LA CODIFICATION DES DISPOSITIONS OUTRE-MER :
UNE
SIMPLIFICATION VRAIMENT IMPOSSIBLE ?
ARTICLE DE M. FLORIAN ROUSSEL
Des « compteurs » et « tableaux » « Lifou » aux « grilles de lecture » en passant par les antinomiques « mentions d'applicabilité de plein droit », la codification du droit de l'outre-mer s'est enrichie ces dernières années de nombre d'expressions qui sont devenues usuelles pour les rares spécialistes du sujet mais qui demeurent obscures pour les juristes non avertis...
Ces techniques rédactionnelles alimentent la réputation d'hermétisme de ce droit et soulèvent régulièrement des interrogations au sein des administrations et des praticiens du droit, quand ce n'est pas dans l'enceinte même du Palais Royal. Et pourtant, elles ne poursuivent pas d'autre objectif que, précisément, celui de limiter autant que faire se peut la complexité intrinsèque du droit de l'outre-mer. Cette dernière réside en grande partie dans le choix politique fait en 2003 par le pouvoir constituant, de mettre fin à la classique distinction binaire entre les départements et territoires d'outre-mer, en renvoyant au statut de chaque collectivité le soin de déterminer les conditions dans lesquelles les lois et règlements s'appliquent localement.
C'est afin de limiter les inconvénients qui peuvent en résulter pour le lecteur que la commission supérieure de codification (CSC) et les sections administratives du Conseil d'État ont choisi d'expliciter dans les codes, de façon aussi claire et précise que possible, les modalités de leur application outre-mer, quitte à augmenter le volume de leurs dispositions. Cette doctrine, souvent encore méconnue, mérite d'être ici exposée, de même que les autres pistes d'évolution, juridiquement plus complexes ou techniquement délicates à mettre en oeuvre, qui sont parfois évoquées pour améliorer la lisibilité du droit de l'outre-mer, dans le cadre constitutionnel existant.
Les difficultés soulevées
L'élaboration des dispositions outre-mer des codes se heurtent à plusieurs contraintes. Certaines tiennent à la mise en oeuvre du principe de spécialité et à son application différenciée selon les territoires ; d'autres au choix, de plus en plus systématique, de mentionner au sein même des codes les conditions de leur applicabilité dans l'ensemble des collectivités ultramarines, même lorsque le droit local diffère de façon substantielle de celui applicable en métropole.
Des conditions d'applicabilité du droit variables selon les territoires et les matières
Les conditions d'applicabilité des lois et règlements demeurent relativement simples dans les collectivités relevant de l'article 73 de la Constitution, à savoir les quatre anciens « DOM-ROM » (La Réunion, la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane) ainsi, depuis le 31 mars 2011, que Mayotte. Les textes s'y appliquent en effet, en principe, de plein droit, à moins qu'ils n'en disposent autrement - ce qui n'est possible que si des caractéristiques et contraintes particulières le justifient. Si l'on réserve l'hypothèse rare des lois et règlements antérieurs au changement de statut et qui n'auraient pas été ensuite expressément étendus, le risque d'erreur pour le lecteur est donc limité.
En revanche, pour les collectivités à statut spécifique, qu'il s'agisse de celles relevant de l'article 74 de la Constitution (à savoir les anciens « TOM » que sont la Polynésie française, Wallis et Futuna et Saint-Pierre-et-Miquelon, ainsi que les deux nouvelles collectivités créées en 2007, Saint-Martin et Saint-Barthélemy) et la Nouvelle-Calédonie, la compréhension du droit applicable se complique singulièrement. Il en est de même des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), dont le statut est défini par la loi, en vertu de l'article 72-3.
À la logique relativement simple privilégiée jusqu'en 2003, qu'on pourrait qualifier de « prêt-à-porter » - les textes ne s'appliquent que sur mention expresse, sous réserve des seules « lois de souveraineté », en nombre limité -, la Constitution substitue désormais une logique de « sur-mesure ». Il convient ainsi de se reporter au statut de chaque collectivité pour déterminer non seulement, comme c'était déjà le cas auparavant, le champ de ses compétences, mais également le champ d'application de l'obligation de consultation de la collectivité (qui a été, de façon opportune, largement harmonisé) et surtout les conditions d'applicabilité des textes, de plein droit (principe d'identité législative) ou sur mention expresse (principe de spécialité législative).
