II. RÉFORMER LA GEMAPI : CLARIFIER LA GOUVERNANCE, RENFORCER LA SOLIDARITÉ ENTRE LES TERRITOIRES ET ASSURER UN FINANCEMENT PÉRENNE
A. CONSOLIDER LA GOUVERNANCE À L'ÉCHELLE DES BASSINS VERSANTS ET ADAPTER LA RÉGLEMENTATION À LA DIVERSITÉ DES TERRITOIRES
1. Renforcer les outils de gouvernance à l'échelle des bassins versants
a) Simplifier la gouvernance dans le respect de la diversité des territoires
La gouvernance de la GEMAPI se caractérise par une forte hétérogénéité des modes d'organisation. Cette pluralité constitue, dans bien des cas, une richesse, puisqu'elle permet une adaptation fine aux spécificités territoriales : ancrage des acteurs locaux, liens étroits avec les usagers de l'eau, prise en compte des particularités hydrologiques des territoires. Mais elle peut aussi s'avérer, dans d'autres situations, un frein à la cohérence de l'action publique, à la lisibilité des responsabilités et à l'établissement de véritables solidarités entre l'amont et l'aval des bassins versants.
L'institution Adour101(*) reprend à son compte le diagnostic, posé par la Cour des comptes102(*), d'une gouvernance de la politique de l'eau peu lisible du fait d'un enchevêtrement de structures et de responsabilités. Aujourd'hui, les configurations observées dans les territoires sont multiples : EPCI exerçant directement la compétence avec peu ou pas de coopération intercommunale ; syndicats mixtes ou EPAGE compétents sur certaines parties du bassin seulement ; bassins organisés autour d'EPTB exerçant par délégation l'ensemble des missions GEMAPI, parfois en lien avec les départements. Si « aucune organisation administrative ne peut coïncider parfaitement avec l'échelle du bassin versant »103(*), dès lors, c'est bien la « mise en cohérence des différentes échelles de gestion » qui constitue un impératif stratégique.
Dans certaines configurations, des EPCI aux capacités budgétaires relativement importantes se tiennent à l'écart des structures de bassin, fragilisant l'équilibre économique et opérationnel des syndicats existants. Ce défaut de solidarité entrave le développement des plans de gestion intégrée ou des stratégies d'investissement à moyen terme à l'échelle du bassin, alors que certaines actions gagneraient à être portées collectivement (planification, programmation opérationnelle, constitution de stratégies foncières pour l'eau et la maîtrise d'ouvrage, etc.).
Certaines initiatives locales ouvrent la voie vers une gouvernance plus intégrée Le syndicat mixte d'aménagement de la vallée de la Durance (SMAVD) a promu une coordination étroite avec les intercommunalités, grâce à l'institution de comités de délégation (CODELEG) annuels permettant de clarifier la gouvernance de la compétence GEMAPI sur la Durance et une trentaine de ses affluents. Ce conventionnement poursuit un double objectif : - d'une part, il responsabilise les intercommunalités en leur permettant d'inscrire leurs contributions financières en section d'investissement ; - d'autre part, il garantit que les enjeux de prévention des risques et de développement territorial soient portés de manière cohérente et conjointe. |
On observe plus généralement une tension entre deux exigences : la nécessaire adaptation de la GEMAPI aux réalités locales, et le besoin d'un pilotage cohérent à l'échelle des bassins versants104(*). L'articulation entre les EPTB et les EPAGE est déterminante : les premiers, intervenant à l'échelle de grands bassins, sont en mesure de jouer un rôle structurant de coordination et d'appui technique ; les seconds, plus proches du terrain, assurent la mise en oeuvre opérationnelle.
