donc nous échapper à cause de la procédure collective, y compris lorsqu'on a réussi à les encaisser. Ainsi, nous avons plusieurs dossiers en cours devant les juridictions commerciales et nous nous battons pied à pied pour faire reconnaître les manoeuvres totalement dilatoires des dirigeants d'entreprise visés pour nous échapper.

Tracfin nous a fait un signalement, ce qui constitue un faisceau d'indices important, nous avons mené une enquête, puis bloqué les sommes dues, nous avons eu le temps de procéder à tous les contrôles - lettre d'observation, possibilité de convoquer le dirigeant, des procédures légales qui nous sont opposables. Au bout des trois mois qui nous ont permis d'établir une contrainte, nous avons pu encaisser les sommes dues. Mais si l'entreprise se met en liquidation judiciaire, et fixe, comme on le voit très souvent, une date de cessation des paiements antérieurement à la date du constat - certains ne font pas preuve de finesse et la fixe la veille ! -, nous devons reverser les sommes encaissées. Cela conduit à des situations assez insensées de notre point de vue, mais respectueuses du droit. Le tribunal de commerce ne peut alors que constater que l'entreprise réunit toutes les conditions pour récupérer les sommes par le biais de son mandataire judiciaire. Voilà pourquoi nous sommes parfois obligés de tenter de capter les sommes dues, mais au risque de nous voir condamnés à les reverser, ce qui peut être assez cocasse dans certaines situations.

Vous avez parlé des greffiers et d'un contrôle a priori. Aujourd'hui, on pourrait tout à fait imaginer que certaines informations et certaines données puissent être réutilisées par les greffes. Je pense notamment à toutes les informations concernant les dirigeants qui font l'objet d'un procès-verbal de travail dissimulé, lequel a été communiqué au procureur de la République : même si ces derniers ne sont pas condamnés, puisque cela suppose une procédure, les informations sont enregistrées dans nos bases. Or c'est le premier critère qui est examiné lorsque l'on déclenche une enquête. Il y a de fortes chances qu'un dirigeant condamné pour travail dissimulé recommence.

On le constate souvent, dès qu'une structure est fermée, une autre s'ouvre : parfois, les mêmes salariés sont transférés, la structure a les mêmes caractéristiques, avec un capital social faible. Or ces dirigeants ne devraient pas être en capacité de recréer une entreprise aussi facilement, dans l'attente qu'ils soient condamnés ou que soit publié le jugement de condamnation, comme cela est possible depuis 2017. Nous nous attachons à essayer de détecter ces entrepreneurs lorsqu'ils réapparaissent - au départ, ils ne sont souvent que de simples salariés -, parce que nous pouvons accéder à ces informations. C'est là un faisceau d'indices pour éteindre le plus vite possible la structure. Notre objectif est aussi de nettoyer le plus vite possible le tissu économique dans certains secteurs.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il ne vous aura pas échappé que vous êtes ici dans l'enceinte où le législateur formule des propositions pour faire évoluer la législation. J'entends votre demande de réduire les délais en cas de suspicion ou d'indices lourds et concordants s'agissant de la constitution d'une entreprise éphémère.

Peut-être faut-il aussi prévoir une sorte de droit de suite pour les dirigeants ayant déjà eu affaire à vos services. Comme je l'ai dit précédemment, un fraudeur content est un fraudeur qui revient. En l'espèce, rien n'est fait pour qu'il en soit autrement. Là encore, il faut prendre des dispositions.

Permettez-moi de revenir sur l'interaction possible avec les huissiers de justice, car ils peuvent avoir des éléments soulignant la fragilité financière d'une entreprise. Peut-être me suis-je mal exprimée, mais je pense à une mise en commun d'un certain nombre d'éléments entre les huissiers eux-mêmes. En Belgique, par exemple, il existe un bureau commun des huissiers : grâce aux échanges de données, dans des conditions fixées bien sûr par l'Autorité de protection des données belge, il est possible de savoir si une entreprise est déjà fragilisée par un certain nombre de procédures engagées par d'autres acteurs, tels que les fournisseurs, les clients mécontents, etc. Ces personnes, qui sont directement en prise avec le tissu économique, sont susceptibles de faire remonter les informations afin d'agir au plus vite.

En effet, la question qui nous occupe est double : d'une part, comment éviter de faire entrer le loup dans la bergerie en octroyant un Kbis à une entreprise dont les présomptions d'avoir affaire à une entreprise éphémère sont lourdes et concordantes et, d'autre part, comment empêcher rapidement une telle entreprise de nuire quand les faits sont avérés ?

Nous allons essayer de trouver des solutions. Lors de l'examen du prochain PLFSS, il faudra que vous examiniez avec bienveillance, en liaison avec vos administrations de tutelle, les dispositifs que nous proposerons, et qu'il nous semble impératif d'adopter. En effet, il est évident qu'il faut agir, et agir vite, dans l'intérêt de vos finances et de nos finances publiques, ainsi que dans l'intérêt de l'assainissement du tissu économique. Sur ces sujets, nos intérêts sont, me semble-t-il, liés.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Vos homologues européens vous semblent-ils mieux armés que vous pour lutter contre la fraude ?

M. Emmanuel Dellacherie. - Je ne dispose pas d'informations suffisantes sur l'ensemble de nos partenaires européens pour vous répondre. Je puis vous dire que nous travaillons très bien avec nos amis belges, dont vous avez d'ailleurs souligné à plusieurs reprises, madame la rapporteur, leur rôle assez novateur et précurseur en la matière. Nous nous sommes beaucoup inspirés de leurs travaux sur la Banque Carrefour de la Sécurité Sociale lorsque l'on a construit l'écosystème sur la déclaration sociale nominative en France.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pas assez à mon goût !

M. Emmanuel Dellacherie. - Eux ont continué à avancer dans leurs travaux, et ils ont bien eu raison ! Ils sont sans doute aujourd'hui le partenaire européen avec lequel nous travaillons le mieux.

Par ailleurs, il importe de noter que l'on n'a pas du tout en matière de droit social européen l'équivalent de ce qui existe sur le plan fiscal. Ainsi, les échanges d'informations sont très limités entre les organismes de sécurité sociale, qui ont d'ailleurs des visions assez différentes d'un État membre à l'autre.

Pour prendre un exemple très concret sur le plan fiscal, les données sur la TVA intracommunitaire sont partagées. Concrètement, le système automatisé d'information sur la TVA (VIES) permet d'avoir des informations sur la TVA déclarée par l'entreprise, dont le siège se situe dans un autre État européen. On a demandé à disposer de ces informations pour la lutte contre la fraude à la sécurité sociale ; les problématiques évoquées au niveau national peuvent aussi se poser dans le cadre de montages juridiques sur le plan européen. Des entreprises fictives installées dans d'autres pays européens peuvent détachent des salariés. Or, la condition pour détacher des salariés, c'est d'avoir une activité préexistante et principale dans un État membre. La quasi-totalité des États membres qui ont été interrogés par le biais de la DGFiP, laquelle nous a beaucoup soutenus sur le sujet, ont répondu qu'ils considéraient que ces informations, qui peuvent être transmises en matière de lutte contre la fraude fiscale, ne pouvaient pas être utilisées dans le cadre de la lutte contre la fraude à la sécurité sociale, alors même que la France avait indiqué qu'elle était prête, par réciprocité, à les communiquer. Le règlement européen en la matière indique qu'il relève des États d'autoriser ou non l'utilisation de ces données dans les domaines connexes à ceux qui sont prévus par le règlement européen.

Cette situation illustre assez bien le chemin qu'il reste à parcourir pour faciliter le partage des données au niveau européen et surtout pour pouvoir mobiliser les informations. En fait, l'enjeu est de pouvoir mobiliser l'information dans le cadre d'une procédure. Sans cadre juridique, cette information ne pourra pas être utilisée. Or c'est la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui s'agissant des données de TVA intra-communautaire.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur le directeur, cela fait cinq ans, voire six ans, que nous demandons, dans le cadre du PLFSS, un état de l'avancement des conventions d'échanges de données et de coopération avec nos voisins tels que le Luxembourg, la Belgique, l'Italie, l'Allemagne, l'Espagne, notamment pour éviter la fraude transfrontalière. Or on nous explique chaque année que ce rapport ne sert à rien, car le Centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale (Cleiss) tient les comptes. Or il manque chaque année dans le rapport du Cleiss un volet sur l'état des lieux et d'avancement de ces conventions afin d'éviter la fraude transfrontalière. Il va bien falloir à un moment donné que les services qui rencontrent ces problèmes discutent avec l'administration centrale et avec leur ministre de tutelle pour avancer. Chaque année, je dépose des amendements en ce sens. Si nous nous obstinons à poser des questions, c'est parce qu'on a besoin de réponses ! Vos propos me laissent assez dubitative quant à la volonté de mettre un terme à ces fraudes, qu'il s'agisse de la possibilité de donner un peu plus de pouvoirs aux greffes pour contrôler les entreprises éphémères ou du contrôle de la fraude transfrontalière. Certes, le Sénat a peu d'appétence pour les rapports, mais il va falloir que vous ouvriez le dialogue. Le ministre au banc nous rétorque chaque année que tout est sous contrôle, mais rien n'est sous contrôle ! On l'a vu lors de la crise du covid, il a fallu attendre que l'on constate 39 000 fraudes en six mois pour que Mme Pannier-Runacher accepte d'ajouter la déclaration sociale nominative comme condition pour bénéficier des aides au chômage partiel !

La mission du législateur consiste non seulement à améliorer les dispositifs en vigueur, mais aussi à veiller au budget. Nous avons pour intérêt commun d'éviter d'ouvrir grand les portes aux fraudeurs. À un moment, il va falloir que cela s'arrête !

M. Pierre Gallet. - D'un point de vue opérationnel, les conventions bilatérales de sécurité sociale sont peu ou prou respectées : même si certains États membres tardent parfois à répondre, ils font le nécessaire pour partager leurs données lorsque nous établissons qu'un employé, un salarié ou un ouvrier étranger vient travailler en France. Cette question renvoie aussi aux conditions dans lesquelles il peut venir travailler dans le cadre d'un détachement.

En effet, une entreprise française qui a besoin de faire venir de la main d'oeuvre détachée peut le faire à la condition que la personne détachée, depuis un pays limitrophe comme l'Espagne par exemple, cumule un mois seulement d'affiliation à la sécurité sociale de son pays. Un mois, c'est très peu. En fait, parfois, ces personnes n'ont même pas quitté le sol français ; elles se sont embauchées par la structure à l'étranger pour ensuite être réembauchées en France. Elles n'ont peut-être même pas changé de domicile et l'entreprise qui détache a pu être créée de toutes pièces par l'entreprise française depuis la France. Tout cela renvoie à la nature des critères plus ou moins exigeants retenus pour fluidifier la main-d'oeuvre. Tel est le constat que l'on dresse à partir d'un certain nombre d'enquêtes.

Mme Sylvie Vermeillet, présidente. - Nous vous remercions pour vos contributions substantielles. Et nous continuons de penser que la fraude n'est pas une fatalité.

Audition de Mme Amélie de Montchalin, ministre auprès du ministre de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, chargée des comptes publics

(Mercredi 21 mai 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous auditionnons aujourd'hui Mme Amélie de Montchalin, ministre auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée des comptes publics.

Madame la ministre, comme vous le savez, notre commission d'enquête s'apprête à conclure ses travaux, après cinquante auditions et déplacements menés au cours des quatre derniers mois.

Parmi ses auditions, les services de Bercy ont figuré en bonne place, qu'il s'agisse des administrations centrales, des services d'enquête liés aux douanes ou des services de renseignement. Nous avons pu apprécier la qualité des fonctionnaires qui oeuvrent au service de l'État contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée. Mais nous avons également dû constater un décalage entre le foisonnement de normes et d'instances de contrôle, édifice d'ailleurs évalué positivement par le groupe d'action financière (Gafi), et une réalité marquée par les difficultés persistantes à saisir, sur le terrain, les opérations de blanchiment.

La norme est toujours en retard sur les comportements délictuels. Dès lors, les administrations doivent pouvoir faire preuve d'agilité et d'adaptabilité. Or l'éclatement des contrôles et le défaut de coordination apparaissent comme des faiblesses. Pour l'heure, la coordination semble avant tout se manifester par l'échange de bonnes pratiques, notamment via la mission interministérielle de coordination anti-fraude (Micaf).

Par ailleurs, les services de Bercy sont confrontés à une injonction paradoxale : contrôler et prévenir, mais sans alourdir la charge administrative pesant sur les acteurs économiques. Nous sommes donc bien sur une ligne de crête entre contrôle et simplification. Concrètement, une volonté politique forte et une impulsion sont nécessaires pour que la politique de lutte contre le blanchiment soit menée de manière cohérente et efficace. C'est évidemment votre rôle : vous nous direz comment vous l'exercez.

Il est urgent de mener ce combat aux échelles nationale et internationale. Nous ne saurions nous endormir sur nos lauriers ou nous contenter de compter sur la future agence européenne, qui ne sera pleinement opérationnelle que dans trois ans.

En France, à titre d'exemple, le phénomène des entreprises éphémères n'est toujours pas jugulé. Par ailleurs, les flux d'argent illégal, lorsqu'ils pénètrent l'économie réelle, gangrènent les relations économiques et nourrissent la corruption.

Évidemment, notre pays n'est pas seul face à ces enjeux. Les flux financiers du blanchiment sont d'ampleur internationale, faisant parfois des sauts entre divers États pour aboutir à des investissements dans des pays accueillants. Sur ces différents points, nous attendons vos éclairages. Sans doute nous indiquerez-vous diverses pistes d'amélioration, notamment pour la coordination des services.

Je vous indique que cette audition est diffusée en direct sur le site du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Amélie de Montchalin prête serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous cède la parole pour un propos liminaire, à la suite duquel Mme le rapporteur vous posera ses questions.

Mme Amélie de Montchalin, ministre auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée des comptes publics. - Monsieur le président, madame le rapporteur, messieurs les sénateurs, je tiens à vous remercier de votre invitation, qui me donne l'occasion de parler d'une mission assez méconnue, mais absolument essentielle, du ministre chargé des comptes publics : protéger les intérêts fondamentaux de la Nation en matière financière.

Je suis accompagnée des représentants de divers services compétents dans ce domaine, que vous avez déjà longuement auditionnés. Il s'agit : de la direction des douanes ; de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) et de Tracfin, services de renseignement du premier cercle ; de la direction générale du Trésor (DGT), qui - j'y reviendrai - assure la coordination internationale dans le cadre plus spécifique du Gafi, lequel relève de l'OCDE, mais dépasse largement le cadre européen et occidental ; et de l'Office national anti-fraude (Onaf), dont le directeur est présent. Je n'oublie pas non plus la direction générale des finances publiques (DGFiP), même si elle n'est pas représentée aujourd'hui. Cette direction joue un rôle essentiel en la matière.

Les enjeux que vous avez pointés, notamment la coordination, la coopération et la définition d'objectifs communs, sont évidemment essentiels. Nous devons travailler en ce sens et mener des actions d'ampleur pour être à la hauteur des défis à relever.

Voilà maintenant quelques mois, nous avons pu saluer, dans ce domaine, une très grande avancée : la lutte contre la fraude et la délinquance financières, dont dépend la préservation des intérêts nationaux, est devenue un objectif explicite et identifié de notre stratégie nationale du renseignement (SNR). Cette stratégie a été rendue publique par la France - il s'agit là d'une première. À cet égard, l'action de la DNRED et de Tracfin a été particulièrement mise en lumière. Le sujet de votre commission d'enquête est désormais un objectif explicite de la communauté du renseignement. Cette nouveauté est le fruit d'un constat commun, dressé notamment par vos soins : nous devons renforcer notre action en la matière.

Nous pouvons évidemment nous améliorer. Mais il convient de noter que la France a été distinguée, en particulier par le Gafi, comme l'un des pays disposant des dispositifs les plus robustes et efficaces pour lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. L'articulation entre le volet préventif et le volet répressif est particulièrement solide. De plus, la France a été saluée de manière objective par ses partenaires pour ses qualités d'enquête et de coopération entre services, ainsi que pour sa capacité à lancer et à mener des poursuites, à saisir et à coopérer à l'échelle internationale. Ce constat a été dressé en 2022, lors de la dernière évaluation du Gafi. Il s'agit, à mon sens, de l'évaluation la plus complète possible, car elle est menée par des pairs - c'est-à-dire par les services d'autres pays de l'OCDE, et non par un quelconque cabinet de consultants. Conformément à la méthode retenue par l'OCDE, les différents pays se surveillent les uns les autres - il me semble utile d'insister sur ce point.

En outre, Tracfin s'appuie sur divers acteurs de la société civile, notamment des acteurs financiers. Or, en 2024, le nombre de déclarations de soupçon reçues par Tracfin a augmenté de 13 % par rapport à 2023, battant ainsi un nouveau record. Le secteur non financier - c'est également une très bonne nouvelle - a transmis 14 500 informations, chiffre en hausse de 26 %, grâce à une intensification de la pratique déclarative, le secteur financier suivant pour sa part une logique de déclaration automatique. Ce concours est très précieux.

Enfin, au titre de ce bilan positif, je tiens à insister sur le rôle central de la douane, associée évidemment à l'Onaf, office judiciaire commun à la DGFiP et à la douane. L'Onaf est notamment compétent pour contrôler la circulation d'argent liquide. Il s'agit là d'un élément central de la lutte contre la délinquance financière, domaine dans lequel nous devons toujours progresser.

Au total, 2 709 cas de manquement à l'obligation déclarative d'argent liquide ont été constatés en 2024, chiffre en augmentation de 13 % par rapport à 2023. Parallèlement, on a totalisé 469 constatations de blanchiment : ce chiffre a plus que doublé en un an. J'ajoute que les absences de déclaration ou les fausses déclarations ont atteint, en 2024, 71 millions d'euros de capitaux, contre 63 millions d'euros en 2023. Surtout, 332 nouveaux dossiers, pour 600 millions d'euros saisis, ont été confiés à l'Onaf en 2024, chiffre en hausse de 265 % en un an.

Le cadre juridique, notamment législatif, et la coordination entre les services représentés ici ont permis d'atteindre un niveau de saisies record. Notre objectif est évidemment de continuer en ce sens. Nous ne saurions nous arrêter en si bon chemin.

Sans verser dans l'autocongratulation - je vous ferai part, dans quelques instants, de mes sujets de préoccupation et des lignes directrices que j'ai fixées au ministère dans ce domaine -, je tenais à rappeler ce constat d'ensemble.

En parallèle, un certain nombre de textes d'initiative parlementaire ont beaucoup aidé et vont beaucoup aider à renforcer notre mécanisme de lutte contre la fraude.

Je pense en particulier à la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic et à la proposition de loi contre toutes les fraudes aux aides publiques, qui vient d'être votée à l'unanimité et qui nous dotera demain de nouveaux outils face à un certain nombre de phénomènes se trouvant au coeur de vos travaux, parmi lesquels les sociétés éphémères.

La proposition de loi relative au narcotrafic renforce le caractère interministériel de notre action. Elle étend, en ce sens, la coordination de l'action publique, que ce soit avec le pôle compétent du ministère de l'intérieur, avec le pôle judiciaire ou avec divers services de renseignement, parmi lesquels le renseignement pénitentiaire et le renseignement territorial.

La création de l'état-major de lutte contre la criminalité organisée (Emco), inauguré la semaine dernière à Nanterre par le Président de la République, va précisément dans ce sens. On observe dès à présent le gain en efficacité et en ciblage que l'on peut obtenir en faisant travailler les services au-delà des frontières ministérielles. Pour chaque dossier pertinent et d'ampleur soumis par les services financiers, on constate un enrichissement mutuel des enquêtes et une accélération des procédures. Il est bon, notamment, de confronter nos pratiques à celles des ministères régaliens : cette méthode est gage d'efficacité.

Sur le plan législatif, il convient à présent de bien désigner les autorités de supervision des nouveaux professionnels assujettis à la réglementation relative à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Je pense notamment aux loueurs et aux vendeurs de voitures ou de navires de plaisance, ainsi qu'aux promoteurs immobiliers. Nous devons définir clairement les seuils et sanctions applicables en cas de non-respect des obligations déclaratives et mettre en oeuvre toutes les nouvelles compétences prévues.

En parallèle de cette proposition de loi - comme le rappelle souvent Mme le rapporteur, tout n'est pas législatif -, un plan d'action gouvernemental est suivi au plus haut niveau de l'État. Dans ce cadre, nous devons prendre un certain nombre de mesures réglementaires pour mettre en oeuvre le gel administratif des avoirs des narcotrafiquants (Gaban). Grâce à cet outil extrêmement précieux, les avoirs considérés seront figés avant que l'autorité judiciaire ne décide de les saisir. On évitera ainsi qu'ils ne partent à l'étranger, ce qui arrive fréquemment dès lors que leur détenteur constate qu'il est en train d'être approché par l'autorité régalienne.

Un autre élément clef est l'extension des obligations antiblanchiment aux marchands de biens, aux sociétés sportives, aux vendeurs et loueurs de voitures, d'aéronefs et de navires de plaisance.

Je pense également à l'interdiction du paiement en espèces de la location de véhicules terrestres, qui est un instrument très efficace : les sociétés censées louer des voitures sont parfois à l'étranger, mais les véhicules ne sont en fait jamais loués. Cette mécanique permet de blanchir beaucoup d'argent.

L'accès de la douane aux données des logisticiens, prévu par la commission mixte paritaire (CMP), mérite d'être bien évalué, afin, le cas échéant, d'être simplifié. Mais il s'agit également d'un outil essentiel.

S'y ajoute l'adoption d'un plan national de lutte contre la corruption. Sur ce sujet, j'ai sous les yeux un document qui n'a pas encore été rendu public : il s'agit d'un rapport de la Cour des comptes, fruit d'un travail considérable d'évaluation de notre politique de lutte contre la corruption.

Pour l'Agence française anticorruption (AFA), dont Gérald Darmanin, garde des sceaux, et moi-même assurons la tutelle, nous avons une ambition très forte. En effet, la corruption est un frein majeur de notre action contre la criminalité organisée. Je pourrai y revenir.

Le renforcement du rôle de l'Onaf, notamment de sa capacité à judiciariser des affaires, dont nous avons déjà parlé, va dans le même sens.

Un autre élément, qui, de prime abord, peut sembler baroque, a toute son importance. Jusqu'à présent, lorsque la douane soupçonne une opération de blanchiment lors d'un contrôle, elle peut saisir les moyens du trafic, notamment les camions, ainsi que l'argent liquide, mais pas les comptes bancaires. C'était un des éléments clefs de la proposition de loi relative au narcotrafic. Les sommes présentes sur les comptes bancaires doivent elles aussi faire l'objet d'un gel, directement décidé par les services douaniers.

Vous avez insisté sur l'enjeu de coordination. Je suis totalement d'accord avec ce diagnostic. On ne peut pas compter exclusivement sur Bercy pour lutter contre la délinquance financière. Nous avons des moyens importants, mais les liens avec le parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco), autorité judiciaire spécialisée, seront absolument essentiels, comme avec les différents offices de police judiciaire et les services d'enquête. Ces derniers nous apportent divers renseignements complémentaires, et nous les alimentons nous-mêmes en renseignements.

En résumé, la délinquance financière doit devenir l'affaire de tous. Bercy, seul, ne pourra pas mener les poursuites, emprisonner les coupables ou démanteler des réseaux dont les ramifications dépassent largement le seul domaine financier. On le constate de plus en plus : criminalité organisée et délinquance financière sont aujourd'hui étroitement liées.

Enfin, je tiens à vous faire part de mes quatre points de vigilance, à vous citer les quatre domaines où, selon moi, nous devons collectivement faire plus, faire mieux et faire plus vite.

Mon premier point de vigilance est la circulation des espèces - ce que l'on appelle familièrement le « cash ».

Le narcotrafic et la délinquance financière passent rarement par des virements, comme ceux que nous, honnêtes citoyens, faisons en composant nos codes secrets sur nos applications bancaires. Une grande partie de la délinquance se nourrit d'espèces avant de se convertir en espèces.

Aujourd'hui, le plafond de paiement en espèces est très bas pour les résidents fiscaux français : il est fixé à 1 000 euros par achat. Les paiements en espèces supérieurs à cette somme peuvent être détectés par les systèmes de contrôle de caisse, et l'amende est partagée entre le consommateur et le vendeur. En revanche, le plafond appliqué en France pour les non-résidents fiscaux est l'un des plus hauts, à savoir 15 000 euros. En vertu du règlement européen Cash control du 3 juin 2021, nous devrons l'abaisser à 10 000 euros maximum.

Quel est le niveau pertinent ? Beaucoup de pays ont opté pour un plafond unique de 3 000 euros, applicable aux résidents comme aux non-résidents. Je m'interroge tout particulièrement sur le plafond de 15 000 euros applicable en France pour les non-résidents : on sait que ce plafond extrêmement haut permet d'alimenter toutes sortes de blanchiments dans un certain nombre de secteurs. Les douanes saisissent ensuite des biens acquis par des non-résidents, personnes utilisées par les réseaux pour faire du blanchiment en jouant le rôle d'acheteur.

Les cartes prépayées constituent, dans ce domaine, un autre élément de vigilance. Je parle non pas des cartes prépayées téléphoniques, pour lesquelles la proposition de loi relative au narcotrafic instaure une obligation d'identité, mais des cartes prépayées, dont le contrôle est, à mon sens, largement imparfait. Les transferts internationaux d'argent, qu'il s'agisse de Western Union ou d'autres entités, sont soumis à une obligation de partage d'informations ; j'entends clarifier ce cadre pour les cartes prépayées.

Mon deuxième point de vigilance est le volet préventif. À ce titre - le Gafi le souligne -, il reste beaucoup de travail à faire. Dans ce domaine, la situation de notre pays est comparable à celle que l'on connaît en matière de santé : nous savons bien soigner, mais nous avons beaucoup de mal à traiter les problèmes à la racine.

Les professionnels assujettis font l'objet, par définition, d'une obligation déclarative, mais leurs degrés de mobilisation restent très hétérogènes. Je pense par exemple aux avocats, qui, aujourd'hui, font l'objet de nombreuses discussions à ce titre. Tracfin a reçu, en 2024, quinze déclarations d'avocats, sachant que notre pays en dénombre 75 000.

Je tiens à le préciser : on ne demande pas aux avocats de nous dire ce qu'ont fait les personnes qu'ils défendent dans le cadre d'une procédure pénale. On leur demande de nous déclarer tous leurs soupçons relatifs aux affaires dont ils sont appelés à connaître, affaires qu'ils n'acceptent d'ailleurs généralement pas. Je pense au cas d'une personne se présentant devant un avocat en proposant de payer en liquide des honoraires très élevés : l'avocat en question aura tôt fait de soupçonner un montage frauduleux.

Il ne s'agit en aucun cas de rompre le secret professionnel auquel les avocats sont astreints : l'objectif est de les conduire à faire part de suspicions matérielles - les criminels ne trouvent pas forcément d'avocat tout de suite et se manifestent donc un certain nombre de fois. Nous souhaitons améliorer cet engagement.

De même, les agents sportifs n'ont fait aucune déclaration l'année dernière. Or ce domaine mériterait, à n'en pas douter, un certain nombre de déclarations.

Pour les mêmes raisons, nous souhaitons intensifier la pratique déclarative des notaires, des prestataires de jeux en ligne, des greffes des tribunaux de commerce ou encore des opérateurs de ventes volontaires (OVV). Ce sont là autant de professionnels assujettis pour lesquels les remontées d'informations prévues au titre de ce volet de prévention restent très faibles.

En outre, une partie des professionnels assujettis relèvent d'une autorégulation, parfois assurée à l'échelon local. C'est notamment le cas des avocats. À la demande du Gafi, un travail est engagé, notamment pour ériger le Conseil national des barreaux (CNB) en autorité de contrôle des pratiques de remontées d'informations. Il serait bon d'obtenir une harmonisation des pratiques sur le territoire national, faute de quoi les criminels sauront très bien dans quel département ou dans quel ressort il est plus facile de sévir.

Il faudrait aussi renforcer le pouvoir d'injonction de certains superviseurs, parmi lesquels l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ainsi que les douanes. Ces superviseurs doivent pouvoir plus facilement assortir leurs mises en demeure d'astreintes.

Nous voulons étendre les exigences d'honorabilité des professions supervisées par l'ACPR et l'Autorité des marchés financiers (AMF). Aujourd'hui, les dirigeants du secteur financier ne sont pas couverts de manière homogène par les demandes d'honorabilité. Le Gafi demande que cette marge de progression soit identifiée.

Nous souhaitons également donner au procureur de la République la possibilité de communiquer aux autorités de sanction et de contrôle compétentes des informations pertinentes. Je pourrai vous en donner des détails par écrit. Les échanges entre les autorités judiciaires et les autorités de sanction et de contrôle présentent un certain nombre de points complexes, pour ne pas dire étranges. Ces points pourraient être améliorés.

Nous voudrions passer à un contrôle ciblé des conseils en investissement financier supervisés par l'AMF. Dans son rapport, le Gafi estime qu'il faut faire contribuer les assujettis, sans pour autant les pointer du doigt. Il ne s'agit pas de dire qu'ils sont coupables, qu'ils sont de mèche avec les fraudeurs, mais qu'ils savent des choses utiles : nous entendons, au fond, créer une pratique vertueuse de prévention afin d'améliorer l'action de Tracfin comme de l'AMF.

Mon troisième point de vigilance est la coopération avec les pays tiers.

Pour des raisons évidentes, je ne peux vous donner la liste des pays avec lesquels nous avons des difficultés : il y va des intérêts supérieurs de la Nation. Vous fournir publiquement de telles informations reviendrait à donner à la criminalité organisée un véritable mode d'emploi. Nous ne saurions en aucun cas indiquer vers quel pays non coopératif se diriger.