Dans les collectivités de l'Atlantique, c'est le principe d'identité législative qui continue de prévaloir le plus souvent, sous réserve des matières relevant de la compétence des collectivités et, pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy, du droit de l'entrée et du séjour des étrangers.
En Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, au contraire, la logique est inversée : les textes ne s'appliquent pour la plupart que sur mention expresse (sous réserve de respecter le domaine de compétence étendu des collectivités), à la seule exception des matières pour lesquelles le statut de la collectivité prévoit une application de plein droit. Ce périmètre de l'identité législative est cependant plus étendu que celui des « lois de souveraineté », dont le périmètre était auparavant défini par la jurisprudence du Conseil d'État, puisqu'il englobe notamment la procédure administrative contentieuse ou encore les droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations de l'État et des communes.
À Wallis et Futuna, en l'absence d'actualisation de l'ancien statut de 1961, le principe de spécialité législative continue de prévaloir, à la seule exception des « lois de souveraineté ». Enfin, dans les TAAF, le principe de spécialité législative connaît de nombreuses exceptions, notamment en ce qui concerne le droit pénal.
Cette logique de différenciation peut être source d'erreurs multiples, tant pour l'auteur des textes que pour leur lecteur. Le premier doit notamment veiller à bien appréhender le champ des matières relevant de l'identité législative, ce qui n'est pas toujours aisé, en particulier dans les collectivités du Pacifique
(1). À la nécessité de bien distinguer le champ des compétences de l'État et celui des collectivités à statut spécifique s'ajoute ainsi désormais une seconde distinction, au sein même des compétences de l'État, entre les textes qui sont applicables de plein droit et ceux qui ne peuvent l'être que sur mention expresse.
Quant au lecteur, il doit être particulièrement vigilant lorsque le texte est silencieux sur son applicabilité outre-mer : faut-il en déduire qu'il est applicable de plein droit ou qu'il est inapplicable ? Et il doit également avoir à l'esprit les erreurs, toujours possibles, de l'auteur du code quant à l'applicabilité outre-mer de telle ou telle disposition...
Les conditions de mise en oeuvre du principe de spécialité législative
Autre difficulté fréquemment relevée : le principe de spécialité législative implique, comme l'a jugé le Conseil d'État dans sa célèbre décision Élections municipales de Lifou de 1990
(2), que les textes modifiant des textes applicables outre-mer sur mention expresse doivent eux-mêmes comporter une mention à cette fin. Par simple oubli ou dans l'ignorance de cette jurisprudence, nombre de dispositions modificatives demeurent ainsi inapplicables dans les collectivités du Pacifique, alors que rien ne le justifie. En l'absence de précision, le lecteur, même averti des subtilités du droit de l'outre-mer, pourra en outre être induit en erreur à ce sujet, s'il n'a pas le temps et la présence d'esprit de s'assurer de l'applicabilité outre-mer du texte modificatif...
La difficulté principale réside alors, non pas tant dans l'élaboration de la version initiale du code, généralement fiable sur son applicabilité outre-mer, que dans son actualisation régulière, lorsqu'il s'agit d'étendre outre-mer des modifications apportées aux dispositions métropolitaines.
La volonté politique de constituer des codes consolidés incluant l'outre-mer
L'importance de ces difficultés doit, il est vrai, être relativisée en ce qui concerne certains codes. On songe notamment à ceux qui ont, pour l'essentiel, vocation à s'appliquer de plein droit, avec des adaptations en nombre relativement limité, dans les collectivités de l'Atlantique et de l'océan Indien, et qui sont, en revanche, inapplicables dans les collectivités du Pacifique, soit parce que le droit métropolitain n'y a jamais été étendu, soit, le plus souvent, parce que la matière y relève de la compétence de ces collectivités. Tel est le cas, par exemple, du code du travail ou du code de la sécurité sociale. Il en est de même, pour l'essentiel, du nouveau code de l'artisanat, entré en vigueur le 1er juillet dernier.
En revanche, il est de nombreux autres codes pour lesquels l'élaboration des dispositions ultramarines s'est avérée extrêmement délicate, allant parfois jusqu'à interroger le choix de les intégrer au code concerné.
Ainsi, en ce qui concerne l'applicabilité du code des relations entre le public et l'administration (CRPA) en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, il a été nécessaire de distinguer trois séries de dispositions
(3) :
- celles relevant des relations entre le public et les collectivités à statut spécifique, relevant de la compétence de ces dernières ;
- celles relevant des relations entre le public et l'État, les communes et leurs établissements, applicables de plein droit ;
- celles relevant des relations entre le public et les autres organismes de service public rattachés à l'État et aux communes, applicables sur mention expresse.