Il ne s'agit donc pas de rigidifier ce système par la création d'une nouvelle strate administrative, mais d'en accompagner la structuration, notamment par des mécanismes d'incitation financière et de reconnaissance formelle du rôle de chef de file des EPTB. L'enjeu est également de consolider les moyens humains et l'expertise technique des structures intervenant à l'échelle du bassin, afin qu'elles soient en mesure de porter des projets, d'assurer la maîtrise d'ouvrage d'opérations complexes, et de garantir, dans la durée, l'exercice serein de la compétence GEMAPI.
b) Favoriser la gouvernance à l'échelle des bassins versants, en tenant compte de la nature des enjeux
L'échelle du bassin versant est généralement efficace pour organiser une véritable solidarité amont-aval entre les intercommunalités, et prévoir une mutualisation de l'ingénierie.
Ainsi, les établissements publics territoriaux de bassin (EPTB) peuvent favoriser une intervention sur des périmètres hydrographiques cohérents, et une mutualisation de l'ingénierie105(*) et des coûts dans la connaissance et la gestion opérationnelle (prévision, hydrométéorologique, gestion hydromorphologique, connaissance des milieux aquatiques, etc.)106(*).
L'Association nationale des élus des bassins (ANEB) suggère une organisation où les EPTB seraient transformés en véritables établissements publics de gestion de bassin, dotés de compétences propres.
Une solution intermédiaire, qui a la préférence de vos rapporteurs, consisterait à mobiliser le levier des incitations financières pour encourager les solidarités à l'échelle des bassins. Ces incitations pourraient procéder d'un taux de subvention bonifié du fonds Barnier107(*), pour le financement de projets communs mis en oeuvre à l'échelle de l'EPTB, afin d'encourager des regroupements pertinents sans toutefois les imposer.
Recommandation n° 7 : Organiser la solidarité financière entre autorités gémapiennes, tout en tenant compte de la nature des enjeux et de critères de vulnérabilité · Majorer les taux des aides publiques aux projets mutualisés intervenant en matière de GEMAPI, lorsque ceux-ci sont mis en oeuvre dans le cadre de projets d'aménagement d'intérêt commun (PAIC) portés par des établissements publics territoriaux de bassin (EPTB) ou de projets conduits à l'échelle de territoires cohérents hydrauliquement · Mobiliser des mécanismes de solidarité nationale afin de financer des actions en matière de GEMAPI à l'échelle inter-bassins lorsque des critères objectivés de vulnérabilité le justifient |
D'un point de vue institutionnel, par ailleurs, un EPCI compétent en matière de GEMAPI peut désigner, pour siéger au sein d'un syndicat mixte tel qu'un EPAGE ou un EPTB, des élus qui ne sont pas nécessairement membres du conseil communautaire. Il est en effet admis que des conseillers municipaux issus des communes membres de l'intercommunalité puissent représenter celle-ci au sein de ces syndicats, même en l'absence d'un mandat communautaire.
Si cette faculté visait à garantir une certaine souplesse dans la composition des instances de gouvernance interterritoriales, elle nourrit dans la pratique une forme de déconnexion entre les orientations stratégiques définies au sein de l'intercommunalité et les décisions prises dans les instances syndicales, pouvant fragilisant in fine l'alignement politique et opérationnel des actions menées, d'autant plus que la GEMAPI est une compétence technique, exigeant un pilotage politique étroitement coordonné.
Afin de renforcer la cohérence des politiques locales de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations, vos rapporteurs recommandent dès lors que les représentants des EPCI au sein des syndicats soient issus du conseil communautaire. Une telle orientation offrirait un lien plus étroit entre les choix budgétaires et stratégiques opérés à l'échelle intercommunale et leur déclinaison dans les structures de gestion à l'échelle des bassins versants.
Recommandation n° 8 : Prévoir que les membres désignés par l'EPCI pour siéger au sein d'un syndicat mixte compétent en matière de GEMAPI soient nécessairement des conseillers communautaires. |
2. Apporter des réponses au manque d'ingénierie, qui pénalise particulièrement les territoires ruraux et de montagne
Le déficit d'ingénierie - technique, juridique, administrative - constitue aujourd'hui l'un des principaux freins à une mise en oeuvre effective et équitable de la compétence GEMAPI, en particulier dans les territoires ruraux et de montagne. Les gestionnaires de digues font part d'un besoin croissant d'expertise pour accompagner les projets liés aux digues et à la prévention des inondations.