Quand un ressortissant français arrive dans tel ou tel pays étranger, nous avons des difficultés à savoir les sommes qu'il y a investies. Nous peinons également à obtenir des informations pour l'identification des utilisateurs de cryptomonnaies. Or, en France, en Europe et dans un très grand nombre d'États à travers le monde, les prestataires d'actifs numériques sont tenus de communiquer les identifiants des personnes qui, in fine, doivent être identifiées.

Nos difficultés tiennent aussi aux moyens parfois insuffisants que certains pays consacrent à ces missions. Tracfin peut compter sur des centaines d'agents très qualifiés, mais certains États, dont je ne peux pas citer le nom, ne disposent, pour leur part, que d'une dizaine d'agents.

De même, certains pays n'ont pas de fichier unique des comptes bancaires. Ils ne peuvent donc que très difficilement communiquer la liste des comptes détenus par une personne : pour obtenir ce document, il faut formuler une requête par individu et par banque. Vous mesurez la difficulté de telles opérations. Cela étant, nous disposons de divers canaux intéressants, parmi lesquels les nombreux canaux européens - je pense à Eurojust, Europol et Eurofisc. Je ne peux pas vous en donner le mode d'emploi ici, mais vous avez bien compris ce dont il s'agit.

Mon quatrième et dernier point de vigilance a trait aux moyens numériques, qui, dans le monde d'aujourd'hui, sont les mieux à même d'assurer une bonne coordination. À cet égard, on distingue trois enjeux principaux.

Tout d'abord, les mécanismes automatiques que sont les API (application programming interfaces) permettent des remontées de données en temps réel : ils croisent les bases de données sans contrevenir à la protection des données personnelles que garantit la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) en imposant des bases de données uniques - je vous renvoie à la loi relative à la protection des données personnelles. Les API doivent garantir un plus grand nombre de connecteurs automatiques entre bases de données des différents services. Quand on dispose d'un nom, d'une adresse ou d'un courriel, on saura dès lors si ce nom, cette adresse ou ce courriel sont connus d'un autre service. Ces outils, assez peu coûteux à développer, sont en train d'être mis en place. À mon sens, ils aideront beaucoup nos services à coopérer.

Ensuite, la fragmentation des données est souvent présentée comme une conséquence du règlement général sur la protection des données (RGPD). Mais ce document ne s'oppose en aucun cas à la protection des intérêts supérieurs de la Nation. Le RGPD est souvent mal compris et mal interprété : manifestement, un grand travail de doctrine doit être mené à l'égard des administrations et de beaucoup d'autres acteurs. Il faut le dire et le répéter, le RGPD ne s'applique pas à l'État, qui peut invoquer des raisons supérieures pour agir. Il ne saurait entraver la protection des intérêts nationaux.

Enfin - ce sujet a fait couler beaucoup d'encre -, nos services d'enquête doivent être en mesure de savoir ce qui s'écrit sur les messageries cryptées. Je ne dis pas qu'ils doivent avoir accès à tout, que la vie privée doit être systématiquement divulguée, que les messages envoyés sur nos téléphones doivent, sans exception, être mis sur la place publique. Mais, dans certaines enquêtes, notamment celles au cours desquelles des biens ont été saisis, les services compétents doivent pouvoir accéder à ces échanges pour savoir comment sont organisés les réseaux. Dans ces cas précis, l'absence de système souverain permettant d'accéder aux applications chiffrées constitue une véritable limite, dont je tenais à vous faire part.

Je souhaitais dresser devant vous ce bilan, à mon sens positif, tracer ces perspectives à court terme, notamment ouvertes par les nouveaux outils juridiques mis à notre disposition, et mentionner ces points de vigilance, avec la plus grande sincérité.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nos travaux s'inscrivent dans le droit fil de la commission d'enquête relative au narcotrafic, dont chacun a pu mesurer le succès - elle a d'ailleurs débouché sur une importante proposition de loi, dotant la puissance publique de moyens nouveaux.

Cela étant, notre champ d'investigation est plus large : notre commission d'enquête se penche non seulement sur le trafic de drogue, mais aussi sur la fraude aux aides publiques, la corruption, le trafic de migrants et la contrefaçon. Nous avons l'ambition de proposer une vision panoramique de cette criminalité par nature polymorphe, qui fait fi des sanctions internationales.

Nous souhaitons, à cet égard, mettre l'accent sur les pratiques de blanchiment. Quel que soit le trafic dont il procède, l'argent sale doit être blanchi d'une manière ou d'une autre.

Je tiens à insister sur la très grande qualité des auditions que nous avons pu mener avec les représentants des services de Bercy, dont nous mesurons à la fois l'implication et la compétence. Nos interlocuteurs ont eu à coeur de contribuer à nos travaux. Ils nous ont confortés dans un certain nombre de pistes tout en nous faisant part de leurs propositions, et je tiens à les remercier de leur contribution très riche. Nous avons travaillé avec vos services dans des conditions extrêmement favorables.

Notre commission d'enquête n'a évidemment rien d'inquisitorial : nous travaillons dans un esprit de coopération, face à un problème tout à fait considérable.

La fraude est non seulement un crime économique et social, mais aussi un crime démocratique. Vous avez évoqué la corruption : à mon sens, il n'y a pas de plus grand crime démocratique. La corruption porte atteinte à la crédibilité de la parole publique, que nous avons plus que jamais besoin de recouvrer.

La lutte contre le blanchiment est aussi une lutte contre le financement du terrorisme. Dès lors, un certain nombre d'outils et de dispositifs devront être examinés, même s'ils ne concernent pas directement la délinquance financière. Les deux sujets vont réellement de pair. En ce sens, ma première question porte sur les dispositifs que vous avez annoncés le 7 février dernier pour lutter contre les filières d'immigration clandestine.

Le Sénat a voté, la semaine dernière, une proposition de loi réorganisant l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii). M. le ministre de l'intérieur et vous-même entendez, quant à vous, frapper au portefeuille les réseaux qui organisent les filières illégales d'immigration, en mobilisant à la fois Tracfin et la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF). Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Le trafic d'êtres humains entre, en effet, dans le champ de notre commission d'enquête.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Aujourd'hui, l'industrie de la criminalité organisée est à la fois massive, sophistiquée et agressive - je pèse mes mots.

Elle est massive par ses montants : les enjeux dont nous parlons se chiffrent en milliards d'euros.

Elle est sophistiquée, au sens où - vous l'avez très bien dit - les mécanismes qu'elle emprunte n'ont à première vue rien à voir les uns avec les autres. On parle de stupéfiants, de clubs sportifs, de location de voitures, de commerces dont on ne comprend pas très bien le fonctionnement, ou encore de triades internationales qui collectent de l'argent pour l'envoyer à l'autre bout du monde.

De prime abord, ce tableau est extrêmement éclaté. Mais, en particulier grâce à Tracfin, service de renseignement réellement très puissant, les ramifications développées par les réseaux sont mises au jour, au point de paraître évidentes. À cet égard, le travail des différents services de renseignement, notamment des renseignements douaniers, a toute son importance. En définitive, on parle toujours de flux, qu'il s'agisse de tabac ou de médicaments contrefaits.

L'industrie de la criminalité est également agressive, car, derrière tout cela, il y a des règlements de comptes. Il y a des morts.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Bien sûr.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Certains agents font l'objet d'un déploiement massif de moyens de renseignement, de la part de quasi-États. La presse, parfois, s'en fait l'écho. Pour ma part, je le constate par les informations que me communiquent les services : si l'agressivité de ces réseaux est considérable, c'est parce que leur surface financière est telle qu'ils ont tout loisir de s'équiper en armes, en submersibles et en outils technologiques de très haute qualité. Ce préambule me semble nécessaire pour que chacun comprenne ce dont on parle.

Le trafic de migrants, autrement dit la traite humaine, est l'un des leviers de sophistication de ces réseaux criminels. À cet égard, l'Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim), qui relève, sauf erreur, de la police judiciaire et dont Bruno Retailleau et moi-même avons visité les locaux, a un rôle considérable à jouer.

Nous avons créé une coopération renforcée entre la police aux frontières, Tracfin et cet office de coordination. En effet, il nous faut connaître les réseaux de financement des passeurs et la manière dont cet argent est réutilisé, sachant qu'il existe de nombreux croisements entre trafics de stupéfiants et trafics de migrants.

Certains flux de stupéfiants sont parfois oubliés, notamment ceux qui vont vers les pays du nord de l'Afrique, en provenance, parfois, des pays du nord de l'Europe. En sens inverse, les mêmes réseaux organisent des flux de migrants : ils ont mis en place cette logistique pour ne pas repartir à vide, comme Tracfin a pu le mettre au jour récemment. Or, en s'en tenant au seul prisme financier ou au seul prisme des stupéfiants, on passe à côté de ces sujets.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - C'est tout le sens de notre travail.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - En parallèle, les réseaux de passeurs prennent en otages un certain nombre de personnes qui les ont payés, notamment dans la région des Balkans. Ils déclarent aux familles des intéressés qu'il s'est passé quelque chose de très grave et que, pour obtenir leur libération, il faut payer encore plus. Certains États faillis, dont les forces spéciales et les services de renseignement sont devenus de quasi-armées, encadrent aujourd'hui tel ou tel mouvement et créent eux-mêmes des difficultés pour que les migrants et leurs familles paient plusieurs fois.

Nous sommes au coeur des mécaniques que vous détaillez : des flux financiers qui vont de pair avec des trafics, en particulier des trafics d'êtres humains qui, malheureusement, sont une réalité. Si nous avons mis en place cette coopération, c'est parce que, dans ce cas plus encore que dans d'autres, peut-être, des vies humaines sont en danger.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous avons spécifiquement abordé ce sujet lors de notre déplacement au siège d'Interpol. Je souligne que le trafic de migrants représente 5 à 7 milliards d'euros de blanchiment par an.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - À l'échelle européenne.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous parlons à la fois de drames humains et d'enjeux financiers absolument considérables. Une de ces filières a été démantelée il y a quelques mois en Pologne : il est apparu qu'une trentaine de millions d'euros appartenaient au Hezbollah et qu'une vingtaine de millions d'euros revenaient au Jihad islamique. Le renforcement de ces services est, à l'évidence, tout à fait bienvenu.

M. Raphaël Daubet, président. - Nous avons évoqué le renforcement de la coordination interservices et interministérielle. Cela étant, notre système repose essentiellement sur la déclaration de soupçon par les professions assujetties : n'est-ce pas là une faiblesse intrinsèque ? Ne naviguons-nous pas entre deux écueils, à savoir une mobilisation insuffisante, constatée pour les avocats comme pour les agents sportifs, et un trop-plein de déclarations susceptible de noyer les services ? Ne faudrait-il pas faire évoluer tel ou tel aspect du dispositif ?

De plus, vous vous fixez pour priorité de rendre plus actives un certain nombre de professions assujetties : comment comptez-vous vous y prendre ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Vos questions soulèvent beaucoup d'enjeux ; je laisserai le représentant de Tracfin compléter ma réponse par des éléments relevant du quotidien des services de renseignement.

Notre système dispose de plusieurs portes d'entrée. Il est essentiel que les acteurs financiers fassent remonter leurs observations relatives à un certain nombre de mécanismes, relevant de telle ou telle activité commerciale. Ils ont pour obligation de signaler ces observations à la puissance publique dans la perspective d'une enquête et, éventuellement, d'un gel et d'une saisie des avoirs.

Ce système fonctionne bien. Ce que nous nous efforçons de dire aux professions financières, c'est qu'il faut trier ou qualifier un tant soit peu ces dizaines de milliers, voire ces centaines de milliers d'observations : faute de quoi, elles serviront avant tout à couvrir tel ou tel et ne seront pas forcément très utiles.

Désormais, tout le monde l'a bien compris, notamment dans le secteur financier : une très grande réactivité, y compris téléphonique, est indispensable dans les plus gros cas.

Un progrès particulier nous montre que le système a beaucoup évolué depuis sa création : il s'agit de l'enjeu que représentent les départs, pour des pays comme la Syrie, de personnes présentant des profils terroristes. À ce titre, notre réactivité est de l'ordre de cinq à dix minutes. Grâce aux systèmes internes de contrôle, Tracfin est informé de manière presque immédiate et peut se mettre aussitôt au travail. Il faut encore mieux qualifier ce système, mais il n'en est pas moins essentiel.

En parallèle, bon nombre de personnes, sans être versées dans la mécanique des comptes bancaires, voient et savent beaucoup de choses. Elles détectent en particulier les fameux signaux faibles.

La liste des professions assujetties, telle qu'elle existe aujourd'hui, peut nous offrir une excellente couverture. Tout dépend de la volonté de chacun de participer à la protection de la Nation ; et chacun doit avoir conscience de la sanction encourue, de la part de l'autorité compétente, en cas de manquement à telle ou telle obligation.

Pour un certain nombre de professions, l'autorégulation n'est pas un problème en soi. Elle peut même constituer une bonne pratique. Mais elle doit être à la fois homogène, crédible et, si j'ose dire, « mordante ». C'est précisément pourquoi, dans le cas des avocats, nous travaillons à une homogénéisation à l'échelle nationale.

L'étape suivante, c'est la régulation par un acteur public, logique assez différente. Le Gafi ne nous demande pas de faire ce choix, mais il nous invite à activer des mécanismes de responsabilité et de contrôle, via des opérations effectives.

S'y ajoute une grande nouveauté : Tracfin et la DNRED ont été placés au coeur d'un écosystème beaucoup plus interministériel.

Aujourd'hui, le renseignement informe une multitude d'acteurs potentiels, puis attend que ces derniers mènent les enquêtes ou les poursuites. C'est alors que les enquêteurs et les autorités judiciaires demandent aux services de les aider à qualifier les faits, pour qu'ils disposent de preuves. Nous sommes réellement dans une logique d'aller-retour.

L'Emco va dans le sens d'une meilleure coordination. Il aidera les services à prioriser leur action ; il leur évitera de se poser cinquante fois la même question, grâce à un partage des données. Il s'agit là d'un sujet clef.

Cette entité a été installée la semaine dernière par le Président de la République, et le constat dressé sur la base des premiers cas partagés est sans appel. Tracfin garde son rôle décisif dans les schémas de partage, et les gains opérationnels sont manifestes. La rapidité et l'efficacité du travail sont accrues. Surtout, la spécialisation de l'autorité judiciaire est nette.

Les membres de la criminalité organisée ont bien compris le fonctionnement des différents pouvoirs publics. Ils savent quel parquet a moins de temps ou de moyens à consacrer à ce travail. Ils multiplient les manoeuvres dilatoires et tirent parti du fait que la culture financière des services n'est pas homogène sur l'ensemble du territoire français. Une affaire n'est pas traitée de la même manière à Paris ou ailleurs.

C'est précisément pourquoi le Pnaco est essentiel. Il sera gage de spécialisation et donnera à nos services la capacité de faire remonter les plus grosses affaires.

Je vous donne un exemple que M. le directeur général des douanes pourra détailler : celui des livraisons suivies. Les douaniers ont un doute au sujet de tel camion, mais décident de ne pas l'arrêter : ils préfèrent le suivre pour savoir à qui la cargaison doit être livrée. Aujourd'hui, pour mener à bien une telle opération, ils doivent contacter les parquets de tous les ressorts traversés par le véhicule. Or on ne sait pas a priori où celui-ci va aller ! La multiplication des appels entraîne un risque de fuite élevé. En outre, l'efficacité de l'opération s'en trouve souvent réduite, qui plus est si celle-ci a lieu la nuit. On mesure, en ce sens, tout l'intérêt d'un parquet spécialisé.

Selon moi, deux mesures peuvent nous offrir de très grands gains d'efficacité. Premièrement, l'autorégulation des professions assujetties doit permettre d'augmenter le nombre de déclarations. Deuxièmement, le triangle formé par le renseignement, l'Emco - les enquêtes, notamment judiciaires, doivent pleinement s'inscrire dans le travail collectif - et le parquet expert doit fonctionner au mieux.

Nous ne remettons nullement en cause le travail des diverses juridictions compétentes, notamment la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Mais ces dernières ne disposent pas toujours de moyens suffisants face à des réseaux massifs, sophistiqués et agressifs, en perpétuelle évolution.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous invite, monsieur Genais, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alban Genais prête serment.

M. Alban Genais, directeur adjoint de Tracfin. - Sous le contrôle de Mme la ministre, je répondrai sur la relation avec les déclarants et sur les modalités permettant de couvrir ces 200 000 professionnels déclarants, répartis entre les secteurs financier et non financier.

Le point de départ de la relation avec les déclarants et la philosophie qui l'anime au quotidien est la construction d'un partenariat public-privé. Telle est l'originalité de cette politique publique, ainsi conçue et déclinée. Nous arrivons, en lien avec les autorités de supervision et les administrations partenaires, à toucher toutes les professions de manière très différente, avec des instruments classiques - des lignes directrices, du droit mou - ou avec des réunions très opérationnelles sur des thématiques prioritaires. Un comité de lutte contre le financement du terrorisme se réunit tous les trois mois sur des thématiques opérationnelles : les extrémismes violents, la préparation des jeux Olympiques (JO)...

Le jour de la cérémonie d'ouverture des JO, nous avons localisé en moins d'une heure la voiture d'une cible, garée dans un parking parisien : le conducteur avait payé son ticket de parking avec sa carte bleue. Nous avons eu par téléphone une réponse d'un transmetteur de fonds, dont je tairai l'identité. Ce système est très réactif et fonctionne très bien grâce à cette relation de confiance.

Nous organisons des ateliers sur les cryptoactifs : nous avons embarqué les prestataires de cession d'actifs numériques dans cette relation déclarants, alors qu'ils étaient auparavant en périphérie du dispositif. Nous arrivons à les toucher au travers de déplacements en région. Nous ferons des bilans déclarants. Chaque année, chaque déclarant a droit à un bilan de son activité déclarative - volume de son activité déclarative et la qualité de ses déclarations - , en pointant ce qui fonctionne ou non. C'est une relation exigeante sur le fond et sur la forme, que ce soit sur des sujets financiers ou non. Cet ensemble hétérogène répond au même objectif de politique publique.

Toujours sous le contrôle de la ministre, je m'inscris en faux contre cette idée que Tracfin serait noyé sous le flux déclaratif. C'est moins une question de volume que d'orientation des capteurs. C'est parce que la relation des déclarants avec Tracfin est une relation exigeante et de confiance que nous arrivons à orienter les capteurs. Nous bénéficions aussi, grâce à la ministre, de moyens supplémentaires pour investir dans des technologies afin d'exploiter plus massivement certains types de fraudes, récurrentes, simples. Nous avons industrialisé la détection à l'entrée du flux et externalisé plus massivement, de manière industrialisée, au niveau de nos partenaires. Nous réussissons ainsi à améliorer notre taux de transformation.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Après vous avoir écouté, je souhaite faire amende honorable. Lors du débat sur la proposition de loi relative au narcotrafic et sur l'extension de déclaration, j'avais à l'esprit des auditions très anciennes : je suis Tracfin depuis près de vingt ans, à l'époque où M. Carpentier en était le directeur. Il disait qu'il valait mieux des déclarations de bonne qualité plutôt que de nombreuses déclarations, moins utiles. Mais entretemps, les moyens techniques ont aussi évolué. C'est pourquoi, lors des débats, j'étais réticente à un afflux de déclarations. Les auditions et notre travail montrent que les méthodes ont également changé. J'ai eu tort d'avoir douté et d'avoir eu un réflexe ancien sur des technologies qui se sont améliorées. Le petit slogan des avocats qui ne veulent pas être des informateurs de Tracfin ne me semble pas être une bonne nouvelle pour cette profession et pour le travail que nous faisons ensemble. Je souhaitais donc rectifier la position que j'avais eue en séance.

M. Grégory Blanc. - Nous arrivons dans la dernière ligne droite de nos investigations. De nombreuses choses sont apparues lors des auditions.

Un certain nombre de professionnels réclament un feed back sur les déclarations de soupçon. Certaines professions font des déclarations, mais le font-elles correctement ? Si l'on veut développer une culture, on a besoin d'avoir ces échanges. Pour mieux identifier les problèmes et renforcer le lien entre le public et le privé, il faut boucler la boucle en fonction des intérêts de l'enquête.

Nous avons évoqué la corruption. Quelle est votre vision de ce qui relève de la corruption privée ? Nous avons débattu, ici même, d'un texte et d'un amendement qui corrigeait un point. Malgré des avancées, il y a une zone grise : il faut être collectivement plus précis.

Je me suis intéressé au blanchiment de faible intensité. Les greffes ont beaucoup évoqué les associations, qui sont moins contrôlées. Comment appréhendez-vous ce phénomène ?

Le travail dissimulé et illégal est un vecteur essentiel du blanchiment. Comment appréhendez-vous le fait que les inspecteurs du travail soient confrontés à des injonctions paradoxales ? Ils doivent protéger les salariés qui sont en situation irrégulière, totale ou partielle. Mais, s'ils dénoncent ces entreprises frauduleuses, les conséquences personnelles sur ces salariés sont redoutables. Il y a une zone grise insuffisamment appréhendée, et des enjeux fiscaux importants. Quel est votre avis sur ce sujet ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - L'animation des professions assujetties prend plusieurs formes. C'est un peu comme un maire qui, après avoir signalé un individu pour radicalisation ou autre, affirme qu'il ne sait pas ce qui se passe ensuite... Si c'est du renseignement « chaud », mieux vaut que personne ne sache que l'on enquête, car, sinon, soupçon vaut arrêt. Si des poursuites judiciaires s'ensuivent, tout le monde avance, et l'on oublie parfois de remercier la personne à l'origine de l'affaire pour son travail utile.

Le Gafi a estimé, en 2022, que chaque profession devait être tenue au courant de ce qui est utile dans les remontées, les tendances, les points de vigilance et les nouvelles « modes » de la délinquance, pour que chacun soit vigilant sur ces nouveautés. Par exemple, depuis peu, les douaniers ont remarqué que, chaque fois qu'il y a de la drogue dans les valises, dans les aéroports, il y a des cartes prépayées, parfois en très grand nombre. Ces cartes ont des codes, et nous n'avons pas vraiment de réglementation pour limiter le nombre de cartes détenues ou pour savoir quel montant figure dessus - les codes ne sont pas forcément divulgués. Nous allons discuter de ce nouveau sujet avec les bonnes personnes : les vendeurs, les distributeurs... Tracfin organise des réunions trimestrielles pour dresser un bilan de ce qui est remonté, de ce qui est utile et recherché. C'est la même chose pour les douanes quand elles doivent réguler les viticulteurs : elles leur indiquent ce qu'elles cherchent. Ce n'est pas une vision purement répétitive : les techniques évoluent, nous devons être à jour. Désormais, tout le monde parle de cryptomonnaies, mais ce n'était pas le cas il y a deux ans. Nous devons poursuivre cette animation.

Un petit logiciel sera mis en place par le ministère de la justice concernant la procédure relative à l'article 40 du code de procédure pénale, notamment à destination des élus, pour qu'ils sachent où en est la procédure, comme on suivrait un colis à la poste - « pour votre information, il y a eu un signalement, une condamnation... » Ce logiciel sera mis en place rapidement et pourra être copié et utilisé par Tracfin.

Que voulez-vous savoir sur la corruption privée : les tendances de corruption, les doutes ?

M. Grégory Blanc. - Il y a plusieurs angles. Je voulais notamment avoir votre avis sur l'alignement judiciaire et les sanctions.

Il y a également un sujet sur la couverture ou la protection de certaines professions - sans pour autant que ce soit systémique, mais avec un risque de bascule. Au sein de certaines entreprises, des circuits peuvent s'installer avec des phénomènes de couverture par capillarité.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Selon moi, la corruption est la prochaine étape après la proposition de loi sur le narcotrafic. La criminalité organisée a besoin de relais administratifs, logistiques, de tous types, parfois dans les entreprises et les banques. Si l'on veut faire une opération jamais signalée à Tracfin, on peut être en pacte de corruption avec la personne qui, au guichet ou derrière son ordinateur, va couvrir cette corruption.

Avec le garde des sceaux, nous partageons la tutelle de l'AFA. Un important travail a été récemment réalisé sur les ports. Les aéroports avaient fait l'objet de nombreux travaux avec les plateformes, les employeurs et un très grand nombre d'entreprises travaillant dans les aéroports. Après le 11 septembre, on insistait sur la protection des avions. Puis c'est devenu la protection de ce qui était transporté dans les avions. Désormais, nous avons d'importants signalements sur les ports. L'AFA présentera, dans les prochaines semaines, son diagnostic de la situation dans les ports : il n'évoquera pas seulement les dockers, mais aussi les plateformes logistiques. Aux Pays-Bas et en Belgique, c'est par les ports que sont arrivées les plus grandes difficultés.

Le rapport de la Cour des comptes qui sera prochainement publié contient des éléments intéressants sur l'administration publique elle-même. Les services n'ont pas forcément une vision claire de qui consulte quelle base de données. Or, selon sa fonction, on est amené à devoir consulter telle ou telle base de données. Actuellement, la donnée étant devenue une valeur, certains agents ont parfois une consultation qui sort de l'ordinaire. Il est utile que des administrations le sachent pour surveiller des signaux faibles d'une potentielle corruption.

Un criblage est réalisé pour des candidats à des concours du service public pour des professions exposées. En revanche, il y a beaucoup moins de suivi au cours de la carrière. Le fonctionnaire a un cadre d'emploi et doit respecter les principes et le statut de la fonction publique. Il faudrait regarder ce que font les personnes durant leur carrière, afin notamment de protéger les agents - je rappelle que j'ai été ministre de la fonction publique. On peut se dire que des agents exposés nous mettent en danger, mais le problème est surtout que des agents sont potentiellement très exposés à des personnes avec une très grande surface financière, sans limites, avec des mécanismes d'emprise, d'approche, comme le font des espions étrangers. Nous devrions importer un certain nombre de méthodes du contre-espionnage pour réaliser de la contre-criminalité organisée : comment protéger nos agents pénitentiaires, nos douaniers, nos agents du renseignement ? Nous ne devons pas pointer du doigt telle ou telle profession, mais rappeler que la première chose à faire est de protéger les agents des emprises et des chantages.

Enfin, il y a des enjeux de coopération internationale, des questions d'ingérence et d'influence, des sujets diplomatiques. La France est en pointe dans la Convention sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, largement fragilisée en raison de la décision des États-Unis de mettre en pause son application pendant 180 jours. Ce dossier, important, est suivi par l'OCDE.

Nous devons travailler, voir ce que nous devons changer dans notre doctrine et dans nos procédures de contrôle interne et de ressources humaines pour protéger nos agents. Le but est de protéger les agents confrontés à des personnes très dangereuses. C'est l'un des éléments que les douaniers identifient eux-mêmes comme étant des risques.

J'ai découvert qu'une part importante du travail dissimulé n'était pas du travail : ce sont de faux versements de salaire. Nous avons l'impression que le travail dissimulé est un travail réel, réalisé par des personnes qui n'ont pas de papiers d'identité ou le droit de travailler. Tracfin indique que, sur la somme de 1,6 milliard d'euros de travail dissimulé, une partie concerne des pseudo-entreprises. Par exemple, l'une d'entre elles réalise 180 virements à 180 personnes qui n'ont jamais travaillé, comme si elle était réellement une entreprise, mais sans aucun contrat de travail ni de travail réel. Ce n'est pas du travail dissimulé au regard du code du travail. On pense qu'il y a des charges sociales qui auraient dû être payées, car on assimile cela à un salaire, mais en réalité, c'est du blanchiment ou de la corruption, pas du travail.

Comme je l'ai dit lors des questions au Gouvernement cet après-midi, aujourd'hui, nos systèmes de gel et de saisie pour cette fraude sociale qui remonte des Urssaf et de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) sont beaucoup moins outillés que ce que l'on fait pour la partie fiscale. Je laisserai le directeur de l'Onaf intervenir sur ce sujet. Nous travaillons actuellement à voir comment ce que fait l'Onaf, qui couvre toutes les aides publiques, mais pas les aides sociales, pourrait être utilisé. Un office de gendarmerie, l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), joue le même rôle que l'Onaf, contre le travail illégal. Notre cadre juridique n'est pas équilibré entre le fiscal et le social. C'est un sujet prioritaire pour Catherine Vautrin et pour moi-même. Quand on arrête un trafiquant de drogue, on peut en présumer des revenus et les fiscaliser, mais on ne peut faire la même chose sur les enjeux sociaux.

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur Perruaux, comme vous avez déjà prêté serment devant notre commission d'enquête lors d'une précédente audition, ce serment tient toujours.

M. Christophe Perruaux, directeur de l'Office national anti-fraude. - Dans les affaires que nous connaissons, notamment de blanchiment ou d'escroquerie aux finances publiques, nous voyons en permanence des infractions au travail dissimulé en quantité, dans les termes décrits, mais aussi par des sociétés qui paient leurs salariés ou une partie de leur salaire uniquement avec de l'argent provenant du trafic de stupéfiants. Cette connexion est permanente.

Cela ne rentre pas dans le périmètre des actions prioritaires de l'Onaf. Nous faisons remonter ces informations aux parquets ou aux juges d'instruction. Ensuite, l'OCLTI prend le relais. Nous nous sommes rapprochés, à la demande de la ministre, des Urssaf et de la Cnam, qui sont moins outillées pour lutter contre les fraudes de ce type. Nous réfléchissons à une collaboration beaucoup plus active, à savoir à la présence d'agents de l'Urssaf au sein de l'Onaf pour favoriser ce lien.