Quant au code général de la fonction publique, il résulte de son article L. 8 que les conditions d'application de ses dispositions varient, dans les collectivités du Pacifique, en fonction de l'identité de l'employeur public (État, collectivité ou commune) mais également du statut de l'agent (titulaire ou contractuel).
Pour d'autres codes dont les dispositions outre-mer ont été récemment réécrites, comme le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) ou le code monétaire et financier, c'est le volume des adaptations rendues nécessaires par l'applicabilité outre-mer qui constitue le principal obstacle à la lisibilité. Pour prendre un seul exemple parmi bien d'autres, l'article R. 445-2 du CESEDA, consacré à l'applicabilité du seul livre IV en Polynésie française, comprend pas moins de 65 adaptations aux dispositions applicables en métropole... D'aucuns pourraient, dans ces conditions, être tentés de regretter les anciens ordonnances et décrets régissant entièrement la matière dans les collectivités du Pacifique et qui étaient gages de lisibilité, si ce n'est de parfaite harmonisation avec le droit métropolitain.
Mais, pour la grande majorité des codes tout au moins, cette nostalgie de certains praticiens pour un passé qu'ils n'ont, pour la plupart, pas connu ne saurait cependant durer qu'un bref instant. L'existence de textes épars applicables à chacune des collectivités, tels les vieux arrêtés gubernatoriaux, n'a jamais été synonyme d'accessibilité du droit. Et leur actualisation a bien souvent laissé à désirer. Un exemple particulièrement illustratif, mis en évidence dans le cadre de l'élaboration du code pénitentiaire, est fourni par le code de procédure pénale, dont nombre de dispositions n'avaient été, jusqu'à une date récente, étendues dans les collectivités du Pacifique que très partiellement et sur la base de textes pour certains indisponibles sur Légifrance...
Les options légistiques actuellement retenues dans le cadre de la codification
Qu'elles découlent des statuts des collectivités, de la jurisprudence du Conseil d'État ou de choix politiques, ces différentes contraintes doivent être prises en compte dans l'élaboration des dispositions outre-mer des codes. La CSC et les sections administratives du Conseil d'État se sont ainsi efforcées ces dernières années d'en minimiser l'effet sur le lecteur
(4).
L'élaboration des « tableaux lifou »
De toutes les techniques rédactionnelles ainsi mises en oeuvre, la plus visible et la plus commentée aura été incontestablement l'insertion, au sein des codes, de « tableaux Lifou », indiquant, pour chaque disposition ou groupe de dispositions, la version de la loi ou du décret applicable dans la collectivité concernée : s'agit-il de la rédaction issue de la dernière modification rendue applicable en métropole ? Ou s'agit-il d'une version plus ancienne, les modifications ultérieures du texte n'ayant pas été rendues expressément applicables dans la collectivité ?
Outre qu'elle permet d'éviter que le lecteur soit induit en erreur par une mention d'application générale ne correspondant pas à la dernière modification du texte et qu'elle lui épargne, en outre, le soin de rechercher si l'ensemble des modifications successives du texte ont bien été rendues applicables dans la collectivité concernée, le recours à ces tableaux, qui fait suite à un choix fait en 2013 lors de l'élaboration de la partie réglementaire du code de la sécurité intérieure
(5), facilite également l'actualisation des codes. Même s'il n'est pas familier des questions ultramarines, l'auteur des modifications oubliera moins souvent de prévoir leur extension outre-mer.
Et l'écriture s'en trouve également facilitée si on compare ces tableaux, certes volumineux, avec la technique plus ancienne dites des « compteurs Lifou », consistant à insérer des articles ou des alinéas distincts, regroupant l'ensemble des dispositions applicables à la collectivité dans leur version issue d'un texte déterminé. Cette option alternative, qui avait été privilégiée dans des codes plus anciens, a certes le mérite de condenser les dispositions outre-mer, mais elle n'en facilite cependant pas la lecture, puisque l'utilisateur du code est contraint d'examiner ces dispositions l'une après l'autre afin de s'assurer que l'article dont il recherche l'applicabilité outre-mer n'est pas localement applicable dans sa version issue de tel ou tel texte
(6).
Par comparaison, les « tableaux Lifou » suivent rigoureusement l'ordre des dispositions dont ils précisent l'application outre-mer. Le lecteur sait donc à quel emplacement précis il lui faut rechercher l'éventuelle applicabilité outre-mer de l'article considéré.