Certains membres du réseau France Digues plaident ainsi pour la mise en place, au sein du Cerema, d'une cellule d'assistance à maîtrise d'ouvrage dédiée aux collectivités en charge de la GEMAPI108(*). Les recommandations de la mission sénatoriale sur l'adaptation des territoires face aux inondations suggéraient de lancer un programme d'ingénierie spécifiquement à destination des EPCI, également porté par le Cerema, et calqué sur le modèle du « Programme national pont ».
Il s'agirait de dresser un état des lieux des systèmes d'endiguement, d'évaluer les besoins d'adaptation au changement climatique, et de mobiliser les soutiens financiers nécessaires pour la réparation, la création ou le rehaussement des ouvrages. Le Cerema pourrait se positionner de manière plus résolue comme un opérateur technique de mise en oeuvre au service des collectivités, sur le fondement de conventions conclues avec les autorités gémapiennes. Voies navigables de France propose aussi109(*) - pour éviter une duplication coûteuse des moyens et améliorer l'efficience de l'action publique - d'intervenir à la demande des collectivités, dans un cadre financier garantissant une couverture des coûts liés à ses missions110(*).
Plusieurs dispositifs contractuels peuvent être envisagés pour encadrer ce type de coopération : la maîtrise d'ouvrage unique (article L.2422-12 du code de la commande publique), les mandats de maîtrise d'ouvrage (article L.2422-5), ou encore les contrats de prestation de service. L'objectif serait de permettre aux collectivités de bénéficier d'une ingénierie disponible et compétente au sein du Cerema voire, le cas échéant, au sein de VNF.
Recommandation n° 9 : Soutenir l'ingénierie en matière de GEMAPI · Lancer un programme d'ingénierie à destination des EPCI porté par le Cerema, centré sur la prévention des inondations, sur le modèle du « Programme national ponts ». · Renforcer les moyens dédiés à l'accompagnement des collectivités territoriales, notamment au travers de conventions partenariales entre les autorités gémapiennes et le Cerema, dans la modélisation des aléas inondation et l'élaboration de stratégies de prévention adaptées. · Envisager une augmentation du plafond d'emploi du Cerema, sous réserve d'une capacité démontrée d'autofinancement, afin de permettre le renforcement de son ingénierie au service des collectivités territoriales dans le domaine de la GEMAPI). |
De manière plus structurelle, à long terme, il apparaît nécessaire d'organiser une véritable filière GEMAPI111(*). Le manque de personnels qualifiés, tant dans les structures gémapiennes que dans l'écosystème de l'ingénierie privée, constitue en effet un facteur bloquant pour la réalisation de nombreux projets, lorsque la capacité à piloter des opérations vient à manquer.
3. Moduler les exigences réglementaires en fonction des enjeux et des risques locaux
La réglementation applicable à la gestion des ouvrages de protection, et plus particulièrement des digues, demeure insuffisamment adaptée à la diversité des contextes territoriaux.
En l'état du droit, la réglementation distingue uniquement deux possibilités pour les ouvrages de protection contre la submersion : leur déclaration au titre d'un système d'endiguement (SE), ou leur neutralisation112(*). Cette dichotomie apparaît inadaptée à la réalité de terrain. En effet, les gestionnaires gémapiens sont souvent contraints de restreindre les déclarations aux systèmes principaux ou stratégiques, jugés prioritaires, faute de pouvoir traiter l'ensemble des ouvrages. Pour autant, la neutralisation des digues secondaires demeure politiquement et symboliquement inenvisageable dans de nombreux territoires, notamment lorsque ces digues, bien que modestes, sont perçues localement comme essentielles.
Ce cadre rigide pose problème notamment pour les ouvrages non classés, souvent anciens, implantés sur de petits réseaux hydrographiques. Leur régularisation administrative impose des exigences particulièrement lourdes (études hydrauliques, géotechniques, recours à des bureaux d'études agréés), ayant pour conséquences des délais d'instruction excessifs, parfois supérieurs à deux ans pour des dispositifs de classe C. Ainsi que vos rapporteurs ont pu le constater à l'occasion de leur déplacement dans les Alpes-de-Haute-Provence, le cas des milieux torrentiels est emblématique : l'obligation systématique de produire des études de danger pour chaque intervention, y compris routinière, est largement contestée et peut être vécue comme une forme de « technocratisation » déconnectée des réalités opérationnelles.