Avec la Cnam, nous avons découvert récemment, à Lille, une fraude de somme colossale : des sociétés, intervenant dans le domaine de la santé sans avoir aucune activité, délivraient des ordonnances remboursées par la sécurité sociale. L'Onaf a très bien travaillé. Nous allons nous servir de cette expérience pour nous rapprocher de la Cnam afin de voir comment, tout en respectant en l'état les partenariats et les périmètres d'intervention respectifs de l'OCLTI et de l'Onaf, nous pourrions évoluer et travailler davantage avec ces organismes sociaux, qui connaissent de grandes difficultés.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Sur ces sujets, la réactivité est un enjeu majeur. Les services de Tracfin ont dix jours, quand ils présument un blanchiment ou un fait illicite avéré, pour bloquer la situation et appeler l'autorité judiciaire afin qu'elle donne mandat et que ce gel temporaire devienne une saisie. Ainsi, l'argent est bloqué. Si ce sont d'honnêtes gens, il leur sera rendu.

Sur le volet social, comme on n'a pas la possibilité de geler aussi rapidement l'argent, celui-ci a le temps de s'évaporer sur de multiples comptes et de disparaître, ce qui explique la différence entre les montants détectés et les montants recouvrés. C'est de moins en moins le cas dans les domaines douanier et, surtout, fiscal. Sans avoir fini le travail, nous avons déjà bien musclé notre dispositif.

M. André Reichardt. -Comment cela fonctionne-t-il à l'échelle internationale, et quel est votre degré de frustration par rapport à ce qui se passe au niveau européen, notamment à l'Amla (Authority for Anti-Money Laundering and Countering the Financing of Terrorism), l'Autorité européenne de lutte contre le blanchiment ? Cela va-t-il assez vite ?

Il ne faut pas se limiter au niveau européen pour la criminalité organisée, le blanchiment et le contournement des sanctions internationales. Il faut aller au-delà et viser des pays tiers, proches ou plus lointains. Êtes-vous satisfaite de la situation ? Quelles sont vos attentes ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - La coopération européenne est clef. Nous sommes sur la même plaque continentale, donc les flux physiques passent d'un pays à l'autre. Toutefois, nous sommes aussi dans un monde numérique : les applications financières et les cryptomonnaies n'ont pas de frontières. L'argent circule, en quelques millisecondes, du fin fond de l'Asie à l'Amérique latine. Le bon schéma n'est pas géographique : il est par type d'acteur, par filière, par réseau.

Il est primordial de préserver et de renforcer le Gafi, instance de coordination créée initialement pour lutter contre le financement du terrorisme et qui a largement étendu son mandat. Ancienne ambassadrice de la France à l'OCDE, j'ai eu la chance de bien connaître ses travaux durant deux ans. Cette configuration est opérante, car, actuellement, tous les pays du G20 sont membres du Gafi, assurant une couverture large. Certains pays sont membres à part entière, de même que plusieurs organisations régionales. Le Gafi couvre donc l'ensemble des juridictions et des systèmes, ce qui est bénéfique : il suffit, sinon, d'un petit endroit où créer des comptes en nombre et non surveillés pour qu'un système s'organise.

Cette revue par les pairs incite les pays à être sérieux, car ce sont leurs partenaires commerciaux, stratégiques et géopolitiques qui les regardent. Il y a une émulation dans cette surveillance collective. Les pays qui ne coopèrent pas ou choisissent les informations à transmettre se remarquent rapidement. Le mécanisme de liste est assez performant.

Tout cela ne marche que si certains principes sont respectés : il faut prioriser, puis faire de la prospective. Par exemple, nous estimons qu'il faut fixer comme priorité à l'Amla de s'occuper des lessiveuses.

En matière de prospective, le Gafi et l'Amla doivent faire de la recherche, mettre en commun leurs renseignements, afin de pouvoir détecter rapidement les nouveaux mécanismes. C'est à cet égard que l'aspect international est intéressant : si un pays vous informe de nouvelles méthodes de blanchiment, vous êtes moins faible.

En tant que ministre, j'ai fait mon premier déplacement le 31 décembre au soir, avec des douaniers, à Montmélian, à côté de Chambéry, sur un poste non spécialisé dans de la grande délinquance financière. Un douanier, à qui je demandais s'il n'était pas frustré d'être face à des gens ayant parfois un train de technologies d'avance, me répondait : « Non, c'est notre éthique. Cela fait deux cents ans qu'à la fin, on arrive à être plus forts qu'eux. » C'est une éthique humaine, de bon sens : comment nos systèmes, y compris internationaux, s'organisent pour que nous n'ayons pas de retard ? La vitesse, la prospective, la compréhension, le partage sont des points clefs.

Le directeur de Tracfin a passé sa semaine à l'Amla pour partager nos priorités et nos besoins, et définir un agenda de travail. Notre but n'est pas de créer de la norme et encore de la norme, mais de faire remonter ceux qui ne sont pas au bon niveau. On peut se noyer dans la norme : si elle n'est pas appliquée, cela ne sert à rien. Nous allons appliquer la norme, étant de bons élèves. Mais il faut aussi faire remonter nos voisins.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Dans des points de deal, 32 distributeurs de bitcoins ou de cryptomonnaies ont collecté 20 millions de dollars en un an, soit 56 000 dollars par jour. Faut-il les interdire ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Ils sont déjà interdits.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il en existe encore en Europe.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - En France, ils sont interdits : il n'y en a pas. D'autres pays aussi les interdisent, car ce sont des endroits non régulés, non identifiés. C'est le début de l'anonymisation, avant même qu'il y ait des mixeurs. Nous devons établir des cadres de régulation, de contrôle et de surveillance mutuelle, pour que cela n'existe plus dans les endroits où l'on en trouve encore actuellement.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - C'est un sujet important.

La commission des affaires européennes a voulu créer un Ficoba (fichier national des comptes bancaires et assimilés) européen, mais nous n'avons pas eu satisfaction, à, malgré les efforts du rapporteur André Reichardt. On nous a expliqué qu'il y aurait, peut-être en 2029, des points de contact - et plus si affinités. Serait-ce une bonne idée que la France prenne le sujet à bras-le-corps ? Que peut-on faire pour accélérer ce besoin de Ficoba européen ou de points de contact dans les pays où il n'y en a aucun ? Nous ne sommes pas très bons sur ce sujet.

Les moyens de contrôle des aéroports et de l'aviation privés sont-ils à la hauteur des enjeux ?

Pourra-t-on enfin terminer l'examen de la proposition de loi sur les cabinets de conseil, toujours en cours de navette parlementaire ? Vous aviez été auditionnée par mon excellente collègue Éliane Assassi. Au sein de la corruption se pose aussi le problème des cabinets de conseil et son corollaire, le pantouflage.

Je vous suggérerai un excellent livre qui comporte un certain nombre de chapitres sur le sujet des cartes prépayées...

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Dans un monde idéal, un Ficoba européen serait formidable. Mais, avant le monde idéal, il y a le monde nécessaire, dans lequel chaque pays aurait un fichier unique. Je rencontrerai bientôt la présidente et la directrice exécutive du Gafi, et leur demanderai de faire de ce sujet un préalable ou une nouvelle obligation. Il n'est pas normal que l'on soit obligé de demander à l'autorité si M. Dupont, sur lequel on a un soupçon, a bien un compte dans une banque A, B ou C. A-t-il un compte chez vous, combien a-t-il de comptes, et de quel montant ? Voilà ce que permet le Ficoba.

Je tiens à rassurer, il ne s'agit pas de réaliser une surveillance de masse des honnêtes gens, mais il est utile, pour la protection des intérêts vitaux de la nation, de vérifier que nous connaissons la nature de cet argent, sa provenance et que, le cas échéant, il soit traqué. Il faut donc d'abord avoir l'équivalent de Ficoba nationaux. Une fois qu'ils existeront, il sera facile de faire un Ficoba européen.

Sur le contrôle des aéroports privés, je laisserai le directeur des douanes répondre.

Le pantouflage dans les cabinets de conseil est très éloigné du sujet de cette audition. Délinquance financière et cabinets de conseil ne sont pas au coeur de ce que vous avez pu voir ces derniers mois. Je ne parlerai pas à la place du ministre des relations avec le Parlement.

Une action importante a été réalisée sur le pantouflage dans le cadre de l'extension du périmètre de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) sur le contrôle des ingérences étrangères. Dans les mécanismes complexes de montage figurent de grandes nébuleuses qui font des opérations et viennent vous voir pour expliquer leur activité. Il est important de savoir quelles sont les ramifications des acteurs étrangers qui vous approchent sous couvert d'entreprises ou d'entités de très bonne façade. L'extension du mandat de la HATVP à la lutte contre les ingérences étrangères, notamment auprès des autorités publiques et des administrations, est intéressante. C'est un mandat récent, mais j'y vois un très grand champ pour nos futures enquêtes et nos renseignements.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je suis d'accord.

M. Florian Colas, directeur général des douanes et droits indirects. - J'avais également prêté serment lors d'une précédente audition.

M. Raphaël Daubet, président. - Exactement.

M. Florian Colas. - Il y a deux cas de figure différents pour le contrôle des aéroports privés.

Les grands aéroports accueillent des équipes de douane à demeure qui investissent méticuleusement le segment de l'aviation privée pour réaliser des contrôles. Par exemple, une partie importante du contentieux financier de la douane, à savoir les sommes d'argent saisies lors des contrôles douaniers, est réalisée dans les aéroports, notamment sur l'aviation privée, par exemple aux aéroports du Bourget et de Nice.

Il existe aussi de petits aérodromes sur le reste du territoire. La France est très fortement dotée en points de passage aux frontières (PPF) - les points d'entrée aéroportuaires sur le territoire de Schengen. La douane opère sur 76 points de passage aux frontières sur 123 points français, qui représentent 50 % des PPF européens. Nous sommes surdotés en petits aéroports ouverts au trafic international par rapport à d'autres pays européens. C'est un défi opérationnel : souvent, nous n'avons pas d'équipes à demeure dans ces aéroports. C'est l'équipe de douane la plus proche, mais parfois à plusieurs heures de route de l'aéroport, qui se déploie ponctuellement pour réaliser des contrôles.

Les choses sont plutôt bien organisées : il y a un contrôle obligatoire et une vérification de documents en cas de vols extraeuropéens arrivant sur le territoire. Cette mission est prioritaire et prend le pas sur toute autre mission en cours. Nos équipes sont organisées pour se projeter sur ces aéroports dans des délais de préavis variables. Pour améliorer les choses, on peut mieux cadrer les délais de préavis et être raisonnables dans notre maillage des PPF, plutôt que chercher à en ouvrir partout sur le territoire : il faut pouvoir les gérer. Les vols extraeuropéens sont toujours contrôlés. Bien sûr, quand le préavis localement défini est de 48 heures, le contrôle est plus facile que lorsqu'il est de 2 heures... L'encadrement de ces préavis est variable d'un territoire et d'un PPF à l'autre. Il existe une marge d'amélioration.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Pour reprendre l'image du rapporteur, nous aimerions tout contrôler, mais sans tout compliquer. Nous marchons sur une ligne de crête. Nous voulons développer les territoires, notamment faire venir des avions touristiques du monde entier pendant la haute saison. Le tourisme représente 8 % du PIB. Mais, derrière, c'est aussi la porte ouverte à de nombreuses personnes qui, sous couvert de tourisme en tongs ou en chaussures de ski, peuvent faire rentrer de nombreuses marchandises qui n'ont rien à faire dans notre pays.

Les réseaux criminels utilisent parfois la technique de la submersion. Lors du contrôle d'un avion, les douaniers estiment que quand cinq ou six personnes sont contrôlées positivement, il y en a, en réalité, cinquante dans l'avion. La meilleure manière de s'assurer des contrôles, c'est de prendre le risque que cinq personnes soient arrêtées pour que 45 personnes passent. Lorsqu'un flux massif de touristes arrive tout d'un coup dans un endroit, il rencontre une équipe de douaniers qui n'est pas forcément pléthorique, car elle peut avoir été appelée moins de douze heures auparavant : ce sont des conditions particulièrement propices au blanchiment, au trafic de stupéfiants ou autre. Le directeur des douanes m'a écrit une note très complète sur ce sujet. La représentation nationale pourrait en être informée. Ce sont, certes, des sujets administratifs, mais, derrière, se trouve une question intéressante pour vous, élus des territoires : comment gérer cette tension entre l'attractivité d'un territoire que l'on veut ouvrir aux charters étrangers et la protection de l'intérêt national, nos forces de sécurité intérieure et nos douaniers ne pouvant se déployer partout à chaque instant ? Je me fais le plaidoyer de la douane face à cette espèce de triangle des impossibles... On ne sait pas forcément comment faire à l'avenir.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Lors de nos auditions, nous avons été très impressionnés par les méthodes de contrôle des gares. Il y a des saisies importantes, notamment de cash.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Il y en a toutes les semaines !

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Notre audition est retransmise : les citoyens doivent savoir que cela fonctionne de manière très impressionnante. Nous remercions l'ensemble de vos services pour leur protection et leur action très efficace, malgré, parfois, des trous dans le dispositif.

M. Raphaël Daubet, président. - Vous avez évoqué un niveau record de saisies. Avez-vous un avis sur la transformation des saisies en confiscations, même si cela relève plutôt de l'autorité judiciaire ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Je laisserai celui qui connaît le mieux ce que deviennent les saisies en parler.

Nos services réalisent des saisies, et sont en relation avec l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) : il y a la saisie, la confiscation, mais il faut voir ensuite comment on rend cet argent utile pour les deniers publics.

Le garde des sceaux a envoyé aux magistrats une circulaire sur les enjeux budgétaires, rappelant que la saisie de biens que l'on ne vend pas coûtait une fortune. Mieux vaut saisir, vendre, et garder l'argent de côté. L'Agrasc le fait pour les ministères économiques et financiers. Si les personnes sont innocentées, on leur rend non pas leur bien, mais l'argent correspondant. Cela coûte beaucoup moins cher d'avoir un compte en banque que des garages sécurisés, au cas où il faudrait rendre les biens.

Nous avons évoqué les moyens à déployer ; ils doivent être efficaces. Les honnêtes gens n'ont pas à payer les coûts afférents à la bonne application de la loi pour des personnes qui sont manifestement des criminels ou de grands délinquants. Nous devons transformer plus rapidement les saisies en argent pour éviter les coûts de gardiennage.

M. Christophe Perruaux. - La ministre a presque tout dit. L'Onaf a vendu des objets de luxe, comme des montres et des bijoux. Il est désormais dans la culture des services de police judiciaire de demander à l'Agrasc de vendre. Le fossé existant entre les saisies et les confiscations est constaté depuis la création de l'Agrasc, car beaucoup d'argent est rendu aux victimes, et non confisqué.

Reste à convaincre les magistrats de la nécessité absolue de confisquer ce qui a été saisi- je le regrette, étant moi-même magistrat. Entre le moment où le bien est saisi et le jugement, il peut se passer des années. Recouper les fichiers est alors difficile pour le ministère de la justice, qui a du mal à savoir exactement ce que sont devenues les saisies. Les efforts auprès des magistrats doivent être poursuivis, mais nous progressons énormément.

Enfin, tout ne s'explique pas par une déperdition entre la saisie et la confiscation : le ministère du budget peut aussi recouvrer des amendes dans les saisies réalisées par les services judiciaires avant de restituer l'argent.

Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Avec les plus hautes autorités de l'État, il nous semble que les enjeux de formation sont essentiels pour les magistrats, les policiers et les gendarmes.

J'ai bénéficié d'une formation accélérée lors de ma prise de fonction il y a quatre mois. J'ai aussi beaucoup échangé sur le terrain pour comprendre ce qui semble très complexe ou incompréhensible. Au départ, je n'en croyais pas mes oreilles, entendant que l'on brassait des millions d'euros. On en parlait moins auparavant.

Il faut des formations. La culture de l'enjeu financier doit imprégner toute la chaîne régalienne, des commissariats où l'on dépose plainte jusqu'aux autorités judiciaires, aux parlementaires, aux médias et à toute la société française. Sinon, on reste naïf et on ne comprend pas bien le sujet : les dispositions ne sont pas comprises dans leur globalité et sont vues comme une entrave à la vie quotidienne.

J'insiste sur le paiement en espèces, même si je n'ai pas l'intention de baisser le seuil de 1 000 euros, qui est déjà assez bas. Nous devrons par contre nous pencher sur le seuil des non-résidents. Je parie qu'un certain nombre de secteurs diront que c'est injuste, que cela limite leur activité... Nous devrons toujours trouver le bon équilibre. Tant que la société ne comprend pas comment cela fonctionne, ne voit pas les enjeux qui sont derrière - le vol de la puissance publique, l'appauvrissement potentiel des services publics, les moyens que l'on déploie avec l'argent des honnêtes gens pour lutter contre le phénomène -, on se rend nous-mêmes plus impuissants.

Votre travail me semble particulièrement utile en ce sens. D'abord, vous êtes plus que légitimes à contrôler, évaluer et recommander des actions au Gouvernement.

Ensuite, et nous l'avons vu dans le cadre de la proposition de loi sur le narcotrafic, ce travail de divulgation, de dissémination et d'appropriation d'un sujet et votre capacité à en être les « expliciteurs » pour l'opinion publique sont clefs, parce que vous n'êtes pas le Gouvernement : les citoyens voient que c'est le fruit d'un travail transpartisan, ouvert et partagé. C'est essentiel, et je vous en remercie.

Je vous remercie de vos encouragements et des félicitations que vous avez adressées à nos équipes, qui font preuve d'engagement, de persévérance, de sacrifices - les criminels n'ont pas d'horaires - et d'un très grand professionnalisme. Elles ne connaissent pas la désespérance, malgré les gens très puissants qu'il peut y avoir en face. C'est pour elle que j'ai essayé de faire de mon mieux pour vous restituer leur action.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci d'avoir rappelé l'ambition et l'utilité de cette commission d'enquête.

Je vous remercie ainsi que les fonctionnaires qui vous accompagnent pour la clarté et la générosité de vos réponses.

Audition de Mme Isabelle Jégouzo,
directrice de l'Agence française anti-corruption

(Jeudi 22 mai 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons nos travaux de ce jour par l'audition de Mme Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption (AFA), qui est accompagnée de Mme Mariannig Imbert, cheffe du pôle juridique.

Madame la directrice, nous vous avons sollicitée, car nos auditions sur la délinquance financière, et plus précisément sur le blanchiment, nous ont à maintes reprises amenés à aborder la question de la corruption des agents publics et privés. Il nous a été indiqué que, sans cette corruption, les fonds issus des trafics et de la fraude ne pourraient entrer dans l'économie réelle.

Nous souhaitons donc en savoir plus sur ce phénomène majeur, qui facilite la délinquance financière, et sur les instruments dont nous disposons pour le prévenir.

Je vous indique que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Isabelle Jégouzo et Mariannig Imbert prêtent serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Si vous le voulez bien, madame la directrice, vous pourriez procéder à une présentation liminaire, après laquelle Mme la rapporteur et les commissaires qui le souhaiteront vous poseront des questions.

Mme Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption. - Merci d'avoir associé l'AFA aux travaux de votre commission. En préambule, il me semble utile de rappeler ce qu'est et ce que n'est pas cette agence.

L'AFA a été créée par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin 2 ». Elle est dotée d'une mission de prévention. L'article 1er de cette loi précise que notre rôle est d'aider les acteurs économiques et publics « à prévenir et à détecter » les atteintes à la probité. Nous nous inscrivons dans une logique d'appui, à la fois en matière de prévention et d'appui à la détection, avec des pouvoirs de contrôle, qui s'exercent aussi bien sur les entités publiques que sur certaines entités privées - en l'occurrence, les grandes entreprises qui comptent plus de 500 salariés et réalisent un chiffre d'affaires annuel supérieur à 100 millions d'euros.

Notre objectif est de contrôler les dispositifs préventifs de ces entités, c'est-à-dire de vérifier si elles ont bien mis en place l'ensemble des mesures nécessaires afin de prévenir et de détecter des atteintes à la probité. Cela signifie que nous ne disposons pas de pouvoir d'enquête. Ce que nous observons se situe donc en amont. Évidemment, lorsque nous détectons, à l'occasion de nos contrôles, des faits d'atteinte à la probité, nous les signalons au procureur de la République - cela nous arrive régulièrement. Néanmoins, notre angle de vue est en partie limité.

Nous réalisons aussi tout un travail d'animation de la politique interministérielle sur ce sujet et de connaissance du phénomène. Au titre de ce second volet, l'AFA répertorie un certain nombre d'éléments nous permettant de mieux connaître le phénomène corruptif. Par rapport à d'autres infractions criminelles, la corruption présente certaines spécificités.

Tout d'abord, ce phénomène nous échappe sans arrêt, car, par définition, il est occulte. Ensuite, contrairement à d'autres types d'infractions, la victime - le plus souvent la collectivité - ignore son statut de victime et ne porte pas plainte.

Nous travaillons donc sur un phénomène peu connu, qui apparaît généralement par le biais des enquêtes de perception, telles que les enquêtes Eurobaromètre ou celles de Transparency International, ainsi que des enquêtes de victimation. La dernière en date indique que plus de 190 000 personnes déclarent chaque année avoir été victimes de corruption - ce terme étant diversement compris. Quant à la perception de la corruption, 70 % des Français considèrent que la corruption est très répandue dans notre pays. Ces chiffres interrogent, car, bien qu'en partie subjectifs, ils sont aussi liés au niveau de confiance que nos concitoyens accordent aux autorités publiques. Ils restent préoccupants.

Nous travaillons à l'objectivation du phénomène à travers les enquêtes et les condamnations pénales.

Nous avons créé, au sein de l'AFA, un observatoire des atteintes à la probité. À cet effet, j'ai récemment réformé la structure de l'AFA afin que nous disposions d'un lieu d'observation interministériel, qui recueille et exploite un certain nombre de données, tout en ayant vocation à animer la recherche sur ce sujet. Dans la mesure où il s'agit d'un phénomène occulte, les besoins en matière de recherche sont importants. Cet observatoire, qui est encore jeune, vise à mieux connaître la réalité dans ce domaine.

Nos informations proviennent notamment d'une enquête, que nous publions annuellement, conjointement avec les services du ministère de l'intérieur. La dernière, parue au mois d'avril, met en évidence une augmentation croissante et régulière du phénomène depuis 2016, avec une hausse de 51 % des atteintes à la probité détectées depuis cette date.

Cette augmentation est liée à la corruption, mais aussi au détournement de fonds publics, à la prise illégale d'intérêt, au trafic d'influence et au favoritisme. Pour les seuls faits de corruption, la hausse est de 8 % par an, ce qui est important. Il m'est toutefois impossible de vous dire si cette augmentation traduit une réelle hausse des faits ou une amélioration de la détection. Les deux hypothèses sont possibles, et nous espérons que ce constat résulte en partie d'une détection plus efficace.

Par ailleurs, depuis l'année dernière, nous avons entamé un travail de collecte systématique de l'ensemble des décisions de justice de première instance sur ce sujet. Nous constituons ainsi une base de données qui nous fournit des éléments intéressants. Nous avons publié une note d'analyse au mois de décembre dernier, qui apporte également des informations pertinentes, notamment sur la répartition géographique des atteintes à la probité, certaines régions étant beaucoup plus touchées que d'autres. Cela fait partie des axes de travail sur lesquels nous concentrons nos efforts.

Les atteintes à la probité concernent à la fois le secteur public et le secteur privé. Dans le secteur public, elles touchent aussi bien les agents publics que les élus, avec une prédominance des collectivités territoriales, en particulier le niveau communal. Mais, si l'on rapporte ces chiffres au nombre d'infractions, la proportion s'inverse : c'est au niveau régional que les taux sont les plus élevés. Quoi qu'il en soit, les collectivités territoriales concentrent plus de la moitié des affaires. L'État, de son côté, n'est pas indemne, et ce sont les professions régaliennes qui sont les plus affectées.

Notre analyse distingue deux profils types d'auteurs d'infractions : d'une part, des individus plus âgés, relevant d'une forme classique de délinquance en col blanc, autour d'infractions telles que le favoritisme, la prise illégale d'intérêt ou le détournement de biens ou de fonds publics ; d'autre part, des prévenus plus jeunes, impliqués dans des faits de corruption ou de trafic d'influence, avec des variations selon les régions, ces infractions pouvant être plus étroitement liées à d'autres phénomènes criminels, notamment à la criminalité organisée.

Nous avons également publié des chroniques des décisions de justice afin d'analyser le phénomène criminel et d'observer ses caractéristiques en termes de modus operandi. Cependant, ce que nous pouvons observer à travers ces décisions n'est qu'une petite partie de la réalité, pour plusieurs raisons.

D'abord, ces observations sont souvent très décalées dans le temps par rapport à la commission des faits. En moyenne, il se passe cinq ans entre les faits et la décision de justice, ce qui signifie que les enquêtes sont extrêmement longues. Ce que nous voyons aujourd'hui correspond à des faits anciens ; nous n'avons pas du tout une image immédiate des affaires. À cet égard, l'enquête menée par le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), en collaboration avec le ministère de l'intérieur, porte sur les affaires traitées l'année précédente, offrant une vision plus actuelle des faits.

De plus, nous avons travaillé uniquement sur les six infractions relevant de la compétence de l'AFA. Or certains faits, bien que de nature corruptive, ne sont pas qualifiés de corruption par les parquets. Nous le voyons particulièrement dans les affaires liées à la criminalité organisée. Pour des raisons de preuve et d'efficacité de l'action pénale, les parquets privilégient d'autres types d'infractions, beaucoup plus faciles à caractériser.

Par exemple, dans les trafics de stupéfiants, notamment dans le domaine portuaire, des cas de complicité de dockers, qui sont clairement des affaires de corruption, ont été qualifiés de complicité de trafic de stupéfiants. De même, pour des faits d'atteinte illégale aux fichiers de police, des infractions sont qualifiées d'utilisation illégale des fichiers, plus faciles à prouver que la corruption, alors qu'elles cachent souvent des faits de corruption. Enfin, dans l'administration pénitentiaire, des actes de corruption vont être qualifiés d'appui à l'entrée illégale d'objets en prison, une infraction plus simple à établir que la corruption.

En résumé, le phénomène est en réalité beaucoup plus large que ce que nous pouvons appréhender, et son évaluation objective à travers les seules qualifications pénales reste nécessairement limitée. Il y a ce que nous savons et ce que nous ne savons pas.

Au-delà de cette approche statistique, nous avons une autre façon d'appréhender les faits : notre capacité de contrôle.

Nous contrôlons un certain nombre d'acteurs économiques et privés, et avons récemment été saisis à deux reprises par nos ministères de tutelle. En 2023, le ministre de l'économie et le garde des sceaux nous ont confié une mission sur le risque de corruption en lien avec le narcotrafic dans les zones portuaires. Cela nous a permis de contrôler plusieurs grands ports maritimes ainsi que divers acteurs économiques et de remettre un rapport sur cette question à nos autorités de tutelle.

Nous avions également été entendus par la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, dans le cadre des travaux parlementaires sur la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic. À cette occasion, nous avions formulé un certain nombre de recommandations fondées sur nos observations concernant les plateformes portuaires. Il est apparu qu'il était nécessaire de renforcer le dispositif existant et de sensibiliser davantage l'ensemble des acteurs portuaires à ces enjeux.

Plus récemment, nous avons été saisis par le garde des sceaux d'une mission sur le risque corruptif au sein de l'administration pénitentiaire. Les travaux sont en cours, et nous sommes en train de finaliser le rapport à remettre au ministre. Là encore, notre objectif était d'objectiver le phénomène. Nous constatons, à travers les décisions de justice, que, parmi les agents publics, les agents pénitentiaires représentent le groupe le plus touché par les affaires de ce type. Toutefois, il reste à déterminer si ce nombre élevé est dû à une prévalence réelle, ou s'il résulte plutôt du recours systématique à l'article 40 du code de procédure pénale, qui conduit à ce que toutes les affaires soient signalées au procureur de la République.

L'administration pénitentiaire, en première ligne face à ce risque, est mobilisée et a déjà mis en place une série de mesures. Néanmoins, le niveau de risque reste particulièrement élevé dans ce secteur.

En raison de la difficulté d'objectiver le phénomène à travers les décisions pénales ou disciplinaires, notre approche repose avant tout sur l'évaluation des risques. Ainsi, nous estimons que le risque associé à la criminalité organisée, au narcotrafic, mais aussi à d'autres domaines, est évidemment très important, compte tenu des sommes considérables en jeu - les nombreux acteurs du secteur que votre commission d'enquête a entendus ont dû vous les communiquer.

Ces sommes aggravent le risque corruptif, puisque, dans le cadre de la criminalité organisée, la corruption joue un double rôle. D'une part, elle facilite la commission d'infractions, comme c'est le cas dans les ports, où l'on paie pour obtenir un badge ou pour qu'un docker récupère certaines marchandises. D'autre part, la corruption permet de protéger les auteurs des infractions en rendant leur poursuite plus difficile, notamment lorsqu'elle touche des agents de l'État.

La corruption est toujours très difficile à mettre en lumière. Nous tentons de l'approcher par une série d'autres moyens, sur lesquels nous pourrons revenir.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour cette présentation liminaire. S'agissant du rapport d'activité, vous avez bien expliqué qu'il fallait considérer la cartographie avec prudence, car les chiffres ne reflètent qu'une partie de la réalité. Néanmoins, on remarque de fortes disparités territoriales. Identifiez-vous une dimension culturelle ou socioculturelle dans le phénomène corruptif ? Cette logique influence-t-elle les populations et favorise-t-elle l'implantation de la corruption ? Si tel est le cas, il faut envisager des outils de lutte autres que purement judiciaires.

Mme Isabelle Jégouzo. - En ce qui concerne les aspects régionaux, nous relevons un phénomène insulaire : la corruption est liée à des liens d'intérêt ; plus ces liens sont forts, plus les risques de corruption sont élevés. Le type de relations sociales à l'oeuvre dans des environnements insulaires, où les gens se connaissent très bien, accentue ce risque. C'est pourquoi, cette année, l'AFA a intensifié son action outre-mer, afin de renforcer la sensibilisation de l'ensemble des acteurs ultramarins.