C'est dans ce même souci d'accessibilité que le choix a été fait, dans les parties réglementaires des codes, de regrouper les dispositions en « R. » (décret en Conseil d'État) et en « D. » (décret simple) au sein d'un même tableau, en respectant dans tous les cas la numérotation de la partie métropolitaine du code. Une disposition en « D. » pourra ainsi précéder une disposition en « R. » si la numérotation des dispositions métropolitaines qu'elle étend et adapte le justifie. Ce choix, qui a dernièrement été mis en oeuvre en ce qui concerne la partie réglementaire du code monétaire et financier, évite notamment que le lecteur trop pressé soit induit en erreur par l'absence de mention d'applicabilité dans le tableau regroupant les dispositions en « R. » et qu'il ne songe pas à se reporter au tableau figurant à l'article suivant, précisant les conditions d'applicabilité des articles en « D. »...
Enfin, dans le cadre de l'élaboration du code pénitentiaire, il est apparu opportun de faire également mention dans ces tableaux des dispositions du code qui se bornent à renvoyer à d'autres textes. En effet, si une telle indication n'est pas juridiquement nécessaire - il importe uniquement, sur le plan juridique, que cette mention d'extension soit prévue dans le texte d'origine -, un tel rappel demeure préférable dans un souci de clarté et de lisibilité.
L'explicitation des dispositions applicables de plein droit outre-mer
Une autre technique rédactionnelle développée ces dernières années consiste à introduire dans les codes des dispositions identifiant les articles qui sont applicables de plein droit dans la collectivité concernée.
Une telle indication ne constitue certes bien évidemment pas une contrainte juridique pour l'auteur du texte, puisque l'applicabilité de plein droit d'une disposition implique précisément qu'il n'est pas besoin d'ajouter une mention d'application pour qu'elle soit localement applicable. Le risque est alors d'encombrer les codes de mentions inutiles, avec en outre un risque d'oubli ou d'erreur : l'absence d'une telle mention pourrait être interprétée comme révélant l'inapplicabilité des dispositions concernées, alors qu'elle résulte simplement d'un oubli de la part de l'auteur des dispositions outre-mer...
Ce choix paraît cependant s'imposer, tout au moins dans les codes qui regroupent des dispositions pour certaines applicables de plein droit dans une collectivité déterminée et pour d'autres applicables dans cette même collectivité sur mention expresse. De telles mentions ont ainsi été introduites pour la première fois dans le code de la défense et surtout dans le CRPA, pour lequel la distinction entre les règles applicables de plein droit et celles qui le sont sur mention expresse est, comme il a été dit, particulièrement délicate. En leur absence, le lecteur non averti pourrait en effet penser à tort que telle disposition applicable de plein droit est en fait inapplicable. Et même averti, il lui faudrait à tout le moins se reporter au statut de la collectivité pour s'assurer au cas par cas ce qu'il en est précisément...
Si ces mentions sont ainsi surtout utiles en ce qui concerne les collectivités du Pacifique, où nombre de matières dans le champ de la compétence de l'État continuent de relever du principe de spécialité législative, elles tendent désormais à être généralisées, à des fins de pédagogie, à l'ensemble des collectivités à statut spécifique et même à celles de l'article 73 de la Constitution. C'est le cas, par exemple, en ce qui concerne le CRPA ou, plus récemment, le code pénitentiaire.
De telles dispositions ne se confondent cependant nullement avec les mentions expresses d'application puisqu'à la différence de ces dernières, il ne saurait être question pour celles-ci d'indiquer la version de l'article applicable à la collectivité. Le code se borne à indiquer que l'article (ou le groupe d'articles) est applicable de plein droit à la collectivité et aucune actualisation n'est ensuite requise en cas de modification ultérieure des dispositions de droit commun.
Dans un souci, là encore, de faciliter le maniement des codes, de telles dispositions tendent aujourd'hui à être insérées au sein même des « tableaux Lifou ». Ce choix, fait initialement en ce qui concerne le CESEDA, dispense le lecteur d'avoir à consulter plusieurs articles distincts pour s'assurer de l'applicabilité d'une disposition. En suivant la numérotation du code, il se reportera à la ligne correspondante du tableau et s'apercevra alors que l'article dont il recherche l'applicabilité outre-mer est en fait applicable de plein droit.