Vos rapporteurs défendent une modulation des exigences réglementaires fondée sur le principe de proportionnalité, de nature à différencier les régimes applicables selon la nature des risques, la typologie des ouvrages, les enjeux humains ou économiques protégés, et les capacités des maîtres d'ouvrage. Il pourrait être pertinent de créer un régime juridique spécifique pour les petits ouvrages non classés, assurant leur encadrement sans recourir à une classification SE, d'adapter le régime de responsabilité en introduisant une notion de proportionnalité du risque tenant compte du niveau d'enjeu effectivement protégé et de mettre en place des procédures d'autorisation allégées pour les travaux récurrents ou de faible impact.
La mise en place d'un régime administratif spécifique pour les petits travaux de maintenance, à l'instar des procédures simplifiées existant dans d'autres champs du droit de l'environnement ou de l'urbanisme, permettrait de sécuriser juridiquement ces opérations tout en réduisant la charge réglementaire.
Un tel dispositif permettrait une mise en oeuvre plus rapide des actions de prévention à l'échelle locale, sans diminuer les exigences en matière de sécurité et de respect de l'environnement.
Recommandation n° 10 : Instaurer des régimes d'autorisation allégés pour certains projets relevant d'un PAPI labellisé, en permettant qu'une seule déclaration d'intérêt général (DIG) couvre l'ensemble des travaux programmés, sans obligation de recourir à une DIG distincte pour chaque intervention. |
* 101 L'Institution Adour, EPTB créé en 1978 par les départements du bassin de l'Adour (Hautes-Pyrénées, Gers, Landes, Pyrénées-Atlantiques), gère le fleuve Adour et ses affluents.
* 102 Cour des comptes, « La gestion quantitative de l'eau en période de changement climatique », 17 juillet 2023, p. 12.
* 103 Ainsi que le soulignait la DGCL dans le cadre de son audition par les rapporteurs.
* 104 Le bassin versant désigne la zone géographique dont tous les écoulements des eaux convergent vers un même point désigné comme « l'exutoire commun ». Il convient néanmoins d'étendre cette notion au-delà de la seule entité hydrographique classique : le territoire pertinent peut aussi être celui d'une cellule hydraulique, d'un sous-bassin ou d'un delta, comme dans le cas du Rhône.
* 105 Plusieurs exemples concrets viennent appuyer cette analyse. À titre d'exemple, l'EPTB Vistre Vistrenque a organisé un transfert réussi de personnel avec le concours de Nîmes Métropole, permettant à des EPCI de l'aval aux capacités plus réduites de bénéficier d'un appui technique renforcé.
* 106 Contribution écrite d'EDF à la mission.
* 107 Parallèlement, le produit de la surprime appliquée aux contrats d'assurance au titre de la garantie contre les catastrophes naturelles (surcotisation dite « CatNat ») serait affecté au « fonds Barnier » afin de l'alimenter (cf. recommandation 6).
* 108 Contribution écrite de France Digues à la mission.
* 109 Contribution écrite de Voies navigables de France (VNF) à la mission.
* 110 Sur ce point, on pourra se reporter à la piste, avancée page 79 du rapport d'information n° 775 (2023-2024) précité, aboutissant à la « conclusion de conventions entre VNF et les autorités gémapiennes, afin de déterminer des objectifs partagés et des sources de financement ».
* 111 Contribution écrite de Suez à la mission.
* 112 Le décret n° 2023-1074 (article 5) a facilité la procédure de désaffectation des digues domaniales n'ayant plus d'utilité pour la prévention des inondations. Les collectivités « gémapiennes » avaient jusqu'au 1er juillet 2024 pour prendre une délibération « tendant à désaffecter » un ouvrage jugé non utile pour l'exercice de la compétence GEMAPI.