En outre, nous préparons un plan pluriannuel de lutte contre la corruption - la ministre Amélie de Montchalin vous en a parlé hier -, qui devrait, je l'espère, être adopté très prochainement. Ce plan fixera les priorités pour toutes les administrations et mettra l'accent sur le renforcement de la vigilance, de l'information, de la communication et de l'alerte.

Les dispositifs d'alerte ont été mis en place dans la plupart des collectivités, mais ils ne sont pas toujours bien connus ni utilisés par les agents, ceux-ci n'ayant pas toujours confiance en ces dispositifs. C'est un point sur lequel il faut travailler.

L'AFA elle-même joue un rôle d'autorité externe d'alerte. Le nombre d'alertes que nous recevons a d'ailleurs considérablement augmenté : 400 en 2023, 800 en 2024, plus de 1 000 depuis le début de cette année. Parmi ces alertes, 20 % sont exploitables ; nous les renvoyons aux administrations ou au procureur de la République.

Le sujet de l'alerte est crucial, notamment au regard des spécificités régionales que vous mentionnez, monsieur le président. Il est important d'avoir un lieu où l'on peut signaler ces problèmes. Plus nous en parlons « à froid », plus la lutte contre la corruption est renforcée.

Le sujet de la corruption donne souvent matière à scandale, mais repose sur des faits réels. Je pense que la France n'a vraiment pas à rougir de son dispositif anticorruption, qui repose sur plusieurs piliers, dont la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), l'AFA, l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) et le parquet national financier (PNF).

Robuste, ce dispositif mérite d'être davantage connu, afin que nos concitoyens aient véritablement le sentiment que nous travaillons sur le sujet.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - J'ai lu avec attention le compte rendu de votre audition du 12 février 2024 devant la commission d'enquête consacrée au narcotrafic. Notre commission d'enquête s'inscrit dans le prolongement des excellents travaux de celle-ci, mais elle entend disposer d'un tableau détaillé de la criminalité organisée, dont le narcotrafic n'est que l'une des facettes.

Il nous a semblé important de vous recevoir à un moment où la France a perdu cinq places dans le classement de l'indice de corruption de Transparency International - notre pays occupe désormais la vingt-cinquième position.

Au cours de l'audition de 2024, vous avez indiqué mettre en place un groupe de travail interministériel : pouvez-vous en détailler les résultats ?

Par ailleurs, nos auditions montrent que la corruption revêt de multiples intensités, y compris petites : ne pensez-vous pas que le seuil actuel de 500 salariés et de 100 millions d'euros de chiffre d'affaires est trop élevé, ce qui fait que des structures plus petites passent sous les radars ? Au reste, les grandes entreprises disposent des moyens leur permettant de déployer plus facilement des outils de compliance. Ne faudrait-il pas réviser ce seuil ?

Faut-il encourager une systématisation du recours à l'article 40 du code de procédure pénale afin que vous soyez mieux informés ?

Comment la coordination européenne fonctionne-t-elle, ou plutôt comment ne fonctionne-t-elle pas ? L'affaire du « Qatargate » montre qu'il existe de sérieux dysfonctionnements...

De manière générale, quelle est votre appréciation de la coopération internationale, à l'heure où les États-Unis suppriment les budgets des instances de lutte contre la corruption ?

Mme Isabelle Jégouzo. - S'il est le plus connu au niveau mondial, l'indice de Transparency International appelle quelques commentaires. D'une part, il s'agit d'un indice de perception influencé par les affaires judiciaires en cours, ce qui produit une sorte d'effet boomerang un peu injuste : il montre, dans le même temps, que les affaires parviennent jusqu'à leur terme. D'autre part, l'indice ne concerne que la corruption publique, alors que la France a été très active en matière de corruption privée, la loi Sapin 2 visant les entreprises au premier chef. Il n'en reste pas moins que cet indice doit nous préoccuper en termes de ressenti de la corruption. J'ai échangé sur le sujet avec le président de Transparency International, qui a reconnu que l'indice n'intégrait pas l'ensemble des paramètres.

J'ai mis en place le groupe de travail interministériel dédié à la criminalité organisée lors de mon arrivée à l'AFA, en lien avec l'OCLCIFF. Ce groupe associe les principales administrations régaliennes, dont l'intérieur, la justice et la douane, ainsi que, ponctuellement, d'autres administrations, telles que la direction générale des finances publiques (DGFiP). Les inspections générales y sont régulièrement représentées. Ce lieu permet aux différentes administrations d'échanger sur ce phénomène, qui reste difficile à appréhender, et de partager tant des informations sur l'état de la menace que des bonnes pratiques quant à la façon d'y répondre.

L'année dernière, nous nous sommes penchés sur les sujets du narcotrafic et des ports, et nous avons consacré un groupe de travail aux accès illicites aux fichiers, en comparant la méthode adoptée par chaque administration en matière de contrôle interne et hiérarchique et de détection des accès illégaux. Nous avons ensuite formulé une série de recommandations aux administrations.

Nous poursuivrons ce travail collaboratif, qui s'avère très utile. Cette année, le groupe de travail se consacrera à deux sujets : les signaux faibles, qui doit être appréhendé finement, puisqu'il s'agit d'objectiver des soupçons qui émergent à propos d'un agent, ainsi que de déterminer comment y réagir concrètement ; la formation, afin de répertorier l'ensemble des formations existantes dans la fonction publique et, éventuellement, de concevoir de nouveaux outils.

J'y ajoute le sujet de l'engrenage : dans toutes les affaires de corruption d'agents, un phénomène d'engrenage débute par une approche discrète, se poursuit par un service rendu dans un cadre « amical », avant de déboucher, dans le cas de la criminalité organisée, sur des menaces. Nos rapports consacrés aux ports et à l'administration pénitentiaire évoquent d'ailleurs davantage des compromissions que de la corruption, car il est souvent question de zones grises et d'un basculement dans une mécanique de menaces, dont il faut pouvoir aider les agents à sortir : c'est là que les mécanismes d'alerte auront un rôle important à jouer.

Pour ce qui est des seuils, la loi Sapin 2 avait été adoptée dans une optique de protection de nos très grandes entreprises face à des poursuites étrangères, en particulier aux États-Unis. Ces entreprises ont, pour la plupart, adopté des dispositifs robustes, le risque étant largement traité. Nous recommandons désormais à ces sociétés - en particulier aux entreprises du secteur de la logistique - de croiser le risque de corruption avec les actions de leurs directions de la sûreté. Ce risque est en effet très souvent géré par les directions de la conformité, sans lien avec les entités chargées de la sûreté, alors qu'elles sont concernées.

Le seuil retenu est-il adapté ? Dans le cadre des travaux conduits sur le narcotrafic, nous avions recommandé d'élargir le champ d'application de la loi à toutes les entreprises portuaires, dont une partie échappait au contrôle, cette préconisation ayant été suivie par le législateur. Il peut donc être utile d'étendre le champ de la loi sectoriellement.

L'AFA vient en aide aux PME qui peuvent être exposées à des risques élevés, mais il n'en demeure pas moins que le dispositif, lourd, ne peut pas être déployé par toutes les structures. Nous menons, par exemple, un travail avec les professions du chiffre et du droit, afin de les sensibiliser davantage à ce risque.

L'élargissement généralisé du champ de la loi Sapin 2 pourrait entraîner des difficultés pour les entreprises, mais il pourrait être envisagé sur un plan sectoriel.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Ne croyez-vous pas qu'une approche sectorielle risquerait de créer des distorsions et de laisser le champ libre à la corruption dans les secteurs qui ne seraient pas touchés ?

Il faudrait sans doute mener une étude d'impact sur les conséquences d'une réduction du seuil, tout en prenant en compte les ingérences étrangères et la nette évolution des moyens technologiques depuis la loi Sapin 2. Le contexte international a fortement évolué, avec le développement des guerres hybrides.

Mme Isabelle Jégouzo. - Nous devrons effectivement nous pencher davantage sur le sujet de l'ingérence, car nous avons pu repérer et signaler des cadeaux remis par certaines entreprises, en lien avec des pratiques d'ingérence.

Par ailleurs, certaines filiales françaises de très grandes entreprises étrangères ne sont pas assujetties, ce qui génère des risques qui gagneraient à être davantage pris en compte par le législateur.

Ces dossiers nécessitent un travail assez fin, par secteur. Dans le domaine de l'environnement et des déchets, l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et la santé publique (Oclaesp) nous a signalé des affaires. En Italie, les affaires liées aux trafics de déchets ont révélé que des marchés publics pouvaient être truqués - avec la corruption d'agents publics à la clé - afin de faciliter des opérations de blanchiment, et il importe de rester vigilants s'agissant des marchés publics.

J'en viens à la coopération européenne, en indiquant que nous souhaiterions que l'Union européenne soit plus active. Une directive portant sur la corruption est en cours de négociation ; elle pourrait être adoptée cette année, la France ayant beaucoup milité pour que la prévention soit pleinement incorporée dans le texte, même si des difficultés ont émergé avec certains de ses partenaires. Pour reprendre une image que j'affectionne, on n'aperçoit qu'une petite partie de la corruption, véritable iceberg, dont la majeure partie reste cachée : afin de s'y opposer, il faut réchauffer la température de l'eau, c'est-à-dire accroître la vigilance générale et envoyer des messages de prévention plus forts. D'autres États membres étaient moins enclins à aller dans cette direction.

Des premières mesures ont été adoptées au niveau du Parlement européen, notamment sur les déclarations d'intérêts. Ce sujet relève davantage des compétences de la HATVP, mais ces mesures sont vitales pour garantir la confiance de nos concitoyens dans les institutions européennes. Les affaires impliquant des valises de billets laissent pour le moins pantois, y compris en termes de capacités de blanchiment.

Sur le plan international, nous nous inquiétons des nouvelles venues des États-Unis, Donald Trump ayant décidé de suspendre le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), ce qui est très préoccupant : cette législation est en effet la matrice de la convention de l'OCDE sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, qui avait été poussée par les Américains. Nous ne devons pas baisser la garde sur le sujet, la France entendant rester offensive dans ce dossier.

M. Grégory Blanc. - Je relaye les questions de ma collègue Nadine Bellurot.

Quelles sont vos préconisations au sujet de la corruption dans les ports ?

Vous avez mentionné un rapport relatif à la corruption dans les prisons, qui doit être remis au ministre de la justice : quand sera-t-il rendu public ?

Je salue, pour ma part, la qualité de votre exposé, notamment sur la question de la corruption privée, qui a tendance à être reléguée au second plan.

Profonds, les systèmes criminels comportent désormais des mécanismes de sous-traitance évolués, notamment pour le blanchiment, ce qui induit une forme de dilution des responsabilités. Si des avancées sont à saluer pour les grandes entreprises en termes d'accompagnement et de contrôle interne, elles ne concernent pas directement ces aspects liés à la sous-traitance.

Par ailleurs, quel regard portez-vous sur la pertinence de la législation existante par rapport à des zones grises que vous avez pu décrire en évoquant des « services rendus » ?

M. André Reichardt. - Selon vous, la corruption est-elle toujours une affaire d'argent ? Des systèmes de corruption semblent pouvoir s'articuler autour d'autres cadeaux ou prestations.

Par ailleurs, vous avez mentionné le chiffre de 190 000 victimes, mais pourriez-vous préciser ce qu'il recouvre ? Il m'est arrivé, en tant que maire, d'être accusé par une personne d'être corrompu au simple motif que je ne lui avais pas accordé un permis de construire. Le chiffre que vous mentionniez intègre-t-il ce type de cas ?

M. Isabelle Jégouzo. - Sur les ports, nous avons remis très récemment un rapport au Gouvernement. Une partie des préconisations qu'il contient a déjà été reprise dans la loi, notamment celles qui sont relatives à la sûreté portuaire. Il s'agit, en particulier, d'intégrer pleinement le phénomène corruptif dans les plans de sûreté portuaire.

Ce qui nous a frappés, dans cette mission sur les ports, c'est d'abord la multiplicité des acteurs. Ils sont très nombreux et, en définitive, personne ne se sent réellement concerné par le phénomène de corruption : c'est toujours l'affaire des autres. De façon assez surprenante, à peu près tout le monde a reconnu qu'il y avait forcément de la corruption dans les ports, sans que quiconque se déclare concerné ou mobilisé.

Nous avons mené un certain nombre de travaux, notamment en comparant la situation avec celle d'autres pays, comme la Belgique ou les Pays-Bas, où l'impact de la corruption sur les ports a été considérable. Dans ces pays, un important travail collaboratif entre les acteurs publics et privés a été engagé. En France, cette dynamique a commencé, mais elle doit être amplifiée. Il s'agit de former les différents acteurs, pas uniquement les dockers, mais aussi ceux de la logistique et d'autres secteurs concernés. Il faut que l'ensemble des parties prenantes prenne conscience des différents risques.

Comme je l'ai dit, un grand nombre de nos préconisations ont été reprises dans la loi et nous sommes désormais dans la phase de mise en oeuvre. Cela me permet d'ailleurs de répondre à la question relative à la loi : parmi les mesures importantes que nous avions proposées et qui ont été intégrées à la législation relative au narcotrafic figurent la création d'un délit de corruption en bande organisée ainsi que l'autorisation du recours aux techniques spéciales d'enquête pour investiguer sur ce phénomène. C'est une avancée importante, qui permettra aux juridictions de mieux appréhender le phénomène corruptif et de le faire apparaître plus nettement dans les procédures pénales. Les enquêteurs disposeront d'outils efficaces pour mettre en lumière ces faits et en apporter la preuve.

Le dispositif législatif est déjà très complet. Le principal problème tient aujourd'hui à la question de la preuve. Les nouvelles dispositions adoptées dans le cadre de la loi sur le narcotrafic devraient faciliter la constitution de la preuve, à condition bien sûr que leur mise en oeuvre soit effective.

Un point mérite toutefois d'être encore amélioré : la protection des lanceurs d'alerte. Aujourd'hui, ceux-ci bénéficient d'un cadre protecteur - la loi du 21 mars 2022, dite loi Waserman -, mais celui-ci s'applique principalement dans un contexte professionnel. Dans le cadre de la criminalité organisée, un statut de témoin protégé existe, mais uniquement à partir du moment où une procédure judiciaire est engagée. Si, par exemple, l'épouse d'un docker souhaite révéler des faits, elle prend des risques sans bénéficier immédiatement d'une protection. Il y a donc un vide, un moment de flottement, alors qu'une alerte ne fonctionne que si elle s'accompagne d'une protection. Il faut travailler cette question afin de prévoir une protection renforcée dans certains cas.

En dehors de cette difficulté, le dispositif juridique actuel couvre déjà largement les enjeux, et les récentes avancées sur le plan pénal devraient permettre une amélioration réelle. Je ne suis pas en mesure de dire aujourd'hui s'il est nécessaire d'aller beaucoup plus loin.

Concernant les prisons, nous allons prochainement remettre notre rapport au garde des sceaux. Je n'en dirai que quelques mots, réservant au ministre la primeur du contenu. L'administration pénitentiaire est mobilisée. C'est sans doute l'administration la plus exposée de l'ensemble de la fonction publique. Elle ne cherche pas à dissimuler les problèmes : elle doit faire face à de nombreux risques, en plus d'autres difficultés majeures, comme la surpopulation carcérale. Plus cette dernière s'aggrave, plus les effectifs manquent, et plus le risque corruptif augmente. Ces éléments sont donc étroitement liés. Nous travaillons à identifier les leviers d'action.

Pour ce qui est de la corruption privée et de la dilution de la responsabilité, j'ai déjà esquissé une réponse en mentionnant l'exemple des ports. Ce phénomène de dilution est manifeste : la corruption est toujours perçue comme étant du ressort d'un autre acteur. Quand j'ai pris mes fonctions, j'ai constaté, en visitant les différentes administrations, que ce sujet était perçu comme désagréable, que l'on n'avait pas envie d'en parler. Mais le regard change. En dix-huit mois, j'ai observé une évolution notable de la manière dont les administrations réagissaient : elles se sentent désormais davantage concernées, car elles se savent exposées.

Je reviens sur la question de la sous-traitance. On observe, dans ce domaine, des effets de ruissellement positifs. Les très grandes entreprises, soumises à la loi Sapin 2, sont tenues de mettre en oeuvre des dispositifs de prévention. Lorsqu'elles le font sérieusement, elles deviennent plus exigeantes à l'égard de leurs sous-traitants, en raison de leur obligation d'évaluer leurs tiers. Elles imposent donc à leurs partenaires la mise en place de mesures appropriées. Traiter le sujet par le haut produit donc un effet, certes imparfait, mais réel.

Il reste néanmoins des cas où les structures sont très petites - je pense notamment au secteur du bâtiment et des travaux publics, où les marchés publics posent des difficultés particulières. Ces petites structures n'ont pas toujours les moyens d'élaborer un dispositif complet. Nous tentons de les accompagner, de les alerter. Là encore, tout repose sur une prise de conscience.

Vous avez évoqué les zones grises. Le sujet de la corruption s'inscrit largement dans ces zones. Qu'est-ce qui est autorisé ? Qu'est-ce qui ne l'est pas ? La frontière est parfois floue, d'autant que corruption publique et corruption privée se font écho. Le travail engagé dans le secteur public, avec la désignation de déontologues chargés d'éclairer les cas limites, a un effet d'entraînement sur le secteur privé.

La question devient alors : puis-je faire appel à telle entreprise, dans laquelle travaille, par exemple, mon cousin ? Parfois, ce sera acceptable ; parfois, non. Cela dépend du contexte. Les cas doivent être traités individuellement, et les déontologues ont un rôle précieux pour aider les administrations et les élus à trancher. Mais, pour que le déontologue soit saisi, il faut une vigilance en amont, que le terrain soit préparé. Toutes les conditions doivent être réunies pour que cette vigilance se déclenche au bon moment.

M. Grégory Blanc. - Ne pensez-vous pas qu'il y aurait matière, sur ce point précis, à repenser les missions des réseaux de chambres consulaires ?

M. Isabelle Jégouzo. - Toutes les têtes de réseau constituent sans doute le bon niveau d'intervention. Il en va de même des fédérations professionnelles. Les entreprises sont souvent trop petites pour porter seules de tels dispositifs.

Dans un autre domaine, le sport, des recommandations ont été formulées pour que le Comité national olympique et sportif français mette en place un certain nombre de dispositifs destinés à soutenir les fédérations. Cela montre bien que les têtes de réseau sont les mieux placées pour accueillir des déontologues, instaurer des lieux de conseil, appeler à la vigilance et renforcer la formation, afin que les différents acteurs soient mieux sensibilisés.

La corruption, est-ce uniquement une affaire d'argent ? Pas du tout ! Elle ne l'est ni dans les textes ni dans la jurisprudence, laquelle retient la notion d'« avantage quelconque », qui peut être monétaire, mais pas exclusivement. Il peut s'agir d'une promotion, de prestations sexuelles - cela existe - ou de toute autre forme d'avantages. La palette est extrêmement large. L'argent ne constitue donc pas le seul critère caractérisant un acte de corruption.

Vous avez raison d'évoquer la notion de système. Dans un certain nombre de cas, on se trouve face à des structures très imbriquées, où rendre service est normal. C'est précisément à ce niveau qu'une prise de conscience s'impose : il convient de discerner ce qui relève du personnel de ce qui relève de la fonction. Ce travail fait partie intégrante de notre mission. Il s'agit de rappeler un certain nombre de principes. Quoi qu'il en soit, juridiquement, la définition est très claire : tout avantage quelconque est susceptible de constituer l'infraction de corruption. Nous nous situons souvent dans des systèmes humains, où tout commence par des relations amicales, qui peu à peu dérapent. C'est ce que j'évoquais plus tôt à propos des risques d'engrenage.

S'agissant des 190 000 victimes, je partage pleinement votre analyse. Ces données proviennent de l'enquête de victimation réalisée par le ministère de l'intérieur : elles recensent les personnes qui se déclarent victimes de corruption. Cela peut parfaitement recouvrir les situations que vous mentionnez, monsieur le sénateur André Reichardt. Il n'y a pas nécessairement corruption ; parfois, c'est un sentiment d'injustice, une désapprobation face à une décision qui conduit une personne à affirmer qu'il y a eu corruption.

Dès lors, il convient d'être extrêmement prudent avec ce chiffre, qui touche à la perception. Nous y sommes très attentifs. Nous avons prévu d'examiner plus en détail la réalité que recouvrent ces 190 000 déclarations. D'ailleurs, seule une infime minorité donne lieu à une plainte - environ 5 %, si je ne me trompe pas.

Nous sommes donc confrontés à un phénomène éminemment subjectif, qui appelle la plus grande prudence. Pour vous donner un ordre d'idée, environ 20 % des nombreux signalements que nous recevons sont exploitables. Autrement dit, 80 % ne le sont pas : certains relèvent plutôt de la fraude et sont réorientés vers d'autres administrations ; d'autres émanent de personnes mécontentes, ce qui ne signifie pas nécessairement qu'il y a eu corruption.

Ces chiffres doivent donc être maniés avec précaution. Ils sont intéressants non pas tant pour ce qu'ils révèlent de la corruption que pour ce qu'ils expriment d'inquiétude ou de mal-être.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous recevons également des déclarations motivées par une malveillance pure et simple, souvent liées à une concurrence commerciale, sans aucun rapport avec des actes réels.

Par ailleurs, il arrive, et ce non loin des travaux de notre commission, que certaines personnes, se prenant pour Zorro, adressent des signalements totalement aberrants...

Comment opérez-vous la distinction entre intimidation et menace ? Une personne que nous avons auditionnée a fait le distinguo, mais la différence me semble assez ténue.

M. Isabelle Jégouzo. - Ce sujet dépasse le champ de compétence de notre structure, dont la mission porte spécifiquement sur la corruption. Néanmoins, dès lors que nous avons abordé la criminalité organisée, il devenait impossible d'ignorer cette question. De fait, les mesures mises en oeuvre en matière de prévention de la corruption peuvent, par ricochet, contribuer à détecter ou à prévenir certaines menaces. Les dispositifs de réponse présentent d'ailleurs parfois des points communs.

Cela étant, pour être tout à fait sincère, je ne suis pas en mesure de répondre précisément à votre question sur la distinction entre intimidation et menace. Toute tentative de qualification se heurte immédiatement aux critères du code pénal, dans lequel une intimidation peut, selon les cas, être assimilée à une menace. Il s'agit d'une appréciation au cas par cas, qui relève de la jurisprudence.

M. Raphaël Daubet, président. - Lors d'une audition que nous avons organisée voilà quelques semaines, la question d'une présomption de corruption a été évoquée, à l'instar de ce qui existe déjà pour le blanchiment.

Cette idée soulève évidemment la question de l'inversion de la charge de la preuve. Que vous inspire-t-elle ?

M. Isabelle Jégouzo. - Il m'arrive d'envier ma collègue de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc)... En matière de facilitation de la preuve, la présomption de blanchiment est un outil extrêmement puissant !

Les difficultés probatoires auxquelles nous sommes confrontés sont majeures. Les affaires de corruption sont peu nombreuses et, comme je l'ai indiqué dans mon intervention liminaire, nombre d'entre elles ne sont pas qualifiées comme telles pour des raisons liées à l'insuffisance des preuves.

Cela étant, inverser la charge de la preuve en matière de corruption ne me semble pas simple. Il conviendrait sans doute d'y réfléchir plus en profondeur, mais l'exercice apparaît particulièrement complexe. La corruption demeure moins tangible. Dans le cas du blanchiment, on peut établir une disproportion manifeste entre le train de vie et les revenus et, ainsi, mettre en lumière des éléments concrets. En matière de corruption, il faut démontrer qu'elle a bien eu lieu, et cela reste extrêmement difficile.

Il serait pourtant souhaitable de disposer de méthodes permettant de faciliter l'administration de la preuve, car c'est bien là que réside l'obstacle principal. Néanmoins, ce sujet est délicat au regard des principes généraux du droit et, au premier chef, de la présomption d'innocence.

M. Raphaël Daubet, président. - Et, il faut le dire, une telle évolution exposerait sans doute tous les maires de France à des difficultés...

Nous vous remercions de votre participation à nos travaux.

Audition de M. Gérald Darmanin, ministre d'État, ministre de la Justice

(Jeudi 22 mai 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Nous auditionnons cette après-midi M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice.

Monsieur le ministre d'État, nos auditions ont largement porté sur l'état du droit, ainsi que sur les mesures mobilisables pour lutter contre la délinquance financière et plus particulièrement contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée.

Vous le savez, les importantes réformes légales et organisationnelles introduites par la proposition de loi sénatoriale visant à sortir la France du piège du narcotrafic sont sur le point d'être mises en oeuvre. Qu'il s'agisse des nouvelles techniques d'enquête, du nouveau régime des repentis, du parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco) ou de l'état-major de lutte contre la criminalité organisée (Emco), ces éléments s'ajoutent à des leviers puissants, comme la présomption de blanchiment. Toutefois, ils ne permettent pas de surmonter une difficulté structurelle : l'articulation du contentieux du blanchiment et du contentieux de l'infraction principale.

Si tout le monde souligne que la lutte contre l'infraction criminelle doit pouvoir être englobée dans la lutte contre la structure criminelle, la volonté de suivre l'argent pour atteindre les structures et, surtout, de récupérer les sommes issues du trafic illicite et de la fraude se heurte toujours à divers problèmes.

Par ailleurs, nous avons reçu des témoignages surprenants, qu'il s'agisse de l'ampleur du phénomène de blanchiment ou de la facilité, y compris pour des trafiquants de faible envergure, à faire sortir leur argent de France.

La coopération des pays étrangers est évidemment un enjeu majeur, et le développement de l'action des magistrats de liaison est essentiel. Nous avons néanmoins pu constater que ces derniers manquent encore cruellement de moyens.

La loi pénale et la procédure pénale, l'organisation de la justice, les prisons et la coopération internationale : tel est le vaste panorama que nous souhaitons parcourir avec vous.

Je vous indique que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gérald Darmanin prête serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous cède à présent la parole pour un propos liminaire, avant que nous ne vous posions nos questions.

M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice. - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, cette présentation sera rapide, d'autant que vos travaux, notamment vos auditions, ont commencé il y a un certain temps déjà.

Je ne vous apprendrai rien des graves difficultés auxquelles la délinquance financière expose notre pays - nous sommes face à un risque de rupture du pacte républicain, ni plus ni moins. Je ne vous apprendrai pas davantage le lien entre la délinquance financière, la criminalité organisée en général et le narcotrafic en particulier, qui intéresse plus particulièrement le ministère de la justice.

Je ne suis place Vendôme que depuis quelques semaines. Mais, depuis longtemps, le ministère de la justice mobilise des moyens considérables pour essayer de comprendre la spécialisation et la technicité des acteurs, ainsi que la complexité des schémas construits.

Comme vous l'avez souligné, il s'agit de retracer les circuits de financement, alimentés à la fois par de l'argent liquide et par des cryptoactifs, lesquels nous échappent aujourd'hui très largement. En effet, si nous pouvons concevoir assez précisément le fonctionnement des réseaux criminels, qu'il s'agisse de narcotrafic, de prostitution, de trafic d'étrangers en situation irrégulière ou encore de trafic de déchets, nous trouvons finalement assez peu d'argent et quasiment pas d'argent liquide. Le Sénat lui-même évalue le marché français de la drogue entre 3 et 6 milliards d'euros par an ; or, de mémoire, les services du ministère de l'intérieur, les douanes et les services fiscaux saisissent, à ce titre, quelques dizaines de millions d'euros tout au plus chaque année.

Nous comprenons plus difficilement encore les réseaux que cet argent emprunte pour sortir du territoire national. Les montants en question ne passent sans doute plus par les établissements spécialisés d'hier - offices notariaux, banques ou assurances. Grâce au travail mené collectivement, notamment sur la base de la déclaration de soupçon ainsi que de la réglementation des banques, et grâce au travail spécifique accompli par la justice, on peut estimer que cet argent n'est plus guère recyclé par les modèles anciens. Dans certains cas, en Corse ou ailleurs, notamment dans les territoires ultramarins, on constate tout de même encore une certaine porosité entre le monde criminel et la vie économique classique : on pense au secteur du tourisme, à la gestion des déchets, aux bâtiments et travaux publics, voire aux cercles de jeux et à certaines entreprises plus ou moins officielles.

Quoi qu'il en soit, comme vous l'avez vous-même remarqué - ce constat est sans doute à l'origine de la création de votre commission d'enquête -, la menace est importante. Pour le secteur financier, le secteur immobilier et, plus largement, les différents secteurs lucratifs, nous devons absolument être plus efficaces, ce qui implique de travailler à l'échelle internationale.

L'approche transnationale suppose un dialogue et une coopération judiciaires extrêmement étoffés avec tous les pays du monde - je pense surtout aux pays situés hors de l'Union européenne, qui ne sont pas toujours enclins à communiquer les informations relatives à leurs comptes bancaires ou à adapter leur droit interne. Il s'agit là, pour nous, d'une approche très importante.

Le maillage judiciaire que la France doit déployer face à la criminalité organisée, face au blanchiment, face à la délinquance financière, est également un enjeu considérable. Le parquet national financier (PNF) y contribue incontestablement, mais il n'est bien sûr pas le seul instrument dont dispose le ministère de la justice.

L'ouverture des enquêtes en blanchiment, qui devrait presque systématiquement accompagner le constat des infractions, se heurte à un certain nombre de difficultés. Ces dernières tiennent au manque d'officiers de police judiciaire (OPJ) dont souffre le ministère de l'intérieur et, de manière générale, au manque de personnel spécialisé au sein du ministère de l'économie et des finances. Ce constat demeure, malgré le travail accompli par les douanes et la police fiscale dans le cadre d'une structure que j'ai pu créer il y a quelques années grâce à une loi votée avec le soutien du Sénat.

Il nous paraît très important de mobiliser davantage encore un certain nombre d'outils, de dispositions et de services créés très récemment pour nous aider à mener ce travail. Je pense en particulier à l'Agence française anticorruption (AFA) et, bien entendu, à Tracfin.