La seule contrainte pèse en fait sur l'auteur du code : il lui appartient d'être vigilant sur le champ des dispositions ainsi applicables de plein droit, afin de ne pas induire en erreur le lecteur, soit en restant totalement silencieux sur une disposition (ce qui implique qu'elle est inapplicable) soit en mentionnant à tort son applicabilité de plein droit alors qu'elle ne l'est en fait que sur mention expresse (ce qui aurait pour conséquence que les modifications ultérieures ne seront pas étendues, nonobstant l'indication erronée figurant dans le code...).
Traitement des grilles de lecture
I. Les « grilles de lecture », qui énumèrent la liste des adaptations aux dispositions de droit commun en vue de leur application dans chacune des collectivités ultramarines, constituent une autre technique rédactionnelle très fréquemment utilisée lors de l'élaboration des dispositions outre-mer des codes.
II. La difficulté de cet outil légistique traditionnel vient plutôt de la longueur, parfois excessive, de ces listes d'adaptations, et de leur intérêt réel, parfois discutable. Est-il vraiment utile de rappeler pour chaque disposition d'un texte que le lecteur doit lire « le haut-commissaire de la République » et non « le préfet », la collectivité territoriale à statut spécifique et non « le département » ou « la région » ? Faut-il vraiment indiquer au lecteur, pour chaque article concerné, que « les valeurs monétaires exprimées en euros sont remplacées par leurs contre-valeurs exprimées en francs CFP » ?
L'absence de telles mentions ne fait nullement obstacle à l'application du texte dans la collectivité et leur intérêt informatif est généralement à peu près nul pour les lecteurs concernés, généralement bien au fait de ces particularités locales.
Pire : au-delà du fait que le trop grand nombre de ces adaptations étend inutilement le volume des dispositions outre- mer, il a tendance à faire perdre de vue au lecteur les quelques-unes d'entre elles qui sont vraiment nécessaires à la compréhension des conditions d'applicabilité du texte dans la collectivité et qui traduisent une différence avec la métropole en ce qui concerne la portée de la règle de droit applicable.
La CSC et le Conseil d'État ont ainsi encouragé, ces dernières années, le gouvernement à réduire le volume de ces « grilles de lecture ». À l'instar, par exemple, du code monétaire et financier ou du code pénitentiaire, les plus récurrentes sont ainsi souvent regroupées dans une première subdivision portant sur les conditions générales d'application outre- mer. Elles ne sont plus rappelées ensuite à chaque occurrence de la mention correspondante dans le code.
De même, la pratique, répandue il y a quelques années, consistant à remplacer chaque mot du texte par le mot applicable outre-mer (ce qui impliquait, par exemple, de procéder à des adaptations distinctes pour les mots : « préfet », « préfets » et « préfectoral ») tend aujourd'hui à être abandonnée. Dans l'exemple précité, les dispositions outre-mer se bornent à prévoir que la « référence » au préfet est remplacée par la référence au représentant de l'État dans la collectivité concernée, ce qui est largement suffisant - si ce n'est même déjà excessif.
Un abandon pur et simple de ces adaptations formelles pourrait ainsi sans doute être envisagé, sans que la lisibilité du droit applicable outre-mer en pâtisse le plus souvent.
III. À l'inverse, il peut arriver que le législateur ou le pouvoir réglementaire se contentent d'une mention très générique, du type : « les références à des dispositions inapplicables dans la collectivité sont remplacées par les références aux dispositions en vigueur localement ayant le même objet », sans toujours s'interroger sérieusement sur le point de savoir si de telles dispositions existent. Il importe en effet à tout le moins, de réserver cette formulation aux seules dispositions qui relèvent de la compétence de la collectivité. Lorsque l'État est en revanche compétent, il appartient à l'auteur du texte d'identifier la disposition localement applicable, si elle existe.
La rédaction de ces adaptations peut être ainsi parfois rendue très délicate. Deux exemples l'illustrent.
Le premier a été observé lors de l'élaboration du code général de la fonction publique, qui renvoie, sur bien des points, au code du travail pour les règles applicables aux agents publics. Or ce dernier code est inapplicable dans les collectivités du Pacifique alors même que les dispositions applicables aux agents publics le sont en partie... Il ne pouvait être question d'étendre les dispositions du code du travail auxquelles il était fait référence, pas plus que de laisser ces normes inapplicables dans ces collectivités. Leur volume aurait, par ailleurs, rendu très fastidieux de réécrire l'ensemble de ces dispositions dans chacun des chapitres où cela l'aurait justifié. Dans ces conditions, le choix a été fait de prévoir une mention prévoyant l'applicabilité de ces dispositions du code du travail « pour l'application du présent code » (V. par ex. article L. 462-1).