Enfin, il faut améliorer les pratiques de saisie et de confiscation. Le montant des saisies a beaucoup augmenté, celui des confiscations aussi, mais dans des proportions moindres. Quoi qu'il en soit, pour les premières comme pour les secondes, nous restons très en deçà de ce que nous pourrions faire collectivement afin de lutter contre le blanchiment d'argent et la délinquance financière.

Je suis évidemment prêt à répondre à toutes vos questions.

M. Raphaël Daubet, président. - Selon vous, peut-on envisager une cosaisine du Pnaco et du PNF ? Comment les travaux de ces deux parquets doivent-ils s'articuler ?

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Au titre de la proposition de loi relative au narcotrafic, nous avons souhaité créer un parquet national dédié à la criminalité organisée, et pas simplement à la lutte contre les stupéfiants, idée initiale de vos collègues Jérôme Durain et Étienne Blanc. Le Sénat et l'Assemblée nationale nous ont heureusement aidés à modifier le texte initial en ce sens. Sinon, nous aurions dû nous contenter d'un cadre plus étroit.

Il faut bien comprendre que le sujet n'est pas tant le produit que les criminels vendent que l'argent que celui-ci rapporte. Ces criminels ne sont en rien comparables à des salariés de Renault ou de Peugeot, qui croient en la voiture qu'ils vendent à leurs clients : ils cherchent des activités lucratives - aujourd'hui la drogue, demain tout autre chose. Ce qui nous intéresse en l'occurrence, c'est la criminalité organisée au sens large, même si la drogue est à l'origine d'un certain nombre de ressources.

C'est précisément pourquoi le Gouvernement a voulu créer le Pnaco, et je remercie une nouvelle fois le Sénat d'avoir accompagné sa démarche.

Ce parquet national doit d'abord faire du renseignement criminel - c'est ce qui nous manque le plus - et de la coopération judiciaire, dont j'ai souligné toute l'importance, sans dévitaliser le travail des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) ou négliger les missions de l'actuelle juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Les cosaisines faciliteront effectivement ce travail.

En vertu de la loi, le PNF n'est compétent que pour le blanchiment des infractions relevant de sa propre compétence. Il peut tout à fait apporter son soutien au travail que mènera le Pnaco à partir du 1er janvier prochain. On pourrait imaginer que les parquets s'entendent pour ouvrir les enquêtes parallèles que vous évoquez. La spécialisation du PNF, notamment en matière de cryptomonnaies et de cryptoactifs, sera très utile dans ce cadre - ces sujets font l'objet de nombreuses demandes de la part des magistrats et de ceux qui les accompagnent.

Cela étant, il ne faut pas y voir la réponse à tout. En 2023, 4 669 personnes ont été poursuivies pour des faits de blanchiment et, à cet égard, l'information judiciaire domine largement : elle représente 56 % des poursuites. Les magistrats du siège se saisissent donc beaucoup plus rapidement de ces infractions que d'autres.

Selon nous, le travail susceptible d'être mené collectivement est surtout celui dont se charge actuellement Tracfin, par l'intermédiaire de ses référents, notamment auprès des parquets et des parquets généraux. Le Pnaco et le PNF n'ont évidemment pas vocation à traiter toutes les affaires ; ils doivent se concentrer sur les affaires les plus importantes, celles d'une particulière complexité. Tous les parquets locaux doivent s'intéresser au blanchiment d'argent et à la criminalité financière.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous venez d'évoquer le Pnaco : notre objectif est précisément de compléter, avec beaucoup de modestie, mais beaucoup de détermination, le travail remarquable accompli par la commission d'enquête relative au narcotrafic. La criminalité organisée couvre évidemment un champ beaucoup plus vaste que le trafic de drogue.

En préambule, je tiens à adresser nos remerciements à l'ensemble de vos services dont les représentants se sont exprimés devant notre commission d'enquête. Je salue à la fois leur efficacité tout à fait remarquable, leur grande compétence technique et leur volonté de contribuer à nos travaux.

Ma première question porte sur le nécessaire tuilage entre la Junalco et le Pnaco. Que prévoyez-vous à ce titre ? C'est un véritable enjeu, notamment pour coordonner les actions menées avec celles du PNF.

Ma deuxième question porte sur les plans de formation, en particulier au sujet des cryptoactifs. Au siège d'Europol, on nous a assuré que, malgré les problèmes pratiques, la traçabilité des cryptoactifs était toujours possible. On nous a également expliqué que 100 % des dossiers de criminalité organisée comportaient des cryptoactifs, en tout ou partie. Il s'agit donc d'un sujet majeur, sur lequel nous devrons tous nous pencher en vue d'une régulation.

Ma troisième question a trait à la coopération internationale. Votre prédécesseur, Didier Migaud, avait lancé l'idée d'une coopération de tous les parquets européens, notamment dans les zones portuaires, auxquelles j'ajouterais volontiers les zones aéroportuaires, eu égard à leur importance. Qu'en pensez-vous ?

Ma quatrième question s'inspire d'une observation, à mes yeux parfaitement pertinente, formulée par les services d'Europol : il serait très appréciable que les informations contenues dans les dossiers clôturés remontent à l'échelle européenne. En effet, un certain nombre d'éléments y figurant pourraient avoir, pour des affaires jugées dans d'autres pays, un intérêt décisif, notamment pour Europol. Que pensez-vous de cette proposition ?

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Le Parlement s'est montré ambitieux : il a fixé la création du Pnaco au 5 janvier 2026. Si je fais le pari que, dans sa grande sagesse, le Conseil constitutionnel ne censurera pas la proposition de loi relative au narcotrafic, le Président de la République devrait promulguer ce texte à la fin du mois de juin prochain. Je ne disposerai donc probablement que de six mois pour installer ce parquet. Or six mois, c'est court, même si, à l'origine, le Sénat souhaitait que ce parquet soit institué le 1er septembre 2025. Ces quelques mois supplémentaires sont les bienvenus pour assurer un tuilage.

J'ai déjà eu l'occasion de l'annoncer à la conférence des procureurs généraux : dès la publication de ce texte de loi au Journal officiel, je prendrai soin de réunir un comité de pilotage où l'ensemble des services du ministère de la justice seront représentés. J'y associerai évidemment les parquets spécialisés qui existent déjà, parmi lesquels le PNF et le parquet national antiterroriste (Pnat) - ce dernier sera sans doute moins concerné par ces sujets, mais des liens peuvent exister.

Je rappelle, en outre, que la proposition de loi relative au narcotrafic ne se contente pas de créer un parquet spécialisé : elle concerne l'ensemble de la chaîne pénale, du service enquêteur, que vous avez évoqué en mentionnant l'état-major dédié, aux prisons, en passant par la magistrature du siège et par l'application des peines.

Avec les Jirs et le PNF, ce comité de pilotage va définir la cosaisine, le fonctionnement commun et la répartition des effectifs, en précisant le nombre de magistrats et d'assistants spécialisés nécessaires. Sans doute un travail particulier devra-t-il être mené entre le service enquêteur unifié et le Pnaco - le Pnat mène un travail comparable avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Surtout, il n'est de richesse que d'hommes et de femmes. Un préfigurateur est déjà désigné, à savoir le procureur de Fontainebleau, qui a beaucoup contribué à ce travail - j'ai d'ailleurs rendu ses propositions publiques à plusieurs reprises. J'ai fait savoir qu'il ne serait pas définitivement chargé de ces fonctions. Mais viendra le moment où je proposerai au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) le procureur national, ou la procureure nationale, chargé d'organiser le Pnaco, en lien avec M. Jean-François Bonhert, chef du PNF, avec M. Olivier Christen, procureur national antiterroriste, et avec la Mme procureure générale près la cour d'appel de Paris, dont ce parquet relèvera évidemment.

Je tiendrai le Parlement informé de ces travaux s'il le souhaite, comme je l'ai indiqué aux présidents des commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat.

L'article 7 de la proposition de loi relative au narcotrafic permet de dédier des formations spécifiques aux cryptoactifs, en lien avec toutes les dispositions qui existent déjà. L'École nationale de la magistrature (ENM) est quant à elle en train de travailler à une formation spécifique, pour les futurs parquetiers du Pnaco et tous ceux qui s'intéressent aux cryptoactifs, qui se démocratisent. Comme vous le soulignez, ils se retrouvent dans tous les dossiers. Cela étant, la fraude, la délinquance quotidienne et même les réseaux criminels ont encore largement recours à l'argent liquide.

Les cryptomonnaies prendront évidemment de plus en plus de place ; ce sujet éminemment complexe mérite d'être traité en tant que tel. Mais l'argent liquide reste le sujet principal. D'ailleurs, quand on me demande comment arrêter le trafic de drogue dans nos quartiers, j'ai l'habitude d'avancer cette mesure assez simple : la fin de l'argent liquide, qui empêchera la constitution de points de deal. Il y aura sans doute encore des drogues et des livraisons de drogues. Mais, quand l'argent est traçable - et les cryptoactifs le sont souvent pour des enquêteurs perspicaces -, tout est plus compliqué, pour le consommateur comme pour le revendeur. Les circuits de financement peuvent en effet être mis au jour.

Ce que nous devons comprendre aujourd'hui, c'est où va cet argent liquide, comment il franchit nos frontières. Sans doute emprunte-t-il les réseaux communautaires ou commerciaux évoqués par la série intitulée D'argent et de sang. En tant que ministre des comptes publics, j'étais chargé de la douane et de Tracfin quand ont été menées les très importantes enquêtes évoquées par la série en question. Cette dernière est certes un peu romancée, mais elle résume assez bien ce qu'a pu être la fraude aux quotas carbone, que, sous les mandatures précédentes, l'administration n'avait effectivement pas détectée.

Mme Nathalie Bécache, aujourd'hui procureure générale près la cour d'appel de Rouen, était alors responsable de service aux douanes. Elle a contribué à découvrir que de très fortes sommes d'argent liquide étaient attribuées à des commerces communautaires, puis transférées de l'autre côté du monde par une forme de banque parallèle, qui n'était déclarée nulle part. De tels précédents devraient tous nous intéresser.

J'y ajoute un autre exemple. Je me suis rendu la semaine dernière au Luxembourg, où le trafic de drogue a pris des proportions considérables, notamment aux abords de la gare de Luxembourg. La drogue est acheminée en Europe par des mules venues de Guyane et, plus largement, d'Amérique du Sud. D'après la ministre de la justice et le procureur général du Grand-Duché, ce sont des Nigérians vivant dans l'est de la France qui font entrer les produits stupéfiants au Luxembourg. Les collecteurs manient beaucoup d'argent liquide : quand l'un d'eux est appréhendé dans le train partant de Luxembourg, on peut trouver sur lui 70 000, 80 000, voire 100 000 euros, correspondant sans doute à une ou deux journées de recettes d'un point de deal.

À l'évidence, des millions d'euros circulent ainsi entre le Grand-Duché de Luxembourg et l'est de la France, mais nous n'en retrouvons presque jamais la trace. Compte tenu du nombre de points de deal et, plus largement, du nombre de lieux de vente de drogue présumés, on peut estimer que les sommes sont absolument considérables. Et, je le répète, on ne sait pas comment cet argent liquide se transforme en argent invisible.

Les cryptoactifs sont sans doute une partie de la réponse, mais ils ne représentent pas la majorité de ces flux, en tout cas aujourd'hui. Il faut à la fois former aux cryptomonnaies et, surtout, s'efforcer de découvrir les circuits parallèles d'argent liquide, passant par d'autres points que ceux que nous contrôlons. Nous regardons les notaires, les banques, les assurances ou encore l'immobilier : manifestement, plus grand monde ne passe par ces canaux pour blanchir son argent.

Vous m'interrogez sur la coopération des parquets à l'échelle européenne, autour des ports et, pourquoi pas, des aéroports. Les ports, notamment ceux du nord de l'Europe, sont des points d'arrivée de la drogue et, de manière générale, de toutes les marchandises illicites. Les ports français restent concernés dans une certaine mesure, malgré tout le travail que nous avons mené. Mais, vous le savez bien, ces trafics passent pour beaucoup par les ports flamands, de Belgique et des Pays-Bas, pour de nombreuses raisons, qu'il s'agisse de la logistique ou du manque de contrôle.

Lorsque j'étais ministre de l'intérieur, mon homologue belge, Annelies Verlinden, avait pris une initiative à ce titre - étant élue d'Anvers, elle connaît bien ces sujets. Elle a créé une sorte d'alliance des polices en vue de renforcer le contrôle des ports. Des efforts ont été engagés, même s'ils méritent d'être accentués. Il se trouve que Mme Verlinden, ministre belge de l'intérieur pendant quatre ans, est désormais ministre de la justice : elle a été nommée à peu près en même temps que moi. Ainsi sommes-nous une nouvelle fois homologues. Nous sommes vite arrivés à la conclusion qu'il fallait oeuvrer en faveur de la coopération judiciaire.

La création d'un parquet européen fait l'objet d'une proposition de résolution actuellement à l'étude ; cette piste a son intérêt, même si elle ne traite pas tout à fait le sujet dont nous parlons. Ce qui est sûr, c'est que la lutte contre la criminalité organisée et le blanchiment exige une coopération judiciaire entre parquets, laquelle n'est pas tout à fait organisée aujourd'hui.

Je me suis déjà rendu en Amérique du Sud pour traiter ces sujets. Dans trois semaines, je me rendrai de nouveau au Pérou, pays à son tour touché de plein fouet par le trafic de drogue, ainsi qu'en Colombie, qui - je n'ai pas besoin de vous faire un dessin - mérite elle aussi toute notre attention à cet égard. À nos yeux, mieux vaut assurer une coopération entre les cinq pays les plus touchés par la logistique de la drogue - la Belgique, les Pays-Bas, la France, l'Italie et l'Espagne - et les pays les plus gravement frappés par la production de drogues, notamment de cocaïne, parmi lesquels le Brésil, le Pérou, le Mexique et la Colombie, si elle accepte de s'associer à ce travail.

La coopération politique a évidemment son importance, mais il est surtout essentiel d'assurer une coopération entre les parquets, dans une logique plus transnationale qu'européenne, pour suivre efficacement les flux de drogue et donc d'argent.

Enfin, le suivi des dossiers clos est un problème pour les différents ministères de la justice. Nous saisissons énormément de données. Nous recueillons énormément de témoignages. Nous dressons énormément de procès-verbaux, où sont cités énormément de noms. Mais, quand le dossier est clos, il n'est pas numérisé et ne sert pas à autre chose.

Dans le cas de M. Amra, un volume considérable de données ont été saisies par la police judiciaire. Les affaires ne concernent sans doute pas directement M. Amra, mais n'en sont pas moins nombreuses et importantes. Que faut-il faire de ces données ? Comment les exploiter ? Comment récupérer tel ou tel élément figurant dans un dossier clos ?

Vous avez parfaitement raison, le renseignement criminel fait aujourd'hui défaut. Aux échelles française et européenne, une intelligence artificielle permettrait sans doute de recouper certains dossiers, certains procès-verbaux, certains lieux, certains numéros de téléphone, grâce auxquels les services enquêteurs et les renseignements criminels judiciaires travailleraient de manière plus efficace. Quand on se tourne vers Europol ou Interpol, c'est encore mieux, car les données sont encore plus importantes. D'ailleurs, Europol et Interpol savent faire des choses que nous ne pouvons faire nous-mêmes, du fait d'une législation qui ne dépend pas vraiment que de nous.

Il est certain que les dossiers clos doivent servir. Évidemment, il faut veiller à la protection des données personnelles et au respect des libertés individuelles. Mais - je suis parfaitement d'accord avec vous - le ministère de la justice possède une masse d'informations que nous n'exploitons pas. Si l'ensemble des pays européens coopéraient à cet égard, on retrouverait sans doute beaucoup de personnes recherchées.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous formulerons certainement un certain nombre de propositions à ce titre.

Mme Nadine Bellurot. - Que préconisez-vous plus précisément face à la corruption sévissant dans l'administration pénitentiaire, placée sous votre autorité ?

Vous avez annoncé votre intention d'enfermer les délinquants les plus dangereux dans des établissements spécifiques. Parmi eux figureront, à n'en pas douter, de très gros narcotrafiquants, disposant de moyens considérables. Avez-vous prévu des formations, des systèmes d'alerte et d'accompagnement spécifiques pour le personnel de ces établissements ?

Chacun peut constater le manque d'appétence dont souffre la police judiciaire. Comment pourrait-on y remédier ? Comment, en parallèle, rendre plus attractive la filière économique et financière au sein de la magistrature ?

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Vous avez parfaitement raison de dire que la corruption est un enjeu considérable, comme la menace, d'ailleurs. On peut être conduit à collaborer avec des criminels, non par appât du gain, mais sous l'effet d'un chantage : il est d'ailleurs souvent difficile de distinguer ces deux causes, peut-être faute d'un travail suffisant du ministère de la justice pour la protection de ses agents.

Les agents pénitentiaires ne sont pas les seuls concernés, même s'ils travaillent en vase clos et ont face à eux beaucoup de personnes à même d'exercer une corruption ou des menaces. Je pense aussi aux magistrats, aux greffiers et à tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, sont en lien avec les délinquants.

M. Amra a pu proposer 2 millions d'euros aux policiers roumains qui l'ont arrêté : on mesure, avec un tel exemple, le sans-gêne du criminel et l'étendue de ses moyens financiers. Avait-il ces 2 millions d'euros sur lui ? On ne le saura pas.

Je rappelle, en outre, que M. Amra n'était pas perçu par les services du ministère de la justice comme quelqu'un de particulièrement dangereux. Il existe sans doute plusieurs dizaines de M. Amra, que l'on ne connaît pas encore, mais que la future loi relative au narcotrafic permettra, je l'espère, de détecter et d'enfermer. C'est le sens du travail que nous menons.

Je le répète, l'administration pénitentiaire n'est pas la seule concernée. La question vaut pour tous les fonctionnaires, notamment pour les policiers, ainsi que pour les élus locaux. Tous ceux qui sont conduits à approcher ces délinquants peuvent faire l'objet de manoeuvres de corruption ou de menaces.

Les prisons de haute sécurité, destinées aux 700 à 800 détenus les plus dangereux, seront dotées d'un régime carcéral spécifique. Elles devront être bien réparties sur le territoire national et disposeront d'environ trois agents pour une personne. De plus, les détenus seront isolés et suivis particulièrement. Ces personnels pourront être soumis à des manoeuvres de corruption ou à des menaces, mais nous aurons préalablement déployé des moyens extrêmement importants, qui limiteront très fortement le risque. Dès lors, votre question porte peut-être davantage sur l'administration pénitentiaire dans son ensemble.

L'administration pénitentiaire est très courageuse, mais doit faire face à des problèmes spécifiques. Tout d'abord, on n'a pas voulu habiliter ses agents. En sept ans, j'ai dirigé successivement deux ministères importants disposant de services de renseignement : le ministère des comptes publics, puis le ministère de l'intérieur. À Bercy, les agents de Tracfin comme ceux de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) sont habilités secret-défense ! On évite de les mettre en contact de personnes qui pourraient les faire chanter ou les corrompre en exploitant leurs faiblesses, d'autant que leur vie peut être en jeu. En parallèle, on teste leur loyauté envers l'État : ces agents peuvent avoir la vie personnelle, sexuelle, politique, syndicale ou religieuse qu'ils veulent, mais, lors des entretiens d'habilitation confidentiel-défense ou secret-défense, ils ne peuvent pas mentir à l'État. Ils doivent pouvoir assumer publiquement leurs faiblesses. S'il apparaît qu'ils ont menti au cours de l'un de ces entretiens, on leur retire évidemment leur habilitation. On considère qu'ils ne sont pas loyaux envers l'État. Au ministère de l'intérieur, c'est encore plus vrai, notamment pour les agents de la DGSI ou des renseignements territoriaux.

Les agents pénitentiaires sont au contact de personnes très dangereuses, particulièrement manipulatrices et intelligentes. Or les faiblesses de ces agents ne sont pas connues de l'administration.

Je prendrai un exemple extrêmement simple : celui d'un agent de la DGSI qui est marié, qui est en concubinage ou qui a des relations sexuelles avec une personne qui n'est pas de nationalité française. Au sein de ce service, il ne viendrait à l'idée de personne de confier à cet agent une mission de contre-espionnage dans la communauté ou dans l'État considéré, qu'il s'agisse de la Chine, de l'Algérie ou du Maroc. Cela ne signifie pas que l'agent en question ne peut pas travailler à la DGSI, mais on ne va pas tenter le diable.

Il faut savoir qu'en Chine une loi pénale impose à tout citoyen de rapporter, même quand il est hors du territoire chinois, les informations qu'il a en sa possession ; s'il ne le fait pas, il s'expose à une peine de prison extrêmement longue, voire à la peine de mort. Pour un citoyen chinois marié à une Française ou à un Français, la tentation peut être grande de collaborer ainsi - des pressions peuvent être exercées sur sa famille -, même sans vouloir trahir la France. Ce sont là des situations qu'il faut éviter.

Pour les agents pénitentiaires, la principale tentation est l'argent. Ce n'est pas tout à fait la même chose que l'espionnage ou le contre-espionnage - quelques agents sont certes en détention, mais on ne parle que d'un très petit nombre de personnes. Pour lutter contre les tentations d'argent, il est important de savoir si tel ou tel agent est en situation de surendettement, car il s'agit d'une faiblesse manifeste. Il arrive que l'on soit surendetté - c'est la vie -, et cela ne doit évidemment pas empêcher de travailler dans l'administration pénitentiaire. Mais ces agents sont au contact de personnes qui, elles, ont beaucoup d'argent et qui, pour quelques milliers ou quelques dizaines de milliers d'euros, peuvent leur demander de faire entrer un téléphone ou de transmettre une information. Or, pour les agents surendettés, la tentation est encore plus grande que pour les agents sans problème d'argent.

Quand je suis arrivé au ministère de la justice, j'ai demandé si l'on avait habilité les agents pénitentiaires. La réponse est non : aucun agent de la pénitentiaire n'est habilité. J'ai également demandé si les personnes chargées de lutter contre le narcobanditisme étaient connues du fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba), des fichiers Tracfin et des fichiers de la Banque de France : la réponse est également non. Nous sommes en train de mettre en place ces mesures - je n'ai pas besoin d'une loi pour le faire -, en tout cas pour les prisons de haute sécurité ; nous ne le ferons pas pour tous les agents pénitentiaires. Nous y travaillons avec les syndicats, qui sont à l'écoute, ce dont je les remercie. C'est aussi un moyen de protéger les agents eux-mêmes. En retardant ces dispositions, nous les avons mis en difficulté.

L'AFA a elle aussi travaillé sur ce sujet. Elle a d'ailleurs remis très récemment un rapport relatif à la corruption dans le monde pénitentiaire. C'est sans doute ce document qui inspire votre question - je n'ai pas eu le temps d'en prendre connaissance totalement, mais nous examinerons ses conclusions avec intérêt.

Pour ma part, je crois beaucoup en l'habilitation, et je mise beaucoup sur la transformation de notre régime carcéral. Vous avez compris que je suis en train de le révolutionner, en classant les détenus, en les plaçant dans des prisons spécifiques selon leur dangerosité. Les mêmes habilitations ne sauraient être requises pour gérer une personne ayant commis des violences conjugales, une personne ayant roulé en état d'ivresse et un narcobandit. Or, aujourd'hui, dans les maisons d'arrêt, il y a de tout : il y a des terroristes et des narcobandits. Il y a aussi celui qui a été contrôlé huit fois au volant avec un peu trop d'alcool dans le sang ou encore le petit escroc. Les agents doivent être spécialisés selon les détenus placés face à eux.

Je vais vous raconter une anecdote. Au centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil, qui, le 31 juillet prochain, doit devenir la première prison de haute sécurité, M. Rédoine Faïd et M. Salah Abdeslam se trouvent tous deux au quartier d'isolement. J'ai demandé au directeur de l'administration pénitentiaire s'il était possible de regrouper les personnes dangereuses. Il m'a répondu : surtout pas, ce serait très dangereux. Mais, lorsque j'ai visité les lieux et que je suis arrivé dans le quartier d'isolement, j'ai constaté que M. Abdeslam et M. Faïd étaient l'un à côté de l'autre. On m'a répondu que c'était le hasard du tirage au sort : ce n'était vraiment pas de chance, le jour de la visite du ministre...

J'ai discuté avec les agents pénitentiaires, en profitant d'un moment où tout le petit monde qui m'accompagnait semblait occupé à autre chose. L'un d'entre eux était de Tourcoing : c'est dire à quel point il m'était sympathique, à l'instar, d'ailleurs, de ses collègues ! (Sourires.) Je demande à deux de ces agents comment cela se passe au quotidien avec Salah Abdeslam et Rédoine Faïd. Ils me répondent que cela se passe bien, qu'ils ont l'habitude de travailler avec ces détenus. Les agents pénitentiaires sont par définition très dignes, ils ne sont pas là pour juger ceux qui ont déjà été jugés. Mais l'agent originaire de Tourcoing me dit la chose suivante : « Abdeslam ne parle pas trop, mais avec M. Faïd... » J'ai été frappé de ce simple détail : l'un a droit à un « monsieur », l'autre non.

Rédoine Faïd s'est échappé à plusieurs reprises. Je ne dis pas qu'il a déjà entrepris de manipuler tel ou tel agent pénitentiaire, mais je constate qu'il inspire une forme de respect.

La manipulation peut avoir de nombreux points de départ. On peut parler de ses enfants, du club de foot que l'on aime bien ou encore de sa ville. Quand on passe du temps avec les gens, c'est tout à fait normal. Mais il faut former les agents contre la manipulation ; il faut les faire changer de service régulièrement pour éviter qu'ils ne développent des habitudes. Ce sera le cas dans les prisons de haute sécurité : les agents seront mutés tous les six mois, comme c'est le cas en Italie.

Il y a les détenus qui présentent des troubles psychiatriques et qui, intellectuellement, ne sont guère susceptibles d'exercer une manipulation, mais il y a aussi les détenus capables de manipuler des personnes.

Enfin, la corruption n'est pas seulement financière. Elle passe aussi par des menaces très claires et par des manipulations subtiles. Les criminels de haut vol sont souvent très intelligents.

Mme Nadine Bellurot. - Très insinuants...

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Exactement. J'insiste sur cette corruption de l'esprit. Les agents pénitentiaires ne sont pas extrêmement bien payés et travaillent dans des conditions difficiles. Ils doivent faire l'objet, de notre part, d'un important effort de formation initiale et, surtout, continue pour travailler avec de tels détenus.

M. André Reichardt. - Mes questions seront liées à ce nouveau concept de criminalité organisée, tel qu'on le voit apparaître désormais. Ce n'est pas une petite criminalité organisée : c'est une véritable organisation criminelle, qui a été capable, il y a quelques semaines, d'attaquer des établissements pénitentiaires et leur personnel. Qui aurait pensé qu'elle était capable de telles actions ? Pas moi en tout cas. Nous avons eu confirmation de l'identité des auteurs. Pour moi, c'est plutôt une organisation criminelle, avec un système en place. Hier, nous avons évoqué les Frères musulmans. C'est la même mécanique qui est à l'oeuvre et qui grignote des parts de marché un peu partout, à bas bruit, avec beaucoup d'efficacité. Elle progresse avec la prostitution, le narcotrafic, mais aussi la corruption. Qui aurait pensé qu'il y avait de la corruption en France ?

J'ai réalisé des actions de coopération décentralisée en tant que président de la région Alsace. Il y a trente ans, nous avions envoyé un container de moteurs neufs de Peugeot Mulhouse. J'étais présent lors de son embarquement. Il a été livré sur le port de Dakar, sans être ouvert ; il a fallu payer pour son débarquement. Or, quand il a été ouvert, il n'y avait plus rien dedans... Les Africains se sont plaints : « Comment osez-vous envoyer un container vide » ? Je savais qu'il y avait de la corruption là-bas, mais chez nous...

Dans notre pays, les parquets et la police judiciaire sont-ils suffisamment formés pour appréhender une organisation criminelle, cette mécanique en marche ?

Monsieur le ministre, votre réponse sur le Pnaco et le PNF m'a interpellée. J'ai bien compris qu'il y aurait une formation, mais cela prendra du temps. Vous dites que nous devons aussi recourir aux parquets locaux, mais tout le monde les connaît. Ils n'ont déjà pas beaucoup de temps pour réaliser leur travail habituel... Les rares fois où je les ai sollicités parce que j'avais le sentiment d'être mal considéré, j'ai eu droit à un classement vertical ! Ces personnes sont-elles suffisamment qualifiées pour remonter des informations à un Pnaco ? Ne se tirent-ils pas la bourre, si je puis me permettre l'expression ?

Votre réponse me convient totalement sur la coopération internationale : il vaut mieux travailler avec des personnes motivées que d'attendre que les 27 États membres le soient. Toutefois, la criminalité organisée et le blanchiment n'ont pas de frontières. Des pays d'Amérique latine ou plus proches de l'Union européenne jouent-ils vraiment le jeu ? Font-ils preuve d'une démarche active en matière de coopération ?

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Il n'y a pas de défaut d'attractivité pour les magistrats. Notre sujet principal, ce sont les enquêteurs. Par principe, les procureurs ne classent pas verticalement ; ils appliquent le principe de l'opportunité des poursuites. Le problème, c'est qu'ils manquent d'officiers de police judiciaire et priorisent le travail des policiers et gendarmes sous leur autorité. On ne mène pas toutes les enquêtes article 40 faute d'OPJ, et surtout faute d'OPJ spécialisés dans les sujets économiques et financiers.

Si je suis extrêmement fier d'avoir, durant quatre ans et demi, été ministre de l'intérieur, je rappelle que, lorsque j'étais ministre des comptes publics, j'ai créé la police fiscale, à l'époque très contestée par ce ministère et par l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF).

Être OPJ, ce n'est pas forcément être policier. Il manque 5 000 OPJ dans la police nationale, pour de nombreuses raisons : le concours est très difficile, et 50 % le ratent. Ensuite, il faut avoir au moins trois ans de carrière.