La seconde illustration porte sur l'extension de dispositions de droit commun renvoyant à des textes de droit européen dérivé localement inapplicables. Tel est en particulier le cas le plus souvent en ce qui concerne les « Pays et territoires d'outre-mer » (PTOM), à savoir les collectivités du Pacifique, Saint-Pierre-et-Miquelon et Saint-Barthélemy. La difficulté se pose lorsque le gouvernement entend étendre dans la collectivité concernée l'application de ces dispositions. Trois options s'offrent alors à lui :
- Recopier les dispositions de ce texte - ce qui présente le double inconvénient d'alourdir le volume des dispositions outre-mer et surtout de nuire à leur actualisation, si le texte de droit européen est ultérieurement modifié ;
- Indiquer que pour l'application du code, le texte de droit européen considéré est applicable dans la collectivité (alors même que l'État n'est pas compétent pour procéder à une telle « extension ») ;
- Utiliser une périphrase assez peu explicite, consistant à écrire que la référence à la norme de droit européen considérée est remplacée « par la référence aux règles en vigueur en métropole en vertu de [cette même norme] ».
Cette troisième option a notamment été privilégiée dans la loi « CNIL » du 6 janvier 1978
(7) (article 126) ou encore dans le CESEDA. Elle laisse cependant ouverte la question des conséquences d'une éventuelle modification ultérieure du texte de droit européen : celle-ci sera-t-elle rendue de plein droit applicable localement ou l'ajout d'une mention expresse en ce sens sera-t-il indispensable, comme c'est le cas pour les modifications apportées aux règles de droit national en application de la jurisprudence Élections municipales de Lifou ? Une conception trop exigeante du principe de spécialité législative soulèverait d'importantes difficultés pratiques, s'agissant de textes européens dont les autorités nationales ne sont pas en mesure de préciser le champ d'application géographique.
Avantages et inconvénients des pistes d'évolution envisageables
Les techniques rédactionnelles qui viennent d'être présentées n'ont d'autre objectif que de limiter autant que possible pour le lecteur les éléments de complexité du droit de l'outre-mer. En supprimer les causes nécessiterait une refonte en profondeur du droit de l'outre-mer, mais un tel choix politique ne serait pas sans présenter lui-même ses propres inconvénients. À défaut, certaines pistes alternatives ou complémentaires sont également évoquées.
Les évolutions statutaires possibles
Ainsi qu'il a été exposé, l'une des principales sources de complexité du droit applicable outre-mer porte sur la mise en oeuvre du principe de spécialité législative, dans sa conception très exigeante qu'en fait la jurisprudence du Conseil d'État.
IV. Il pourrait ainsi être tentant de modifier, par la loi organique, les statuts des collectivités concernées aux fins de revenir sur la jurisprudence Élections municipales de Lifou. Ne suffirait-il pas de poser la règle générale selon laquelle lorsqu'un texte a été rendu expressément applicable dans une collectivité, les modifications qui y sont ultérieurement apportées le sont également ?
Cette position peut cependant sembler trop simpliste. Comme l'avait très clairement démontré le président Tuot dans ses conclusions sur la décision Élections municipales de Lifou, il serait difficile de justifier qu'une refonte en profondeur des dispositions de droit commun soit rendue applicable sans mention expresse au motif que, formellement, il est procédé à une « modification » d'un article existant. Il se peut d'ailleurs que les nouvelles dispositions n'aient plus le même objet que les anciennes. Cette option contraindrait donc le lecteur à apprécier au cas par cas la portée des différentes modifications apportées au texte initial, avec toute l'insécurité juridique qui en résulte.
V. Une autre option, sans doute plus judicieuse, conduirait à étendre le principe d'identité législative à toutes les matières qui relèvent de la compétence de l'État dans la collectivité. Elle a notamment été suggérée par Michel Thenault et Élisabeth Catta dans leur rapport remis en 2022 sur l'intelligibilité du droit en Polynésie française.
Ce choix simplifierait réellement la lecture des dispositions outre-mer des codes et on peut penser qu'il ne susciterait pas d'objection politique au plan local.
Il soulève cependant trois séries de difficultés, qu'il conviendrait de garder à l'esprit, même si elles n'invalident pas nécessairement cette option.