J'ai décidé de la réforme de la voie publique. Il y a cinq ans, vous vous plaigniez qu'il n'y avait pas assez de monde dans les commissariats. Il y a plus de monde désormais. Auparavant, les policiers avaient un week-end sur trois ou quatre avec leur famille ; désormais, c'est un sur deux. Nous avons réformé les cycles horaires. Quand vous leur demandez quel est leur temps de travail, ils vous répondent 12 heures 08 ! Ils comptent les minutes.

Ce n'est pas le cas pour les policiers d'investigation. Le policier d'investigation est dans son commissariat, où il fait ses enquêtes. S'il faut perquisitionner, il est là ; s'il y a des gardes à vue, il en attend la fin ; il attend le magistrat ; il reste le dimanche si besoin. Les policiers, comme tout le monde, ont une vie, un conjoint, des enfants en garde alternée, et finissent par en avoir marre d'avoir des difficultés personnelles pour un montant de rémunération qui n'est pas très élevé par rapport à la voie publique. Cela les amène à quitter l'investigation pour un poste plus stable. C'est l'une des raisons des crises des OPJ.

Enfin, l'OPJ est responsable. En cas de drame, par exemple un féminicide, il m'est arrivé de suspendre de nombreux policiers, chefs ou gardiens de la paix, qui n'avaient pas bien enregistré la plainte, qui posaient des questions en dehors de la déontologie, qui avaient oublié de rappeler quelqu'un, de le mettre en garde à vue, de faire la saisie d'arme, d'amener la victime chez le médecin, ou qui ne l'avaient pas crue.

Après le drame de Mérignac, j'ai suspendu et sanctionné tout le monde, du directeur départemental de la sécurité publique jusqu'au policier qui a pris la plainte. Le policier d'investigation voit donc que tout ce qu'il fait est beaucoup plus important, en matière de traçabilité, que le policier qui se trouve sur la voie publique. S'il n'est pas bien payé, s'il travaille comme un damné, sans aucun horaire, et s'il est sanctionné en cas d'erreur, il s'en va.

À la différence des policiers, les gendarmes, même s'ils ont moins d'affaires, deviennent OPJ quand ils prennent leur grade. Dans la police, on peut être un policier expérimenté sans avoir le grade d'OPJ.

Je ne suis plus ministre de l'intérieur, et il reste beaucoup de choses à faire. Il manque 5 000 OPJ. Les procureurs n'ont donc pas assez d'enquêteurs, notamment spécialisés. Il faut effectivement former encore plus les parquetiers sur les questions de délinquance financière et économique, mais les petits parquets ont encore moins de policiers à leur disposition. Certes, ils peuvent toujours saisir les sections de recherche de la gendarmerie ou de la police judiciaire, grâce à la réforme départementalisée, mais il manque toujours du monde.

Il faut donc travailler avec des policiers et des gendarmes, mais pas seulement : il faudrait aussi travailler avec des agents du fisc, des douanes, des directeurs de prison, des policiers municipaux, des hackers... De nombreuses personnes pourraient être OPJ sans être policier ou gendarme. Ce serait une révolution, qui nous permettrait d'avoir des centaines d'OPJ supplémentaires, notamment dans les cryptomonnaies. On peut s'inspirer des gendarmes, qui forment dès l'école de gendarmerie, mais il ne serait pas absurde que certaines personnes réalisent des enquêtes judiciaires sans être policier ou gendarme. Le concours d'OPJ pourrait être distinct du statut de policier ou de gendarme. Par exemple, pour la criminalité environnementale organisée, de nombreux agents de l'Office français de la biodiversité (OFB), de l'Office national des forêts (ONF), des parcs nationaux, des chimistes ou des vétérinaires pourraient être spécialisés et avoir la qualité d'OPJ. La réponse à la spécialisation qui nous manque, pour éviter de classer les dossiers et pour être au plus près du terrain, est d'aller chercher des OPJ en dehors du ministère de l'intérieur pour compléter les effectifs.

Ne vont-ils pas se tirer la bourre ? Cette préoccupation explique que nous ayons créé un parquet national spécialisé qui répond à un parquet général. Ce sera le travail de la procureure générale de Paris. Le Pnaco dira qu'il prend une affaire. S'il y a un conflit entre le PNF et le Pnaco, le parquet général réglera les conflits. Cela aurait été plus compliqué si nous avions un parquet spécialisé qui ne répondait pas à un parquet général ou s'il n'y avait qu'une saisine des Jirs, car il y aurait eu une guerre pour obtenir les plus belles affaires.

Pour le Pnat, cela nous a beaucoup aidés de nous organiser en fonction de la gravité des affaires, et non par espace territorial. Les parquets, habituellement, se spécialisent en fonction d'un ressort territorial, et non de la nature des affaires. Un parquet national permet la verticalité et d'oublier l'aspect territorial, comme on le voit pour le Pnat et le PNF. Cette caractéristique nous aidera pour le Pnaco.

La coopération judiciaire internationale dépend des pays. La diplomatie consiste à parler calmement avec des gens avec lesquels on n'est pas d'accord. Nous devons beaucoup parler et répéter, et surtout mettre en avant l'enjeu réputationnel. Les Émirats arabes unis ont réalisé des efforts considérables, particulièrement depuis quatre mois. Lorsque je suis arrivé au ministère de la justice, ils n'avaient extradé personne depuis quatre ans, alors que nous avions une trentaine d'objectifs sur le narcotrafic dans ces pays. Après deux déplacements, un peu de presse, deux entrevues entre le Président de la République et l'émir, et leur souhait d'un soutien de la France et de l'Europe pour le groupe d'action financière (Gafi), ils ont beaucoup collaboré : ils nous ont renvoyé quatre personnes, dont trois très gros objectifs... Certes, les précédents ministres de la justice s'y étaient aussi rendus, mais, à force d'échanger, la situation s'est débloquée. Les Émirats ont envie d'aider la France, mais, surtout, ils ne souhaitent pas avoir l'image d'être le royaume des narcos, ou voir le Gafi refuser son quitus au système bancaire émirati.

Reste un problème : la saisie-confiscation. La situation s'est améliorée pour les extraditions de personnes, mais pas pour les biens. Félix Bingui, immense trafiquant, a été renvoyé par le Maroc, et se trouve actuellement dans les prisons françaises. C'était le plus gros trafiquant encore dehors après la guerre de Marseille. Les deux personnes probablement impliquées dans la tuerie d'Incarville, qui ont cru pouvoir se cacher au Maroc, ont été arrêtées. Nous attendons leur prochaine extradition. Il en est de même pour la Thaïlande, État auparavant très peu coopératif, qui l'est de plus en plus.

Pour les extraditions de personnes, hormis quelques rares pays, dont Israël et l'Algérie, nous avons de très bonnes coopérations, même s'il faut parfois insister. C'est plus dur pour les saisies-confiscations, car les pays doivent accepter de se dire qu'ils ont recyclé l'argent de la drogue. Ce premier pas est difficile. C'est aussi une question de modèle économique : dans les pays du Golfe, on peut acheter un appartement avec de l'argent liquide. Le système des notaires n'existe pas.

Du reste, les Émirats comme le Maroc accepteraient les saisies-confiscations s'ils saisissaient et confisquaient eux-mêmes, pour récupérer l'argent, alors que nous voulons saisir la villa X et récupérer l'argent de la drogue qui circule chez nous... On pourrait imaginer un arrangement. Je suis même prêt à laisser l'argent au Maroc et aux Émirats. L'important, c'est que les trafiquants ne touchent pas l'argent de leur drogue et que le message passe qu'ils ne peuvent plus blanchir leur argent.

La coopération sur les personnes avance bien ; celle sur les biens ou le blanchiment avance moins.

Les enquêteurs comprennent ces organisations. Je les ai vus fonctionner de près. La gendarmerie nationale et la police judiciaire sont très bonnes. Les technologies permettent désormais de réaliser des recoupements que l'on ne pouvait faire avant. On essaie de faire avec le Pnaco ce que l'on faisait avec le Pnat. Notre défaut, actuellement, est de vouloir tout judiciariser tout de suite, alors qu'il faudrait un minimum de renseignements criminels et un minimum de travail administratif pour que le parquet et les services de police puissent travailler en confiance. Il faudrait d'abord décider de mesures administratives, comme des écoutes téléphoniques, et faire du suivi et du renseignement. Cela demande une grande confiance entre le procureur et son service de police. Ce n'est pas possible quand il y a cinquante services de police différents...

Le dispositif existant pour la DGSI et le Pnat est intéressant. Quand le Pnaco travaillera avec l'état-major du ministère de l'intérieur, ils travailleront sur du renseignement, y compris administratif, même si les dossiers sont plus rapidement judiciarisés.

Grâce au Parlement, nous avons pu réaliser deux changements importants pour ce qui concerne les organisations criminelles : nous nous intéressons non plus au produit - la saisie de la drogue -, mais au produit du produit, l'argent, qui nous manque, et nous rentrons non plus par les infractions, mais par les organisations.

En septembre, je lancerai un changement dans le traitement de la délinquance, y compris du quotidien.

Si l'on continue la comparaison avec le terrorisme et la lutte contre la radicalisation, quelles sont les actions des préfets qui fonctionnent ? Les préfets réunissent des groupes pour les biens et pour les personnes, comme les groupes d'évaluation départementaux de la radicalisation islamiste (GED), avec des réunions interministérielles qui rassemblent le procureur de la République, le psychiatre, les services sociaux... On prend la liste des fichés S ou en passe de l'être, et on examine où ils en sont : sont-ils en situation régulière, suivis sur le plan psychiatrique ou non... ? On réalise ainsi un travail d'information générale, dans chaque département, pour suivre, classer les personnes en fonction de leur dangerosité, et, si besoin, les contrôler ou obtenir leur expulsion.

Nous ne le faisons pas pour la délinquance, alors qu'on pourrait l'imaginer. Sur un territoire, on sait bien qu'il y a des délinquants notoires, récidivistes, dont on s'étonne de leur Porsche ou de leur absence de travail... On pourrait appliquer cette comitologie qui fonctionne sur la radicalisation islamiste à la délinquance notoire : comment a-t-il eu sa voiture, son commerce, ses parts de société civile immobilière (SCI) ? À Marseille, le procureur de la République essaie de faire ce call back. Il ne rentre pas par l'infraction pour s'intéresser à une personne ; il s'intéresse d'abord à la personne avant de rechercher les infractions qui existent autour d'elle. Ce changement de méthode serait une révolution forte, qui aiderait à recouper des réseaux criminels complexes.

M. Raphaël Daubet, président. - Comment voyez-vous le développement de notre réseau de magistrats de liaison en matière de coopération judiciaire ? De nouveaux postes seront-ils créés ?

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Nous n'avons pas assez de magistrats de liaison : il y en a 26. Nous créerons un poste en Chine l'année prochaine - actuellement, le magistrat en poste à Bangkok traite toute l'Asie du Sud-Est. Un poste vient d'être créé en Colombie. Éric Dupond-Moretti a créé un poste aux Émirats arabes unis. Il y a encore des poches de criminalité que l'on ne suit pas. Il y a notamment du travail à faire en Israël. Les magistrats de liaison sont très peu nombreux quand on compare avec le réseau des attachés de sécurité intérieure. Je les réunirai tous au ministère de la justice en septembre, afin de mieux les coordonner. Nous voulons augmenter encore leur nombre, qui atteindra 30 d'ici la fin du quinquennat. La criminalité s'organise différemment selon les lieux et s'adapte.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Lors de notre déplacement aux Émirats arabes unis, nous avons rencontré le magistrat de liaison. Des assistants seraient aussi nécessaires, compte tenu de l'ampleur du travail et des responsabilités.

Nous avions créé le renseignement pénitentiaire après la grande vague d'attentats. Les agents pénitentiaires se plaignaient de recueillir de nombreuses informations qui n'étaient pas utilisées. Peut-on faire évoluer les choses ?

Avez-vous des suggestions à nous faire, des besoins urgents ou des maillons manquants à nous signaler ? Nous pourrions, dans les conclusions des travaux de notre commission d'enquête, faire des recommandations de nature à faciliter votre mission.

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - L'argent liquide est le problème principal. C'est le plus facile à régler pour lutter contre la fraude, la délinquance financière, la drogue, la prostitution et la traite d'êtres humains. Cependant, la fin de l'argent liquide pose des questions de liberté individuelle.

Je dirai aux Émirats arabes unis que l'on peut énormément réduire les paiements en argent liquide : on peut payer avec son téléphone, voire avec ses yeux. Les technologies progressent. Il y a très peu d'argent liquide en Chine ou à Singapour. Nous sommes encore l'un des sous-continents, avec les continents africain et sud-américain, à utiliser le plus d'argent liquide. Avec l'argent liquide, la traçabilité est quasiment impossible. Au Parlement, vous avez voté des limitations d'argent liquide pour acheter des voitures ou des bijoux afin de lutter contre les narcotrafiquants. On a essayé de régler une partie de la transparence de la vie parlementaire en mettant fin à l'argent liquide. C'est aussi le cas pour les banques, les assurances et les notaires. On pourra faire autant de commissions d'enquête et de rapports qu'on le souhaite, c'est en mettant fin à l'argent liquide que l'on mettra fin à une grande partie de la délinquance financière, ou du moins que l'on compliquera énormément le recyclage de cet argent.

Le service du renseignement pénitentiaire est un beau service, qui dispose de peu de moyens. Il faut augmenter ses effectifs et ses moyens technologiques. Il faut l'aider en limitant et en discriminant mieux les détenus que nous voulons suivre, comme nous le faisons avec les prisons de haute sécurité. Il faut constater que l'essor lié aux vagues d'attentats et à la radicalisation doit être suivi par le renseignement.

Désormais, le nombre de personnes suivies par le renseignement pénitentiaire pour terrorisme est moins important que le nombre de personnes dangereuses dans le narcotrafic. Le terrorisme reste une menace importante, mais la première menace, ce sont les narcotrafiquants et le crime organisé. Nous créons des prisons de haute sécurité pour eux, et non pour les terroristes : cela devrait nous interpeller... Le narcobanditisme tue plus que le terrorisme chaque année, même si cela n'a rien à voir sur le fond. Il y avait un manque, que la loi sur le narcotrafic va régler. Le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP), sans perdre sa jambe radicalisation-terrorisme, doit muscler sa jambe narcobanditisme-criminalité organisée.

Il faut utiliser des outils d'intelligence artificielle. Le service de renseignement ne peut écouter tout le monde tout le temps. Les détenus ont des téléphones fixes, et peuvent appeler 24 heures sur 24. Il y a 80 000 détenus. Imaginons que la moitié d'entre eux appelle dix heures par jour, avec des langues différentes, de l'argot ou des mots codés... Les services du renseignement pénitentiaire doivent faire des choix. Il faut des logiciels d'intelligence artificielle pour repérer des mots.

Il faut également des traducteurs. Nous manquons de traducteurs assermentés, notamment en tchétchène. Lors de l'assassinat du professeur Dominique Bernard, le père avait appelé un de ses fils en prison, et le SNRP n'a pas eu le temps de traduire cette discussion. Finalement, malgré les craintes d'Éric Dupond-Moretti, ce n'est pas le père qui a donné l'ordre, mais on aurait pu rater quelque chose faute de traducteur assermenté. La technologie nous aidera.

L'année dernière, 50 000 téléphones portables illégaux ont été saisis dans les cellules. Nous en étudions moins de 5 %. Nous n'avons pas les lieux adéquats pour écouter, à la différence de la DGSI, la police judiciaire ou la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Or qu'une partie des 95 % de téléphones restants contiennent des informations criminelles qui ne sont pas exploitées est un vrai problème.

La police nationale peut demander du renfort : pour de très grandes affaires judiciaires, le ministère de l'intérieur demande à la DGSI de prendre les téléphones portables pour aller plus vite, car ils ont des moyens plus importants.

Le SNRP devrait avoir des moyens d'analyse. Il faut trouver les mots clefs, contourner les pare-feu... La DGSI le fait, de manière impressionnante. Nous venons de réaliser une opération Prison Break et avons découvert des téléphones peu connus auparavant. Il y a des milliers de téléphones ; nous devons obtenir très rapidement les informations pour empêcher des homicides. Le SNRP se bat comme il peut, avec peu de moyens, même si ceux-ci augmentent, et avec une menace, le narcobanditisme, qui est désormais concurrente à la menace terroriste. Il doit pouvoir traduire et analyser très rapidement, ce qu'il ne peut totalement faire, car c'est un petit service de renseignement.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour cette audition vivante, claire et concrète.

Audition de Mmes Vanessa Perrée, directrice générale de l'Agence de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc)
et Sylvie Marchelli, sous-directrice opérationnelle de l'Agrasc

(Jeudi 22 mai 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous entendons maintenant Mme Vanessa Perrée, directrice générale, et Mme Sylvie Marchelli, sous-directrice opérationnelle de l'Agence de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc).

Mesdames, nous avons sollicité votre présence, car nos auditions ont maintes fois souligné l'importance de la saisie des actifs liés au blanchiment et à la criminalité organisée. Nous avons notamment été alertés sur la difficulté à saisir les crypto-actifs dans leur diversité, même si le problème semble ne pas se limiter aux nouveaux instruments financiers. Nous souhaitons donc en savoir plus.

Je précise que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle également pour la forme qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, madame Perrée, madame Marchelli, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Perrée et Mme Marchelli prêtent serment.

Je vous laisse la parole pour une présentation liminaire.

Mme Vanessa Perrée, directrice générale de l'Agence de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). - Je procéderai à une présentation succincte de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, dont je suis la directrice générale, avant de répondre aux questions que vous avez eu l'amabilité de me transmettre à l'avance.

L'Agrasc est un établissement public placé sous la tutelle des ministères de la justice et des comptes publics, car sa mission est liée à l'exécution des décisions de justice et au recouvrement des sommes confisquées, qui vont directement dans les caisses de l'État.

Créée en 2010 et dotée au départ de dix agents, l'Agrasc a connu un fort développement de ses activités et, partant, de ses effectifs, puisqu'elle compte aujourd'hui 86 agents. Ses missions principales sont la gestion et la vente des biens meubles, immeubles et de tous les avoirs saisis et confisqués, ainsi que l'exécution des décisions de saisie et de confiscation. L'Agence contribue également à former les enquêteurs et les magistrats dans le domaine des saisies et des confiscations et elle leur propose une assistance au quotidien.

Une autre mission importante, qui se développe de plus en plus, est l'indemnisation des parties civiles, laquelle s'effectue sur l'assiette des biens confisqués. Nous informons enfin les créanciers publics et sociaux avant d'exécuter les décisions de saisie et de confiscation, de sorte que ces derniers puissent recouvrer leurs créances.

Depuis 2021, l'Agence affecte des biens à différentes administrations - la liste des bénéficiaires a été étendue au fil des lois. Nous vendons ainsi une partie des biens saisis et confisqués, ou nous les affectons aux différents services de l'État qui luttent contre la criminalité ; depuis 2021, il nous est également possible d'affecter socialement des biens immobiliers à des associations et à des fondations d'utilité publique, notamment à des associations de victimes de la criminalité organisée.

En 2024, les enquêteurs et les juridictions ont saisi plus de 1,3 milliard d'euros, quelque 255 millions d'euros ont été confisqués et versés au budget général de l'État, à la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), aux victimes - à hauteur de 12 millions d'euros - ou à des associations de lutte contre le proxénétisme - à hauteur de 3 millions d'euros. Ces chiffres en net progrès sont le fruit du travail des juridictions.

Pour ce qui est de l'immobilier, nous avons vendu l'année dernière 217 immeubles pour un montant de 136 millions d'euros, et plus de 7 000 biens meubles aux enchères pour un montant de 17 millions d'euros.

Dans le questionnaire qui nous a été transmis, vous nous demandiez de préciser la différence entre les procédures de saisie et de confiscation et les procédures de gel des avoirs.

La saisie pénale consiste classiquement à rendre le bien juridiquement indisponible, en général au début de l'enquête. Contrairement au gel des avoirs, elle consiste dans le transfert des sommes visées sur le compte de l'Agrasc. La confiscation, qui est prononcée par une juridiction pénale, consiste à priver la personne condamnée de son bien pour en transférer la propriété à l'État.

À l'exception des instruments financiers et des créances d'assurance vie qui restent gelés dans les établissements bancaires, toutes les sommes saisies sont transférées sur le compte de la Caisse des dépôts et consignations de l'Agrasc. Dès lors que les sommes sont confisquées, elles font l'objet d'une procédure de rapatriement. Les biens meubles corporels sont pour leur part vendus, soit avant soit après le jugement. Quant aux biens immobiliers, ils sont gérés à partir du moment où ils sont confisqués, non pas au moment de la saisie, car ils restent alors à la disposition de la personne mise en cause, laquelle demeure responsable de leur entretien et de leur conservation, mais une fois que la confiscation est prononcée.

Vous nous avez également interrogés sur les difficultés et les défis auxquels l'Agrasc est confrontée. Je ne parlerais pas de difficulté s'agissant de l'Agrasc, qui, objectivement, est en expansion et dispose des moyens nécessaires pour fonctionner grâce à une gestion plutôt saine - je le dis d'autant plus tranquillement que n'étant directrice générale que depuis une année, cette situation est le fait de mes prédécesseurs.

Comme les enquêteurs et les magistrats, nous déplorons toutefois le frein à la capacité d'exécution des saisies et des confiscations que constitue le manque chronique de moyens affectés à l'aspect patrimonial des procédures pénales. En matière d'infractions liées au narcotrafic, les enquêteurs se concentrent souvent bien davantage sur les produits et le démantèlement des réseaux que sur le patrimoine.

Un autre frein est la durée des procédures judiciaires, qui contribue à creuser l'écart entre le nombre de saisies et le nombre de confiscations. Si le nombre de saisies augmente chaque année, le nombre de confiscations ne croît pas aussi rapidement. L'effectivité des peines de confiscation dépend par ailleurs de la diligence d'exécution des greffes, qui n'est pas toujours au rendez-vous.

Une fois les décisions prises, elles doivent être exécutées dans de bonnes conditions. Cela intéresse sans doute moins votre commission, mais l'un des défis de l'Agrasc est de diminuer les frais de justice. L'année dernière, les seuls frais de gardiennage des véhicules se sont élevés à 40 millions d'euros. Nous aidons les juridictions à trier les biens saisis, de manière à en vendre ou à en affecter une partie avant jugement, et, partant, à réduire les frais de justice.

Une autre difficulté à laquelle nous sommes confrontés est l'impossibilité de vendre des biens assez rapidement du fait du caractère suspensif de l'appel.

J'en viens aux actifs numériques, qui sont apparus en 2009, avec la création du bitcoin. La première saisie pénale de bitcoins par des magistrats français a eu lieu en 2014. Nous avons été des précurseurs en la matière ! L'Agrasc gère de manière centralisée l'intégralité des saisies et des confiscations de crypto-actifs, ces derniers étant transférés du wallet du mis en cause au wallet de l'Agence. Depuis 2014, les saisies de crypto-actifs sont en constante augmentation. Alors qu'elles étaient au départ systématiquement liées à des dossiers de cybercriminalité, notamment d'atteintes aux systèmes de traitement des données, nous observons depuis trois ans qu'elles sont de plus en plus souvent liées à des affaires de stupéfiants, d'escroquerie ou de fraude fiscale.

Pour faire face à l'augmentation importante de ce phénomène, nous formons les services enquêteurs à l'identification et à la saisie des crypto-actifs lors des perquisitions.

Les difficultés que nous rencontrons sont liées au fonctionnement de la blockchain et à la domiciliation des plateformes d'achat ou d'échange de crypto-monnaies dans des pays que l'on peut qualifier de peu coopérants.

En tout état de cause, la loi du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur a grandement contribué à simplifier ces saisies en permettant notamment que des officiers de police judiciaire puissent les effectuer et non plus seulement des magistrats.

Le montant des actifs du portefeuille de l'Agence s'élevait à 90 millions d'euros il y a quelques mois, contre 60 millions aujourd'hui, du fait de la restitution de 30 millions d'euros d'actifs numériques qui n'ont pu être confisqués. Le cours des actifs numériques étant très volatil, il s'agit bien évidemment d'évaluations.

L'Agrasc gère environ 300 types d'actifs numériques. En 2024, 70 procédures ont donné lieu à la saisie de crypto-actifs, contre 48 procédures en 2023, soit une augmentation de 46 %.

Depuis cette année, les actifs numériques ne sont plus conservés à l'Agrasc. Dans le cadre d'un marché public, nous disposons en effet de plusieurs comptes à la Caisse des dépôts et consignations dans lesquels les actifs saisis sont transférés.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Convient-il selon vous de former les acteurs de la chaîne à ce type de saisie ? Si oui, quelles sont selon vous les priorités ?

Mme Vanessa Perrée. - La réponse est oui. Pour saisir, encore faut-il que les enquêteurs parviennent à identifier ces crypto-actifs.

La direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) va organiser des formations et désigner des référents réguliers pour aider les enquêteurs à identifier les crypto-actifs, notamment lors des perquisitions.

L'Agrasc anime également des formations sur l'identification et la gestion des crypto-actifs. Nous avons ainsi organisé vingt-trois formations cette année dans des services de police ou de gendarmerie. Nous abordons également les crypto-actifs lors de toutes les formations généralistes que nous animons dans les juridictions, les commissariats et les gendarmeries.

Des magistrats et des enquêteurs assurent par ailleurs des permanences à l'Agrasc afin de répondre, par mail ou par téléphone, aux questions des enquêteurs et des juridictions, notamment lors des perquisitions. Le nombre de questions posées sur les crypto-actifs augmente rapidement.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous avez donc une sorte de numéro vert pour les services ?

Mme Vanessa Perrée. - Nous assurons en effet une permanence par téléphone ou par courrier électronique. Un enquêteur peut nous appeler lors d'une perquisition et demander conseil à un spécialiste de l'Agrasc - un magistrat, un gendarme ou un policier, puisque nous sommes une agence interministérielle.

Les juridictions peuvent également nous envoyer des projets de saisie et de confiscation pour recueillir nos conseils ou obtenir une assistance. Elles prennent ensuite leur décision en toute indépendance.

Cette mission de conseil et d'assistance nous est conférée par le code de procédure pénale, et elle a été renforcée par le législateur en juin 2024. Nous avons fourni plus de 7 000 services d'assistance cette année, et ce chiffre est en augmentation constante.

J'en viens aux coopérations de l'Agrasc avec d'autres acteurs nationaux et internationaux. Notre partenaire privilégié est bien sûr la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac), qui accompagne les enquêteurs lors de leurs investigations patrimoniales.

Au-delà des liens que nous avons avec les offices centraux de la police judiciaire, nous travaillons étroitement avec la cellule nationale « avoirs criminels » et ses antennes régionales qui s'occupent spécifiquement, pour la gendarmerie, de la saisie, de la gestion et de l'affectation des avoirs criminels.

Les groupes interministériels de recherches (GIR) font eux aussi régulièrement appel à l'assistance de l'Agrasc.

Les formations spécifiques que nous assurons dans les offices et les greffes sont l'occasion de contribuer à la diffusion de bonnes pratiques.

Depuis 2021, le siège de l'Agrasc est à Paris, où travaillent une quarantaine d'agents, mais nous disposons de huit antennes régionales.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Intervenez-vous au niveau des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) ? Avez-vous des interactions avec les élus ?

Mme Vanessa Perrée. - Nous avons des interactions avec les élus nationaux et avec les parlementaires qui portent des amendements relatifs au droit des saisies et des confiscations.

Ceci mis à part, nos interactions avec les élus locaux portent le plus souvent sur les affectations sociales, notamment d'immeubles, car l'Agrasc n'est pas un organisme opérationnel. La loi du 24 juin 2024 améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels a permis les affectations sociales aux collectivités territoriales. Le décret d'application est rédigé, il ne reste plus qu'à le signer. Cette disposition contribuera à renforcer les échanges entre l'Agrasc et les élus locaux.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je songeais en effet à l'information globale des élus locaux sur les possibilités d'affectation d'immeubles confisqués.

Mme Vanessa Perrée. - La proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic nous permettra à l'avenir d'affecter également des biens meubles, ce qui sera l'occasion d'échanges renforcés avec les élus locaux.

J'en viens aux relations de l'Agrasc avec ses partenaires internationaux, notamment avec des pays étrangers. À l'exception de l'Italie, peu de pays disposent d'un mécanisme de gestion centralisée des avoirs criminels tel que le nôtre. Nous nous attachons donc à diffuser ces bonnes pratiques, car le fait de disposer d'homologues nous facilite grandement la tâche.

La semaine dernière, Sylvie Marchelli et moi-même nous sommes rendues aux Émirats arabes unis. Ce pays avec lequel la coopération en matière criminelle pourrait être améliorée souhaite en effet créer une agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués. Nous avons donc expliqué de manière concrète le fonctionnement de notre agence.

Nous faisons également partie de nombreux réseaux formels ou informels d'entraide judiciaire qui regroupent les bureaux d'identification et de gestion des avoirs criminels.

L'année dernière, lorsque nous avons exercé la présidence tournante du réseau Carin (Candem Asset Recovery Inter agency Network), nous avons contribué à la création d'un sous-réseau regroupant le Moyen-Orient et le Maghreb afin d'améliorer les mécanismes de coopération judiciaire avec cette région.

Il reste que l'exportation de notre modèle est une bonne manière d'améliorer le partage d'informations.

Dans le questionnaire que vous nous avez transmis, vous rapportiez que Nicolas Bellion, président de l'association de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) avait indiqué devant votre commission que si notre action pouvait être utile, elle n'était pas systématiquement sollicitée. C'est tout à fait vrai. Nous sommes de plus en plus sollicités, mais peut-être pas suffisamment.

Nous nous efforçons de remédier à cette situation au travers des formations que nous dispensons et de l'assistance que nous fournissons. Nous avons fourni 7 000 services d'assistance en 2024, contre 4 000 en 2023. Le recours au numéro vert que j'évoquais augmente donc fortement. L'année dernière, nous avons formé environ 6 800 personnes au cours des 263 formations que nous avons organisées. Nous nous déplaçons de plus dans les juridictions, commissariats et gendarmeries afin de promouvoir le droit des saisies et des confiscations.

Nous sommes très aidés par le législateur dans nos missions. La loi du 24 juin dernier a été votée à l'unanimité par les deux chambres du Parlement, ce qui montre le consensus dont notre action fait l'objet. Ce texte a simplifié les affectations et a contribué à raccourcir les procédures, puisque les saisies et confiscations pourront désormais être approuvées par un juge unique.

En matière économique et financière, cette loi a également permis l'élargissement de la confiscation générale du patrimoine à des infractions spécifiquement financières telles que la corruption ou le trafic d'influence.

La commission d'enquête du Sénat sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier a préconisé d'affecter davantage de biens confisqués aux services d'enquête, aux juridictions et à l'administration pénitentiaire - l'année dernière, nous avons effectué 3 000 affectations au bénéfice de services enquêteurs, contre seulement 25 affectations judiciaires, ce qui n'est pas suffisant, et nous n'avons commencé que cette année l'affectation de biens à l'administration pénitentiaire. Cette commission a également recommandé le renforcement de la formation à la saisie de crypto-actifs, ce que nous avons fait tout au long de l'année 2024.

La proposition de loi sur le narcotrafic, dès lors qu'elle sera promulguée, permettra également l'affectation de biens à la marine nationale.

En tout état de cause, nous tenons compte des recommandations afin d'améliorer notre action et nous appliquons les lois, qui vont du reste toujours dans le sens d'une simplification des procédures.

Plusieurs réformes me paraissent toutefois utiles.

Premièrement, lorsque la personne mise en cause est introuvable ou qu'elle a pris la fuite à l'étranger, mais qu'elle a fait l'objet d'un jugement contradictoire ou par défaut, les confiscations prononcées à son encontre ne peuvent pas être exécutées tant que la décision ne peut leur être notifiée. Au Luxembourg, de telles décisions sont publiées sur le site du ministère de la justice. Cette publication valant notification, la personne mise en cause peut intenter un recours si elle le souhaite. À défaut, la confiscation est exécutée.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les décisions sont-elles également publiées sur le site de l'homologue luxembourgeois de l'Agrasc ?

Mme Vanessa Perrée. - Au Luxembourg, les décisions sont publiées sur le seul site du ministère de la justice, mais on pourrait imaginer que dans notre pays, ces décisions soient publiées à la fois sur le site du ministère de la justice et sur le site de l'Agrasc.

M. Raphaël Daubet, président. - Cela permettrait-il de recouvrer des sommes importantes ?

Mme Vanessa Perrée. - Oui, cela nous permettrait de récupérer des sommes très importantes.

En cas de confiscation internationale, on doit attendre la prescription pour recouvrer les sommes et indemniser les victimes. Cela n'a pas de sens ! Le système luxembourgeois, qui n'est pourtant pas particulièrement connu pour être très favorable aux saisies et confiscations, nous paraît donc intéressant.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il n'y a en effet aucune raison que la mauvaise foi des mis en cause nuise aux victimes !

Mme Vanessa Perrée. - Deuxièmement, il serait pertinent de rendre possible une enquête post-sentencielle sur le patrimoine des personnes condamnées par le tribunal à une confiscation en valeur. En tout état de cause, l'enquête patrimoniale n'est pas toujours très bien diligentée, et elle peut avoir besoin d'une actualisation. La police nationale vous a du reste fait la même suggestion.

Une troisième disposition relevant de la loi serait la possibilité de convertir les crypto-actifs au moment de leur saisie, ce qui permettrait d'en figer la valeur dans le temps. L'Agrasc gérant les biens saisis en bon père de famille, des bitcoins saisis en 2014 pour un montant de 180 000 euros valaient 30 millions d'euros en 2024. L'enrichissement des mis en cause n'étant pas l'objet des saisies, il me semble que la conversion des crypto-actifs permettrait d'éviter un tel écueil.

Une quatrième mesure serait l'instauration de la confiscation pour fortune inexpliquée. Nicolas Bessone, l'ancien directeur de l'Agence, vous a expliqué le dispositif que nous préconisons.

D'ici à deux ans, il nous faudra enfin transposer dans notre droit la directive européenne du 24 avril 2024 relative au recouvrement et à la confiscation d'avoirs, qui comporte à notre avis deux dispositions intéressantes : le gel urgent des avoirs criminels, notamment par la plateforme d'identification des avoirs criminels, et la confiscation sans condamnation, notamment quand une personne est en fuite ou décède en cours de procédure. Ce dernier dispositif existe dans de nombreux pays, mais pas en France.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Si l'auteur décède en cours de procédure, n'y a-t-il pas extinction de l'action ?

Mme Vanessa Perrée. - Si le bien est partagé ou que l'auteur est en fuite, nous voudrions pouvoir confisquer rapidement.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Si l'auteur est mort, c'est plus compliqué.

Mme Vanessa Perrée. - Si le bien est partagé ou s'il a été saisi et qu'il est le produit de l'infraction, c'est possible.

Mme Sylvie Marchelli, sous-directrice opérationnelle de l'Agence de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). - La confiscation étant une peine, elle est attachée à une personne. Si celle-ci décède en cours de procédure, théoriquement, il ne peut y avoir de confiscation puisqu'elle ne peut pas être jugée et condamnée.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous sommes d'accord.

Mme Sylvie Marchelli. - L'idée serait de poursuivre tout de même la procédure afin qu'une juridiction déclare que la personne étant décédée, l'action publique s'éteint, mais que les biens saisis étant le produit de l'infraction, ils ne peuvent qu'être confisqués. Cela vaudrait en cas de décès, de fuite ou d'irresponsabilité pénale de la personne poursuivie.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous parlez bien de cas où un jugement est intervenu ?

Mme Sylvie Marchelli. - Il s'agit bien d'aller devant une juridiction qui statuerait.

Mme Vanessa Perrée. - Les victimes ont six mois pour saisir l'Agrasc. Celle-ci les rembourse à la place de l'auteur. Charge ensuite à l'État de se retourner contre ce dernier pour récupérer les dommages et intérêts qui ont, en quelque sorte, été avancés. Ce délai était de deux mois avant l'allongement voté par le législateur.

Il nous semble indispensable qu'il y ait, dans le jugement de condamnation, une mention obligatoire, à destination des victimes, de la possibilité de saisir l'Agrasc. Ce n'est pas le cas actuellement. Un amendement l'avait prévu en 2024, mais il n'avait pas été intégré au texte.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - L'information serait inscrite sur le document bleu de notification, d'assignation ou de comparution, ou sur le jugement ?

Mme Vanessa Perrée. - Sur le jugement, parmi les mentions finales sur l'aide aux victimes.

Le délai de six mois est assez court.

Les défis auxquels notre agence est confrontée sont d'accroître encore la formation et l'assistance et de multiplier les affectations, puisque nous considérons qu'il est positif pour l'ensemble des services et des collectivités de disposer des différents produits saisis et confisqués.

M. André Reichardt. - Quid de la personne qui ne fuit pas, mais fait fuir ses biens ? Prenons un exemple : je suis propriétaire de plusieurs Porsche, que je gare à l'étranger. Que faites-vous ?

Mme Vanessa Perrée. - Les juridictions formulent une demande d'entraide à l'étranger pour saisie des biens. En cas de saisie sans dépossession, c'est-à-dire si le bien n'est pas retiré au propriétaire, et que ce dernier le dissipe ou l'utilise, on peut le poursuivre pour infraction de dissipation de scellé.

M. André Reichardt. - Une décision de saisie peut-elle porter sur des immeubles situés à l'étranger ?

Mme Vanessa Perrée. - Oui, bien sûr.

M. André Reichardt. - Dans ce cas, comment agissez-vous ?

Mme Vanessa Perrée. - Si un magistrat français se rend compte, lors de son enquête, qu'une personne a acheté un immeuble à l'étranger avec le produit de son crime, il formule une demande d'entraide internationale aux fins de saisie transférée à un magistrat étranger, qui doit autoriser la saisie dans son pays. Il faut une décision de justice locale. Si la saisie ou l'exécution de la confiscation du bien ont été prononcées par un tribunal, alors le pays requis vend l'immeuble confisqué sur place, et la somme de la confiscation est partagée entre le pays requérant et le pays requis - en général à 50-50 - pour indemniser les victimes en France et laisser au pays requis un peu de ce qui a été confisqué.

M. André Reichardt. - Comment cela se passe-t-il avec les pays de l'Union européenne, et les pays hors Union européenne ?

Mme Vanessa Perrée. - Cela fonctionne bien avec les pays de l'Union européenne, car nous avons de bonnes relations, et un peu moins bien avec d'autres pays, qu'il s'agisse des immeubles ou des comptes bancaires. J'évoquais tout à l'heure les pays du Golfe : beaucoup de narcotrafiquants investissent aux Émirats arabes unis, où il est plus compliqué de voir les biens saisis et confisqués. C'est d'ailleurs pour cela que nous nous y rendons régulièrement, afin d'améliorer la coopération.

M. André Reichardt. - Cela marche ?

Mme VanessaPerrée. - Cela va marcher !

M. Raphaël Daubet, président. - Quel est le devenir des biens confisqués ? Est-ce vous qui organisez les ventes aux enchères ?

Mme Vanessa Perrée. - Oui, exactement. Les biens confisqués, qu'ils soient meubles ou immeubles, sont gérés par l'Agrasc. Nous nous comportons comme un syndic de copropriété, en payant les charges des immeubles et en réalisant les travaux utiles jusqu'à leur vente. Une fois le bien vendu, classiquement, par notaire, ou par vente aux enchères en ligne, nous récupérons la somme, soit pour les caisses de l'État, soit pour la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) en cas de trafic de stupéfiants, soit, en cas de procédure portant sur des biens mal acquis, pour le ministère des affaires étrangères, qui la redonne aux populations spoliées via l'aide au développement - l'an dernier, ce dernier cas a représenté 30 millions d'euros.

Pour les biens meubles, nous organisons des ventes aux enchères tous les jours, dans des garages, avec des commissaires-priseurs, mais aussi avec les domaines. Certaines sont plus exceptionnelles. Ainsi, hier, nous en avons organisé une à l'École nationale de la magistrature à Bordeaux. Cela a été l'occasion de former les jeunes magistrats à l'intérêt des confiscations, mais aussi de mettre en valeur le travail des enquêteurs et des juridictions. La vente d'hier a rapporté près d'un million d'euros, dont une grande partie ira aux victimes, puisque beaucoup de biens provenaient d'affaires de proxénétisme et de traite d'êtres humains. Dans ce cas, l'argent est reversé à des associations de lutte contre ces infractions. Nous essayons, par ces ventes aux enchères, de faire valoir une dimension pédagogique et de mettre en valeur le travail des uns et des autres.

M. Raphaël Daubet, président. - En cas de saisie de crypto-actifs, le wallet est transféré vers un wallet de la Caisse des dépôts et consignations. Comment est-ce ensuite valorisé ?

Mme Vanessa Perrée. - Nous avons déjà organisé une vente de crypto-actifs, en 2021. Nous allons essayer d'en réorganiser d'autres. Par essence, les crypto-actifs n'étant pas de l'argent, ils ne vont pas dans les caisses de l'État. Nous vendrons ces crypto-actifs au cours en vigueur, sans dégager de bénéfices. Nous sommes en cours de réflexion sur un marché public pour ces ventes.

Il faut toutefois souligner que nous ne voulons pas vendre certains crypto-actifs afin de ne pas les remettre sur le marché, car ils sont dédiés au blanchiment d'argent. C'est le cas des actifs Monero par exemple. En revanche, tout le monde peut disposer d'actifs Bitcoin ou Ethereum et nous voulons donc les vendre. On aimerait voir ces 90 millions d'euros de crypto-actifs dans les caisses de l'État !

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous êtes ici dans la salle de la commission des finances : vos paroles sont d'or.

Mme Vanessa Perrée. - Il est très satisfaisant, pour les magistrats que nous sommes, de savoir que nous oeuvrons utilement au bien commun. Nous aidons les victimes, les collectivités et un peu le budget de l'État.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour cette audition très intéressante et très complète.

Audition de M. Bruno Retailleau, ministre d'État, ministre de l'Intérieur

(Mercredi 28 mai 2025)

M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous auditionnons cet après-midi M. Bruno Retailleau, ministre d'État, ministre de l'intérieur.

Monsieur le ministre d'État, cette audition sera la dernière de notre commission d'enquête. Nous avons été marqués, je dois le dire, par la forte implication des services de l'État, et tout particulièrement des services enquêteurs. Je tiens à rendre hommage aux femmes et aux hommes qui servent le ministère de l'intérieur et qui ont donné à voir une image remarquable de l'institution.

La loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic doit encore compléter les instruments dont ils disposent pour lutter contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée. Mais la motivation des équipes, leur engagement à tous les niveaux du terrain et leur vision d'ensemble se heurtent à l'ampleur du phénomène de blanchiment dont seule une infime partie est entravée et récupérée.

Nous avons eu le sentiment que les services d'enquête ont davantage besoin de moyens que de nouveaux instruments juridiques. Surtout, ils ont besoin que la lutte contre le blanchiment soit pleinement intégrée à la lutte contre la criminalité organisée. Celle-ci ne doit pas être considérée comme un accessoire de l'arrestation des trafiquants.

Là encore, les moyens juridiques existent ou seront prochainement mis en oeuvre dans le cadre de la transposition du paquet européen anti-blanchiment. Ce qu'il faut, c'est avant tout une impulsion politique, pour replacer la lutte contre le blanchiment au coeur de notre action, réformer les pratiques.

Monsieur le ministre d'État, quelle est votre position sur ce point ? Comment comptez-vous permettre aux services enquêteurs de mieux lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme ?

Je pense notamment aux effectifs de la police judiciaire disponibles pour traiter du contentieux économique et financier, et donc du blanchiment. Nos auditions ont relevé à plusieurs reprises que, faute d'attractivité, ce domaine spécialisé ne parviendrait pas à recruter des enquêteurs. Combien d'effectifs de police judiciaire sont affectés à ces enquêtes et comment ce chiffre a-t-il évolué au cours des dernières années ?

Évidemment, en matière de lutte contre le blanchiment, le ministère de l'intérieur n'est pas seul, et nous avons entendu les services de Bercy. Les enquêtes communes unissant police ou gendarmerie et services fiscaux ou douaniers sont un moyen utile de mobiliser l'action de l'État contre la criminalité organisée dans tous ses aspects. Quel est votre point de vue sur cette question ?

Enfin, la criminalité organisée et le blanchiment interviennent dans un contexte international. La coopération policière internationale est donc essentielle. Europol et Interpol, dont nous avons visité les sièges, disposent de ressources importantes et ont démontré leur efficacité. Les échanges bilatéraux sont également indispensables, en particulier avec les pays susceptibles d'accueillir les fonds issus des trafics. Néanmoins, ils sont parfois difficiles à mettre en oeuvre et sont soumis aux aléas diplomatiques.

Vous l'avez compris, monsieur le ministre d'État, cette audition est particulièrement importante pour nos travaux. Je vous indique qu'elle est diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Monsieur le ministre d'État, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Retailleau prête serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur le ministre d'État, je vous cède la parole pour une présentation liminaire, après laquelle je laisserai les membres de la commission d'enquête vous poser leurs questions.

M. Bruno Retailleau, ministre d'État, ministre de l'intérieur. - Mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai souvent eu l'occasion de me trouver à votre place, mais c'est la première fois que je suis amené à prêter serment devant une commission d'enquête.

Vous avez bien décrit le cadre de mon intervention. Je m'efforcerai d'être factuel et me reporterai à mes documents pour ne pas faire d'erreurs sur les chiffres.

Vous avez eu raison de commencer par rendre hommage à tous ces policiers et gendarmes qui mènent des enquêtes, ainsi qu'à l'autorité judiciaire, sous l'égide de laquelle ils le font.

Du point de vue juridique, la question est à la fois internationale et européenne. Vous avez mentionné la transposition du paquet anti-blanchiment et la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, qui consacre un titre spécifique à la lutte contre le blanchiment. Les sénateurs qui ont travaillé sur ce texte savent à quel point cette dimension est importante.

J'y reviendrai, certains outils sont trop peu utilisés. Je pense notamment à la présomption de blanchiment, qui permet d'inverser la charge de la preuve : celui qui est suspecté de blanchir de l'argent doit apporter les éléments factuels prouvant que ce n'est pas le cas.

Nous sommes à la croisée des chemins. Si nous avons bien sûr accordé de l'intérêt à la question du blanchiment jusqu'à présent, mon intuition est que nous avons quelque peu manqué de volonté, et, surtout, que nous n'avons pas suffisamment développé les outils nécessaires pour lutter contre ce phénomène.

J'ajoute que les nouveaux moyens technologiques tels que les cryptomonnaies et les cryptoactifs complexifient les circuits qu'il convient de tracer, même si nous pouvons y parvenir grâce, notamment, à des blockchains.

Évidemment, la grande criminalité se joue des frontières. C'est pourquoi j'ai reçu avant-hier le secrétaire général d'Interpol, dont le siège, je vous le rappelle, se trouve à Lyon. Nous travaillons énormément sur la dimension internationale de la lutte contre le blanchiment.

Le plan de mon intervention est simple : tout d'abord, je partirai des constats ; puis, j'analyserai la situation ; enfin, je formulerai des propositions. J'ai bien compris que vous attendiez de ma part des éléments chiffrés, notamment sur les effectifs, et je tâcherai de répondre à cette attente.

J'ai découvert en prenant mes fonctions place Beauvau que notre filière d'investigation est en souffrance, pour de nombreuses raisons. C'est particulièrement le cas au sein de la police nationale, car la gendarmerie, dont l'organisation est militaire, prévoit des promotions et des examens d'officiers de police judiciaire (OPJ).

La première raison de cette souffrance est la complexification des procédures, mais le problème d'attractivité de ces métiers s'explique aussi par d'autres facteurs. Par exemple, nous avons réévalué la prime de voie publique et permis aux gardiens de la paix de mieux articuler leur temps de travail et leur vie familiale, en instaurant, pour la plupart d'entre eux, un rythme binaire : deux jours de travail, deux jours de repos. Ce rythme est très apprécié par les agents et, à condition de disposer d'effectifs suffisants, cela permet aux services d'être efficaces. Sauf que les enquêteurs ne bénéficient pas de cette prime et ne peuvent pas adopter ce rythme binaire. En effet, lorsqu'un problème survient le vendredi, ils sont amenés à travailler la nuit et le week-end. L'attractivité de la filière de l'investigation s'en trouve ainsi affaiblie.

Il ne s'agit pas d'une question de moyens, car des postes sont ouverts. Seulement, il faut attirer des profils, et même de bons profils, car les enquêtes exigent de plus en plus de technicité.

Aussi, j'annoncerai dans quelques semaines un plan de revalorisation. C'était l'une de mes priorités d'action, et je m'y suis immédiatement attelé avec la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ). Le dialogue social avec les organisations syndicales a déjà donné lieu à un retour. Les propositions que je mettrai sur la table conforteront, je l'espère, cette filière qui a été trop négligée ces dernières années et dont le rôle est primordial pour lutter contre le blanchiment et, plus généralement, contre toutes les formes de délinquance.

Je commencerai donc par les constats.

Nous avons posé la plupart des constats lors de l'examen du texte sur le narcotrafic à l'Assemblée nationale et au Sénat. En un mot, nous faisons face une criminalité organisée qui prospère. Selon le rapport de la proposition de loi, les revenus issus du narcotrafic sont compris entre 3,5 milliards et 6 milliards d'euros. Pour ma part, je pense que ce chiffre est en deçà de la réalité. Malgré la quantité des saisies réalisées, le prix du gramme n'augmente pas, voire baisse. Cela montre bien que nous assistons à une submersion, à un tsunami de poudre blanche et d'autres substances.

Nos services de sécurité intérieure et de douanes sont de plus en plus efficients, mais les quantités supplémentaires qui arrivent sur le marché sont certainement supérieures à celles qui en sont retirées par la saisie.

La criminalité organisée constitue une double menace. Dans le bas du spectre, elle est la cause de l'hyperviolence, dont les rapports de police et de gendarmerie montrent qu'elle est bien souvent liée à des règlements de compte. Dans le haut du spectre, elle est la cause de troubles beaucoup plus graves : les masses financières sont telles que la criminalité organisée a désormais le pouvoir de corrompre. Nous pouvons parler de menace existentielle sur notre démocratie et nos institutions républicaines. Il n'y a qu'à voir la situation d'autres pays européens, que je ne citerai pas, pour se convaincre que cette menace ne doit pas être négligée.

Comme je l'ai évoqué, des outils technologiques sont utilisés par les criminels pour dissimuler leurs actions et réaliser des transferts financiers. Nous sommes, si j'ose dire, dans la dialectique, bien connue des militaires, du glaive et du bouclier : si les forces de police et de gendarmerie sont de plus en plus efficientes, ceux qu'elles traquent recourent à des outils qui s'adaptent et se perfectionnent.

Des moyens ultramodernes se juxtaposent avec des méthodes traditionnelles, que Nathalie Goulet connaît très bien. Je pense notamment à certains mécanismes de compensation dans le monde arabo-musulman, tels que l'Hawala, ou au recours à des personnes de confiance, les sarafs.

J'en viens à l'analyse.

Dans le cadre européen, nous avons eu des discussions autour d'une stratégie « follow the money ». Il convient désormais de passer à une stratégie de « catch the money » pour trouver les moyens de saisir les sommes en question.

Nous avons une nouvelle méthodologie pour lutter à la fois contre le haut et le bas du spectre de la délinquance financière : le dispositif Villes de sécurité renforcées. Celui-ci s'applique aux vingt-cinq grandes villes où le trafic est le plus enkysté et mêle des approches judiciaire, sécuritaire et administrative. Il s'agit d'une approche à 360 degrés pour s'attaquer aux écosystèmes dans leur ensemble.

De plus, j'ai demandé aux préfets, policiers et gendarmes, département par département, de déployer des stratégies de terrain. Nous avons renversé l'approche : nous ne dictons pas les choses ; l'action part du terrain.

Nous avons constaté, dans les opérations visant le haut du spectre comme dans celles qui concernent le bas du spectre, que beaucoup d'argent liquide circulait entre les deux. Les petites mains des trafics et les réseaux d'escroquerie, de cambriolage et de fraude alimentent la machine criminelle, qui forme un unique système.

Les enquêtes financières sont plus pointues et durent très longtemps. Elles exigent une haute technicité, alliée à une coopération internationale fluide. Nous avons des instruments pour les mener à bien. Interpol et Europol y contribuent.

Toutefois, l'angle indirect de la lutte contre le blanchiment permet d'être plus efficace et peut s'appuyer sur deux grands réseaux de coopération policière internationale : le réseau Amon (Anti Money Laundering Operational Network, réseau opérationnel de lutte contre le blanchiment) et le réseau interagences de recouvrement des avoirs.

Par ailleurs, les escroqueries en ligne constituent une délinquance de masse, qui a rendu nécessaire la création d'une interface dédiée, la plateforme Thésée. Son objet est d'opérer un traitement harmonisé des enquêtes et des signalements pour les escroqueries en ligne qui foisonnent sur internet et de simplifier le dépôt de plaintes en ligne des victimes. Je ne centrerai pas mon propos sur ce point, mais la délinquance financière intègre malheureusement cette délinquance de masse, qui consiste, souvent à partir du phishing, d'abuser des personnes les plus vulnérables, mais aussi de profiter de l'inattention de personnes averties, à qui il arrive de cliquer malencontreusement sur un lien.

L'organisation actuelle des directions de la police nationale et de la gendarmerie nationale repose sur des offices centraux spécialisés, qui recrutent des agents très pointus. Elle nous offre par ailleurs un maillage territorial adapté à la complexité des problèmes à traiter, y compris en matière de procédure.

Permettez-moi de vous donner quelques chiffres.

En 2024, 1,129 milliard d'euros ont été saisis, à parts égales, par la police et la gendarmerie nationales, dont plus de 122 millions l'ont été en lien avec des affaires d'infraction à la législation sur les stupéfiants. Les sommes liées aux affaires de drogue ne sont donc pas majoritaires, mais elles ne tiennent pas compte du prix des drogues saisies. Une saisie de plusieurs tonnes de cocaïne représente plusieurs dizaines de millions d'euros.

À titre indicatif, en 2024, les infractions économiques et financières représentaient 60 % du montant total des avoirs criminels qui ont été saisis par la gendarmerie nationale, tandis que l'infraction de présomption de blanchiment a permis aux groupes interministériels de recherche (GIR) de saisir l'équivalent de 36,8 millions d'euros en 2024 et de 5,9 millions d'euros depuis le début de l'année 2025.

Enfin, soixante et onze saisies de cryptoactifs ont été réalisées, pour un total de près de 10 millions d'euros.

Comme vous le savez, il existe au sein de l'État un mécanisme de redistribution des sommes confisquées. En 2023, les sommes issues des saisies opérées par les forces de sécurité intérieure ont été affectées au budget général de l'État à hauteur de 109,9 millions d'euros.

La mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) a, quant à elle, perçu 50 millions d'euros issus de décisions de confiscation prononcées dans les dossiers de trafics de stupéfiants. C'est par le biais de la Midelca que j'ai cherché, il y a quelques mois, de manière assumée, à culpabiliser et à responsabiliser les consommateurs de drogue. Pour leur faire comprendre qu'au bout d'un rail de cocaïne ou d'un joint, il y a des morts, nous avons réalisé un spot publicitaire.

Le fonds de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains a également perçu 3,8 millions d'euros et les parties civiles ont été compensées à hauteur de 96,9 millions d'euros. Dans le cadre de conventions de partage, les autorités étrangères ont reçu 600 000 euros.

La direction générale de la police nationale (DGPN) a bénéficié de 780 000 euros pour financer la protection des repentis et des collaborateurs de justice, avec un abondement supplémentaire exceptionnel de 200 000 euros en 2023 pour pallier l'augmentation du nombre de repentis. Là encore, nous avons abordé la question lors de l'examen de la proposition de loi sur le narcotrafic : ceux qui enquêtent sur la criminalité organisée ne peuvent pas ne pas s'appuyer sur des informateurs, lesquels doivent parfois être rémunérés.

Le contournement des sanctions internationales adoptées à l'encontre de la Russie entre également en ligne de compte. Il s'agit d'un point d'attention très clair à l'échelle de l'Union européenne, mais aussi à l'échelle nationale. Nos services de police judiciaire sont mobilisés aux côtés de leurs partenaires européens, mais la tâche est très compliquée.

En effet, nous constatons que très peu de dossiers sont traités par les services de police judiciaire français sur le seul fondement de contournement des sanctions. Les mécanismes d'opacification qui sont utilisés rendent délicate l'identification des schémas de contournement et, par conséquent, les poursuites pénales. Par ailleurs, nous avons le sentiment que ces réseaux évitent la France pour échapper à la traque.

Le défi lié à la sophistication des modes opératoires doit être relevé, dans un contexte de crise conjoncturelle d'attractivité de la filière d'investigation. J'en ai déjà parlé, mais le manque de vocation est un vrai sujet, qui dépasse le cadre de la commission d'enquête. Il se conjugue à l'engorgement de la justice, qui désespère nos concitoyens : lorsqu'ils déposent plainte, ils ne voient pas leur plainte aboutir avant des mois et des mois, quand elle aboutit. Lorsque j'ai pris mes fonctions, il m'a ainsi été dit que 1 million à 2 millions d'affaires étaient en instance.

J'en viens aux actions que nous menons, et ce sera, monsieur le rapporteur, l'occasion de vous donner les chiffres que vous m'avez demandés au sujet des effectifs.

Nous sommes de plus en plus mobilisés dans la lutte contre la criminalité organisée et le blanchiment d'argent, dont le Gouvernement a décidé de faire une cause nationale, à l'instar de la lutte contre le terrorisme. La proposition de loi contre le narcotrafic que vous avez adoptée a enclenché une mobilisation qu'il convient d'accompagner.

Très franchement, le problème est que, face à des réseaux coordonnés et structurés, la lutte contre le blanchiment est organisée en silos, en tuyaux d'orgue, alors qu'elle pourrait être davantage centralisée. C'est tout le sens de la création de l'état-major interministériel de lutte contre la criminalité organisée (Emco), qui était prévue à l'article 1er de la loi sur le narcotrafic, mais à laquelle nous avons procédé par la voie réglementaire. J'ai récemment inauguré cette structure avec le Président de la République au siège de la DNPJ, où je vous invite à vous rendre si vous le souhaitez.

Jusqu'à présent, le chef de filat de la lutte contre le terrorisme était assuré par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et celui de la lutte contre la criminalité organisée incombait à la DNPJ, qui voit passer 80 % des affaires en la matière. Depuis un mois, il existe à Nanterre un plateau regroupant l'ensemble des services de renseignement et d'enquête des quatre ministères concernés : le ministère de l'intérieur ; celui de la justice, notamment par le biais de la direction du renseignement pénitentiaire ; celui de l'économie, dont dépendent Tracfin et les douanes ; et celui des armées, au travers de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

Cette organisation nous permettra de lutter beaucoup plus efficacement contre le blanchiment. Les premiers échos sont très bons. Le fait que des services différents soient regroupés sur un même lieu au service d'une cause nationale qui est poussée politiquement confère une force nouvelle à notre réponse contre cette pratique. Il est trop tôt pour dresser un premier bilan, mais cette structure est prometteuse.

Vous le savez, nos services d'enquête se répartissent dans trois pôles : la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), la DGPN et la préfecture de police de Paris, qui est chargée du renseignement. Au total, nous disposons de 3 563 enquêteurs spécialisés dans la délinquance financière.