La première est d'ordre matériel : tous les codes et tous les textes non codifiés (y compris, par exemple, les simples arrêtés) devraient être réécrits en conséquence, dans des délais aussi brefs que possible. Une réelle mobilisation des administrations centrales et du Conseil d'État serait ainsi indispensable pour mettre en oeuvre cette évolution d'ordre légistique.
Deuxième objection : dans les matières dans lesquelles le droit local diffère substantiellement du droit commun, l'applicabilité de plein droit n'est pas toujours synonyme de lisibilité accrue. Les adaptations à introduire peuvent être très nombreuses et des modifications ultérieures des dispositions de droit commun risquent d'être ensuite involontairement étendues localement, sans réflexion suffisante sur les problématiques particulières à la collectivité concernée. De même, il arrive que la disposition modificative entre dans le champ de compétence de la collectivité. Une grande vigilance est ainsi indispensable mais, on le sait, elle ne s'accommode pas toujours des conditions d'urgence dans lesquelles certains textes sont élaborés...
Enfin, il a été jugé, en ce qui concerne les collectivités du Pacifique, que le passage au régime de l'identité législative dans les matières énumérées par le statut s'applique non seulement aux lois et règlements qui sont postérieurs à son entrée en vigueur mais également aux textes adoptés avant cette date
(8). La solution peut sembler très critiquable, notamment en ce qu'elle diffère de la solution retenue dans le cadre de la « départementalisation » d'une collectivité
(9) et qu'elle ne tient pas compte de ce qui semblait être l'intention du législateur organique, mais elle paraît désormais bien établie. Dans le cadre de l'évolution statutaire envisagée, il conviendrait donc soit de prévoir expressément que le passage à l'identité législative ne vaudra que pour l'avenir soit de s'assurer au préalable des conditions dans lesquelles les textes relevant de la compétence de l'État qui n'ont pas été déjà rendus applicables à la collectivité peuvent y être étendus.
Les pistes d'évolution envisageables en l'absence de réforme statutaire des collectivités
À défaut d'une telle modification de la loi organique, d'autres évolutions sont également envisageables - même si toutes soulèvent d'importantes difficultés, d'ordre politique, juridique ou matériel.
Nous passerons vite sur une première option radicale, qui consisterait à « dé-codifier » les dispositions applicables à certaines collectivités, lorsque leur écriture s'avère trop complexe. Si l'élaboration d'un code commun ne constitue pas toujours une évidence lorsque les différences avec le droit commun sont substantielles, il est difficilement envisageable, sur le plan politique, de revenir sur un tel choix, une fois celui-ci effectué. Cela ne manquerait pas d'être interprété par certains comme une prise de distance de l'État à l'égard de la collectivité. En outre, comme cela a, par exemple, pu être constaté en ce qui concerne la législation sur l'entrée et le séjour des étrangers dans les collectivités du Pacifique, il en résulterait vraisemblablement à terme un défaut d'actualisation du droit localement applicable - y compris lorsqu'aucune raison objective ne le justifie.
Une autre piste, parfois évoquée, conduirait à revenir sur les « tableaux Lifou », en raison de leur caractère parfois excessif et du caractère parfois systématique de l'extension outre-mer des dispositions de droit commun. Au-delà du fastidieux travail de réécriture qui en résulterait pour les administrations concernées, la question se poserait cependant de savoir par quoi les remplacer. Comme il a été dit, les simples « compteurs Lifou » sont souvent bien plus complexes à lire et à actualiser. On pourrait certes songer à faire de ces tableaux de simples compléments, dépourvus de portée normative, fournis par les éditeurs des codes. Cependant, encore faudrait-il les élaborer et les actualiser. Et il n'en serait pas moins nécessaire, comme aujourd'hui, de mentionner l'applicabilité outre-mer de chacune des dispositions modificatives d'un article. Pour notre part, il nous semble que ce n'est pas le volume des dispositions outre-mer qui constitue le principal obstacle à leur accessibilité et que le problème est donc ailleurs.
Une troisième piste, qui peut sembler plus séduisante, est d'ordre technologique. Il s'agirait de faire évoluer Légifrance, de telle sorte qu'il indique la version d'un code applicable à chaque collectivité (de la même façon qu'il présente déjà sa version applicable à une date déterminée). Des réflexions ont été engagées ces dernières années à ce sujet, notamment au sein du Secrétariat général du gouvernement, et certaines collectivités ont déjà fait connaître leur intérêt pour un tel dispositif. Le rapport précité de M. Thenault et E. Catta soutient également fermement ce projet. La difficulté tient cependant à l'investissement matériel et humain nécessaire à la mise en oeuvre du dispositif et à l'actualisation d'un tel outil informatique. Nous nous bornerons ici à suggérer que celui-ci pourrait à tout le moins être expérimenté pour certains codes et certaines collectivités où il s'avère particulièrement utile - citons par exemple le CRPA et le CESEDA, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française.
***
L'écriture des dispositions outre-mer des codes a ainsi substantiellement évolué ces dernières années, sous l'impulsion de la CSC et des sections administratives du Conseil d'État, dans le souci d'intelligibilité et d'accessibilité de la norme. Ces objectifs sont toutefois difficiles à atteindre en raison de la complexité inhérente au droit de l'outre-mer, en particulier depuis la révision constitutionnelle de 2003. Pour s'attaquer en profondeur à cette complexité, une révision des statuts des collectivités serait nécessaire, mais elle soulèverait elle-même différentes séries de difficultés, d'ordre juridique et pratique. Une autre voie, moins ambitieuse mais plus simple, pourrait être de privilégier au contraire la stabilité des statuts et des options rédactionnelles retenues, afin que les praticiens du droit s'y familiarisent progressivement. Un tel choix devrait aller de pair avec l'évolution des outils informatiques, de façon à permettre, pour les principaux codes, l'accès à des versions localement applicables « en un clic ». Si la simplification de l'accessibilité au droit de l'outre-mer ne constitue nullement une mission impossible, sa mise en oeuvre repose ainsi moins sur une énième réforme des statuts des collectivités que sur le déploiement de moyens techniques adaptés.
Mots clés :
ACTE UNILATERAL * Codification * Dispositions outre-mer
COLLECTIVITE TERRITORIALE * Outre-mer * Droit applicable outre-mer * Codification
(1) Voir par ex., s'agissant du champ de la procédure administrative contentieuse, CE, 5 févr. 2014, n° 358810
,
Société Le Nickel, Lebon T. p. 760
; AJDA 2014. 312
; ibid. 1436
, note A. Moyrand
.
(2) CE, 9 févr. 1990, n° 107400, Elections municipales de Lifou, Lebon
; AJDA 1990. 490
, obs. X. Prétot
; RFDA 1991. 2, étude B. Maligner
; ibid. 602, concl. T. Tuot
.
(3) F. Roussel, « Un code également innovant dans sa partie outre-mer », AJDA 2015. 69.
(4) Nous passerons vite sur le débat récurrent entre l'insertion des dispositions outre-mer au sein d'une même partie ou sous la forme de sous-parties au sein de chaque livre du code. La CSC n'a pas de doctrine arrêtée en la matière même si elle encourage souvent la seconde option lorsque, comme c'est par exemple le cas pour le CESEDA, les dispositions à codifier sont très volumineuses.
(5) Décret n° 2013-1113 du 4 déc. 2013.
(6) V. par ex. CSP, art. L. 3844-1
: « I. - Le titre Ier du livre II de la présente partie est applicable en Nouvelle- Calédonie et en Polynésie française, sous réserve des adaptations prévues au II./ Les articles L. 3211-11-1, L. 3211-2- 3, L. 3211-12-1, L. 3211-12-7, L. 3212-5, L. 3212-7, L. 3212-8, L. 3214-1, L. 3215-1 et L. 3215-2 sont applicables en
Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française dans leur rédaction résultant de la loi n° 2021-998 du 30 juillet 2021 relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement, et sous réserve des adaptations prévues au II./ Les articles L. 3211-12, L. 3211-12-2 et L. 3211-12-4 sont applicables en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, dans leur rédaction résultant de la loi n° 2022-46 du 22 janvier 2022 renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le code de la santé publique, sous réserve des adaptations prévues au II du présent article. [...] »
(7) Dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2018-1125 du 12 déc. 2018.
(8) V. CE, 27 oct. 2011, n° 350790, Société Tat, Lebon
; AJDA 2011. 2093
; Constitutions 2012. 75, obs. P. De Baecke
, s'agissant des dispositions du code de justice administrative relatives au référé contractuel.
(9) V. CE, avis, 29 avr. 1947, concernant les quatre « DOM » historiques et CE, 13 juill. 2011, n° 325932
, Caisse des règlements pécuniaires des avocats de Mayotte, Lebon
; AJDA 2011. 2030
, concernant Mayotte.