La gendarmerie nationale s'appuie sur des effectifs centraux et un maillage territorial dense, composé de 2 199 enquêteurs spécialisés dans la délinquance économique et financière. S'y ajoutent 3 667 enquêteurs spécialisés dans le travail dissimulé et les fraudes sociales, et 244 enquêteurs spécialisés dans la traçabilité et la saisie des actifs numériques, grâce au dispositif Fintech.

Pour compléter le dispositif, la gendarmerie nationale dispose depuis 2019 d'une task force dite DEFI, consacrée à la délinquance financière et constituée de réservistes spécialisés : comptables, notaires, spécialistes des marchés publics... Ces profils sont très utiles aux enquêtes, car ils apportent leurs compétences propres et je souhaite que la police nationale intègre également des profils spécialisés à sa réserve.

Sur le plan de l'organisation, il existe trois échelons : le département, la zone de gendarmerie, qui comprend plusieurs départements, voire régions, et l'État. Les enquêteurs localisés dans les territoires peuvent recevoir le soutien des offices centraux, qui envoient au besoin des équipes nationales pour renforcer les équipes locales.

La police nationale dispose, quant à elle, de 1 364 enquêteurs spécialisés en matière financière, dont 236 opèrent au sein de deux offices centraux de la DNPJ, l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) et l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) - je laisse de côté le Service central des courses et jeux (SSCJ).

La formation est à mes yeux particulièrement importante. Côté gendarmerie, le Centre national de formation au renseignement et à l'investigation (CNFRI), situé à Rosny-sous-Bois, va augmenter sa capacité de manière très importante pour que nous disposions dans les prochaines années de 600 à 700 enquêteurs financiers de niveau 2 et 3, contre 532 actuellement. Nous allons donc produire un effort significatif pour former de nouveaux enquêteurs spécialisés.

En outre, tous les gendarmes qui sont affectés à la cellule nationale et aux cellules régionales de captation des avoirs criminels disposeront tous de la qualification DEFI 1. Un parcours de formation initiale et continue en captation des avoirs criminels va être créé et mis à disposition de l'ensemble des gendarmes, de même qu'une hotline dédiée.

Par ailleurs, l'Office central de lutte contre la fraude et le travail illégal (OCLTI) va poursuivre sa formation auprès des enquêteurs spécialisés au profit du ministère et de ses partenaires.

Une simplification normative nous semble nécessaire pour ne pas diluer le temps d'enquête dans des procédures fastidieuses et disposer des outils adaptés pour combattre les criminels pied à pied.

Tout d'abord, nous souhaitons étendre les procédures applicables à la criminalité organisée, en autorisant, par exemple, des gardes à vue d'une durée maximale de quatre-vingt-seize heures. Au regard des procédures très précises sur ces dossiers, qui découlent parfois des réponses de la personne gardée à vue, le délai classique semble un peu court. De nombreux enquêteurs appellent à en augmenter la durée.

Ensuite, nous pourrions modifier l'alinéa 5 de l'article 131-21 du code de procédure pénale pour étendre la confiscation des biens non justifiés aux infractions punies d'une peine d'emprisonnement de trois ans, contre cinq ans actuellement. Cela laisserait plus de latitude à nos enquêteurs et inclurait dans le périmètre de la mesure des infractions telles que l'abus de confiance, l'abus de faiblesse ou le travail dissimulé.

Comme dans le cas de la criminalité organisée, il existe des infractions incidentes au blanchiment : narcotrafic, proxénétisme, travail dissimulé, etc. Il s'agit d'un écosystème très étendu. Il s'agit de développer des stratégies pour prendre dans nos filets l'ensemble de ces infractions.

En outre, les enquêteurs devraient pouvoir accéder au fichier automatisé des données juridiques immobilières (Fidji), qui est administré par la direction générale des finances publiques (DGFiP), pour mieux détecter les biens immobiliers. C'est absolument fondamental.

De même, il est souhaitable de créer un registre national des IBAN virtuels, qui sont de plus en plus utilisés à des fins de fraude. Je pense notamment aux escroqueries aux faux ordres de virements et aux fraudes aux prestations sociales.

Nous proposons également d'imposer la déclaration à la DGFiP de tous les comptes de cryptoactifs détenus auprès d'un prestataire de services sur actif numérique français ou étranger pour tout assujetti et de créer un fichier national des comptes de cryptoactifs accessible aux enquêteurs, sur le modèle du fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba).

Enfin, nous voulons normaliser les réponses des établissements bancaires aux réquisitions des services et accélérer l'interconnexion des fichiers nationaux de comptes bancaires au sein de l'Union européenne. En effet, la délinquance financière se moque pas mal des frontières.

Une autre piste d'amélioration réside dans les progrès techniques et l'aide à l'enquête, par le développement d'outils informatiques performants. Très franchement, nous ne sommes pas toujours très performants en la matière. Je me bats pour que nous nous appropriions l'intelligence artificielle au sein du ministère et que nos policiers disposent de logiciels simplifiant leur travail. Je crois beaucoup en l'intelligence artificielle pour traiter des flux de données massifs. Il s'agit - je n'ose pas le dire en Vendéen - d'un véritable game changer.

Par ailleurs, nous devons poursuivre nos efforts de coordination interministérielle et interservices. Je suis persuadé que l'Emco va nous permettre de trouver les connexions humaines pour que nous travaillions mieux ensemble. Bercy dispose d'outils puissants et d'agents très professionnels. Aussi devons-nous parvenir à mieux travailler ensemble, ce qui est, me semble-t-il, de plus en plus le cas.

Je conclurai sur les actions immédiates et concrètes que j'ai lancées.

Tout d'abord, j'ai lancé des mesures nationales de coordination interministérielle pour assurer un continuum en matières judiciaire et de renseignement.

Ensuite, j'ai lancé une série de mesures d'ordre organisationnel et normatif, tant dans le domaine de la loi que dans le domaine réglementaire, voire infraréglementaire.

À l'échelle interministérielle, je travaille sur l'application de la loi visant à sortir du piège du narcotrafic, sur laquelle je ne reviens pas. Là encore, l'Emco sera un facteur d'accélération du traitement des flux financiers.

Un plan gouvernemental de lutte contre la criminalité organisée a été formalisé le 30 avril. Il marque la volonté ferme du Gouvernement de mobiliser tous les ministères et services de l'État, au-delà de l'Emco, contre les menaces protéiformes. Il prévoit ainsi la création d'un comité interministériel de lutte contre la criminalité organisée. Il s'agira d'une instance de suivi et de mise en oeuvre du plan, pour élargir l'action contre le blanchiment au-delà des quatre ministères actuellement mobilisés.

Nous attendons l'avis du Conseil constitutionnel sur la loi sur le narcotrafic et nous espérons qu'elle pourra être promulguée prochainement. L'Emco relevant du domaine réglementaire, nous avons pu le lancer avant même la promulgation de la loi pour ne pas perdre de temps.

L'application de la loi sera l'occasion de prendre des mesures concrètes. Par exemple, nous donnerons aux préfets la possibilité de fermer pendant six mois tout établissement ou commerce ouvert au public utilisé pour blanchir de l'argent. Le préfet du Val-d'Oise m'a dit il y a quarante-huit heures qu'il avait d'ores et déjà 146 commerces dans son radar. Actuellement, la réglementation sur les débits de boisson permet aux préfets de fermer assez facilement ce type d'établissement, mais pas les autres commerces qui sont utilisés pour blanchir l'argent sale. La loi va leur donner ce pouvoir.

Le plan prévoit également plusieurs circulaires interministérielles à destination de tous les enquêteurs pour systématiser l'enquête patrimoniale et démanteler les rouages financiers des organisations criminelles. Nous comptons par exemple étendre les poursuites pour les chefs de blanchiment, de non-justification des ressources ou de recel.

De plus, nous nous montrerons plus offensifs sur les saisies et confiscations et nous mobiliserons les bailleurs sociaux, les organismes de sécurité sociale et les services fiscaux. En effet, si j'ai déjà évoqué les services fiscaux, qui sont capitaux, j'estime que les organismes de sécurité sociale doivent être beaucoup plus mobilisés, car il existe une marge de manoeuvre. Si ce type de délinquance financière n'est pas le fait de grandes organisations, les sommes concernées, mises bout à bout, sont assez considérables.

Enfin, le plan national de lutte contre la corruption 2025-2027 est en cours de finalisation. Il devrait s'intégrer à notre stratégie globale et se décliner au sein du ministère de l'intérieur, mais aussi du ministère de l'économie et des finances. Une trentaine de mesures sont en cours d'arbitrage et seront bientôt finalisées.

Plus généralement, nous devons impérativement mener l'offensive contre les saisies et les confiscations en lien avec la coopération internationale pour assécher les flux financiers de manière vertueuse. Cela permettra de financer l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), d'abonder le budget de l'État, et donc de doter nos forces de sécurités intérieures.

Je l'ai évoqué précédemment, alors que le chiffre d'affaires annuel du narcotrafic est énorme, le montant des saisies s'y rapportant ne s'élève qu'à 117 millions d'euros - même si, je le précise encore une fois, ce chiffre n'inclut pas la valorisation des quantités de drogue qui sont saisies.

La loi du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur a déjà simplifié le dispositif pour laisser plus de latitude aux officiers de police judiciaire.

Cette offensive sur les mesures patrimoniales doit porter, par exemple, sur la facilitation de l'affectation des biens saisis avant jugement aux enquêteurs, y compris en matière de lutte contre le narcotrafic, et la facilitation d'identification des avoirs criminels à l'échelle internationale.

Au niveau ministériel, une réorganisation a été opérée en interne dans chacune des forces. La gendarmerie nationale a ainsi créé l'unité nationale de police judiciaire (UNPJ), qui permettra, depuis l'office central, de conforter les niveaux intermédiaires ou inférieurs. En outre, une task force de lutte contre le narcoblanchiment a été créée au sein de la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière de la DNPJ.

Je souhaite former davantage de services d'enquêteurs à l'arsenal juridique permettant l'appréhension de revenus illicites et généraliser au sein des forces de sécurité le recours à la présomption de blanchiment. Cet outil fondamental est trop peu utilisé actuellement, peut-être par manque de connaissance. Nul besoin de légiférer : il figure déjà dans notre arsenal législatif.

Nous sommes pleinement mobilisés pour promouvoir cet agenda. J'ai largement abordé le sujet avec mes homologues européens au cours de réunions des ministres chargés de la justice et des affaires intérieures (JAI). Notre préoccupation est désormais très largement partagée à l'échelle communautaire. Par ailleurs, j'ai demandé à ce que la France accueille d'ici à la fin de l'année la prochaine réunion de la coalition ministérielle contre le crime organisé.

Sur le plan opérationnel local, nous avons, comme je l'ai déjà indiqué, lancé des opérations Villes de sécurité renforcée, qui reposent sur une triple stratégie : judiciaire, pour démanteler les réseaux ; sécuritaire classique ; et d'entrave administrative. Il s'agit d'opérations à 360 degrés, mettant autour de la table l'ensemble des services de l'État, et non les seuls services fiscaux. Les services vétérinaires, par exemple, peuvent aussi être mobilisés. L'idée est de déployer tous les moyens dont dispose l'État pour entraver le narcotrafic et le blanchiment.

Il nous faut également redynamiser les GIR et nous préparons un grand plan de lutte contre la fraude à l'immatriculation. Il s'agit en effet d'un levier pour lutter contre le narcotrafic et le blanchiment. Au-delà des go fast, les confiscations de véhicules opérés lors de rodéos urbains mettent au jour des systèmes de fraudes, reposant sur des garages virtuels.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre d'État. Vos propos corroborent plusieurs de nos constats. J'ai senti que certaines de vos annonces provoquaient des élans de satisfaction chez Mme la rapporteure, à qui je cède la parole sans plus attendre.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur le ministre d'État, il s'agit de notre dernière audition. Dans la suite du président de la commission d'enquête, je tiens à exprimer mes remerciements à l'ensemble des services, qui font preuve d'une grande compétence et s'investissent beaucoup dans leur travail. Ils se sont d'ailleurs montrés très intéressés par le spectre de nos travaux, car le narcotrafic n'est pas le seul problème.

En effet, la pluridisciplinarité des délinquants appelle à analyser la situation à 360 degrés. C'est ce que nous nous sommes efforcés de faire au travers de cette commission d'enquête, en intégrant à nos réflexions le trafic de migrants, la contrefaçon, le trafic de pierres précieuses, le trafic d'art, etc.

Vous nous annoncez, monsieur le ministre d'État, qu'un plan d'action gouvernemental a été lancé ; comme vous appelez vous-même à sortir d'une organisation en tuyaux d'orgue, j'espère qu'il associera nos travaux, d'autant plus que nous dressons manifestement les mêmes constats.

Je tiens à souligner que nous ne sommes pas en concurrence avec le remarquable travail qui a été réalisé au Sénat contre le narcotrafic, qui a provoqué un réveil et un sursaut. Au contraire, nous nous inscrivons pleinement dans cette démarche.

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - Quand comptez-vous déposer vos conclusions ?

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le 18 juin, une date symbolique.

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - C'est en effet une très belle date ! (Sourires.)

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je me limiterai à deux questions pour laisser les autres membres de la commission vous interroger.

Envisagez-vous d'inclure plus explicitement nos services de renseignement, notamment la DGSI, dans la lutte contre la criminalité organisée ?

Dans la lutte contre la délinquance de basse intensité, un amendement visant à augmenter le pouvoir des greffes pour lutter contre les entreprises éphémères a été rejeté à quelques voix près lors de l'examen de la proposition de loi contre le narcotrafic. Nous formulerons des propositions très importantes sur ce sujet, de façon à ralentir, si je puis dire, le permis de conduire des entreprises, c'est-à-dire le contrôle des greffes, pour éviter que des entreprises éphémères n'entrent dans le circuit pour blanchir de l'argent.

Ma deuxième question porte sur la fraude sociale, dont vous avez parlé. Envisagez-vous de reconsidérer la proposition qu'avait faite Gabriel Attal de lier carte de séjour et accès aux droits pour éviter des fraudes ?

Nous savons que l'expiration d'un titre de séjour ne met pas fin à la perception des droits sociaux, ce qui est problématique. La Cour des comptes a en effet évalué que 500 000 personnes bénéficieraient d'aides sociales alors que leur titre de séjour n'est plus valable et qu'elles sont donc en situation irrégulière.

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - La DGSI a toute sa place dans la lutte contre le blanchiment. Je l'ai citée explicitement dans mon propos liminaire. Elle est l'une des composantes de mon ministère dont les effectifs ont été le plus renforcés, à juste titre. Elle est non seulement chargée de la lutte contre les ingérences étrangères, mais aussi, avec succès, de la lutte antiterroriste. Depuis la dernière vague d'attentats, que l'on peut faire remonter à celui perpétré par Mohammed Merah à Toulouse en 2012, nous avons déjoué quatre-vingt-six attentats. Du fait de la tenue des jeux Olympiques et Paralympiques à Paris, notre pays n'a jamais été confronté à autant de tentatives d'attentat qu'en 2024. Or il n'y a eu aucun mort.

Je ne suis pas en train de vous dire que nous sommes absolument prémunis contre les attentats, mais notre lutte antiterroriste rencontre des succès. Désormais, la menace exogène est moindre, même si elle existe toujours, notamment en provenance du Khorassan. La menace provient avant tout de l'intérieur.

Si je fais ce détour, c'est pour expliquer que si nous avons voulu associer pleinement la DGSI à la lutte contre la délinquance financière, nous ne voulons pas non plus la détourner de ses objectifs principaux. Nous avons vu dans d'autres pays européens, mais aussi aux États-Unis, à quel point les actes de terrorismes constituaient une menace majeure.

La DGSI apportera toute son expertise sur le plateau de l'Emco à Nanterre, qui concentre toutes nos ressources humaines de lutte contre le blanchiment, notamment en matière de procédure, mais elle n'est pas cheffe de file. Il en a été question, mais j'estime sincèrement que cela aurait été une erreur. La DNPJ traite plus de 80 % des affaires de narcotrafic et de criminalité organisée ; il est légitime qu'elle dispose du chef de filat.

En ce qui concerne le contrôle des greffes, cela relève plutôt de Bercy, voire du ministère de la justice.

Quant aux fraudes sociales, je souscris totalement à votre proposition, mais il s'agit là encore d'un sujet interministériel. J'ai récemment pris connaissance d'une note sur la Belgique et je pense que nous devons aller dans la direction que vous proposez. Cela nous rendra beaucoup plus efficaces par rapport à ce type de fraude, qui est massive.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les titres de séjour relèvent de votre ministère.

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - Tout à fait, et nous tiendrons compte de vos remarques. J'irai même plus loin. Plusieurs rapports du Sénat et de la Cour des comptes ont mis au jour un nombre de cartes Vitale bien supérieur au nombre d'habitants. Pour y remédier, il me semblerait normal de fusionner la carte d'identité et la carte Vitale.

M. Dany Wattebled. - Monsieur le ministre d'État, nous savons très bien que l'un des meilleurs moyens de lutte contre la fraude est le croisement des fichiers. À quand un document unique faisant office de carte d'identité, de carte de sécurité sociale et de permis de conduire ? C'est facile à mettre en oeuvre : les Estoniens l'ont fait, les Belges l'ont fait... Nous avons dix ans de retard ! Il suffit de tout regrouper dans une carte à puce pour éviter les fraudes. C'est une question de volonté politique ! Nous en parlons beaucoup, mais nous ne le faisons pas. Notre imprimerie nationale est performante, il suffit de prendre la décision !

Mme Nadine Bellurot. - Monsieur le ministre d'État, je salue votre volonté énergique de lutter contre la criminalité organisée et l'insécurité en général.

Deux ans après la réforme de la police judiciaire, Jérôme Durain et moi-même sommes en train de travailler à un point d'étape. Nous avons auditionné le directeur général de la police nationale et le directeur national de la sécurité publique. Nous n'avons pas encore de conclusions à rendre, mais les premiers retours sur la territorialisation de la police judiciaire font état de quelques difficultés de mise en oeuvre. Or il s'agit d'un enjeu d'efficacité qui rejoint vos préoccupations. Réfléchissez-vous à cette territorialisation de votre côté ?

J'ai présenté ce matin en commission des lois mon rapport sur la proposition de loi visant à renforcer et sécuriser le pouvoir préfectoral de dérogation afin d'adapter les normes aux territoires. Il s'agit de normes réglementaires de forme, mais également de fond. Les préfets font actuellement preuve d'une forme de frilosité, notamment à cause de la responsabilité pénale qui leur incombe, mais ils doivent s'emparer de cet outil, qui peut être très utile dans les territoires.

M. Grégory Blanc. - Monsieur le ministre d'État, tout au long de nos travaux a été évoquée l'importance du blanchiment de basse intensité. Lors des auditions des services relevant de votre ministère, plusieurs remarques ont été formulées, mais je suis resté sur ma faim en ce qui concerne les moyens d'enrichir les services qui interviennent en matière de criminalité financière.

Je pense à la complexification des schémas, mais aussi aux compétences qui sont nécessaires. L'idée que la police nationale recourt davantage aux réserves, à l'instar de ce que fait la gendarmerie, est constructive. Pour autant, le suivi des enquêtes nécessite une forme de constance. Quelles sont vos orientations sur ce point ?

Par ailleurs, quelle est votre philosophie sur le fait d'associer les élus locaux au suivi des commerces contribuant au blanchiment ? La question d'associer les polices municipales, par exemple, se pose. De même, la question de l'accès aux fichiers est un vaste sujet.

Enfin, si la fraude sociale existe, il existe également une forme de blanchiment liée à la non-délivrance de titres de séjour à des personnes qui travaillent dans des entreprises. Comment abordez-vous cet aspect des choses ?

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - Monsieur Wattebled, je suis favorable au document unique, mais nous venons à peine de moderniser la carte d'identité, malheureusement... Il faudra néanmoins aller plus loin. France Identité numérique permettra de sécuriser numériquement certaines démarches.

Le Sénat avait demandé à l'État, il y a deux ou trois ans, de numériser et de rendre infalsifiables les cartes Vitale. C'était une piste, mais, vous avez raison, la meilleure solution est de réunir dans un seul document le permis de conduire, la carte Vitale et la carte d'identité. Néanmoins, cette mesure représente un investissement très important, et il faut examiner les effets de bord juridiques du croisement des fichiers avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil).

Madame Bellurot, lorsque je suis arrivé au ministère, la réforme venait d'être déployée. C'est une manie française : chaque ministre veut sa réforme. Or celle-ci était très lourde, et je n'ai pas souhaité tout bouleverser. En revanche, il est possible de compléter ou d'améliorer les choses, notamment en ce qui concerne la police judiciaire (PJ). C'est d'ailleurs au sein de cette dernière que la réforme a été le plus contestée. L'inspection générale de la police nationale (IGPN) m'a rendu ses premières conclusions sur la réforme, lesquelles sont à 80 % positives.

Je saisirai l'inspection générale de l'administration (IGA) pour compléter le travail de l'IGPN, et ferai des propositions dans les prochains mois. Il faudrait permettre une meilleure mutualisation des moyens d'enquête au niveau territorial, entre les échelons départemental, régional et zonal.

En ce qui concerne le pouvoir dérogatoire du préfet, je ne peux qu'y être favorable, car j'ai largement soutenu cette idée lorsque j'étais au Sénat. Nous avions expérimenté cette mesure dans dix départements dans un premier temps, avant de la généraliser.

Depuis mon entrée en fonctions, je me bats pour que l'État territorial soit organisé au niveau du préfet de département. Je souhaite une unité de commandement : le préfet de département doit avoir autorité sur l'ensemble des services de l'État, comme le prévoit le décret du 29 avril 2004 relatif aux pouvoirs des préfets. Les élus doivent avoir un seul interlocuteur, et l'État ne doit pas parler de plusieurs voix.

Il faut accompagner cette mesure d'un renforcement du pouvoir de dérogation, afin que le préfet puisse ajuster les normes nationales au terrain. Jusqu'à présent, il n'est possible de déroger qu'à la norme réglementaire, mais le Premier ministre me disait il y a quelques jours qu'il souhaitait finaliser rapidement le décret de 2004 et préparer un projet de loi pour sécuriser le pouvoir de dérogation des préfets, et peut-être même l'étendre. Je n'y vois que du positif !

Mme Nadine Bellurot. - Vous êtes en partie comblé : nous avons inclus ce matin les établissements publics lorsque nous avons examiné en commission des lois la proposition de loi visant à renforcer et sécuriser le pouvoir préfectoral de dérogation afin d'adapter les normes aux territoires.

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - C'est effectivement mon souhait de placer les établissements publics et les opérateurs sous l'autorité du préfet. Bravo !

Monsieur Blanc, les commerces sont fermés ! Je vous donnerai un exemple très concret : le maire de Belfort, où je me suis rendu récemment, a dû acquérir 32 commerces pour éviter que les commerces ne tombent dans le blanchiment d'argent sale. Désormais, le préfet pourra les fermer. Les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) sont la structure la plus pertinente sur cette question : présidés, en formation plénière, par le préfet et le procureur de la République, ils réunissent l'ensemble des administrations de l'État. C'est dans ce cadre que l'on a, par exemple, fait fermer une boucherie à Grenoble qui faisait 5 millions d'euros de chiffre d'affaires...

Les préfets doivent aussi dialoguer avec les maires, qui doivent être associés ; en matière d'urbanisme commercial, ce sont les maires qui sont compétents. Dans certains Codaf, des préfets et des procureurs ont déjà développé ce type de lien, lequel est nécessaire.

En ce qui concerne les titres de séjour, nous sommes en train de nous organiser. L'Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim) est chargé de démanteler les filières de trafiquants. Nous avons lancé il y a quelques mois la cellule d'échange de renseignement sur le trafic de migrants (Certim), qui réunit la DGSE, la DGSI et les services de Bercy, pour une meilleure efficacité en matière de démantèlement des filières. Nous avons repéré des filières sur la frontière espagnole ; nous allons nous en occuper. Auparavant, nous avions des problèmes dans les Hautes-Alpes, mais l'Italie ayant conclu des accords avec la Libye, l'Égypte et surtout la Tunisie, nous avons constaté une baisse des entrées irrégulières dans ce département. Le flux passe désormais par les Canaries et remonte via l'Espagne.

Mme Sylvie Vermeillet. - Je vous remercie pour les pistes d'action que vous avez énoncées dans votre propos liminaire : elles font écho à ce que nous avons entendu lors de nos nombreuses auditions. L'une d'elles retient particulièrement mon attention : comment comptez-vous obtenir un fichier nominatif des détenteurs de cryptomonnaies ? Il s'agit d'un problème épineux !

M. André Reichardt. - Je fais mienne la question de Sylvie Vermeillet sur le fichier des cryptomonnaies et je l'élargis au plan international, les cryptomonnaies n'étant pas françaises. Comment mettre en place l'équivalent d'un Ficoba européen, voire international, pour les cryptomonnaies ?

On sait bien que, derrière la criminalité organisée, on trouve souvent une organisation internationale du crime. Je souhaite vous interroger sur l'aspect international de la criminalité organisée, qui ne connaît pas de frontières. Je salue vos actions et me félicite de votre volonté de mettre en oeuvre le plan stratégique multiforme que vous avez évoqué, mais l'approche franco-française est-elle suffisante ? Ne faudrait-il pas une approche plus internationale ? Certains États étrangers font de l'influence étrangère leur fonds de commerce.

J'ai eu l'occasion d'aller en Estonie dans le cadre de la commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères : j'ai vu à quel point ce pays avait pris conscience de l'influence étrangère russe, qui utilise tous les vecteurs, notamment le crime organisé. Ma question est très directe : y a-t-il des pays étrangers derrière les organisations internationales du crime qui agissent dans notre pays ?

Par ailleurs, je veux insister sur la nécessité de mener un important travail de formation de l'ensemble des services. J'en profite pour rendre hommage à ceux qui travaillent pour ces services et que nous avons entendus dans le cadre de cette commission d'enquête. Existe-t-il véritablement, à tous les niveaux, une prise de conscience de la dimension internationale du crime organisé ? Prenons l'exemple de ce qui s'est passé récemment dans les établissements pénitentiaires : comment imaginer que la criminalité organisée était derrière cette action de lutte contre la détention de criminels dans notre pays ? Nous avons franchi un niveau en la matière.

Enfin, je termine sur la nécessité d'assurer la protection des maires. Dans la lutte contre la criminalité organisée, ils sont souvent en première ligne. Vous évoquiez le cas du maire de Belfort qui a été obligé d'acheter de nombreux locaux : il a dû passer par des préemptions. Or la préemption, cela ne s'improvise pas : si elle est faite à mauvais escient, on se fait retoquer. Le besoin de protection des maires est-il suffisamment pris en compte ?

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - Madame Vermeillet, le fichier nominatif des détenteurs de cryptoactifs est un sujet complexe, qui comprend, à la fois, une dimension interministérielle - le sujet dépend un peu plus de Bercy que du ministère de l'intérieur - et internationale, notamment européenne. J'en ai discuté avec le secrétaire général d'Interpol, mais il faudrait aussi y travailler avec Europol.

La question des fichiers est difficile. Souvenez-vous de la levée de boucliers sur les messageries cryptées, alors que, si nous y avions eu accès, on aurait sans doute pu prévenir le meurtre terroriste d'Arras. Le problème est le même avec le fichier nominatif des détenteurs de cryptoactifs ; il faut donc faire attention. La loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic a érigé en présomption de blanchiment l'usage d'un mixeur de cryptos.

Monsieur Reichardt, nous devons développer une meilleure coopération judiciaire, notamment pour les extraditions, avec les pays dans lesquels résident de gros bonnets du trafic de drogue. En réalité, la coopération internationale est plutôt bonne. Nous travaillons bien notamment avec le Maroc. À Marseille, il y a deux clans rivaux : la DZ Mafia et le clan Yoda, dont fait partie Félix Bingui, qui a été arrêté au Maroc. Ce pays a également donné un coup de main dans le cadre de l'important coup de filet qui a suivi l'arrestation de Mohamed Amra. Pour autant, je le redis, nous pouvons améliorer la coopération internationale, notamment avec les pays d'Amérique latine pour ce qui concerne le trafic de drogue.

M. André Reichardt. - J'évoquais les États qui mènent d'abord des opérations d'influence dans d'autres pays avant de passer à la criminalité organisée - suivez mon regard... Malheureusement, cela existe !

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - Bien sûr, mais pas en tant qu'État ; il s'agit plutôt en réalité d'une forme de laisser-aller ou de complicité indirecte. Nous y prêtons aussi une grande attention. Ces dossiers sont traités par la DGSI et la DGSE.

Pour ce qui concerne les maires, vous avez voté une loi en mars 2024 qui aligne les peines encourues pour violences contre des élus locaux sur celles qui visent les violences volontaires sur les agents des forces de sécurité. La protection fonctionnelle a aussi été étendue et rendue automatique.

Depuis, nous avons mis en place un kit sécurité ; 3 400 référents « atteintes aux élus » ont été mis en place dans les gendarmeries et les commissariats sur l'ensemble du territoire. Les associations de maires doivent diffuser cette information. Nous avons aussi prévu d'autres moyens, la priorisation d'appel : nous pouvons repérer directement un maire qui compose le 17 parce qu'il est menacé grâce à l'enregistrement préalable de certains numéros.

Lors de la discussion de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, j'ai refusé les amendements qui tendaient à mettre le maire trop en avant dans le cadre de la procédure d'expulsion ; je préfère que soient exposés des fonctionnaires comme les préfets. Ainsi, ces derniers se substitueront aux bailleurs, notamment sociaux, mais parfois aussi privés, qui ont peur des représailles pour enclencher les démarches d'expulsion.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre d'État, pour vos réponses. Cette audition était la dernière d'une longue série. J'espère que nos travaux seront profitables à l'action du ministère de l'intérieur par la suite.

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